(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CIIIe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (1re partie) » pp. 5-96
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(1864) Cours familier de littérature. XVIII « CIIIe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (1re partie) » pp. 5-96

CIIIe entretien.
Aristote.
Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (1re partie)

I

Aristote est un des grands types de l’esprit humain, peut-être le plus grand, si la justesse de l’esprit fait partie de sa perfection.

Nous allons l’étudier ensemble ; mais je dois d’abord vous dire comment j’ai pu le connaître et lui donner sa place, la première de toutes, dans le catalogue des grandes et saines intelligences.

Il lui fallait un traducteur digne de lui. Je ne savais du grec classique que ce que l’enfance en apprend dans les premières études, et ce que l’âge mûr en fait oublier. J’étais incapable d’interpréter sans guide et sans maître ni Homère, ni Platon, ni Aristote. Je cherchais quelqu’un ; le hasard, cette providence des hommes qui cherchent, me le fit rencontrer au milieu des flots turbulents d’une révolution populaire, à la tête de laquelle j’avais été jeté ; voici comment :

II

En 1848, pendant que j’étais submergé par des masses de citoyens agités, tantôt à l’hôtel de ville de Paris, tantôt dans les rues ou sur les places publiques, tantôt à la tribune de la chambre des députés ou de l’Assemblée constituante : 24 février, 27 février, 28 février, journée du drapeau rouge ; 16 avril, journée des grands assauts des factions combinées contre les hommes d’ordre ; 15 mai, journée où la chambre nouvelle violée est dissoute un moment par les Polonais, ferment éternel de l’Europe ; journées décisives de juin où nous combattîmes contre les insensés frénétiques de la démagogie, et où nous donnâmes du sang au lieu de paroles à notre pays : je fus frappé par la physionomie belle, grande, honnête et intrépide d’un homme de bien et de vertu, que je ne connaissais pas, mais que j’avais eu le temps de remarquer autour de moi aux éclairs de son regard. Ce regard d’honnête homme, en tombant calme et serein sur les foules, semblait les contenir, les éclairer et les calmer, comme un beau rayon de soleil sur les vagues écumeuses d’une mer d’équinoxe. Je lui parlais, il me parlait, nous nous entendions à demi-mot ; mais je n’osais pas lui demander son nom, de peur de paraître ignorer ce qu’on devait supposer que je connaissais. Ce ne fut que longtemps après que je demandai tout bas à un des témoins de ces scènes, qui était cet homme si dévoué et si calme, et qu’on me répondit : « C’est Barthélemy Saint-Hilaire, le traducteur d’Aristote. — Cela ne me surprend pas », dis-je à mon tour : « il y a du grec dans cette intelligence, et de la philosophie dans ce courage. »

III

Nous nous perdîmes de vue pendant quelque temps ; je m’informai avec anxiété de lui ; j’appris que, retiré dans un petit jardin de légumes au milieu d’un faubourg de la banlieue de Meaux, résidence de Bossuet, Barthélemy Saint-Hilaire, après avoir refusé ce qu’on le conjurait d’accepter comme gage de son silence, vivait à Meaux du travail de ses mains dans une hutte de son jardin, et nourrissait sa vieille tante de quatre-vingt-six ans des carottes et des pommes de terre cultivées par lui. Il se réservait quelques heures du milieu du jour pour continuer religieusement sa traduction d’Aristote, commencée en 1832. Cette traduction était l’âme de sa vie. Il venait me voir de temps en temps pendant ses courses à Paris. Bientôt il fut nommé à une place honorable et lucrative d’administrateur libre dans la Compagnie de l’Isthme de Suez. Il ne l’occupa qu’un moment. Son extrême délicatesse ayant cru voir dans les conditions de l’entreprise des éventualités compromettantes pour la Compagnie ou pour le pacha d’Égypte, auquel elle lui paraissait devoir de la reconnaissance au lieu d’un procès, il envoya à la Compagnie sa démission, préférant son indigente indépendance à une situation ambiguë. Il reprit avec plus d’assiduité sa traduction d’Aristote. Il avait les quatre conditions nécessaires pour donner à l’Europe ce chef-d’œuvre si longtemps inconnu : la philosophie pratique, la passion de son modèle, la connaissance du grec et la vertu antique, cette condition supérieure qui force l’homme de ressembler à ce qu’il admire. Voilà le traducteur d’Aristote. Heureux, dans sa médiocrité, de n’avoir point à hésiter entre deux devoirs également impératifs : — la liberté de son travail et le remboursement d’immenses dettes dont la responsabilité pèserait sur sa plume, — il est libre, donc il est heureux. La dignité de son travail est entière, et il n’a rien à demander à ses amis que leur amitié. Quel trésor vaut celui-là ? Il l’a mérité.

Quand j’ai songé à étudier pièce à pièce cet homme encyclopédique, qui a laissé à lui tout seul d’Athènes un monument homogène plus complet et plus divin mille fois que cette encyclopédie de plusieurs mains inspirée en France par Voltaire, Diderot et leurs amis, travaillant sans plan à détruire plus qu’à édifier, je suis allé d’abord chercher dans sa retraite Barthélemy Saint-Hilaire. Qu’il y avait loin de cette commotion révolutionnaire de trois mois où nous nous étions rencontrés, et j’oserai dire aimés pour la première fois, au branle de la roue du temps ! Qu’il y avait loin des orages incessants du mont Aventin de Paris en 1848, à ce cabinet recueilli, dans une rue éloignée du centre, sans autres ornements que ses livres et ses dictionnaires, comme la tente d’un guerrier qui n’a de parure que ses armes ! Il était là, travaillant une partie du jour à sa traduction d’Aristote ou à ses autres œuvres scientifiques, dans la joie d’un homme de vertu. Pendant l’été, il empruntait un asile champêtre à quelqu’un de ses amis, fiers de garder sous leur toit un représentant du désintéressement antique.

IV

Quant à Aristote, nous connaissons assez de son histoire pour vous la redire avec les certitudes et les détails que la distance du temps et des lieux et la célébrité de l’homme ont laissés, de traditions en traditions, rayonner autour de ce grand nom, héritage de deux mondes, le monde ancien et le monde scolastique moderne.

La voici, réduite en peu de mots : mais ces mots sont clairs, positifs, précis, et ne laissent ni ombre pour les obscurcir, ni fables pour les dénaturer. La Providence n’a pas permis que le philosophe de la raison pure servît de texte aux erreurs de la mémoire ou aux écarts de l’imagination populaire.

V

Aristote naquit, en 350, à Stagire, petite ville de la Macédoine. Le père d’Aristote était un médecin. Ce médecin était si honoré que le roi de Macédoine, Philippe, père du grand Alexandre, l’appela à sa cour et lui confia sa santé. On sait que la Macédoine, à cette époque, était une espèce de Grèce monarchique, tantôt alliée, tantôt ennemie du Péloponnèse. Le caractère belliqueux de ses habitants et l’unité du pouvoir héréditaire concentré dans la main d’un roi guerrier la rendait tantôt secourable, tantôt redoutable à la Grèce républicaine.

Philippe était digne par son génie et par son caractère d’être le père d’Alexandre. Il élevait en lui un oppresseur des Grecs et un conquérant des Perses. Le père d’Aristote était son ami autant que son médecin. Il acquit une fortune honorable dans cette intimité, comme on peut le conclure de son testament qui laissa son fils, Aristote, dans les meilleures conditions pour un philosophe, absorbé dans les études universelles, libre, aisé et désintéressé de tout, excepté du progrès de l’esprit humain en tous genres. On a dit et écrit que Philippe, à la naissance de son fils Alexandre, adressa à Aristote une lettre où il se réjouissait non pas tant d’avoir un fils, mais que ce fils fût né à une époque où il pouvait lui donner pour précepteur Aristote. Cette lettre est possible, mais peu vraisemblable. La chronologie en fait douter. Alexandre, dans sa première enfance, réclamait alors les soins des femmes sous sa mère Olympias, et non le lait encore lointain d’un sage instituteur. Il est plus probable que Philippe écrivit, longtemps après, quelque chose d’analogue au fils de son médecin. Il était digne d’avoir écrit cette lettre, comme Aristote était digne de l’avoir reçue.

VI

À l’âge de dix-sept ans Aristote quitta la Macédoine pour venir à Athènes, capitale alors du génie humain, étudier sous les plus grands maîtres en tous genres de vertus, de sciences et d’arts, non-seulement la médecine, qu’il cultiva toujours comme Hippocrate, mais la philosophie sous Socrate, la poésie sous les commentateurs d’Homère, la métaphysique sous Platon, l’éloquence sous Démosthène, la politique sous Périclès, l’architecture et la sculpture sous Phidias, le drame sous Sophocle, Eschyle et même Euripide, toute la civilisation enfin sous le peuple athénien. C’était certainement, en effet, le plus étonnant spectacle que la Providence ait jamais offert aux hommes sur un point presque imperceptible du globe, que d’avoir non pas donné à un petit peuple une telle réunion de vertus, de talents et de génies dans ces grands hommes, mais que d’avoir donné à ces grands hommes, dans Athènes, quatre cents ans avant Jésus-Christ, un peuple capable de les discuter et de les admirer. Reverra-t-on jamais une telle époque, où tant de génies concentrés dans une petite ville étaient le premier miracle, et où un peuple plus miraculeux était digne de les voir, de les entendre et de les admirer, lors même que ses passions civiques et religieuses pouvaient de temps en temps, témoin Socrate, témoin Démosthène, témoin Aristote lui-même, les forcer à accepter ou à se préparer la ciguë ?

VII

Aristote, remarqué alors pour son aptitude, pour ses travaux et pour sa modestie, dans l’école de Platon, suivit, pendant seize ans, les leçons de ce philosophe ou plutôt de ce poète de l’immortalité. Mais, quand Platon voulut transporter sur la terre ses rêves impossibles et introduire ses fantaisies dans le domaine des réalités, Aristote le plaignit, repoussa modestement ses doctrines politiques, aigrit son maître, qui tenait plus à ses chimères qu’aux vraies doctrines de Socrate, et s’éloigna respectueusement de lui. Il crut qu’il ne convenait pas de donner au peuple des rêves dont le réveil pourrait être funeste. Il soutint que le caractère de toute vérité était d’être pratique, et que la moindre découverte en ce genre valait mieux pour lui et pour l’État que les plus beaux songes.

VIII

Mais cette époque de sa vie allait finir ; la Grèce allait changer. Rien ne dure, surtout les prodiges. La guerre aux Perses, méditée par Philippe, fanatisait le Péloponnèse ; Démosthène, plus sophiste d’opposition que véritablement patriote, tonnait contre le roi de Macédoine ; tout était troubles et factions dans Athènes. Philippe, dont le fils Alexandre touchait à l’âge des études sérieuses, rappela Aristote à sa cour pour lui confier la dernière éducation de son fils. Aristote, que son devoir comme sujet macédonien forçait autant que son affection pour Philippe à se consacrer à Alexandre, se rendit aux vœux du roi et se dévoua pendant cinq ans à élever le maître futur du monde. Ce fut alors qu’il se maria. Il épousa Pythias, jeune Grecque qui mourut peu d’années après son mariage, et dont il n’eut qu’un fils. Il prit alors, non comme femme légitime, mais comme concubine légale, Herpyllide. Il en eut un fils auquel il donna le nom de Nicomaque, et qu’il aima tendrement comme il avait aimé la mère.

IX

Pendant ces événements domestiques Aristote succéda à Platon, et, au lieu de suivre la route des chimères, professa à Athènes la raison des choses et les réalités de la vie. Socrate avait ouvert le ciel ; Aristote, sans méconnaître le ciel, et en plaçant toujours Dieu et la providence au-dessus des phénomènes terrestres, professa la spiritualité de l’âme comme suprême espérance de tout. Cet enseignement dura environ quinze ans ; il fut suivi par une foule de jeunes Athéniens ; il fit à Aristote la plus solide et la plus éclatante renommée après celle de Pythagore. Il continua, pendant la guerre d’Alexandre en Syrie, en Égypte et en Perse, à recevoir de lui des lettres et à lui répondre. L’éducation de ce plus grand des hommes avait été l’heureux chef-d’œuvre de sa vie. Alexandre avait emmené avec lui dans ses campagnes le philosophe Callisthène, neveu d’Aristote. Il contribua puissamment à enrichir les sciences naturelles, dont son maître, alors en Perse, lui envoyait les plus beaux modèles vivants ou morts pour être étudiés, ou décrits, ou disséqués, dans son Histoire des animaux. Qu’on se figure Napoléon, dans ses campagnes d’Allemagne, d’Espagne, de Russie, fournissant à Cuvier, avec lequel il aurait été en correspondance, les dépouilles de ces provinces et les éléments de ses recherches anatomiques : tel était Alexandre, en rapport journalier avec son ancien précepteur.

X

Aristote jouissait alors à Athènes de tout le crédit que la victoire du conquérant, son disciple, donnait aux alliés grecs du vainqueur du monde. Il était puissant sur les Athéniens, riche, heureux, occupé de ses travaux, couvert des reflets de la gloire de son élève.

Mais le soleil de Perse, la jeunesse facilement irritable, l’ivresse d’une constante fortune, les femmes et le vin, emportèrent dans les derniers temps Alexandre jusqu’à des excès d’actes et de paroles qui excitaient de grands murmures parmi les Grecs et parmi les Macédoniens. Le neveu d’Aristote, le philosophe Callisthène, avait suivi le héros en Perse comme conseil, comme historien de l’expédition. Après le meurtre de Clitus, Alexandre désespéré s’enferma dans sa tente et ne voulut voir personne. Callisthène cependant pénétra près de lui avec Anaxarque et tâcha d’abord doucement, et selon les règles de la morale, de se rendre maître de sa douleur en s’insinuant peu à peu auprès de lui par ses discours et en tournant adroitement tout autour, sans toucher à la plaie et sans lui rien dire qui pût réveiller son affliction.

Mais Anaxarque, qui, dès le commencement, avait suivi dans la philosophie une route toute particulière, et qui avait la réputation de dédaigner et de mépriser tous ses compagnons, se mit à crier dès l’entrée : « Quoi ! est-ce cet Alexandre sur qui la terre entière a les yeux ? Et le voilà étendu sur le plancher, fondant en larmes, comme un vil esclave, craignant la loi et le blâme des hommes, lui qui doit être la loi des autres et la règle de toute justice, puisqu’il n’a vaincu que pour être seigneur et maître, et nullement pour servir et pour se soumettre à une vaine opinion ! — Ne savez-vous pas, continua-t-il en s’adressant à lui-même, ne savez-vous pas que Jupiter a auprès de lui, sur son trône, d’un côté la justice et de l’autre côté Thémis ? Pourquoi cela, sinon pour faire entendre que tout ce que le prince fait est toujours équitable et juste ? »

Par ces discours et autres semblables, ce philosophe allégea véritablement l’affliction du roi, mais il le rendit plus orgueilleux et plus injuste. En même temps il s’insinua merveilleusement dans ses bonnes grâces, et lui rendit très insupportable et très odieuse la conversation de Callisthène, qui n’était déjà pas trop agréable, à cause de sa grande austérité.

XI

Callisthène, d’une humeur austère, voyait avec peine aussi le projet d’Alexandre d’aller conquérir les Indes et de remplacer les Macédoniens dans son armée pour fonder en Perse un nouvel empire.

Callisthène s’imaginait être le dispensateur de la gloire et le seul homme capable de transmettre à la postérité les hauts faits d’Alexandre. L’amour-propre des sophistes que ce prince avait à sa suite fut irrité, et ils n’oublièrent rien pour desservir auprès de lui Callisthène. Ce philosophe perdit peu à peu son crédit, et il paraît que, se voyant disgracié, il devint le défenseur des mœurs anciennes et des usages de ses pères, en s’opposant aux honneurs divins qu’on voulait rendre au conquérant macédonien. Il ne se souvenait donc plus d’avoir promis d’accréditer par ses écrits l’opinion qui faisait de ce prince un fils de Jupiter Ammon ? Peut-être s’en repentait-il, et croyait-il qu’en changeant de langage et de conduite le philosophe ferait oublier le courtisan. Mais une marche si rétrograde se pardonne rarement, et la mort en est quelquefois la punition.

Anaxarque, les sophistes grecs et les grands de Perse, de concert avec Alexandre, avaient résolu de décerner les honneurs divins à ce prince. La proposition en ayant été faite dans un repas, Callisthène prononça sur ce sujet un discours dont Arrien nous a conservé les principales idées. Il ne paraît pas les avoir supposées ; du moins la convenance y est parfaitement gardée. Après avoir fait sentir la différence qu’on devait mettre entre le culte des dieux et les hommages rendus aux grands hommes, Callisthène dit que, comme Alexandre ne permettrait pas qu’on usurpât les honneurs attachés à sa dignité, de même les dieux s’indigneraient qu’on s’arrogeât ceux qui leur appartenaient. S’adressant ensuite à Anaxarque, il l’engage à considérer qu’une pareille proposition pouvait convenir à Cambyse ou à Xerxès, et non au fils de Philippe, qui descendait d’Hercule et d’Éacus. « Les Grecs, ajouta Callisthène, ne décernèrent point les honneurs divins à Hercule de son vivant, mais après sa mort, lorsque l’oracle de Delphes, consulté sur ce sujet, l’eut ainsi ordonné. Faut-il donc aujourd’hui que quelques hommes, dans un pays barbare, pensent comme des barbares ? Je dois, Alexandre, rappeler à ton souvenir la Grèce, pour laquelle tu as entrepris cette expédition qui lui soumet l’Asie. À ton retour exigeras-tu des Grecs, le peuple le plus libre de l’univers, qu’ils se prosternent devant toi ? ou en seront-ils dispensés, et les Macédoniens subiront-ils seuls alors cette humiliation ? ou bien encore les uns et les autres ne continueront-ils à t’honorer que suivant leur usage, et comme il convient à des hommes, tandis que les barbares le feront à leur manière, etc. ? »

Ce discours eut l’effet qu’on devait en attendre ; les Macédoniens ne voulurent point se prêter à la cérémonie de l’adoration, tandis que les Perses s’y soumirent avec d’autant plus de facilité qu’elle était en usage chez eux depuis le règne des Grecs. Quoique cette cérémonie ne passât pas à leurs yeux pour une marque d’idolâtrie, elle n’était pas moins étrangère aux mœurs des Macédoniens, et devait nécessairement leur paraître un acte humiliant et digne de vils esclaves. Mais il n’est guère possible d’accorder les écrivains entre eux sur plusieurs détails relatifs à cet événement. Plutarque rapporte les divers témoignages sans rien prononcer. La partialité d’Arrien en faveur d’Alexandre n’est au contraire que trop sensible. « Je regarde, dit-il, comme juste la haine qu’Alexandre avait pour Callisthène, à cause de sa liberté inconsidérée et de son orgueil insensé. C’est pourquoi j’ajoute foi sans peine à ceux qui disent que ce philosophe entra dans la conjuration des jeunes gens contre Alexandre ou qu’il les excita à la tramer. » Quelle conséquence ! Arrien raconte ensuite cette conjuration, dont Hermolaüs, un des pages d’Alexandre, fut l’auteur.

Accompagnant ce prince à la chasse, il l’avait prévenu et avait tué devant lui un sanglier. Battu de verges et privé de son cheval à cause de cette étourderie, il en témoigna tout son chagrin à Sostrate, fils d’Amyntas, et le fit entrer dans ses projets de vengeance. Quinte-Curce dit la même chose ; mais il ajoute plusieurs circonstances et ne manque pas de saisir cette occasion pour mettre dans la bouche d’Hermolaüs et dans celle d’Alexandre des discours où il cherche à faire briller son éloquence. Il fait surtout bien parler Alexandre, qui répond à l’accusé avec autant de dignité que de sagesse. Dans tout le récit de Quinte-Curce on ne trouve pourtant rien à la charge de Callisthène. Il assure même que ce philosophe était innocent de l’attentat contre la personne du roi. « Aussi, ajoute-t-il, nulle autre mort ne rendit Alexandre plus odieux aux Grecs, parce qu’il fit périr au milieu des tourments, et sans l’avoir entendu, un homme très recommandable par ses vertus et ses talents, qui l’avait rappelé à la vie lorsqu’après le meurtre de Clitus il persistait à vouloir se tuer. À la vérité il se ressentit de cette atrocité ; mais il n’était plus temps. »

Quoique Plutarque rapporte tous les faits soit à la charge, soit à la décharge de Callisthène, sans en discuter aucun et sans rien prononcer, il paraît néanmoins s’intéresser beaucoup à ce philosophe. Il assure qu’Hermolaüs et ses complices, appliqués à la torture, ne dirent pas un seul mot contre Callisthène. Il cite des lettres écrites par Alexandre lui-même à Cratère, à Attalus et à Alcétas, qui confirment ce fait important. Si Ptolémée et Aristobule avaient eu connaissance de ces lettres, ils n’auraient pas sans doute donné un démenti formel à leur héros en avançant que les conjurés accusèrent Callisthène de les avoir engagés dans leur entreprise criminelle.

L’envie seule de justifier Alexandre a pu leur dicter un pareil mensonge. Arrien, toujours disposé à se laisser entraîner par leur autorité, ne dissimule pas qu’un grand nombre d’écrivains s’étaient contentés de remarquer que la familiarité de Callisthène avec Hermolaüs avait fait naître des soupçons que la haine de ses ennemis érigea en preuves. Le même historien ajoute que quelques autres écrivains prétendaient qu’Hermolaüs, dans son discours, avait reproché à Alexandre la mort injuste de Philotas, celle plus injuste encore de Parménion et de ses amis, le meurtre de Clitus, le changement de costume et l’habillement à la manière des Mèdes, la tentative de se faire adorer à laquelle il n’avait pas renoncé, enfin ses veilles passées dans la débauche.

Les mêmes choses se lisent dans le discours que Quinte-Curce fait prononcer à Hermolaüs ; ce qui est très digne de remarque, puisqu’il en résulte que cet historien n’imaginait pas toujours les harangues dont il a rempli son ouvrage, et qu’il ne les composait pour l’ordinaire qu’après en avoir trouvé le sujet, soit dans Plutarque, soit dans d’autres écrivains qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous.

Peut-être verrait-on encore, dans le dix-septième livre de Diodore de Sicile, ces reproches faits par Hermolaüs à Alexandre, si la grande lacune de ce livre ne tombait pas précisément à l’endroit où il devait être question du meurtre de Clitus et de la conjuration qui causa la perte de Callisthène.

Ce philosophe fut-il condamné sans avoir été entendu, comme il résulte du récit de Quinte-Curce ? Cette question semble d’abord être décidée par la loi macédonienne, d’après laquelle aucune peine ne pouvait être infligée à un accusé sans que son procès lui eût été fait dans une assemblée de Macédoniens ; mais cette loi n’était point applicable à Callisthène. Dans le discours que Quinte-Curce met dans la bouche d’Alexandre, en présence de son armée, ce prince s’adresse à Hermolaüs :

« À l’égard de ton Callisthène, aux yeux duquel tu parais un homme de cœur parce que tu as l’audace d’un brigand, je sais pourquoi tu voulais qu’on l’introduisît dans cette assemblée : c’était pour qu’il y débitât les mêmes horreurs que tu as vomies contre moi ou celles que tu lui as ouï dire. S’il était Macédonien, j’aurais fait entrer avec toi un maître digne de t’avoir pour disciple ; mais, étant Olynthien, il n’a pas aujourd’hui un pareil droit. »

Ptolémée assurait que Callisthène avait été appliqué à la torture, ensuite mis en croix. Quelques-uns prétendaient que, ayant été renfermé dans une cage de fer, on l’y laissa dévorer par les poux ; d’autres, qu’on lui avait coupé le nez, les oreilles et d’autres membres, supplices usités chez les Orientaux et les nations barbares, qui ne comptent pour rien la plus grande peine que la société puisse infliger s’ils n’y ajoutent la durée et l’intensité de la douleur.

Aristobule disait au contraire que Callisthène, chargé de chaînes, avait été traîné à la suite de l’armée et était mort de maladie. Suivant Charès, ce philosophe fut gardé sept mois aux fers, parce qu’Alexandre avait dessein de le faire juger devant un tribunal en présence d’Aristote, c’est-à-dire lorsque ce prince aurait été de retour dans la Grèce. Selon ce même Charès, au temps où Callisthène mourut d’inanition et de la maladie pédiculaire, Alexandre était occupé à la guerre des Malliens et des Oxydraques. Enfin Plutarque nous a conservé le fragment d’une lettre de ce prince à Antipater, dans lequel on lit :

« Les jeunes gens ont été lapidés. Je châtierai moi-même le sophiste (Callisthène), les hommes qui me l’ont envoyé, et ceux qui reçoivent dans leur ville des personnes qui conspirent contre moi. »

Les derniers sont évidemment Démosthène et les autres démagogues d’Athènes, Aristote et les philosophes.

On voit ici, d’après les paroles mêmes d’Alexandre plaidant sa propre cause devant l’assemblée des Macédoniens de son camp, que le gouvernement représentatif de Macédoine subsistait encore en Asie dans l’armée, et que les procès même d’État étaient jugés avec publicité et liberté par le tribunal populaire ou militaire.

Alexandre gagna le procès contre les jeunes conspirateurs et contre Callisthène, leur complice. Il laissa exécuter les conspirateurs contre sa vie ; il épargna Callisthène, dont la complicité n’était que morale. Il ne livra pas le philosophe aux bourreaux ; il se contenta de l’emprisonner et de le réserver, comme on le lit dans une de ses lettres à Olympias, sa mère, « pour être jugé à Athènes par ses concitoyens, et selon les lois de son pays ». Cette lettre d’Alexandre à Olympias subsiste, et elle disculpe assez Alexandre du prétendu supplice du philosophe athénien, inventé par les calomniateurs macédoniens ou grecs de l’armée. Callisthène mourut de sa mort naturelle, plusieurs années après le procès, en revenant avec l’armée dans sa patrie.

Quoi qu’il en soit, cette querelle d’Alexandre avec le neveu d’Aristote, son emprisonnement et sa mort pendant qu’on le ramenait à Olynthe pour être jugé, affligèrent et aigrirent Aristote. Ses malheurs commencent là.

XII

Il y avait en Grèce un nombreux parti populaire et soi-disant politique, que la mort soudaine d’Alexandre avait exalté, que le retour de l’armée grecque à travers l’Asie Mineure, appelée la retraite des dix mille, animait contre la mémoire du héros. Ces sentiments grecs amenaient une réaction ingrate et acharnée parmi le peuple athénien, le plus léger et le plus mobile de tous les peuples. C’est le moment que choisirent les ennemis naturels d’Alexandre pour s’élever contre sa mémoire et pour tourner contre lui des rancunes et des reproches égaux au moins à l’immensité de sa gloire. Cette colère du bas peuple retomba sur les partisans du héros et s’attaqua surtout à son précepteur Aristote. On lui imputa tous les crimes et tous les revers de son élève, devenu le tyran de la Grèce. Le parti des hiérophantes, qui accusait Aristote de chercher la foi dans la raison pieuse, se souvint que cette même accusation avait fait mourir Socrate. Il entreprit de la renouveler contre le disciple de Socrate et de Platon, et intenta contre Aristote une accusation insensée au sujet d’un hymne que ce philosophe, quelquefois poète, avait adressé peu de temps avant à Phormias, un de ses amis, qui était alors gouverneur sous Alexandre d’une ville de Macédoine. Il l’accusait d’avoir employé dans son hymne des expressions telles qu’on ne devait les adresser qu’aux dieux. Cette inculpation puérile servit de prétexte à toutes les malveillances de la populace.

XIII

Mais pendant qu’Athènes s’insurgeait ainsi à cause du philosophe de Stagire, l’armée d’Alexandre, irritée contre son prisonnier Callisthène, le fouettait et le laissait mourir en chemin, en punition des conspirations qu’il avait ou semées ou nourries dans les derniers temps de la campagne d’Alexandre contre son chef, devenu dieu par sa mort.

Ainsi, soit que le peuple d’Athènes l’emportât, soit que l’armée en retraite passât l’Hellespont et rentrât à Athènes, Aristote se trouvait également compromis. Il ne lui restait d’autre parti à prendre que la fuite. Il y a des moments, en révolution, où l’on a également à redouter ses amis et ses ennemis. Trop indulgent pour la tyrannie nécessaire aux yeux des uns, trop ennemi des tyrans aux yeux des autres, on n’a plus qu’à périr ou par ses premiers amis ou par ses récents ennemis. Tel devait être le destin du plus modéré des hommes, Aristote.

XIV

Il quitta Athènes nuitamment, et il se retira dans l’île d’Eubée, à Chalcis, avec sa femme et sa fille. Mais, trop près d’Athènes pour échapper à la persécution des Athéniens, trop voisin de la Macédoine pour éviter la vengeance des ennemis de son neveu Callisthène, il reçut, selon les uns, la ciguë de Socrate ; selon d’autres, il la devança en la buvant de lui-même, dans la soixante et onzième année de sa vie. Tous assurent qu’il mourut d’une mort violente, forcée ou volontaire : triste récompense pour un homme qui avait toujours cherché à tenir son destin et son âme en équilibre et comme dans un juste milieu, entre l’espérance et le désespoir.

Quoi qu’il en soit, il ne mourut pas sans avoir laissé à sa femme et à son fils une fortune dérobée à ses ennemis. Cette fortune, venue de son père, n’était ni trop modique ni trop considérable. Elle leur laissa un témoignage de sa vie, qui leur assurait leur propre existence.

Telle est l’histoire d’Aristote, sans autre événement que sa mort.

Avec lui ne mourut pas un homme, mais une doctrine, qui ne disparut un moment que pour faire explosion dans le monde, lorsque plus tard Sylla vint s’emparer d’Athènes, et qu’ayant retrouvé les innombrables manuscrits d’Aristote, il les remit à des collecteurs de dépouilles opimes pour les transporter à Rome et en remplir, jusqu’à nos jours, l’univers.

XV

Nous allons voir en quoi consistent aujourd’hui les reliques de ce puissant génie qui attache sur sa trace, quatre siècles avant le christianisme, les plus fortes et les plus sages pensées du monde antique et moderne. Les secrétaires de Sylla ne les ont pas replacées dans leur ordre ; mais voici l’ordre que leur assignent les traducteurs et les commentateurs les plus éclairés et les plus accrédités des derniers siècles : Politique, Logique, Physique, Rhétorique, Météorologie, Morale, Histoire naturelle, etc. C’est dans cet ordre de composition que nous allons le parcourir avec vous. Depuis Pascal jusqu’à Buffon, nous avons dans Aristote l’arbre encyclopédique tout entier. Il ne faut pas chercher en lui, excepté la sagacité et la justesse d’idées, les perfections de forme de Platon, de Cicéron, d’Homère, de Virgile, de Théocrite, génies employés à fasciner les hommes par l’agrément. Aristote, semblable au mathématicien dont il parle, ne reconnaît d’autre agrément que la vérité. Bien que les traités énumérés plus haut soient strictement enchaînés par l’ordre et la logique les plus rigoureux, ces traités n’étaient point des écrits perfectionnés avec l’intention de charmer ou de séduire les hommes. Tout indique et ses contemporains affirment que ses écrits, même les plus soignés, n’étaient que les notes réfléchies des discours qu’il prononçait dans son école. De là, leur grand nombre et leur diversité durant les dix-sept ans que dura son enseignement à Athènes, pendant et après la disparition de Platon. Ce n’est pas un homme de style, c’est l’homme des réalités. Comme Solon, il a écrit un petit nombre de poésies, dont l’une fut la cause de sa mort. Mais il n’estimait la poésie que comme le plus beau vêtement de la vérité dans le sentiment.

XVI

De toutes les sciences qu’il a touchées, la plus universelle est la politique. C’est à cause de cette universalité même que nous allons l’étudier avec vous la première.

La politique est la science du présent.

À ce titre elle intéresse tout le monde.

Mais, avant d’examiner celle d’Aristote, et en fermant le livre dans lequel je viens de l’étudier, une réflexion me frappe et me confond : c’est l’antiquité prodigieuse, ou plutôt c’est la presque éternité de cette science. Aristote écrivait, pensait, parlait quatre cents ans avant la naissance de Jésus-Christ. Nous aimons à nous figurer qu’à des époques aussi reculées et dans des pays aussi barbares, la politique n’était qu’un vague instinct de la société humaine, sans morale, sans règle, sans définition, sans dénomination, sans tendance, agitant confusément l’humanité au gré de la force et de la ruse, tel, par exemple, que Machiavel dans le Prince l’entendait deux mille ans après. J’avoue, quant à moi, qu’en lisant la Politique d’Aristote, je croyais lire les publicistes les plus raffinés du temps présent. Montesquieu, J.-J. Rousseau, M. de Bonald, Royer-Collard, n’emploient ni d’autres idées ni d’autres termes. La monarchie à mille formes, l’aristocratie, l’oligarchie, la démocratie, la démagogie, l’anarchie, la république dérivée de la représentation ou des décrets directs du peuple, l’État, la souveraineté de l’État, les changements violents ou les révolutions lentes, les passions du peuple ou les factions des grands, les combinaisons variées de ces divers principes de gouvernement, les décadences ou les renaissances qui les précipitent ou qui les relèvent, tout cela est écrit dans la Politique d’Aristote aussi nettement que dans les cent mille brochures des doctrinaires de nos jours ; à l’exception du principe de l’esclavage, passé en loi et en morale par l’habitude, et considéré par le publiciste d’Athènes comme l’œuvre de la nature et non comme une erreur des lois, il n’y a rien dans Aristote qui ne soit dans les mêmes termes aujourd’hui dans nos philosophes politiques. Où est donc le progrès de ces deux mille quatre cents ans ? Encore une fois, à l’exception de l’esclavage, Mirabeau, à la tribune de l’Assemblée constituante, raisonne-t-il autrement qu’Aristote ? Et, si l’on remonte par la pensée à deux ou trois mille ans plus loin que sa Politique, ne sera-t-on pas tenté de croire que le monde est né vieux et que les mêmes mots ont exprimé les mêmes choses depuis l’origine inconnue des mots et des choses ? Antiquité et éternité ne sont-ils pas synonymes, et les mêmes phénomènes que nous pose aujourd’hui le point d’interrogation n’étaient-ils pas résolus dans les jours infiniment plus reculés d’Homère ? Rien de nouveau sous le soleil, pas même les raffinements et les proverbes de la politique. Cela doit nous rendre modestes, car on devait l’être déjà du temps d’Aristote. La terre tourne, mais les vérités ne changent pas de place. Il y a dans les faits une réalité occulte qui est aux choses politiques ce que la gravitation est aux choses physiques, et qui leur assigne leur poids et détermine leur équilibre divin. Platon le rêveur dans le temps d’Aristote, Rousseau et les utopistes de nos jours, ont prétendu s’inscrire en faux contre ce fatum des choses, et, quand nous voulons revenir à Dieu, nous revenons à Aristote.

Voici l’analyse raisonnée de sa Politique : trouvez mieux, et étonnez-vous que ce livre, bien supérieur à Rousseau et à Montesquieu, ait été recueilli il y a tant de milliers d’années comme l’évangile infaillible de la politique.

XVII

« Tout État est une association, dit-il en commençant, et, comme les hommes ne s’associent qu’en vue de quelque bien, il est donc évident que le plus important de tous les biens doit être l’objet de la plus capitale des associations. Et celle-là, on l’appelle précisément État, ou association politique. »

Du premier mot voilà la vérité qui apparaît dans tout son jour. Qu’est-ce, à côté de cette sublime réalité, que les sophismes antiques et modernes de Platon ou de J.-J. Rousseau argumentant contre l’éternelle sagesse, et plaçant l’homme sauvage au-dessus de l’homme civilisé ? Comment tout homme doué de raisonnement n’a-t-il pas conclu, au premier coup d’œil, qu’il n’y a rien au-dessus de ces deux pouvoirs, inégaux dans leur origine, égaux dans leurs effets, qu’on appelle commandement et obéissance, et que le phénomène qui en résulte, le gouvernement politique, est le chef-d’œuvre de l’humanité ? Sans gouvernement point de peuple, sans gouvernement point de volonté, sans volonté point d’action ! Le néant partout ! L’anarchie est la constitution de la mort ! Un gouvernement est donc le premier cri et le dernier cri de l’homme ! Malheur à qui ne le voit pas ! Le plus grand titre d’Aristote est de l’avoir senti. C’est une gloire pour un homme quelconque de l’avoir conclu, et d’avoir sacrifié, soit comme soldat, soit comme magistrat, soit comme philosophe, une partie de lui-même à cette nécessité de tous ses semblables ! Si les sophismes de Platon ou de Rousseau pouvaient être adoptés par la majorité des mortels, la terre entière ne serait pas assez grande pour emprisonner l’humanité folle dans un Bedlam universel ! Quand l’homme le plus criminel paraîtra après sa mort au jugement de son créateur, et que Dieu l’interrogera sur ses doctrines politiques, s’il peut lui répondre : « J’ai fait tous les crimes, mais j’ai contribué à préserver le gouvernement en me sacrifiant », Dieu pourra lui pardonner, car ce criminel n’aura pas péché contre le Saint-Esprit !

XVIII

Aristote démontre la nécessité de l’association par la nature.

« L’homme ne peut se perpétuer, sur ce globe, sans l’union des sexes, car c’est un désir naturel que de vouloir laisser après soi un être fait à son image. La femme est plus faible, donc elle doit être subordonnée. La nature a donc déterminé la condition spéciale de la femme et de l’esclave. Ces deux premières associations de l’époux et de la femme, du maître et de l’esclave, sont donc les bases de la famille. Hésiode l’a fort bien dit dans ce vers :

La maison, puis la femme et le bœuf laboureur ;

car le pauvre n’a pas d’autre esclave que le bœuf. Manger à la même table, se chauffer au même foyer, c’est la famille ! Plusieurs familles s’associent, c’est le village ; ils ont sucé le même lait, ce sont les enfants et les enfants des enfants ; le plus âgé est le roi. L’association des villages forme l’État, la nation. Ainsi l’État vient toujours de la nature. De là cette conclusion évidente : que celui qui se refuse aux lois naturelles de l’association est un être dégradé.

« On ne peut douter que l’État ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu ; car le tout l’emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n’y a plus de partie, plus de pieds, plus de mains, si ce n’est par une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre ; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu’elles accomplissent et ceux qu’elles peuvent accomplir ; dès que leur aptitude antérieure vient à cesser, on ne peut plus dire qu’elles sont les mêmes : elles sont seulement comprises sous un même nom.

« Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l’État et sa supériorité sur l’individu, c’est que, si on ne l’admet pas, l’individu peut alors se suffire à lui-même dans l’isolement du tout, ainsi que du reste des parties ; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l’indépendance n’a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l’État. C’est une brute ou un dieu.

« La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l’association politique. Le premier qui l’institua rendit un immense service ; car, si l’homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est aussi le dernier quand il vit sans loi et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux, en effet, que l’injustice armée. Mais l’homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c’est l’être le plus pervers et le plus féroce ; il n’a que les emportements brutaux de l’amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale car le droit est la règle de l’association politique, et la dérision du juste est ce qui constitue le droit. »

XIX

Ici il tombe, pour la seule fois, de sa logique dans le sophisme d’habitude du paganisme et même du christianisme, la justification de l’esclavage, instrument, dit-il, donné par la nature pour faciliter au maître l’usage de la propriété. « La nature, dit-il, a fait la propriété nécessaire : donc elle a nécessairement créé l’espèce d’homme nécessaire à la culture de cette propriété. » C’est encore l’argumentation des blancs possesseurs des noirs dans nos colonies, et il a fallu une révolution pour saper ce faux raisonnement.

Il cherche à relever le sophisme par la raison, mais il ne peut, malgré son génie, prévaloir sur l’égalité divine.

« On peut évidemment, dit-il, élever cette discussion avec quelque raison, et soutenir qu’il y a des esclaves et des hommes libres par le fait de la nature ; on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu’il est utile pour l’un de servir en esclave, pour l’autre de régner en maître ; on peut soutenir enfin qu’elle est juste et que chacun doit, suivant le vœu de la nature, exercer ou subir le pouvoir. Par suite, l’autorité du maître sur l’esclave est également juste et utile ; ce qui n’empêche pas que l’abus de cette autorité ne puisse être funeste à tous les deux. L’intérêt de la partie est celui du tout ; l’intérêt du corps est celui de l’âme ; l’esclave est une partie du maître ; c’est comme une partie de son corps, vivante, bien que séparée. Aussi, entre le maître et l’esclave, quand c’est la nature qui les a faits tous deux, il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque ; il en est tout différemment quand c’est la loi et la force seule qui les ont faits l’un et l’autre. »

XX

Les chapitres suivants traitent de l’économie domestique et politique à peu près suivant les mêmes principes que les économistes d’aujourd’hui. Le premier de ces principes est le commerce : la terre, l’exploitation des bois, des mines, les métiers admirablement définis et analysés, la spéculation sur les grains qui avait enrichi Thalès de Milet.

Il définit plus loin les trois genres d’autorité du père de famille sur les esclaves, la femme et les enfants, et sur la nature des vertus nécessaires à tous.

« Cette relation s’étend évidemment au reste des êtres ; et, dans le plus grand nombre, la nature a établi le commandement et l’obéissance. Ainsi l’homme libre commande à l’esclave tout autrement que l’époux à la femme et le père à l’enfant ; et pourtant les éléments essentiels de l’âme existent dans tous ces êtres, mais ils y sont à des degrés bien divers. L’esclave est absolument privé de volonté, la femme en a une, mais en sous-ordre ; l’enfant n’en a qu’une incomplète.

« Il en est nécessairement de même des vertus morales. On doit les supposer dans tous ces êtres, mais à des degrés différents, et seulement dans la proportion indispensable à la destination de chacun d’eux. L’être qui commande doit avoir la vertu morale dans toute sa perfection ; sa tâche est absolument celle de l’architecte qui ordonne, et l’architecte, ici, c’est la raison. Quant aux autres, ils ne doivent avoir de vertus que suivant les fonctions qu’ils ont à remplir.

« Reconnaissons donc que tous les individus dont nous venons de parler ont leur part de vertu morale, mais que la sagesse de l’homme n’est pas celle de la femme, que son courage, son équité, ne sont pas les mêmes, comme le pensait Socrate, et que la force de l’un est toute de commandement, celle de l’autre, toute de soumission. Et j’en dis autant de toutes leurs autres vertus ; car ceci est encore bien plus vrai, quand on se donne la peine d’examiner les choses en détail. C’est se faire illusion à soi-même que de dire, en se bornant à des généralités, que “la vertu est une bonne disposition de l’âme”, et la pratique de la sagesse, ou de répéter telle autre explication tout aussi vague. À de pareilles définitions, je préfère beaucoup la méthode de ceux qui, comme Gorgias, se sont occupés de faire le dénombrement de toutes les vertus. Ainsi, en résumé, ce que dit le poète d’une des qualités féminines :

Un modeste silence est l’honneur de la femme,

est également juste de toutes les autres ; cette réserve ne siérait pas à un homme.

« L’enfant étant un être incomplet, il s’ensuit évidemment que la vertu ne lui appartient pas véritablement, mais qu’elle doit être rapportée à l’être accompli qui le dirige. Le rapport est le même du maître à l’esclave. Nous avons établi que l’utilité de l’esclave s’appliquait aux besoins de l’existence ; la vertu ne lui sera donc nécessaire que dans une proportion fort étroite, il n’en aura que ce qu’il en faut pour ne point négliger ses travaux par intempérance ou paresse.

« Ceci étant admis, pourra-t-on dire : Les ouvriers aussi devront donc avoir de la vertu, puisque souvent l’intempérance les détourne de leurs travaux ? Mais n’y a-t-il point ici une énorme différence ? L’esclave partage notre vie ; l’ouvrier, au contraire, vit loin de nous et ne doit avoir de vertu qu’autant précisément qu’il a d’esclavage ; car le labeur de l’ouvrier est en quelque sorte un esclavage limité. La nature fait l’esclave ; elle ne fait pas le cordonnier ou tel autre ouvrier.

« Il faut donc avouer que le maître doit être pour l’esclave l’origine de la vertu qui lui est spéciale, bien qu’il n’ait pas, en tant que maître, à lui communiquer l’apprentissage de ses travaux. Aussi est-ce bien à tort que quelques personnes refusent toute raison aux esclaves et ne veulent jamais leur donner que des ordres ; il faut au contraire les reprendre avec plus d’indulgence encore que les enfants. Du reste, je m’arrête ici sur ce sujet.

« Quant à ce qui concerne l’époux et la femme, le père et les enfants, et la vertu particulière de chacun d’eux, les relations qui les unissent, leur conduite bonne ou blâmable, et tous les actes qu’ils doivent rechercher comme louables ou fuir comme répréhensibles, ce sont là des objets dont il faut nécessairement s’occuper dans les études politiques.

« En effet, tous ces individus tiennent à la famille, aussi bien que la famille tient à l’État ; or la vertu des parties doit se rapporter à celle de l’ensemble ; il faut donc que l’éducation des enfants et des femmes soit en harmonie avec l’organisation politique, s’il importe réellement que les enfants et les femmes soient bien réglés pour que l’État le soit comme eux. Or c’est là nécessairement un objet de grande importance ; car les femmes composent la moitié des personnes libres, et ce sont les enfants qui formeront un jour les membres de l’État. »

XXI

Voici ce qu’il pense de la communauté des biens et des femmes, promulguée par Socrate et Platon. Voyez combien de bon sens !

« Fausse égalité ! fausse unité ! destruction de l’égalité et de l’unité véritables ! Car, si la communauté des femmes, des biens, des enfants paraît à Socrate plus utile pour l’ordre des laboureurs que pour celui des guerriers, gardiens de l’État, c’est qu’elle détruira tout accord dans cette classe, qui ne doit songer qu’à obéir et non à tenter des révolutions.

« En général, cette loi de communauté produira nécessairement des effets tout opposés à ceux que des lois bien faites doivent amener, et précisément par le motif qui inspire à Socrate ses théories sur les femmes et les enfants. À nos yeux, le bien suprême de l’État, c’est l’union de ses membres, parce qu’elle prévient toute dissension civile ; et Socrate aussi ne se fait pas faute de vanter l’unité de l’État, qui nous semble, et lui-même l’avoue, n’être que le résultat de l’union des citoyens entre eux. Aristophane, dans sa discussion sur l’amour, dit précisément que la passion, quand elle est violente, nous donne le désir de fondre notre existence dans celle de l’objet aimé, et de ne faire qu’un seul et même être avec lui.

« Or ici il faut de toute nécessité que les deux individualités, ou du moins que l’une des deux disparaisse ; dans l’État au contraire, où cette communauté prévaudra, elle éteindra toute bienveillance réciproque ; le fils n’y pensera pas le moins du monde à chercher son père, ni le père à chercher son fils. Ainsi que la douce saveur de quelques gouttes de miel disparaît dans une vaste quantité d’eau, de même l’affection que font naître ces noms si chers se perdra dans un État où il sera complètement inutile que le fils songe au père, le père au fils, et les enfants à leurs frères. L’homme a deux grands mobiles de sollicitude et d’amour, c’est la propriété et les affections ; or il n’y a place ni pour l’un ni pour l’autre de ces sentiments dans la République de Platon. Cet échange des enfants passant, aussitôt après leur naissance, des mains des laboureurs et des artisans leurs pères entre celles des guerriers, et réciproquement, présente encore bien des embarras dans l’exécution. Ceux qui les porteront des uns aux autres sauront, à n’en pas douter, quels enfants ils donnent et à qui ils les donnent. C’est surtout ici que se reproduiront les graves inconvénients dont j’ai parlé plus haut : ces outrages, ces amours criminels, ces meurtres dont les liens de parenté ne sauraient plus garantir, puisque les enfants passés dans les autres classes de citoyens ne connaîtront plus, parmi les guerriers, ni de pères, ni de mères, ni de frères, et que les enfants entrés dans la classe des guerriers seront de même dégagés de tout lien envers le reste de la cité.

« Mais je m’arrête ici en ce qui concerne la communauté des femmes et des enfants.

« À ce premier inconvénient, la communauté des biens en joint encore d’autres non moins grands. Je lui préfère de beaucoup le système actuel complété par les mœurs publiques, et appuyé sur de bonnes lois. Il réunit les avantages des deux autres, je veux dire, de la communauté et de la possession exclusive. Alors la propriété devient commune en quelque sorte, tout en restant particulière ; les exploitations, étant toutes séparées, ne donneront pas naissance à des querelles ; elles prospéreront davantage, parce que chacun s’y attachera comme à un intérêt personnel, et la vertu des citoyens en réglera l’emploi, selon le proverbe : Entre amis tout est commun.

« Aujourd’hui même on retrouve dans quelques cités des traces de ce système, qui prouvent bien qu’il n’est pas impossible ; et, surtout dans les États bien organisés, où il existe en partie, où il pourrait être aisément complété. Les citoyens, tout en y possédant personnellement, abandonnent à leurs amis ou leur empruntent l’usage commun de certains objets. Ainsi, à Lacédémone, chacun emploie les esclaves, les chevaux et les chiens d’autrui, comme s’ils lui appartenaient en propre ; et cette communauté s’étend jusque sur les provisions de voyage, quand on est surpris aux champs par le besoin.

« Il est donc évidemment préférable que la propriété soit particulière et que l’usage seul la rende commune. Amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur.

« Du reste, on ne saurait dire tout ce qu’a de délicieux l’idée et le sentiment de la propriété. L’amour de soi, que chacun de nous possède, n’est point un sentiment répréhensible ; c’est un sentiment tout à fait naturel ; ce qui n’empêche pas qu’on blâme à bon droit l’égoïsme, qui n’est plus ce sentiment lui-même et qui n’en est qu’un coupable excès ; comme on blâme l’avarice, quoiqu’il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d’aimer l’argent. C’est un grand charme que d’obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons ; et ce n’est que la propriété individuelle qui nous assure ce bonheur-là.

« On le détruit, quand on prétend établir cette unité excessive de l’État, de même qu’on enlève encore à deux autres vertus toute occasion de s’exercer : d’abord à la continence, car c’est une vertu que de respecter par sagesse la femme d’autrui ; et en second lieu, à la générosité, qui ne va qu’avec la propriété ; car, dans cette république, le citoyen ne peut jamais se montrer libéral, ni faire aucun acte de générosité, puisque cette vertu ne peut naître que de l’emploi de ce qu’on possède.

« Le système de Platon a, je l’avoue, une apparence tout à fait séduisante de philanthropie ; au premier aspect, il charme par la merveilleuse réciprocité de bienveillance qu’il semble devoir inspirer à tous les citoyens, surtout quand on entend faire le procès aux vices des constitutions actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n’est pas commune : par exemple, les procès que font naître les contrats, les condamnations pour faux témoignages, les vils empressements auprès des gens riches ; toutes choses qui tiennent, non point à la possession individuelle des biens, mais à la perversité des hommes.

« Et, en effet, ne voit-on pas les associés et les propriétaires communs bien plus souvent en procès entre eux que les possesseurs de biens personnels ? et encore, le nombre de ceux qui peuvent avoir de ces querelles dans les associations est-il bien faible comparativement à celui des possesseurs de propriétés particulières. D’un autre côté, il serait juste d’énumérer, non pas seulement les maux, mais aussi les avantages que la communauté détruit ; avec elle, l’existence me paraît tout à fait impraticable. L’erreur de Socrate vient de la fausseté du principe d’où il part. Sans doute l’État et la famille doivent avoir une sorte d’unité, mais non point une unité absolue. Avec cette unité poussée à un certain point, l’État n’existe plus ; ou, s’il existe, sa situation est déplorable ; car il est toujours à la veille de ne plus être. Autant vaudrait prétendre faire un accord avec un seul son, un rythme avec une seule mesure.

« C’est par l’éducation qu’il convient de ramener à la communauté et à l’unité l’État qui est multiple, comme je l’ai déjà dit ; et je m’étonne qu’en prétendant introduire l’éducation, et, par elle, le bonheur dans l’État, on s’imagine pouvoir le régler par de tels moyens, plutôt que par les mœurs, la philosophie et les lois. On pouvait voir qu’à Lacédémone et en Crète le législateur a eu la sagesse de fonder la communauté des biens sur l’usage des repas publics.

« On ne peut refuser non plus de tenir compte de cette longue suite de temps et d’années, où, certes, un tel système, s’il était bon, ne serait pas resté inconnu. En ce genre, tout, on peut le dire, a été imaginé ; mais telles idées n’ont pas pu prendre, et telles autres ne sont pas mises en usage, bien qu’on les connaisse.

« Ce que nous disons de la République de Platon serait encore bien autrement évident si l’on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. On ne pourrait d’abord l’établir qu’à cette condition, de partager et d’individualiser la propriété en en donnant une portion, ici aux repas communs, là à l’entretien des phratries et des tribus. Alors toute cette législation n’aboutirait qu’à interdire l’agriculture aux guerriers ; et c’est précisément ce que de nos jours cherchent à faire les Lacédémoniens. Quant au gouvernement général de cette communauté, Socrate n’en dit mot, et il nous serait tout aussi difficile qu’à lui d’en dire davantage ; et cependant la masse de la cité se composera de cette masse de citoyens pour lesquels on n’aura rien statué. Pour les laboureurs, par exemple, la propriété sera-t-elle particulière, ou sera-t-elle commune ? leurs femmes et leurs enfants seront-ils ou ne seront-ils pas en commun ?

« Si les règles de la communauté sont les mêmes pour tous, où sera la différence des laboureurs aux guerriers ? où sera pour les premiers la compensation de l’obéissance qu’ils doivent aux autres ? qui leur apprendra même à obéir ? à moins qu’on n’emploie à leur égard l’expédient des Crétois, qui ne défendent que deux choses à leurs esclaves, se livrer à la gymnastique, et posséder des armes. Si tous ces points sont réglés ici comme ils le sont dans les autres États, que deviendra dès lors la communauté ? On aura nécessairement constitué dans l’État deux États ennemis l’un de l’autre : car, des laboureurs et des artisans, on aura fait des citoyens ; et, des guerriers, on aura fait des surveillants chargés de les garder perpétuellement.

« Quant aux dissensions, aux procès et aux autres vices que Socrate reproche aux sociétés actuelles, j’affirme qu’ils se retrouveront tous, sans exception, dans la sienne. Il soutient que, grâce à l’éducation, il ne faudra point dans sa République tous ces règlements sur la police, la tenue des marchés et autres matières aussi peu importantes ; et cependant il ne donne d’éducation qu’à ses guerriers.

« D’un autre côté, il laisse aux laboureurs la propriété des terres, à la condition d’en livrer les produits ; mais il est fort à craindre que ces propriétaires-là ne soient bien autrement indociles, bien autrement fiers que les hilotes, les pénestes ou tant d’autres esclaves.

« Socrate, au reste, n’a rien dit sur l’importance relative de toutes ces choses. Il n’a point parlé davantage de plusieurs autres qui leur tiennent de bien près, telles que le gouvernement, l’éducation et les lois spéciales à la classe des laboureurs : or il n’est ni plus facile ni moins important de savoir comment on l’organisera, pour que la communauté des guerriers puisse subsister à côté d’elle. Supposons que pour les laboureurs ait lieu la communauté des femmes avec la division des biens : qui sera chargé de l’administration, comme les maris le sont de l’agriculture ? Qui en sera chargé, en admettant pour les laboureurs l’égale communauté des femmes et des biens ?

« Certes, il est fort étrange d’aller ici chercher une comparaison parmi les animaux, pour soutenir que les fonctions des femmes doivent être absolument celles des maris, auxquels on interdit, du reste, toute occupation intérieure.

« L’établissement des autorités, tel que le propose Socrate, offre encore bien des dangers : il les veut perpétuelles ; cela seul suffirait pour causer des guerres civiles, même chez des hommes peu jaloux de leur dignité, à plus forte raison parmi des gens belliqueux et pleins de cœur. Mais cette perpétuité est indispensable dans la théorie de Socrate : “Dieu verse l’or, non point tantôt dans l’âme des uns, tantôt dans l’âme des autres, mais toujours dans les mêmes âmes.” Ainsi Socrate soutient qu’au moment même de la naissance, Dieu mêle de l’or dans l’âme de ceux-ci ; de l’argent, dans l’âme de ceux-là ; de l’airain et du fer, dans l’âme de ceux qui doivent être artisans et laboureurs.

« Il a beau interdire tous plaisirs à ses guerriers, il n’en prétend pas moins que le devoir du législateur est de rendre heureux l’État tout entier ; mais l’État tout entier ne saurait être heureux, quand la plupart ou quelques-uns de ses membres, sinon tous, sont privés de bonheur. C’est que le bonheur ne ressemble pas aux nombres pairs, dans lesquels la somme peut avoir telle propriété que n’a aucune des parties. En fait de bonheur, il en est tout autrement ; et si les défenseurs mêmes de la cité ne sont pas heureux, qui donc pourra prétendre à l’être ? Ce ne sont point apparemment les artisans, ni la masse des ouvriers attachés aux travaux mécaniques.

« Voilà quelques-uns des inconvénients de la république vantée par Socrate ; j’en pourrais indiquer encore plus d’un autre non moins grave. »

XXII

« Il ne faut pas oublier, quand on porte des lois semblables, un point négligé par Phaléas et Platon : c’est qu’en fixant ainsi la quotité des fortunes, il faut aussi fixer la quantité des enfants. Si le nombre des enfants n’est plus en rapport avec la propriété, il faudra bientôt enfreindre la loi ; et même, sans en venir là, il est dangereux que tant de citoyens passent de l’aisance à la misère, parce que ce sera chose difficile, dans ce cas, qu’ils n’aient point le désir des révolutions.

« Cette influence de l’égalité des biens sur l’association politique a été comprise par quelques-uns des anciens législateurs ; témoin Solon dans ses lois, témoin la loi qui interdit l’acquisition illimitée des terres. C’est d’après le même principe que certaines législations, comme celle de Locres, interdisent de vendre son bien, à moins de malheur parfaitement constaté, ou qu’elles prescrivent encore de maintenir les lots primitifs. L’abrogation d’une loi de ce genre, à Leucade, rendit la constitution complètement démocratique, parce que, dès lors, on parvint aux magistratures sans les conditions de cens autrefois exigées.

« Mais cette égalité même, si on la suppose établie, n’empêche pas que la limite légale des fortunes ne puisse être ou trop large, ce qui amènerait dans la cité le luxe et la mollesse ; ou trop étroite, ce qui amènerait la gêne parmi les citoyens. Ainsi, il ne suffit pas au législateur d’avoir rendu les fortunes égales, il faut qu’il leur ait donné de justes proportions. Ce n’est même avoir encore rien fait que d’avoir trouvé cette mesure parfaite pour tous les citoyens ; le point important, c’est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés ; et cette égalité-là ne résulte que de l’éducation réglée par de bonnes lois.

« Phaléas pourrait ici répondre que c’est là précisément ce qu’il a dit lui-même : car, à ses yeux, les bases de tout État sont l’égalité de fortune et l’égalité d’éducation. Mais cette éducation, que sera-t-elle ? C’est là ce qu’il faut dire. Ce n’est rien que de l’avoir faite une et la même pour tous. Elle peut être parfaitement une et la même pour tous les citoyens, et être telle cependant qu’ils n’en sortent qu’avec une insatiable avidité de richesses ou d’honneurs, ou même avec ces deux passions à la fois.

« De plus, les révolutions naissent tout aussi bien de l’inégalité des honneurs que de l’inégalité des fortunes. Les prétendants seuls seraient ici différents. La foule se révolte de l’inégalité des fortunes, et les hommes supérieurs s’indignent de l’égale répartition des honneurs ; c’est le mot du poète :

Quoi ! le lâche et le brave être égaux en estime ?

« C’est que les hommes sont poussés au crime non pas seulement par le besoin du nécessaire, que Phaléas compte apaiser avec l’égalité des biens, excellent moyen, selon lui, d’empêcher qu’un homme n’en détrousse un autre pour ne pas mourir de faim ou de froid ; ils y sont poussés encore par le besoin d’éteindre leurs désirs dans la jouissance. Si ces désirs sont désordonnés, les hommes auront recours au crime pour guérir le mal qui les tourmente ; et j’ajoute même qu’ils s’y livreront non-seulement par cette raison, mais aussi par le simple motif, si leurs caprices les y portent, de n’être point troublés dans leurs jouissances.

« À ces trois maux, quel sera le remède ? D’abord la propriété, quelque mince qu’elle soit, et l’habitude du travail, puis la tempérance ; et, enfin, pour celui qui veut trouver le bonheur en lui-même, le remède ne sera point à chercher ailleurs que dans la philosophie : car les plaisirs autres que les siens ne peuvent se passer de l’intermédiaire des hommes. C’est le superflu et non le besoin qui fait commettre les grands crimes. On n’usurpe pas la tyrannie pour se garantir de l’intempérie de l’air ; et, par le même motif, les grandes distinctions sont réservées non pas au meurtrier d’un voleur, mais au meurtrier d’un tyran. Ainsi l’expédient politique proposé par Phaléas n’offre de garantie que contre les crimes de peu d’importance.

« Phaléas a eu tort aussi d’appeler, d’une manière générale, égalité des fortunes, l’égale répartition des terres, à laquelle il se borne ; car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l’argent et toutes ces propriétés qu’on nomme mobilières. La loi d’égalité doit être étendue à tous ces objets ; ou, du moins, il faut les soumettre à certaines limites régulières, ou bien ne statuer absolument rien à l’égard de la propriété.

« Sa législation paraît, au reste, n’avoir en vue qu’un État peu étendu, puisque tous les artisans doivent y être la propriété de l’État, sans y former une classe accessoire de citoyens. Si les ouvriers chargés de tous les travaux appartiennent à l’État, il faut que ce soit aux conditions établies pour ceux d’Épidamne, ou pour ceux d’Athènes par Diophante.

« Ce que nous avons dit de la constitution de Phaléas suffit pour qu’on en juge les mérites et les défauts. »

XXIII

Aristote met en poudre dans les chapitres suivants tous les systèmes de communauté, tous les rêves de Socrate et de Platon, toutes les législations de Crète et de Sparte, celle même de Solon faisant régir les hommes par le hasard du sort ; il examine ensuite ce qu’est devenu le citoyen. « C’est, dit-il, l’habitant susceptible d’être élevé au pouvoir civil. » Il passe de là à l’État lui-même et aux différentes formes de constitution : monarchie, oligarchie, aristocratie, démagogie. Il les analyse comme nous le faisons aujourd’hui, il étudie les principes d’après lesquels on doit donner la souveraineté à un, ou à plusieurs, ou à tous les citoyens. On voit qu’il n’est satisfait d’aucun. Écoutez-le ici :

« De plus, comme l’égalité et l’inégalité complètes sont injustes entre des individus qui ne sont égaux ou inégaux entre eux que sur un seul point, tous les gouvernements où l’égalité et l’inégalité sont établies sur des bases de ce genre sont nécessairement corrompus. Nous avons dit aussi plus haut que tous les citoyens ont raison de se croire des droits, mais que tous ont tort de se croire des droits absolus : les riches, parce qu’ils possèdent une plus large part du territoire commun de la cité et qu’ils ont ordinairement plus de crédit dans les transactions commerciales ; les nobles et les hommes libres, classes fort voisines l’une de l’autre, parce que la noblesse est plus réellement citoyenne que la roture, et que la noblesse est estimée chez tous les peuples ; et de plus, parce que des descendants vertueux doivent, selon toute apparence, avoir de vertueux ancêtres ; car la noblesse n’est qu’un mérite de race.

« Certes, la vertu peut, selon nous, élever la voix non moins justement ; la vertu sociale, c’est la justice, et toutes les autres ne viennent nécessairement que comme des conséquences après elle. Enfin la majorité aussi a des prétentions qu’elle peut opposer à celles de la minorité ; car la majorité, prise dans son ensemble, est plus puissante, plus riche et meilleure que le petit nombre.

« Supposons donc la réunion, dans un seul État, d’individus distingués, nobles, riches, d’une part ; et, de l’autre, d’une multitude à qui l’on peut accorder des droits politiques : pourra-t-on dire sans hésitation à qui doit appartenir la souveraineté ? ou le doute sera-t-il encore possible ? Dans chacune des constitutions que nous avons énumérées plus haut, la question de savoir qui doit commander n’en peut faire une, puisque leur différence repose précisément sur celle du souverain. Ici la souveraineté est aux riches ; là, aux citoyens distingués ; et ainsi du reste. Voyons cependant ce que l’on doit faire quand toutes ces conditions diverses se rencontrent simultanément dans la cité.

« En supposant que la minorité des gens de bien soit extrêmement faible, comment pourra-t-on statuer à son égard ? Regardera-t-on si, toute faible qu’elle est, elle peut suffire cependant à gouverner l’État, ou même à former par elle seule une cité complète ? Mais alors se présente une objection qui est également juste contre tous les prétendants au pouvoir politique, et qui semble renverser toutes les raisons de ceux qui réclament l’autorité comme un droit de leur fortune, aussi bien que de ceux qui la réclament comme un droit de leur naissance. En adoptant le principe qu’ils allèguent pour eux-mêmes, la prétendue souveraineté devrait évidemment passer à l’individu qui serait à lui seul plus riche que tous les autres ensemble ; et, de même, le plus noble par sa naissance l’emporterait sur tous ceux qui ne font valoir que leur liberté.

« Même objection toute pareille contre l’aristocratie, qui se fonde sur la vertu ; car, si tel citoyen est supérieur en vertu à tous les membres du gouvernement, gens eux-mêmes fort estimables, le même principe lui confère la souveraineté. Même objection encore contre la souveraineté de la multitude, fondée sur la supériorité de sa force relativement à la minorité ; car, si un individu par hasard ou quelques individus, moins nombreux toutefois que la majorité, sont plus forts qu’elle, la souveraineté leur appartiendra de préférence plutôt qu’à la foule.

« Tout ceci semble démontrer clairement qu’il n’y a de complète justice dans aucune des prérogatives, au nom desquelles chacun réclame le pouvoir pour soi et l’asservissement pour les autres. Aux prétentions de ceux qui revendiquent l’autorité pour leur mérite ou pour leur fortune, la multitude pourrait opposer d’excellentes raisons. Rien n’empêche, en effet, qu’elle ne soit plus riche et plus vertueuse que la minorité, non point individuellement, mais en masse. Ceci même répond à une objection que l’on met en avant et qu’on répète souvent comme fort grave : on demande si, dans le cas que nous avons supposé, le législateur qui veut établir des lois parfaitement justes doit avoir en vue l’intérêt de la multitude ou celui des citoyens distingués. La justice ici, c’est l’égalité ; et cette égalité de la justice se rapporte autant à l’intérêt général de l’État qu’à l’intérêt individuel des citoyens. Or le citoyen en général est l’individu qui a part à l’autorité et à l’obéissance publiques, la condition du citoyen étant d’ailleurs variable suivant la constitution ; et, dans la république parfaite, c’est l’individu qui peut et qui veut librement obéir et gouverner tour à tour, suivant les préceptes de la vertu.

« Si dans l’État un individu, ou même plusieurs individus, trop peu nombreux toutefois pour former entre eux seuls une cité entière, ont une telle supériorité de mérite que le mérite de tous les autres citoyens ne puisse entrer en balance, et que l’influence politique de cet individu unique, ou de ces individus, soit incomparablement plus forte, de tels hommes ne peuvent être compris dans la cité. Ce sera leur faire injure que de les réduire à l’égalité commune, quand leur mérite et leur importance politiques les mettent si complètement hors de comparaison ; de tels personnages sont, on peut dire, des dieux parmi les hommes.

« Nouvelle preuve que la législation ne doit nécessairement concerner que des individus égaux par leur naissance et par leurs facultés. Mais la loi n’est point faite pour ces êtres supérieurs ; ils sont eux-mêmes la loi. Il serait ridicule de tenter de les soumettre à la constitution ; car ils pourraient répondre ce que, suivant Antisthène, les lions répondirent au décret rendu par l’assemblée des lièvres sur l’égalité générale des animaux. Voilà aussi l’origine de l’ostracisme dans les États démocratiques, qui, plus que tous les autres, se montrent jaloux de l’égalité. Dès qu’un citoyen semblait s’élever au-dessus de tous les autres par sa richesse, par la foule de ses partisans, ou par tout autre avantage politique, l’ostracisme venait le frapper d’un exil plus ou moins long.

« Dans la mythologie, les Argonautes n’ont point d’autre motif pour abandonner Hercule ; Argo déclare qu’elle ne veut pas le porter, parce qu’il est beaucoup plus pesant que le reste de ses compagnons. Aussi a-t-on bien tort de blâmer d’une manière absolue la tyrannie et le conseil que Périandre donnait à Thrasybule : pour toute réponse à l’envoyé qui venait lui demander conseil, il se contenta de niveler une certaine quantité d’épis, en cassant ceux qui dépassaient les autres. Le messager ne comprit rien au motif de cette action ; mais Thrasybule, quand on l’en informa, entendit fort bien qu’il devait se défaire des citoyens puissants.

« Cet expédient n’est pas utile seulement aux tyrans ; aussi ne sont-ils pas les seuls à en user. On l’emploie avec un égal succès dans les oligarchies et dans les démocraties. L’ostracisme y produit à peu près les mêmes résultats, en arrêtant par l’exil la puissance des personnages qu’il frappe. Quand on est en mesure de le pouvoir, on applique ce principe politique à des États, à des peuples entiers. On peut voir la conduite des Athéniens à l’égard des Samiens, des Chiotes et des Lesbiens. À peine leur puissance fut-elle affermie, qu’ils eurent soin d’affaiblir leurs sujets, en dépit de tous les traités ; et le roi des Perses a plus d’une fois châtié les Mèdes, les Babyloniens et d’autres peuples, tout fiers encore des souvenirs de leur antique domination.

« Cette question intéresse tous les gouvernements sans exception, même les bons. Les gouvernements corrompus emploient ces moyens-là dans un intérêt particulier ; mais on ne les emploie pas moins dans les gouvernements d’intérêt général. On peut éclaircir ce raisonnement par une comparaison empruntée aux autres sciences, aux autres arts. Le peintre ne laissera point dans son tableau un pied qui dépasserait les proportions des autres parties de la figure, ce pied fût-il beaucoup plus beau que le reste ; le charpentier de marine ne recevra pas davantage une proue, ou telle autre pièce du bâtiment, si elle est disproportionnée ; et le choriste en chef n’admettra point, dans un concert, une voix plus forte et plus belle que toutes celles qui forment le reste du chœur.

« Rien n’empêche donc les monarques de se trouver en ceci d’accord avec les États qu’ils régissent, si de fait ils ne recourent à cet expédient que quand la conservation de leur propre pouvoir est dans l’intérêt de l’État.

« Ainsi les principes de l’ostracisme appliqué aux supériorités bien reconnues ne sont pas dénués de toute équité politique. Il est certainement préférable que la cité, grâce aux institutions primitives du législateur, puisse se passer de ce remède ; mais, si le législateur reçoit de seconde main le gouvernail de l’État, il peut, dans le besoin, recourir à ce moyen de réforme. Ce n’est point ainsi, du reste, qu’on l’a jusqu’à présent employé : on n’a point considéré le moins du monde dans l’ostracisme l’intérêt véritable de la république, et l’on en a fait une simple affaire de faction.

« Pour les gouvernements corrompus, l’ostracisme en servant un intérêt particulier est aussi par cela même évidemment juste ; mais il est tout aussi évident qu’il n’est point d’une justice absolue.

« Dans la cité parfaite, la question est bien autrement difficile. La supériorité sur tout autre point que le mérite, richesse ou influence, ne peut causer d’embarras ; mais que faire contre la supériorité de mérite ? Certes, on ne dira pas qu’il faut bannir ou chasser le citoyen qu’elle distingue. On ne prétendra pas davantage qu’il faut le réduire à l’obéissance ; car prétendre au partage du pouvoir, ce serait donner un maître à Jupiter lui-même. Le seul parti que naturellement tous les citoyens semblent devoir adopter, est de se soumettre de leur plein gré à ce grand homme, et de le prendre pour roi durant sa vie entière. »

XXIV

Il conclut ici que la royauté ne peut être reconnue à moins que l’individu couronné ne soit évidemment supérieur en talent et en vertu à tous les autres.

La république ou l’État parfait doit participer du pouvoir absolu par la vigueur de l’autorité, du pouvoir oligarchique par la sagesse des conseils. Il est cependant très évident que sa qualité natale de sujet d’un roi comme Philippe, et de précepteur d’un héros-roi comme Alexandre, font garder à Aristote des ménagements discrets pour la royauté. De là sa perte.

Le philosophe parfait se retrouve dans des considérations merveilleusement sagaces sur l’éducation générale des citoyens :

« L’association politique étant toujours composée de chefs et de subordonnés, je demande si l’autorité et l’obéissance doivent être alternatives ou viagères. Il est clair que le système de l’éducation devra se rapporter à ces grandes divisions des citoyens entre eux. Si quelques hommes l’emportaient sur les autres hommes autant que, selon la croyance commune, les dieux et les héros peuvent différer des mortels, à l’égard du corps qu’un seul coup d’œil suffit pour juger, et même à l’égard de l’âme, de telle sorte que la supériorité des chefs fût aussi incontestable et aussi évidente pour les sujets, nul doute qu’il ne fallût préférer la perpétuité de l’obéissance pour les uns, et du pouvoir pour les autres.

« Mais ces dissemblances sont choses fort difficiles à constater ; et il n’en est point du tout ici comme pour ces rois de l’Inde qui, selon Scylax, l’emportent si complètement sur les sujets qui leur obéissent. Il est donc évident que, par bien des motifs, l’alternative de l’autorité et de la soumission doit nécessairement être commune à tous les citoyens. L’égalité est l’identité d’attributions entre des êtres semblables, et l’État ne saurait vivre contre les lois de l’équité : les factieux que le pays renferme toujours trouveraient de constants appuis dans les sujets mécontents, et les membres du gouvernement ne sauraient jamais être assez nombreux pour résister à tant d’ennemis réunis.

« Cependant il est incontestable qu’il doit y avoir une différence entre les chefs et les subordonnés. Quelle sera cette différence, et quelle sera la répartition du pouvoir ? Telles sont les questions que doit résoudre le législateur. Nous l’avons déjà dit : c’est la nature elle-même qui a tracé la ligne de démarcation, en créant dans une espèce identique les classes des jeunes et des vieux, les uns destinés à obéir, les autres capables de commander. Une autorité conférée par l’âge ne peut irriter la jalousie, ni enfler la vanité de personne, surtout lorsque chacun est assuré d’obtenir avec les années la même prérogative.

« Ainsi l’autorité et l’obéissance doivent être à la fois perpétuelles et alternatives ; et, par suite, l’éducation doit être à la fois pareille et diverse ; puisque, de l’aveu de tout le monde, l’obéissance est la véritable école du commandement. »

XXV

On regrette de trouver ici la recommandation platonique de l’abandon des enfants difformes ; loi humaine en opposition à la loi divine. Alexandre eût été abandonné, car il était difforme d’une épaule.

« On a coutume de donner le nom de république aux gouvernements qui inclinent à la démocratie, et celui d’aristocratie aux gouvernements qui inclinent à l’oligarchie ; c’est que le plus ordinairement les lumières et la noblesse sont le partage des riches ; ils sont comblés en outre de ces avantages que d’autres achètent si souvent par le crime, et qui assurent à leurs possesseurs un renom de vertu et une haute considération.

« Comme le système aristocratique a pour but de donner la suprématie politique à ces citoyens éminents, on a prétendu, par suite, que les oligarchies se composent en majorité d’hommes vertueux et estimables. Or il semble impossible qu’un gouvernement dirigé par les meilleurs citoyens ne soit pas un excellent gouvernement, un mauvais gouvernement ne devant peser que sur les États régis par des hommes corrompus. Et, réciproquement, il semble impossible que, là où l’administration n’est pas bonne, l’État soit gouverné par les meilleurs citoyens. Mais il faut remarquer que de bonnes lois ne constituent pas à elles seules un bon gouvernement, et qu’il importe surtout que ces bonnes lois soient observées. Il n’y a donc de bon gouvernement d’abord que celui où l’on obéit à la loi, ensuite que celui où la loi à laquelle on obéit est fondée sur la raison ; car on pourrait aussi obéir à des lois déraisonnables. L’excellence de la loi peut du reste s’entendre de deux façons : la loi est, ou la meilleure possible relativement aux circonstances, ou la meilleure possible d’une manière générale et absolue.

« Le principe essentiel de l’aristocratie paraît être d’attribuer la prédominance politique à la vertu ; car le caractère spécial de l’aristocratie, c’est la vertu, comme la richesse est celui de l’oligarchie, et la liberté, celui de la démocratie. Toutes trois admettent d’ailleurs la suprématie de la majorité, puisque, dans les unes comme dans les autres, la décision prononcée par le plus grand nombre des membres du corps politique a toujours force de loi. Si la plupart des gouvernements prennent le nom de république, c’est qu’ils cherchent presque tous uniquement à combiner les droits des riches et des pauvres, de la fortune et de la liberté ; et la richesse semble presque partout tenir lieu de mérite et de vertu.

« Trois éléments dans l’État se disputent l’égalité : ce sont la liberté, la richesse et le mérite. Je ne parle pas d’un quatrième qu’on appelle la noblesse ; car il n’est qu’une conséquence de deux autres, et la noblesse n’est qu’une ancienneté de richesse et de talent. Or la combinaison des deux premiers éléments donne évidemment la république, et la combinaison de tous les trois donne l’aristocratie plutôt que toute autre forme. Je classe toujours à part la véritable aristocratie dont j’ai d’abord parlé.

« Ainsi nous avons démontré qu’à côté de la monarchie, de la démocratie et de l’oligarchie, il existe encore d’autres systèmes politiques. Nous avons expliqué la nature de ces systèmes, les différences des aristocraties entre elles, et les différences des républiques aux aristocraties ; enfin l’on doit voir que toutes ces formes sont moins éloignées qu’on ne pourrait le croire les unes des autres. »

XXV

« Tout considéré, la fortune moyenne est la meilleure base du gouvernement. L’indiscipline corrompt les riches, l’indigence asservit le caractère des pauvres.

« Il est évident que l’association politique est surtout la meilleure quand elle est formée par des citoyens de fortune moyenne ; les États bien administrés sont ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux autres réunies, ou du moins que chacune d’elles séparément. En se rangeant de l’un ou de l’autre côté, elle rétablit l’équilibre et empêche qu’aucune prépondérance excessive ne se forme. C’est donc un grand bonheur que les citoyens aient une fortune modeste, mais suffisant à tous leurs besoins. Partout où la fortune extrême est à côté de l’extrême indigence, ces deux excès amènent ou la démagogie absolue, ou l’oligarchie pure, ou la tyrannie ; la tyrannie sort du sein d’une démagogie effrénée, ou d’une oligarchie extrême, bien plus souvent que du sein des classes moyennes, et des classes voisines de celles-là. Plus tard, nous dirons pourquoi, quand nous parlerons des révolutions.

« Un autre avantage non moins évident de la moyenne propriété, c’est qu’elle est la seule qui ne s’insurge jamais. Là où les fortunes aisées sont nombreuses, il y a bien moins de mouvements et de dissensions révolutionnaires. Les grandes cités ne doivent leur tranquillité qu’à la présence des fortunes moyennes, qui y sont si nombreuses. Dans les petites, au contraire, la masse entière se divise très facilement en deux camps sans aucun intermédiaire, parce que tous, on peut dire, y sont ou pauvres ou riches. C’est aussi la moyenne propriété qui rend les démocraties plus tranquilles et plus durables que les oligarchies, où elle est moins répandue, et a moins de part au pouvoir politique, parce que, le nombre des pauvres venant à s’accroître, sans que celui des fortunes moyennes s’accroisse proportionnellement, l’État se corrompt et arrive rapidement à sa ruine.

« Il faut ajouter encore, comme une sorte de preuve à l’appui de ces principes, que les bons législateurs sont sortis de la classe moyenne. Solon en faisait partie, ainsi que ses vers l’attestent ; Lycurgue appartenait à cette classe, car il n’était pas roi ; Charondas et tant d’autres y étaient également nés.

« Ceci doit également nous faire comprendre pourquoi la plupart des gouvernements sont ou démagogiques ou oligarchiques ; c’est que, la moyenne propriété y étant le plus souvent fort rare, et tous ceux qui y dominent, que ce soient d’ailleurs les riches ou les pauvres, étant toujours également éloignés du moyen terme, ils ne s’emparent du pouvoir que pour eux seuls, et constituent ou l’oligarchie ou la démagogie.

« En outre, les séditions et les luttes étant fréquentes entre les pauvres et les riches, jamais le pouvoir, quel que soit le parti qui triomphe de ses ennemis, ne repose sur l’égalité et sur des droits communs. Comme il n’est que le prix du combat, le vainqueur qui le saisit en fait nécessairement un des deux gouvernements extrêmes, démocratie ou oligarchie. C’est ainsi que les peuples mêmes qui tour à tour ont eu la haute direction des affaires de la Grèce, n’ont regardé qu’à leur propre constitution pour faire prédominer dans les États soumis à leur puissance, tantôt l’oligarchie, tantôt la démocratie, inquiets seulement de leurs intérêts particuliers, et pas le moins du monde des intérêts de leurs tributaires.

« Aussi n’en a-t-on jamais vu entre ces extrêmes de vraie république, ou du moins, en a-t-on vu rarement et pour bien peu de temps. Il ne s’est rencontré qu’un seul homme, parmi tous ceux qui jadis arrivèrent au pouvoir, qui ait établi une constitution de ce genre ; et dès longtemps les hommes politiques ont renoncé dans les États à chercher l’égalité. Ou bien l’on tâche de s’emparer du pouvoir ; ou bien l’on se résigne à l’obéissance quand on n’est pas le plus fort.

« Ces considérations suffisent pour montrer quel est le meilleur gouvernement, et ce qui en fait l’excellence.

« Quant aux autres constitutions, qui sont les diverses formes de démocraties et d’oligarchies admises par nous, il est facile de voir dans quel ordre on doit les classer, celle-ci la première, celle-là la seconde ; et ainsi de suite, selon qu’elles sont meilleures ou moins bonnes, comparativement au type parfait que nous avons donné. Nécessairement elles seront d’autant meilleures qu’elles se rapprocheront davantage du moyen terme, d’autant moins bonnes qu’elles en seront plus éloignées. J’excepte toujours les cas spéciaux, et j’entends par là que telle constitution, bien que préférable en soi, est cependant moins bonne que telle autre pour un peuple particulier. »

XXVII

Aristote recommande de tempérer la turbulence des meilleures démocraties par l’introduction des propriétaires ruraux dans les conseils du peuple.

« Quant à cette forme dernière de la démagogie, où l’universalité des citoyens prend part au gouvernement, tout État n’est pas fait pour la supporter ; et l’existence en est fort précaire, à moins que les mœurs et les lois ne s’accordent à la maintenir. Nous avons indiqué plus haut la plupart des causes qui ruinent cette forme politique et les autres États républicains. Pour établir ce genre de démocratie et transférer tout le pouvoir au peuple, les meneurs tâchent ordinairement d’inscrire aux rôles civiques le plus de gens qu’ils peuvent ; ils n’hésitent point à comprendre au nombre des citoyens non-seulement ceux qui sont dignes de ce titre, mais aussi tous les citoyens bâtards, et tous ceux qui ne le sont que d’un des deux côtés : je veux dire soit du côté du père, soit du côté de la mère. Tous ces éléments sont bons pour former le gouvernement que ces hommes-là dirigent.

« Ce sont des moyens tout à fait à la portée des démagogues. Toutefois, qu’ils n’en fassent usage que jusqu’à ce que les classes inférieures l’emportent en nombre sur les hautes classes et les classes moyennes ; qu’ils se gardent bien d’aller au-delà ; car, en dépassant cette limite, on se donne une foule indisciplinable, et l’on exaspère les classes élevées, qui supportent si difficilement l’empire de la démocratie. La révolution de Cyrène n’eut point d’autres causes. On ne remarque point le mal tant qu’il est léger ; mais il s’accroît, et il frappe alors tous les yeux.

« On peut, dans l’intérêt de cette démocratie, employer les moyens dont Clisthène fît usage à Athènes pour fonder le pouvoir populaire, et qu’appliquèrent aussi les démocrates de Cyrène. Il faut créer en plus grand nombre de nouvelles phratries ; il faut substituer aux sacrifices particuliers des fêtes religieuses, peu fréquentes, mais publiques ; il faut confondre autant que possible les relations des citoyens entre eux, en ayant soin de rompre toutes les associations antérieures.

« Toutes les ruses des tyrans peuvent même trouver place dans cette démocratie, par exemple, la désobéissance permise aux esclaves, chose peut-être utile jusqu’à certain point, la licence des femmes et des enfants. On accordera de plus à chacun la faculté de vivre comme bon lui semble. À cette condition, bien des gens ne demanderont pas mieux que de soutenir le gouvernement ; car les hommes en général préfèrent une vie sans discipline à une vie sage et régulière. »

Il passe enfin à la théorie des révolutions, son chef-d’œuvre !

« Toutes les parties du sujet que nous nous proposions de traiter sont donc à peu près épuisées. Pour faire suite à tout ce qui précède, nous allons étudier, d’une part, le nombre et la nature des causes qui amènent les révolutions dans les États, les caractères qu’elles prennent selon les constitutions, et les relations qu’ont le plus ordinairement les principes qu’elles quittent avec ceux qu’elles adoptent ; d’autre part, nous rechercherons quels sont, pour les États en général, et pour chaque État en particulier, les moyens de conservation ; et enfin nous verrons quelles sont les ressources spéciales de chacun d’eux.

« Nous avons indiqué déjà la cause première à laquelle il faut rapporter la diversité de toutes les constitutions, la voici : tous les systèmes politiques, quelque divers qu’ils soient, reconnaissent des droits et une égalité proportionnelle entre les citoyens, mais tous s’en écartent dans l’application. La démagogie est née presque toujours de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n’était réelle qu’à certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu’ils devaient l’être d’une manière absolue. L’oligarchie est née de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une inégalité qui n’était réelle que sur quelques points, parce que, tout en n’étant inégaux que par la fortune, ils ont supposé qu’ils devaient l’être en tout et sans limite.

« Les uns, forts de cette égalité, ont voulu que le pouvoir politique, dans toutes ses attributions, fût également réparti ; les autres, appuyés sur cette inégalité, n’ont pensé qu’à accroître leurs privilèges, car les augmenter, c’était augmenter l’inégalité. Tous les systèmes, bien que justes au fond, sont donc tous radicalement faux dans la pratique. Aussi, de part et d’autre, dès que l’on n’obtient pas en pouvoir politique tout ce que l’on croit si faussement mériter, on a recours à une révolution. Certes le droit d’en faire une appartiendrait bien plus légitimement aux citoyens d’un mérite supérieur, quoique ceux-là n’usent jamais de ce droit ; mais, de fait, l’inégalité absolue n’est raisonnable que pour eux. Ce qui n’empêche pas que bien des gens, par cela seul que leur naissance est illustre, c’est-à-dire qu’ils ont pour eux la vertu et la richesse de leurs ancêtres qui leur assurent leur noblesse, se croient, en vertu de cette seule inégalité, fort au-dessus de l’égalité commune.

« Telle est la cause générale, et, l’on peut dire, la source des révolutions et des troubles qu’elles amènent. Dans les changements qu’elles produisent, elles procèdent de deux manières. Tantôt elles s’attaquent au principe même du gouvernement, afin de remplacer la constitution existante par une autre, substituant par exemple l’oligarchie à la démocratie, ou réciproquement ; ou bien, la république et l’aristocratie à l’une et à l’autre ; ou les deux premières aux deux secondes. Tantôt la révolution, au lieu de s’adresser à la constitution en vigueur, la garde telle qu’elle la trouve ; mais les vainqueurs prétendent gouverner personnellement, en observant cette constitution ; et les révolutions de ce genre sont surtout fréquentes dans les États oligarchiques et monarchiques.

« Parfois la révolution renforce ou amoindrit un principe. Ainsi, l’oligarchie existant, la révolution l’augmente ou la restreint ; de même pour la démocratie, qu’elle fortifie ou qu’elle affaiblit ; et pour tout autre système, soit qu’elle lui ajoute, soit qu’elle lui retranche. Parfois enfin, la révolution ne veut changer qu’une partie de la constitution, et, par exemple, n’a pour but que de fonder ou de renverser une certaine magistrature. C’est ainsi qu’à Lacédémone, Lysandre, assure-t-on, voulut détruire la royauté ; et Pausanias, l’éphorie.

« C’est ainsi qu’à Épidamne un seul point de la constitution fut changé, et qu’un sénat fut substitué aux chefs des tribus. Aujourd’hui même, il y suffit du décret d’un seul magistrat pour que tous les membres du gouvernement soient tenus de se réunir en assemblée générale ; et, dans cette constitution, l’archonte unique est un reste d’oligarchie. L’inégalité est toujours, je le répète, la cause des révolutions, quand rien ne la compense pour ceux qu’elle atteint. Entre égaux, une royauté perpétuelle est une inégalité insupportable ; et c’est en général pour conquérir l’égalité que l’on s’insurge.

« Cette égalité si recherchée est double. Elle peut s’entendre du nombre et du mérite. Par le nombre, je comprends l’égalité, l’identité en multitude, en étendue ; par le mérite, l’égalité proportionnelle. Ainsi, en nombre, trois surpasse deux comme deux surpasse un ; mais, proportionnellement, quatre est à deux comme deux est à un. Deux est en effet à quatre dans le même rapport qu’un est à deux ; c’est la moitié de part et d’autre. On peut être d’accord sur le fond même du droit, et différer sur la proportion dans laquelle il doit être donné. Je l’ai déjà dit plus haut : les uns, égaux en un point, se croient égaux d’une manière absolue ; les autres, inégaux à un seul égard, veulent être inégaux à tous égards sans exception.

« De là vient que la plupart des gouvernements sont ou oligarchiques ou démocratiques. La noblesse, la vertu, sont le partage du petit nombre ; et les qualités contraires, celui de la majorité. Dans aucune ville, on ne citerait cent hommes de naissance illustre, de vertu irréprochable ; presque partout, au contraire, on trouvera des masses de pauvres. Il est dangereux de prétendre constituer l’égalité réelle ou proportionnelle dans toutes leurs conséquences ; les faits sont là pour le prouver. Les gouvernements établis sur ces bases ne sont jamais solides, parce qu’il est impossible que, de l’erreur qui a été primitivement commise dans le principe, il ne sorte point à la longue un résultat vicieux. Le plus sage est de combiner ensemble, et l’égalité suivant le nombre, et l’égalité suivant le mérite.

« Quoi qu’il en soit, la démocratie est plus stable et moins sujette aux bouleversements que l’oligarchie. Dans les gouvernements oligarchiques, l’insurrection peut naître de deux côtés, de la minorité qui s’insurge contre elle-même ou contre le peuple ; dans les démocraties, elle n’a que la minorité oligarchique à combattre. Le peuple ne s’insurge jamais contre lui-même, ou du moins les mouvements de ce genre sont sans importance. La république où domine la classe moyenne, et qui se rapproche de la démocratie plus que ne le fait l’oligarchie, est aussi le plus stable de tous ces gouvernements. »

XXVIII

L’énumération raisonnée qu’Aristote fait en finissant des causes des révolutions dépasse immensément Fénelon, Rousseau et Montesquieu. L’imagination n’y est pour rien, tout est en faits. Sous la monarchie, c’est l’exagération du principe d’autorité et d’unité, aboutissant à la tyrannie qui humilie les sujets ; sous l’oligarchie, le mépris des pauvres ; sous la démocratie, la turbulence des multitudes, menaçant et dépouillant les riches. Dans la démagogie surtout il faut empêcher non-seulement qu’on en vienne au partage des biens des riches, mais même qu’on partage l’usufruit ; ce qui, dans quelques États, a lieu par des moyens détournés. Il vaut mieux aussi ne pas accorder aux riches, même quand ils le demandent, le droit de subvenir aux dépenses publiques, considérables, mais sans utilité réelle, telles que les représentations théâtrales, les fêtes aux flambeaux et autres dépenses du même genre.

Dans les oligarchies, au contraire, la sollicitude du gouvernement doit être fort vive pour les pauvres ; et, parmi les emplois, il faut qu’on leur accorde ceux qui sont rétribués. Il faut punir tout outrage des riches à leur égard beaucoup plus sévèrement que les outrages des riches entre eux.

Enlever, en un mot, tout vice, tout abus, toute violence de toute nature de gouvernement, c’est le moyen assuré de le faire durer autant que durent les choses mortelles ; car Aristote ne fait point d’utopie et ne se dissimule pas que tout ce qui a duré doit finir. Il n’en appelle pas aux chimères, mais à la conscience. Il revient à la critique de Socrate.

« Dans la République, Socrate parle aussi des révolutions ; mais il n’a pas fort bien traité ce sujet. Il n’assigne même aucune cause spéciale de révolutions à la parfaite république, au premier gouvernement. À son avis, les révolutions viennent de ce que rien ici-bas ne peut subsister éternellement, et que tout doit changer dans un certain laps de temps ; et il ajoute que “ces perturbations dont la racine augmentée d’un tiers plus cinq donne deux harmonies, ne commencent que lorsque le nombre a été géométriquement élevé au cube, attendu que la nature crée alors des êtres vicieux et radicalement incorrigibles”. Cette dernière partie de son raisonnement n’est peut-être pas fausse ; car il est des hommes naturellement incapables de recevoir de l’éducation et de devenir vertueux. Mais pourquoi cette révolution dont parle Socrate s’appliquerait-elle à cette république qu’il nous donne comme parfaite, plus spécialement qu’à tout autre État, ou à tout autre objet de ce monde ?

« Mais dans cet instant qu’il assigne à la révolution universelle, même les choses qui n’ont point commencé d’être ensemble changeront cependant à la fois ! et un être né le premier jour de la catastrophe y sera compris comme les autres ! On peut demander encore pourquoi la parfaite république de Socrate passe en se changeant au système lacédémonien. Son autorité se change en tyrannie, et c’est ce qui arriva jadis à la plupart des oligarchies siciliennes. Qu’on se souvienne qu’à l’oligarchie succéda la tyrannie de Panætius à Léontium ; à Géla, celle de Cléandre ; à Rhéges, celle d’Anaxilas, et qu’on se rappelle tant d’autres qu’on pourrait citer également. C’est encore une erreur de faire naître l’oligarchie de l’avidité et des occupations mercantiles des chefs de l’État. Il faut bien plutôt en demander l’origine à cette opinion des hommes à grandes fortunes, qui croient que l’égalité politique n’est pas juste entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Dans presque aucune oligarchie les magistrats ne peuvent se livrer au commerce, et la loi le leur interdit. Bien plus, à Carthage, qui est un État démocratique, les magistrats font le commerce ; et l’État cependant n’a point encore éprouvé de révolution.

« Il est encore fort singulier d’avancer que dans l’oligarchie l’État est divisé en deux partis, les pauvres et les riches ; est-ce bien là une condition plus spéciale de l’oligarchie que de la république de Sparte, par exemple, ou de tout autre gouvernement, dans lequel les citoyens ne possèdent pas tous des fortunes égales, ou ne sont pas tous également vertueux ? En supposant même que personne ne s’appauvrisse, l’État n’en passe pas moins de l’oligarchie à la démagogie, si la masse des pauvre s’accroît, et de la démocratie à l’oligarchie, si les riches deviennent plus puissants que le peuple, selon que les uns se relâchent et que les autres s’appliquent au travail. Socrate néglige toutes ces causes si diverses qui amènent les révolutions, pour s’attacher à une seule, attribuant exclusivement la pauvreté à l’inconduite et aux dettes, comme si tous les hommes ou du moins presque tous naissaient dans l’opulence.

« C’est une grave erreur. Ce qui est vrai, c’est que les chefs de la cité peuvent, quand ils ont perdu leur fortune, recourir à une révolution, et que, quand des citoyens obscurs perdent la leur, l’État n’en reste pas moins fort tranquille. Ces révolutions n’amènent pas non plus la démagogie plus fréquemment que tout autre système. Il suffit d’une exclusion politique, d’une injustice, d’une insulte, pour causer une insurrection et un bouleversement dans la constitution, sans que les fortunes des citoyens soient en rien délabrées. La révolution n’a souvent pas d’autre motif que cette faculté laissée à chacun de vivre comme il lui convient, faculté dont Socrate attribue l’origine à un excès de liberté. Enfin, au milieu de ces espèces si nombreuses d’oligarchies et de démocraties, Socrate ne parle de leurs révolutions que comme si chacune d’elles était unique en son genre. »

XXIX

Telle est la Politique d’Aristote, le plus beau de ses traités pratiques.

À l’exception de ces deux erreurs qui ne sont pas siennes, mais celles de son temps et vieilles comme le genre humain, l’une relative à l’esclavage qu’il croit un crime de la nature, l’autre relative aux enfants nés difformes dont il admet l’infanticide par humanité, il n’y a pas une considération fausse dans tout le livre : c’est le catéchisme du monde social.

Quant à la forme du style de ce traité, elle est sans défaut ; et il n’y manque aucune perfection du style pensé ou raisonné : ordre, liaison, logique, clarté, conséquence du principe avec la conclusion, cela semble écrit par la logique elle-même. On dirait qu’un esprit divin, descendu du ciel pour éclairer les hommes, a pris la plume d’or des séraphins pour révéler aux hommes de toutes les conditions, de toutes les dates, de toutes les professions sociales, les moyens de perfectionner et de conserver leur gouvernement.

Nous qui, dans une vie déjà longue, avons pu compter dix à douze révolutions d’empires, et qui avons même attaché involontairement notre nom à la dernière de ces convulsions sociales pour la modérer en la conseillant, il nous est impossible de ne pas nous élever à la plus haute admiration en lisant ce beau livre. Nous dirons même, sans aucune flatterie, que de tous les ouvrages politiques c’est incontestablement le plus parfait, et qu’il rend tous les autres ou dangereux ou inutiles. Supprimez-y deux chapitres et vous n’avez rien à ajouter, rien à retrancher pour que la Politique d’Aristote, écrite 350 ans avant Jésus-Christ, soit le manuel de l’homme d’État de toutes les époques, preuve que la vérité est éternelle et qu’il n’y a rien de nouveau sous le ciel que le mensonge et le sophisme destinés à soutenir toutes les tyrannies, celle du peuple comme celle des rois. Allez jusqu’à l’âme des hommes, vous y trouverez la conscience ; allez jusqu’à la conscience, vous y trouverez la vérité ; tout sophiste est un menteur, parce que tout sophiste est un flatteur.

 

Lamartine.