XIII. Edgar Quinet.
Napoléon.
Jusqu’ici tous les travaux de M. Edgar Quinet expriment une pensée unique, et cette pensée n’est autre que le panthéisme. Une rapide analyse de ces travaux suffit à expliquer et à démontrer notre opinion. En traduisant le beau livre de Herder sur la philosophie de l’histoire, M. Quinet ne cédait pas au plaisir puéril de répéter des paroles sonores, il obéissait à l’instinct impérieux de sa pensée ; il voyait dans l’ouvrage du poète allemand l’image fidèle de tous les chants qu’il avait rêvés. Ce n’était pas l’érudition qui le séduisait ; la grâce majestueuse du style n’était pour lui qu’une joie secondaire. En répétant une à une toutes les paroles de Herder, il croyait assister déjà à ses futurs triomphes ; car il avait reconnu dans la Philosophie de l’histoire l’amour passionné de la nature dont il était lui-même embrasé. Comme Herder, il apercevait partout l’âme divine ; pour lui, comme pour le poète allemand, le murmure des forêts et la voix des fleuves exprimaient à leur manière un moment de la pensée suprême. Aussi M. Quinet ne se borna pas à traduire Herder, il mit en tête de ce beau livre une introduction étendue, et qui caractérise nettement les idées qui le préoccupaient lorsqu’il entreprit ce travail. Évidemment la donnée historique n’absorbait pas toute son attention ; les récentes découvertes de la science allemande, les derniers bouleversements de l’antiquité romaine, n’excitaient chez lui qu’un intérêt assez tiède. Il était dominé par une irrésistible sympathie, par une sympathie universelle, par le désir d’embrasser d’un seul regard la nature entière, et de lire dans le temps et dans l’espace, dans toutes les manifestations de ces deux idées déjà si générales par elles-mêmes, une idée plus générale et plus haute, l’idée une et suprême, l’idée divine. C’est à cet immense amour de la nature en Dieu qu’il faut rapporter toutes les lueurs et toutes les ténèbres de l’introduction écrite par M. Quinet. Guidé par ce fil mystérieux, le lecteur comprend sans peine pourquoi l’écrivain semble si peu s’attacher à la déduction logique des pensées ; car chez lui le sentiment domine la science. Le temps et l’espace, les événements et les lieux lui arrivent sous forme d’émotions ; c’est à son cœur qu’ils s’adressent plutôt qu’à son intelligence. Le poète ne les comprend que par la douleur ou la joie ; mais dans l’immensité de son affliction ou de son extase, l’homme disparaît et s’efface comme un point, et l’âme qui parle se trouve face à face avec Dieu, ou du moins s’entretient avec la nature comme avec l’image de Dieu, et oublie la nature elle-même pour n’apercevoir que le type divin qui s’y réfléchit.
Dans son livre sur la Grèce moderne, M. Quinet a continué▶ en toute sécurité ce qu’il avait commencé dans son introduction ; en présence des lieux consacrés par les plus beaux monuments de l’histoire, il n’a pas cherché à modérer son enthousiasme, et s’est livré sans réserve à son panthéisme poétique. Dans le lit desséché des fleuves autrefois célèbres, dans les ruines des villes autrefois bourdonnantes, dans les rochers arrosés d’un sang généreux, il n’a vu que les syllabes d’un mot unique et ineffaçable, il n’a épelé que les lettres d’un seul nom, et ce nom était encore celui de Dieu. Si le livre de M. Quinet sur la Grèce moderne est moins clair que l’introduction placée en tête de la Philosophie de l’histoire, ce n’est pas la faute de l’écrivain, mais bien celle du sujet. Les détails d’érudition inévitables dans un pareil livre entravent la pensée de l’auteur, et entremêlent désagréablement la vérité relative et la vérité absolue.
Ahasvérus offrait à M. Quinet un champ plus vaste que l’histoire et que la géographie, et livrait du même coup à son ardeur dévorante l’immensité des temps et des lieux connus et inconnus. Aussi, dès les premières pages de ce drame gigantesque, il est visible que l’auteur est à l’aise, qu’il a ses coudées franches, et qu’il touchera sans souffrir aux dernières limites de sa pensée. Pour la première fois, il peut tout dire sans être gêné par la réalité ; il n’est plus arrêté dans sa marche par la forme d’une montagne ou la durée d’une dynastie : tous les moments et tous les points de sa pensée touchent à l’universalité des choses. Au commencement, il n’aperçoit que Dieu et le monde, ou plutôt le monde en Dieu. Puis l’homme paraît entre le monde et Dieu, et bientôt Dieu, l’homme et le monde se confondent dans l’Être universel ; tout est Dieu. Toute la série des temps antédiluviens et des temps historiques, n’est qu’un pont immense jeté entre la création et le jugement dernier, sous lequel passent l’orgueil, le crime et le repentir. Les touchants épisodes semés dans ce drame gigantesque, et en particulier celui de Rachel, disparaissent dans l’unité panthéistique du poème ; et le poème lui-même s’absorbe dans l’idée qu’il représente. Dieu remplit tellement le monde quand le monde paraît, et le monde est si étroitement uni à l’homme quand l’homme se sépare du monde ou plutôt s’en détache pour vivre par lui-même, que Dieu, le monde et l’humanité ne sont jamais complètement séparés. La théologie, la cosmogonie et l’histoire forment les trois anneaux d’une chaîne indissoluble ; si bien que le créateur, la création et la créature se neutralisent et n’ont plus d’existence individuelle. Or, là où Dieu, le monde et l’homme ne sont pas possibles, sur quoi la poésie trouverait-elle prise ? Pourtant Ahasvérus, sans être un poème, est un grand et beau livre. Arrivons à Napoléon.
Le sujet choisi par M. Edgar Quinet réunit toutes conditions épiques. Quoique Napoléon soit encore bien près de nous, quoique l’empreinte de ses pas soit encore marquée sur la face entière de l’Europe, cependant la société au milieu de laquelle nous vivons se sépare profondément de la société consulaire et impériale. Nous avons besoin de consulter la chronologie, pour nous affirmer à nous-mêmes que Napoléon appartient au siècle présent ; si nous n’écoutions que nos sentiments instinctifs, nous croirions volontiers qu’il y a entre lui et nous plusieurs générations. En effet, pendant vingt ans, il avait mis la France et l’Europe au régime de l’action, et aujourd’hui toute notre vie se dépense en paroles ; de son temps, les traités s’écrivaient sur le champ de bataille, la diplomatie comptait les morts et les blessés et servait de secrétaire à l’armée victorieuse ; aujourd’hui, toutes les chancelleries de l’Europe travaillent nuit et jour au maintien de la paix. C’est pourquoi le monde impérial n’est pas le nôtre et semble déjà bien loin de nous. À la grandeur historique et réelle de Napoléon il faut donc ajouter le prestige de l’éloignement. Quel que soit le jugement de la philosophie sur cet homme singulier qui, ayant devant lui les rôles de Cromwell et de Washington, préféra la puissance à la moralité ; que la raison excuse ou condamne cet égoïsme persévérant qui mit sa gloire personnelle au-dessus du peuple entier dont il était sorti, peu importe au poète, il y a pour l’imagination une vérité supérieure à tous les arrêts de l’histoire, la tradition : or, la tradition a déjà commencé pour Napoléon. À côté, autour, au-dessus des documents authentiques destinés à perpétuer le souvenir de la vie impériale, il y a une histoire insaisissable, qui n’est écrite nulle part, qui se raconte à la veillée, qui se renouvelle et se transforme dans la bouche de chaque narrateur, qui ne s’interrompt jamais, pleine à la fois de mensonge et de franchise, d’exagération et de simplicité, qui ne s’élèvera jamais jusqu’à la pureté des livres, mais à laquelle les livres les plus beaux ne sauraient atteindre : histoire populaire et vivante, dont les rapsodes sont épars dans les châteaux et les chaumières, dédaigneuse à sa manière, qui dans le triage des générations, choisit un homme tout au plus par siècle révolu. Cet élément nouveau qui domine l’élément historique, la popularité, est, à coup sûr, une donnée épique. Pour arriver à la popularité, il ne suffit pas d’avoir fait de grandes choses, d’avoir mené à bonne fin des guerres innombrables ; il faut avoir mis au service de sa volonté des passions énergiques et durables, capables de survivre à l’action accomplie. Ainsi, Louis XIV, par exemple, malgré ses guerres glorieuses et multipliées, ne sera jamais un roi épique ; parmi les aventuriers de la fin du quinzième siècle et de la première moitié du seizième, un seul, François Ier garde encore une physionomie poétique ; mais il tiendrait tout entier dans les limites du roman, et serait à peine aperçu dans la plaine immense de l’épopée. Les guerres de Charlemagne et des rois croisés peuvent seules lutter pour la grandeur épique avec la grandeur de Napoléon ; mais je conçois très bien que M. Quinet ait préféré Napoléon à Charlemagne et à saint Louis.
Outre la grandeur et la popularité, Napoléon possède encore l’élément merveilleux ; car il a réalisé par lui-même, par les hommes nés de sa seule volonté, tant de choses inattendues, improbables, impossibles aux yeux de la multitude, que sa vie seule semble contenir l’énergie et la puissance de plusieurs générations. Guerrier, législateur, diplomate, tour à tour homme d’aventure et d’organisation, il résume en soi les natures les plus diverses et souvent les plus contradictoires. Il pousse le courage jusqu’à l’aveuglement, et la pensée jusqu’aux dernières limites de l’abstraction. Cependant, toutes ses facultés si éclatantes, si variées, si fortuites en apparence, obéissent à une faculté suprême, la volonté : or, c’est précisément dans cette volonté impérieuse et obstinée que réside l’élément merveilleux ; car la volonté, en multipliant à l’infini les forces humaines, élève celui qui la possède aux proportions héroïques.
Le caractère héroïque ou merveilleux de Napoléon forme une partie importante de la tradition populaire, et, bien qu’il s’évanouisse aux yeux de la réflexion solitaire, il n’a cependant rien de puéril. Quand le vainqueur de l’Italie et de l’Allemagne n’ayant foi qu’en lui-même, ne consultant que ses vœux, n’adorant avec dévotion que l’écho de sa pensée, chancelait à la veille d’agir, et se débattait sous le doute envahissant, il n’admettait personne dans le secret de ses tortures, il masquait le vertige sous la sérénité ; il était humain, petit et misérable par les souffrances qui déchiraient son cœur ; pour la foule il était héroïque et merveilleux lorsqu’il lui montrait son étoile.
Or, il y a pour l’épopée deux méthodes bien distinctes : à savoir la méthode cyclique et la méthode dramatique. La première appartient à l’Écosse, à l’Espagne, à la Servie, à la France ; la seconde, à la Grèce, à la vieille et à la moderne Italie ; l’une se propose la biographie et l’anecdote, l’autre le développement progressif d’une action une et volontaire. À la première appartiennent le romancero et les ballades de Percy ; à la seconde, l’Iliade, l’Énéide et la Jérusalem. Ces deux épopées ont chacune leur charme et leur valeur ; mais il est au moins douteux que toutes deux conviennent au siècle présent. Sans vouloir trancher la question des poèmes homériques en ce qui touche l’unité primitive de composition, il est permis de penser que Pisistrate, en réunissant les chants de l’Iliade, a supprimé plusieurs épisodes secondaires, et qu’il a fait par l’ordonnance et l’élimination ce que le poète aurait pu faire par la prévoyance et la volonté ; c’est-à-dire que l’Iliade, avant d’enchanter la Grèce savante et civilisée, sous la forme d’une épopée dramatique, avait longtemps amusé les tribus guerrières et les familles ignorantes sous la forme d’une épopée cyclique. En d’autres termes, les poèmes homériques, avant d’être l’Iliade, ont été le romancero de la Grèce. Si l’Écosse et l’Espagne n’ont pas eu la même destinée que la Grèce, loin de nous plaindre et de regretter qu’il ne soit pas venu pour ces Iliades touffues et désordonnées de l’Europe moderne un nouveau Pisistrate, nous devons nous féliciter de posséder l’embryon à côté de l’homme complet ; car, grâce à la comparaison inévitable de ces deux épopées, nous apercevons plus clairement la supériorité de la volonté sur le hasard, je veux dire sur le hasard inspiré. Le génie, si heureux qu’il soit, ne peut se dispenser de la réflexion ; or en poésie, réfléchir c’est composer. Les natures les plus abondantes et les plus fécondes n’achèvent pas du même coup la production et la composition ; c’est pourquoi l’épopée dramatique n’est pas et ne sera jamais la première forme, mais à nos yeux c’est la forme suprême, la forme la plus achevée. Cependant nous le reconnaissons volontiers, Napoléon pouvait trouver place dans l’épopée cyclique aussi bien que dans l’épopée dramatique ; et, quelles que soient nos préférences et nos sympathies, nous aurions accueilli avec joie une suite de chants pareils au romancero sur la vie consulaire et impériale. Les Souvenirs du peuple, de Bérenger, étaient assurément un bel exemple à suivre. Nous aurions mieux aimé une action une et déterminée, choisie délibérément dans la vie de Napoléon ; mais ce n’est pas de notre goût qu’il s’agit ici.
Le poème de Napoléon, tel que M. Quinet l’a conçu, ne ressemble ni aux épopées cycliques, ni aux épopées dramatiques ; car dans ces deux ordres d’épopées le récit joue nécessairement le premier rôle ; que les épisodes s’ajoutent ou s’ordonnent, le récit doit toujours dominer la pensée du poète. Mais, dans le livre de M. Quinet, les choses ne vont pas ainsi : l’auteur se place constamment au point de vue lyrique ; il ne raconte jamais, il chante ; il se préoccupe exclusivement de la peinture de ses sentiments personnels, et ne songe pas un seul instant à retracer les événements auxquels il assiste par le souvenir. Les odes et les élégies se pressent et se multiplient, et remplissent la trame entière du poème. Tantôt l’auteur procède par apostrophes ; tantôt il se complaît dans les longues descriptions, et semble oublier le sujet auquel se rattachent toutes ses pensées. Mais soit qu’il chante, soit qu’il décrive, qu’il se plaigne ou se réjouisse, il ne se résigne jamais au récit. Il se mêle aux batailles et il s’enivre de bruit et de fumée ; il se glisse parmi les conseillers et il écoute les inutiles remontrances ; il pénètre dans la conscience même du héros, et il épie ses plus secrètes angoisses ; il recueille avidement tous les rêves dont l’image passe comme une ombre sur le front du guerrier victorieux ; il explique à sa manière, et souvent avec un hardi bonheur, les douleurs comprimées que la foule contemple dans un muet effroi ; mais il ne lui arrive jamais de sortir du rôle lyrique où il s’est enfermé. L’Italie et l’Égypte, l’Espagne et la Russie servent tout au plus à varier les couleurs de sa pensée ; mais n’espérez pas qu’il étudie et développe les causes de la guerre ; n’espérez pas qu’il s’arrête dans sa course vagabonde pour guetter d’un œil attentif l’origine des événements : une pareille tâche, bien que sérieuse et difficile, semblerait à M. Quinet étroite et mesquine. Ce qu’il veut avant tout, ce qu’il cherche avec une persévérance infatigable, c’est une riche moisson de strophes sonores et dorées. Pour faucher les épis de la gerbe qu’il s’est promise, il traverse au galop toutes les plaines sanglantes de l’Europe ; il dépasse dans sa vitesse les plus rapides ambitions, et il ne se donne pas le temps de respirer. Aussi le lecteur le plus complaisant a peine à le suivre. Si parfois le plaisir se présente, c’est un plaisir haletant ; la fatigue est plus vive que la joie. Il est impossible de méconnaître dans les chants du poète la puissance et l’animation ; mais cette puissance étonne plutôt qu’elle ne charme.
Le caractère exclusivement lyrique de ce poème ne permet pas de le juger d’après les lois de l’épopée ; et nous aurions mauvaise grâce à gourmander M. Quinet sur un oubli volontaire et prémédité. Lui demander pourquoi il n’a rien raconté, pourquoi il ne s’est imposé ni la peinture des hommes ni celle des choses, serait une véritable injustice. Nous aimons mieux accepter le livre de M. Quinet tel qu’il est, et n’y voir qu’un recueil d’odes et d’élégies. Mais le style de ce recueil soulève plusieurs questions sérieuses, et qui ne peuvent se résoudre, comme la conception du poème, par la seule volonté de l’auteur. Sans doute, M. Quinet devait rencontrer dans le mécanisme de la versification bien des obstacles inattendus, et je conçois très bien qu’il ait trébuché plus d’une fois sur la césure et la rime. Je n’insiste pas sur ces aventures vénielles. Seulement il eût été à souhaiter que l’auteur de Napoléon ne mît pas le public dans la confidence de son apprentissage, et qu’il se rompît à toutes les difficultés de la langue poétique, avant de la manier dans une œuvre de longue haleine. L’éducation du poète, à laquelle nous assistons, ne peut intéresser qu’un petit nombre d’amis, ou quelques intelligences délicates et rares, c’est-à-dire une très petite fraction de la foule à laquelle le livre s’adresse. Et quoique le progrès soit sensible dès la centième page, quoique l’auteur, après avoir rimé un millier de vers, donne à ses mouvements plus de largeur et de franchise, nous persistons à croire qu’il eût mieux valu réaliser ce progrès en famille et ne tenter l’épreuve publique et décisive qu’après avoir épuisé les épreuves provisoires et privées. Outre cette remarque dictée par la bienveillance la plus sincère, il en est une autre que nous ne pouvons passer sous silence et qui à nos yeux est bien autrement grave. M. Quinet prend pour une stance, pour un sixain, six vers à rime plate séparés des six vers précédents par l’intervalle de deux lignes. Selon nous, il se trompe : avec les rimes plates il n’y a pas de stance possible. La stance telle que la comprend M. Quinet n’est qu’un artifice typographique, mais appartient à la versification ordinaire, c’est-à-dire n’est pas une stance ; qu’il s’agisse de sixain ou d’octave, l’entrelacement des rimes est indispensable. Il ne suffit pas de diviser les alexandrins en groupes égaux et réguliers, il faut encore trouver pour la stance, comme pour la strophe, un milieu, une clef de voûte : or, cette voûte n’est possible qu’avec l’entrelacement des rimes. — Je ne dis rien des quatre rimes masculines qui se succèdent dans la pièce du Chamelier, car cette faute est sans doute involontaire.
Est-ce à dire que M. Quinet, malgré toutes les erreurs que nous lui reprochons, n’a pas droit d’occuper un rang glorieux parmi les poètes de notre temps ? En vérité, cette question est embarrassante, et pourtant il nous est impossible de ne pas la poser. Les livres de M. Quinet sont conçus et exécutés sérieusement ; ils ne veulent et n’acceptent que des lecteurs et des juges sérieux. C’est pourquoi la discussion qui s’agite autour de ces livres touche aux problèmes les plus élevés de la poésie. Le blâme et l’approbation sont poussés à l’extrême, et souvent le dédain coudoie l’admiration. Pour nous, dont toutes les prétentions se réduisent à l’impartialité, nous n’irons dans nos conclusions ni si haut, ni si bas. Nous ne dédaignons pas M. Quinet, car nous voyons en lui une intelligence éminente, animée d’une ambition généreuse, pleine de savoir et d’ardeur, empressée à l’étude aussi bien qu’à l’invention, façonnée à la poésie, sinon par les passions et la pratique de la vie sociale, au moins par les livres et les voyages. Mais il excite en nous plus d’inquiétude encore que d’admiration, car le mouvement auquel il s’abandonne est aussi désordonné que rapide. Il se laisse emporter par son imagination et ne la gouverne pas. Si haut qu’il soit monté il ne croit jamais avoir touché la cime suprême, il ◀continue▶ de gravir le sol qui se dérobe ; il ne redoute ni la sueur qui ruisselle sur ses tempes, ni la lumière pourprée qui éblouit sa prunelle ; il ◀continue▶ sa route aventureuse et obstinée, il arrive enfin ; mais à quelles conditions ? ses artères sonores retentissent autour de son cerveau, comme le marteau sur l’enclume ; ses paupières convulsives s’élèvent et s’abaissent sans permettre à l’œil de voir ni de regarder. Le poète espérait un magnifique spectacle ; mais il n’a plus la force de contempler le paysage placé à ses pieds, car il est pris de vertige.
Le vertige ! c’est un mot terrible et bien sévère peut-être ; mais le seul mot qui puisse traduire fidèlement notre pensée sur M. Quinet. Ce n’est pas la force qui manque au poète, c’est la prévoyance et la modération. S’il gouvernait sa pensée et consentait à la discipliner, je m’assure qu’il ferait beaucoup mieux et à moindres frais. Avec moins de prodigalité il nous donnerait des fêtes plus splendides et plus belles. Il ne ménage pas assez le bruit et les couleurs ; nous avons peine à distinguer le son des instruments et la nuance du velours. Si nous sommes étourdis par la confusion des chants et des draperies, n’accusons pas l’avarice de notre hôte ; mais souhaitons-lui dans un avenir prochain une générosité plus sage ; qu’il dépense et ne gaspille plus.
XIV. Molière.
I. Le Misanthrope.
Je ne suis pas de ceux qui reprochent à Volnys la témérité de ses débuts. Tout en reconnaissant la mesquinerie misérable des pièces à couplets, tout en avouant que le boulevard Bonne-Nouvelle et la rue de Chartres sont loin d’être des écoles de haute comédie, je ne saurais blâmer un acteur qui, confiant dans ses études et sa volonté, conçoit le projet de se mesurer avec MM. les comédiens ordinaires du roi. Si c’est là de la présomption, je déclare humblement que ma clairvoyance ne va pas jusqu’à la comprendre. S’il s’agissait de Molé ou de Fleury, je concevrais la pusillanimité du débutant ; mais j’ai beau compter sur mes doigts toutes les majestés comiques de la rue Richelieu, je n’en vois pas une dont la grandeur ait de quoi effrayer, pas une dont la voix et le regard, le geste et l’attitude défient l’imitation, et puissent se proposer à la jeunesse empressée comme un modèle désespérant. Suis-je coupable d’aveuglement ou d’injustice ? Je l’ignore ; mais à coup sûr je suis de bonne foi. Je trouve donc que Volnys a bien fait d’aborder le Misanthrope. Il y a dans cette tentative un désintéressement très louable. Abandonner les applaudissements assurés d’un parterre familier, une fortune assise sur la popularité d’un répertoire que le public encourage, et dont il ne paraît pas comprendre l’emphatique petitesse, c’est une bonne résolution qui témoigne d’un amour sérieux pour l’art dramatique.
Volnys a eu raison de vouloir ; a-t-il réalisé ce qu’il voulait ? Sa volonté, telle au moins que nous avons pu la deviner dans l’exécution, est-elle d’accord avec la pensée de Molière ? C’est là, si je ne me trompe, la question importante, la seule qui mérite d’être examinée. Les traditions éreintées ou travesties, qui se disputent à cette heure la scène du Théâtre-Français, n’ont rien à faire dans le débat.
Or, s’il est vrai que le sens poétique et philosophique du Misanthrope ne se laisse pas pénétrer du premier coup, s’il est vrai que, pour le plus grand nombre des lecteurs et des spectateurs, Alceste et Célimène signifient tout simplement la probité bourrue et la coquetterie mondaine, la réflexion et l’étude découvrent, dans ces deux personnages, des qualités plus secrètes, mais tout aussi réelles ; des traits dont le dessin est aussi pur, quoique moins marqué ; des idées plus fines et tout aussi sérieuses, mais dont l’expression a moins de relief. Les Femmes savantes et l’École des Femmes, Tartuffe même, sont plus vite compris que le Misanthrope. Et la raison en est simple, c’est que le pédantisme en jupons, la crédulité orgueilleuse d’un vieillard et la flétrissure infligée à l’hypocrisie, tiennent de plus près à la vie ordinaire que la lutte engagée entre la vertu absolue et l’urbanité complaisante.
Alceste est, je l’avoue, un des caractères les plus difficiles à saisir et à rendre qui soient à la scène. C’est un type placé entre la comédie et le drame, qui ne veut pas de la frivolité comique, mais qui exclut aussi les mouvements désordonnés de la passion. C’est la raison aux prises avec le cœur, hautaine, impérieuse, défiant les vices dont elle s’afflige, méprisant la ruse et le mensonge qu’elle n’a jamais appelés à son aide ; mais vaincue par la beauté, disputant pied à pied à l’amour envahissant l’espace qui se rétrécit chaque jour, rougissant de sa faiblesse, n’osant l’avouer, et dominée par la royauté qu’elle ne veut pas reconnaître. Alceste ne va jamais au-delà de l’émotion ; mais il s’émeut à sa manière : les mouvements de son cœur, comprimés par une fausse honte, ne sont ni moins profonds, ni moins tumultueux que chez les autres hommes qu’il dédaigne, et qu’il croit dépasser de toute la tête. Mais ils ne se trahissent que par des aveux incomplets, et se laissent deviner plutôt qu’ils ne s’expliquent.
Volnys a-t-il accepté toutes les difficultés de son rôle ? a-t-il soupçonné toutes les nuances que j’énumère ? a-t-il entrevu tous les secrets du cœur d’Alceste ? franchement j’ai peine à le croire. L’horizon de sa pensée s’est arrêté à la brusquerie, à la franchise impitoyable, à la probité inflexible qui n’accepte pas les misères de la société, qui multiplie chaque jour des inimitiés maladroites, et qui s’étonne ensuite de la solitude qu’elle s’est faite. Je ne veux pas faire injure à la pénétration de Volnys, je ne lui refuse pas la faculté de composer ses rôles ; mais je crois qu’il s’est trompé, et son erreur n’a rien qui doive nous surprendre. Les personnages prétendus qu’il représente depuis dix ans, sont tout d’une pièce, et n’exigent pas une grande sagacité. Faut-il s’étonner si l’intelligence d’un habile comédien, familiarisée dès longtemps avec les grosses finesses, et les quolibets vulgaires de Scribe et d’Ancelot, n’entre pas de plain-pied dans le génie de Molière ? Il a choisi dans Alceste le côté le plus facile, celui que MM. les comédiens ordinaires du roi s’attachent à mettre en relief, et il a calculé ses effets de scène en vue de cette préférence. Suivons-le, nous verrons bien.
Au premier acte, il s’emporte contre le sonnet à Philis. Mais comment ? Comme un homme qui n’aurait pas autre chose en tête que l’amour des beaux vers. Il rudoie le poète qui le consulte avec une brusquerie tellement vive, qu’il semble ne chérir que les seuls intérêts du langage et de la raison. Rien dans ses manières ne témoigne qu’il ait au fond du cœur une préoccupation jalouse ; il parlait tout à l’heure de son amour, il en parlait avec l’accent de la vérité ; et à voir comme il attaque de front les images boiteuses et les grâces guindées du sonnet à Philis, personne ne croirait qu’il ait fait autre chose de sa vie. Il devrait y avoir dans sa brusquerie non seulement le dépit d’un homme de goût dont l’oreille est blessée, mais bien aussi celui d’un amant interrompu tandis qu’il parle de sa maîtresse, essayant de renouer l’entretien, et se résignant enfin à la colère comme au seul moyen de chasser le fâcheux. Est-ce là ce que Volnys nous a montré ?
Au second acte, la double nature d’Alceste se dessine plus nettement. La lutte du cœur et de la raison s’engage visiblement. Quand Alceste se décide à entamer le chapitre des reproches, ce n’est pas pour moraliser Célimène, pour lui enseigner le respect de la vérité ; sous les maximes hautaines dont il emplit sa bouche, il essaie en vain de cacher l’inquiétude qui le dévore ; il est amoureux, il est jaloux de tous ceux qui se pressent autour de Célimène, et s’il lui fait la leçon, s’il l’interroge sur les soins qu’elle accueille et qu’elle devrait repousser, ce n’est pas pour la convertir, mais pour la défendre ; c’est pour éloigner ses rivaux, et non pour catéchiser Célimène. Ici l’épreuve de Volnys était de la plus haute importance. Sous peine de passer à côté du rôle, il fallait qu’il s’émût, qu’il mît dans sa voix l’accent de la passion comprimée. Il ne s’est guère inquiété de cette condition. Il a parlé haut, il a multiplié ses gestes, il s’est déchaîné, avec la violence d’un prédicateur, contre la fourberie élégante qui s’appelle l’art de vivre. Mais il avait l’air trop à l’aise auprès de Célimène pour être sincèrement amoureux. L’amant s’effaçait trop sous le philosophe ; il y avait dans ses invectives trop de fierté et pas assez de colère. On eût dit qu’il plaidait pour la seule cause de la bonne foi, et qu’il n’était pas lui-même intéressé dans son plaidoyer.
Plus tard, quand Alceste est mandé à la cour des maréchaux pour composer avec l’auteur du sonnet, placé entre son goût inflexible et la soumission qu’il doit aux ordres de sa maîtresse, Volnys a paru oublier complètement les exigences de son amour. Il a persévéré dans sa décision littéraire avec l’entêtement d’un juge qui se confie dans sa conscience, et qui dédaigne les accusations d’injustice ; mais la présence de Célimène ne jetait aucun trouble dans ses paroles. Il cédait machinalement à Philinte, et ne pliait pas devant le regard de sa maîtresse.
Et dans la scène des portraits, l’une des plus admirables et des plus exquises de l’ouvrage, où le caractère de Célimène achève de se révéler, où elle montre si bien comment la bonté du cœur peut se concilier avec la méchanceté de l’esprit, comment les railleries ingénieuses dont les cercles s’amusent sont impuissantes à dépraver les caractères généreux ! Le rôle d’Alceste pendant cette grande scène se réduit en apparence à peu de chose ; mais, à mes yeux, c’est une méprise singulière de croire que l’amant de Célimène proteste assez hautement contre la médisance en se tenant à l’écart. Si détaché que soit un acteur de la scène qui se joue, il n’est jamais dispensé de suivre l’action, lors même qu’il ne la conduit pas.
Je pense donc que Volnys a eu tort de s’enfoncer dans son fauteuil, comme un homme ennuyé qui tâche de se distraire par la réflexion du bruit qui se fait autour de lui. Après cet isolement prolongé, son exclamation soudaine ne se comprend plus. Comme il a l’air de n’avoir pas écouté, on se demande pourquoi il blâme ce qu’il n’a pas entendu. Il y aurait, selon moi, et je pense que je ne suis pas seul de mon avis, un jeu muet fort important, et qui consisterait à prêter l’oreille aux discours qui se débitent, à témoigner par l’expression du visage, et au besoin par la mobilité des attitudes, de l’indignation contenue qui agite Alceste. Alors son exclamation ferait explosion, mais ne serait plus inattendue.
Enfin, au cinquième acte, quand Célimène se justifie, quand elle avoue ses travers et offre sa main à Alceste en expiation des tourments qu’elle lui a infligés par sa coquetterie, c’était le cas ou jamais de s’attendrir, et Volnys ne s’est pas attendri. Fidèle en cela à la première conception de son rôle, il a écouté la défense de Célimène comme un précepteur les excuses de son disciple pris en défaut ; mais l’amant avait disparu, la passion éteinte n’avait pas un éclair pour se révéler. C’était bien encore le misanthrope, mais ce n’était plus le misanthrope amoureux.
Voilà ce que nous pensons de Volnys. Nous sommes sévères, mais nous croyons n’être que justes. Si son début était sans importance, nous n’en parlerions pas ; nos conseils prouvent assez notre sympathie. Pour le juger, nous l’avons comparé à Molière ; si nous l’eussions comparé à MM. les comédiens ordinaires du roi, sans nul doute nous aurions été plus indulgents. Un autre jour, nous demanderons à Volnys pourquoi il joue un rôle du dix-septième siècle avec le costume de la cour impériale.
II. Les Femmes savantes.
Les Femmes savantes sont, à mon avis, le chef-d’œuvre de Molière. Je les préfère au Misanthrope et au Tartuffe. J’y trouve plus de gaîté, plus de véritable comédie que dans le Misanthrope, et en même temps moins de tirades sentencieuses, moins de couplets officiels que dans Tartuffe. Il n’y a dans cette préférence rien de capricieux ; elle peut sans doute n’être pas acceptée généralement, mais je ne crois pas qu’elle ait à craindre une réfutation sérieuse. Le Misanthrope et Tartuffe renferment d’éternelles beautés, et seront toujours des monuments d’une haute philosophie ; les Femmes savantes allient à la même sagesse une vivacité singulière, une élégance et un mouvement qui, à mes yeux, en font une comédie unique.
Armande et Henriette sont dessinées avec une précision qui ne permet pas un seul instant de les confondre. Armande représente à merveille une liseuse de romans, entichée des subtilités du bel esprit, nourrie des doctrines de l’hôtel Rambouillet, pleine de mépris pour la bourgeoisie, récitant d’une voix emphatique tous les grands mots des livres qu’elle a parcourus, comme si chaque syllabe devait élargir la gloire de son nom. Elle a pris de la science le côté orgueilleux, égoïste, insociable. Du haut de sa pitié, elle fronde à toute heure du jour les misères du ménage et jusqu’aux mouvements les plus généreux de la passion. Je suis loin de blâmer la crudité des expressions que Molière a placées dans la bouche d’Armande. C’est mal connaître le pédantisme, et surtout le pédantisme féminin, que d’accuser d’exagération le dialogue d’Armande et d’Henriette au premier acte. Le plus grand malheur de la science officielle chez les femmes, ce n’est pas de les rendre ennuyeuses, de leur ôter la grâce et la coquetterie qu’elles ne devraient jamais oublier ; c’est l’effacement graduel, et très souvent la perte irrévocable de la pudeur. Dès qu’une femme a fait vœu de ne rien ignorer, elle n’a plus de raison pour ménager ses paroles. Du moment qu’elle sait tout ou veut tout savoir, pourquoi se tiendrait-elle sur la réserve ? Rien n’est honteux, rien ne doit être caché pour la science. L’amour n’a plus de mystères, le cœur plus de secrets pour le philosophe. Une femme qui n’a pas d’autre dieu que la vérité, n’est plus une femme ; c’est un homme manqué, qui raille la faiblesse de ses compagnes, et singe la force de ceux qu’elle veut égaler. C’est pourquoi le personnage d’Armande est parfaitement vrai. Elle est tout à la fois sans pudeur et sans effronterie ; elle ne peut plus rougir, et pourtant elle échappe au reproche de dévergondage, car, du point de vue où elle s’est placée, elle ne peut rien souiller par la hardiesse de sa parole.
Henriette est une charmante fille qui ne chicane pas Dieu sur la destinée qu’il lui prépare ; elle est belle et jeune, et ne prévoit pas pour sa beauté une plus digne récompense qu’un mari attentif et dévoué ; elle ignore bien des choses et se trouve heureuse de son ignorance ; elle comprend que son rôle dans la société lui prescrit l’obéissance ; elle n’a pas rêvé l’asservissement de celui qui l’aimera, car elle pressent instinctivement le châtiment réservé à cette tentative insensée. Elle ne poursuivra pas l’indépendance absolue ; car, sans avoir mesuré les forces de l’ennemi qu’elle aurait à combattre, elle entrevoit dans la lutte des tortures mortelles. Son amour du repos et de la sérénité ne va pas jusqu’à mépriser la passion. Loin de là, elle ne conçoit pas de bonheur sans le partage et l’échange des pensées ; mais, pour elle, la passion se réduit à la fidélité ; elle ne veut pas la vie sans roman, mais elle ne souhaite pour sa vie qu’un roman unique, commencé dans l’espérance et ◀continué▶ dans la soumission. Henriette, je le sais, paraît à plusieurs prosaïque et vulgaire ; il semble aux génies lyriques de notre temps qu’un tel personnage, réduit aux mesquines proportions d’une bonne ménagère, n’a pas droit de cité dans l’empire poétique, et qu’elle devrait tout au plus figurer dans une famille de province. N’en déplaise à ces messieurs, je crois qu’ils sont coupables d’ignorance, lorsqu’ils excommunient Henriette comme indigne de l’alexandrin. Le cœur d’une femme soumise et dévouée n’est pas moins poétique et moins beau que celui d’une femme condamnée par la mobilité de son imagination à de perpétuelles tentatives, suivies d’infaillibles désappointements. Les sentiments qui se renouvellent ont à peine le temps de s’ébaucher, et s’arrêtent d’ordinaire au seuil de la poésie. La permanence des affections n’exclut ni la grandeur ni la vivacité. Deux cœurs qui se savent bien, peuvent s’aimer profondément sans rencontrer la monotonie et l’ennui. Henriette résume admirablement le bonheur dans la crédulité.
Bélise et Philaminte présentent deux variétés de pédantisme, finement étudiées et reproduites avec une rare délicatesse de pinceau. Bélise, qui au premier aspect semble une caricature par trop chargée, devient en s’expliquant un profil joyeux et bouffon, et finit par atteindre la vraisemblance. Son ridicule entêtement à soutenir qu’elle se sait aimée et qu’elle pardonne l’aveu d’une passion qu’elle encourage, n’est pas sans exemple parmi les femmes de son âge. Et puis il faut se rappeler, pour juger Bélise, qu’elle est vieille fille, qu’elle n’a pas eu pour se distraire de sa folie les inquiétudes du ménage ; que la vanité primitive de son caractère, au lieu d’être contrariée et refoulée sur elle-même par la pratique de la vie, s’est librement développée. Les femmes qui ont vieilli sans amour, et qui sentent les rides se multiplier, ne liardent pas sur les avances. Au moindre sourire qu’elles surprennent sur les lèvres d’un homme, elles se mettent en frais de remerciements, et commencent la campagne avant que les hostilités soient dénoncées. Les dénégations les plus positives sont souvent inutiles et ne réussissent pas à les détromper. Un non bien décidé n’est pas pour elles une réfutation suffisante, et leur vanité ne quitte la partie qu’après plusieurs défaites, Cette heure venue, elles deviennent ennemies irréconciliables de celui qui les a humiliées. Mais jusque-là elles s’acharnent à la poursuite de leur amant imaginaire. Or, ce ridicule compose tout le caractère de Bélise.
Philaminte, coiffée de la science comme Armande et Bélise, détourne au profit de sa domination les maximes de sagesse qu’elle croit avoir puisées dans les livres, Armande dédaigne l’amour de Clitandre ; Bélise accepte un présent qui ne lui est pas offert ; Philaminte use de son autorité de mère et condamne l’entraînement d’Henriette au nom de ses études. Elle ne veut pas d’un gendre mondain et frivole ; elle souhaite pour sa fille un homme cousu de grec et de latin, dont les doctes entretiens nourrissent dans la famille le goût des hautes spéculations. Le choix d’Henriette et de Chrysale révolte Philaminte comme une insulte à la science personnifiée dans Trissotin, et toute sa conduite n’est que la manifestation de sa colère. La composition de ce personnage ne soulève pas les mêmes objections que Bélise ; et en effet le type de Philaminte a souvent passé devant nos yeux. Seulement il déplaît à quelques-uns par son égoïsme ; mais ce reproche n’est pas fondé, car, lorsqu’une mère met la gloire du bel esprit au-dessus de toutes choses, elle doit traiter lestement le bonheur de sa fille.
Martine, si je ne m’abuse, est le portrait vivant de cette bonne Laforesta, à qui Molière lisait ses comédies, et dont il consultait la figure pour prévoir le sort de ses ouvrages. Le bon sens impitoyable de cette joyeuse fille suffit à égayer les tristesses les plus obstinées ; elle gourmande la conduite de sa maîtresse, et ne conçoit pas d’autre devoir que le bonheur de la famille où elle est placée. Elle prend sur Henriette l’autorité des nourrices de la tragédie antique, et la sermonne à sa manière. Ses vigoureuses railleries contre le désespoir et la résignation partent d’un cœur excellent, et agissent plus sûrement sur le cœur d’une jeune fille qu’une leçon austère et sage, mais donnée au nom de la seule raison. Le souvenir de Martine nous demeure en mémoire comme une des meilleures figures de la Kermesse, de Rubens.
Chrysale et Clitandre ne manquent ni de relief ni de vérité. Combien de bourgeois de Paris pourraient se reconnaître dans Chrysale ! combien se consolent, par la vanterie emphatique, de la soumission à laquelle ils se résignent pour avoir la paix. À les entendre, ils sont maîtres chez eux, ils mènent à leur gré toutes choses ; s’ils cèdent quelquefois à leurs femmes, c’est seulement dans les questions secondaires : mais vienne une occasion importante ! ils sauront se montrer. L’occasion arrive, et leur volonté, usée dans la déclamation, fléchit et se décourage. Clitandre concilie, sous des formes exquises, la raison et l’urbanité. Il aime simplement et s’exprime avec franchise ; il n’invente pas, pour décider Henriette en sa faveur, des manières romanesques ; il s’en tient aux moyens vulgaires, qui manquent rarement de réussir. Toutes ses ressources oratoires se réduisent à deux mots : « Je vous aime, aimez-moi. » S’il ne dérobe pas aux romans ces phrases ambitieuses auxquelles se laissent prendre quelques niaiseries de province, il n’est pas pour cela dépourvu d’idéalité. La sincérité de son amour, la chaleur de sa parole, ses promesses de dévouement et de fidélité ne sont pas vulgaires. Il dit naïvement ce qu’il éprouve, et comme chacun de nous croirait pouvoir le dire. Mais l’idéalité de Clitandre consiste précisément dans la simplicité de ses protestations. Il va droit à sa maîtresse, et ne s’arrête pas à maudire la société qui les sépare. Il est amoureux, il veut posséder Henriette ; mais son orgueil ne va pas jusqu’à intéresser le monde au succès de son entreprise. S’il appelait à son aide les principes de liberté absolue, s’il voyait dans l’accomplissement de ses vœux la consécration d’une sagesse supérieure à toutes les institutions factices qui gouvernent les sociétés, il serait déclamatoire et non pas idéal. Il emplirait sa bouche de paroles sonores et ne convaincrait personne ; il aurait tout au plus la chance d’endormir Henriette, mais non pas de l’attendrir. À mes yeux, Clitandre exprime heureusement l’amour adolescent et crédule, avec ses alternatives d’espérance et d’inquiétude ; il est tout ce qu’il doit être, et s’il n’a pas l’ampleur d’un premier rôle, il a toute celle d’un jeune premier.
Pour Trissotin et Vadius, je n’ai ni à les défendre ni à les louer. Ils sont devenus proverbes, ils ont acquis une popularité invulnérable, et qui les protège comme une cuirasse d’airain contre les traits de la critique ; ils ont pris place entre l’évêque de Grenade et le docteur Sangrado. Il suffit de prononcer leur nom pour amener le sourire sur les lèvres.
Qu’en présence des personnages si admirablement naturels, qui concourent à la comédie des Femmes savantes, quelques esprits chagrins, éplucheurs de syllogismes, querellent Molière sur la fable qu’il a mise en œuvre, c’est un malheur qui mérite notre compassion, mais non pas une réfutation sérieuse. Si tous les acteurs agissent et parlent dans les limites de leurs caractères, à quoi bon s’inquiéter du cadre où ils sont placés ? Il n’y a pas ici de machine dramatique : tout obéit à des ressorts invisibles.
Le style des Femmes savantes est le meilleur, le plus riche et le plus varié que Molière ait jamais rencontré : nulle part la langue française n’a plus de souplesse et de solidité.
C’est avec regret que nous avons vu Volnys ◀continuer▶ dans le rôle de Clitandre, la brusquerie que nous lui avions reprochée dans le rôle d’Alceste. L’amant d’Henriette n’a pas, comme l’amant de Célimène, le droit de maudire et de s’emporter. Celle qu’il aime ne fait rien pour le désespérer. Elle n’est ni coquette, ni railleuse. Clitandre, dans la pensée de Molière, concilie heureusement la politesse élégante et la passion sincère. Je ne m’explique pas comment Volnys a pu se méprendre au point de rudoyer Armande et Bélise. S’il avait à se venger des tourments infligés à son amour par la vanité d’Henriette, je concevrais sa colère et sa voix hautaine ; mais un homme aimé, et qui sait qu’il est aimé, est naturellement disposé à l’indulgence ; c’est pourquoi Clitandre doit traiter Armande et Bélise comme des folles dignes de rire ou de pitié ; mais il sort de son personnage, du moment qu’il dispute au lieu de discuter. Ces remarques nous semblent tellement justes, et revêtues d’un tel caractère d’évidence, que nous espérons, à une prochaine représentation des Femmes savantes, trouver Volnys tout à fait revenu de son erreur. Il a trop d’intelligence et de discernement pour ne pas se corriger,
III. L’École des Femmes.
L’École des Femmes occupe dans le répertoire de Molière, un rang très élevé. Les personnages de cette pièce sont tous d’une vérité frappante, mais n’appartiennent pas exclusivement à la bourgeoisie parisienne du dix-septième siècle : ils sont empreints d’un caractère général qui leur assure une éternelle durée. L’action est d’une simplicité presque enfantine ; le dialogue seul, grave, ingénieux, varié à l’infini, suffit à mettre en lumière toutes les physionomies groupées dans cette pièce. C’est surtout dans l’École des Femmes qu’on peut étudier sérieusement le secret de présenter des personnages vivants, pleins de naturel et de vraisemblance, sans les engager dans les rouages d’une fable savante ; d’autant plus animés, d’autant plus complets qu’ils semblent moins préoccupés de leur conduite, et se laissent aller à leurs penchants comme s’ils n’avaient devant eux qu’une journée ordinaire, et qui ne dût laisser aucune trace dans leur mémoire. Ce secret si difficile, et que Molière possédait si bien, ne se révèle nulle part d’une façon plus éclatante que dans l’École des Femmes. Ici les caractères ne se plient pas à l’action, ne se déduisent pas de l’argument dramatique. Loin de là, chaque personnage, en épanouissant librement toutes les couleurs de sa pensée, concourt involontairement à la marche de la fable. Il semble que la progression scénique soit indépendante de la volonté de l’auteur, tant les ressorts sont cachés, tant ils échappent à notre clairvoyance. L’analyse de la pièce est tout entière dans l’analyse des personnages. Trois seulement appellent notre attention : Arnolphe, Agnès et Horace.
Arnolphe a étudié les mœurs de son temps et se vante de les bien connaître. Soit qu’il ait la main malheureuse, soit qu’il s’exagère la valeur des propos qui se débitent par la ville, il ne voit dans la société de Paris que des maris trompés. Comme il a vécu dans le célibat jusqu’à cinquante ans, il s’est contenté de prendre en pitié les malheurs domestiques dont il était le témoin. Il n’a pas ménagé ses railleries ; il s’est fait un malin plaisir de gloser sur toutes les galantes aventures, de prophétiser la chute des vertus chancelantes, de s’égayer sur les désastres qu’il avait prévus ; sa verve moqueuse est devenue la terreur des maris. Enfin, lassé de la solitude, il songe lui-même à se marier ; il n’a pas choisi légèrement : fort de ce qu’il appelle son expérience, il exige dans la femme qui portera le beau nom de madame de la Souche, une pureté sans tache, une irréprochable innocence. Par malheur, il a regardé vivre les autres, il n’a pas vécu lui-même. Si, au lieu de railler les maris trompés et d’assister à leurs mésaventures, il eût tenté pour son compte la ruse, la passion, la conquête, s’il avait étudié de ses yeux le cœur des femmes exposées à faillir, il saurait faire la différence de la vertu et de la niaiserie. Mais la vie paisible qu’il a menée ne pouvait lui fournir l’occasion de pareilles études ; ce n’est pas au banc de l’œuvre ou dans la fabrique de sa paroisse, au coin du feu, en face d’une partie d’échecs, qu’il pouvait apprendre quels sont les vrais devoirs d’une femme, ni à quelles conditions ces devoirs s’accomplissent. Pour lui il n’y a pas de milieu entre l’esprit et le vice ; il n’aperçoit de sécurité que dans la parfaite ignorance. Comme il n’a jamais tenté le danger du mariage, et qu’il n’a même pas osé dérober à son profit les ennuis d’un ménage désuni ; comme il n’a jamais eu de femme à défendre ou à ravir, il s’exagère la rareté des cœurs fidèles. Sa défiance n’a plus de bornes, et la loi musulmane, la réclusion absolue lui semble seule une garantie acceptable pour l’honneur de son front. Si de bonne heure il se fût mêlé aux intrigues amoureuses, il aurait lu au fond des cœurs, il aurait deviné le rôle que joue la vanité dans ces sortes d’affaires, il aurait vu comme les cœurs les plus passionnés en apparence cherchent dans le changement une preuve de leur puissance ; il saurait que l’oisiveté ingénieuse à mal faire n’est possible qu’aux esprits ignorants ; que les devoirs mal compris sont des chaînes pesantes, mais faciles à briser ; en un mot, il craindrait d’épouser une femme innocente : mais toutes ces vérités vulgaires sont pour lui lettres closes.
Il a d’ailleurs, pour persévérer dans son aveuglement, une raison plus sérieuse encore que la défiance ; il est riche, ou du moins il jouit d’une aisance honorable. Comme il a frayé rarement avec les familles vraiment opulentes, comme il a eu tous les jours sous les yeux le spectacle de la pauvreté patiente, luttant par le travail contre les besoins sans cesse renaissants, il compte sur la reconnaissance de la femme qu’il a choisie, il espère qu’elle ne perdra jamais de vue le néant d’où elle est partie, le rang où elle est montée, et que la peur de l’ingratitude lui défendra l’infidélité. Tout entier aux soucis de la vie matérielle, Arnolphe ne comprend pas que la vie du cœur déroute les calculs de la prévoyance la plus éclairée. Au-delà du paisible horizon de la famille, il n’aperçoit pas de bonheur digne d’envie. Un bon lit, une bonne table, un bon feu, sont pour lui tous les biens avoués par la raison, et il ne craint pas qu’une femme élevée dans la misère, familiarisée avec toutes les souffrances du dénuement, compromette jamais la possession de pareils avantages pour une intrigue romanesque. Plein de confiance dans le lustre de son nom, et surtout dans sa cassette, il croit que sa femme, tirée par lui du dernier étage de la société, élevée au titre magnifique de bourgeoise, fera de toutes ses actions un perpétuel remerciement. Il se résigne d’avance à recevoir chaque matin les témoignages d’une gratitude si bien méritée. Il ne s’abuse pas sur les mérites de sa personne ; mais il est sincèrement persuadé qu’un homme de sa fortune, ayant comme lui de bonnes fermes et de bons prés au soleil, est un parti très sortable et même un objet de convoitise pour les filles qui n’ont pas d’autre dot que leur beauté.
Le personnage d’Arnolphe est une conception très sérieuse, et que Molière n’a certainement pas improvisée. Sans toucher à la tristesse, elle est pourtant grave et austère, et pourrait trouver place ailleurs que dans une comédie. Tel qu’il est, c’est une figure intéressante et vraie, mais qui excite parfois les larmes aussi bien que le sourire. Quand il s’aperçoit de sa méprise, quand il entrevoit l’abîme creusé sous ses pas, il y a dans l’épanchement de sa douleur quelque chose de naïf et d’attendrissant. Il avoue franchement qu’il s’est trompé ; il fait si bon marché de son orgueil, il proclame si hardiment l’inutilité de sa défiance, que malgré nous il nous émeut encore plus qu’il ne nous amuse. Ce qui ajoute singulièrement à la grandeur de ce rôle, c’est la lenteur paresseuse de l’étonnement d’Arnolphe. Accoutumé à procéder en toutes choses avec prudence et réserve, il n’abandonne pas la partie dès le premier soupçon ; il lui faut, pour se rendre, un avertissement sévère, irrécusable ; il a peine à quitter son projet de mariage, longuement mûri ; son désespoir est comme son espérance : il marche à pas mesurés, il ne s’exalte pas jusqu’à la colère, il se détache de la branche qu’il avait saisie, il n’essaie pas de la briser.
Agnès est innocente ; ce mot comprend toute sa destinée. Élevée dans l’ignorance de toute chose, elle ne peut mal faire, car elle ne connaît pas la différence du bien et du mal. Pour elle, le devoir est un mot vide de sens. Prévoir le danger, l’éviter plutôt que l’affronter, éloigner son âme des perfides pensées, renoncer à la gloire de la lutte pour ne pas courir la chance d’une défaite, sont pour Agnès autant de préceptes obscurs, impénétrables, qu’elle pourrait réciter chaque jour, comme de saintes litanies, sans éloigner d’une minute l’heure où elle doit succomber. Les commandements prescrits à sa patience sont pour elle une tâche qu’elle accepte sans murmure, mais dont elle ne soupçonne pas la valeur ou la justice. Qu’une occasion de plaisir se présente, elle la saisira sans remords. La moindre diversion aura pour elle le mérite inestimable de la nouveauté ; accoutumée à ne recevoir en échange de son obéissance, qu’une approbation froide et sévère, à la première parole flatteuse qu’elle entendra, elle frémira comme une chatte sous la main qui la caresse. Ses nuits ne sont pas troublées par des rêves ambitieux ; elle ne souhaite pas pour son front des parures étincelantes, mais chaque matin, en se résignant à la journée qui commence, elle demande à Dieu si l’avenir ne sera pas meilleur. Dans son imprévoyance naïve, elle ne devine pas le prix de sa beauté ; elle ne songe pas à s’admirer, et s’il lui arrive de consulter son miroir, c’est qu’elle a pleuré, c’est qu’elle a essuyé un reproche, et que ses yeux sont rouges et cuisants.
Réduite à cette ignorance absolue, la femme n’est plus une personne, c’est une chose ; elle ne peut pas se garder elle-même : elle a besoin d’être gardée. Elle doit céder à la première tentation qui viendra s’offrir ; car elle n’a pas de raison pour se prémunir contre le danger qu’elle n’aperçoit pas. Elle sera belle, enviable, ardemment poursuivie par ceux qui la verront, curieuse de tous les yeux fixés sur elle, empressée à répondre sans peser les questions qui lui sont adressées ; elle s’élancera vers la nouveauté comme l’insecte vers la lumière. Éblouie des rayons qui frappent ses yeux étonnés, elle s’agitera follement autour du foyer, jusqu’à ce que ses ailes tombent en cendres ; elle n’aura ni cesse ni repos, tant qu’elle n’aura pas tenté la flamme où elle doit se brûler ; mais quoi qu’il arrive, elle ne sera pas coupable, car elle est innocente.
La destinée d’Agnès est celle de toutes les femmes élevées à la même école, nourries comme elle dans une inviolable ignorance. Grandir dans les ténèbres, ne rien apercevoir au-delà des murs d’une chambre solitaire, relire chaque jour d’une voix soumise et tremblante le programme de sa tâche ; ne connaître du monde que le bruit confus qui vient mourir au pied de la maison ; espérer Dieu dans le ciel, et sur la terre craindre le démon ; s’interdire l’échange des pensées, comme une profanation des saintes paroles que le religion dépose dans les âmes élues ; s’éloigner des hommes comme d’un troupeau décimé par la peste ; vivre en soi-même, et n’avoir pour s’encourager aux jours à venir que le spectacle uniforme des mêmes rêveries et des mêmes souvenirs ; assurément ce n’est pas se préparer à la vertu, ce n’est pas s’initier aux devoirs d’épouse et de mère.
La vertu n’accepte pas l’ignorance ; elle ne se contente pas de l’accomplissement régulier des devoirs ; elle veut une âme ouverte à toutes les pensées, juge éclairé du bien et du mal, capable de discerner la vraie route avant de faire le premier pas. Elle ne s’arrange pas de l’aveugle soumission ; elle estime surtout la conscience de la tâche entreprise et menée à bonne fin. Pour elle, la gloire la plus grande, la plus éclatante récompense, c’est de gagner une bataille sans l’avoir cherchée, c’est d’abattre un ennemi sans l’avoir provoqué. Les triomphes poursuivis sans nécessité ne sont pas de son goût : elle ne conçoit pas la victoire sans modestie. Or, la modestie est impossible dans une lutte ardemment convoitée.
C’est pourquoi tous les soins d’Arnolphe, loin de développer dans Agnès le germe de la vertu, ont plutôt étouffé chez elle la faculté de prévoir le danger : elle sera inhabile à résister, car elle ne soupçonne pas le piège où elle peut tomber. Elle prodiguera les grâces de son sourire, sans craindre d’engager son innocence ; elle fera la révérence à tous ceux qui la salueront, et n’apercevra pas dans ce muet dialogue une promesse irrévocable. Pauvre enfant ! elle s’offrira d’elle-même à la séduction, au lieu de songer à se défendre. Elle ira au-devant de la ruse, tête baissée, et quand elle sentira la première étreinte de l’amant qu’elle appelait sans le savoir, quand ses lèvres frémiront sous la bouche embrasée de l’homme qu’elle encourageait par sa naïveté, il ne sera plus temps de relever la tête et de se débattre : une fois attaquée, elle sera vaincue.
Pour Agnès, il n’y aurait qu’une chance de bonheur, si un amant ne venait la délivrer, ce serait l’amitié dans le mariage ; mais cette amitié est-elle possible entre un homme de cinquante ans et une fille de seize ? L’amitié peut-elle consentir aux relations de commandement et d’obéissance ? Ne veut-elle pas une parfaite égalité de droits, un perpétuel échange de pensées revêtues d’une autorité pareille, se révélant avec la même espérance d’être écoutées ? Et dans l’espace de trente-quatre ans, combien de passions renouvelées, remplacées, éteintes, rallumées, usent le cœur et le réduisent au repos et à l’impuissance ? Combien de projets couvés, comme des trésors, avec inquiétude, dédaignés avant l’accomplissement, voués au mépris comme des rêves insensés, déchirent par lambeaux la trame du caractère ! Allier par le mariage le cœur d’un vieillard et le cœur d’une jeune fille, n’est-ce pas une impardonnable folie ? Condamner à l’intimité l’espérance et le découragement, forcer à vivre dans le même air deux plantes d’un âge si différent, dont l’une se plaît à l’ombre, et dont l’autre aspire au soleil, n’est-ce pas une faute irréparable, et qui ne serait pas trop sévèrement punie par l’abandon ?
L’amitié dans le mariage peut quelquefois tenir lieu d’amour, et même interdire les regrets au cœur d’une jeune fille. Mais à quelle condition ? Ne faut-il pas, pour fonder une pareille amitié, que la distance qui sépare le mari de la femme ne soit pas trop lointaine ? Ne faut-il pas dans l’âme de l’homme le souvenir d’une passion récemment éteinte, l’intelligence d’un enthousiasme désormais impossible, l’habitude et la volonté de ne pas railler les puérilités de l’amour ? et chez la femme, une imagination paisible, qui comprenne la vie en dehors de la mobilité, qui accepte la protection en échange de l’obéissance, et ne voie pas dans l’adoration agenouillée le seul témoignage d’une affection sincère ?
Or Agnès, élevée dans la solitude, s’est fait de l’amour une image exagérée, et Arnolphe est trop loin de son âge, pour appeler au secours de ses froides caresses les paroles compatissantes qui consolent l’enthousiasme sans le satisfaire.
Horace a toute la confiance de la jeunesse, il est bien fait de sa personne, amoureux de la toilette, empressé aux galantes aventures ; arrivé à Paris depuis quelques jours, il a hâte de réaliser les rêves qu’il a bâtis dans sa crédule imagination. Dans cette grande ville si souvent souhaitée, il veut puiser à pleines mains le plaisir. Que fera-t-il pour son début ? enlever une femme riche, livrée à toutes les distractions du monde, rompue aux intrigues et aux agaceries, ce ne serait qu’une gloire vulgaire, et Horace ne peut s’en contenter ; il lui faut une conquête plus digne de son mérite ; des geôliers à séduire, des verrous à briser, à la bonne heure ! il y a là de quoi exercer tout le génie d’Horace. Il n’a pas de valet à sa dévotion, il ne doit compter que sur lui-même pour attirer la proie qu’il a convoitée ; mais le courage ne lui manque pas : le nœud de rubans attachés sur ses épaules, et le velours de son pourpoint sont de puissants auxiliaires. Pour corrompre les gardiens de celle qu’il aime, il a besoin d’argent ; il s’adresse hardiment à l’ami de son père ; une fois entré dans la place, il ne doute pas que la garnison ne se rende ; le plus difficile est de pénétrer, pour se trouver face à face avec l’ennemi. Vienne l’heure si impatiemment attendue ; qu’il puisse librement se jeter aux genoux d’Agnès et lui peindre son amour, la regarder avec des yeux humides et lui parler selon sa pensée, le succès ne lui échappera pas. Par un merveilleux instinct, il comprend que la pauvre fille ne demande qu’à se livrer, mais qu’elle attend, pour ouvrir les portes, une première sommation : aussi les contretemps ne l’effraient pas, il poursuit, sans impatience et sans dépit, le but qu’il a marqué ; les obstacles, au lieu d’abattre ses forces, ne font que les doubler ; il a résolu de posséder Agnès, il la possédera ; les mains jalouses qui les séparent seront impuissantes à empêcher leur réunion. Horace aime sérieusement, il se promet de consacrer toute sa vie au bonheur d’Agnès ; et cette promesse mystérieuse, qui n’a pour témoin que Dieu et sa conscience, le soutiendra victorieusement dans la lutte qui s’engage. La curiosité naïve d’Agnès lui prouve qu’il n’a pas de rival à craindre ; la convaincre de son amour n’est pas une tâche difficile, et quand elle sera bien sûre d’être aimée, elle ne se refusera pas.
Horace est indiscret, mais la légèreté de sa langue n’a rien d’impertinent ni d’injurieux pour l’honneur d’Agnès ; il ne conte pas son amour pour le stérile plaisir d’afficher le nom de sa maîtresse ; il est heureux des premiers succès qu’il vient d’obtenir, plus heureux encore de ceux qu’il espère ; il a besoin de confier son bonheur, et d’écouter lui-même les paroles ardentes qui peignent son amour. Ceci est un défaut trop vulgaire pour avoir besoin d’être défendu ; peu d’hommes à vingt ans évitent l’indiscrétion ; ils auraient trop à faire s’ils essayaient de contenir les mouvements tumultueux de leur cœur ; la femme qui se donne à eux, dans l’intérêt de sa sécurité, doit leur souhaiter un confident ; s’ils n’ont pas une âme où ils puissent épancher les flots de leur joie, cette joie débordera en paroles insensées ; malgré eux, ils perdront la femme qu’ils aiment sincèrement. Sans doute les amours sérieux se plaisent dans le silence ; sans doute les cœurs vraiment épris, et préparés à la lutte qu’ils commencent par plusieurs années de réflexion, ne prennent pour confident de leur passion que leur seule conscience, et craindraient, en prononçant le nom qu’ils révèrent, de le livrer aux railleries et aux insultes des vanités jalouses ; mais l’amour, même romanesque et poétique, l’amour tel qu’il convient au théâtre, peut très bien ne pas voir dans un absolu silence la première condition de la sincérité. Les amours qui ne parlent pas, ou qui ne conversent qu’avec eux-mêmes, ne s’apaisent pas dans la possession et ne se guérissent pas par l’abandon : ils survivent au bonheur, à l’espérance ; ils se nourrissent obstinément du souvenir des jours irrévocables, ils se personnifient dans l’élégie, mais seraient mal compris sur la scène : car dans le monde même, et pour beaucoup d’esprits sérieux, ces sortes d’amours sont des chimères ambitieuses, écloses dans le cerveau de quelques rêveurs, et dignes tout au plus de pitié.
Loin donc de blâmer l’indiscrétion d’Horace, j’y vois un témoignage de sa jeunesse ; cette intempérance de paroles, qui mettrait sur le qui-vive la prudence exercée d’une femme de vingt-cinq ans, ne peut effaroucher la crédule innocence d’Agnès. Horace est sûr de son amour, il se sait bon gré de son enthousiasme, il se trouve plus grand et meilleur depuis qu’il aime ; pourquoi hésiterait-il à dire hautement la cause de sa fierté ? peu s’en faut qu’il ne voie dans l’indiscrétion un devoir impérieux ; il rougirait presque de ne pas avouer le nom de sa maîtresse.
Horace est une des plus glorieuses réfutations opposées par Molière à ceux qui lui refusent l’élément lyrique. Assurément je ne crois pas nécessaire de combattre les caprices de la critique allemande. Permis aux beaux esprits de Bonn et de Berlin de préférer les féeries dialoguées de Legrand aux admirables tableaux des Femmes savantes et de l’École des Femmes, de chercher dans la comédie, c’est-à-dire dans la peinture des ridicules humains, cette fantaisie désintéressée qui ne prend parti ni pour la passion ni pour la vertu ; mais, ailleurs qu’en Allemagne, en France même, autour de nous, à l’heure où nous écrivons, il plaît à quelques parleurs bruyants de rayer Molière de la liste des poètes complets. Et sous quel prétexte s’il vous plaît ? Parce qu’il n’oblige pas son jeune premier à se prendre lui-même pour sujet d’une leçon psychologique, parce qu’Horace, par exemple, ne demande pas à la création entière des termes de comparaison dignes de sa maîtresse ; parce qu’il ne s’adresse pas aux violettes et aux étoiles pour exprimer la modestie ou la splendeur de sa bien-aimée. N’en déplaise à vos majestés savantes, Horace, messieurs, est pour moi un personnage vraiment lyrique, dans l’acception la plus raisonnable du mot. Il dit franchement ce qu’il éprouve, il le dit bien, sans vulgarité ; il est assez profondément pénétré de sa passion pour s’isoler, quand il le faut, du mouvement général de l’action ; mais il est bref dans ses entretiens avec lui-même, parce que, avant tout, il est amoureux, et qu’il ne veut pas perdre, à discourir, le temps qu’il peut employer plus utilement pour Agnès et pour lui. Je ne dis pas qu’il récite des odes dignes de Pindare, ni des sonnets dignes de Pétrarque ; mais il est lyrique autant qu’il est permis de l’être dans la comédie.
Entre Arnolphe, Agnès et Horace, la pièce est toute simple et se fait d’elle-même : du moins c’est la pensée qui nous vient à la représentation de l’École des Femmes ; car Molière, comme La Fontaine, semble sortir de l’art à force de naturel.
Duparai, dans le rôle d’Arnolphe, trouve à déployer toutes les ressources de sa verve comique ; il dit bien le vers, le fait valoir sans l’émietter, et ne dégrade jamais la pensée du poète par des caricatures ou des éclats de voix. C’est beaucoup ; mais selon nous ce n’est pas tout : la partie sérieuse et mélancolique d’Arnolphe échappe à Duparai. Peu de personnes sans doute songeront à lui reprocher cette omission ; mais tout en reconnaissant le plaisir que nous lui devons, nous croyons devoir constater cette lacune dans la composition du rôle tel qu’il le conçoit.
Dans le rôle d’Agnès, mademoiselle Anaïs ne blesse pas le goût ; mais elle manque de simplicité. Elle cherche à mettre de la malice dans chacune de ses réponses, et à force de finesse, tout en recueillant les applaudissements du parterre, elle arrive à effacer la physionomie primitive du personnage. Mademoiselle Plessy, malgré sa jeunesse, qui semblerait lui assurer un avantage décisif, ne vaut pas mademoiselle Anaïs dans le rôle d’Agnès. Sa voix est aiguë, mais non pas pénétrante ; elle mime constamment, non pas avec ses yeux, mais avec ses coudes et ses épaules, et tout cela n’est pas de l’ingénuité.
Pourtant, je l’avouerai, mademoiselle Plessy réussit dans le rôle d’Agnès et ne soulève pas un murmure dans la salle ; mais le succès, dans cette circonstance, n’est pas une preuve irrécusable de talent. Si elle dit très bien :
le petit chat est mort
, si elle écoute d’un air étonné la peinture des chaudières bouillantes qui attendent aux enfers les femmes mal vivantes, ce n’est pas qu’elle ait médité sérieusement sur toutes les beautés de son rôle ; mais elle est jeune, et les paroles en passant par sa bouche, prennent un
caractère indépendant de sa volonté. Toute l’habileté de mademoiselle Mars ne peut réussir à jouer le rôle d’Agnès : l’intelligence la plus ingénieuse ne peut effacer les rides du front, éteindre le feu du regard habitué à traduire les passions ; la naïveté sur les lèvres de Célimène et d’Araminte ressemble à une raillerie, et parfois même excite l’impatience ; mademoiselle Plessy est taillée pour le rôle d’Agnès. Elle n’a encore exercé que sa mémoire ; elle n’a pas de peine à contenir les palpitations qu’elle ignore. Son œil, qui n’a contemplé encore que les syllabes inoffensives de l’alexandrin, n’a pas d’effort à faire pour se baisser modestement ; elle peut impunément parler de coiffes, de cornettes et de chemises, sans exciter l’hilarité. Pour atteindre à l’ignorance d’Agnès, après avoir traversé les années tumultueuses, il faudrait un grand savoir ; à l’âge de mademoiselle Plessy, il ne faut qu’être soi-même. Et voilà pourquoi, tout en méritant les reproches que nous lui adressons, elle recueille dans le rôle d’Agnès d’unanimes applaudissements.
Menjaud, dans le rôle d’Horace, a de l’élégance, de la raison, mais une animation trop modérée. Il n’est pas à côté du rôle, mais il ne va pas jusqu’au bout.
XV. Eugène Scribe.
I.
Bien que l’auteur de Bertrand et Raton soit à coup sûr un des hommes les moins littéraires de ce temps-ci, je ne puis guère me refuser à parler de l’Ambitieux, car le plus grand nombre se méprendrait sur mon silence.
Robert Walpole est le héros nominal de la nouvelle comédie ; mais que l’auteur se rassure : je ne composerai pas à son usage une petite leçon d’histoire, je ne le chicanerai pas sur son ignorance. Habitué qu’il est à vanner librement les plus grands noms, à les rimer pour l’Opéra et l’Opéra-Comique, à les distribuer en ariettes et en duos, il agit très cavalièrement avec les princes et les ministres ; il saute à pieds joints par-dessus la chronologie et la géographie. Le Robert Walpole de l’histoire n’a pas grand-chose à démêler avec l’Ambitieux de M. Scribe : ce qu’il avait fait de Struensée présageait assez bien ce qu’il ferait de Walpole ; il ne faut donc pas gaspiller son temps et sa parole dons ces querelles secondaires.
L’Ambitieux que nous avons vu jeudi dernier est une pure invention, une création indépendante et hardie, s’il en fut ; l’action se noue et se dénoue avec une simplicité très remarquable ; qu’on en juge.
Au premier acte, Robert Walpole, premier ministre de la Grande-Bretagne, vient souper chez un vieil ami de collège qu’il n’a pas vu depuis dix ans, et se plaint à lui du néant des grandeurs humaines ; au style près, c’est un centon de Philémon et Baucis.
Au second acte, l’ami de collège, médecin très savant et profond philosophe, introduit à la cour, obtient du roi qu’il acceptera la démission de Robert Walpole.
Au troisième acte, le roi charge le ministre démissionnaire de choisir lui-même son successeur. Robert désigne son neveu Henri.
Au quatrième acte, le roi surprend une lettre de Henri à la comtesse de Sunderland. La comtesse s’est donnée au roi qu’elle n’aime pas, et résiste à Henri qu’elle aime. Pourquoi ? Nous n’en savons rien. — Le nouveau ministre est arrêté comme coupable de lèse-majesté, envoyé en prison, et menacé de la peine capitale.
Au cinquième acte, Robert Walpole intercède pour son neveu, et reprend son portefeuille.
Que vous en semble ? N’y a-t-il pas dans cette fable dramatique une naïveté charmante ? Trouverait-on dans les comédies de Berquin une action plus limpide et plus facile à suivre ? Je ne le crois pas.
Il y a au fond de cette comédie, très ennuyeuse d’ailleurs, une leçon sévère pour les ambitieux. Robert est jaloux de son neveu ministre, jaloux jusqu’à la haine ; pour son neveu disgracié, il n’est rien qu’il ne fasse, il irait jusqu’à jouer sa tête pour le sauver : ce qui prouve jusqu’à l’évidence mathématique, combien l’ambition est un vice dangereux et funeste. On est tenté de s’écrier avec Bossuet : Et maintenant instruisez-vous, vous qui gouvernez les peuples.
Ne trouve-t-on pas dans cette nouvelle création de M. Eugène Scribe tous les mérites réunis ? Vraisemblance des incidents, habileté des ressorts, vérité de mœurs, connaissance parfaite du pays où la scène est placée, rien n’y manque. Comme il a deviné, comme il a flétri la mesquinerie des intrigues ministérielles ! comme il a percé à jour, comme il nous a révélé le secret des fortunes politiques ! À quoi tient pourtant le bonheur des nations.
Tous les personnages sont intéressants, depuis le roi qui a besoin d’un prestidigitateur italien pour s’emparer du mouchoir de sa maîtresse, jusqu’au médecin qui se laisse peu à peu corrompre par l’air empoisonné de la cour. Robert a des retours pleins de profondeur et de clairvoyance ; il excelle dans les monologues ; il s’enseigne à lui-même, avec une complaisance vraiment exemplaire, toute la détresse de sa situation ; il se maudit, il se méprise avec une bonne foi sans réserve.
La comtesse de Sunderland est un caractère très habilement jeté : c’est une figure mélancolique très ingénieusement placée entre le roi, le ministre et le médecin ; elle s’élève jusqu’aux plus hautes régions de la poésie, et colore la pièce tout entière d’un rayon lumineux d’idéalité.
Et le style ! il est plus merveilleux encore que l’action et les caractères ! comme il est imagé, concis, expressif ! comme les contours de la phrase sont dessinés ! comme les pensées se déduisent ! comme les sentiments vous saisissent et vous maîtrisent ! comme le rire et les larmes s’échappent alternativement des moindres paroles ! comme chaque chose est dite, et comme il serait impossible de le dire autrement ; quelle précision, quelle justesse, quelle nécessité ! comme l’auteur se joue agréablement des exigences quinteuses de la syntaxe ! comme il cravache la langue qui lui résiste ! comme il est familier avec noblesse ! Tous les âges de notre littérature sont glorieusement représentés dans cette mémorable comédie ; la soudaineté de Montaigne, la netteté de Pascal, la clarté de Voltaire, tout cela en trois heures ! c’est un abrégé de toutes les perfections !
Pourquoi M. Scribe s’est-il montré si sévère aux caprices de notre langue ? pourquoi n’a-t-il pas obéi aux lois de cette maîtresse souveraine qui
sait régenter jusqu’aux rois
? pourquoi n’a-t-il pas fléchi le genou devant la grammaire ? Belles questions vraiment ! quand on est, comme M. Scribe, seigneur absolu de toutes les pensées qui se récitent, se chantent ou se dansent dans toute l’étendue de la capitale ; quand on a brillé comme lui, dans le ballet, le mélodrame et le vaudeville, est-ce qu’on a le temps de penser à de pareilles misères ? Autant vaudrait lui demander pourquoi il oublie souvent de coudre des rimes à ses vers. Son imagination, entendez-vous, vaut bien assez par elle-même et n’a pas besoin des fastueux ornements de la syntaxe. Il a sa langue à lui, docile, variée, irrégulière pour les profanes, imprévue, impossible à prévoir, mais riche, abondante, inépuisable en ressources ; il la gouverne à sa guise, et ne rend compte à personne de sa volonté.
C’est pourquoi le Mariage d’Argent, Bertrand et Raton, et l’Ambitieux sont trois chefs-d’œuvre du premier ordre.
C’est à peine si je crois utile de parler de plusieurs plaisanteries excellentes, récitées jeudi dernier. La chambre des députés, le ministère, la cour, rien n’est épargné ; les vanités parlementaires, les tripotages d’antichambre, l’égoïsme des favoris, tout cela est flagellé avec une virilité qui rappelle Juvénal en ses meilleurs jours.
Le public a très bien pris son plaisir en patience ; il n’a pas murmuré un seul instant. Il semblait humer de tous ses poumons le parfum de sagesse qui s’exhale de toutes les parties de ce grand poème. Les acteurs parlent debout pendant une demi-heure : ils s’assoient pour parler encore ; ils se relèvent pour ◀continuer▶ leur dialogue ; personne n’a paru étonné de les entendre pérorer si longtemps. Malgré la complication savante de la fable, l’action proprement dite est toujours au même point, depuis le commencement jusqu’à la fin de la soirée ; mais n’importe ! la salle tout entière était suspendue à la bouche des acteurs, comme Didon aux lèvres d’Énée.
Pourquoi cette admiration complaisante, ou plutôt cet enthousiasme obstiné ? pourquoi pas une voix ne s’élève-t-elle contre l’envahissement de cette colossale renommée ? Il y a donc un charme tout-puissant dans le génie de cet homme ; il a donc fasciné son siècle ? Il parle, il est écouté ; il chante, il est écouté ; il danse, il est écouté encore ; il se croise les bras, et la foule s’inquiète de son oisiveté. Quand il a passé tout un mois sans se montrer, on s’interroge, on cherche à deviner ses projets, comme ceux de la diète germanique ; on s’épuise en conjectures sur le silence de ce poète illustre.
C’est que sa gloire est consacrée ; c’est que depuis 1819, depuis le succès de la Somnambule, rue de Chartres, il est le plus grand homme de son temps. Rien n’est commode pour la foule comme une idole toute prête : admirer ce que tout le monde admire, c’est se dispenser de la réflexion ; s’agenouiller devant un autel usé déjà par les dévotions, c’est la plus facile des religions. Le secret des plus hautes popularités n’est souvent qu’une imitation moutonnière, un aveugle entraînement ; on applaudit comme on bâille, parce qu’on voit bâiller ou applaudir. Quel néant que la gloire !
Ce n’est pas tout. Le respect de la foule pour M. Scribe tient encore à d’autres causes que l’imitation. Il faut bien appeler les choses par leur nom et se résoudre aux explications les plus triviales, quand l’évidence est là pour forcer la conviction. L’élément le plus sérieux, le plus incontestable de la renommée de M. Scribe, c’est tout simplement le chiffre et la rapidité de sa fortune. Le dieu, qui domine aujourd’hui toutes les croyances, qui ne connaît ni d’hérétiques ni d’impies, qui se passe très bien de conciles et de prédications, qui n’a pas besoin pour triompher de croisades et de bûchers, le dieu universellement adoré, c’est l’argent.
L’auteur] de l’Ambitieux est riche ; il s’est fait un blason avec deux barbarismes arrogants ; il est grand seigneur à sa manière ; il a ses courtisans et ses flatteurs, ses élèves et ses secrétaires. Il entreprend le dialogue dramatique sur une échelle immense ; il a toujours en activité une douzaine d’idées qui se préparent pour la scène. Il a des ateliers pareils à ceux de Birmingham, qui prennent l’invention à des heures diverses, qui la dégrossissent, qui la cardent, qui la filent, qui la mettent en écheveaux, qui la nattent : il fait de la parole tout ce qu’on fait du laiton ou de la laine. Faut-il s’étonner s’il est demi-dieu pour la foule ?
C’est un industriel éminent. Je ne sais pas pourquoi il ne siège pas dans le conseil supérieur du commerce, pourquoi M. Duchâtel ne lui cède pas sa place. Un jour il atteindra la haute fortune de sir Robert Peel : il sera prié de composer un cabinet.
C’est un homme qui a fait son chemin ; il ne s’est pas amusé aux niaiseries littéraires. Si, d’aventure, il eût trouvé dans son cerveau l’étoffe du Cid ou des Femmes savantes, il n’aurait pas eu l’imprudence de les produire. Versifier laborieusement une idée conçue avec lenteur, mûrie dans la méditation ; vivre pendant plusieurs mois, pendant une année peut-être, tête à tête avec une seule volonté, quelle gaucherie enfantine ! avec le Cid et les Femmes savantes, M. Scribe aurait fait trois opéras, six ballets, et quelques menus vaudevilles.
Le génie de M. Scribe, ce n’est pas de couler le bronze, ou de ciseler le marbre, c’est de donner à chacune des idées qu’il rencontre une valeur monétaire. Il n’est pas très scrupuleux sur le choix des sujets, il prend de toute main : roman, nouvelle, proverbe, tout lui est bon ; il met sous les pilons tous les chiffons que le passant foule aux pieds ; il se fie au cours d’eau de son moulin, et de tous ces lambeaux informes il fabrique une étoffe d’un débit populaire. Il ne risque pas sa fortune sur des essais imprévoyants ; il ne veut pas lutter avec le velours de Gênes ou le brocard de Lyon, avec le fil damassé d’Allemagne, ou les mousselines de l’Inde : il ne fait que de la bure, mais il la vend bien.
Il a trouvé moyen d’échapper à la critique, de la défier, de la prendre en pitié, de la museler, de lui fermer la bouche, de sceller ses lèvres dans le silence, d’amortir ses coups les plus hardis, de déjouer ses plus habiles manœuvres, de réduire à rien les argumentations les plus ingénieuses : fier au milieu de ses métiers infatigables, comme un tisserand à la tâche, c’est à peine s’il sait qu’il y a des artistes au monde.
Il peut dormir tranquille la veille d’une première représentation, il n’aura jamais de visions désastreuses. Comme il ne met en usage que des idées connues d’avance, éprouvées depuis longtemps, il ne court pas le danger d’une défaite. Il ne manie que des armes essayées plusieurs fois, il ne craint pas que l’acier rubané éclate dans ses mains. Ce n’est pas lui qu’on verra monter un cheval neuf, il est trop sage pour jouer un pareil jeu ; aussi comme tout est tranquille dans la salle ! comme la curiosité se repose ! comme on est à son aise dans ses émotions accoutumées ! comme le rire va au-devant des bons mots populaires depuis dix ans ! comme chacun s’applaudit en rappelant les quolibets qui défraieront la soirée !
M. Scribe est au-dessus de la critique, au-dessus des remontrances ; il n’a pas de juges parmi les hommes littéraires, parce qu’il n’a jamais rien inventé.
L’Académie française, en appelant dans son sein l’auteur de l’Ambitieux, a prouvé, pour la centième fois, qu’elle ne domine pas l’opinion publique, mais cède lâchement aux préjugés de la foule. Pauvre vieille, elle a cru se rajeunir en plaçant le nom d’un coupletier entre Lamartine et Chateaubriand ; elle a espéré ressaisir, dans la personne de M. Scribe, la popularité qui lui échappe. Les candidats ne manquaient pas : elle a préféré, dans son égoïsme imprévoyant, le moins littéraire de tous.
Elle a vu dans le signataire industrieux du répertoire Bonne-Nouvelle une garantie contre les railleries. Qui sait ? peut-être a-t-elle voulu éviter d’être chansonnée. L’Académie a fait les frais de plus d’un vaudeville final ; elle se sera dit : Prenons le coupletier, et les couplets se tairont ; c’est aujourd’hui le nom le plus populaire, il est affiché tous les matins sur les murs de Paris ; il a réussi : allons à lui.
C’est-à-dire qu’elle s’agenouille devant le succès. Une société qui se prétend le premier corps littéraire de France, qui devrait réunir l’élite des écrivains, se prête servilement aux caprices des salons. Elle ne s’enquiert pas de la valeur individuelle d’un candidat : elle a mis Viennet au-dessus de Benjamin Constant ; elle met Scribe au-dessus de Ballanche.
Son devoir est de consacrer par son suffrage les noms que la foule n’a pas encore acceptés, d’aller au-devant des gloires modestes, d’appeler ceux qui travaillent dans le silence, d’élever ceux qui sont grands mais qui ne se montrent pas, de forcer le succès, de commander et non d’obéir. Si elle est à la tête de la littérature, sans doute ce n’est pas pour recevoir les avis d’en bas : la résignation impuissante derrière laquelle elle s’abrite ne retardera pas d’un jour son discrédit ; ce n’est pas en cédant qu’on se fortifie.
Il fallait abandonner aux vendeurs de refrains la renommée de M. Scribe ; il fallait laisser au temps le soin d’user ce nom, qui n’a pas trois ans devant lui, et prouver sa fierté par son dédain. La popularité d’un pareil nom n’est pour un monument lézardé comme l’Académie, qu’un recrépissage inutile, qui tombera sous la première pluie.
Pourtant les grands noms ne manquaient pas. Depuis Béranger jusqu’à Lamennais, depuis Alfred de Vigny jusqu’à Victor Hugo, il y avait de quoi contenter les plus difficiles. La concision antique du Dieu des bonnes gens, la prose majestueuse de l’Indifférence, la phrase coquette de Cinq-Mars et de Stella, la période flottante et brodée de Notre-Dame, auraient désarmé les répugnances les plus entêtées. Ces noms-là sont admirés par les intelligences sévères : ils n’ont pas la vogue, ils auront la gloire.
L’Académie craint-elle de se compromettre auprès du ministère en proclamant la beauté biblique des Paroles d’un Croyant ? tient-elle à garder l’amitié de monseigneur l’archevêque ? a-t-elle calculé le nombre de sinécures qui lui échapperaient par un pareil choix ?
Répudie-t-elle Béranger comme la cour a répudié Dupont de l’Eure ? Ce n’est pas de sa part pruderie littéraire, c’est tout simplement couardise politique. Béranger, dans sa naïveté indépendante, a côtoyé tous les systèmes poétiques, sans se ranger dans aucune école. Il a traversé les partis qui prêchaient l’alexandrin de Voltaire, et ceux qui tentaient la croisade pour l’alexandrin de Régnier ; mais il n’a jamais écrit une préface offensive. Il est seul, il n’exclut personne, et personne ne peut l’exclure. — Mais l’Académie ne veut pas déplaire aux ministres d’aujourd’hui, aux anciens amis de Béranger.
Pour Alfred de Vigny et Victor Hugo, les scrupules sont plus intelligibles, mais ne sont pas plus honorables ; à moins de redouter la contagion des hommes laborieux, je ne vois pas d’excuse pour l’exclusion de ces deux noms. Cinq-Mars et Stello sont deux beaux livres, est-ce un crime irrémissible aux yeux de M. Brifaut et de l’abbé Féletz ? Est-ce que l’auteur de Ninus II ne veut pas d’un pareil voisinage ?
Quel que soit le partage des avis sur l’orthodoxie de M. Hugo, on ne peut contester sa puissance. Qu’on mette ses odes au-dessus de ses romans, ses romans au-dessus de ses drames, la chose est naturelle et ne peut étonner personne ; mais nier la réalité de son énergie, nier la trouée qu’il a faite dans la poésie moderne, nier les questions qu’il a soulevées ou résolues depuis dix ans, c’est résister à l’évidence, résister au bon sens.
Au lieu d’appeler Béranger, Lamennais, Alfred de Vigny ou Victor Hugo, que fait l’Académie ? Elle courtise tour à tour tous les noms que lui désigne le caprice populaire. Aujourd’hui, c’est un avocat qui s’est fait à la tribune une renommée singulière par ses quolibets ; parleur intrépide, imprévoyant, poussant l’ironie jusqu’à la trivialité, mais dont tous les titres littéraires se bornent à quelques lambeaux de jurisprudence ; demain, c’est un versificateur qui, après avoir interpellé dans ses rimes boiteuses toutes les colères qui se refusent à lui répondre, en est réduit à publier dans les gazettes qu’il n’est pas consulté par le roi sur la marche de son gouvernement. Après M. Dupin, M. Viennet.
Peu s’en est fallu qu’elle n’admît Casimir Bonjour ; sans la récente prostitution de ses hémistiches, elle eût accepté Barthélemy. Est-ce ainsi qu’elle espère se rajeunir ? Mendier la protection des salons et des bureaux, est-ce une preuve de force et de virilité ?
La nomination académique d’Eugène Scribe dépasse toutes les limites du ridicule. Non seulement ses œuvres sont dignes de pitié, mais il est impossible de savoir où sont ses œuvres. Son théâtre, dédié par lui à ses collaborateurs, semblait dire assez haut ce qu’il pense lui-même de sa personnalité littéraire. L’auteur de ces créations collectives a-t-il changé d’avis ? a-t-il congédié tous ces génies obscurs qu’il a tout au plus accouchés, et dont il s’attribue la famille, pour entrer seul à l’Académie ? S’il a eu besoin d’eux pour être ce qu’il est, négligera-t-il de les mener avec lui comme les patriciens de Rome menaient leurs clients ?
II.
Depuis plus d’un an nous attendions le discours de réception de M. Scribe, et nous commencions à désespérer. Nous connaissons les occupations multipliées, les travaux innombrables et sans cesse renaissants de l’auteur de Bertrand et Raton ; nous savons qu’il entreprend à la même heure un opéra-comique, un ballet et deux ou trois menues comédies avec ou sans couplets : il était donc naturel de penser que les administrations dramatiques, dont M. Scribe est aujourd’hui la providence, faisaient tort à l’Académie française. Les documents les plus authentiques semblaient fortifier cette conjecture ; depuis l’inauguration de l’Ambitieux, on parlait à la fois d’une pièce en cinq actes pour la Comédie-Française, de plusieurs poèmes lyriques, destinés à madame Damoreau, et d’une fourniture considérable pour le boulevard Bonne-Nouvelle ; c’était bien assez pour absorber toutes les facultés du coupletier le plus fécond de la France. Enfin, les répétitions actives de la Saint-Barthélemy auraient suffi seules à expliquer le silence du nouvel académicien.
Heureusement pour la littérature, pour l’Académie et pour nous, M. Scribe, par un redoublement d’énergie, a trouvé le temps d’écrire son discours de réception entre une cavatine et un trio. L’assemblée était nombreuse à l’Institut, jeudi 28 janvier, et la composition de l’auditoire avait un caractère inaccoutumé, Les députations qui s’étaient donné rendez-vous sur les bancs de l’Académie narguaient naïvement l’étonnement des curieux. C’étaient, d’une part, la légion des collaborateurs de M. Scribe, de tous ses clients modestes qui avaient voulu accompagner leur patron jusque dans l’enceinte même du sénat, qui se glorifient de lui appartenir, et qui, ce jour-là du moins, partageaient les honneurs décernés à son génie ; plus loin, on distinguait un essaim de jeunes veuves, maîtresses à vingt ans d’une fortune indépendante et ne sachant que faire de leur main et de leur cœur ; dans les rangs de ces veuves privilégiées, il y avait bien quelques orphelines délaissées, quelques filles coupables, chargées de la malédiction paternelle ; mais elles avaient oublié leurs larmes et leurs remords, et se confondaient dans la foule de leurs compagnes. Aux pieds de ces veuves enchanteresses, on apercevait des colonels sans régiment qui, pendant quinze ans, ont noué avec ces dames des intrigues victorieuses. M. Scribe était véritablement entouré de son état-major, il pouvait se croire encore sur la scène du Gymnase. C’est sans doute à la présence de ces députations que nous devons attribuer la première émotion de l’orateur. Sa voix tremblait comme celle d’un jeune étourdi qui aurait un oncle à fléchir, des dettes à payer et une cousine à convaincre. L’exorde du récipiendaire ressemblait volontiers à l’exposition d’un drame sentimental. M. Scribe a rapproché sa gloire académique de ses premiers succès au Lycée Napoléon ; il s’est mis en scène entre M. Fontanes et M. Arnault, et il a même trouvé moyen d’appeler à son secours la mémoire de sa mère absente. Après cette habile préparation, il a esquissé rapidement l’éloge de son prédécesseur. Après avoir loué les tragédies, les fables et jusqu’aux chansons de M. Arnault, il a rappelé la nomination académique de Laujon, et a commencé une biographie de la chanson. M. Scribe se prend très sérieusement pour un chansonnier, et c’est par ce titre qu’il a expliqué publiquement son avènement à l’Académie. La chanson, selon lui, a seule une valeur historique parmi les ouvrages d’imagination. Pour prouver cette thèse singulière, il a parlé des Croisades et de la Ligue, de la Fronde et des États-Généraux, de la Convention et du Directoire, des trouvères et des ménestrels, de la liberté et de l’Alcoran, avec un aplomb et une volubilité qui ont amusé l’auditoire et l’ont presque étonné comme un morceau d’érudition.
Cette biographie de la chanson n’était que la première partie du plaidoyer de M. Scribe. Après avoir lu dans le couplet l’histoire entière de la France, l’orateur a soutenu, contre l’avis de M. Étienne, que la comédie n’exprime ni la conduite ni les mœurs d’une nation. Pour démontrer cette seconde partie de son plaidoyer, il a eu recours à des arguments d’une force vraiment terrible. En homme généreux, et nous devons l’en remercier, il n’a pas voulu remonter au-delà du xviie siècle ; les trouvères, les ménestrels et l’Alcoran avaient mis en lumière tout le savoir du récipiendaire : après ces preuves glorieuses, il pouvait être impunément modeste. Il a donc mené sa démonstration de Louis XIV à Bertrand et Raton. Il a demandé hautement si Tartuffe et les Femmes savantes faisaient mention de l’édit de Nantes et des guerres de Flandre, si Destouches, dans le Dissipateur et le Philosophe marié, avait raconté les orgies de la régence et les débauches du Parc-aux-Cerfs ; si Marivaux, dans les Fausses Confidences, avait tracé le portrait de la Du Barryb. Il a omis à dessein le Mariage de Figaro ; mais il a flétri avec une indignation toute paternelle les comédies pastorales de la terreur et le drame adultère de nos jours. Il a comparé la Belle Fermière et le comité de salut public, les orgies de nos théâtres et la société vertueuse au milieu de laquelle nous avons le bonheur de vivre. Toutes ces déductions ont paru au public de l’Académie très savantes et très probantes. Je regrette seulement que M. Scribe ait négligé de porter en compte la plus hideuse et la plus effrontée de toutes les pièces représentées au boulevard, une pièce qui soulevait le cœur des filles entretenues, et qui pourtant porte son nom : Dix Ans de la vie d’une femme. Paris n’a pas encore oublié que l’actrice chargée du rôle principal dans cet ignoble catéchisme, où l’avilissement est enseigné par demandes et par réponses, vint protester par ses larmes sincères contre les sifflets vengeurs de la salle. Cette pièce, qui semblait écrite pour la ronde de nuit, la patrouille grise et les lieux de prostitution, qui laissait bien loin derrière elle le Pornographe de Restif de La Bretonne, ne se trouve pas dans le théâtre de M. Scribe, dédié par lui à ses collaborateurs ; mais elle défie hardiment toutes les débauches futures du théâtre, et n’aurait pas déparé la biographie de la comédie en France. Je ne puis croire que cet oubli soit involontaire, et voilà précisément pourquoi je ne saurais le pardonner à M. Scribe. Quand on a signé de son nom une pareille ineptie, qui n’a ni l’énergie d’une Priapée, ni la licence ingénieuse d’un souper de petite maison, il faut soutenir jusqu’au bout son rôle de marchand ; si l’on a vendu le scandale et le vice à la foule ébahie, il faut se souvenir de son premier trafic, et ne pas ouvrir une boutique de vertu en pleine Académie.
Le discours de M. Scribe, si remarquable par l’abondance et la nouveauté des idées, n’est pas moins digne d’étude sous le rapport du style. Nous y avons compté quelques douzaines de solécismes joyeux, qui souriaient tête haute comme s’ils eussent été confiés aux lèvres musicales de madame Volnys ou de madame Allan. M. Scribe, après avoir si souvent cravaché la langue en plein théâtre, aurait eu grand tort de la respecter jeudi dernier. Pour bien remplir son rôle, il devait braver jusqu’au bout la littérature et ceux qui la représentent. Il a donc bien fait, selon nous, d’écrire son discours de réception du même style que ses comédies ; une seule chose nous afflige, c’est que les solécismes de M. Scribe ne portaient cette fois qu’une seule signature, et n’avaient pas été endossés par ses nombreux et complaisants collaborateurs : c’est une bravoure positive, mais que nous déplorons.
M. Villemain avait beau jeu pour répondre au récipiendaire. Il n’a pas demandé de cartes, et il a eu raison ; car il était sûr de retourner le roi. Il a défendu pied à pied contre la déclamation vulgaire et le paradoxe anecdotique le terrain du goût et du bon sens. Fidèle aux traditions académiques, il n’a pas cru pouvoir se dispenser de reprendre en sous-œuvre l’éloge de M. Arnault ; mais il s’est bien vite débarrassé de cette obligation insignifiante, et il a franchement abordé le véritable sujet de sa réponse. M. Villemain n’est pas un esprit original et ne prend guère sous sa responsabilité la promulgation des vérités nouvelles ; mais il excelle à dire l’opinion déjà soutenue par une phalange serrée ; il marque volontiers au coin de sa parole le métal coulé en lingots par des mains plus hardies que la sienne ; il se fait le tribun des causes gagnées ou qui touchent à leur triomphe ; il ne se compromet pas à l’étourdie pour les idées aventureuses, mais il proclame d’une voix claire et sonore les idées qui ont entamé les lignes ennemies. Il y a dix ans, M. Villemain n’aurait offert à M. Scribe que le dédain ou le respect ; aujourd’hui que la presse a ouvert la brèche, M. Villemain monte courageusement à l’assaut.
Sauf ces réserves que je ne pouvais passer sous silence, je dois rendre à M. Villemain une éclatante et pleine justice. Il a traité M. Scribe comme le plus petit et le plus mutin des enfants gâtés, il lui a dit avec des paroles emmiellées les plus dures vérités. Il a démoli à coups de chiquenaudes les théories littéraires de M. Scribe ; mais il a mis dans le renversement de ce château de carton tant d’ordre et de patience qu’il avait l’air de prendre au sérieux la solidité des murailles. Au moment même où il se proposait de berner son antagoniste comme Sancho dans la cour de l’hôtellerie, on eût dit, à l’entendre, qu’il ne respirait que franchise et que bienveillance. J’ai même la certitude qu’une grande partie de l’auditoire s’est laissée prendre aux paroles de M. Villemain, et n’a pas songé à deviner la moquerie cachée sous le compliment. Pour le plus grand nombre, il n’était que poli et s’acquittait de sa tâche avec résignation ; mais chacune de ses phrases était une satire amère, implacable, et retournait le fer dans la plaie saignante.
En présentant la défense de la comédie, M. Villemain avait une marche toute tracée : de Molière à Beaumarchais, en traversant Regnard, Destouches et Marivaux, il pouvait sans effort montrer la constante fraternité des mœurs et du théâtre ; il n’a pas manqué à ce facile devoir. En effet, si l’édit de Nantes et les guerres de Flandre ne sont pas écrites dans l’École des femmes et le Misanthrope, Molière a pourtant sa place marquée entre La Bruyère et le duc de Saint-Simon ; s’il a fait grâce au grand-prieur de Vendôme et à la veuve Scarron, il a été sans pitié pour les marquis insolents et jactancieux, pour les femmes tachées d’encre et de bouillon, pour les colporteurs de sonnets, et pour les tuteurs entêtés qui thésaurisent la virginité de leurs pupilles. Si Destouches n’a pas mis sur la scène les jupes relevées jusqu’aux genoux et les baisers avinés, il a représenté fidèlement une face de son siècle, il a été sentencieux comme les roués de la Régence. Marivaux, dédaignant avec raison les bals de bouts de chandelle et le ministère en corset qui trônait à Versailles, a peint avec une souplesse merveilleuse toutes les galanteries sans cœur auxquelles il assistait ; il a très bien montré comment l’amour pouvait occuper sans passionner, comment la stratégie de boudoir pouvait devenir une affaire sérieuse et savante sans entamer la liberté des amants. Collé, dont M. Villemain n’a pas parlé, dans son Théâtre de Société, s’est chargé de peindre le dix-huitième siècle en déshabillé. Enfin Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro, a préparé le serment du jeu de paume et la prise de la Bastille. Les tragédies romaines de l’empire, les comédies guerrières de la restauration, et les drames désordonnés de nos jours ne sont pas sans parenté avec les sentiments de la France depuis trente ans ; l’ambition militaire, le souvenir cuisant de l’invasion, et plus tard le mouvement tumultueux des aveugles espérances, l’audace effrénée de l’orgueil et de l’égoïsme, se sont fait jour dans la littérature dramatique. Il suffit donc d’ouvrir l’histoire pour juger la théorie de M. Scribe.
Après avoir réfuté au pas de course les paradoxes de son adversaire, M. Villemain a terminé par des félicitations ironiques ; il a rappelé la fortune rapide de M. Scribe, il lui a généreusement pardonné son blason ; mais il a très bien caractérisé cette carrière littéraire qui compte un succès par mois, cette destinée d’un dangereux exemple, qui met la curiosité publique en coupe réglée, qui plante à jour fixe des idées de haute et moyenne futaie, et qui approvisionne régulièrement les chantiers dramatiques. Laissant à M. Scribe le titre de chansonnier, lui permettant même de mettre Désaugiers au-dessus de Béranger, il a prié le nouvel académicien de veiller, au nom de ses confrères, sur la conduite littéraire des théâtres lyriques. C’était le coup de grâce, le dernier châtiment infligé au vaincu. Désormais, M. Scribe est condamné par arrêt de l’Académie à mettre du bon sens même dans ses opéras-comiques. Il faudra qu’il invente de nouvelles dynasties dans les cercles allemands, qu’il étudie la géographie de l’Europe, et même la langue française. La sentence est rigoureuse et sans appel. Que va devenir l’inépuisable improvisateur ? comment satisfera-t-il à ces conditions onéreuses ? S’il se pique de respect pour les conseils impérieux de l’Académie, je le vois forcé de se réfugier dans le silence. Mais soyez sûrs qu’il n’en fera rien, soyez sûrs qu’il ◀continuera▶ courageusement de monnoyer sa parole, d’accoupler des rimes boiteuses, de rhabiller sans embarras les personnages décrépits de ses créations prévues ; soyez sûrs qu’à l’exception du couplet final, où il épargnera l’Académie, il ne changera rien à ses habitudes souveraines, et traitera toujours le bon sens et la grammaire avec un mépris absolu.
Tout en tenant compte à M. Villemain de son adresse malicieuse et de sa politesse ironique, je ne puis m’empêcher d’appeler l’attention sur la comédie jouée jeudi dernier à l’Institut. L’Académie, en admettant dans son sein des hommes d’un mérite aussi douteux que M. Scribe, n’est-elle pas coupable d’imprudence ? Ne serait-il pas à souhaiter que les futurs récipiendaires fussent de force à défier la verve railleuse de M. Villemain ? La sagesse et les convenances ne se réunissent-elles pas pour prescrire dans le choix des candidats plus de scrupules et de sévérité ? Que M. Villemain s’égaie et s’amuse dans un salon aux dépens de M. Scribe, rien de mieux ; qu’il engage avec lui une polémique agile et ingénieuse, et qu’il assemble autour de sa moquerie un cercle attentif, tout cela est permis. Mais railler le récipiendaire en pleine Académie, n’est-ce pas travailler de ses mains à ébranler sa maison ? n’est-ce pas appeler l’indifférence et la déconsidération sur une compagnie littéraire que la France veut bien prendre au sérieux ? Encore deux ou trois acquisitions de la même valeur que M. Scribe, et l’Académie, malgré les noms recommandables qu’elle renferme, n’offrira bientôt plus l’étoffe d’un couplet. À l’heure qu’il est, elle joue le même rôle que la noblesse française au dix-huitième siècle pour prévenir la moquerie des philosophes ; elle prend l’initiative, et se moque d’elle-même. Elle se fait gaie, insouciante, frivole, elle jette au feu ses parchemins, et ne s’aperçoit pas que le tiers-état sourit de pitié. Elle fait bon marché de sa grandeur, elle se tourne en ridicule, et se chatouille pour se desserrer les dents ; mais elle ne prévoit pas qu’un jour la foule s’avisera de la prendre au mot, et sera sans respect pour un corps littéraire si peu ménager de sa propre dignité. Si l’Académie, en se gaussant de ses nouveaux élus, espère se populariser, elle se trompe radicalement. Entre le discrédit et la popularité l’intervalle est immense, et, quant à présent, l’Académie me paraît s’acheminer rapidement vers le discrédit. Ce conseil, dans notre bouche, est parfaitement désintéressé. Les services littéraires de l’Académie française sont pour nous très contestables, et la récente publication du Dictionnaire n’est pas faite pour ébranler notre conviction.
En avertissant une institution qui se ruine, nous cédons à l’instinct du bon sens. Si la critique s’est montrée sévère pour l’Académie, ce n’est pas la faute de la critique. Il faut que l’Académie consente à le croire, les parenthèses envenimées de M. Scribe et de M. Villemain ne changeront rien aux termes de la question : pour se prononcer sur le mérite d’un livre, il n’est pas nécessaire de siéger dans les commissions. L’étude et la clairvoyance suffisent amplement. Peu importe à la presse indépendante et sincère que l’Académie, dans ses lits de justice, accuse la critique d’amertume et de mauvaise foi ; Horace, que ces messieurs ne récuseront sans doute pas, se charge de répondre pour nous. C’est lui qui conseille le repos aux chevaux haletants. L’avis est clair et facile à comprendre, et les orgueils obstinés qui sont punis par l’indifférence publique ne doivent imputer qu’à eux-mêmes le châtiment qui les atteint. Nous pouvons le dire franchement, puisqu’on ne doit aux morts que la vérité : tant pis pour M. Arnault, s’il a démenti Marius et les Vénitiens par la pitoyable tragédie de Pertinax ; tant pis pour M. Gros, s’il a démenti Aboukir et Jaffa par Hercule et Diomède. Ce n’est pas nous qui refusons d’honorer les vieillards, et d’amnistier le présent au nom du passé. Pourquoi les vieillards prennent-ils à tâche d’effacer les traces glorieuses de leurs jours antérieurs ? Je sais que l’Académie tient en réserve contre la critique un reproche plus grave, et qu’elle juge sans réplique. Je sais qu’elle accuse de turbulence et de désordre les esprits inflexibles qui poursuivent la vérité sous toutes les formes, qui ne font grâce ni à la popularité si elle est injuste, ni au talent s’il est menteur, ni à la science si elle se fourvoie ; qui dans l’appréciation d’un ouvrage mettent l’idée au-dessus de l’homme, et ne consultent jamais que leur conscience pour se prononcer ; je n’ignore pas que l’Académie traite souvent avec un dédain superbe, mais souvent aussi avec une colère mal déguisée, cette émeute de la raison contre la légalité qui se lézarde ; mais, Dieu merci ! nous écoutons sans ressentiment les murmures et le dépit de ces messieurs. Nous leur permettons de lancer contre nous toutes les flèches aiguisées de leur rhétorique impatiente ; nous ne descendrons jamais jusqu’à la représaille ; nous croyons qu’ils sont faillibles, qu’il ne leur est pas défendu, plus qu’à nous, de se tromper ; nous n’imiterons pas leur exemple, et nous ne confondrons pas l’erreur avec la mauvaise foi.
Aujourd’hui, comme toujours, nous souhaitons que l’Académie appelle à elle des candidats vraiment littéraires ; nous souhaitons qu’elle devance la popularité et ne l’attende pas, qu’elle domine l’opinion publique au lieu de l’écouter et de la suivre servilement. Une fois entrée dans cette voie, nous en avons l’assurance, il ne lui serait pas impossible de se régénérer. Et, quand nous contestons les services rendus par l’Académie, ce n’est pas que nous la regardions comme irrévocablement inutile, loin de là ! Nous pensons qu’elle pourrait entreprendre et accomplir des travaux d’une grande valeur ; mais, pour réaliser cette utile destinée, il faudrait abandonner sans retour la méthode mise en pratique jusqu’à présent. Dans la création des commissions philologiques, il faudrait consulter, non pas l’exiguïté des patrimoines, mais les gages littéraires. Sauf un très petit nombre d’exceptions, les membres nécessiteux sont de droit nommés commissaires pour tous les travaux, quels qu’ils soient. Or, on ne l’ignore pas, plus d’un écrivain voit dans le titre d’académicien un brevet d’oisiveté ; mais l’oisiveté, si douce à ceux qui n’en abusent pas, n’est pas et ne sera jamais un brevet d’érudition. Que ceux qui ne produisent rien se laissent volontiers pensionner par le ministère, la chose est toute simple ; mais la plus riche rétribution ne peut leur conférer l’aptitude qu’ils n’ont pas. Pour avoir rimé autrefois quelques odes sur le roi de Rome, et plus tard sur le duc de Bordeaux, on n’est pas d’emblée maître en philologie ; pour avoir enchanté de ses contes les douairières de la rue de Varennes, on n’est pas estimateur consommé des finesses de la langue. Dans la littérature comme dans l’armée, il faut gagner ses grades à la sueur de son front. C’est pourquoi, dût l’Académie poursuivre la critique de ses récriminations et de ses invectives, nous souhaitons qu’elle devienne laborieuse, mais nous ne l’espérons pas ; et surtout nous la prions de ne pas appeler dans son sein les collaborateurs de M. Scribe.
XVI. Casimir Delavigne.
I. Louis XI.
Je commence par un aveu qui a tout l’air d’un paradoxe ou d’une mauvaise plaisanterie, mais qui cependant résume littéralement toute ma pensée : je voudrais de tout mon cœur que la tragédie de M. Delavigne fût détestable. J’ai besoin, pour me faire comprendre et pour donner à ma parole toute la gravité que je lui veux, d’appeler à mon secours l’analyse grammaticale. Si Louis XI était détestable, il posséderait au moins un privilège que je lui refuse, celui d’être ; or je crois pouvoir prouver facilement qu’il n’est pas.
Quel sujet M. Delavigne a-t-il choisi ? Est-ce la vie entière du roi ? mais les deux mille vers que nous avons entendus n’embrassent guère en apparence plus de quinze jours. Est-ce un épisode important de son règne ? mais à travers les cascatelles coquettes des alexandrins académiques, j’ai vainement cherché l’ombre ou le retentissement d’un événement, si petit qu’il fût. Depuis sept heures du soir jusqu’à onze heures, mon attention ne s’est pas un seul instant ralentie : mon oreille et mon cerveau ont toujours été sur le qui-vive, et je puis assurer qu’il n’a pas été question une seule fois de Montlhéry ou de Péronne. Des relations diplomatiques de Louis XI, si fines, si délicates, si tortueuses et si multipliées, il n’est pas dit un mot. Je m’assure en toute sécurité de conscience que les pensionnaires de Saint-Denis ou d’Écouen, qui ont entre les mains Leragois, Millot ou Anquetil, en savent aussi long sur Louis XI que la tragédie de M. Delavigne. Je crois même pouvoir affirmer que les trois sources vulgaires d’éducation que je viens d’indiquer, sont infiniment plus instructives et plus animées que le poème prétendu que j’ai entendu jeudi dernier.
Qu’est-ce donc que la tragédie de M. Delavigne ? Puisqu’elle n’est ni biographique comme le Roi Jean, ni dramatique comme le Roi Lear, puisque ce n’est ni le développement d’une idée une et féconde comme dans Cinna ou dans Mithridate, puisqu’on ne saurait y retrouver ni les rapides incidents de Calderon, ni les mouvements pathétiques de Shakespeare, ni la simplicité antique de Sophocle ou de Racine, serait-ce par hasard une savante analyse du caractère de Louis XI ? M. Delavigne a-t-il déployé dans cette nouvelle œuvre une sagacité poétique qui défie tous les historiens à venir ? Ne devons-nous plus regretter la maladresse du secrétaire qui nous a privés de l’histoire de Louis XI par Montesquieu ? Le poète tragique a-t-il deviné la pensée du publiciste ? l’a-t-il dépassée et agrandie ? Ou bien faudra-t-il dire de lui ce qu’on a dit de M. de Jouy, lorsqu’il nous a gâté le magnifique dialogue d’Eucrate et de Sylla ? Est-ce une étude profonde et pénétrante de l’âme despotique et bourgeoise du roi qui a commencé si habilement l’émancipation de la royauté, et qui a servi de prologue et de modèle à Louis XIV ? Mon Dieu ! ce n’est rien de tout cela. À mesure que je multiplie les questions, mon embarras redouble, et je ne sais que penser.
Cependant la marche de la pièce est on ne peut plus simple. Le sujet, car il en faut bien un, quel qu’il soit, pourrait bien être le jeune duc de Nemours, celui même qui a reçu sous l’échafaud le sang de son père, que Louis XI avait fait habiller de blanc et parer comme pour une fête, pour qui Voltaire, au milieu de ses froides et mesquines railleries, a trouvé des larmes vraies et chaudes, qui a senti pleurer sur ses joues la tête de son père. Ce jeune prince que je prendrai, si vous le voulez bien, pour le héros de la tragédie, est amoureux, comme on l’est à son âge, d’une jeune fille élevée à la cour du roi, la fille de Philippe de Comminec. — Marie, c’est le nom de l’héroïne, est adorée en même temps par le dauphin, qui, plus tard, fut Charles VIII. Le duc de Nemours revient à la cour de France, malgré l’exil sévère qui le proscrit, sous le nom du comte de Rethel, et avec le titre d’ambassadeur de Charles de Bourgogne : dans quelle intention ? C’est ce qu’il n’est pas facile de déterminer. Est-ce pour épouser Marie ? Est-ce pour tuer le roi ? Le cœur de l’amant et du fils nourrit-il à la fois ces deux projets ? Je laisse à de plus habiles a décider cette question. Pour ma part, j’inclinerais assez volontiers vers la première solution que je vous propose, et je crois que le duc de Nemours ne demanderait pas mieux que de laisser Louis XI en paix, pourvu que le roi ne l’inquiétât pas dans ses amours ; malgré l’indignation sonore dont le poète emplit sa bouche, je crois qu’il ferait bon marché de sa vengeance, s’il pouvait librement accomplir sa destinée de passion et de bonheur.
Et quel rôle croyez-vous que joue le roi dans cette affaire ? À quoi s’occupe-t-il, tandis qu’un proscrit fait la cour à la fille de son premier ministre ?
Il joue le rôle d’un tuteur de comédie. Il dépense toute sa ruse et toute sa pénétration à deviner les secrets d’une jeune fille. Puis, quand il les a surpris, il commence à soupçonner ce qu’il n’aurait pas dû ignorer un seul instant, le vrai caractère de l’ambassadeur qu’il a reçu. Pour confirmer ses soupçons, il lui donne audience. Suit une scène empruntée au drame de M. Mely-Janind. Le dauphin relève le gant du duc de Nemours. Le duc est bientôt arrêté et enfermé, vous ne devineriez jamais où, dans la chambre même du roi. Coitiere, médecin de sa majesté, donne au jeune prince qu’il chérit et qu’il protège, la clef de sa prison ; et le duc, au lieu de profiter de l’occasion qui lui est offerte pour reprendre sa liberté, abuse indignement de la confiance de son ami, et se cache dans l’alcôve royale. Resté seul avec Louis XI, il saisit le moment où le vieux monarque récite ses prières, pour s’avancer sur lui un poignard à la main ; le roi demande grâce, et l’assassin consent à le laisser vivre, on ne sait trop pourquoi. Il récite bien à la vérité quelques lieux communs sur le remords et sur les misères d’une vie criminelle ; mais ce qui se comprend à peine dans le Black dwarf de W. Scott est encore plus inintelligible dans la scène dont je parle. Le roi appelle du secours, et le duc de Nemours est de nouveau arrêté.
À quoi bon poursuivre plus loin l’analyse d’une pièce qui échappe à la critique ? Le roi se meurt. Il n’est plus question de Marie ni de son amant ; les courtisans épient les derniers moments du monarque pour tramer de nouvelles intrigues, et se débitent entre eux, sur le malheur et la servitude des cours, des maximes banales qui ont traîné sur tous les tréteaux de boulevard. Tout à coup le roi qu’on croyait mort, se trouve n’être pas mort : il se réveille comme Argant. Il se traîne jusqu’au dauphin, qui avait déjà essayé la couronne sur sa tête, il trébuche en la lui disputant, la couronne tombe à terre ; le roi chancelle et meurt. Cette fois, c’est tout de bon. Avant d’expirer, il récite à son fils quelques vers sur ses devoirs de roi et de chrétien, qui m’ont rappelé la chronologie française versifiée. J’oubliais de vous dire que Marie avait obtenu de Charles VIII, qui était redevenu le dauphin, la grâce du comte de Rethel ; que le roi en renonçant à la vie, en renonçant à la mort, comme il vous plaira, avait de nouveau condamné l’amant de Marie, et qu’au moment où Louis XI rend le dernier soupir, Tristan vient lui annoncer que ses ordres sont exécutés.
Vous parlerai-je des caractères groupés autour de cette action, si toutefois une pareille fable mérite ce nom ? De Philippe de Commynes, ce Machiavel français, qui vient, au lever du soleil, écrire ses histoires, comme on fait d’une idylle ou d’une églogue,
sub tegmine fagi
? D’Olivier-le-Dainf, qui, dieu merci, se mêlait d’intrigues et d’affaires, et qui, dans le Louis XI de M. Delavigne, n’est qu’un barbier vulgaire et
bavard, comme tous les barbiers, si l’on excepte le barbier de Beaumarchais ? De François de Paule, qui paraît et disparaît comme une marionnette, qui arrive au premier acte sur l’invitation expresse du roi, et qui attend pendant trois actes, avant d’être introduit ; à qui le roi demande de le guérir et de lui donner cent ans de plus, et qui lui arrache l’aveu de ses crimes en le menaçant de la colère céleste ?
Vous êtes maintenant aussi avancés qu’auparavant ; vous ne savez pas plus que moi en quoi consiste la tragédie de M. Delavigne. J’ajouterai pour compléter votre instruction, ou tout au moins pour vous mettre sur la voie, qu’il y a au premier acte une procession et un cantique ; et que le quatrième acte est orné d’une manière d’intermède en bal champêtre, parodie impardonnable de la belle chanson de Béranger que vous savez.
Vous dire à quelles sources M. Delavigne a puisé les éléments de son poème serait chose fort difficile assurément. Je vous dirai plutôt celles qu’il a négligées. Si, comme on le dit, et comme je serais tenté de le croire, M. Delavigne n’a pas travaillé à son Louis XI moins de quatorze ans, je ne m’étonne pas que sa tragédie réfléchisse à différents intervalles toutes les révolutions successives qui se sont accomplies au sein de la poésie dramatique ; qu’il y ait dans son poème un peu de tout, une imitation de toutes les manières ; qu’il ait emprunté une scène à Quentin, une autre à Mercier, une page à Duclos, une autre page à Mely-Janin. Quant à Commynes et Jean de Troyes, je puis assurer qu’il ne les a pas lus. Il n’a pas même consulté les derniers volumes de Sismondi, dont la lecture ne suppose pas une grande érudition archéologique, où il aurait trouvé de la science toute faite.
Quant au style de Louis XI, c’est quelque chose d’inouï et de merveilleux : c’est une sorte de poésie acrobatique, où l’hémistiche, entre deux rimes qui ne sont pas toujours sœurs, exécute, sans balancier, les évolutions et les pas les plus variés. Mais dans ce ballet périlleux les costumes répondent à l’habileté des virtuoses. Le poète a du velours et de la soie pour toutes les idées qu’il met en œuvre. Dans Louis XI, la périphrase règne en souveraine, le sang et le cadavre y sont ennoblis comme les chiens dévorants ; rien ne s’y appelle par son nom ; la cheville est toujours placée au premier vers, mais n’est pas toujours absente du second.
Les amis de M. Delavigne, et ils sont nombreux, appelleront Louis XI un triomphe ; ils iront peut-être jusqu’à dire que c’est une leçon de haute et saine poésie ; ils citeront sa tragédie comme un modèle de bon goût, comme une habile conciliation de tous les systèmes : que la paix soit avec eux ! Ses ennemis, et il ne peut manquer d’en avoir, puisque tous les grands succès portent leur peine avec eux, ses ennemis diront que la représentation de jeudi dernier est une défaite ; et ils auront bien quelque apparence de raison, car, sur dix-huit cents personnes qui assistaient à cette solennité, j’en ai bien compté quinze cents qui prenaient leur plaisir en patience. Ni l’un ni l’autre de ces avis ne sont le mien. Louis XI n’est pas un triomphe ; ce n’est pas non plus une défaite : c’est une blessure, c’est un coup mortel : le blessé ne s’en relèvera pas.
II. Les Enfants d’Édouard.
M. Casimir Delavigne pourrait impunément écrire et montrer sur la scène française plusieurs centaines de tragédies pareilles aux Enfants d’Édouard, sans hâter ou ralentir les progrès de l’art dramatique. Si donc nous parlons de lui cette fois, ce n’est pas pour lui-même, ni pour discuter ce qui n’est pas discutable, le sens et le dessein de son poème prétendu ; c’est qu’il nous importe absolument de prouver qu’il ne compte pas dans la littérature de son temps ; qu’il n’est ni de ce siècle-ci, ni du siècle passé, ni du siècle précédent ; qu’il ne relève ni du tragique austère qui faisait pleurer Condé, ni du studieux élève de Port-Royal qui devait mourir d’une bouderie de roi, après avoir dévoué sa muse aux fêtes religieuses de Saint-Cyr, et qu’il n’a rien à démêler non plus avec le hardi dialecticien qui, du fond de Ferney, gouvernait l’Europe attentive, et rédigeait Mahomet comme un pamphlet, pour le dédier au pape.
Au moins ces trois grands noms dominaient la société française, parce qu’ils la comprenaient. S’ils ont pris tour à tour pour modèle la Grèce, l’Espagne ou l’Angleterre, c’est qu’ils y avaient découvert d’intimes alliances avec les idées, les passions et les habitudes de leur temps ; mais je défie le plus habile de surprendre une parenté, si lointaine qu’elle soit, entre M. Delavigne et les choses ou les hommes de ce temps-ci.
Les Enfants d’Édouard m’ont semblé une gageure sérieuse, un parti pris d’emprunter à toutes les querelles, à tous les systèmes qui se coudoient dans les salons et dans les académies, ce qu’ils ont d’inoffensif et de superficiel ; et ainsi, par exemple, aux versificateurs patients de l’empire, l’élégance monotone, les hémistiches arrangés, alignés militairement aux adeptes du moyen âge, aux panégyristes de la scène anglaise ou allemande, les mœurs et les costumes de quelques personnages historiques ; et enfin, aux admirateurs oisifs des bons mots et du marivaudage débités pendant dix ans au boulevard Bonne-Nouvelle, et qu’ils ont appelés, je ne sais pourquoi, la comédie de la restauration, leurs antithèses cliquetissantes, leurs puérilités fardées.
Le drame s’ouvre par une scène d’espièglerie très médiocrement gaie, dont la disposition et les détails sont froids, guindés, d’une prétentieuse coquetterie, mais réussissent, Dieu seul sait comment, à tenir le parterre et les loges dans une continuelle et muette extase. Nous assistons à la toilette du jeune duc d’York : Élisabeth Woodville semble oublier la guerre civile qui menace de toutes parts la fortune de sa famille, pour se complaire dans les mutuelles taquineries d’une gouvernante et d’un enfant. Je me prêterais bien volontiers aux charmes individuels de la scène, si déplacée qu’elle soit, si elle était touchée avec une délicatesse plus légère et plus naïve, et si les sarcasmes, sur les lèvres de M. Delavigne, ne se figeaient au point de se glacer. L’analyse de la pièce entière, si l’on voulait la rattacher à une idée une, progressive et logique, serait absolument impossible : l’action, s’il y en a une toutefois, n’est qu’un travail mesquin de marqueterie, les incidents se succèdent sans jamais s’engendrer. Quoique l’auteur ait choisi dans les annales anglaises un crime enveloppé d’épaisses ténèbres, mais constaté, au dire des chroniqueurs et notamment selon le témoignage de Philippe de Commynes, qui se connaissait en ces sortes de choses, préparé, poursuivi, accompli, avec une ruse infernale, il n’y a pas, durant trois heures, un seul instant d’émotion ou d’angoisses, d’indignation ou de pitié, d’horreur ou de sympathie.
J’ai entendu chuchoter autour de moi quelques amis empressés, qui admiraient, dans les Enfants d’Édouard, le développement idéal et simultané (disaient-ils) de deux sentiments très beaux à coup sûr, mais, à mon avis, complètement absents de la pièce, pour peu qu’on exige l’élan et la naïveté. Ils louaient à l’envi l’amour fraternel d’Édouard et de Richard, et la tendresse d’Élisabeth pour ses deux fils. Pour réfuter cette affirmation d’une aveugle amitié, j’invoquerais, s’il en était besoin, l’autorité des jeunes femmes qui, pendant toute la soirée, n’ont pas trouvé une larme à répandre ; et l’on m’accordera bien, je l’espère, que la représentation scénique puisse arracher des cris de souffrance aussi bien que le marbre ciselé par le statuaire de Marseille.
Si l’on veut essayer de décalquer sévèrement les lignes de la fable inventée par M. Delavigne, on a grand-peine à comprendre le travail de sa pensée ; le duc de Glocester souffre, avec une patience exemplaire, les railleries d’un marmot qu’il pourrait d’une parole réduire au silence. Il convoite le trône, il le touche du doigt, il n’a qu’à étendre la main pour placer la couronne sur sa tête, et comme un intrigant vulgaire, comme un chevalier d’industrie, il flatte honteusement la reine, qui va s’enfuir au premier soupçon de ses desseins. Il descend jusqu’à la rassurer, quand il pourrait lever le front, et lui dire hardiment : « Je veux être roi, et je le serai. » Il se laisse insulter par le jeune duc d’York, et se résigne à l’insulte au lieu de la punir. Il confie à Buckingham la moitié de ses projets, et s’indigne de ses scrupules, comme s’il ignorait qu’en de pareils marchés les demi-confidences font les trahisons inévitables. Au lieu de le gagner, de l’associer au partage, il s’amuse à le tromper comme la reine, à protester devant lui de son dévouement inviolable aux droits et à la personne des héritiers d’Édouard IV. Puis, pour décharger sa conscience de toute inquiétude, il le fait assassiner par un aventurier ; il gaspille le crime, il prodigue les meurtres publics, comme s’il n’avait pas à sa dévotion les prisons et l’exil.
Quand il tient dans ses mains la vie d’Édouard V et de Richard d’York, chose incroyable ! il ne révèle pas à leurs geôliers le sort qui les attend ; et c’est leur mère elle-même, la reine Élisabeth, qui leur apprend qu’ils vont mourir. Comment a-t-elle pu pénétrer dans la tour ? comment a-t-elle trompé la vigilance des gardiens ? Résolve qui pourra ces questions insolubles. Je ne chicanerais pas la vraisemblance du moyen, si le poète atteignait à ce grand effet ; mais comme il n’en est rien, j’ai le droit de me plaindre.
Le dénouement prévu d’avance, la mort des deux enfants, n’effraie pas un seul instant. Pourquoi ? C’est que les deux frères n’ont pas dans la bouche un accent vrai, pathétique ; c’est qu’ils regrettent la vie comme des hommes, pour des honneurs qu’ils ignorent, et qu’ils ne pleurent pas comme des enfants sur les plaisirs qui leur échappent.
Disons-le simplement, cette tragédie prétendue n’est qu’une paraphrase laborieuse d’une toile envoyée, il y a deux ans, au Louvre par M. Paul Delaroche, Or, le défaut du tableau est aussi celui de la tragédie. M. Paul Delaroche avait peint sur une toile de dix pieds un sujet dont la composition et les lignes convenaient tout au plus aux dimensions d’une aquarelle. M. Delavigne a délayé dans les trois actes d’une tragédie le petit nombre d’idées et d’images qui auraient pu suffire à défrayer une élégie. La toile de M. Delaroche était d’une couleur violette et fraîche ; la versification de M. Delavigne est d’une élégance frelatée. Je dois même ajouter, et ceci, j’en suis sûr, va surprendre bien des croyants, que plusieurs fois l’illustre académicien a violé cavalièrement les lois du rythme et de la grammaire. Je ne sais pas, par exemple, où il a vu que Londres se pouvait féminiser, qu’Édouard était un mot trisyllabique, que l’on pouvait protester une chose. Ce sont là, je le sais, des péchés véniels ; mais enfin M. Delavigne est académicien.
Si nous abandonnons les questions relatives à la vraisemblance, à la rapidité de l’action, à l’enchaînement et à la génération des scènes, pour aborder un problème plus général et plus élevé, celui de la vérité humaine des caractères, notre embarras sera grand pour reconnaître dans les acteurs de M. Delavigne ceux qui décidaient, dans les dernières années du quinzième siècle, les destinées de la Grande-Bretagne. Je ne ferai pas à l’auteur des Messéniennes l’injure de lui rappeler le Richard III de Shakespeare, je ne lui proposerai pas de s’agenouiller devant l’image d’un Dieu qui n’a jamais reçu ses prières ; mais je lui demanderai si le duc de Glocester, qui n’a pas craint de prendre pour marchepied deux têtes de rois, qui a éclairci sans pitié les rangs des plus illustres familles, pouvait trouver le temps de faire sur sa conduite et ses desseins d’ingénieux quolibets. N’était-ce pas, avant tout et surtout, un homme d’action bien plus que de parole ?
Est-ce que la reine Élisabeth ne doit pas opter entre le rôle de veuve et celui de mère, entre la couronne de son mari et la vie de ses fils ? Elle doit soutenir la légitimité de leur naissance et de leur droit ; mère, elle doit sacrifier, s’il le faut, l’honneur de son nom au salut de ses enfants. Dans la tragédie de M. Delavigne, elle flotte incessamment entre ces deux rôles sans se décider pour aucun.
Buckingham professe en toute occasion une innocence qui a tout lieu de nous surprendre dans le compagnon et l’âme damnée de Richard III. Qu’il trébuche par maladresse, je le veux bien ; qu’il se perde auprès de son maître par impertinence ou par gaucherie, à la bonne heure ! Mais qu’il oppose à l’ambition de Glocester les scrupules d’une conscience timorée, c’est ce que je ne saurais comprendre.
Tyrrel a particulièrement charmé l’auditoire de la rue de Richelieu. J’aurais mauvaise grâce à nier un fait aussi public. Pourtant, je dois l’avouer, je n’ai pas une admiration bien vive pour cette scélératesse bavarde qui éclate en bruyantes fanfares, qui se vante, s’explique, se met à l’enchère, et qui, au moment de l’action, chancelle et redescend au niveau des poltronneries vulgaires. J’aimerais mieux dix fois que Tyrrel récitât quelque cent vers de moins sur la flamme ondoyante du punch, sur les follets capricieux qui viennent se jouer au bord du bol, sur l’inconstance des dés et le bonheur de l’orgie, et qu’il eût la main prompte, sûre et fidèle. Si j’avais été Richard III, loin de le récompenser pour avoir gardé les fils d’Édouard IV, je l’aurais fait pendre pour avoir laissé sa veuve pénétrer dans la tour de Londres.
Je n’ai pas le courage de critiquer le caractère attribué aux enfants d’Édouard. Le rôle qu’ils jouent est tellement passif, que le blâme peut à peine les atteindre. Ils ne sont pas ; c’est tout ce que j’en puis dire. Ils devaient concentrer l’intérêt sur eux-mêmes, mais ce n’était pas à eux que l’action appartenait : ils en étaient le but et non le moyen. S’ils ne signifient rien dans la tragédie de M. Delavigne, leur nullité doit être imputée à la faiblesse et à l’inhabileté des autres caractères. Est-ce que par hasard l’été de 1483, tel que le racontent les historiens anglais, ne contenait pas les éléments d’une tragédie ? Voyons.
Je suis fort d’avis qu’il est très inutile, pour inventer un poème dramatique fondé sur une époque donnée de l’histoire d’un peuple, de posséder une formule générale et précise qui exprime le développement total de ce peuple ; ces sortes d’études pouvaient convenir à Bossuet, à Vico, à Herder, et, de nos jours, séduisent encore quelques esprits graves et solitaires comme Schelling ou Ballanche. Mais quoique ces hardies tentatives, loin de refroidir l’imagination, l’exaltent et la rassérènent, en portant ses regards vers les régions de l’idéalité la plus pure, cependant je conçois très bien que les artistes les plus éminents qui ont écrit pour le théâtre ne se soient pas mêlés à ces sortes d’investigations. C’est qu’en effet les inventions scéniques vivent surtout d’individualité, tandis que les formules historiques ont besoin d’absorber l’homme dans l’idée.
Néanmoins, lors même qu’il s’agit d’aborder poétiquement et directement un caractère ou un événement historique, il faut en connaître la mission et le rôle, l’origine et la fin. Autrement, on marche de tâtonnements en tâtonnements, dans une nuit que le génie le plus heureux risque tout au plus d’éclairer par le mensonge.
Et ainsi, puisque Richard III, dans les annales anglaises, marque le passage de la maison de Lancastre à la maison de Tudor, si l’on ignore le sens politique de cette transition, à moins qu’on ne trouve dans la biographie de Richard III une tragédie exclusivement domestique, une intrigue d’amour par exemple, une aventure de jeunesse, il n’y a pas de poème possible.
On le sait, la guerre civile des deux Roses, c’est-à-dire la querelle des maisons d’York et de Lancastre, marque, dans l’histoire des îles britanniques, la ruine de la royauté féodale, et l’avènement de la royauté absolue, qui devait elle-même succomber en 1649, pour faire place, en 1688, à la monarchie représentative.
Donc, une tragédie où Richard III joue le principal rôle doit nous montrer l’agonie de la royauté féodale. À cette heure, où le dogme de la royauté absolue n’a pas encore été consacré par l’avarice de Henri VII et la luxure sanguinaire de Henri VIII, la guerre n’est pas entre la cour et le peuple ; elle est entre les seigneurs qui s’entre-tuent et se disputent la couronne. Le premier guerrier venu qui peut mettre une armée brave et cupide au service de son ambition, s’appelle roi et s’assoit sur le trône. Ainsi fit Richard III.
Quoi qu’on fasse, toutes les fois qu’on mettra sur la scène ce bourreau difforme et bouffon, on ne pourra jamais le mettre au second plan ; car enfin il jouait sa partie et ne tuait que pour son compte. C’était pour frayer sa route, et non celle d’un autre, qu’il fauchait toute une moisson de têtes illustres. Le meurtre des enfants d’Édouard IV n’est que le dernier épisode de cette monstrueuse tragédie qui devait enfanter une royauté de deux ans. La disparition des deux jeunes frères n’eût servi de rien sans la mort de Clarence, de lord Rivers, de lord Hastings. Il fallait vider toutes les chambres du palais avant d’en trouver une qui fût paisiblement habitable, et Richard III le savait bien.
La pénitence publique de Jane Shore, les accusations ignominieuses dirigées à la fois contre la mère et la veuve d’Édouard IV par Richard lui-même, ne sont pas non plus inutiles à l’achèvement de ce tableau historique, car elles montrent que le duc de Glocester se délassait parfois de la satiété du carnage dans de brillants intermèdes d’hypocrisie, et qu’après tout il ne versait le sang qu’à la dernière extrémité, quand la ruse, le mensonge, l’or, l’avilissement et la servilité avaient désappointé ses espérances. En attaquant la légitimité d’Édouard IV, il sapait la popularité de ses enfants.
Il semble donc, à la réflexion même la plus hâtée, qu’il n’y avait dans l’été de 1483 qu’une tragédie possible, dont le dénouement aurait été l’avènement de Richard III, et qui aurait eu pour exposition, pour nœud et pour moyens, les traits les plus saillants de la vie politique du protecteur ; à savoir : la pénitence publique de Jane Shore, la fuite de la reine à l’abbaye de Westminster avec le duc d’York, l’accusation d’illégitimité portée contre ses fils et son mari, le meurtre d’Hastings et de Rivers, et, enfin, en présence d’une population menaçante, prête à se soulever pour un roi qu’elle ne connaît pas, en haine d’un tigre furieux dont elle a trop senti la sanglante morsure, la mort des neveux et la royauté de l’oncle.
Il eût été bon d’insister sur le côté jovial et satirique du caractère de Richard III, et de mettre en scène ses paroles les plus connues, comme ce qu’il dit à l’évêque d’EIy ; les expressions dont il s’est servi en dénonçant à la malédiction publique, comme luxurieux, brigands, traîtres, concussionnaires, ses ennemis dont la tête venait de tomber sur le billot. Ainsi, on le voit, à moins de vouloir se mettre à la suite de M. Paul Delaroche, et trouver dans son tableau une tragédie armée de toutes pièces, on ne devait pas chercher dans la seule mort des enfants d’Édouard le sujet d’un poème dramatique.
Mais n’y a-t-il pas dans la biographie de Richard III de quoi épouvanter une imagination aussi mesquine que celle de M. Delavigne ? C’est à l’histoire littéraire qu’il appartient de répondre, et je me contenterai de consulter les souvenirs poétiques de la restauration. J’ai dit que l’auteur des Messéniennes n’était pas de son temps ; je crois la chose facile à prouver. Bien que M. Delavigne se soit essayé dans l’ode, dans le dithyrambe, dans l’élégie, dans le poème didactique, dans le discours en vers, dans la comédie de caractère, dans la tragédie pure et la tragédie mêlée, dans le drame bourgeois et dans le drame historique, et même, dans le drame héroïque et philosophique ; bien qu’il ait écrit Waterloo, Jeanne d’Arc, Parthénope, le jeune Diacre, la Vaccine, le Paria, l’École des Vieillards, la Princesse Aurélie et quantité de ballades mises en musique, remarquables surtout par la nouveauté du rythme et l’hétérodoxie des rimes, cependant il ne lui est jamais arrivé qu’une seule fois d’exciter une attention réelle ; ç’a été lorsqu’il a versifié toutes les opinions militantes, tous les mécontentements quotidiens dont se composait le libéralisme politique, appelé par Paul-Louis, si exactement, le libéralisme à deux anses. En cette occasion, je le confesse, M. Delavigne a été de son temps, mais à quelles conditions ?
Au théâtre, il n’a rien inventé. Son début, dont on a voulu faire quelque bruit, et qui n’est guère célèbre que par la publication posthume et fort peu authentique des sympathies de Talma, n’est qu’un mélodrame de second ordre, une amplification de rhétorique. Je n’attribue qu’un seul mérite aux Comédiens, c’est de m’avoir fait relire, avec un plaisir éternellement nouveau, quelques pages de Gil Blas. J’en puis dire autant du Paria et de la Chaumière indienne. Je ne sais par quel hasard inespéré il s’est rencontré dans les chœurs quelques strophes vraiment lyriques ; je soupçonne qu’on en pourrait retrouver la trace dans Kalidâsi. C’est à peine si j’ose parler d’un travestissement de Byron, qui a dû à la pantomime expressive et puissante de madame Dorval quelques soirées d’applaudissements. Les pages de Sanuto sont plus dramatiques à coup sûr que le poème de M. Delavigne.
Je ne voudrais pas affirmer que cent personnes, même littéraires, se souviennent aujourd’hui de la Princesse Aurélie, satire obscure et alambiquée d’un triumvirat politique oublié six mois avant le jour où l’auteur des Messéniennes s’aventura malencontreusement jusqu’à prendre en main le fouet d’Aristophane, de Junius et de Beaumarchais. — Sans Talma, qui est-ce qui se souviendrait de Danville ? Louis XI est dans la vie littéraire de M. Delavigne, la même chose à peu près que Philippe à Bouvinesg, dans la vie pittoresque d’Horace Vernet. Des deux parts, c’est la même impuissance et la même guinderie. Il fallait le talent pastoral de M. Delavigne pour trouver dans Philippe de Commynes, Jean de Troyes et Béranger, le sujet d’une églogue inoffensive, pour emprunter au conseiller de Bourgogne, au greffier de Paris et au lyriste le plus dru de notre siècle, une bergerie qui eût fait envie à Racan.
Il n’y a donc en lui ni l’étoffe d’un poète capable d’imposer à ses contemporains la couleur et la trempe de ses pensées habituelles, ni celle d’un inventeur fertile en ressources de toutes sortes, promenant du nord au midi, de la Grèce à la Judée, de l’Alhambra à Whitehall, les caprices et les erreurs de son imagination, s’égarant avec délices dans les siècles évanouis, et donnant à chacune de ses rêveries, de ses douleurs ou de ses joies, le nom d’une catastrophe ou d’un héros ; se ressouvenant des choses et des hommes qu’il n’a pas connus, comme un vieillard qui repasse dans le secret de sa conscience ses premières années, et qui écoute le bruit des jours qui ne sont plus.
Non, M. Delavigne n’est pas poète. Ceux qui l’ont cru se sont trompés, ceux qui l’ont répété ont été trompés, ceux qui le soutiennent ignorent eux-mêmes l’origine et la valeur de leur conviction. S’il était vraiment, comme on le dit, un artiste du premier ordre, au lieu de descendre aux opinions vulgaires et démonétisées, pour les versifier et les appeler siennes, il aurait librement exprimé ses idées individuelles, et il aurait amené la foule à les accepter. Puisqu’il n’en a rien fait, c’est qu’il se sentait faible ; puisqu’il s’est appuyé sur elle au lieu de l’élever jusqu’à lui, c’est qu’il n’avait ni mission ni puissance ; puisqu’il a suivi, c’est qu’il ne devait pas conduire.
Mais il y a dans toutes les réflexions qui précèdent le germe d’une conclusion plus générale et plus haute : je veux parler d’une réaction spiritualiste dans toutes les formes de l’art littéraire ; car, prenez-y garde, l’esprit, l’imagination et le style de M. Delavigne, sont à la taille du plus grand nombre. C’est un irréprochable ouvrier en hémistiches ; il sait précisément la dose de plaisanterie commune dont il faut envelopper et assaisonner une idée presque nouvelle pour la rendre présentable et polie.
Il faut donc induire de tout ceci que l’auditoire de la rue Richelieu, qui n’a trouvé dans les Enfants d’Édouard aucune aspérité repoussante, aucune excentricité scandaleuse, mais qui est demeuré froid et muet malgré le dévouement des amitiés, commence à se lasser tout de bon des panoramas historiques, et regrette sérieusement les passions humaines en échange desquelles on lui donne aujourd’hui des hauberts, des tabards, des surcots et des couronnes à fleurons. Il commence à comprendre ce qu’il n’aurait jamais dû oublier, que la poésie dramatique est quelque chose de plus sérieux et de plus élevé qu’un ballet ou une mascarade, que c’est une nourriture pour l’âme, et non une pâture pour les yeux.
C’est pourquoi je pense que les inventeurs de profession feront bien de se préparer à la révolution qui s’annonce dans le goût public, de se mêler au monde et à ceux qui ont vécu, de mener des journées actives et pleines, et d’oublier pour quelque temps les missels enluminés, les chroniques poudreuses, les gravures héraldiques et les généalogies, s’ils veulent faire face à l’indifférence, et ramener la foule qui s’en va.
III. Don Juan d’Autriche.
Il y a dans la comédie historique de M. Delavigne plusieurs personnages qui portent des noms célèbres : don Juan d’Autriche, Philippe II et Charles-Quint. Ceux qui ne connaissent l’Espagne que par l’histoire, et qui n’ont pas, comme l’auteur des Messéniennes, la faculté d’interpréter les querelles religieuses du seizième siècle par la philosophie de Candide, seraient bien embarrassés de retrouver sous ces noms éclatants le vainqueur de Lépante, le bourreau de don Carlos et le rival victorieux de François Ier. Dans l’intérêt des intelligences paresseuses qui ne cheminent pas assez vite pour traverser deux siècles en une soirée, nous analyserons successivement tous les rôles de cette comédie. Nous ne la raconterons pas, car nous croyons que la littérature et le public ne gagnent jamais rien aux procès-verbaux. S’il y a des lecteurs qui demandent à leur journal le menu dramatique d’une pièce, comme les gourmands le programme d’un banquet, avant de se décider à la curiosité ou à l’appétit, nous pensons que ces avides indolences n’ont rien à démêler avec la critique, et ce n’est pas pour eux que nous écrivons.
Dans la comédie de M. Delavigne, don Juan d’Autriche est amoureux d’une jeune fille dont il ne connaît ni le vrai nom, ni la famille ; il ne rêve qu’au moyen de la voir, de lui parler, de passer à ses genoux des heures enivrées ; il trompe la surveillance de son gouverneur, il gagne les gardiens chargés d’épier ses démarches, s’échappe à la dérobée, et ne conçoit pas une plus digne ambition que d’épouser sa maîtresse. Quand celui qu’il appelle son père, et qui n’est que son tuteur, lui propose d’entrer dans l’église, et lui montre dans un avenir prochain le chapeau de cardinal, don Juan n’hésite pas à déclarer son amour. En présence du roi d’Espagne, qui se donne pour un seigneur de la cour, il renouvelle son aveu ; il ne demande qu’une épée pour illustrer son nom et mériter par son courage la main de sa maîtresse. Celle qu’il aime est juive ; il l’apprend d’elle-même, et, avec la sérénité d’un ami de madame Geoffrin, il se résigne à cette mésaventure comme s’il s’agissait simplement d’un papier perdu. Surpris par le grand seigneur auquel il s’est confié si ingénument, sommé de sortir et de ne plus reparaître dans la maison de dona Florinde, il ne se demande pas pourquoi elle s’est enfuie à la seule vue de ce mystérieux personnage ; il la suit en défiant la colère de son rival. Conduit au couvent par l’ordre du roi, il déchire sa robe de novice ; il raconte pour la troisième fois son amour au moine qui le reçoit et au novice qui essaie de le consoler ; grâce à l’intervention de ses deux nouveaux amis, il réussit à sortir du couvent et retourne chez sa maîtresse. Elle est absente lorsqu’il arrive : avec une docilité vraiment exemplaire, sur les instances de la duenna, il se cache pour l’attendre et se laisse enfermer, Bientôt dona Florinde, aux prises avec Philippe II, qui n’est autre que le comte de Santa-Fiore, appelle au secours. Don Juan le provoque, et l’attaquerait sur l’heure, si dona Florinde ne lui criait : Arrêtez, c’est le roi. Or, il a promis au couvent de ne jamais se servir de son épée contre Philippe II. Cependant, il n’en serait pas quitte pour un sermon, et irait, sans aucun doute achever ses jours dans une prison d’état, si le moine auquel il doit sa liberté, celui qu’il a pris pour confident et pour auxiliaire, sans lui demander ses titres, si Charles-Quint, car c’est lui, ne venait en personne réconcilier son fils légitime et son fils naturel, le roi Philippe II et le futur vainqueur de Lépante.
Voilà le don Juan d’Autriche de M. Delavigne, ingénu, brave, docile, crédule, tolérant, jetant à la tête du premier venu son amour et ses espérances. Pour dessiner ce caractère, je n’ai pu me dispenser d’indiquer sommairement toute la conduite de la pièce, car il occupe à lui seul le tiers au moins de l’action ; mais Philippe II et Charles-Quint seraient mal connus s’ils n’étaient envisagés séparément.
Philippe II quitte la cour pour interroger son frère ; et, pour mieux se déguiser sans doute, il se présente sous un nom qui n’a jamais retenti en Espagne, et qui n’appartient ni à la Castille ni à l’Aragon, sous le nom de Santa-Fiore. Pour peu que don Juan connaisse sa langue, il doit prendre le nouveau venu pour un étranger, car il ne peut soupçonner le roi d’Espagne de porter un nom aussi barbare à Madrid qu’à Florence. Ce Philippe II, si heureusement baptisé sans doute par quelque prisonnier de Pavie, aime aussi dona Florinde, et il ignore, comme don Juan, la religion et la famille de celle qu’il aime. De la part d’un roi tel que Philippe II, l’étourderie est surprenante. Quand il veut chasser son rival, au lieu de dire : Je suis le roi, ou d’appeler ses gardes sans se nommer, il se laisse insulter avec la longanimité d’un saint. C’est assurément une grande vertu dans le maître des Espagnes et des Indes. Il envoie son frère dans un couvent, et il surveille si mal l’exécution de ses ordres, que don Juan se rend précisément au couvent de Charles-Quint. Il paraît qu’à cette époque un roi absolu n’était pas obéi aussi bien qu’un préfet de police de nos jours. Il retrouve don Juan chez dona Florinde, et il ne songe pas à lui demander compte de sa fuite. Il porte la main sur dona Florinde, et quand il apprend qu’elle est juive, il la désire avec plus d’ardeur encore. Lui, roi d’Espagne, il se jette aux genoux d’une juive, aux genoux d’une femme qui périrait s’il disait un mot. Il implore la merci d’une proscrite dont la vie est entre ses mains. Pas un historien encore n’avait indiqué, dans la vie de Philippe II, les éléments de cet épisode romanesque. Le roi se trouve en face de don Juan, d’un ennemi libre et qu’il avait enchaîné ; il ne pense pas à l’intervention de son père ; il épargne son ennemi et l’abandonne à Charles-Quint, quand il aurait pu se venger personnellement, et sans autre dépense qu’un signe de tête. Avouons que Philippe II ainsi conçu est tout à fait neuf.
Charles-Quint, retiré dans le couvent de Saint-Just, partage son temps entre ses horloges et la conversation d’un jeune novice ; il s’amuse à écouter les caquets d’un enfant, et oublie les guerres qu’il a conduites, le camp du Drap-d’Or, l’élection impériale de Trêves, pour le récit d’une cabale monastique. Il oublie Luther auquel il a tenu tête, et Léon X qu’il a protégé, pour tourner en ridicule les ambitions du cloître, et traiter son interlocuteur de moinillon. Il faut croire que Charles-Quint est bien changé depuis les guerres religieuses de l’Allemagne, qu’il a tout à fait dépouillé le vieil homme, qu’il ne recommencerait pas sa vie passée, en un mot, qu’il a deviné l’Essai sur les Mœurs. Autrement, comment expliquer sa bonhomie railleuse qui se complaît dans la familiarité d’un enfant, et qui ne songe pas même à regarder la carte de l’Europe, pour suivre du doigt le jeu des nations qu’il a remuées ? Comment comprendre, non pas l’abdication impériale, mais l’abdication intellectuelle du vainqueur de Pavie ? Quand il voit son fils, au lieu de lui rendre la liberté, en ordonnant que les portes soient ouvertes, il a recours à la ruse, et se fait nommer abbé pour signer légitimement l’affranchissement du captif. Il entend sans émotion l’éloge de François Ier, il se console par un bon mot, et pour toute réponse à cet étrange panégyrique, sorti d’une bouche espagnole, il donne à don Juan l’épée du prisonnier de Madrid. Décidément, Charles-Quint est un sage accompli, détaché sans retour des vanités humaines. Pardonnons-lui de singer Jules César, en dictant à la fois trois lettres pour son élection abbatiale : cette parodie est un péché véniel. Pardonnons-lui avec la même indulgence de violer pour lui-même les règlements qu’il n’osait violer pour son fils, et de sortir du monastère après avoir résigné son nouveau titre, sans alléguer aucune excuse légitime pour cette singulière espièglerie ; j’espère que le nouvel abbé ne négligera pas de punir l’empereur ; pardonnons-lui surtout d’avoir oublié l’âge de don Juan, et de parler à un garçon de douze ans comme à un homme de vingt ans ; car don Juan était né en 1546, et Charles-Quint est mort en 1558.
Le petit novice qui aide Charles-Quint à dévorer ses ennuis n’est qu’un souvenir assez effacé de Chérubin. On ne comprend guère comment Beaumarchais joue un rôle au couvent de Saint-Just. Mais c’était la volonté de M. Delavigne, et nous ne le chicanerons pas pour si peu.
Don Quixada, gouverneur de don Juan d’Autriche, joue pendant cinq heures le rôle de l’Ajo nell’imbarrazzo. De loin en loin, il essaie le pathétique ; mais ces sortes de caprices ne sont pas de longue durée, et le comte Giraud peut réclamer don Quixada comme sa propriété bien authentique ; il est mort et ne réclamera pas. Cervantes aurait bien aussi quelque droit sur ce personnage qui rappelle Sancho dans plusieurs scènes : ceci soit dit sans injure pour Cervantes.
Il y a dans dona Florinde plusieurs singularités inexplicables. Elle est juive, et elle jure par Jésus. Est-elle convertie ? Mais elle n’en dit rien. Elle fréquente les églises catholiques : quel docteur de la synagogue lui a permis une pareille équipée ? Elle connaît le roi, et au second acte, au lieu d’avertir don Juan du danger auquel il s’expose, au lieu de partir avec lui, pour se dérober à la colère de Philippe II, elle laisse la partie s’engager ; elle attend, pour démasquer le comte de Santa-Fiore, que le rival de don Juan porte la main sur elle, et tente violemment de contenter son brutal amour. Il faut qu’elle soit bien troublée pour commettre une pareille faute. Elle dit à Philippe II, pour l’arrêter : Je suis juive, et elle revient du tribunal de l’inquisition. De qui est donc venu l’ordre de comparaître ? comment le roi l’ignore-t-il ? Et s’il le sait, comment ne craint-il pas de se déshonorer par le contact d’une race maudite ? Nous marchons de ténèbres en ténèbres ; où est l’Œdipe qui résoudra cette énigme ?
Vous connaissez maintenant les personnages de cette comédie historique ; voulez-vous que je vous dise l’action ? Au premier acte, don Juan, don Quixada et Philippe II ; au second, dona Florinde, don Juan et Philippe II ; au troisième, don Juan et Charles-Quint ; au quatrième, comme au second, Philippe II, don Juan et dona Florinde ; enfin au dénouement, Charles-Quint, Deus ex machina, qui réconcilie ses deux fils, et dona Florinde, qui promet de ne jamais revoir son amant, sans qu’on sache le secret de sa résignation.
Où est la vocation qui donne son titre à cette comédie ? Est-ce la vocation de dona Florinde pour le catholicisme, ou celle de don Juan pour la gloire militaire ? Décide qui pourra.
Le second et le quatrième actes ne tiennent pas très étroitement aux trois autres, et sont par eux-mêmes une pièce dans la pièce. Mais je me résignerais volontiers à cette superfétation poétique, si j’avais pu deviner le caractère comique de l’ouvrage. Une fille qu’un roi essaie de violer ne me semble pas prêter à la comédie. Un jeune homme qui joue sa tête pour défendre sa maîtresse, n’est pas non plus un sujet très plaisant. Un roi qui appelle au secours de sa rage amoureuse le tribunal de l’inquisition, et qui d’un trait de plume peut condamner au bûcher son rival et celle qu’il n’a pu vaincre, me paraît plus terrible que ridicule. N’êtes-vous pas de mon avis ? Je ne prétends pas que la biographie de don Juan n’offre aucun sujet de comédie ; mais je déclare en mon âme et conscience que la comédie de M. Delavigne n’est rien moins que gaie.
Ce qui m’a frappé surtout dans cette parodie de l’Espagne au seizième siècle, c’est la couleur voltairienne de Charles-Quint et de don Juan. L’empereur et son fils traitent les questions religieuses comme Zadig ou Pangloss. On dirait que la diète de Worms a déjà trois siècles sur les épaules ; ils ne s’inquiètent ni du saint-siège, ni de Luther ; le protestantisme armé de l’Allemagne ne trouble pas un instant leur pensée. M. Delavigne, faisant parler Charles-Quint comme l’ami de madame Du Châtelet, ressemble fort à ces monarchistes ignorants qui ne voient dans l’histoire de France, depuis quatorze siècles, qu’une succession de rois pareils en tout à Louis XIV. Des deux côtés, c’est le même aveuglement ; l’étiquette royale de Versailles, au début de la conquête franke, n’est pas plus ridicule que le sourire de Voltaire dans le couvent de Saint-Just.
La prose de cette comédie, historique au dire de l’affiche, est d’un tissu tout à fait nouveau. Ce n’est ni la phrase claire et rapide du dix-huitième siècle, ni la phrase sévère et logique du dix-septième, ni la phrase ample et flottante du seizième, ni même la phrase ambitieuse, et tour à tour philosophique ou poétique, du siècle présent ; non, c’est un perpétuel cliquetis d’antithèses puériles ; c’est alternativement la caricature de Beaumarchais ou de quelques dramatistes plus modernes. M. Delavigne a démontré victorieusement qu’il y a autre chose dans la langue que des vers et de la prose, et qu’il ne suffit pas de limer les clous d’une rime pour ouvrir les charnières d’une période. En désertant l’alexandrin, il n’a pas mis le pied sur le seuil d’une nouvelle patrie ; il a perdu son armure, et n’a pas trouvé un manteau à sa taille.
Bien que je n’aie jamais partagé l’avis des critiques, éclairés d’ailleurs, qui proposent la réalité complète savamment restituée, comme le modèle achevé de toute poésie ; bien que pour moi Homère domine Hérodote, comme Shakespeare domine Holinshedh, cependant j’ai toujours pensé que l’imagination ne s’élève au-dessus de la mémoire qu’à la condition d’interpréter le souvenir. Or, est-il probable que M. Delavigne n’ait pas feuilleté les biographes de don Juan d’Autriche ? Est-il probable qu’il se soit contenté de quelques pages de Robertson ou de Strada ? Je répugne à le croire. À la vérité, il a déjà trouvé dans Commynes l’étoffe d’une bergerie digne de Racan ; et quelle bergerie ! Louis XI à Plessis-lez-Toursi. Mais s’il connaît la vie de don Juan, comment s’est-il plu à dénaturer une réalité plus riche que son poème, que Schiller aurait bien su agrandir et féconder, mais qui, faute d’être labourée par une habile charrue, est plus variée, plus imposante dans son inculte nudité que le roman dialogué de M. Delavigne ?
Élevé jusqu’à la puberté dans l’ignorance de son père, don Juan est présenté à Philippe II, dans une partie de chasse, par don Louis Quixada. Charles-Quint, en mourant, avait révélé à l’héritier de sa couronne le secret de ses premières faiblesses, et lui avait recommandé le bonheur de son fils naturel. Destiné aux dignités ecclésiastiques, don Juan, en apprenant de la bouche même du roi, devant tous les seigneurs de la cour, qu’il est du sang de Charles-Quint, se confirme dans son ambition militaire : certes, c’est là un beau début. Nous n’avons pas la fatuité de construire en quelques lignes un édifice dramatique ; mais vous allez voir comme les masses se groupent d’elles-mêmes, comme elles s’ordonnent harmonieusement.
À Madrid, don Juan trouve don Carlos amoureux d’Élisabeth de France, compromis par des amitiés séditieuses ; lui-même se passionne pour Marie de Mendoza ; Philippe II lui ravit sa maîtresse, et renferme dans un couvent l’amante déjà mère. Don Juan souffre patiemment l’injure qui lui est infligée ; il appelle la gloire qui lui échappe, et lutte sans colère contre la jalousie du roi.
Don Carlos conspire ; don Juan n’hésite pas à le dénoncer. L’oncle et le neveu se défient, et mettent l’épée à la main ; don Carlos appelle au secours ; il est condamné ; son adversaire demande sa grâce, et pleure sa mort avec des larmes sincères.
Délivré de son fils, Philippe II confie à don Juan le châtiment des Maures de Grenade, et plus tard il lui accorde la victoire de Lépante. À ce moment, la jalousie du roi se réveille plus furieuse et plus terrible que jamais : il a pardonné l’amour, pardonné la générosité, il ne pardonne pas la gloire.
Nommé gouverneur des Pays-Bas, don Juan comprime la révolte et assure à son frère la paisible possession d’une de ses plus riches provinces. Mais son heure est venue ; le lendemain de la victoire de Gembloux, il meurt empoisonné.
N’y a-t-il pas dans la vie et la mort de ce héros, qui s’éteint à trente-trois ans, une grandeur et une énergie tout à la fois épiques et dramatiques ? Le duel de ces deux frères qui se combattent dans toutes leurs passions, n’est-il pas taillé pour le théâtre ? Cette lutte acharnée de la ruse contre l’héroïsme, cette couronne oisive et cette épée qui ne se repose jamais, ne vous semblent-elles pas satisfaire à toutes les exigences de la terreur et de la curiosité ? Cette tragédie qui débute par une partie de chasse, qui ◀continue▶ par un amour imprévoyant, qui se noue par la mort d’un fils incestueux, qui se resserre par la gloire envahissante du héros, et qui se dénoue enfin par la vengeance d’un rival impuissant à soutenir une lutte glorieuse ; cette tragédie vous paraît-elle mesquine ? Je ne dis pas que cette tragédie est toute faite ; car si la réalité n’est pas l’histoire, pourquoi l’histoire serait-elle la poésie ? Si Rome impériale se rétrécit ou s’élargit sous la plume de Suétone ou de Tacite, pourquoi Brantôme et Strada ne subiraient-ils pas la même destinée entre les mains d’un rimeur ou d’un poète ? Non, la tragédie n’est pas faite ; mais vienne un poète, et elle se fera. Si l’on me demande où est l’unité de ce programme gigantesque, je répondrai que toutes les parties de ce colosse sont réunies ensemble par un lien indissoluble, par la jalousie ombrageuse de Philippe II. Quand il obéit aux dernières volontés de son père, il est jaloux ; il caresse don Juan pour le gouverner ; il l’attire à sa cour pour l’éblouir et l’habituer à l’obéissance. Quand il lui enlève Marie de Mendoza, c’est qu’il craint la postérité de son frère, c’est qu’il tremble que l’église ne réprouve le scandale de cet amour qui s’avoue à la face du ciel ; il est encore jaloux. Quand, après la mort de don Carlos, il confie ses armées à don Juan, c’est pour l’éloigner du trône ; il lui dit d’aller jouer sa vie pour la gloire, mais il espère que don Juan ne reviendra pas. Quand il l’envoie en Flandre, il prie Dieu pour que cette bourgeoisie furieuse le débarrasse d’un général trop célèbre ; et quand il accomplit le dessein de toute sa vie, le lendemain d’une victoire gagnée pour lui, ne couronne-t-il pas dignement cette tragédie à laquelle il travaillait depuis si longtemps ?
Si des cimes de l’histoire nous redescendons dans la plaine monotone que M. Delavigne appelle sa comédie historique, ne sommes-nous pas émus de pitié pour cet ouvrier patient qui prend un bloc de marbre et qui, au lieu de l’équarrir hardiment, et d’y tailler une statue, le polit et l’use à sa manière, le creuse, le mine, le divise, l’éparpille en ruines, et n’arrive pas même à construire un pan de mur ?
Dans une comédie ainsi faite, la tâche des acteurs était difficile. La composition scénique de don Juan exigeait surtout une intelligence et une volonté supérieures à celle du poète ; car la perpétuelle pétulance que M. Delavigne a prêtée au frère de Philippe Il est d’un effet médiocre et ne peut intéresser pendant cinq heures. Je m’assure que si Talma eût accepté ce rôle, il en aurait varié la physionomie, à l’insu ou contre le gré de l’auteur. Il aurait fait sentir tout ce qu’il y a de romanesque et de mélancolique dans la singulière destinée du héros de Lépante. Il ne se serait pas laissé aller en toute occasion à l’emportement de sa jeunesse. Il se serait souvenu du trône placé si près de lui, et son ardeur belliqueuse se serait contenue pour ne pas effacer sous l’officier de fortune celui qui aurait pu être le roi. Firmin a compris autrement le rôle de don Juan ; il a exécuté avec une docilité exemplaire la volonté de l’auteur ; il a joué le fils de Charles-Quint en jeune premier, vivement, sans se reposer un instant, comme si l’âge du personnage lui eût prescrit la perpétuité du mouvement ; mais il ne s’est guère inquiété de savoir si M. Delavigne s’était trompé, s’il était au pouvoir de l’acteur de corriger la bévue du poète. Il a obéi, et n’a rien deviné au-delà de son devoir littéral. C’est sans doute par la même raison qu’il n’a pas songé à prendre un costume plus élégant et mieux caractérisé.
Geffroy avait un rôle ingrat, entre tous. Le personnage de Philippe II, dans la pièce de M. Delavigne, n’est terrible que par son nom ; il ne frappe pas, comme dans Schiller, par la simplicité même de sa cruauté. Il est méchant et il n’est pas roi. Il veut le mal et il s’épuise en efforts pour l’accomplir. Au lieu de commander d’un geste ou d’un sourire, il déploie une pompe de colère qui ne signifie que l’impuissance. Il convoque autour de lui le tribunal entier de l’inquisition, et il oublie que l’inquisition lui est dévouée ; il s’agite et se multiplie comme s’il n’avait pas d’autre force que son énergie personnelle. Ce n’est pas ainsi que se conduisent les rois absolus. À quoi leur servirait la terreur qu’ils inspirent, si elle ne les dispensait pas de l’action, et si toute leur vie ne se réduisait pas à la seule volonté ? C’est pourquoi il y aurait de l’injustice à juger sévèrement Geffroy dans le rôle de Philippe II. Il aurait pu sans doute atténuer par son débit la monotonie odieuse du personnage qu’il représentait ; il aurait pu mettre plus d’élégance dans ses attitudes et gouverner plus habilement sa voix ; car les rois obéis sur un signe de tête ne sont pas habilités à parler aussi haut qu’un chef d’escadron ; et même dans la colère, quand ils ne sont pas sans témoins, ils craignent de se dégrader en élevant la voix. — Le costume de Geffroy était beau.
Ligier, chargé du rôle de Charles-Quint, a eu le tort, assez grave selon moi, de le jeter dans le même moule que Louis XI. Or, entre le vainqueur de Pavie et le prisonnier de Péronne, on m’accordera bien qu’il y a quelque différence. Il y avait dans Charles-Quint, comme dans Louis XI, du renard et du chat. Mais quand la ruse était épuisée, quand les négociations étaient à bout, le renard se réveillait lion, et Charles-Quint livrait bataille. Il gardait François Ier à Madrid, mais il ne mettait pas La Balue dans une cage. Il n’était pas donné à Ligier de changer le rôle qu’il avait accepté, mais il pouvait donner au moine de Saint-Just un mélange de finesse et de vivacité, une brusquerie, non pas capricieuse et maladive comme celle de Louis XI, mais bien hautaine et militaire par accès, réprimée impérieusement, mais de sorte cependant que le soldat reparût quelquefois, et qu’il cherchât son épée à la place de son chapelet. En demandant à Ligier cette individualité historique, nous sommes sûrs de nous rencontrer sinon avec sa volonté, du moins avec sa pensée. Nous savons qu’il prend son art au sérieux ; il s’attache à composer ses rôles, et s’il ne réussit pas toujours à se renouveler, ce n’est pas inattention de sa part, c’est plutôt la faute des couplets tragiques qu’il a récités depuis dix ans, et qui l’ont habitué à une sorte d’inflexibilité. Non pas que j’accuse d’une incorrigible monotonie tout le répertoire tragique de la France ; mais à côté de Pierre Corneille et de Jean Racine, Ligier n’a-t-il pas trouvé MM. Soumet et Ancelot ?
Sous la robe du jeune novice, mademoiselle Anaïs a été ce qu’elle devait être, gracieuse et mignarde. Elle a été Chérubin des pieds à la tête, mais Chérubin lisant Beaumarchais sous les yeux de Marivaux. Sa voix a de la jeunesse, mais elle manque de franchise ; elle dit bien et avec intelligence, mais elle n’est jamais hardiment accentuée ; elle lance les mots, mais elle se prépare trop visiblement à les lancer : on dirait qu’elle prend son élan. Le défaut capital de mademoiselle Anaïs, c’est de ne jamais modérer son ambition, et de chercher à tous propos les grands effets. Je ne sais comment il arrive qu’elle a toujours l’air de promener sa langue sur ses lèvres, tant elle exagère le son enfantin de ses moindres paroles. Cependant elle a fait plaisir au troisième acte. Les plaisanteries qu’elle récitait n’avaient pas grande valeur ; mais, dans sa bouche elles prenaient une sorte de nouveauté. Mademoiselle Anaïs faisait de son mieux, elle était espiègle pour son compte et pour celui de l’auteur.
Samson, dans le rôle de don Quixada, a fait de louables efforts pour témoigner de ses études ; mais il a eu beau faire : Crispin reparaissait à tout moment sous le tuteur de don Juan. Il n’a pas saisi la nuance qui sépare le comique du grotesque. Quand il voulait être pathétique, et amener cependant le sourire sur les lèvres, la passion s’effaçait tout entière, la comédie n’avait plus d’entrailles, la gaîté ne partait plus du cœur, l’attendrissement était manqué : Samson redevenait le très humble serviteur de Valère.
Madame Volnys, qui débutait dans le rôle de dona Florinde, a ◀continué▶ sur la scène de la rue Richelieu
les habitudes du boulevard Bonne-Nouvelle. Elle a été coquette et a manqué de charme ; elle a levé ses grands beaux yeux, et son regard n’a ému personne ; elle a voilé sa voix comme si elle eût tremblé d’amour, et sa parole, malgré cet artifice trop visible, était dure et presque rauque. Elle a enlevé la salle avec deux mots :
Je suis juive
, et, plus tard, quand elle se débat sous la main libertine de Philippe II,
On viendra, je suis sûre qu’on viendra
; mais elle a détruit par sa pantomime mélodramatique l’impression qu’elle avait produite avec ces deux mots : il y avait dans son attitude, et même dans son accent, plus de colère encore que de frayeur.
Je ne demande pas à M. Delavigne pourquoi il écrit dona au lieu de doña. Je pousserai même la complaisance et la politesse jusqu’à ne pas le chicaner sur quelques douzaines de solécismes comme celui-ci, par exemple : Réfléchir que ; la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie n’est pas encore publiée, et les difficultés de cet ordre ne sont pas résolues pour tout le monde. — En fidèle historien, j’ajouterai que la pièce et les acteurs ont été fort applaudis ; le public a pris son plaisir en patience.
IV. Une famille au temps de Luther.
L’histoire ne nous apprend rien sur les personnages de cette tragédie ; Luther ne paraît pas ; Charles-Quint n’est pas même nommé dans la pièce ; le pape est tout au plus indiqué comme un spectre menaçant, mais ne joue aucun rôle dans le nœud ou le dénouement de l’action. M. Delavigne a brisé ses lisières, il ne relève plus que de sa seule imagination. Pour suppléer au silence des chroniques, nous analyserons individuellement tous les caractères de ce nouvel ouvrage, et peut-être après cette étude patiente nous sera-t-il permis d’énoncer plus sûrement un avis impartial et désintéressé.
Luigi, demeuré veuf avec une fille, s’occupe de lectures théologiques, médite les pamphlets de Luther et s’indigne des abus de l’église romaine. Grave, modéré, sans ambition et sans richesse, uniquement livré au soin de son salut et à l’éducation de sa fille, il n’entrevoit pas dans l’avenir d’autre souci que son abjuration. Convaincu par les réflexions de plusieurs années des erreurs du catholicisme, il se prépare à quitter une religion puérile et corrompue pour une religion plus sérieuse et plus raisonnable. Il s’est dépouillé lentement de toutes les croyances de son premier âge, il a usé dans les controverses solitaires tous les dogmes de sa foi primitive, il n’a plus ni regrets, ni terreurs ; serein et résigné, il attend le jour où il doit proclamer publiquement son adhésion aux doctrines luthériennes.
Paolo, frère de Luigi, est dévoué sincèrement à la cause du catholicisme. Il n’admet ni la mobilité, ni le progrès de la science religieuse. Il croit ce que croyaient ses pères ; loin de se laisser prendre aux enseignements d’un moine hautain, il trouve dans le spectacle des troubles de l’église un motif pour persévérer plus courageusement dans la foi de ses aïeux. Hors du culte romain, il n’admet ni grâce ni salut. Tous les dogmes catholiques sont pour lui des vérités inviolables. Contester un seul des mystères professés par l’autorité pontificale, ce n’est pas un malheur, c’est un crime, c’est une impiété qui appelle le châtiment céleste ; le sang d’un homme coupable d’un pareil crime peut être versé impunément : tuer un homme infidèle à l’église catholique n’est pas une faute, mais une gloire digne d’envie. Vienne l’occasion d’accomplir ce pieux sacrifice, et Paolo n’hésitera pas. Il ne se demande pas si le christianisme, à Rome même, est aujourd’hui ce qu’il était au temps de saint Jérôme et de saint Augustin, s’il n’a pas dévié de sa route primitive, s’il ne s’est pas métamorphosé, s’il n’a pas altéré la pureté de ses doctrines ; aveuglément soumis à l’autorité catholique, il se reprocherait comme un sacrilège l’étude de l’histoire et des variations qu’elle révèle. Les luttes de l’intelligence humaine sont pour lui des douleurs sans enseignement.
Thécla, mère de Luigi et de Paolo, prend parti pour Luther. Elle partage ses journées entre sa Bible et son rouet, discute avec Luigi le progrès de la foi nouvelle, exalte le courage des réformés, et ne se lasse pas du récit sans cesse recommencé des guerres religieuses. Arrivée à soixante ans, elle n’a plus rien à espérer sur la terre : elle attend chaque jour l’ordre divin qui doit la rappeler ; mais elle veut porter à Dieu une âme clairvoyante et désabusée, elle veut comparaître au tribunal céleste sans souillure et sans tache. Elle travaille, malgré sa vieillesse, à secouer le poids de son ignorance ; elle s’instruit par la lecture et la méditation comme si elle avait encore devant elle des années nombreuses et pleines de vigueur. Elle ne cessera pas jusqu’à l’heure suprême de penser au jugement inexorable, et de vivre dans le respect et l’étude de la vérité. Elle a ébranlé sans remords l’édifice de sa croyance, et travaille sans relâche à reconstruire pour ses derniers jours une doctrine nouvelle et plus solide. Livrée tout entière à sa passion religieuse, elle brisera, s’il le faut, les liens qui l’enchaînent aux affections terrestres.
Elci, fille de Luigi, approuve l’abjuration de son père, mais sans blâmer l’orthodoxie de son oncle. Pure et candide, elle ne croit pas que Dieu, pour accueillir les prières humaines, leur demande par quelle foi elles ont été dictées. Pleine de tendresse et de vénération pour son aïeule, elle défend timidement Paolo, mais se tait dès que Thécla, emportée par une sainte colère, flétrit l’aveuglement et l’obstination de son fils.
Marco, vieux serviteur de la famille, copié assez fidèlement sur le Charles-Quint de Don Juan d’Autriche, initié comme lui, par la seconde vue, aux vérités philosophiques de Zadig et de Candide, glorieux de son indifférence, indulgent pour les faiblesses de tous les âges, tolérant pour les puérilités mondaines du catholicisme, pour l’inflexible austérité du protestantisme, apologiste du cabaret et de la danse, panégyriste de la musique et de la peinture chrétienne, Marco ne comprend rien aux querelles qui divisent Luigi et Paolo. Dans son ardeur de conciliation, il abolirait volontiers les deux formes du christianisme, pour sceller plus sûrement l’alliance et la réunion des deux frères.
Était-il possible avec ces cinq personnages de construire une tragédie ? Y a-t-il dans les caractères que nous venons d’analyser fidèlement l’étoffe d’une action dramatique ? Soumise à la fécondation du système antique ou du système moderne, cette donnée pouvait-elle enfanter une fable vivante et terrible ? M. Delavigne s’est décidé pour l’affirmative. Puisqu’il n’a rien emprunté à l’histoire, puisqu’il a tiré de sa seule pensée tous les personnages de sa pièce, nous devons, avant de le juger, raconter succinctement l’action à laquelle ils servent de ressorts.
Mais l’analyse de cette action est vraiment chose fort embarrassante ; car la tragédie de M. Delavigne, bien que fondée sur le fratricide, se compose en réalité d’une scène unique et permanente ; et quand je dis une scène, c’est, de ma part, pure bienveillance, ou plutôt une erreur de langage ; réduite à son intime valeur, cette tragédie n’est qu’une épître dialoguée sur la tolérance religieuse. Il n’y a nulle part trace de vie ou d’action, il n’y a pas une scène plus animée ou plus languissante, plus énergique ou plus timide qu’une autre. C’est partout et à tout propos la même sagesse tiède et limpide, le même flot lent et paresseux où se mire l’indifférence religieuse du poète. Pourtant, malgré la difficulté de la tâche, nous essaierons de retracer ce que M. Delavigne nous a donné pour une tragédie.
Luigi et Thécla s’entretiennent paisiblement du sort de la religion nouvelle. Thécla, dans son mépris pour la cour de Rome, se laisse aller aux métaphores les plus hardies : si Luigi ne la troublait pas, s’il écoutait patiemment les versets indignés qui s’échappent de la bouche de sa mère, elle se lasserait bientôt et rentrerait dans le silence et l’immobilité ; mais Luigi prend la défense de Paolo, il veut excuser son frère qui, depuis plusieurs années, demeure en Italie, et s’abreuve à la source même du poison catholique. Thécla s’anime et s’exalte peu à peu, et si Luigi ne se hâtait de l’arrêter par une feinte soumission, elle maudirait Paolo. Ce dialogue, qui dure vingt minutes, peut s’appeler sans injustice le premier point du sermon. Arrive Elci, coquettement parée, qui présente son front aux lèvres de son aïeule, et va s’asseoir sur les genoux de son père. La conversation revient naturellement sur le sujet qui préoccupe toute la famille, sur le voyage de Paolo. En voyant la licence de l’église romaine, se sera-t-il converti ? Thécla l’espère, Elci le souhaite ; Luigi, plus calme et moins crédule, s’abstient de l’espérance et ne se livre au désir qu’avec une réserve prudente. L’entretien change de route pendant quelques instants : Thécla blâme la coquetterie de sa petite-fille, et semble promettre une tirade sur la dissipation mondaine ; mais la question religieuse reprend bientôt le dessus, et la jeune fille prononce sur la tolérance une harangue que Luigi ne désavouerait pas. Jusqu’ici on le voit, l’action n’avance pas d’une semelle, et il est impossible de prévoir à quelle heure elle se mettra en marche. Elci et Thécla, qui sans doute sont du même avis que nous, quittent la scène sans regret. Luigi imite leur exemple et va méditer sur sa prochaine abjuration. Marco, qui a écouté les deux premiers points du sermon, déplore ingénieusement le danger des passions religieuses et récite en alexandrins très lestes une théorie de l’indifférence.
Paolo arrive enfin d’Italie ; il se jette dans les bras du vieux serviteur, et pleure à chaudes larmes en se rappelant les joies innocentes de ses premières années. Marco, avec la discrétion qui convient à un homme bien élevé, se retire dès qu’il voit paraître Luigi. Une fois en présence, les deux adversaires s’empressent de traiter, ex professo, la grande question qui les sépare. Après un rapide échange de souvenirs, après deux ou trois périodes sur les pommiers de la pelouse, après une demi-douzaine d’acrostiches sur les fruits du verger qui croiraient se déshonorer en se présentant sans périphrase sur le parquet ciré de l’alexandrin, les deux frères reprennent, comme deux orateurs de Sorbonne, la thèse traitée déjà deux fois depuis le commencement de la pièce. Ils exposent avec assez de netteté tous les arguments développés à la diète de Worms par Luther et par le légat du pape. Mais comme la discussion se passe en famille, ils abrègent nécessairement le développement de leurs doctrines, et nous pouvons, sans présomption, espérer que les plaidoiries seront bientôt terminées. Nous ne tardons pas à être détrompés. Luigi et Paolo prennent l’attitude et le langage d’Étéocle et de Polynice : ils passent rapidement de la raillerie à l’injure, et Luigi finit par chasser Paolo. Resté seul, Paolo recommence pour la quatrième fois la thèse que nous avions la bonhomie de croire épuisée. Dans un monologue très savant, et qui résume sous une forme très habile tous les dangers du fanatisme, il s’encourage à tuer son frère. Pour s’affermir dans ce louable dessein, il écrit au grand-pénitencier de Sainte-Marie-Majeure, et s’engage sur le salut de son âme à poignarder Luigi la veille de l’abjuration. Après avoir cacheté sa lettre, désormais en repos avec sa conscience, il n’attend plus que l’occasion pour accomplir sa promesse. Marco, qui remplit dans la pièce les fonctions du chœur antique, débite sur le mérite comparé de la haine et de l’amitié une série de pensées remarquables qui ne seraient pas déplacées dans les dernières pages d’un catéchisme. Ce Marco est un plaisant drôle qui connaît assez bien les moralistes anciens et modernes, familiarisé avec Sénèque et Montaigne, c’est un serviteur lettré qui aurait droit d’entrer au conseil.
Luigi est allé dormir, Paolo survient pour sauver l’âme de son frère en le poignardant ; cependant il hésite encore et craint de se tromper, lorsque sa mère, qui vient prier Dieu d’accueillir l’abjuration de Luigi, ouvre la Bible et lit à haute voix le verset où Dieu commande le sacrifice d’Isaac. Ce verset terrible résout tous les doutes de Paolo, et Luigi poignardé par la main de son frère pousse des cris lamentables. Elci et Thécla s’empressent autour du mourant et l’amènent sur le théâtre. Elci qui, la veille même, a demandé pardon à Paolo, pardon pour son père, Thécla qui les a réconciliés, sont loin de soupçonner le nom de l’assassin. Tout entières au souvenir de cette scène touchante que je n’ai pas mentionnée parce qu’elle n’est pas nécessaire à l’exposition de la fable, elles maudissent à l’envi le meurtrier inconnu qui les prive d’un père et d’un fils. Au moment de perdre Luigi, Thécla revient à l’indulgence et appelle la faveur du ciel sur Paolo ; mais il n’est plus temps, car Paolo est maudit, Paolo avoue son crime et la toile tombe.
Ce qui étonne surtout dans cette tragédie, c’est la simplicité des moyens qui préparent le fratricide. Ordinairement les hommes d’action ne sont pas bavards, et Paolo fait preuve d’une éloquence si abondante, qu’il semble incapable de commettre un crime. En voyant un sermon sur la tolérance aboutir au meurtre de Luigi, on se demande si par hasard cette tragédie singulière ne serait pas traduite d’une amplification latine, si M. Delavigne n’aurait pas versifié, pour se délasser de ses travaux historiques, une pièce trouvée dans les papiers du père Porée, et destinée à quelque solennité de collège. Le style de la tragédie donne une grande valeur à cette conjecture ; car il réunit toutes les qualités que poursuivent les élèves de rhétorique. La description et la périphrase composent les deux tiers au moins de chaque rôle. L’épigramme a son tour et se personnifie agréablement dans la bouche de Marco et d’Elci. Si l’on excepte le dénouement que rien ne justifie, et qui arrive sans qu’on sache pourquoi, cette tragédie rappelle assez heureusement l’épître de Boileau à son jardinier. En écoutant les paisibles alexandrins de M. Delavigne, je me croyais transporté sous les ombrages d’Auteuil. Sans les contresens et les solécismes qui de temps en temps me réveillaient en sursaut, l’illusion eût été complète. Pour prouver la flexibilité de son talent, M. Delavigne a voulu imiter plus d’un modèle : outre l’épître de Boileau à son jardinier, il a copié avec un égal bonheur le Vert-Vert de Gresset, les contes d’Andrieux, les Jardins de l’abbé Delille. J’ai cru pendant quelques minutes qu’après un long détour il reviendrait au Lutrin, mais mon attente a été déçue ; après avoir épuisé l’élégance pompeuse de la versification impériale, M. Delavigne est retombé dans le néant sonore des Vêpres Siciliennes. Ç’a été pour moi une agréable surprise de retrouver dans le nouvel ouvrage de l’illustre académicien les images et les antithèses applaudies il y a dix-huit ans.
Où se passe l’action de cette tragédie singulière ? en France ? en Italie ? en Allemagne ? Il est assez difficile de le deviner. Quelques vers donneraient à penser que la famille tragique habite la ville d’Augsbourg. Mais pourquoi ces noms italiens ? Est-ce dans l’intérêt de la poésie que M. Casimir Delavigne a baptisé de noms harmonieux les personnages de sa pièce ? Peut-être. La langue italienne est pour l’auteur de Don Juan d’Autriche une espèce d’idiome neutre applicable à tous les pays. M. Delavigne emprunte à l’Italie des noms espagnols, des noms allemands ; pourvu qu’il ait un i et un a, il est sûr de n’être pas désarçonné et de rester en selle sur le dos de son alexandrin. Il n’est pas assez niais pour s’inquiéter des consonnes absentes ou rebelles. Il lui faut un italien qui se parle à Madrid et à Lisbonne aussi bien qu’à Florence et à Rome ; et puisque nous lui permettons d’italianiser tout le midi de l’Europe, nous aurions mauvaise grâce à le chicaner pour Augsbourg. Vous sentez bien que Wilhelm ou Wolfgang ne sonneraient pas comme Luigi et Paolo.
Par respect pour la justice, je dois ajouter que Luther, qui ne paraît pas sur le théâtre, porte cependant le plus vif intérêt à Luigi. Malgré le vent et la pluie qui rendent les chemins impraticables, le hardi moine ne craint pas de venir demander un gîte à Thécla. Il est poursuivi par la police impériale, et pourtant il s’expose à la prison plutôt que de refuser ses encouragements à Luigi. C’est là, si je ne me trompe, un trait de caractère qui fait honneur au savoir historique de M. Delavigne. — Le public s’est montré plein de bienveillance pour l’établissement et l’inauguration de cette tragédie. Le genre innocent a désormais droit de bourgeoisie dans notre littérature.
XVII. Alexandre Dumas.
I. Teresa.
Ce drame réunit toutes les qualités et tous les défauts particuliers à M. Alexandre Dumas.
La scène s’ouvre par une conversation entre Amélie et Arthur, qui doivent se marier dans quelques jours. Arthur raconte comment il a connu à Naples une Italienne, Teresa, qu’il a sauvée et recueillie dans une barque pendant une éruption du Vésuve ; comment il l’a aimée d’un amour ardent ; il ajoute qu’il l’a demandée en mariage et qu’il n’a pu l’obtenir. Amélie, bonne et douce jeune fille, ignorante et naïve, et qui croit, dans son innocence, que les passions éteintes ne se rallument pas, conçoit et pardonne l’amour d’Arthur pour une autre femme, se confie dans ses serments, et se livre à l’espérance avec toute la sérénité d’un ange. Le père d’Amélie, le baron Delaunay, donne un bal ce soir même, et annonce à sa fille et à son gendre l’arrivée de sa nouvelle épouse qu’il attend d’un moment à l’autre, Italienne qu’il a connue à Naples, et qu’il a prise en secondes noces, lui vieux et presque sexagénaire, elle jeune et belle, âgée de vingt ans à peine. Arthur frémit en écoutant le récit de son beau-père, et tremble déjà comme s’il pressentait le crime qui va s’offrir à lui. On annonce la baronne Delaunay : Arthur se retourne et reconnaît Teresa. Il lui donne la main pour passer dans la salle de bal. La toile tombe.
Le premier acte est bien posé, et prépare habilement ceux qui vont suivre. Le second et le troisième manquent d’animation et de rapidité. Arthur et Teresa luttent vainement contre le destin qui les emporte. Arthur veut fuir et quitter Amélie. Teresa, placée entre la crainte de découvrir à son mari la passion qui la dévore, et la perte de son amant, décide Arthur à rester, et à devenir son gendre. Il y a plusieurs scènes entre les deux femmes, plutôt indiquées que faites. Enfin, vers la fin du troisième acte, Arthur, parti pour la campagne avec son beau-père et Amélie, à cheval près de la voiture qui les emmène, prétexte un faux pas de sa monture et revient à Paris. Teresa est seule et sans défense : il pénètre dans son appartement et l’adultère se consomme.
Au quatrième acte, les deux coupables, sous le poids du remords, trahissent leur faute par les soins même qu’ils prennent pour la cacher. Amélie, dont les yeux se dessillent par un instinct mystérieux, se résout à dérober un portefeuille de son mari. Au moment où elle va l’ouvrir et s’éclairer, entre son père ; elle se trouble, balbutie quelques réponses confuses, et finit par lui livrer le portefeuille. Aux premiers mots d’une lettre, le baron Delaunay ne peut plus douter de son déshonneur et du malheur de sa fille ; ils sont trahis tous deux ! Il n’a bientôt plus qu’un désir, qu’une idée : la vengeance ! Tout lui est bon pour punir l’injure qu’il a reçue. Le plus léger prétexte lui suffit pour provoquer son gendre. Au moment où Arthur reçoit les félicitations de ses amis sur la décoration qu’il vient de recevoir avec le titre de conseiller d’état, Delaunay raille à haute voix sa promotion et l’amène enfin à la nécessité de se battre. Cette scène, bien amenée, serait belle et grande sans la déclamation qui la dépare et qui malheureusement est applaudie.
Au cinquième acte, Delaunay, prêt à se battre en duel avec son gendre, hésite et chancelle. Faire sa fille veuve ou orpheline ! cruelle et déchirante alternative ! Il ne se battra pas. Il fait appeler Arthur, et lui adresse des excuses pour l’insulte de la veille. Arthur se jette aux genoux du vieillard et confesse son crime. La scène est admirable et tire des larmes de tous les yeux. Teresa survient ; la rougeur lui monte au front ; elle succombe sous la honte, et s’empoisonne en reprochant à son amant son indigne lâcheté.
J’ai négligé à dessein de mentionner le personnage de Paolo, serviteur napolitain qui a suivi sa maîtresse à Paris, et qui l’aime follement, d’un amour aveugle et sans bornes, avec le dévouement d’un esclave ; qui laisse Arthur pénétrer au milieu de la nuit dans la chambre de Teresa, et veille ensuite à la porte pour qu’ils ne soient pas surpris. Ce caractère très inutile et très invraisemblable ajoute gratuitement au déshonneur de Teresa. Ce même Paolo partage avec Teresa le poison qu’elle lui demande. Ils meurent ensemble, et Arthur emmène sa femme à Saint-Pétersbourg, où il va en mission diplomatique.
Tel est le drame de M. Dumas. Bocage a eu de très beaux moments, mais il détaille trop son jeu. Il a tant à cœur de montrer qu’il saisit jusqu’aux moindres intentions de l’auteur, qu’il imprime à tous ses gestes un caractère officiel d’intelligence et de profondeur. Dans les mouvements énergiques, il a quelque chose d’anguleux et de heurté. Quelquefois il lui arrive de se méprendre sur l’attitude qu’il doit prendre. Quand il a découvert la trahison d’Arthur, au lieu de lever le bras au ciel en élargissant le diamètre de la poitrine, il exécute un mouvement général d’élévation qui indique la force et non pas la douleur. Peu s’en faut qu’il ne ressemble au Marsyas.
Le défaut capital de ce drame, où les émotions se succèdent avec une merveilleuse et poignante rapidité, c’est que la plupart des situations sont plutôt indiquées que développées. Malgré les énormes dimensions de la pièce, qui dure plus de quatre heures, tout se prépare et rien ne s’achève. À proprement parler il n’y a pas une scène complète. Il y a des hors-d’œuvre, des déclamations, de l’emphase, il n’y a pas une tirade précise et pleine. En un mot, la pièce n’est pas écrite, il n’y a pas de style. La méditation et le soin ont manqué.
Déjà Henri III et Antony avaient mérité le même reproche. Dans Teresa, la négligence littéraire est plus flagrante encore. Que M. Dumas y prenne garde, le style seul fait la durée des œuvres poétiques.
II. Angèle.
Le premier titre de la pièce, l’Échelle de Femmes, expliquait assez nettement l’intention de l’auteur et le sujet réel du drame représenté samedi. À ce propos, il y aurait à poser une question préalable : le crédit des femmes, si puissant et impérieux au dix-huitième siècle, a-t-il encore une véritable importance dans la société actuelle ? Au milieu d’un monde où l’or est le seul dieu, y a-t-il place encore pour la séduction ? Quand il est démontré pour les clairvoyances les plus vulgaires, que l’ambition elle-même n’est le plus souvent qu’un moyen de fortune, quand nous savons de science certaine que la plupart de nos hommes d’état échangeraient avec joie leurs portefeuilles ou leurs lettres de créance contre une inscription au grand-livre ou un château, pouvons-nous croire que les femmes jouent un rôle bien actif dans le déplacement et les métamorphoses du pouvoir ? Si l’on me citait dans la nouvelle cour des exemples concluants, je répondrais que ces exemples sont rares, et ne réfutent pas la vérité générale de ma pensée.
Mais acceptons la donnée du poète et voyons ce qu’il en a fait.
La scène s’ouvre par un dialogue entre Alfred d’Alvimar et madame de Rieux. Alfred est las d’une maîtresse désormais inutile à son avancement, il lui signifie son congé et lui annonce la nouvelle conquête qu’il a convoitée, une jeune fille de seize ans, d’une grande famille, et dont le nom mêlé aux gloires de l’empire lui permet de tout espérer. Quant à l’action en elle-même, je la trouve volontiers naturelle et prudente ; mais la manière dont Alfred s’y prend pour se débarrasser de sa maîtresse, me semble une gaucherie impardonnable. Il n’y a pas un roué, ambitieux ou non, qui ne s’arrange pour fonder sur un amour oublié une amitié durable. Si chaque liaison rompue doit laisser derrière elle d’implacables inimitiés, l’inconstance à ce prix est le plus mauvais de tous les calculs. Avec une adresse médiocre et une patience de quelques jours, un homme peut donner le change à la femme dont il est aimé, la décider à le quitter avant qu’il ne la quitte, lui promettre, comme dans le passé, une confiance sans réserve, et, quand le nouveau traité est conclu, la mettre de moitié dans son secret, sans exciter chez elle ni colère ni ressentiment.
Une faute qui, à mon avis, n’est pas moins grave, c’est la théorie expresse de la rouerie donnée à madame de Rieux par M. d’Alvimar. Ne doit-il pas craindre, pour peu qu’il y songe, qu’elle n’aille publier partout l’infamie de sa conduite et ne le réduise sans retour à l’impuissance et à l’abandon ?
Une fois en présence de la nouvelle victime qu’il a marquée dans ses desseins, il a raison de flatter la tante pour séduire la nièce. Mais ici je crois que l’auteur a violé les lois du monde et les plus vulgaires bienséances. C’était de la part d’Alfred une grande imprudence de laisser madame de Rieux demeurer sous le même toit que lui ; c’était mettre pour condition à sa rupture le scandale public. Ce n’est pas une moindre imprudence d’attaquer une jeune fille, qui, selon toute apparence, a dû recevoir une éducation distinguée, comme il attaquerait une grisette. Qu’il essaie de s’en faire aimer en lui prouvant qu’il se dévoue sans réserve à son bonheur, qu’il est capable des actions les plus glorieuses, et qu’elle sera fière de porter son nom : rien de mieux ; mais qu’il lui prenne et lui baise les mains, qu’il lui presse les genoux, et qu’il pousse l’espièglerie jusqu’à éteindre la lampe afin de l’embrasser plus librement, c’est, à mon sens, une rare maladresse ; une femme du monde n’aurait que de la colère pour de pareilles attaques, parce qu’elle verrait dans cette familiarité grossière une preuve de mépris : une jeune fille doit s’en effrayer et fuir le danger qui se présente si franchement.
L’auteur ne nous dit pas depuis quel temps Alfred d’Alvimar connaît mademoiselle de Gaston ; et pourtant, à la fin du premier acte, nous savons, à n’en pas douter, qu’elle va le recevoir dans son lit. Pour quelques-uns, cela est une hardiesse ; pour moi, je n’y vois qu’une aventure d’auberge. Une femme qui se livre et ne se donne pas n’inspire aucun intérêt. Si elle cède à l’entraînement des sens, ce n’est qu’une chose digne de pitié ; et si l’ardeur du sang n’explique pas son abandon, il faut qu’elle se résigne par dévouement, ou s’avilisse par cupidité.
Au second acte, Angèle pleure sa faute, et se trouble à l’arrivée de sa mère. Alfred, pour la rassurer, offre d’aller au-devant de madame de Gaston, et promet de lui demander Angèle en mariage. Il est assez heureux pour sauver sa belle-mère au moment où elle allait tomber dans un précipice ; il la ramène dans les bras d’Angèle, et reçoit les témoignages de sa reconnaissance. Madame de Gaston, en véritable étourdie, raconte à son libérateur sa vie privée, ses projets d’avenir, sa coquetterie, la jalousie que lui inspire la beauté de sa fille, son crédit à la nouvelle cour, et finit par offrir à M. d’Alvimar une place dans sa calèche pour retourner à Paris. Dès ce moment, Alfred a pris son parti ; il épousera madame de Gaston. Ici je dois blâmer, comme dans le premier acte, la violation des convenances. Où sont les femmes qui prennent dans leur chaise de poste, un homme qu’elles connaissent depuis une heure ? Je ne connais guère que des coureuses d’aventures capables d’une pareille folie. Mais à ce compte madame de Gaston n’est pas plus intéressante que sa fille.
Au troisième acte, nous retrouvons Alfred établi chez madame de Gaston, commandant en maître, recevant ses amis dans l’hôtel de sa maîtresse, dressant des listes d’invitation pour le bal de la soirée, et attendant avec impatience un brevet de ministre plénipotentiaire près de la cour d’Allemagne. Ce brevet, sollicité par madame de Gaston, a été emporté d’assaut par madame de Torcy, maîtresse du ministre des relations extérieures. Comment madame de Gaston ignore-t-elle la liaison d’Alfred avec Ernestine ? Je ne sais. Comment reçoit-elle, en présence de sa famille et de ses amis, une femme assez effrontée pour changer d’amant et de nom comme de robe ? Je ne sais. Madame de Gaston doit annoncer au bal son mariage avec Alfred. Ce n’est guère l’usage ; et puisqu’Alfred demeure publiquement chez sa maîtresse, la notification est au moins inutile, et chacun doit croire qu’ils sont disposés à se passer des bénédictions de l’église.
Le soir même, Angèle arrive chez sa mère. Elle a perdu sa tante, elle est en deuil. Madame de Gaston, qui ne soupçonne pas la vérité, mais qui commence à rougir de sa conduite, réussit à éloigner Angèle. Elle sort pour donner des ordres, et trouve madame de Torcy en conversation avec Alfred. Il me semble que la jalousie de madame de Gaston aurait dû prendre l’éveil en voyant son amant engagé dans un dialogue animé avec une femme qu’il est censé rencontrer pour la première fois.
Resté seul, Alfred reçoit une lettre qui lui apprend qu’Angèle est dans la chambre voisine, qu’elle va mettre au jour un enfant, et qu’elle réclame le secours d’un médecin. Henri de Muller arrive fort à propos. Alfred fait un appel à sa générosité, à sa discrétion. Ils sortent ensemble et reviennent bientôt. Henri a les yeux bandés, il entre dans la chambre d’Angèle. La toile tombe.
J’ai négligé à dessein de mentionner dans le premier acte le personnage de Henri de Müller, parce qu’il complique inutilement l’exposition. Il suffît de savoir qu’il aime Angèle, et qu’il a obtenu d’Alfred une promesse que celui-ci aurait très bien pu lui refuser, la promesse d’épouser Angèle.
Au quatrième acte, madame de Gaston interroge avec anxiété sa fille pâle et languissante. Elle essaie, mais en vain, de lui arracher son secret. Enfin, elle la décide à se confier à M. Henri de Muller. Je l’avouerai, je ne devine pas comment une mère espère qu’un étranger obtiendra de sa fille une confidence qu’elle a inutilement demandée. Puisqu’elle fait valoir aux yeux d’Angèle la profession de Henri, elle entrevoit la vérité, elle n’a plus besoin de négociateur.
La scène où Angèle avoue sa faute à Henri, est très belle. Celle où Angèle renouvelle à sa mère l’aveu de sa faute est plus belle encore. Il y a dans cette dernière un mot sublime, un mot de cœur ; au lieu d’expliquer à sa mère pourquoi elle implore son pardon, Angèle s’écrie :
Si j’avais là mon enfant !
à la bonne heure ! — Mais pourquoi madame de Gaston ajoute-t-elle au repentir de sa fille les tortures de la jalousie ? pourquoi lui avoue-t-elle son projet de mariage avec Alfred ? c’est une cruauté gratuite, ou une gaucherie niaise.
Au cinquième acte, Alfred, vaincu par les prières de madame de Gaston, jure d’épouser sa fille. Il reçoit sans s’émouvoir ses remerciements, et à peine est-elle partie qu’il demande des chevaux pour s’éloigner et se débarrasser à la fois de la mère et de la fille. Henri a tout entendu ; il enferme Alfred et le défie. Ils vont se battre à bout portant. Il n’y a qu’une balle pour deux. Angèle arrive pour signer son contrat, on entend une détonation. Henri épouse Angèle et reconnaît l’enfant de son rival.
Tel est ce drame qui ne laisse pas languir l’attention un seul instant, et qui tient en haleine la curiosité pendant trois heures. Quoi qu’il m’en coûte d’enlever au squelette d’une pensée les artères, les muscles et les nerfs qui en font un être vivant, j’ai dû me résigner à cette tâche ingrate et vulgaire pour faire comprendre la valeur de mes remarques. J’ai supprimé volontairement les personnages parasites qui embarrassent l’action sans l’expliquer. Ainsi, par exemple, je n’ai fait qu’indiquer la tante d’Angèle, qui disparaît après avoir raconté une longue histoire de voleurs, tandis que sa nièce abandonne ses mains et son cou aux baisers d’Alfred. Je n’ai rien dit d’un jeune peintre, M. Raymon, qui sert de prétexte à quelques tirades sur la révolution de juillet, mais qui d’ailleurs ne prend aucune part au drame.
Les trois premiers actes sont prolixes et languissants, malgré la multitude des événements qui les remplissent. Les scènes s’accumulent plutôt qu’elles ne s’enchaînent ; elles se posent et ne se poursuivent pas ; l’auteur les indique hardiment avec une netteté qui ressemble presque à un défi, mais il néglige de les développer. Or, à mon avis, le développement d’une pensée est la première loi, la loi souveraine de la poésie. La rencontre des idées pathétiques est parfois un privilège du génie, plus souvent encore un caprice du hasard. Ce qui assure la valeur inestimable de ces trouvailles, c’est le parti qu’on en sait tirer ; autrement la poésie marche de pair avec l’audience des assises ; c’est à la méditation à féconder laborieusement les premières conceptions du poète ; l’art sérieux ne peut pas plus se passer de développements que le diamant de l’art du lapidaire. Une scène indiquée, c’est une pierre précieuse dans sa gangue. Or, il est incontestable que plus d’une fois nous avons regretté dans Angèle la patience et la réflexion qui, en sertissant la pensée, en auraient rendu l’eau plus limpide, plus éclatante et plus belle.
Le quatrième et le cinquième acte méritent de grands éloges, mais gagneraient beaucoup s’ils étaient mieux préparés. Les effets sont trop heurtés ; l’émotion est violente. Mais il y a plus d’étonnement que de larmes.
Je blâmerai le dénouement, qui n’offre, à mes yeux, qu’une moralité banale, et qui pourrait présenter une leçon plus haute. Je n’insisterai pas sur l’analogie frappante qui rapproche Henri Muller de Ralph Brown. — Mais je crois que le châtiment providentiel infligé à M. d’Alvimar par la main de son rival aurait eu une bien autre valeur s’il fût venu des victimes d’Alfred.
Imaginez, par exemple, que l’aveu d’Angèle à sa mère mette Alfred dans la nécessité d’épouser une femme inutile à ses projets, mais lui laisse l’espérance d’assurer, par cette résolution, l’avenir qu’il ambitionnait, et qu’au moment où il signe le contrat, madame de Rieux apporte et déchire en sa présence ce brevet d’ambassade pour lequel il a sacrifié trois femmes ; qu’il demeure seul, abandonné, sans fortune, sans puissance, flétri par la haine et le mépris des trois maîtresses qu’il a trompées ; qu’une fois assurée que sa petite-fille portera le nom de son père, madame de Gaston emmène sa fille, et livre son gendre à ses remords et à sa honte ; n’est-ce pas là un dénouement plus logique et plus simple ?
Mais alors Henri de Muller serait inutile ? Je le crois. Je vais plus loin : la grossesse et l’accouchement d’Angèle me semblent des hors-d’œuvre. À quoi bon faire d’une lutte engagée contre la passion et la perfidie, une question de sage-femme ? C’est dégrader à plaisir l’intérêt dramatique. La rivalité de la mère et de la fille suffit au dessein du poète pour résoudre le problème posé et pour perdre M. d’Alvimar.
Ainsi le duel, selon nous, aurait dû se décider entre Alfred et ses trois maîtresses. Il aurait dû tromper Angèle et madame de Gaston, trouver dans sa première dupe un ennemi digne de lui, et se trouver au dénouement, sans dot, sans ambassade, sans espérance de se relever.
Le mariage d’Angèle n’était pas plus nécessaire que celui de sa mère ou de madame de Rieux ; car Alfred leur a fait à toutes trois un sort pareil : il a légué à chacune d’elles le remords et l’abandon.
Mais il aurait fallu qu’Angèle, madame de Gaston et madame de Rieux eussent assez de pudeur et de dignité pour intéresser à moindres frais : aux femmes naïves, pures et passionnées, l’abandon suffit pour émouvoir.
Le style d’Angèle est exubérant, tantôt prolixe et traînant, tantôt rapide et concis. Il y a des taches qui m’ont désagréablement choqué, et qu’une paire de ciseaux suffirait à enlever, par exemple : une tirade sur le partage des existences humaines, qui pourrait trouver sa place partout, et qui, par conséquent, ne sert à rien ; une tirade lyrique sur Madrid, Cadix, Séville, Barcelone, qui n’est qu’un centon des Orientales ; une tirade sur les Pyrénées, qui, écrite plus simplement, pourrait servir de point d’orgue dans un roman, mais qui impatiente le spectateur ; une tirade sur l’escamotage des révolutions, etc.
Et pourtant, malgré toutes ces critiques qui sembleront sévères au plus grand nombre, mais qui ne sont que l’expression loyale et désintéressée de notre pensée, Angèle est une des créations les plus dramatiques, soit pour l’architecture générale des scènes, soit pour l’animation individuelle des épisodes. Mais je croirais manquer à mon devoir si je criais à M. Dumas :
Macte animo
, sans mêler à mes louanges une censure franche et rude.
Non, le succès ne justifie pas l’œuvre. Non, ce
n’est pas là de la poésie pure et vraie. Je reconnais dans Angèle une puissance réelle, mais plutôt brutale que hardie ; une intelligence assez nette des mouvements du cœur, mais seulement dans ce qu’ils ont d’organique et de fatal ; une ignorance à peu près complète des mystères intimes et poétiques qui transforment la passion et la séparent de l’entraînement des sens par un abîme immense et sans fond. Angèle aura peut-être cent représentations, mais à la centième, comme aujourd’hui, je persisterai dans mon avis. Vienne le jour, qui peut-être n’est pas loin, où la satiété nous rendra sobres et chastes, où les serrements de mains vaudront mieux pour nous que les épaules nues, où nos lèvres brûlées par l’orgie voudront se désaltérer, comme les moutons de La Fontaine,
dans le courant d’une onde pure !
III. Don Juan de Marana.
M. Dumas se plaint de la critique, et, selon nous, il a grand tort ; car depuis ses débuts jusqu’à ses ouvrages les plus récents, il a toujours été traité avec une remarquable indulgence. Henri III et Christine, Charles VII et Antony ont été glorifiés comme des monuments littéraires promis à l’immortalité ; et certes, il n’y a pas parmi les panégyristes empressés de M. Dumas un seul homme qui s’abuse sur le mérite et la portée de ces poèmes dramatiques. Chacun sait à quoi s’en tenir sur la révolution poétique de 1829 ; mais M. Dumas a pris au sérieux les éloges dont il a été comblé, et aujourd’hui, parce qu’il se rencontre parmi les approbateurs indulgents de Henri III et de Christine quelques esprits impartiaux qui ne voient pas dans Richard Darlington et dans la Tour de Nesle le dernier mot de l’art dramatique, le poète, comme un véritable enfant gâté, se révolte et se laisse emporter jusqu’à l’invective. Il accuse d’ignorance les juges qu’il ne peut réfuter ; il impute à l’envie, à l’impuissance, les impitoyables vérités qu’il a été forcé d’entendre. Il y a dans cette conduite plus que de la maladresse ; il y a de l’ingratitude. Après la préface furieuse de Catherine Howard, M. Dumas était dans la nécessité non seulement de produire des ouvrages supérieurs à la Vénitienne et au Fils de l’Émigré, ce qui devait lui être facile, mais de prouver activement sa clairvoyance, son érudition. L’inspiration ne lui suffisait plus pour imposer silence aux clameurs importunes ; il fallait que le poète descendît jusqu’au rôle de critique pour justifier ses plaintes et sa colère. En distribuant avec une impassible équité le blâme et la louange à ses contemporains, il pouvait espérer d’enfouir dans un oubli clément son livre sur l’histoire française, où il avait entassé si gauchement les lectures de six semaines ; et la critique est si bonne personne qu’elle aurait consenti à ne pas même se souvenir du prospectus par lequel M. Dumas annonçait son voyage autour des côtes de la Méditerranée ; elle aurait rayé de sa mémoire les phrases fanfaronnes et sonores dans lesquelles l’auteur d’Antony se plaçait entre Homère et Napoléon. Par malheur le poète n’a pas tenu ce qu’il avait promis : il s’est mis à parler de ses contemporains, et au lieu de les juger, il s’est borné à proclamer souverainement beaux et vénérables les ouvrages qu’il contredisait activement depuis sept ans. Si la critique eût relevé le gant et accepté le combat sur le terrain où M. Dumas l’avait placé, je ne doute pas que le nouvel aristarque n’eût été amené facilement par le mouvement de la polémique à renier ses œuvres comme des péchés de jeunesse. Car entre les opinions qu’il professe et les drames qu’il a signés, il n’y a pas de conciliation possible, et nous l’aurions vu sans étonnement déclarer sa pensée d’aujourd’hui très supérieure à sa pensée d’hier. Nous sommes habitués depuis longtemps au spectacle de l’inconséquence, et nous n’avons pas attendu M. Dumas pour savoir que la mobilité s’appelle volontiers progrès.
Cependant, en faveur de Christine et d’Antony, qui, à coup sûr, ne sont pas des chefs-d’œuvre, mais qui se distinguent par l’ardeur et l’animation, nous pardonnons à M. Dumas Gaule et France, les Impressions de voyage, Isabeau de Bavière, la découverte de la Méditerranée, et même les panégyriques inattendus de Victor Hugo, d’Alexandre Duval et de Casimir Delavigne. Nous avons écouté, je devrais dire nous avons vu Don Juan de Marana comme si M. Dumas n’avait aucun compte à régler avec la critique. Par malheur, le poète s’est placé en dehors de la discussion littéraire, et notre indulgence ne peut trouver à s’exercer en appréciant le drame fantastique représenté à la Porte-Saint-Martin. Dans ce roman confus et bruyant qui ne dure pas moins de six heures, montre en main, il serait facile de découvrir les éléments d’une douzaine de tragédies ; mais il est impossible de saisir l’ombre d’une tragédie faite. C’est un entassement singulier de caractères, d’épisodes et de scènes dérobés aux gloires et aux fortunes les plus diverses, à Molière et à Goethe, à M. Hugo et à M. de Musset, à Shakespeare et à M. P. Mérimée. Pour compter les plagiats dont se compose ce drame fantastique en cinq actes et en sept tableaux, il faudrait plus que de la patience : il faudrait la résignation d’un saint. Pour moi, j’y renonce, et j’abandonne volontiers aux Scaliger et aux Saumaise du feuilleton la gloire d’éplucher le nouveau mélodrame, et de rendre à la France, à l’Allemagne, à l’Angleterre, tous les lingots que M. Dumas leur a dérobés et qu’il n’a pas même eu le courage ou l’habileté de frapper à son effigie. Je me contente de réduire Don Juan de Marana à sa plus simple expression, et voici ce que j’y trouve : trois actions, ni plus ni moins, bien distinctes, bien détachées l’une de l’autre, parfaitement indépendantes, et dont pas une ne justifie le titre de la pièce. Les deux premiers actes sont remplis par la querelle de don Juan et de don José, frère naturel du héros ; le troisième et le quatrième sont uniquement consacrés à la lutte de don Juan et de don Sandoval ; enfin, le cinquième, qui promettait d’appartenir tout entier à l’ange déchu, est interrompu, on ne sait pourquoi, par le retour de don José ; mais il n’est pas donné à l’esprit le plus persévérant d’entrevoir la parenté poétique de ces trois actions, ni de comprendre comment la seconde se déduit de la première, et la troisième de la seconde. Que don Juan tue le confesseur de son père pour empêcher que la naissance de don José ne soit légitimée par la main du moribond, qu’il ordonne à ses valets de dépouiller et de battre don José, qu’il séduise et enlève la maîtresse de son frère, je le veux bien. Mais il me semble qu’il y a dans cette succession d’incidents une étoffe assez large, et qui, découpée par une main habile, pourrait devenir une tragédie. N’êtes-vous pas de mon avis ? Que don Juan joue aux dés avec don Sandoval ses châteaux, ses métairies, ses vassaux et ses maîtresses, qu’il gagne d’un coup de cornet la maîtresse de don Sandoval, qu’il le tue pour prendre possession de l’enjeu gagné, je le veux bien encore ; mais il me semble qu’une femme vendue comme un cheval, qui refuse de se livrer, et qui, après avoir obtenu la tête du vendeur, essaie d’empoisonner l’acheteur lui-même, et préfère la mort à la honte, suffirait amplement à remplir les cinq actes d’un drame avec ou sans intermèdes, en sept ou en quinze tableaux. Qu’un ange, ému de compassion pour les égarements et les fautes d’un homme énergique et aveuglé, sollicite et obtienne de Dieu la faculté de se transfigurer, de quitter ses ailes et de descendre parmi les hommes sous les traits d’une femme ; qu’au lieu de guider et de sauver l’objet de sa pitié, l’ange se laisse séduire et corrompre ; qu’il aime et qu’il se perde ; c’est là sans doute un sujet difficile et qui serait plus naturellement placé dans le champ de l’épopée que dans le cadre étroit et inflexible du drame. Mais, quelle que soit la forme choisie par le poète, il me semble que le sujet se suffit à lui-même et n’a besoin ni de prologue ni d’épilogue pour être complet, pour se nouer et se dénouer. En essayant de réunir dans un même roman les trois actions que je viens d’indiquer, M. Dumas n’a réussi qu’à les étrangler. Il a multiplié les singularités du spectacle ; mais il n’a ébloui les yeux qu’en soumettant la pensée de l’auditoire au jeûne le plus sévère. Don Juan de Marana ne perdrait absolument rien à être joué comme une pantomime ; car les paroles ne sont qu’un accessoire très inutile dans le tableau conçu par M. Dumas. L’intelligence et le cœur n’ont rien à comprendre, rien à sentir dans ce chaos tumultueux où le meurtre et la débauche se vulgarisent jusqu’à la trivialité. Que voulez-vous comprendre et sentir dans une pièce où la passion ne paraît jamais, où les acteurs ne diffèrent entre eux que par la couleur du vêtement et n’ont pas de caractère individuel ?
Si j’omets volontairement plusieurs épisodes de cette légende, c’est que ces épisodes sont dans la mémoire de tout le monde ; c’est que, longtemps avant la représentation de Don Juan de Marana, nous avions lu toutes les scènes que M. Dumas a découpées pour le théâtre. À quoi bon vous dire que don José vend son âme au diable, va réveiller son père endormi dans le tombeau, et lui fait signer le parchemin à l’aide duquel son frère don Juan est dépossédé de ses titres et de ses richesses ? Le moment où don José provoque don Juan est le seul moment dramatique de la pièce, mais ce moment même est un plagiat.
Le style de Don Juan s’accorde merveilleusement avec la conception du poème ; si tous les incidents, tous les ressorts de ce drame fantastique sont pillés à droite et à gauche, sans distinction de siècle ni de pays, il n’est pas moins vrai que les images, les comparaisons, les apostrophes, les rimes, les hémistiches, sont pillés avec la même hardiesse. Après avoir parodié Goethe et Molière, M. Dumas parodie sans scrupule Victor Hugo et Lamartine, les Orientales et les Harmonies. Dans cette pièce où les pierres parlent, où les morts se réveillent, où les mines d’argent ouvrent leurs entrailles, l’auteur a eu recours à la diversité des langages comme au seul moyen de distinguer des hommes les anges et les démons. Puisqu’il était en train d’inventer, il aurait dû trouver pour les démons une langue qui ne fût ni celle des hommes, c’est-à-dire la prose, ni celle des anges, c’est-à-dire le vers. Ce problème présente peut-être plus d’une difficulté ; mais je crois qu’il aurait dû sérieusement préoccuper M. Dumas, car plus d’une fois, en écoutant les rimes sonores prononcées dans les coulisses de la Porte-Saint-Martin, il m’est arrivé de confondre l’ange et le démon ; ce qui eût été impossible si le démon et l’ange n’eussent pas parlé la même langue.
La poésie et le style ne sont pour rien et ne jouent aucun rôle dans Don Juan de Marana ; tout l’avenir de ce drame fantastique repose sur l’habileté du machiniste.
Vraiment, je suis fort embarrassé de conclure. Don Juan n’est pas une mauvaise pièce, ce n’est assurément pas une pièce remarquable ; qu’est-ce donc ? Ce n’est pas une pièce. C’est un garde-meuble où M. Dumas a entassé tous les bahuts, toutes les porcelaines, toutes les armures qu’il avait acquises chez les brocanteurs du quai Voltaire et du quai Malaquais, c’est un mémorial, indiscrètement publié sous la forme de dialogue, où il a vidé le sac entier de ses souvenirs ; ce n’est ni un pas en avant, ni un pas en arrière, c’est l’oubli volontaire et déterminé de tout ce qui ressemble de près ou de loin à la poésie dramatique. Après avoir naturalisé dans Henri III le placage historique, dans Christine la déclamation et le hors-d’œuvre, dans Antony le priapisme effréné, dans Charles VII la description et le monologue si vivement reproché aux poètes du dix-septième siècle, il restait sans doute bien des voies à tenter dans la poésie dramatique, ne fût-ce que la voie humaine. M. Dumas a trouvé plus simple de sortir de la poésie, de l’histoire, de la littérature, et d’inventer pour les yeux au lieu d’écrire pour la pensée. Historien, voyageur et dramatiste, critique singulièrement hardi, il a voulu montrer qu’il pouvait se renouveler et paraître sous une forme inattendue. Quand il partait pour découvrir la Méditerranée, il désespérait du théâtre et déclarait la carrière close, il publiait son théâtre complet ; en écrivant Catherine Howard, il avait pillé tout son répertoire et semblait condamné au repos. A-t-il changé d’avis pendant son absence ? Je ne le crois pas ; car Don Juan de Marana n’est pas le renouvellement, mais bien l’abolition du théâtre. Mes yeux sont-ils trop faibles pour apercevoir les beautés mystérieuses de cet ouvrage ? Peut-être. Mais pourquoi M. Dumas, qui a prononcé devant la statue de Pierre Corneille une si admirable harangue, digne sœur de celles qu’il a publiées sur MM. Delavigne, Hugo et Duval, ne suivrait-il pas l’exemple de l’auteur de Cinna ? Pourquoi ne publierait-il pas l’examen de Don Juan de Marana ?
XVIII. Alfred de Vigny.
I.
Ouvrez au hasard les histoires et les biographies ; prenez, dans les récits du passé qui sont venus jusqu’à nous, la vie d’un général d’Athènes, d’un tribun de Rome, ou d’un peintre de Florence ; au milieu des contradictions sans nombre, parmi les inconciliables démentis dont se compose cette vérité prétendue, si difficile à établir, et vraie de tant de manières, un seul point, j’en suis sûr, vous aura frappé, comme moi, par l’harmonieuse unanimité des témoignages ; c’est que, dans la vie antique aussi bien que dans la vie moderne, il est arrivé rarement aux esprits d’élite, aux hommes choisis et prédestinés, de rencontrer du premier coup la route qu’ils doivent suivre, hors de laquelle il n’y a pour eux ni gloire, ni bonheur, ni force, ni enthousiasme. Pour ceux qui se contentent de vivre et de passer sans laisser de traces, toute voie, quelle qu’elle soit, est bonne et prospère. Dans quelque sens qu’ils marchent, leurs pas sont assurés de toucher le but ; car ils n’ont pas d’autre dessein en tête, d’autre espérance au cœur, que de finir après avoir duré, de s’endormir après la veille, d’oublier dans un sommeil sans rêves les fatigues du jour. L’histoire et la philosophie n’ont rien à faire avec cette humanité sans âme, et l’abandonnent sans regret, en se bornant à constater sa place et son rôle sur les cartes géographiques. Mais, parmi les esprits qui doutent et qui cherchent, quelles épreuves douloureuses, quels pénibles tâtonnements avant de saisir le fil qui doit les sauver ! quels flots tumultueux, quelles vagues furieuses à dompter, avant de voguer à pleines voiles et de creuser un sillon lumineux et paisible !
Je ne sais pas si l’histoire, qui, de siècle en siècle, est remise en question, réduite en cendres, puis reconstruite sur nouveaux frais, pour se disperser, cinquante ans plus tard, en de nouvelles ruines, je ne sais pas si cette grande école des peuples et des rois, comme on la nomme en Sorbonne, doit un jour réaliser les utopies du bon abbé de Saint-Pierre, et nous donner la paix perpétuelle, si désormais la lecture assidue d’Hérodote et de Salluste doit suffire à terminer les révolutions à l’amiable : ma conviction à cet égard est encore, je l’avoue, très incomplète. Mais je vois dans l’histoire un symbole impérissable de souffrance et de résignation, un conseil impérieux pour l’avenir, quel qu’il soit, encore plus pour l’homme que pour les peuples : l’âme se console et se rassérène au spectacle des tristesses qui ont précédé la sienne, et qui ont trouvé dans la persévérance un dénouement et une expiation.
Et ainsi je ne lis jamais sans attendrissement un des livres les plus savants de l’Angleterre, la vie des poètes anglais par Samuel Johnson. Je lui pardonne volontiers son pédantisme gourmé, l’emphase guindée de ses doctrines, et le puritanisme de son goût, en faveur des anecdotes et des traditions qu’il a recueillies avec une religion laborieuse. Milton maître d’école ! Savage écrivant dans la rue, ou dans une taverne enfumée, sur un papier d’emprunt, les lambeaux désordonnés de ses poèmes ! savez-vous beaucoup de romans aussi riches en émotions ?
Bien qu’on ne doive toucher à la biographie d’un homme vivant qu’avec une extrême réserve, bien que le récit des premières années d’un homme qu’on peut coudoyer dans un salon, ou rencontrer dans la rue, exige une délicatesse sérieuse et contenue, il ne sera peut-être pas sans intérêt et sans utilité d’ajouter à tant d’exemples mémorables un exemple nouveau que nous avons sous les yeux.
Quand je saurais jour par jour toute la vie intérieure et personnelle d’Alfred de Vigny, je me garderais bien de la publier ; ce serait, à mon avis, une indiscrétion sans profit pour le public, pour le poète ou le biographe. Je crois d’ailleurs qu’on a fort exagéré dans ces derniers temps l’importance des anecdotes littéraires, qu’on a souvent cherché dans des circonstances indifférentes l’explication ingénieuse, mais forcée, d’un poème ou d’un roman dont l’auteur lui-même n’aurait pas su indiquer la source. Et je m’assure, par exemple, que si l’auteur d’Hamlet revenait parmi nous, il s’étonnerait fort à la lecture des pages de Tieck et de Goethe, qu’il désavouerait naïvement toutes les intentions métaphysiques que la critique allemande a baptisées de son nom.
L’auteur de Cinq-Mars est né à Loches, en Touraine, en 1798. Sa première éducation, commencée au Tronchet, vieux château, en Beauce, que possédait son grand-père, s’est achevée sans éclat dans un collège de Paris. En 1814, il entra dans la première compagnie rouge comme lieutenant de cavalerie ; plus tard, il passa dans un régiment d’infanterie, et se retira en 1828, capitaine du 55me de ligne, après quatorze ans de service.
Si l’on excepte la campagne de 1823, que les bulletins fanfarons du prince généralissime ont vainement essayé de travestir en une guerre sérieuse, il n’a guère connu de la vie militaire que la monotonie et la sujétion. Élevé sous le consulat et l’empire, au milieu des idées belliqueuses qui nourrissaient alors la jeunesse, dans un temps où toutes les fortunes commençaient par une épaulette, et finissaient par un boulet ou le bâton de maréchal, quand vint la restauration avec ses quinze années de paix extérieure et de luttes intestines, son éducation, comme celle de tant d’autres, se trouva sans destination et sans avenir. Il avait rêvé dans ses lectures de collège les dangers du champ de bataille ; mais Napoléon avait laissé aux Bourbons une nation lasse de gloire et de despotisme. Toute l’activité de l’esprit français se portait vers des conquêtes plus pacifiques et plus durables, ou le croyait du moins, que celles du général d’Italie,
Que faire alors ? Fallait-il abandonner l’espoir, désormais irréalisable, d’une fortune militaire, et se précipiter servilement à la curée des places, envahir à la suite de toutes les ambitions, que le flot des révolutions soulève et rejette comme une écume impure, les avenues de l’administration ? Mieux valait à coup sûr, pour un homme de recueillement et de pensée, garder la vie militaire, la vie de garnison, la vie de caserne, qui, pour un esprit laborieux et amoureux de rêverie, a le même charme, ou si l’on veut, les mêmes ennuis studieux et fertiles que la vie monastique. Des deux côtés, c’est la même obéissance passive à des règles quotidiennes dont l’interprétation et la légitimité sont soustraites à l’examen et au libre arbitre. Au couvent et à la caserne, on trouve une vie toute faite, une journée divisée, heure par heure, en compartiments réguliers et immuables. Rien n’est laissé au caprice. Le sommeil est compté. Dans cette condition, l’esprit, selon sa force et sa portée, cède et s’endort quelquefois pour ne jamais se réveiller, ou bien lutte contre la vie qu’on lui impose, se replie sur lui-même, se contemple et se consulte, et n’ayant rien à faire avec les choses du dehors, puisqu’il n’y peut rien changer, se compose à son usage une solitude parfaite, un complet isolement que la foule ne peut troubler ; il acquiert, dans ce combat assidu, une énergie nouvelle et prodigieuse : s’il ne succombe pas à la tâche, il est assuré d’un prix glorieux, d’une haute estime de lui-même, et d’un immense pouvoir sur les autres.
Tel fut le choix d’Alfred de Vigny, depuis 1815 jusqu’en 1828, époque à laquelle il a quitté le service. Il a composé, dans sa vie errante, les différents poèmes publiés d’abord en 1822, 1824 et 1826, et réunis pour la première fois dans un ordre logique en 1829. N’ayant d’autre lecture qu’une Bible et un volume où il inscrivait fidèlement ses projets et ses pensées, il composait dans ses moments de loisir, entre l’exercice et la parade, Dolorida, Moïse, le Déluge, ou la Neige. De cette sorte, la poésie n’a jamais été pour lui une profession régulière, mais bien un délassement, une nécessité, un refuge.
C’est à Oloronj, dans les Pyrénées, petite ville de la montagne, près Orthez, que lui vint la première idée de Cinq-Mars. Quand il pouvait obtenir un congé de quelques semaines, il venait à Paris feuilleter les mémoires du dix-septième siècle, le cardinal de Retz et madame de Motteville ; il s’initiait par de courageuses lectures à l’histoire de Louis XIII sous Richelieu. C’est à Paris, en 1826, que fut écrit et publié Cinq-Mars, qui depuis a été réimprimé trois fois, et dont le sujet est aujourd’hui consacré.
En 1828, rentré dans la vie civile, Alfred de Vigny reporta toute son attention sur la réforme du théâtre, et avant d’aborder personnellement la scène, il crut devoir naturaliser chez nous quelques pièces anglaises. Il traduisit Othello, qui fut joué le 22 octobre 1829. Pendant les représentations, il traduisit également le Marchand de Venise, qui allait être représenté à l’Ambigu, lorsque M. de Montbel opposa son veto, et le privilège du Théâtre-Français, qui seul alors partageait avec l’Odéon le droit de jouer des pièces en vers.
En 1830, il écrivit la Maréchale d’Ancre, qui fut représentée le 25 juin 1831.
Enfin, dans les derniers mois de l’année dernière, il commença Stello, achevé cette année seulement.
Ainsi la vie d’Alfred de Vigny se divise en trois parties bien distinctes : son éducation, commencée et achevée tout entière sous le Consulat et l’Empire, ses travaux littéraires et sa vie militaire sous la restauration, et enfin, depuis 1828, une solitude volontaire et laborieuse.
Depuis 1814 jusqu’en 1828, pour complaire à sa famille, pour ne pas briser brusquement des engagements qui lui donnaient un état dans le monde, pour éviter le reproche d’inconséquence et de légèreté que les langues oisives prodiguent avec une complaisance inépuisable, il est demeuré au service, il a fait abnégation de ses goûts personnels, sans renoncer pourtant à ses études de prédilection. Mais, selon toute apparence, cette situation violente lui a été profitable. S’il avait eu à Paris des loisirs paisibles, peut-être se fût-il mêlé aux réunions, aux cercles, aux coteries littéraires qui partageaient les salons de la restauration, comme autrefois à Constantinople, les querelles de cochers, qui réfléchissaient, entre une causeuse et un piano, la silhouette, et parfois aussi la caricature des querelles parlementaires, petite guerre qui singeait la grande ; peut-être eût-il été obligé de jeter sa voix dans la balance, au milieu des débats sur la liberté de l’art, contrepartie, conséquence ou parodie de la liberté politique. Sa plume n’aurait pu refuser quelques gouttes d’encre aux poétiques et aux préfaces du temps, exégèse d’une religion sans prêtres, scolies érudites des Euripide à venir.
Or, malgré la prodigieuse dépense d’esprit et de paroles, grâces à laquelle les athénées littéraires de la restauration ont su, pendant dix ans, remplir leurs chaires, et occuper leur auditoire, j’ai quelque raison de croire que ces oisivetés savantes, ces éternelles dissertations sur le goût et le génie, sur Boileau et Shakespeare, sur le moyen âge et l’antiquité, sur la génération logique et la succession historique des formes poétiques, portèrent plus de dommage que de profit à l’art pris en lui-même et pour lui-même. Si la régénération du théâtre est prochaine, je soupçonne que le plus sûr moyen de la hâter n’est pas de savoir si Sophocle procède d’Homère, si Rabelais et Callot n’ont pas trouvé dans Aristophane et dans les bas-reliefs romains, le type éternel de la bouffonnerie qu’on attribue, je ne sais pourquoi, au développement du christianisme.
Ombres des rhéteurs d’Athènes et de Rome, si vous assistiez aux séances de nos modernes académies, combien vous deviez être jalouses de nos périodes harmonieuses, de nos incises perfides, qui font à l’impatience et à la curiosité une guerre de buisson ! Vos entrailles n’ont-elles pas tressailli de joie, votre cœur n’a-t-il pas battu de reconnaissance et de fierté, en voyant comme nous avons dignement profité de vos leçons ? N’avez-vous pas cru que les beaux jours du Bas-Empire allaient renaître ? N’espériez-vous pas que toute la France allait se transformer en professeurs, et que bientôt dans le mutuel étonnement, dans la mutuelle extase où les jetterait leur infaillible éloquence, ne trouvant plus à se faire ni questions ni réponses, ils termineraient la discussion par d’unanimes applaudissements ?
Ne valait-il pas mieux cent fois, comme fit Alfred de Vigny, vivre de poésie et de solitude, chercher la nouveauté du rythme dans la nouveauté des sentiments et des pensées, sans s’inquiéter de la date d’une strophe et d’un tercet, sans savoir si tel mètre appartient à Baïf, tel autre à Coquillart ? Que des intelligences nourries de fortes études examinent à loisir et impartialement un point d’histoire littéraire, rien de mieux. Mais se faire du passé un bouclier pour le présent, emprunter au seizième siècle l’apologie d’une rime ou d’un enjambement, et faire de ces questions, toutes secondaires, des questions vitales et premières, c’est un grand malheur à coup sûr, une décadence déplorable, une voie fausse et périlleuse.
Qu’arrivait-il en effet, c’est qu’en insistant sur le mécanisme rythmique, on avait réduit la poésie à des éléments matériels trop facilement saisissables : en six mois on apprenait les secrets du métier, on savait l’ode, la ballade ou le sonnet, comme l’équitation ou le solfège.
Ç’a donc été un grand bonheur pour Alfred de Vigny de vivre, jusqu’en 1828, au milieu de son régiment plutôt que parmi les sociétés littéraires de Paris, qui s’efféminaient dans de mesquines arguties.
Suivons maintenant le développement de ses travaux et pesons la valeur de ses titres.
Entre tous les mérites qui distinguent les poèmes, celui qui m’a d’abord frappé, c’est la vérité naïve et spontanée des sujets et des manières, l’opposition involontaire et franche, et, si l’on veut, l’inconséquence des intentions et des formes poétiques, l’allure libre et dégagée des pensées et des mètres qui les traduisent, l’inspiration nomade et aventureuse, qui, au lieu de circonscrire systématiquement l’emploi de ses forces dans une époque de l’histoire, dans une face de l’humanité, va, selon son caprice et sa rêverie, de la Judée à la Grèce, de la Bible à Homère, de Symetha à Charlemagne, de Moïse à madame de Soubise.
Prise et pratiquée de cette sorte, la poésie, je le sais, même en lui supposant un grand bonheur d’expression, est moins assurée de sa puissance ; chaque lois qu’elle veut agir sur le lecteur, elle recommence une nouvelle tentative, elle ouvre et fraie une autre voie ; elle a besoin, pour être bien comprise, d’une attention sévère, et presque d’une éducation toute neuve. Si, au contraire, adoptant la méthode commune, elle convertissait le travail de la pensée et de la parole en une sorte d’industrie, si pour s’assurer plus facilement la sympathie publique, elle profitait d’un premier succès pour des succès à venir, si après avoir concentré les regards sur un ordre particulier d’émotions et d’idées, elle faisait servir cette première leçon, une fois faite, à l’intelligence de ses autres conceptions uniformément fidèle à un type identique, sans doute elle aurait moins de soucis et d’inquiétudes. Mais en sacrifiant ainsi sa liberté à l’insouciance et à la frivolité, en renonçant de gaîté de cœur à ses inconstantes métamorphoses, croyez-vous que la poésie n’abdique pas sa mission et son autorité ? Ne craignez-vous pas qu’elle ne se flétrisse, en cessant de se renouveler ?
Éloa rivalise de grâce et de majesté avec les plus belles pages de Klopstock. Le sujet, qui se trouve à l’origine de toutes les histoires et de toutes les poésies, qui domine toutes les cosmogonies et toutes les religions, qui se montre dans les mahaghavias de l’Inde, dans l’Évangile et le Coran, dans Faust et dans Manfred, dans Marlowe et dans Milton, l’idée première et féconde d’Éloa, qui a traversé déjà, sans s’appauvrir ou s’épuiser, tous les âges de l’humanité, avait besoin, pour intéresser un public causeur et dissipé comme le nôtre, du charme des détails et de l’exécution ; or, ce drame dont la scène et les acteurs n’ont pas un seul élément de réalité, dont l’exposition, la péripétie et le dénouement n’ont qu’une vérité idéale et absolue, ce drame intéresse d’un bout à l’autre, comme le Paradis perdu et le Messie.
Moïse est une magnifique personnification de la tristesse intelligente et recueillie, du génie aux prises avec l’obéissance ignorante et aveugle. Quand le prophète législateur, Orphée d’une civilisation naissante, coordonnant comme Solon et Lycurgue, comme Numa et Napoléon, les coutumes et les lois, parle à Dieu face à face, et se plaint de sa puissance et de sa solitude, quand il raconte à son maître les tendresses qui le fuient, les amitiés qui s’agenouillent au lieu d’ouvrir les bras, je ne sais pas une âme sérieuse à qui le spectacle ou la conscience d’une si poignante misère n’arrache des larmes. — Les formes et les coupes des versets hébraïques, naturalisées dans le mètre français, sont d’un bel emploi.
Dolorida est une création pathétique, un récit simple et rapide ; cependant, malgré l’intérêt puissant de Dolorida, j’ai souvent regretté l’emploi trop fréquent de la périphrase poétique. J’y voudrais plus de naïveté, plus de franchise dans l’expression. Je pardonne l’élégance laborieuse et parée dans le développement d’un sentiment personnel, ou dans une action étendue où le poète peut intervenir pour son compte ; mais quand on resserre toute une tragédie dans deux cents vers, on ne saurait aller trop vite au but, et alors il convient peut-être d’employer le mot propre et d’appeler les choses par leur nom. Au reste, ce défaut, que je blâme en toute sincérité, est, pour la plupart des lecteurs, une qualité précieuse. Mais je garde mon avis.
Madame de Soubise me plaît moins que le reste du recueil. Il me semble que l’intérêt s’éparpille et s’égare dans les ambages et les puérilités de l’exécution. On dirait un pastiche de vieilles ballades écrites sur vélin et enluminées d’or et de carmin. C’est de la ciselure rythmique, mais non pas sévère et simple comme les buis d’Albert Dürerk ou les médailles de Benvenuto. C’est presque un jeu de patience, un défi oisif que l’auteur se porte à lui-même, dont il se tire à merveille, mais auquel il a bien fait de renoncer.
J’aime mieux et de beaucoup la Neige et la Sérieuse. Ce dernier poème résume très poétiquement la sympsychie du marin et de son navire, comme a fait Hoffmann pour Antonia et le Violon de Crémone.
Le Déluge, malgré la gravité de quelques pages, pèche en général par la confusion. On n’y trouve ni la grandeur théâtrale et gigantesque de Martin, ni la sévérité précise et pure du Poussin.
Symetha et le Bain d’une dame romaine rappellent la manière antique d’André Chénier.
D’où il suit que les poèmes d’Alfred de Vigny, compensation faite des défauts et des qualités, sont un recueil précieux à plusieurs titres, original dans la pensée, élégant dans l’exécution, et, selon nous, un beau et durable monument.
Cinq-Mars n’a pas conquis d’abord l’attention et la sympathie qu’il méritait.
Pourtant c’est une tragédie simple et rapide. Trois acteurs seulement, qui remplissent la scène : Richelieu, Louis XIII et M. le Grand. Le cardinal-ministre, pour combattre l’influence d’Anne d’Autriche, donne au roi qu’il gouverne un favori de sa main, Henri d’Effiat. Il en veut faire un instrument docile à ses volontés, mais le rusé chat s’est trompé dans ses calculs ; la créature du cardinal s’ennuie bientôt de sa servitude dorée, et devient le rival de son maître. Il épie l’impatience maladive du roi, et lui confie le projet d’assassiner le ministre, de rendre à la couronne son indépendance, et de sceller les marches du trône dans le sang de Richelieu. Louis XIII, fatigué de voir tous les jours sa faiblesse traduite en volontés hautaines et despotiques par le cardinal qui règne sous son nom, laisse échapper un cri de joie, un consentement, comme un écolier qu’on délivre de la férule. Richelieu soupçonne le complot ; le roi trahit Cinq-Mars, et la tête du malheureux roule sur l’échafaud.
Rien de moins, rien de plus. Anne d’Autriche, Marie, de Thou, ne viennent qu’épisodiquement, mais sont tracés de main de maître. Une reine délaissée par un roi sans maîtresse, une jeune fille aimée par un aventurier qui joue sa tête contre un trône pour l’y asseoir, une amitié antique, plus belle et plus entière que toutes celles que nous avons dans les vies de Plutarque, voilà ce qui complète le caractère éminemment humain de Cinq-Mars.
Sans ces accessoires, le drame en lui-même eût sans doute été possible. Mais il eût trop ressemblé à ces tombeaux romains dont les ruines se voient encore en Italie, et qui, dédaignant le luxe pompeux de nos modernes mausolées, n’ont qu’une inscription concise sur un sarcophage.
Urbain Grandier, qui remplit plusieurs chapitres, n’est qu’un développement du caractère de Richelieu : peut-être pourrait-on demander pour l’harmonie générale de la composition que les proportions de cet épisode fussent réduites ; mais, à ce compte, nous perdrions toutes les inquiétudes paternelles de Grandchamp. Je ferai les mêmes réserves pour l’entretien très invraisemblable, si l’on veut, de Milton et de Corneille.
Depuis madame de Staël et Chateaubriand, on n’avait pas eu en France un roman écrit d’un style aussi pur, aussi châtié que Cinq-Mars. Il semblait que la prose proprement dite, la prose littéraire, eût déserté le domaine de l’imagination, et se fût réfugiée dans l’histoire. Cinq-Mars a rappelé la prose de son exil. Si l’on peut y blâmer parfois l’exubérance des similitudes et des images, il faut reconnaître qu’en général toutes les pages de ce beau roman se distinguent par la limpidité de la parole et aussi par des négligences de bon goût ; j’aime ces phrases inachevées en apparence, comme les plis paresseux d’une robe de femme, qui demeurent derrière elle, quand elle a déjà franchi la porte.
Bien qu’Othello soit un beau travail de versification, cependant, je l’avouerai, j’eusse mieux aimé de toutes manières qu’Alfred de Vigny eût abordé le théâtre en son nom, sans gaspiller sa verve et sa poésie sur des œuvres admirables sans doute, mais écrites, il y a environ deux siècles, pour une cour érudite et guindée, pour Élisabeth qui lisait l’hébreu et parlait latin. Or, à coup sûr, bien que le rire vieillisse et que les larmes soient éternelles, bien qu’Aristophane et Plaute soient aujourd’hui fort obscurs, tandis qu’Euripide et Sophocle sont aussi clairs encore que s’ils avaient écrit la semaine dernière, cependant, il y a dans Othello plusieurs parties hérissées de concetti très bien placés au théâtre du Globe, ou dans les nouvelles de Giraldi, mais aujourd’hui fort dépaysées. Il faut étudier Shakespeare comme on étudie Paul Véronèse, traduire Othello, comme on copie des morceaux des Noces, mais s’en tenir à l’étude et ne pas vouloir ressusciter, au dix-neuvième siècle, l’école vénitienne, ou la poésie anglaise du siècle d’Élisabeth.
Il paraît d’ailleurs qu’Alfred de Vigny a fini par être de notre avis, puisqu’après s’être consolé très spirituellement des soirées du Théâtre-Français, en racontant tout au long l’histoire de nos pruderies dramatiques, il a composé la Maréchale d’Ancre.
La destinée aventureuse et tragique de Leonora Galigaï venait d’elle-même se placer après la fin sanglante de Cinq-Mars. La pièce est bien construite, bien divisée, bien écrite. Mais les premiers actes, qui seraient excellents dans un livre, manquent d’animation et de mouvement à la scène. Il y a trois scènes qui seraient belles dans les plus magnifiques tragédies de l’Europe : l’entrevue de Leonora et de son amant, l’interrogatoire d’Isabella, et le duel qui termine le cinquième acte. Peut-être eût-il mieux valu réduire le nombre des personnages, et développer plus largement les caractères principaux. L’histoire eût été moins complète, mais l’intérêt du drame eût été plus saisissant et plus sûr. Toutefois c’est la meilleure étude que nous ayons au théâtre sur notre histoire.
Mais je ne doute pas qu’à une seconde épreuve, Alfred de Vigny ne comprenne que l’optique scénique diffère très réellement de l’optique d’un roman ; il se rappellera les masques et les échos d’airain qui donnaient aux tragédies antiques un solennel retentissement. Ce qu’on doit craindre surtout au théâtre, c’est l’éparpillement et la diffusion de l’intérêt. L’auditoire, si attentif qu’il soit, a bien d’autres distractions que le lecteur. Pour le surprendre et l’attacher, il ne faut pas prendre la vérité à la lettre. Il faut l’exagérer à propos, se conduire enfin comme font les peintres et les statuaires, comme faisaient Rubens et Michel-Ange, laisser dans l’ombre les traits les moins importants, et porter sur ceux qu’on veut montrer, un jour éclatant et impossible, s’il le faut.
Le dernier ouvrage d’Alfred de Vigny, Stello, marque dans son talent une manière inattendue et nouvelle. C’est à mon sens, et l’on s’en convaincra facilement par deux ou trois lectures successives qu’il peut subir impunément, le plus personnel, le plus intime et le plus spontané de ses livres, au moins en ce qui regarde la pensée à son origine, la pensée prise à son premier développement ; car le style de Stello est plus châtié, plus condensé, plus sonore, plus arrêté, plus solide et plus volontaire encore que celui de Cinq-Mars. Quelquefois même, on regrette que l’auteur ne se soit pas contenté d’une première et soudaine expression. Il a voulu, et nous l’en remercions, mettre de l’art dans chaque page, dans chaque phrase et presque dans chaque mot. Mais peut-être eût-il mieux fait d’être moins sévère pour lui-même, et de se livrer plus souvent aux caprices de l’inspiration.
L’idée-mère de Stello a de lointaines mais profondes analogies avec Moïse. Qu’est-ce autre chose, en effet, en tenant compte de l’acteur et de la scène, et des différences historiques qui les séparent, qu’est-ce autre chose que la tristesse amère et désabusée du législateur hébreu, traduite sous une autre forme ? Entre la mélancolie plaintive, quoique résignée du prophète, et le désenchantement douloureux du poète moderne, j’aperçois une parenté très réelle.
Que sont les poètes dans les sociétés modernes ? des enfants perdus. Le mot est vieux et presque vulgaire, mais il est vrai, désespérément vrai. Sous quelle forme de gouvernement les hommes de rêverie et de fantaisie trouvent-ils à satisfaire leurs sympathies inépuisables, leur soif inquiète d’émotions et d’enthousiasme ? Y a-t-il un homme, si grand et si beau qu’il soit, s’appelât-il Homère ou Byron, Eschyle ou Schiller, qui puisse être surpris en flagrant délit de poésie, sans encourir le ridicule, sans s’exposer aux moqueries des viveurs et des hommes positifs dont notre société tout entière se compose ?
Épiez le moment où la tête grave d’un artiste où d’un poète va s’enfouir dans la cohue bruyante d’un salon, et lisez dans les regards les sympathies qu’il inspire. Chez quelques-uns, curiosité pure, enfantine et frivole, comme pour un gilet, une écharpe, une porcelaine, un cheval de prix ou un monstre ; chez d’autres, un sentiment généreux de compassion et de pitié. Mais comptez sur vos doigts ceux qui le comprennent et l’admirent sincèrement, qui voudraient lui ressembler et le suivre au prix de ses souffrances et de ses veilles : nous pourrons ◀continuer▶ ensemble, et longtemps, et très utilement notre Odyssée, sans rencontrer ce que nous cherchons.
Oui, les poètes sont les enfants perdus de l’humanité, et je conçois très bien qu’Alfred de Vigny, pour développer le thème qu’il avait choisi, ait jeté les yeux sur trois figures solennelles et mornes : Gilbert, Chatterton et André Chénier, trois noms qu’on ne peut prononcer sans douleur, trois guides lumineux et destinés à un long éclat, éteints avant le temps.
Que répondre à ceux qui voient dans l’expression franche et complète d’une idée individuelle un anathème hautain contre la société moderne ? Je ne sais qu’une réponse convenable à de pareilles accusations, c’est d’inviter sérieusement le public à la lecture et à la méditation du livre.
Mademoiselle de Coulanges, Kitty Bell, mademoiselle de Coigny, la duchesse de Saint-Aignan, soutiennent hardiment la comparaison avec les plus délicieuses créations de la poésie moderne.
Mais la lecture de Stello ne s’achève pas sans une réflexion pénible. Pour des lecteurs sérieux, il y a autre chose dans un livre que le sujet pris en lui-même. La forme littéraire n’est pas non plus sans importance. Eh bien ! qu’est-ce que Stello ? est-ce un roman, une élégie, un drame ? Rien de tout cela. Il semble que l’auteur soit arrivé au désabusement poétique, en passant par le désabusement social, qu’il soit dégoûté des artifices de la composition, des ruses et des coquetteries du récit, des machines dramatiques, aussi bien que des gouvernements.
Ce n’est pas à dire pourtant que notre érudition s’élève jusqu’à reconnaître dans Stello l’imitation authentique de Rabelais, de Sterne, d’Hoffmann et de Diderot. Que le Docteur-Noirl se joue de son auditeur, de son récit et de lui-même, comme Pantagruel, Kreisler, Tristram Shandy et Jacques le Fataliste, j’en conviendrai sans peine ; mais avec un peu de mémoire, on pourrait aller plus loin. Lucien, Swift, Voltaire, Jean Paul, don Juan, ont le même droit que Diderot aux honneurs de la citation, pourquoi les oublier ? C’est pure ingratitude.
J’avouerai ingénument que j’avais lu une pièce de Schiller sur la destinée des poètes, sans songer à rapprocher l’idée de cette pièce de l’idée-mère de Stello. Mais je m’en console en parcourant sommairement mes souvenirs ; il y a dans Pindare, dans Simonide, dans Pétrarque, dans la Divine Comédie, des idées pareilles. Où s’arrêter ?
Pour inventer une idée dont le germe ne se trouvât nulle part, il faudrait inventer l’humanité toute entière.
Ce qu’il y a de beau, ce qu’il y a de neuf, d’éclatant et de durable dans Stello, c’est l’exquise chasteté de l’exécution, la pudeur antique du style ; en y réfléchissant plus mûrement, je conçois qu’une autre forme plus précise et plus rapide, roman, drame ou tragédie, nous eût privés de bien des pensées qui s’enchatonnent à merveille dans le triple récit, que bien des rêveries qui se trouvent serties entre les épisodes de la narration comme un rubis entre les plis d’une feuille d’argent, auraient perdu dans l’isolement l’éclat qu’elles réfléchissent, et qui double leur valeur.
II. Chatterton.
Dieu merci, je ne suis pas de ceux qui placent dans l’érudition la loi suprême de la poésie ; il ne m’arrivera jamais de contrôler, au nom d’une chronique oubliée, la libre fantaisie d’un inventeur : pourvu que la beauté humaine, la beauté de tous les temps, domine et supplée la beauté relative et locale, je fermerai volontiers les yeux sur l’ignorance ou l’omission. Je ne prêche pas le dédain de l’étude ; car la création divine, obscure à l’origine de toutes les genèses, est, dans le domaine poétique, une tentative insensée. Quoi qu’il fasse, le plus hardi génie a toujours besoin du souvenir personnel ou de la lecture attentive, pour imaginer dans les conditions de la vraisemblance ou de la vérité. Mais j’admire la Crucifixion de Rembrandt, malgré les brandebourgs de Ponce-Pilate, comme le Coriolan de Shakespeare, comme le Britannicus de Racine, malgré l’évidente violation de la vérité romaine dans ces trois ouvrages immortels.
Je ne songerais donc pas à chicaner M. de Vigny sur la réalité de son Chatterton, déjà si deux essais, célèbres dans l’histoire littéraire, ne se rattachaient au sujet qu’il a choisi. Goethe et Œlenschlæger ont voulu mettre au théâtre le caractère d’un artiste méconnu. Malgré le mérite incontestable du Tasso et du Correggio, je crois pouvoir affirmer que ces deux poèmes dramatiques ne conviennent pas à la scène. Il n’est donc pas hors de propos de feuilleter la biographie de Chatterton, et de voir si, par hasard, il s’y rencontre des éléments scéniques. Comme thèse générale, je maintiens l’inopportunité des poètes au théâtre. Si la biographie de Chatterton réfute mon opinion, je m’avouerai vaincu dans un cas particulier.
Or, il n’est pas vrai, comme on le répète vulgairement, que l’auteur d’Œlla soit mort victime de l’ingratitude et de la misère. Il s’est tué à dix-huit ans. Oui, mais ni la gloire, ni la fortune ne lui manquaient. C’est l’orgueil qui a mis le poison sur ses lèvres.
Ses premières années se passèrent dans une obscurité paisible. Placé à l’âge de quinze ans chez un homme de loi, il profita des loisirs que son maître lui laissait pour déchiffrer ou inventer de vieilles poésies. Quelques vers publiés dans un journal de Bristol, sans signature, mais dont l’honneur tout entier lui fut attribué par d’habiles indiscrétions, l’encouragèrent à ◀continuer▶ son travail d’archéologue ou de poète, peu importe. En essayant de concilier les révélations, souvent contradictoires, publiées par ses amis, on arrive à penser que le pseudonyme Rowley n’est pas un pur mensonge. Une partie des œuvres de Chatterton appartient vraiment à l’éditeur ; mais le jeune clerc de Bristol a eu entre les mains des matériaux nombreux dont l’authenticité semble hors de doute.
Jusqu’au jour où son nom se répéta de bouche en bouche, il se trouvait à l’étroit dans sa famille. Dès que la renommée fut venue à lui, son parti fut pris de quitter ses parents pour une fortune incertaine, et qu’il attendait de la seule gloire. Il arrive à Londres, il porte ses lettres de recommandation, il travaille pour les libraires, pour les revues, les journaux, il entre en relation avec les écrivains à la mode, il fréquente les clubs et les cafés. Tout allait bien jusque-là ; mais il s’avise d’envoyer à Horace Walpole, à l’auteur du Château d’Otrante, l’un des plus savants antiquaires de son temps, les poésies de Rowley. L’illustre bibliophile, se défiant de ses propres lumières, consulte Mason, poète érudit et familiarisé avec les monuments littéraires anglo-saxons et anglo-normands. Mason, aussi difficile à tromper que Sharon Turner ou Augustin Thierry, signale, dans les poèmes de Rowley, de nombreux anachronismes de langages. Walpole écrit à Chatterton une lettre polie, mais sans lui renvoyer ses manuscrits, Il part pour la France, et trouve à son retour une lettre de Chatterton, pleine de colère et d’invectives. Il dédaigne les accusations de plagiat dirigées contre lui, et se contente de renvoyer les poèmes de Rowley.
Trompé dans son espérance, au lieu de prendre une résolution courageuse, et de s’avouer tout simplement l’auteur d’Œlla et de Godwin, Chatterton s’aigrit, et entreprend de ridiculiser les grands qui lui refusent leur protection. Il écrit des pamphlets pour la cour et le ministère ; ses pamphlets ne sont pas lus ; il passe à l’opposition. Lord Beckford, maire de Londres, combat le ministère : Chatterton écrit pour lord Beckford ; mais il ne gagne à cette apostasie que le mépris des deux partis. Il a pris soin de nous expliquer lui-même, dans une lettre adressée à sa sœur, pourquoi les pamphlets ministériels étaient plus lucratifs que les pamphlets de l’opposition. Les grands seigneurs, comme il le dit très bien, sont si pauvres en mérite, qu’ils ne lésinent pas pour récompenser leurs panégyristes. Il faut payer de ses deniers l’impression de l’éloge, mais on est dédommagé. Écrire pour l’opposition, c’est une chance de popularité ; mais il n’y a pas un shilling à gagner de ce côté.
Voilà pourtant ce que Chatterton écrivait à sa sœur. Et l’on accuse son siècle de l’avoir méconnu ! Dégoûté de la polémique, où il trouvait, si peu de profit, il veut partir, sur un navire de l’état, comme chirurgien. Il a besoin d’un certificat de capacité, il s’adresse à M. Barrett, sous lequel il a étudié, pendant six mois tout au plus, les premiers éléments de la chirurgie. Par un mouvement de probité bien facile à concevoir, M. Barrett refuse de répondre pour lui. Trop fier pour se remettre au travail et pour attendre des jours meilleurs et plus glorieux, au milieu d’études obscures, mais lucratives, compromis trop maladroitement pour solliciter sans honte les secours du ministère ou de l’opposition, Chatterton se résout à mourir. Le pain ne lui manquait pas. Il avait des engagements avantageux avec la plupart des publications périodiques. L’histoire, la critique, la philologie, s’ouvraient à lui, et lui promettaient une vie, sinon éclatante, au moins paisible ; il pouvait prétendre au laurier du poète, mais franchement, sans ruse enfantine, sans ridicule supercherie. Il n’avait qu’à mettre sous son nom ce qu’il avait prêté à Rowley, à William Canynge, et livrer sa pensée sous le voile transparent de la langue contemporaine, sans recourir au prestige de l’archaïsme, déjà fort usé avant lui.
Le dédain et la colère le séparaient de ceux qui pouvaient le secourir. Il ne trouvait pas de fortune à sa taille. Le suicide lui paraissait la seule vengeance
digne de lui. Il avala une dissolution d’arsenic. Il est dit, dans l’enquête du coroner, qu’il avait, dans une de ses poches, un flacon d’opium, et, parmi ses papiers, le calcul de ce qu’il avait gagné à la mort du lord-maire. Il avait évalué la vente d’une brochure composée sous le patronage de lord Beckford : cette brochure demeura inédite. Une élégie sur la mort de son protecteur se vendit assez bien, et Chatterton, en comparant le gain présumé de la brochure au gain de l’élégie, décide que son profit net est de trois livres sterling. Il ajoute en note : « Je me réjouis donc de la mort de lord Beckford pour trois livres sterling. »
Où sont, dans cette biographie, les éléments d’un poème dramatique ? Le mérite incontestable d’Œlla, de Godwin et de la ballade de charité n’a rien à faire avec l’intérêt scénique : c’est l’homme qu’il faut prendre, et non pas le poète ; car le génie de Chatterton, lors même qu’il eût été méconnu, et il ne l’a pas été, ne serait pas un moyen d’émotion. Et dans cet homme qu’y a-t-il ? Le patriotisme ? Mais il a prostitué sa plume. L’amour ? Mais à l’exception d’une correspondance assez courte avec miss Maria Rumley, entamée d’après le conseil de mistriss Newton, sœur du poète, et médiocrement animée, rien dans la vie de Chatterton ne révèle une passion sérieuse pour aucune femme. Miss Rumley n’était qu’une fantaisie, un amour de tête, et rien de plus. Toute la vie de
Chatterton se résume dans un seul mot : l’orgueil. S’il y a un drame à construire avec son nom, c’est l’orgueil qui posera les fondements de l’édifice.
Loin de moi la pensée de tracer le programme d’une tragédie en quelques lignes. Mais j’imagine que Schiller et Shakespeare, résolus à dramatiser Chatterton, se seraient proposé pour tâche unique de le mener de l’orgueil au suicide, en épuisant successivement les joies de la famille et les intrigues du pamphlétaire. Dire comment ils auraient fouillé les entrailles de cette donnée, comment ils nous auraient déroulé le spectacle mystérieux de cette superbe conscience, est au-dessus de ma clairvoyance ; mais, à coup sûr, lord Beckford et Horace Walpole n’auraient servi qu’à montrer comment l’orgueil mal entendu conduit la pauvreté à l’avilissement ; et le suicide aurait marqué le réveil de la fierté vraie. Dans une pièce ainsi conçue, miss Rumley aurait figuré le bonheur promis à la résignation. Aimer, s’entourer de pieuses espérances, ◀continuer▶ laborieusement le pèlerinage humain, défier la fortune dans l’accomplissement courageux du devoir, ou bien, foulant aux pieds les principes sacrés de la morale, et jusqu’au respect de soi-même, jouer son nom et sa pensée sur la promesse d’un titre et d’une pension, telle aurait été la question posée, débattue entre le cœur et la tête, et résolue par le suicide.
Que si l’on me demande où est l’action d’un pareil drame, je répondrai : L’action, pour intéresser les hommes de réflexion et les hommes d’entraînement, n’a pas besoin d’un spectacle varié. Les combats de la conscience suffisent à émouvoir la multitude aussi bien que les chroniques dialoguées, Et sans doute une âme de dix-huit ans, placée entre l’amour et l’ambition, n’est pas un sujet indifférent.
Aller de la famille dédaignée à l’antichambre du lord-maire, passer de la protection populaire, mais infructueuse, du premier magistrat de la ville aux salons du ministre envié, se résoudre à la satire pour insulter aux échelons brisés d’une fortune qui se dérobe, et, quand la vengeance elle-même se raille des efforts désespérés, en appeler à Dieu de la résistance du monde, invoquer le suicide comme un dernier asile, voilà, je crois, un thème dramatique, thème difficile, j’en conviens, capable d’effrayer l’imagination la plus confiante ; mais ce thème est, à mon avis, le seul qui s’offre à la pensée dans la biographie de Chatterton. Le rôle de la passion appartiendrait tout entier à miss Rumley.
M. de Vigny a vu sous une autre face le favori de lord Beckford. Il a usé de son droit, et si je le juge sévèrement, ce n’est pas pour sa résolution, mais bien pour la manière dont il l’a réalisée. J’incline à croire qu’il a tenté l’impossible ; mais s’il eût trouvé dans le génie méconnu aux prises avec la misère les ressorts d’un poème dramatique, je passerais condamnation : l’épreuve déciderait contre moi. Voyons ce qu’il a fait.
Trois personnages seulement : un poète, une jeune femme et un sage. Sachez ce qu’ils sont, et vous saurez ce qu’ils vont faire. Chatterton a dix-huit ans, il est pauvre, il se croit méconnu, il accuse l’injustice du monde, et loin de faire un pas pour rencontrer la gloire qui vient au-devant de lui, il s’obstine dans la misère et dans la solitude. Il passe les nuits dans l’étude et le jour dans les imprécations. Il se dit avec une fierté complaisante : Il n’y a pas, au milieu de ce troupeau tumultueux qui s’appelle la Grande-Bretagne, une seule place digne de moi. Ma voix mélodieuse n’arrive pas à leurs oreilles grossières. Leurs cerveaux indolents ne comprennent rien à mes divines pensées. Ils ignorent pour la plupart jusqu’à mon nom, et ceux qui le savent ne donneraient pas une heure de leurs plaisirs pour la lecture de mes poèmes. Les querelles du parlement, la chasse et les combats de coqs épuisent toutes les passions de ces nobles citoyens. Irai-je mendier la fortune et les applaudissements de cette foule insolente ? C’est à eux de plier le genou, de me tresser des couronnes ; qu’ils viennent donc, et je chanterai pour eux. Qu’ils se pressent autour de moi, et je leur raconterai les merveilles des siècles révolus : je leur dirai les souffrances et les exploits de leurs aïeux ; je ranimerai au souffle de mon génie les cendres d’Hastings ; je rendrai aux Normands et aux Saxons, endormis dans la nuit du tombeau, leurs armures rouillées. Le vainqueur et le vaincu se lèveront à ma voix et recommenceront la bataille. — Mais la foule tarde bien. Faut-il donc vivre seul avec mon génie ? Pourquoi Dieu m’a-t-il envoyé sur la terre ? pourquoi l’inspiration dans mon cœur et les hymnes sur mes lèvres ? que signifie cette cruelle raillerie ? ne m’a-t-il placé si haut que pour éloigner de moi toutes les sympathies ? S’il y a quelque part un Dieu, il doit être juste. S’il ne mesure pas la douleur aux forces de sa créature, il ne mérite pas mes prières, et je le maudis. — J’avais rêvé la gloire, et voici qu’elle m’échappe. J’avais rêvé l’amour pour me consoler de l’ingratitude ignorante ; mais quelle femme accepterait l’obscurité de mon nom ? Je n’ai plus qu’un devoir : le suicide.
Kitty Bell, vouée tout entière à ses deux enfants, oublie, en les caressant, l’inflexible sévérité de son mari. C’est à peine si elle se souvient des paroles dures et brutales de son maître. Une tresse des blonds cheveux, que chaque jour sa bouche couvre de baisers, suffit à sa joie et à sa résignation. Elle ne soupçonne pas les extases de l’amour, elle ne connaît les passions que par les récits désastreux. Façonnée dès longtemps aux austères enseignements du christianisme, elle sait que la vertu n’est pas seulement de combattre le danger, mais bien aussi de l’éviter. Marcher sur le bord de l’abîme, et ne pas tomber, c’est une habileté glorieuse, mais coupable. La religion prescrit la prudence ayant le courage. Il faut accepter la lutte, mais non pas l’engager. Toutes ces leçons, si vulgaires et si souvent méconnues, sont gravées dans le cœur de Kitty en caractères ineffaçables. Dieu et sa famille remplissent toutes ses journées. Enfermée sans regret et sans larmes dans le cercle prévu de ses devoirs, elle ne murmure pas contre la longueur de la tâche. La sérénité laborieuse de sa vie suffit à ses ambitions. Chaque soir, elle s’endort dans la pieuse espérance de recommencer le chemin parcouru. Paisible et fière dans sa candeur, elle ne songe pas à s’abriter contre l’orage. Elle n’entend que la voix des anges, et le bruit qui se fait à ses pieds est pour elle comme s’il n’était pas.
Si le malheur éploré se trouve sur sa route, elle ne se défendra pas d’une généreuse compassion. Elle ne retiendra pas les larmes qui gonflent sa paupière. Elle sera tendre, dévouée, mais sans remords et sans crainte, car la pitié est au nombre des devoirs chrétiens. Interrogée par son maître sur le bien qu’elle a fait, elle se taira plutôt par modestie que par confusion. Elle ne veut pas dévoiler le sacrifice, de peur de le profaner ; elle se refuse à mentir, mais elle demande le temps de se recueillir pour épargner la honte à celui qu’elle a sauvé.
Et le jour où elle s’aperçoit que l’amour est entré dans son cœur, elle ne se pardonne pas l’aveu d’un désir coupable, et retourne à Dieu pour expier sa faiblesse.
Entre Chatterton et Kitty, le sage mûri par l’expérience et les années. Affilié à la secte la plus pure de la république universelle, à la secte des quakers, le docteur est indulgent aux douleurs qu’il ne partage pas. Il n’a pas subi les passions, mais il les connaît, comme un matelot connaît les voiles de son navire. Son front se dépouille, mais n’a pas de rides ; ses cheveux blanchissent, mais son corps n’est pas courbé. Les feuilles tombent et l’arbre est debout. Il a des racines profondes, et renouvelle à chaque printemps la sève de ses rameaux.
Calme et stoïque pour les maux qui n’atteignent que lui, le docteur n’imite pas la sagesse égoïste des vieillards usés dans le plaisir. Il ne prescrit à personne la sécurité qu’il s’est faite. Il tend la main à ceux qui fléchissent, il sourit à ceux qui espèrent ; mais il se reprocherait, comme une méchanceté envieuse, de dessiller les yeux plus jeunes que les siens. Il respecte les illusions qui ne sont plus de son âge. Il se garde bien de hâter la maturité des idées qui n’ont pas eu le temps de grandir. Il dépose ses leçons comme un germe fécond dans les âmes qu’il se concilie. Il creuse patiemment le sillon, pour que le vent n’emporte pas la semence ; mais il se fie au ciel pour l’épanouissement du grain et la richesse dorée de la moisson.
Il prévoit les passions qui ne sont pas encore nées. Il pressent la foudre qui va déchirer le nuage, avant d’avoir aperçu l’éclair à l’horizon. Comme l’oiseau qui rase la plaine, il annonce l’orage aux voyageurs attardés. Écoutez-le, car il sait mieux que vous quel abri convient à votre faiblesse ; écoutez-le, car il a étudié la route où vous entrez ; il devine où le pied vous manquera. Laissez-vous guider par lui, et vous marcherez sûrement.
Le bonheur est dans le devoir. C’est pourquoi le docteur tiendra d’une main sévère les rênes de son gouvernement paternel. Il est sûr d’éteindre l’incendie ; mais il vaut mieux, il ne l’ignore pas, étouffer l’étincelle. Son bras serait assez fort pour terrasser l’ennemi ; mais il vaut mieux le prévenir par la ruse et ménager le sang de l’armée.
Quel drame est possible à ces trois acteurs ? Avec le Génie, l’Innocence et la Sagesse, quelle tragédie peut se nouer ? Donnez au génie la mélancolique élégie, à l’innocence l’hymne pieuse, à la sagesse le verset biblique ; dans cet échange harmonieux de pensées élevées, de sentiments purs et célestes, trouverez-vous la trame d’un poème dramatique ? L’élégie, l’hymne et le verset répugnent également à l’action. Multipliez à profusion les délicatesses de l’analyse, sondez dans ses profondeurs les plus cachées la conscience du poète, de la mère et du sage. Que chacun, à son tour, récite la strophe et l’antistrophe. Ne laissez dans l’ombre aucune des émotions que vous avez pénétrées ; mettez à nu le cœur saignant dont vous savez les souffrances. Il vous restera beaucoup, si ce n’est tout, à faire avant d’aborder la scène.
Oui, sans doute, l’action réduite à elle-même n’est qu’un spectacle brutal. Il n’y a, dans une œuvre ainsi conçue, rien de littéraire, rien qui mérite l’attention des esprits choisis. Mais l’analyse sans l’action n’est pas moins impuissante que l’action sans l’analyse. Le mouvement inexpliqué, le mouvement sans la philosophie, plaira tout au plus à la populace. Mais la philosophie sans mouvement, la philosophie libre et souveraine, régnant sans contrôle sur le monde des idées, ne s’adresse qu’aux lecteurs studieux, et ne doit pas espérer d’être écoutée au théâtre.
Or, si je ne m’abuse, dans le drame de M. de Vigny, l’analyse est savante, inépuisable, courageuse, ingénieuse en ressources ; mais elle est seule, et ne peut suppléer l’action absente. Qu’on en juge.
Au premier acte, Kitty et Chatterton sont en présence. Avec un mot, s’ils avaient l’occasion de le dire, ils se comprendraient. Le poète confierait sa douleur, la mère chaste et pieuse le consolerait sans remords. Son amitié sainte trouverait des paroles salutaires sans se détourner de la route du devoir. Cette Bible surprise entre les mains de ses enfants, qui vient de lui, et qu’elle veut lui rendre, témoigne assez haut de sa sympathie pour le malheur. Sa soumission empressée aux conseils du docteur, sa crainte d’offenser par un refus la pauvreté du poète, motiveraient un épanchement entre ces deux âmes fraternelles. Mais le sage s’interpose ; il ne veut pas permettre le mutuel aveu qui pourrait les perdre. Il emmène Chatterton, et dès ce moment on prévoit, sans trop de sagacité, que l’action ne s’engagera pas. Les personnages, une fois posés, ne peuvent s’animer sans mentir à leur nature. — L’explication de Kitty avec son mari est délicate, gracieuse, ingénue, touchante ; mais elle n’accélère pas d’une minute le progrès de la fable dramatique.
Au second acte, la visite de lord Talbot à Chatterton, son ancien camarade de collège, semble un instant engager la lutte entre le poète et Kitty. La jeune mère, si près du rôle d’amante, craint d’avoir été trompée. Elle croyait aimer dans Chatterton l’abandon et la pauvreté ; ces amis joyeux et opulents qui viennent à lui sont une raillerie cruelle à sa crédulité. Mais le dépit même jette une lumière nouvelle sur la vraie situation de son cœur. Que lui ferait la richesse ou la pauvreté du poète, si elle n’avait pour lui que de l’amitié ? Ne devrait-elle pas se réjouir au lieu de se plaindre ? N’est-ce pas l’amour seul qui met son égoïsme à consoler sans partage et sans secours ? n’est-ce pas l’amour qui va jusqu’à souhaiter la misère pour agrandir le dévouement ? Eh bien ! ici encore le docteur intervient pour imposer silence à la passion qui voudrait parler ; il retient sur la lèvre imprudente l’aveu qui déborde et qui ferait de l’ange une femme. Au moment où Kitty, oubliant sa pudeur austère, va se confesser aux pieds de son vieil ami, au lieu de venir en aide à sa timidité, il moralise, l’heure s’enfuit, et la voix impérieuse du mari arrête le flot qui allait s’épancher.
Ainsi, après deux actes entiers, l’action n’est pas commencée : le troisième se jouera-t-il de nos prévisions ? Sur une lettre de Chatterton, le lord-maire, un des plus grands seigneurs du royaume, vient lui offrir un traitement de cent livres sterling et une place de premier valet de chambre. Je comprends sans peine l’humiliation et la colère du poète à la lecture d’une pareille proposition. Mais l’humiliation suffisait ; pourquoi faire signer à Chatterton un billet par lequel il promet son corps à Skirner, en cas de non-paiement ? C’est une horreur très inutile.
Il y a dans ce troisième acte deux scènes que je dois louer, parce qu’elles sont bien posées. Quand le docteur pressent la dernière résolution de Chatterton, il va le trouver dans sa chambre. Il retourne habilement le poignard dans le cœur désespéré qu’il veut guérir ; il élargit la plaie pour mieux juger la blessure ; il le ramène à la vie par l’orgueil, et lui montre la gloire infidèle couronnant le front de ses rivaux. Il le terrasse par la honte. Un instant, il croit la partie gagnée ; déjà il se réjouit ; mais cette chance lui échappe, il n’a plus qu’une dernière ressource : c’est d’invoquer l’amour de Kitty. À cet aveu, le malheureux se ranime, mais l’orgueil ne lui permet plus d’entrevoir le bonheur ; il n’a plus la force d’espérer.
Kitty elle-même se résigne vainement au même aveu. Hardie par abnégation, elle épuise, pour le consoler et le retenir, les paroles dont elle aurait rougi une heure auparavant. Elle a beau déchirer le voile qui couvrait ses yeux d’ange, elle ne peut le sauver. Il boit l’opium, il s’enfuit pour mourir loin d’elle ; elle ramasse le flacon qu’il a laissé tomber ; son mari rappelle, et elle meurt en feuilletant convulsivement la Bible du poète qui l’a précédée devant Dieu.
Telle est cette pièce dont j’ai tâché de reproduire fidèlement les situations et les caractères.
Personne plus que moi n’estime et n’admire la sévérité littéraire de M. de Vigny. Dans le drame que je blâme, il y a des qualités de diction qui sont dignes d’étude ; mais ces qualités appartiennent plutôt au style des livres qu’au style dramatique. Il s’exagère l’importance de l’euphémisme. Il fait ses périodes trop nombreuses ; les charnières de sa phrase ne sont pas assez multipliées. Il ne brise pas assez souvent les formes de son dialogue. Il sacrifie trop volontiers au succès de la lecture, et répudie, avec une pruderie obstinée, les mouvements heurtés d’une conversation passionnée. Chez lui, on le sent facilement, le mieux est l’ennemi du bien ; l’élégance ◀continue▶ et laborieuse qu’il s’impose contrarie fatalement l’abandon et la spontanéité dont la scène ne peut se passer. Je dois donc le dire sans hésitation et sans redouter le reproche de pessimisme, je ne pense pas que M. de Vigny soit appelé, par la nature de ses inspirations, ni surtout par ses habitudes de style, à écrire pour la scène. Je me réjouis sincèrement du succès qu’il a obtenu jeudi dernier, non seulement parce que j’y vois, pour lui, une protestation toute naturelle contre la franchise austère de mon jugement, mais aussi parce que l’attention religieuse de l’auditoire, en présence de ce dialogue inaccoutumé, promet à la réaction spiritualiste un prochain et infaillible triomphe. Ce qu’il n’a pas fait, l’avenir saura bien le faire. J’ignore s’il sera donné à M. de Vigny de se résoudre aux calculs scéniques qu’il paraît dédaigner aujourd’hui ; j’ignore s’il consentira un jour à combiner, selon les conditions du théâtre, les pensées qu’il exprime aujourd’hui avec une richesse égoïste. Renoncera-t-il sans regret aux patientes coquetteries de la pensée ? oubliera-t-il sans répugnance la chasteté savante du style qui jusqu’ici a fait sa gloire la plus solide ? Ce n’est pas moi qui résoudrai ces questions. L’épreuve, et l’épreuve seulement, décidera pour ou contre mes prophéties. Mais voici comme je comprends et comme je m’explique l’inaptitude dramatique de l’auteur de Cinq-Mars et de Stello. L’élégie pure est la vie naturelle de sa pensée ; rien, dans ses œuvres, n’est au-dessus du poème d’Éloa. Or l’élégie est, de sa nature, inactive et repliée sur elle-même ; mais elle trouve pourtant à se placer dans le récit sans violer manifestement toutes les conditions de la forme épique. Comme le poète qui raconte a le droit d’intervenir en son nom et d’interpréter librement, avec ses émotions personnelles, les actions de ses personnages, le lecteur accepte sans impatience les haltes élégiaques. Le récit le plus riche, le plus complet, le plus animé, participe volontiers de l’indolence et de l’énergie. L’individualité du poète trouve à se révéler, à de fréquents intervalles, sans blesser la raison ; mais il n’en est pas ainsi au théâtre. Le drame veut, avant tout, l’animation, la force, le mouvement, la virilité de la pensée. La paisible expansion, le déroulement harmonieux des sentiments les plus purs, ne peuvent suppléer cette virilité, qui n’est, à tout prendre, que l’action elle-même. Et je n’ai pas besoin d’ajouter que l’action, poétiquement comprise, s’applique aussi bien au langage qu’aux gestes.
C’est pourquoi, si M. de Vigny projette, comme j’ai tout lieu de le croire, la rénovation de la scène, il doit dire adieu pour longtemps aux habitudes solitaires et recueillies de son intelligence. Le théâtre, comme la tribune, est voué au tumulte et à l’agitation : celui qui craint le bruit doit renoncer au théâtre comme à la tribune.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas aujourd’hui parmi nous un seul homme capable de régénérer la poésie dramatique ? Avec le drame physiologique et brutal de M. Dumas, avec le drame splendide et puéril de M. Hugo, avec le drame spiritualiste et inactif de M. de Vigny, n’est-il pas possible de composer idéalement l’ensemble complet du poète réservé aux triomphes et à la gloire de la scène ? Avec ces fragments d’armure épars sur le champ de bataille faut-il désespérer de forger une panoplie à l’épreuve des chocs inattendus ? N’y a-t-il pas dans Lucrèce Borgia, Antony et Chatterton, les éléments probables de l’unité poétique, si vainement invoquée jusqu’ici ? L’action, le spectacle et la pensée refuseront-ils de consentir à de mutuelles concessions, et desceller une glorieuse alliance ? Ne verrons-nous jamais se rencontrer sur le même terrain, sans haine et sans jalousie, l’amusement, l’émotion et la pensée ? Si je ne m’abuse, cette réconciliation n’a rien d’invraisemblable ; mais les types représentés par MM. Dumas, Hugo et de Vigny ◀continueront▶ à se développer isolément : aucun des trois ne voudra s’effacer ou s’absorber dans l’un des deux autres. Le jour où la réunion des types s’accomplira, nous aurons la dictature après l’anarchie : les trois types s’anéantiront en se réunissant. — Non pas que je conseille à personne l’abnégation de sa propre nature, comme un moyen d’agrandir sa puissance : l’imitation la plus savante ne peut jamais conduire à l’originalité. Mais les intelligences prédestinées s’instruiront au spectacle des épreuves. Et qu’on ne dise pas que la critique s’enferme dans une négation obstinée. Ce n’est pas notre faute si l’élégie et le roman dominent aujourd’hui la poésie dramatique ; nous écrivons l’histoire, nous ne la faisons pas.
XIX. Victor Hugo.
I. Le Roi s’amuse.
Le nouveau drame de M. Hugo n’appartient pas à l’histoire : de toutes les tragédies comprises entre les années 1515 et 1547, le poète n’en a choisi aucune. Son œuvre, avec ses défauts et ses qualités, ne relève absolument que de sa libre fantaisie. De la réalité visible et saisissable, telle que nous la montrent les récits du seizième siècle, il n’a rien pris ; entre toutes les aventures du roi François Ier, que ses contemporains ont surnommé le dernier chevalier, il pouvait en adopter une, l’étudier, l’approfondir, exagérer volontairement les détails caractéristiques, négliger et laisser dans l’ombre les parties prosaïques et mesquines, indispensables dans une chronique fidèle, mais inutiles au poète qui crée, au philosophe qui juge. Il ne l’a pas voulu : il n’en a rien fait. Le sujet qu’il a traité, fable, caractères, incidents, combinaison et dénouement, est sorti tout entier de son cerveau.
Ce n’est donc pas par l’histoire qu’il faut éprouver le drame de M. Hugo. Puisqu’il n’a prétendu reproduire et développer aucun événement authentique, puisqu’il a pris au-dedans de lui-même, dans les profondeurs de sa pensée, le modèle idéal qu’il voulait copier, nous n’avons qu’une manière de le juger, et, malheureusement pour nous, cette manière unique, inévitable, en même temps qu’elle est la plus haute de toutes, est aussi la plus difficile dans ses applications. Il faut comparer le poème de M. Hugo à la pensée humaine, envisagée en elle-même et pour elle-même, dans sa plus grande généralité, c’est-à-dire dans sa vérité la plus grande. Les chroniques ne serviraient de rien, il n’y a pas songé un seul instant. Les livres seraient vainement consultés et ne répondraient pas à nos questions. Il ne s’agit ici d’aucune sorte d’imitation, mais d’une idée personnelle à l’auteur.
Obligé d’accepter le combat sur ce terrain mystérieux, que la réflexion la plus attentive peut seule éclairer d’un jour certain, nous devons essayer de remonter à la source même du poème que nous avons sous les yeux. Puisqu’il nous est impossible de vérifier sur les récits du passé, dans la série des faits accomplis, l’exactitude et la fidélité du poète, c’est au cœur humain lui-même qu’il faut nous adresser pour déterminer la valeur de cette œuvre nouvelle.
La fable inventée par M. Hugo est d’une extrême simplicité. Pour appliquer plus sûrement la méthode philosophique à laquelle je me suis arrêté, je la dégagerai pourtant des rares accessoires qui compliquent l’effet scénique. À mes yeux tout le drame se réduit à trois acteurs : un roi, une jeune fille, un père. Eux seuls occupent le premier plan, c’est à eux que se rapporte l’action tout entière ; les autres personnages ne jouent qu’un rôle subalterne et secondaire. Au premier acte, nous avons le roi au milieu de sa cour, hautain, insouciant, amoureux de plaisir et d’aventures, libertin sans passion, trouvant bons tous les moyens qui mènent à l’accomplissement de ses désirs effrénés, mettant les sens bien au-dessus du cœur, foulant aux pieds tout ce qui peut contrarier ses caprices. Au second acte, c’est un père qui n’a d’autre consolation, d’autre bonheur au monde que la candeur et la beauté de sa fille, qui se réfugie en elle comme dans un asile inviolable et sacré, qui repose ses yeux sur son front, et trouve dans ses regards une joie sans cesse renouvelée. Au troisième acte, la lutte s’engage entre le père et le roi. Le roi a flétri la jeune fille de ses impures caresses, il a mis en lambeaux sa ceinture pudique ; il a jeté dans son lit, comme une folle courtisane, une vierge sans défense, et qui se confiait à ses serments.
Le père vient redemander sa fille, et ne retrouve plus qu’une enfant perdue sans retour, honteuse de son crime, mais chérissant, malgré sa honte, celui par qui elle est coupable : le père jure de se venger. Au quatrième acte, nous retrouvons le roi, oubliant dans la débauche les plaisirs de la nuit dernière, éteignant dans le vin et sous les baisers d’une fille de joie les remords d’une conscience importune. Le père montre à sa fille le nouveau crime de son amant, et, après avoir vainement essayé de l’en détacher, la renvoie, pour consommer sa vengeance. Il a payé un brave qui doit lui livrer, le soir même, le cadavre du roi. La sœur de l’assassin, celle-là même qui tout à l’heure prodiguait les caresses au royal débauché, intercède pour lui. Le brave, fidèle à sa parole, veut gagner son argent, et refuserait son salaire s’il ne livrait une victime. La jeune fille revient déguisée en homme ; elle comprend le danger, et, pour sauver les jours du roi, vient s’offrir au poignard du brave. Au cinquième acte, le père est seul avec sa victime. Il se croit vengé, il savoure à longs traits sa joie cruelle, il apostrophe le cadavre qu’il a payé, et qui doit expier le déshonneur de sa fille. Peu à peu sa joie s’exalte jusqu’au vertige, il veut compter les blessures de son ennemi, il veut baigner ses mains dans son sang glacé, sourire et insulter à ses lèvres livides et muettes. Il découvre le cadavre et reconnaît sa fille.
Telle est, réduite à sa simplicité idéale, à ses proportions, à sa logique primitives, la nouvelle tragédie de M. Hugo. Il est permis de conjecturer qu’elle a dû d’abord se présenter à sa pensée sous cette forme élémentaire ; personne à coup sûr ne voudra contester qu’il n’y eût là toute l’étoffe nécessaire pour la composition d’un poème dramatique.
Cet embryon, que nous avons essayé de décrire avec la plus rigoureuse précision, s’est développé progressivement dans le cerveau du poète. Cette fable qui, aux premiers moments de la conception, n’était que possible, il a fallu la rendre probable, et pour cela l’imagination a dû appeler à son aide les incidents et les acteurs subalternes. Elle a dû, avant tout, baptiser les trois idées qu’elle voulait mettre aux prises. Elle a nommé le roi, François Ier, la jeune fille, Blanche, et le père, Triboulet. Une fois ces trois noms trouvés, le baptême des autres acteurs s’est fait de lui-même : M. de Cossé, M. de Vermandois, M. de Pardaillan, M. de Brion, M. de Pienne ; peu importe, vraiment, le catalogue de tout ce troupeau de courtisans. Qu’il nous suffise de savoir que ceux-là servent de meubles aux antichambres du Louvre. Le brave s’appelle Saltabadil, et la fille de joie Magdelonne. Le lieu de la scène, vous le connaissez. Pour le premier acte, c’est le Louvre ; pour le second, le carrefour Bussy, où loge Triboulet ; pour le troisième, encore le Louvre ; pour le quatrième, le cabaret à double fin, demeure habituelle de Saltabadil et Magdelonne ; pour le cinquième, le quai de Notre-Dame.
Ayant d’entamer la discussion individuelle des caractères, je veux poursuivre l’énumération des épisodes qui ont successivement compliqué la fable primitive. Ces épisodes sont la malédiction de Saint-Vallier contre François Ier et TribouIet, l’enlèvement de Blanche par les seigneurs de la cour, qui bandent les yeux de son père, et lui font tenir l’échelle en lui persuadant qu’il s’agit de madame de Cossé, les aveux de Blanche à Triboulet, et enfin le déguisement de Blanche, qui s’explique par le voyage qu’elle doit faire à Évreux, selon l’ordre de son père.
J’aborde maintenant les caractères pris en eux-mêmes ; car, en conscience, je ne vois pas quel profit la critique peut retirer de l’analyse d’un poème dramatique, scène par scène. C’est une banalité vulgaire et très inutile.
Pour le roi, je l’accepterai volontiers, surtout au début de la pièce. Il est frivole, insolent, luxurieux, bavard, épris de lui-même, effronté, vantard, c’est bien ; mais avec l’impatience qu’on ne peut manquer de lui supposer, il a tort d’écouter sans l’interrompre, et jusqu’au bout, l’admirable harangue de Saint-Vallier. Ce morceau d’éloquence, vrai chef-d’œuvre de poésie, a d’ailleurs l’inconvénient très grave d’être placé dans la bouche d’un acteur qui ne reparaît plus.
Et puis est-il probable que Saint-Vallier, conspirateur vulgaire, engagé à l’étourdie dans la trahison du connétable, ait eu cette hauteur de sentiments ? Est-il croyable, avec le caractère que lui attribue l’histoire, qu’il ait regretté l’honneur de sa fille, et qu’il eût donné sa tête pour sauver sa virginité ? Cette vertu d’airain était-elle à l’usage du père de Diane ? il est au moins permis d’en douter.
Que François qui, toute sa vie, n’a vu, dans son métier de roi, dans la guerre, dans le gouvernement, dans la diplomatie, que le plaisir des aventures, aille la nuit, faire la cour à une petite bourgeoise, je le veux bien ; que, fatigué des caresses mercenaires des grandes dames du Louvre, il se soit résigné aux baisers d’une vilaine, c’est tout simple. Mais, au moins, doit-il savoir qui elle est. Il ne peut pas ignorer qu’elle est la fille de son fou, et, dans ce cas, comment ne prend-il pas de lui-même le parti de la faire enlever, puisqu’il en a les moyens, sans attendre que la complaisance des courtisans lui amène sa proie ? Il pourrait se hasarder chez un inconnu ; mais chez un homme qui le voit tous les jours, est-ce probable ?
L’expression de l’amour paternel, chez Triboulet, est admirable d’élan, sublime dans ses caresses ; peut-être faut-il y blâmer parfois la sensualité des images, qui ressemble trop à l’amour d’un sexe pour l’autre, et des puérilités de tendresse qui ne conviennent guère qu’à l’amour d’une mère. Mais ce magnifique développement de l’amour paternel, convenait-il de le placer dans le cœur de Triboulet ? Était-ce bien là le sanctuaire qu’il fallait choisir pour cette pure et ineffable affection ? et à supposer que le poète l’eût choisi entre tous pour représenter, sous la forme la plus parfaite et la plus vive, ce sentiment spécial, était-il nécessaire de faire contraster la beauté de l’âme avec la difformité du corps ? Qui voudra croire à cette fille si belle, née d’un père si repoussant ? Je vais plus loin : Triboulet, avili par la domesticité de sa profession, est-il capable de cette poétique et profonde mélancolie qui rappelle les Pensées de Pascal et les poèmes de Byron ? Je conçois très bien la misanthropie de Didier, très bien celle d’Hernani ; un jeune homme studieux, compagnon journalier des jeunes seigneurs de la cour de Louis XIII, un grand d’Espagne, réduit au brigandage par la proscription, peuvent avoir sur la misère humaine, sur le néant des grandeurs, sur l’instabilité des plus hautes fortunes, des idées amères et sombres ; mais Triboulet, un fou de cour, qui porte un collier, comme un chien, vêtu aux frais du roi, comme un laquais, peut-il atteindre, sans choquer la vraisemblance, à cette sublime tristesse ? N’a-t-il pas dû souvent servir de pourvoyeur à la couche royale ? N’a-t-il pas dû s’accoutumer de longue main aux débauches de son maître, comme à l’air qu’il respire ? Quand les plus grands noms de la monarchie afferment au libertinage du prince la jeunesse et la beauté de leurs sœurs, de leurs femmes et de leurs filles, est-il probable que Triboulet demeure seul vertueux, pur, fier, impitoyable ? qu’il résiste à l’exemple et le flétrisse de ses mépris ? Si cela est, il ne lui reste qu’un parti, le suicide.
Mais comme il est écrit que le poète dispose à son gré de l’espace et du temps, je pardonnerais volontiers à M. Hugo cet anachronisme flagrant. Il peut se moquer des dates : il en est bien le maître. Que Triboulet soit vertueux et pur, à la bonne heure ! Comment admettre la cruelle mystification dont il est victime, à laquelle il donne les mains si naïvement ? Comment croit-il aider à l’enlèvement de madame de Cossé ? n’y a-t-il pas chez lui un secret instinct pour l’avertir qu’il est près de sa fille ?
Une fois la donnée admise, il n’y a rien à dire à la colère de Triboulet ; quand, après avoir épuisé la menace et l’insulte, il descend jusqu’à la prière, la critique perd ses droits et se résigne aux larmes et à l’admiration ; une pareille douleur, si noblement exprimée, légitime la cruauté de la vengeance.
Les aveux et la confusion de Blanche produiraient une émotion plus sûre, et surtout plus chaste, si le repentir était moins près de la faute, si la pensée ne se reportait involontairement vers le théâtre même de la séduction.
La maison, sans nom et sans chiffre, où le roi vient faire débauche, a le double inconvénient de blesser la pudeur des femmes, et de paraître fort innocente à l’esprit sévère des spectateurs. Les manières de Magdelonne disent assez ce qu’elle vaut, et d’ailleurs son frère a pris soin de l’expliquer au second acte ; mais il semblerait tout naturel que le roi la prît au moins sur ses genoux : il est bien entendu que cette remarque n’est pas un conseil. Je ne crois pas qu’on doive bannir les courtisanes de la scène ; mais le vice ne devient poétique que par l’entraînement et l’énergie ; mesquin et timide, il n’est que vulgaire. La substitution de Blanche au roi serait une chose toute simple dans un imbroglio espagnol, dans une de ces hardies comédies de cape et d’épée, où les incidents se pressent et se multiplient comme les épis dans un champ doré. Mais dans une fable aussi claire, aussi limpide, elle fait tache et pousse à l’incrédulité. Je conçois que le désespoir fasse désirer la mort à cette pauvre fille. La mort ! puisqu’elle n’a plus rien à espérer. Mais qu’elle veuille sauver l’homme qui la trompe si indignement, c’est aller trop loin. Elle peut se tuer, le regretter en mourant ; mais le sauver au prix de ses jours ! un pareil sacrifice est improbable.
J’arrive au dénouement. Triboulet est seul avec le cadavre. Il va le jeter à la Seine. Avant d’abandonner sa victime, il lui prodigue l’insulte et la raillerie, il l’accable d’épithètes injurieuses et flétrissantes, il lui demande compte de sa royauté si puissante pour le crime, si impuissante à la défense ; il se réjouit à la pensée que le roi n’est plus rien, il lui reproche son néant, il foule aux pieds la pourpre et la couronne qu’il a souillées de sang. Mais ne devrait-il pas découvrir tout d’abord la face de son ennemi pour lui cracher au visage ? La haine qui se venge si cruellement ne doit-elle pas souhaiter la vue de sa victime ?
Quoi qu’il en soit, j’admire le monologue jusqu’au moment où la philosophie purement humaine fait place à la philosophie politique. Triboulet, père tendre, poète sublime, je le comprends ; mais Triboulet publiciste, homme d’état, diplomate, je n’y crois pas.
J’espère avoir prouvé très clairement ce que j’ai dit en commençant, à savoir que le drame de M. Hugo n’appartient pas à l’histoire, et ne relève que de sa libre fantaisie. Cependant, bien que l’action tout entière soit inventée, la critique a le droit, après avoir accepté ou discuté franchement la vérité humaine des caractères, supérieure pour le poète à la vérité historique, de lui demander compte du cadre qu’il a choisi. Puisqu’il a nommé le roi, François Ier, il doit savoir ce que signifie ce baptême, et ne pas reculer devant les conséquences inévitables qu’il emporte avec lui. Il faut donc qu’il se résigne à faire entendre sur la scène, occupée par sa fable et ses acteurs, le retentissement prochain ou lointain, rare ou fréquent, selon son gré, des événements réels accomplis dans l’époque indiquée par lui-même comme étant celle où se passe l’action de son poème. Qu’il dédaigne, comme matière poétique, les batailles et les sièges, toute la vie politique et militaire du seizième siècle ; qu’il circonscrive tous les éléments scéniques dans le cercle précis de la vie privée : jusque-là tout est bien, tout est littérairement légitime. Mais, pour dater une pièce, il ne suffit pas du costumier, du décorateur et de quelques noms consignés aux pages de Mézeraym ou de Sismondi. Un poète qui prend son art au sérieux, et M. Hugo est du nombre, ne peut se contenter d’une indication aussi superficielle ; il doit graver plus avant au front du temple qu’il vient de construire, non seulement son dessein direct et visible, celui que la foule saisit, mais encore, pour les esprits sévères, le sens mystérieux, le sens symbolique. Puisqu’il s’agit de François Ier, et non pas d’un autre, le poème doit être la vivante expression des mœurs et des passions de son temps.
Or, à quelle condition cette loi poétique peut-elle s’accomplir ? N’est-il pas indispensable que l’œil rencontre, à certains intervalles, des signes irrécusables de la date assignée par l’auteur à l’action qu’il invente et qu’il déroule devant les spectateurs ? Derrière l’idéalisation d’un siècle traduit et résumé en une action réelle ou possible il doit toujours y avoir une idée philosophique ; la beauté du rythme et des images ne sera que l’enveloppe plus ou moins éclatante où se cache ce dessein, qui, pour être voilé, n’en est pas moins réel.
Si le poète interprète à sa manière un siècle donné, nous ne pouvons accepter l’interprétation qu’il propose sans avoir préalablement reconnu les temps et les lieux.
Je crois donc que M. Hugo a eu tort de violer cette loi, selon moi fondamentale. Au Louvre on devait se souvenir de Marignan ; les courtisans devaient s’entretenir de Charles-Quint ; les envieux se railler de l’échec de roi dans l’élection impériale ; les fats se vanter de leurs dépenses au Camp du drap d’or ; les intrigants raconter les projets du cardinal Wolsey ; l’Espagne et l’Angleterre devraient se trouver sur toutes les lèvres. Puisque M. Hugo nous mène à la cour, je ne vois pas pourquoi il nous fait grâce des caquets et des médisances où les plus grands événements se mêlent parfois, à la cour surtout. Dans les trente années de ce règne, glorieux selon les femmes et les romanciers, très inutile et très ridicule selon les penseurs, il a sans doute préféré une date plutôt qu’une autre. Mais laquelle ? Il serait très difficile de la deviner ; de Louise de Savoie, de Semblançay, du connétable, de Lautrec, il n’est pas dit un mot ; de la bataille de Pavie, de la captivité de Madrid, rien ; de la triple rivalité de Charles-Quint, de Henri VIII et de François Ier, il n’y a pas trace, si minime qu’elle soit ; le voyage imprudent de Charles d’Espagne, les conseils malheureux de Montmorency, les intrigues d’Anne de Pisseleu, depuis duchesse d’Étampes, auraient pu servir à marquer nettement la date préférée par M. Hugo. Je suis très disposé à passer condamnation sur les amours libertins de François Ier ; mais entre Diane de Poitiers, la comtesse de Châteaubriant et la belle Ferronnière, il y a des distances assez précises pour qu’on ne les néglige pas.
En faisant ces remarques, dans toute la sincérité de notre conscience, nous n’avons pas l’intention de ◀continuer▶ et de soutenir les doctrines littéraires professées avec éclat, de 1824 à 1828, par un homme éminent et habile, mais, selon nous, complètement fausses. Nous n’avons jamais cru, comme le critique ingénieux aujourd’hui engagé dans la vie politique, que l’histoire, dans sa réalité, fût supérieure à la poésie ; nous avons, pour les restitutions de M. Ludovic Vitet, une haute estime ; nous admirons sa patience curieuse, son savoir, son adresse. Mais nous ne prendrons jamais les États de Blois pour un poème dramatique.
Non, quand nous insistons auprès de M. Hugo pour qu’il encadre ses drames dans les événements accomplis au siècle qu’il choisit, nous ne prétendons pas lui imposer l’histoire, et l’obliger à être complet dans le sens littéral et didactique du mot. Si le joyeux braconnier de Stratford a pu, sans blesser ses contemporains, traduire sur la scène les biographies de Plutarque et les récits de Holinshed, ce n’est pas une raison pour recommencer la même tâche deux siècles plus tard. Qu’il s’agisse d’un siècle entier ou d’un événement unique, je ne crois pas qu’il faille suivre à la trace la parole de l’historien ; car l’histoire et la poésie sont deux choses distinctes, et n’ont pas les mêmes droits. Tacite lui-même, grand peintre, grand philosophe, grand poète, dans ses annales et ses histoires, n’aurait pas envisagé la biographie romaine de même façon, si Rome avait eu un théâtre national, et s’il eût voulu lutter avec Sophocle au lieu de lutter avec Thucydide : il aurait étudié d’un autre œil Tibère et Néron, Claude et Agrippine.
Mais je ne puis pas amnistier les omissions volontaires de M. Hugo. À l’exception de Marot et de Saint-Vallier, il n’y a rien dans son nouveau drame qui précise les dates. Je n’approuve pas, en général, l’intervention des artistes et des savants sur la scène. Pourtant les intimes amitiés de François Ier avec les frères Du Bellay, avec Rabelais, avec Primatice et Léonard, avec Jean Goujon et Benvenuto, relevaient le caractère frivole du roi, et l’élégance de ses goûts faisait pardonner la légèreté de ses mœurs. Il lui est arrivé de songer à briser toutes les presses de son royaume, mais il a passé des journées entières avec Henri Estienne. Lascaris et Budé. C’était là encore un moyen de préciser les dates. Un roi qui se plaisait aux doctes entretiens de Jacques Collinn et de Pierre Duchâtelo, qui rivalisait avec Léon X pour la protection des arts, un tel roi pouvait bien se plaire aux vulgaires débauches. Mais il y a plus que de la partialité à supprimer dans la peinture de son caractère toutes les habitudes honorables qui rachetaient ses mauvais penchants.
Bien que la pièce tout entière de M. Hugo soit consacrée au développement de l’amour paternel, il était important de dessiner les lignes du paysage et de l’horizon. Cet horizon, c’est le seizième siècle de France, et dans le seizième siècle, c’est la première moitié. Au lieu de poursuivre l’émancipation de la royauté sur le plan de Louis XI, l’amant de Diane s’entête aux folles aventures de Charles VIII et de Louis XII. Louis XI aurait trouvé la partie belle entre un empereur avare, égoïste et rusé, et un roi luxurieux, ergoteur, théologien, vaniteux, sanguinaire et despote jusqu’au vertige. François Ier, en substituant les plaisirs et les chances de la guerre aux résultats plus sûrs de l’administration et de la diplomatie, a retardé d’un siècle l’œuvre commencée à Plessis-lez-Tours, et que Richelieu devait achever pour Louis XIV.
Or on ne peut rien soupçonner de tout cela dans le nouveau drame de M. Hugo. C’est un mérite mesquin de le savoir : le premier livre venu peut l’enseigner à l’esprit le plus médiocre : il eût été digne d’un beau génie de poétiser ces vérités.
Après la fable, les caractères et l’histoire, il nous reste à examiner le style de la pièce. On le sait, depuis dix ans M. Hugo n’a pas innové moins hardiment dans la langue que dans les idées et les systèmes littéraires. Il a imprimé aux rimes une richesse oubliée depuis Ronsard, au rythme et aux césures des habitudes perdues depuis Régnier et Molière, et retrouvées studieusement par André Chénier. Au mouvement, au mécanisme intérieur de la phraséologie française, il a rendu ces périodes amples et flottantes que le dix-huitième siècle dédaignait, qui avaient été s’effaçant de plus en plus sous les petits mots, les petits traits, les petites railleries de madame Geoffrin. L’éclat pittoresque des images, l’heureuse alliance et l’habile entrelacement des sentiments familiers et des plus sublimes visions, que de merveilles n’a-t-il pas faites ! Nul homme parmi nous n’a été plus constant et plus progressif ; la voie qu’il avait ouverte, il l’a suivie courageusement sous le feu croisé des moqueries et du dédain.
D’année en année, il révélait une face nouvelle de son talent, et en même temps un nouvel ordre d’idées. Ç’a été d’abord ce qu’il appelle, avec une grande justesse, de la poésie de cavalier. De 1822 à 1827, il a soutenu poétiquement l’opinion légitimiste. Puis, les hommes et les choses se renouvelant autour de lui, il a changé son point de vue.
Il a écrit la fête de Néron et Cromwell. Les Orientales et Notre-Dame, Hernani, Marion, les Feuilles d’Automne, ont marqué dans sa carrière des pas glorieux et de nouvelles conquêtes. Chacun de ces ouvrages signale un perfectionnement très sensible dans l’instrument littéraire ; mais tous, pourtant, sont empreints d’un commun caractère ; ils procèdent plutôt de la pensée solitaire et recueillie, écoutant au-dedans d’elle-même les voix confuses de la rêverie et de l’imagination, que d’un besoin logique de systématiser, sous la forme épique ou dramatique, les développements d’une passion observée dans la vie sociale, ou d’une anecdote compliquée d’incidents variés. En planant sur le vieux Paris du quinzième siècle, M. Hugo retrouve les mêmes inspirations lyriques qu’au moment où il s’abat sur Sodome et Gomorrhe, endormies nonchalamment dans leurs impures débauches : au tombeau de Charlemagne, à la cour de Charles-Quint ou de Louis XIII, parmi les têtes rondes groupées autour du Protecteur, son génie s’abandonne aux mêmes effusions qu’en racontant la mort d’une jeune fille dans les fantômes. Dans le roman, dans le drame, comme dans l’ode, il est toujours le même, Il lui faut des contrastes heurtés, qui fournissent aux développements stratégiques de ses rimes, de ses similitudes, de ses images, de ses symboles, de magnifiques occasions, de périlleux triomphes.
Or, le style envisagé sérieusement, qu’est-ce autre chose, au-delà du premier travail que la pratique et le métier ont bientôt épuisé, qu’est-ce autre chose que la pensée elle-même, avec ses habitudes familières et quotidiennes, avec ses nugæ poeticæ, ses caprices, ses enfantillages, ses austères mélancolies, ses boutades, ses colères, ses accès de paresse ou de folle joie, ses promenades sans but, ses haltes sans fatigue et sans dessein ?
Pour le maniement de la langue, M. Hugo n’a pas de rival ; il fait de notre idiome ce qu’il veut ; il le forge et le rend solide, âpre et rude comme le fer ; il le trempe comme l’acier, le fond comme bronze, le ciselle comme l’argent ou le marbre.
Mais ce constant amour de la langue et de la poésie pour elle-même, cette fidèle prédilection pour la description de la nature extérieure, ou le déroulement des pensées personnelles, répugne, on le conçoit sans peine, au récit des aventures, à l’expression intime et simple de la passion. Dans le roman, elle multiplie les paysages au point d’absorber et d’éteindre les personnages, comme dans les compositions bibliques de Martin. Dans le drame, elle ramène à de fréquents intervalles, souvent même en présence des interlocuteurs les plus importants, au milieu d’une scène active, les monologues, partie intelligible, utile, indispensable au théâtre, mais à une condition expresse, qui s’appelle la nécessité. Les monologues nécessaires sont brefs et rares. Quand un homme pense tout haut, cause avec lui-même, comme il se comprend à demi-mot, il n’a pas besoin d’achever l’idée commencée, il se dit quelques phrases courtes, mais pleines et significatives. Il peut s’exalter par la méditation, et se laisser entraîner aux plus hautes visions de la poésie. Mais alors même il doit encore conserver une parole simple, sobrement imagée : or, les habitudes lyriques de M. Hugo, ne se résignent pas au sacrifice que le drame exige impérieusement.
Dans le Roi s’amuse, comme dans Cromwell, dans Hernani et dans Marion, M. Hugo s’est laissé aller à des mouvements poétiques magnifiques en eux-mêmes, mais hors de place à la scène. Don Ruy, le marquis de Nangis et le comte de Saint-Vallier, récitent d’admirables pensées, mais insistent avec une prédilection marquée sur des développements lyriques très convenables dans les strophes d’une ode et superflus au théâtre, quand ils ne ralentissent pas l’action. Dans le drame, la poésie lyrique, explicite, officielle, souveraine, a des inconvénients bien plus graves que dans le roman. Quand le poète parle en son nom, même en racontant, il peut impunément broder sa parole et sa pensée, y semer les arabesques, les fleurs, les rosaces, les mascarons ; il la peut faire brillante et variée comme un tapis de Smyrne ; il peut la découper en trèfles mauresques, en dentelles, comme les palais de Grenade ou de Venise. Le lecteur est patient, curieux, complaisant ; mais le spectateur aime qu’on se presse ; il veut les développements, mais nombreux, successifs, hâtés. Les plus belles odes ne valent pas pour lui un mot parti du cœur, un cri échappé des entrailles. Les plus riches et les plus coquettes images lui donnent moins de plaisir qu’une exclamation énergique, qui glace le sang et fait dresser les cheveux.
La poésie lyrique au théâtre peut bien être une fête de cour, un délassement de lettrés, d’oisifs, de philosophes ou de sophistes ; mais une fête populaire, une fête pour la foule, chez qui le cœur domine le cerveau, ne l’espérez pas ! Sous le ciel même de l’Attique, chez ce peuple bavard et médisant, qui reconnaissait l’accent d’une marchande de figues et s’arrêtait pour la railler, Sophocle avait relégué l’ode dans la strophe et l’antistrophe des chœurs. Mais Clytemnestre, Électre, Égisthe, Agamemnon, parlent avec une simplicité aussi nue que les héros du Pentateuque.
Le poète grec et le poète hébreu sont poètes à leur aise, mais seulement quand le dialogue est terminé. Quand l’ode commence, c’est que l’épopée ou la tragédie a terminé son rôle.
Eh bien ! Didier, Hernani, Triboulet, Saint-Vallier, prennent trop souvent la parole comme il conviendrait au chœur antique. Quand le fou de François Ier passe la main dans les cheveux de sa fille, au lieu de lui peindre en paroles éclatantes, en images lyriques, le bonheur et les angoisses de sa tendresse, il devrait lui adresser quelques paroles inquiètes et simples, l’importuner de questions, la couvrir de larmes et de baisers.
C’est pourquoi M. Hugo doit briser violemment ses habitudes s’il veut ◀continuer▶ d’écrire pour le théâtre.
II. Lucrèce Borgia.
§ Ier. — L’histoire.
Si les réflexions qui vont suivre paraissent à M. Hugo et à ses amis, sévères au-delà de toute prévision, si mon opinion sur Lucrèce Borgia semble contredire le jugement que j’ai porté sur le drame représenté en novembre dernier, je les prie de croire qu’il n’a pas dépendu de moi d’apporter plus d’indulgence et de réserve dans l’expression de ma pensée. Je parlerai sincèrement, sans déguiser, sans atténuer mes répugnances. Mais comme je prendrai soin de les expliquer, et, si je le puis, de les démontrer, on verra facilement, je l’espère, qu’en publiant mon avis personnel, je n’entends protester ni contre le succès du 2 février, ni contre l’avenir dramatique du poète, absolument parlant.
De ses premiers poèmes destinés au théâtre, j’ai conclu qu’il n’emprunterait jamais à l’histoire que le baptême de ses idées, et qu’il ne se ferait jamais scrupule d’assouplir la réalité traditionnelle au gré de sa fantaisie ; qu’il lui arriverait rarement de consentir à prendre, dans les récits du passé, l’horizon ou le cadre de ses tableaux. Nous venons d’assister à la quatrième épreuve : me suis-je trompé ? l’événement est-il venu démentir mes prophéties ?
J’ai dit que, pour réussir sur la scène, M. Hugo devrait briser violemment ses habitudes lyriques, et voici que Lucrèce Borgia vient d’obtenir un succès incontestable, d’admiration ou de stupeur, nous le verrons plus tard. Est-ce que le poète a brisé ses habitudes ? j’espère le prouver.
Si cette nouvelle tentative avait échoué comme la dernière, j’aurais peut-être hésité à remettre en question le système dramatique de M. Hugo. J’aurais laissé à l’histoire littéraire, impartiale, désintéressée, à celle qui se fera dans un demi-siècle, la tâche austère de qualifier sans passion la valeur et la durée du nouveau poème ; mais le poète a contre moi l’assentiment public : les avantages de sa position me permettent une entière franchise.
Je professe pour sa persévérance une haute admiration ; après l’étude, la volonté m’a toujours semblé le plus magnifique emploi de l’intelligence ; et, pour ceux qui veulent y regarder de près, la vie littéraire, aussi bien que la vie politique, fournit à la volonté de solennelles et périlleuses occasions. N’est-ce rien que d’avoir lutté de 1822 à 1827 contre l’indifférence et la raillerie des salons de la restauration ; d’avoir conquis, jour par jour, la désertion des enthousiasmes qui semblaient engagés irrévocablement aux strophes sonores et vides de Jean-Baptiste Rousseau et d’Écouchard-Lebrun ? N’y a-t-il rien d’honorable et de glorieux dans cette lutte infatigable qui, après avoir assuré au poète le domaine de l’ode, recommence, en 1828, pour lui ouvrir la carrière du roman et du théâtre ? Le drame de Cromwell, irréalisable sur la scène, n’a-t-il pas tout le charme d’un défi chevaleresque ? Ce qu’il y avait de hautain dans cette nouvelle bataille, ce n’était pas d’aborder le théâtre, c’était de vouloir introduire l’ode sur la scène. En 1831, le premier, l’unique roman de M. Hugo, Notre-Dame de Paris, car Han d’Islande et Bug-Jargal ne sont guère que d’ingénieuses débauches, et le Dernier jour d’un Condamné, œuvre puissante de psychologie poétique, ne doit pas être envisagé comme un récit, cette personnification architectonique du quinzième siècle, renouvelait, pour l’épopée familière et domestique, la seule peut-être que l’Europe puisse accepter et applaudir, la même audace et la même obstination.
Un homme de la famille d’Hérodote, de Plutarque et de Froissartp, qui réunissait, par une bienheureuse destinée, la crédulité apparente des Muses, les souvenirs innombrables des biographies, et la sympathie nationale des chroniques, un poète d’Édimbourg charmait l’Europe entière par la vivacité de ses descriptions locales, l’animation de ses caractères, l’entrelacement inextricable de ses épisodes ; et, sans descendre bien avant dans les passions humaines, il avait fait à l’histoire et aux paysages de son pays une renommée populaire. Mais il n’avait pas négligé la réalité humaine entre les éléments de la poésie ; il douait ses héros d’une double vérité, de la vérité éternelle, antérieure à toutes les histoires, contemporaine de tous les événements, et aussi d’une vérité déterminée, spéciale, qui relevait des temps et des lieux. — M. Hugo a pris le quinzième siècle de France, et avec quelques lignes de Mathieu, de Jean de Troyes, de Philippe de Commynes et de Sauval, il a construit un édifice imposant, sonore, mais aussi lyrique, aussi personnel, aussi indépendant de l’histoire et de l’humanité que toutes ses odes. Phœbus, Claude Frollo, Quasimodo, Gringoire, la Esmeralda, et le vieux Louis XI, dans Notre-Dame, sont loin assurément d’égaler en vraisemblance, en vérité, en animation, Rebecca, Ulrique, Isaac, Henri Morton, Balfour de Burley, qui voudrait le nier ? Il y a entre les deux poètes la différence incommensurable de l’homme qui a vécu et qui se souvient à celui qui est demeuré solitaire dans sa pensée, et qui du faîte de sa conscience, comme du haut d’une tour dominant la plaine, a voulu deviner le paysage placé à l’horizon. Mais de sa conscience à la réalité de ce monde il y avait trop loin vraiment pour qu’il pût distinguer autre chose que les lignes flamboyantes du soleil couchant, la brume du crépuscule, ou tout au plus les bandes capricieuses qui découpent les collines comme la robe damassée d’une reine.
Et voici ce qui est arrivé : dans sa solitude volontaire et constante, il a pris en dégoût l’étude des faits qui ne l’atteignaient pas. Une fois venu au dédain de la réalité, il ne devait pas tarder à prendre en pitié les idées qui en dérivent. Et en effet, il ne paraît pas faire grand cas des idées ; après l’élimination de ces deux ordres de pensées, les réelles et les vraies, il n’en restait plus qu’un, où il s’est réfugié à toujours, les belles, c’est-à-dire, dans le sens qu’il attache à cette qualité, les images en tant qu’images, estimées en elles-mêmes et pour elles-mêmes, pour l’éclat éblouissant de leurs couleurs, non pas comme symbole, comme pouvant traduire la vérité de Newton par la beauté d’Homère, mais comme ayant une valeur individuelle, indépendante de l’idée qu’elles devraient envelopper.
Telle est, à mes yeux du moins, la théorie générale du génie lyrique de M. Hugo, théorie qui explique avec une grande précision, pourquoi Notre-Dame, aussi bien qu’Hernani et Marion, aussi bien que les Orientales et les Feuilles d’Automne, n’est qu’un recueil de strophes auquel la rime seule a manqué pour compléter l’identité extérieure.
Cette fois-ci encore, M. Hugo a pris dans l’histoire le baptême de son idée. Mais sa condescendance pour la réalité a-t-elle été au-delà du baptême ?
Qu’était-ce que la famille Borgia au quinzième siècle, et quel rôle a-t-elle joué dans l’histoire de l’Italie et de l’Europe ?
En posant cette question sous une forme générale et presque absolue, je sais très bien que j’expose ma pensée à deux chances de ridicule. Les savants m’accuseront d’ignorance, et demanderont à quoi sert de résumer en quelques lignes tous les événements dont l’Italie fut le théâtre pendant les dix dernières années du quinzième siècle ; les poètes traiteront cavalièrement de fatuité les divisions dramatiques que je tenterai d’établir dans l’histoire. J’ai d’avance assuré ma raison contre ces deux dangers, et je déclare en toute humilité qu’en publiant ces réflexions, je ne prétends qu’au titre de critique, et nullement à celui d’historien ou d’inventeur.
J’étudie, je compare, je propose mes doutes ; qu’on les prenne pour ce qu’ils valent. Si j’étais capable d’affirmer, je prendrais un parti décisif, j’imaginerais. Puisque je m’en tiens à la délibération, c’est qu’apparemment je fais abnégation de toute vanité.
La fortune et le rôle de la famille Borgia, qui a laissé dans les annales italiennes un souvenir de sang et de honte, représente, dans le mouvement général des idées européennes, quelque chose d’analogue aux tentatives politiques du pouvoir anglais, espagnol et français vers la même époque. Alexandre VI, à peine assis sur le trône pontifical, conçut un projet pareil à celui de Louis XI, de Ferdinand V et de Henri VIII ; il voulut élever sa puissance sur les ruines de l’aristocratie. Toutes les grandes et illustres familles qui faisaient obstacle à l’unité personnelle de ses ambitions, il en eut raison par le meurtre, l’empoisonnement, la prison, les alliances, les promesses, la perfidie. Roderigo Lenzuoli, l’amant de Rosa Venozza, chargé, à son début, par Sixte IV, d’arranger les différends des rois de Portugal et d’Aragon au sujet de la Castille, celui qui, à son retour, épiait les derniers soupirs d’Innocent VIII, et achetait les suffrages des cardinaux Sforza, Riario et Cibo, pouvait-il reculer devant les petits princes qui se partageaient alors l’Italie ? Les Bentivoglio, les Malatesta, les Manfreddi, les Colonna, les Montefeltri, les Orsini, les Vitelli, les Savelli, pouvaient-ils arrêter longtemps un homme qui, lorsqu’il prit la tiare à soixante ans, savait son Europe comme Philidor son échiquier ?
Il n’eut jamais qu’un but, l’agrandissement illimité de sa maison ; et, pour l’atteindre, il sut mettre à profit toutes les faiblesses de ses adversaires, qu’il prenait au besoin pour alliés, en attendant qu’il pût les combattre par une alliance plus puissante. Les projets romanesques de Charles VIII sur le royaume de Naples et sur l’empire ottoman, les querelles de Bajazet et de son frère s’offrirent à lui comme une première et magnifique occasion. Il échangea l’alliance de Venise et de Milan contre celle d’Alphonse de Naples, et il obtint pour Gueffri Borgia la principauté de Squillace, le comté de Cariati et dona Sancia, fille de Fernand ; pour César Borgia, une riche dotation ; pour François Borgia, duc de Gandia, d’immenses revenus et le commandement des armées.
Les rapides victoires de Charles VIII obscurcirent un instant sa fortune. Il signa des promesses qu’il comptait bien violer. Bientôt l’amour de Louis XII pour Anne de Bretagne valut à César Borgia le titre de duc de Valentinois, la fille d’Albert, roi de Navarre, et une pension sur le trésor royal de France.
Le partage du royaume de Naples, convenu entre Ferdinand le Catholique et Louis XII, reçut secrètement l’approbation d’Alexandre VI. Ludovic Sforza surprit et publia ce complot de spoliation. Tous les imprudents soupçonnés d’avoir favorisé cette indiscrétion s’enfuirent chez le cardinal Colonna, qui, lui-même, se cacha plutôt que de les livrer. Capra, évêque de Pesaro, désigné par la voix publique à la colère d’Alexandre, emprisonné par son ordre, mourut de frayeur au bout de deux jours.
César prend Faenza, les duchés d’Urbin et de Bologne, tandis qu’à Rome des tribunaux vendus à son père condamnent les titulaires et légalisent effrontément la confiscation de leurs domaines. Alexandre donne à Lucrèce le gouvernement de Spolèteq ; à Rodrigue, fils de Lucrèce et d’Alphonse d’Aragon, le duché de Sermoneta ; à Jean Borgia, son propre fils, qu’il avait eu d’une maîtresse demeurée inconnue, le duché de Nepi. Pour défrayer l’usurpation à main armée et la docile prévarication de ses juges improvisés, il prétexte une croisade, lève sur toute la chrétienté d’énormes impôts, et obtient de la seule Venise 800 livres d’or.
La récente conquête de l’Amérique avait allumé la guerre entre les rois de Castille et de Portugal : Alexandre leur partage le butin, et les décide à reconnaître César comme duc de la Romagne. Une fois en verve d’avarice, il ne s’arrête plus : il escamote les opulentes successions des cardinaux de la Rovère, de Capoue et de Zeno ; il vend les indulgences avec profusion ; le gibet et le bûcher réduisent au silence Savonarole, Luther avorté. — Les envahissements de toutes sortes semblaient avoir assuré pour longtemps l’autorité pontificale, et les querelles survenues dans le royaume de Naples, entre les Français et les Espagnols, préparaient sans doute au pape rusé quelque nouvelle et magnifique aubaine, lorsqu’il mourut le 18 août 1503, empoisonné, à ce que dit Guichardin, par un breuvage qu’il destinait au cardinal Adrien Corneto, dont il voulait recueillir l’héritage sans testament.
Telle a été la vie d’Alexandre VI et de sa famille, dont le sort tout entier fut lié à sa volonté.
Ainsi le chef de cette famille si honteusement célèbre, prince accompli selon Machiavel, mêla sa destinée aux plus illustres de son temps. Par l’habileté de ses négociations, par ses innombrables tergiversations, il sut tenir en échec les premiers trônes de l’Europe. Non seulement il abusa la crédulité bourgeoise de Louis XII, mais il sut jouer jusqu’à Ferdinand le Catholique, le plus roué de tous les rois qui faisaient sa partie.
Le rôle d’Alexandre VI, commencé la même année que celui du navigateur génois, se termina presque à la veille des prédications du moine de Wittemberg, entre Christophe Colomb et Luther ; c’est une belle place à coup sûr !
Or, sans vouloir identifier l’histoire et la poésie, puisque là où elles essaient de se confondre elles périssent toutes deux dans cette mortelle étreinte, j’ose croire que personne ne voudra contester la poétique beauté, ou, si l’on veut, l’animation dramatique de cette biographie pontificale. Sans doute il ne suffit pas de découper le diarium de Burchard, ou la chronique de Tomasi pour prendre rang entre Shakespeare et Schiller ; mais au moins est-il indispensable de tenir compte de la réalité dont j’ai donné la silhouette. Je suis très disposé à proclamer littérairement le droit du poète ; je lui accorde pleine franchise ; il peut équarrir et tailler à son gré ces onze années de pillage et de débauche, comme faisait Michel-Ange d’un bloc de Carrare ; mais s’il méconnaît complètement les éléments traditionnels, je ne comprends pas pourquoi il appelle son œuvre d’un nom qui emporte avec lui une signification déterminée.
Comme tous ceux qui ont étudié l’art dans ses métamorphoses, et qui ont pu conclure, des contradictions apparentes de son histoire, des lois générales qui ne varient que par le progrès qui les réalise et les accomplit, je pense que la poésie, dans son sens le plus élevé et le plus absolu, n’est autre chose que l’exagération à propos, qu’il s’agisse de Lara, du Laocoon, ou de l’école d’Athènes.
M. Hugo pouvait donc choisir entre le drame politique et le drame domestique, développer l’un aux dépens de l’autre, effacer l’Europe et se renfermer dans les crimes de famille, absorber la vie privée dans la vie militaire et diplomatique ; ou, par une combinaison dont il possède le secret, et que Dieu ne refuse pas aux grands poètes, entremêler l’homme au prince, l’incestueux au diplomate, le flétrisseur de vertus au fausseur de promesses ; jeter l’orgie, comme un intermède, entre la signature d’un traité et le gain d’une bataille.
S’il prenait le drame domestique, il pouvait s’en tenir au meurtre de François, duc de Gandia, par César Borgia, et au lieu d’attribuer cette vengeance à une jalousie d’ambition, l’expliquer par une jalousie incestueuse ; personne n’aurait voulu s’inscrire en faux contre cette fiction que la raison permet. Deux frères se disputant, le poignard à la main, le lit d’une sœur, n’est-ce pas dans le système du fatum antique, si terriblement renouvelé par Werner, une tragédie pleine et complète ?
S’il préférait le drame politique, il avait devant lui une plaine sans horizon : les duperies, les rapines, les massacres, les trahisons effrontées, les impudentes intrigues dont se compose la grandeur d’Alexandre VI ; Dieu merci ! la matière ne manquait pas. Chacune des spoliations sanglantes qui ont enrichi sa famille n’est-elle pas pour le poète une tragédie ?
Enfin, s’il voulait, dans un poème unique, résumer et idéaliser le double caractère de la famille Borgia, ne pouvait-il pas, sans troubler la logique, qui doit gouverner l’art aussi bien que la science, faire en sorte que ces deux séries de crimes imprimassent toutes deux au châtiment providentiel, le sceau de la nécessité ?
L’ambassade de Louis XII pour obtenir le divorce, le chapeau de cardinal en échange du duché de Valentinois ; Georges d’Amboise revêtant la pourpre en même temps que César Borgia chaussait l’éperon ; Venozza assise à la droite de son amant, prévoyant dans ce honteux marché la fortune de ses cinq enfants, n’était-ce pas là un digne prologue ?
Après cette introduction tout historique, nous aurions vu le père et ses deux fils se partageant la beauté de Lucrèce ; César et Alexandre, plus rompus aux choses de ce monde, faisant bon marché de la préférence présumée de leur maîtresse pour l’un ou l’autre ; François, plus indocile, plus niais, comme ils devaient dire, ne déguisant pas sa colère. Le spectacle de ce triple inceste aurait bien suffi à remplir cet acte.
Alexandre, pour qui la débauche n’était qu’un délassement, ferait trêve à la satiété, conséquence inévitable de l’abus de toutes les facultés, en distribuant à ses fils et à sa fille les dépouilles opimes de son brigandage. La duchesse de Spolète, le duc de la Romagne et de Valentinois, le duc de Gandia, le duc de Nepi, le comte de Cariati, montreraient dans son plein l’astre éblouissant de l’autorité pontificale.
Puis la flamme incestueuse se ranimant au cœur des deux frères, César tuerait François de sa main, et ses esclaves dévoués emporteraient le cadavre et le jetteraient au Tibre.
La mesure de la patience divine serait comblée. La justice boiteuse toucherait enfin le seuil de ce palais maudit. Au milieu d’une orgie effrénée, au son de la musique et des vers, elle surprendrait Alexandre oubliant dans l’ivresse et dans les bras des courtisanes le crime projeté la veille, et qui s’accomplirait sur lui-même et sur César. Le poison préparé pour le cardinal Adrien brûlerait leurs veines, et Lucrèce, accusée par la colère des convives, périrait assassinée.
Je n’ai pas la folie de croire que ce programme soit la charpente d’un édifice ; mais au moins c’est le gisement d’une carrière où l’on pourrait prendre les pierres du portail et de la nef.
De tout cela M. Hugo ne s’est nullement soucié. Voyons ce qu’il a fait.
§ II. — Le drame.
Il y a dans Lucrèce Borgia deux sentiments, au développement desquels le poète a consacré toute sa volonté, l’amour maternel et la vengeance, et tellement combinés ensemble, que l’un procède de l’autre ; avant de se montrer à nous avec le masque hideux que l’histoire lui donne, et que le candide Roscoe a vainement tenté de lui arracher, la fille d’Alexandre VI révèle d’abord le plus austère et le plus saint de tous les amours. Plus tard, contrariée dans l’expansion de sa tendresse, cette vertu toute neuve, et qui faisait violence aux crimes de toute sa vie, disparaîtra dans l’abîme ; la mère s’évanouira, et le poète nous rendra le type transmis à la postérité par Guichardin et Paul Jove, la femme incestueuse et adultère, la Messaline du quinzième siècle, ne se prostituant pas, comme son aïeule, aux portefaix de Rome, mais recevant dans son lit son père et ses frères. Puis bientôt la maternité reprendra le dessus ; le foyer qui semblait éteint au cœur de Lucrèce se ranimera, la vengeance demeurera suspendue quelque temps, pour atteindre du même coup les ennemis de la duchesse de Ferrare, et le fils qu’elle voudrait sauver au prix de ses jours ; et à l’exemple de la vieille et première tragédie grecque, de celle qui ne connaissait encore ni la mélancolie élégante de Sophocle, ni les sentences pleines de larmes d’Euripide, à la manière de l’inflexible Eschyle, le vice effronté, qui espérait se régénérer par l’amour, sera châtié providentiellement : la mère sera poignardée par ses fils.
Je ne veux pas le nier, il y a dans l’architecture de ces idées une singulière puissance. Pour manier ainsi l’humanité, il faut un gantelet de fer ; pour descendre aussi avant dans les replis de la conscience, pour fouiller sans frémir dans les souillures immondes de ce cœur de courtisane et d’empoisonneuse, il faut un œil perçant et hardi.
Mais à quelles conditions le poète pourra-t-il bâtir sur ces premiers fondements un édifice majestueux et solide, qui frappe le voyageur d’admiration et résiste aux orages ? Ne devra-t-il pas respecter religieusement le plan qu’il a tracé ? Pourra-t-il impunément méconnaître et violer les lois qu’il a promulguées ? Comme les prêtres de la vieille Rome, c’est dans le sang de la victime palpitante qu’il a cherché l’énigme de la destinée humaine ; lui sera-t-il permis d’oublier tout à coup le but du sacrifice ? Pourra-t-il, au gré de son caprice, effacer de son œuvre l’humanité qui doit servir de ciment à toutes les pierres de son temple ? Pour ma part, je ne le crois pas. Je lui conteste le droit de traiter la donnée qu’il a choisie, comme s’il était seul capable de savoir ce qu’elle contient, comme si notre raison ne pouvait deviner les conséquences qu’il en doit déduire. Le génie seul du poète a reçu de Dieu la faculté de traduire, sous une forme populaire et vivante, les trésors de sa pensée ; mais la réflexion patiente, c’est-à-dire la critique éclairée, ne peut, sans manquer à ses devoirs, négliger de demander compte à l’inventeur, à l’artiste, de la mise en œuvre, et j’oserai dire, de l’administration de ses idées. L’imagination, toute libre qu’elle soit, malgré la légitimité de son indépendance, ne peut se soustraire au contrôle de la raison. C’est au poète de marcher, c’est au philosophe de décider s’il a touché le but. C’est le poète qui livre la bataille, c’est le philosophe qui enregistre la victoire ou la défaite ; à chacun sa tâche : au guerrier, si grand qu’il soit, l’historien sévère ne manque pas ; car le poète, comme l’ombre des rois de Memphis, doit subir une dernière épreuve avant de monter au rang des dieux.
Je pense donc que M. Hugo devait demeurer fidèle au caractère primitif de son idée ; qu’ayant aperçu dans sa conscience la lutte possible de la corruption contre la pureté, la défaite momentanée de la vertu inhabile par le vice expérimenté, et, comme complément moral de ces douloureuses alternatives, le crime châtié par la main qu’il implorait, il devait demander au cœur, mais au cœur seulement, la lumière dont il voulait éclairer cette idée. Je pense que la méditation, poétiquement abandonnée à elle-même, au lieu d’emprunter, pour se révéler, les formes sévères et didactiques de la psychologie, devait trouver dans la complication des incidents de la vie intérieure, dans la création des caractères, dans la composition des physionomies, dans les confidences indiscrètes, mais involontaires, de chacun des acteurs un interprète docile, éloquent, et capable de satisfaire à tous les besoins du sujet.
Ces conditions, que je crois vraies, ont-elles été remplies ?
L’insulte publique faite à Lucrèce par les jeunes seigneurs de Venise, la conduite imprudente de Gennaro à Ferrare, la vengeance impitoyable qui enveloppe dans un même linceul les victimes prédestinées, les prières et les caresses de la fille d’Alexandre VI auprès d’Alphonse pour sauver Gennaro, et plus tard, ses dernières et désolées instances pour obtenir la vie, tels sont les événements principaux du poème dramatique de M. Hugo. Si je ne dis rien du voyage d’Alphonse à Venise, c’est qu’en vérité, il est fort difficile de s’en souvenir ; c’est que l’entrée et la sortie du duc de Ferrare passent inaperçues au milieu des mille spectacles de la soirée, c’est que le poète n’y insiste pas assez pour fixer l’attention.
Or, à mon avis, pour justifier poétiquement l’empoisonnement de Gennaro et le parricide qui devait dénouer la tragédie, un seul de ces trois incidents suffisait largement.
Ou bien Alphonse d’Este devait punir l’aventurier souillé des baisers de sa femme, et alors l’insulte publique de Venise et la dilacération de l’écusson des Borgia à Ferrare étaient fort inutiles à la conduite de l’action.
Ou bien Gennaro devait se mettre de moitié dans l’apostrophe flétrissante de ses amis à Lucrèce, et forcer le duc de Ferrare à le frapper du même coup que les jeunes seigneurs vénitiens qui ont démasqué sa femme, et rendue impuissante la protection de sa mère, et alors la scène de l’écusson et le baiser de Venise étaient de trop.
Ou bien, enfin, l’insulte faite à l’écusson des Borgia par Gennaro devait être connue d’Alphonse avant que Lucrèce put connaître le nom du criminel ; elle ne devait plus avoir, pour le dérober au châtiment, d’autre chance que l’aveu de son inceste avec François Borgia, et alors le voyage du duc à Venise et l’imprudente colère des jeunes seigneurs pendant le bal du premier acte ne servaient de rien.
Si au lieu d’accumuler dans le même poème, trois moyens, dont un seul suffisait, M. Hugo eût pris un parti, mais un parti unique, assurez-vous qu’il n’aurait pu échapper à la nécessité de développer son drame psychologiquement ; et une fois entré dans cette voie, la vraisemblance des incidents, la possibilité et l’animation des caractères seraient nées d’elles-mêmes ; nous aurions eu une aventure à laquelle notre foi n’aurait pas manqué, et des hommes capables de surprendre et d’enchaîner nos sympathies ; ou bien, si le poète n’eût pas trouvé une fable et des caractères possibles, il se serait abstenu, et aurait attendu, par prudence, une inspiration meilleure et plus féconde.
Si, au lieu du spectacle extérieur et puéril du crime aux prises avec la destinée, il eût cherché le spectacle intérieur et sérieux de la conscience humaine, il aurait rencontré, dans cette étude difficile, d’utiles obstacles. L’imagination vagabonde, qui dispose à son gré des choses, aurait trouvé dans l’inviolable sanctuaire de l’âme une résistance pleine d’enseignements ; elle aurait lu, en caractères éclatants, des lois qu’elle n’aurait pu méconnaître, et qui l’auraient subjuguée.
Gennaro, au lieu de confier sa piété filiale à une femme qu’il ne connaît pas, et qu’il voit pour la première fois, aurait renfermé en lui-même le secret de sa tendresse pour une mère ignorée ; il aurait pu, comme Œdipe, aimer d’un amour criminel la femme qui l’avait porté ; adorer la beauté funeste sans laquelle il ne serait pas né ; la maudire en apprenant son nom, et la frapper au moment où elle va lui dire qu’il est son fils.
Lucrèce, lasse d’incestes, d’adultères et d’empoisonnements, essayant de faire une halte dans la vertu, et de se reposer, dans un nouvel amour, de ses laborieux libertinages, n’aurait pas confié ses remords et ses espérances à une âme damnée comme Gubetta ; elle aurait compris que l’assassin gagé qui, depuis vingt ans, obéit au crime, ne peut, dans l’espace d’un instant, se métamorphoser et devenir l’instrument d’une vertueuse entreprise. Elle ne se fût pas exposée de gaîté de cœur aux railleries honteuses, aux familières ironies de ce démon dévoué, qui demande avec un étonnement bien naturel d’où vient ce changement subit. Elle n’aurait eu d’autre complice qu’elle-même et sa volonté dans ce nouvel apprentissage d’un amour qu’elle avait ignoré jusque-là.
Forcée de disputer la tête de Gennaro à l’orgueil ducal ou à la jalousie conjugale d’Alphonse d’Este, elle aurait mis, comme toutes les femmes qui écoutent leur cœur, son rôle de mère bien au-dessus de son rôle d’épouse ; elle aurait mis sa honte, publiquement avouée, au-devant du poignard ; elle eût fait de son déshonneur, proclamé par sa bouche, un bouclier pour Gennaro ; elle aurait bu le poison, loin de le verser. Car où est la mère qui, même incestueuse, consentirait jamais à empoisonner son fils ? Vainement objecterait-on qu’elle a l’espoir de le sauver, elle doit réserver pour elle-même cette espérance.
Son fils une fois soustrait à la vengeance d’Alphonse, elle n’aurait eu ni repos ni cesse qu’il n’eût quitté les murs de Ferrare, et l’aurait renvoyé à Venise sous bonne et sûre garde ; et pour qu’il retombât entre les mains de son mari, il aurait fallu quelque nouvelle imprudence de jeune homme, qui rendît impuissante la protection d’une femme telle que Lucrèce.
Les caresses menteuses de cette courtisane couronnée ne signifient rien, si Lucrèce n’obtient la grâce de son fils. À quoi bon descendre jusqu’à flatter son mari, si toutes ces ruses effrontées doivent se terminer par la mort qu’elle voulait éloigner ? La lèvre chaude encore des baisers de son frère, comment consent-elle à gaspiller en pure perte ses agaceries et sa beauté, quand elle pourrait d’un mot, elle, fille d’Alexandre VI, qui trafique avec l’Espagne et la France des principautés d’Italie, proposer au duc de Ferrare l’alternative de perdre son duché ou de lui rendre Gennaro ?
Alphonse d’Este, s’il a vu le baiser de Venise, ne devrait pas attendre une nouvelle insulte pour châtier l’amant de sa femme ; il ne devrait pas attendre que Lucrèce demande la tête de Gennaro pour commander au bourreau d’affiler son épée. Au lieu de perdre son temps à décrire les panneaux et les portraits de son palais, comme un archéologue, il devrait dire à Gennaro : Tu vas mourir, parce que ma femme est ta maîtresse, et à Rustighello : Tue-le, parce que je le veux.
Mais est-il croyable qu’un duc de Ferrare aille la nuit, avec un misérable bravo, épier le passage d’un homme qu’il avait entre ses mains, et dont la tête pouvait tomber devant un signe de ses yeux ? Un tel roman n’est-il pas trop romanesque ?
La comtesse Negroni n’est-elle pas très inutile et nuisible peut-être à l’accomplissement de la vengeance de Lucrèce ? Est-il naturel de penser qu’une femme du sang des Borgia se confie à d’autres mains que les siennes pour laver l’injure qu’elle a reçue ? Ne doit-elle pas craindre qu’il ne se trouve parmi les seigneurs vénitiens un homme assez beau, assez jeune ou assez adroit pour surprendre, dans le lit de la Negroni, entre deux caresses, le secret du crime projeté ?
Et quand le poignard de Gennaro est levé sur Lucrèce, pourquoi puériliser l’horreur, pourquoi prolonger mesquinement l’effroi d’une pareille scène, en jetant dans les ténèbres quelques lueurs trompeuses, au lieu d’éclairer la nuit d’une lumière éclatante et soudaine, mais complète, irrévocable ? Pourquoi laisser croire à Gennaro que Lucrèce est sa tante ? Un pareil artifice convient-il bien à la dignité de la poésie ? Je ne le crois pas.
Il est donc arrivé que l’action et les caractères manquent de vraisemblance et de vie réelle, parce que le poète n’a pas voulu les déduire de la donnée psychologique.
Le style de Lucrèce Borgia traduit et résume avec une sincérité merveilleuse les défauts et les qualités du poème dramatique. Dans la dernière scène du premier acte, dans l’entrevue d’Alphonse avec la duchesse, et dans la lutte désespérée de Gennaro avec sa mère, il reproduit avec une grande précision la grandeur et l’emphase de la pensée. Il se montre tour à tour au gré de l’artiste, qui manie notre langue, on le sait, avec une autorité militaire, sonore comme l’airain, caressant et velouté comme l’amoureuse ottomane où les regards de Lucrèce semblent inviter son imbécile époux ; puis enfin hardi, pressé, étincelant comme le cliquetis de deux épées qui se heurtent dans l’ombre, et s’acharnent au meurtre en dépit de la nuit qui protège deux poitrines haletantes. Jamais le mot mis à la mode dans le siècle dernier par le plus littéraire de tous les naturalistes : le style est l’homme
, n’a reçu d’application plus éclatante et plus vraie. Le caractère saillant
de la pensée de M. Hugo, c’est une prédilection assidue pour les images visibles, pour la partie pittoresque des choses ; une préférence constante pour la couleur, à l’exclusion de toutes les autres qualités. Il ne lui arrive jamais de chercher, comme Wordsworth ou Wilson, dans le regard naïf d’un enfant, un souvenir de Dieu, ou, comme Hervey, en regardant les blanches épaules d’une jeune fille, de prévoir le jour où la mort viendra les réduire en cendres. Il se sert de la parole comme d’une palette ; il s’emploie et s’épuise à décrire ou plutôt à peindre les cheveux blonds de l’enfant ; il nous montre la brise qui se joue dans les boucles dorées, et semble prendre plaisir à lutter de richesse et de profusion avec le pinceau de Rubens. S’il veut nous révéler la beauté d’une vierge, il ne prendra, soyez-en sûr, ni les mystiques expressions de Klopstock, ni la grâce harmonieuse et grave de Milton. Il préfère de beaucoup le coloris éclatant de Murillo, ou parfois même de l’école vénitienne. Les contours arrêtés, les vives silhouettes d’Albert Dürer ou d’Holbein, lui sembleraient mesquins et pauvres.
Or, comme le poème tout entier de Lucrèce Borgia s’adresse aux yeux plutôt qu’au cerveau, et surtout plus qu’au cœur, la couleur sobre des madones de Raphaël, qui nourrissent la rêverie et n’excitent pas un profane désir, ou le dessin sévère et logique de l’école allemande, qui exalte la pensée et ne distrait pas un instant l’attention de la combinaison des lignes, iraient mal à ce genre de composition.
Il faut bien le reconnaître, le style d’Hernani et de Marion avait encore avec le sentiment et la pensée une parenté plus prochaine que le style de Lucrèce Borgia. Il y avait dans ces deux pièces une moindre habileté dramatique, ou si l’on veut théâtrale. Les scènes n’étaient pas combinées avec autant d’adresse, l’effet était moins sûr ; mais la physionomie exclusivement lyrique des personnages gardait encore une vérité absolue, indépendante du temps et du baptême. Louis XIII et Marion ne rappelaient guère madame de Motteville et le coadjuteur ; Didier ne ressemblait pas aux héros de la Fronde. Mais, à tout prendre, le roi, la courtisane et l’aventurier étaient des types possibles, quoique l’histoire ne leur permît pas d’être à l’époque choisie par le poète. Pareillement don Carlos et dona Sol, au costume près, s’accordaient bien mieux avec Conrad et Medora qu’avec les chroniques espagnoles du seizième siècle. Mais au moins, une fois notre parti pris sur l’absence d’action et de vie familière, nous pouvions sympathiser avec l’ambition impériale du roi, avec l’abandon et l’amour désolé de la jeune fille. Dans ces deux poèmes le spectacle ne jouait qu’un rôle secondaire.
Dans Lucrèce Borgia, le velours, la soie, l’or, et les pierreries sont trop au premier plan. En assistant à la représentation, on arrive involontairement à se demander si toutes les facultés de l’âme humaine se réduisent à la curiosité ; et quand je dis l’âme, j’ai grand tort, car il ne s’agit que de la curiosité des yeux. L’esprit demeure inoccupé, et pas une larme ne se hasarde sur le seuil des paupières. J’ai surveillé avec une rigoureuse attention toutes les femmes assises à mes côtés, et je puis assurer qu’elles n’ont pas pleuré. Pourtant il y avait parmi elles des épouses et des mères, et l’on m’accordera bien que s’il y avait eu dans les crimes et les remords étalés sous leurs yeux, et dans les paroles destinées à les traduire, autre chose qu’une horreur stupéfiante, les battements de leurs cœurs se seraient hâtés, leurs prunelles se seraient mouillées, leurs joues auraient pâli ; or, je n’en sais pas une dont la figure se soit élevée jusqu’à cette couleur incertaine qui participe à la fois de la joie et de la peur, qui donne à la peau une sorte de transparence, et que les femmes retrouvent dans toutes les grandes émotions.
Et en effet, sans vouloir contester l’étonnement qui résulte de la combinaison artificielle et savante des scènes, de la position inattendue des acteurs, de l’éclat étincelant du dialogue, je défie qu’on me désigne de bonne foi un personnage entre tous, qui intéresse plus vivement que les autres. La pièce, envisagée dans sa totalité indivisible, intéresse comme un panorama, un spectacle pyrotechnique, comme les manœuvres d’une armée ; mais la préférence est impossible.
Si je ne parle pas des lazzi de Gubetta et de ses triviales plaisanteries sur la queue du diable vissée à son échine, ni des quolibets débités à Venise, sur Satan et sur le pape, c’est que je crois avoir constaté que M. Hugo tient aux monstruosités grotesques, comme les architectes du quatorzième siècle tenaient à mettre dans le portail d’une cathédrale des grenouilles et des crapauds, comme l’aristocratie féodale de la même époque aux fous et aux nains dont elle bariolait ses fêtes.
Cependant le public a paru content ; je ne puis le nier sans mentir. Je n’ai pas surpris un moment d’impatience ou d’ennui ; le silence alternait avec les battements de main. Pourquoi ?
§ III. — Le public.
Comment, à trois ans de distance, le même auditoire qui avait accueilli par des murmures, des rires et des huées, Hernani et Marion, s’est-il montré silencieux et docile à la volonté du poète pendant quatre heures ? Lequel des deux a changé, de l’artiste ou du spectateur ? Je crois être sûr que le public est demeuré le même, car les idées populaires ne vieillissent pas si vite qu’on le pense communément. Aujourd’hui, il y a encore plusieurs quartiers de Paris qui préfèrent très sérieusement Boieldieu à Rossini, et je ne voudrais pas compter sur mes doigts toutes les familles pour qui M. Arnault est un homme très supérieur à M. Hugo, Il faut plus de trois ans vraiment, pour effacer les préjugés littéraires de la foule.
Mais maintenant que les jugeurs de profession ont une moindre prise sur l’opinion de la multitude, les passions les plus grossières reprennent le dessus. Les salons, il faut bien l’avouer, ne s’occupent guère de littérature ; les aventures de bourse et les querelles de tribune dominent à peu près toutes les pensées ; aussi le peuple, qui n’a plus de guide pour l’éclairer, se laisse aller aux plus brutales impressions. Ce qu’il veut avant tout, ce qu’il préfère, ce qu’il applaudit, c’est un spectacle qui émeuve puissamment ses sens, n’importe par quels moyens ; je ne dis pas son âme, car il la laisse au logis, et d’ordinaire il s’en passe très bien au théâtre. La parole, qui devrait servir d’organe et d’interprète aux sentiments les plus purs, aux idées les plus élevées, traduit quotidiennement l’effronterie du libertinage, l’avilissement du cœur, et pas une voix ne s’élève contre cette prostitution de l’art dramatique.
Un auditoire ainsi fait ne pouvait témoigner de bien vives sympathies au poète persévérant et courageux qui, depuis dix ans, poursuivait la réforme extérieure de la langue, qui voulait donner droit de bourgeoisie aux expressions familières dans les strophes d’une ode, qui, pour assoupir l’alexandrin, brisait la césure, partageait le vers en hémistiches inégaux, rendait à la rime sa première richesse, et concentrait toute son énergie dans la partie plastique de son art.
Lucrèce Borgia, très inférieure littérairement aux pièces précédentes de l’auteur que la foule a répudiées, offre aux appétits vulgaires une pâture plus solide. Ceci n’est plus un chef-d’œuvre destiné seulement aux esprits raffinés d’une pléiade, au goût dédaigneux d’une académie, aux disciples ascétiques d’un cénacle mystérieux ; l’étude et l’initiation sont inutiles : les yeux suffisent, et font seuls toute la besogne.
Il y a, j’en conviens, dans ce dernier ouvrage de M. Hugo, une plus grande connaissance de la scène, mais non pas de la poésie dramatique. Les entrées et les sorties sont plus adroitement motivées, tout est mieux calculé pour l’effet ; mais il est impossible de réduire la mission du poète tragique à l’arrangement du spectacle, sans déclarer du même coup que le poète, le machiniste et le costumier ne font qu’un.
Si l’on recherche pourquoi le public français, si renommé dans toute l’Europe pour l’élégance et la délicatesse de son goût, en est venu à mériter presque littéralement l’apostrophe du satirique latin :
panem et circenses
, à mettre sur la même ligne que Pierre Corneille, et même fort au-dessus, le mélodrame du boulevard et des acteurs inconnus dans le siècle dernier, mais fort applaudis de nos jours, les éléphants, les lions et les chevaux, auxquels Rome impériale aurait prodigué ses battements de mains, on trouve dans l’histoire des mœurs une explication claire et irrécusable.
Au dix-septième siècle, le génie espagnol et le génie grec, habilement transformés, n’ont-ils pas avec la verve d’aventure de la minorité de Louis XIV, et plus tard, avec l’élégance et l’étiquette de Versailles, une harmonieuse sympathie ? Ne peut-on pas des taquineries acharnées du parlement et de monsieur le Prince conclure Cinna, et de la prise de voile de mademoiselle de La Vallière, Phèdre et Iphigénie ?
Vainement objecterait-on les ordonnances de Louis XIV pour détruire les sociétés infâmes formées aux portes de Paris ; la proscription, l’exil et les bastilles témoignent hautement contre la tolérance immorale qu’on voudrait inférer de ces ordonnances.
L’élève studieux de Port-Royal n’aurait pas écrit Athalie pour une cour pareille à celle d’Héliogabale ou de Néron.
La régence, qui fut une réaction violente contre l’hypocrite dévotion de la veuve Scarron, n’eut pas d’art sérieux, et gaspilla dans les petites maisons, les petits soupers et les petits vers toutes les facultés qui, vingt ans plus tôt, auraient ◀continué▶ Bossuet, Racine ou Condé. À ces folles orgies il fallait des épigrammes obscènes, des quatrains équivoques, pour receler, par l’avilissement intérieur de la pensée, les bornes de la débauche ; au réveil, des madrigaux musqués, escarmouches légères de l’entrée en campagne : cette cohue d’abbés, de courtisanes, de traitants et de spadassins, n’aurait su que faire d’un poète qui n’eût pas été leur valet et leur familier.
Les dernières années de Louis XV, plus sérieuses, malgré le vice qui s’affichait encore, mais qui souvent s’en tenait à des fanfaronnades d’adultère, marquent dans l’histoire de l’esprit français une période nouvelle, Le règne des philosophes, dans la biographie de la France, représente à peu près les années de résipiscence qui succèdent dans la vie d’un jeune homme aux débordements de sa première liberté. Quand son front se dégarnit pour la première fois, quand il aperçoit les rides qui envahissent ses joues, ses yeux qui se creusent, il se fait sage et sentencieux ; ses lèvres, hier encore si empressées à la raillerie, aux promesses éternelles, ne savent plus que des préceptes, et moralisent les passants. Ainsi fit le dix-huitième siècle, quand il sentit, dans ses veines appauvries, que la folie et les nuits blanches n’étaient plus de son âge : le théâtre eut alors ses enseignements comme le jardin d’Academus et le Portique. Voltaire écrivit Mahomet et Jules César, pour combattre le fanatisme et la tyrannie. Le théâtre, qui sous Louis XIV était une fête, devint une prédication, une palestre dialectique.
Puis, quand la foule, préparée à l’attaque par les exhortations des philosophes, sentit sa force et son droit, et comprit qu’il fallait flétrir son ennemi pour le renverser, son indignation et son mépris trouvèrent un digne interprète : Beaumarchais écrivit le Mariage de Figaro, L’aristocratie et le privilège, personnifiés sous le masque du comte Almaviva, plièrent le genou devant les railleries du hardi barbier, pour s’enfuir, quelques années plus tard, devant le serment du Jeu de paume : le pamphlet du poète dictait la réponse de Mirabeau à M. de Dreux-Brézé.
La raison armée de la Convention et les saturnales du Directoire se passèrent bien de poésie. Le duel de la France avec l’Europe, et les voluptés efféminées du Luxembourg n’avaient pas besoin d’être chantées.
Sur le seuil du siècle nouveau, quand le jeune vainqueur de l’Italie et de l’Égypte voulut reprendre la monarchie au point où l’avait laissée l’amant de madame de Maintenon, il comprit que l’art était un puissant moyen de gouvernement ; il organisa des fêtes, il s’entoura de luxe et de parures, il voulut des perles et des diamants sur les épaules des femmes de sa cour, des armoiries aux carrosses de ses courtisans, des panaches flottants aux casques de ses généraux ; en même temps qu’il rédigeait une législation toute neuve, il traçait des rues tirées au cordeau comme celles de Versailles, et pensionnait des versificateurs pour célébrer la naissance du roi de Rome ; David dessinait les costumes d’une cérémonie militaire, et drapait à la romaine le sacre du nouveau Charlemagne.
Je ne concevrais pas Watteau et Boucher, sans Marivaux et l’abbé Voisenon ; je ne comprendrais pas non plus les tragédies de MM. Arnault et Baour-Lormian, sans la peinture de David. Ce qui prouve que les pages homériques de Gros n’étaient pas de son temps, c’est qu’elles étaient oubliées, il y a trois ans, par ceux même qui avaient connu les Achille et les Hector de cette Iliade.
Ainsi, depuis Richelieu jusqu’à Napoléon, l’art et le goût ont suivi les métamorphoses de la société ; Corneille exaltait la vertu romaine en même temps qu’un abbé duelliste et libertin, amant avoué d’une fille perdue, écrivait la Conjuration de Fiesque ; l’alexandrin de l’empire célébrait en hémistiches pompeux, en allusions diaphanes, la grandeur du nouveau monarque, tandis que le tambour battait dans les collèges, et qu’en lisant Quinte-Curce les enfants rêvaient la gloire d’Alexandre.
La restauration, qui, malgré les promesses de Saint-Ouen, espérait bien ramener le bon plaisir et les magnificences du livre rouge, devait imprimer aux masses et au goût français un cachet personnel. Le séjour des armées ennemies prépara l’échange des littératures ; les livres de Berlin et de Londres devinrent populaires dans les salons de Paris. Le gouvernement nouveau, qui prétendait dater du même chiffre les années de son exil et celles de son règne, en s’autorisant de l’exemple du passé donna l’éveil aux études historiques. L’art, qui se sentait mourir, voulut avoir sa part de la curée. Il laissa aux déchiffreurs de chroniques les chartes et les arrêts, les marchés conclus entre les barons et les communes ; il prit les hauberts et les cottes de mailles, les dagues, les souliers à la poulaine, les surcots, les fleurons et les perles ; et, dans sa confiance enfantine, il crut avoir retrouvé le secret de la gloire et du génie, parce que la pompe et la variété du costume tenaient lieu aux artistes vulgaires de l’étude du dessin et des passions. En déclarant inhabiles l’amant de la Champmeslé et celui de la Fornarina, qui avaient poétisé la Grèce et la Judée, au lieu de reproduire les silhouettes gigantesques du moyen âge, on se dispensait de les agrandir et de les compléter par la méditation.
Ce qui se passe parmi nous, depuis dix-huit ans, serait la ruine irrévocable de toute poésie, s’il n’était pas dans la destinée des mouvements extrêmes de s’épuiser en s’accélérant, si les grandes individualités, qui protestent par leur isolement contre la tendance toute réelle du drame et du roman, ne devaient pas un jour rallier les esprits blasés que le galvanisme de la littérature historique peut à peine ébranler.
Je ne crois pas que l’imagination puisse prononcer l’ostracisme et l’anathème contre dix siècles de la biographie humaine ; je ne crois pas qu’elle doive rayer du livre de poésie toutes les catastrophes qui séparent la chute de Rome de la chute de Byzance. Non ; mais pour les poétiser, il faut s’y prendre autrement. Émouvoir est un art difficile et laborieux ; la poussière des bibliothèques et le maniement des parchemins enluminés ne suppléeront jamais à la pratique de la vie humaine et à la réflexion solitaire.
C’est pourquoi, je le dis en vérité, l’art nouveau qu’on nous donne pour le frère de Shakespeare et de Schiller, n’a pas droit de s’asseoir à la table de cette sainte famille ; car le poète de Stratford et celui de Weimar n’ont pas cru que la parole humaine pût s’adresser aux sens sans tenir compte du cœur et du cerveau. Ce qui fait la gloire du tragique allemand, bien qu’il soit très loin de l’animation et de la naïveté de son modèle, c’est l’étude attentive et profonde de l’âme humaine. Don Carlos et Wallenstein peuvent hardiment revendiquer leur parenté avec le roi Jean et Richard III, en invoquant leur commune supériorité sur l’histoire.
Si le réalisme, qui domine aujourd’hui dans la poésie, obtenait gain de cause, le lendemain du jour où son triomphe serait bien et dûment avéré, il faudrait ne plus croire à Dieu ni à l’âme ; car le monde que cette poésie déroule devant nos yeux est un monde sans providence et sans liberté ; c’est une nation sans nom, sans autel et sans loi, qui n’obéit qu’à l’épée, et qui ne croit qu’au bonheur de la force. Que les poètes le sachent ou qu’ils l’ignorent, qu’ils le prévoient ou le nient, peu importe ; la vérité de ces conclusions n’a rien à faire avec ces questions secondaires.
Mais le souvenir du passé doit nous consoler et raffermir nos espérances. Le culte de l’âme humaine pour la beauté, sous toutes les formes, est aussi impérissable que son adoration pour Dieu, principe mystérieux des causes qu’elle étudie, que son amour de la liberté, attribut ineffaçable de sa destinée.
Nous devons le croire, le succès et la popularité de la poésie extérieure touchent à leur fin. Après le premier enivrement, la satiété suivra de bien près. La joie des sens est limitée ; il n’y a d’infini, de renouvelable que les joies du cœur et les extases de l’intelligence.
III. Marie Tudor.
M. Hugo paraît avoir sur les prérogatives de la fantaisie une opinion absolue, personnelle, inébranlable ; la discussion et l’analyse, pour se prendre à ses œuvres, pour en deviner l’intention, pour en estimer la valeur, sont obligées, à chaque nouvelle épreuve, de choisir un nouveau terrain, et de préparer des armes inusitées. Pour notre part, nous ne regrettons pas les difficultés de la lutte, et nous n’avons pas assez d’orgueil pour nous abuser sur l’autorité de nos paroles. Nous savons très bien qu’une pensée qui se traduit par la dialectique, qui approuve ou qui blâme au nom de la vérité qu’elle croit avoir aperçue, n’aura jamais la même force et la même puissance qu’une œuvre échappée d’une main habile et montrée à la foule assemblée. Nous n’espérons pas que notre avis, si juste qu’il puisse être, suscite un poète selon notre volonté, irréprochable aux yeux de notre conscience, et pour lequel nous n’ayons plus à chanter qu’un éternel hosannah. Ce qui entre dans nos espérances et nos desseins, c’est d’agir sur le goût public, c’est de montrer nettement aux esprits sérieux ce qu’ils entrevoient d’une façon confuse, l’altération progressive des éléments essentiels de la poésie, et d’indiquer, autant qu’il est en nous, le moyen de ralentir ou d’arrêter le mal. Quand le plus grand nombre sera venu à nos convictions, alors le poète naîtra. Ce n’est pas nous qui l’aurons créé : il sortira du sein de la multitude pour la dominer. Notre devoir à nous est de l’annoncer et de lui préparer la voie.
Si, dans l’accomplissement du rôle que nous avons choisi, nous paraissons nous écarter des méthodes ordinaires ; si nous introduisons dans la critique plusieurs ordres d’idées habituellement développés dans un cercle individuel ; si nous éprouvons constamment la poésie par l’histoire et la philosophie, c’est que nous croyons sincèrement à l’utilité de cette double épreuve ; c’est que nous refusons à l’imagination, si brillante qu’elle puisse être, le droit de se jouer des autres facultés humaines, et de traiter en esclaves les réalités amassées par la mémoire, ou les vérités établies sans retour par le raisonnement.
Il y a dans Marie Tudor quatre personnages principaux : une reine, un favori, un homme du peuple amoureux d’une orpheline qu’il a recueillie, une orpheline qui se trouve être duchesse. C’est avec ces acteurs que M. Hugo a conçu son drame. J’ai longtemps cherché quelle pouvait être la pensée primitive qui avait présidé à ce travail poétique, et j’avoue que je suis encore à la deviner.
A-t-il voulu montrer le danger des alcôves royales ? Le héros de la pièce est-il Fabiano ? S’est-il proposé de mettre à nu les souffrances d’un cœur de femme assez mal inspiré pour aimer un lâche ? Ou bien a-t-il espéré nous intéresser aux tortures d’une âme généreuse qui voit passer aux bras d’un libertin une jeune fille sur qui elle avait placé toutes ses espérances, à qui elle avait dévoué le reste de sa vie ? Ou bien enfin, a-t-il voulu réhabiliter l’orpheline qui fait de son cœur deux parts, l’une pour la reconnaissance et la vénération, l’autre pour l’aveuglement et l’abandon, et qui reconnaît trop tard l’abîme où elle est tombée ?
Je ne sais vraiment laquelle de ces idées a dominé M. Hugo à l’heure de sa première conception. J’ignore s’il a voulu flétrir Marie Tudor, plaindre Fabiano, ou Gilbert, ou Jeanne Talbot. Cette indécision dans l’esprit du spectateur est, à mes yeux, un grave inconvénient : on pardonne à l’historien de manquer de volonté ; on ne peut pardonner au poète, car il faut que le poète prenne parti pour un de ses personnages.
La reine est amoureuse d’un aventurier, rien de plus simple ; c’est un caprice assez commun chez les femmes de se proposer, dans l’amant qu’elles choisissent, une tâche difficile, de vouloir ennoblir par leur affection celui que le monde a flétri, d’élever jusqu’à elles, par une fierté persévérante, les caractères salis du mépris public. Cette donnée, on le voit, n’est pas fausse à son point de départ ; mais elle ne tarde pas à s’altérer.
Marie apprend l’infidélité de Fabiano. Que doit-elle faire si elle l’aime vraiment ? Le tuer ? Je ne le crois pas. Ce n’est pas le premier parti qui doit se présenter à sa pensée : avant de se venger sur le favori, elle doit frapper sa rivale. Il n’y a pas une femme qui, en pareil cas, n’espère ramener à elle l’homme qui l’a trahie. Elle peut dire à son amant : Tu mens et tu me trompes ; elle peut s’écrier dans un accès de colère : Je te méprise, et je me vengerai. Mais le second mouvement doit être l’indulgence et le regret, l’espérance et la volonté de ressaisir le pouvoir qui échappe, le désir de frapper Jeanne Talbot. Il n’y a pas d’amour vrai, c’est-à-dire poétique, sans jalousie. La première décision de la reine devrait donc être de punir la maîtresse de Fabiano. Quand le favori tremblant refuse d’avouer sa liaison avec Jeanne, Marie devrait céder aux folles crédulités de la passion qui l’entraîne ; elle devrait douter encore de son malheur, insulter sa rivale, l’envoyer en prison ou à l’échafaud, et attendre, pour punir Fabiano, qu’il avoue son amour pour Jeanne, qu’il ait donné à sa première maîtresse une preuve publique de son dédain et de son abandon.
La jalousie, dans ses emportements les plus insensés, a pourtant sa logique. Comme elle naît d’un égoïsme blessé, elle ne peut pas souhaiter d’emblée la perte de la personne aimée ; elle doit naturellement s’adresser à l’obstacle, c’est-à-dire à l’objet d’une affection rivale.
Si la reine veut frapper Fabiano, elle ne doit s’en remettre qu’à elle-même du soin de sa vengeance ; au lieu d’aller chercher dans la foule un bras obscur, et qui peut manquer d’adresse ou de force, elle n’a qu’à choisir parmi les seigneurs de sa cour un accusateur dévoué. Puisque le favori porte la haine des courtisans, c’est à cette haine qu’il faut s’adresser comme au vengeur le plus sûr. La trahison des secrets d’état, la dilapidation du trésor, la vénalité de la justice, la corruption des conseillers de la couronne, il y a là vingt occasions de demander et d’obtenir la tête d’un homme. Une femme du bon sens le plus ordinaire apercevrait du premier coup toutes les ressources d’une pareille position, et n’irait pas compromettre sa vengeance dans une aventure incertaine.
Enfin, quand elle a résolu la mort du favori, doit-elle souffrir qu’on escamote sa victime ? Ne devrait-elle pas, dans un mouvement de curiosité cruelle, soulever le voile du condamné, l’accabler de son mépris, puis le pleurer avant que la hache ne tombe, ou le sauver à l’heure suprême, lui pardonner, lui demander grâce pour sa colère ? Mais il faut qu’elle soit sûre de la tête qui tombe, ou de la tête qu’elle sauve.
Fabiano n’est qu’un lâche vulgaire. Je comprends difficilement comment il a pu séduire Jeanne Talbot. Libertin, joueur, effronté, ce n’est qu’une peccadille : où est la jeune fille qui n’a pas assez d’orgueil pour se vanter de corriger son amant ? Mais au moins je lui voudrais de l’élégance et de la bravoure. Passe encore pour l’amour d’une reine, car la reine saura bien le défendre ; mais une orpheline a besoin d’un bras qui la protège ; et la lâcheté pour se révéler n’attend pas le danger : à peine est-elle sûre d’une affection conquise, qu’elle se confesse et s’explique, jusqu’au jour où elle se justifie et se proclame comme une sagesse souveraine.
Puisqu’il n’a pas le courage d’avouer son amour pour Jeanne, il devrait avoir au moins la prudence de sa lâcheté, et se jeter aux genoux de la reine pour lui jurer une éternelle affection.
Le caractère et la conduite de Jeanne Talbot ne sont pas moins improbables et moins étranges que le caractère de Marie et de Fabiano. Je lui pardonne de grand cœur de se livrer à un misérable : les âmes les plus excellentes peuvent une fois se tromper, se perdre aveuglément. Mais la chute même qu’elles ont faites, si profonde qu’elle soit, ne les flétrit pas sans retour. Elles peuvent s’obstiner dans l’erreur, mais non pas mentir.
C’est pourquoi il me semble que si Jeanne Talbot doit un jour mépriser Fabiano, et rendre à Gilbert l’amour qu’elle lui a retiré, elle doit respecter son premier amant au point de ne pas l’abuser. Elle n’a pas besoin des interpellations de la reine pour confesser sa nouvelle passion. Pour ma part, je ne conçois pas la conciliation du mensonge avec une estime réelle.
Au contraire, en supposant à Jeanne Talbot assez de franchise et de hardiesse pour dire à Gilbert : « Je ne suis plus digne de votre amour ; je me suis donnée à un autre ; oubliez-moi, ou si vous n’espérez pas que je puisse être heureuse dans ce nouvel engagement, priez Dieu pour qu’il m’éclaire et me ramène à vous, priez-le pour qu’il nous réunisse dans une mutuelle et inaltérable affection » ; le pardon de Gilbert, inexplicable autrement, devient une chose toute simple.
Et comment comprendre que Jeanne, en apprenant l’amour de Fabiano pour la reine, ne revienne pas tout à coup au souvenir de Gilbert qui ne la trompait pas ? Comment comprendre qu’elle ne fasse pas tout ce qui est en elle pour sauver sa tête et reconquérir un amour si précieux et si pur ? Comment n’est-elle pas saisie de honte et d’admiration tout à la fois, en voyant les conditions terribles auxquelles la reine met la vengeance de Gilbert, et qu’il ne craint pas d’accepter ? Où est la femme qui ne préfère pas la bravoure à la lâcheté ? S’il y en a quelqu’une capable de cette étrange méprise, c’est qu’elle n’a jamais vu dans l’amour qu’une distraction de quelques jours, un hochet pour son oisiveté ; mais à coup sûr elle n’a jamais placé sur une tête chérie l’entière sécurité de sa destinée.
Or, si l’on veut que je m’intéresse de bonne foi au sort de Jeanne Talbot, il me la faut grande et passionnée, pure et hardie. Celle que M. Hugo nous a donnée est amoureuse tout au plus comme une pensionnaire de seize ans, après la lecture clandestine de quelques romans vulgaires, sans savoir comment ni pourquoi. C’est un chiffre, ce n’est pas une femme.
Gilbert n’est pas non plus une création facile à expliquer, si l’on ne s’en rapporte qu’au témoignage de sa propre conscience. Il est trahi, il n’en peut douter. Que doit-il faire ? se résigner, s’il est un saint ; s’il est un homme, se venger. Est-il probable que Fabiano, assez fanfaron pour flétrir une femme sans utilité pour lui-même, soit assez courageux pour soutenir ses vanteries ? La chose est rare. Ceux qui soutiennent l’honneur d’un nom ne le traînent pas par les rues ; le défend-on volontiers quand on a pris soi-même la peine de le salir ?
Au lieu donc d’entrer presque les yeux bandés dans un imbroglio inextricable, Gilbert ne devrait s’en remettre qu’à lui-même du soin de se venger. Il n’a pas d’armes, répondra-t-on ; mais Fabiano serait-il d’aventure le premier poltron désarmé et percé de son épée ?
Je blâme hautement le serment à double entente, prononcé par Gilbert sur l’Évangile et sur la couronne. Un tel subterfuge est indigne d’un homme d’honneur, et flétrit d’emblée le but qu’il veut atteindre.
Parlerai-je de Simon Renart, reproduction littérale de Gubetta, fanfaron de dissimulation, charlatan de finesse, panégyriste indiscret et ridicule de toutes les ruses qu’il évente et qu’il raconte étourdiment au premier venu, qui mène la reine comme Mascarille menait son maître ? Je ne m’explique pas bien comment le légat d’Autriche, pour frapper un favori qui déshonore la couche destinée à son maître, va choisir la haine impuissante de Gilbert. Il faut aimer singulièrement à embrouiller les cartes pour compliquer à ce point la chose du monde la plus simple. C’est de la part de l’ambassadeur et de la reine une singulière niaiserie que de ne pas entrevoir pour Fabiano d’autre chef d’accusation que la séduction d’une jeune fille. Il y a là de quoi faire sourire de pitié un clerc d’avoué ou un secrétaire d’ambassade. Philippe II avait la main malheureuse en diplomatie, s’il confiait ses intérêts à des âmes si candides et si malhabiles.
Reste un dernier acteur qui ne paraît qu’un instant, qui remplit un rôle absolument providentiel, un juif, dont le nom m’échappe, modelé sur le type de Shylock, ingénieux en paraboles, abondant en métaphores, assez mal inspiré du reste, puisqu’il choisit pour le défendre un homme sans armes, et qu’il demande dix mille marcs d’or à un courtisan qui a dans son fourreau une réponse toute prête. J’ai grand peur que ce juif ne soit venu en scène uniquement pour réciter quelques phrases bien faites.
Ainsi, pas un de ces caractères n’est tiré de l’humanité à laquelle nous appartenons. À quoi servirait d’interroger l’histoire ? L’histoire n’est-elle pas la mise en œuvre des passions et des idées que nous avons vainement cherchées dans le drame de M. Hugo ? La vérité locale et chronologique des costumes, du langage et des actions, n’est qu’une question subalterne devant la question humaine. Ce qui m’importe avant tout, c’est que les acteurs soient des hommes. Ce premier point éclairci, il sera temps de savoir à quelle nation, à quelle période historique ils appartiennent. Mais assuré, comme je le suis, que les personnages de Marie Tudor n’ont jamais pu vivre, je n’irai pas m’enquérir si leur existence problématique s’encadre plus volontiers entre les années 1553-1558, que dans toute autre époque. Aussi bien l’histoire est un livre ouvert à tous les yeux, et je ne suis pas chargé de le feuilleter et de le lire à haute voix.
Faut-il s’étonner maintenant si l’action construite avec les acteurs que nous avons étudiés viole à chaque pas les lois de la raison, semble défier les plus naïves crédulités ? De grands seigneurs qui conspirent la ruine d’un courtisan aux bords de la Tamise ; un légat d’Autriche qui les rassure et les encourage ; un homme du peuple qui, au lieu de rentrer chez sa fille adoptive, écoute les confidences d’un mendiant, et qui sur un signe se retire on ne sait où, pour venir dix minutes plus tard aider son rival à transporter un cadavre, recevoir une bourse de sa main ! dans quel monde, dans quelle planète lointaine, ces choses se passent-elles ?
Une reine qui écoute, sans frémir de colère, les protestations mensongères d’un favori qu’elle méprise ; qui l’accuse de régicide contre toute vraisemblance, quand un mot de sa bouche le condamnerait sans retour ; qui reçoit le bourreau dans la salle du trône, qui mande le chancelier et toute la cour pour publier une mésaventure d’alcôve ; qui prend toute l’Angleterre à témoin de ses déportements ! dans quel pays vivent les reines de cette trempe ?
Le dénouement, taillé sur le même patron que celui de Lucrèce Borgia, inventé pareillement avec du drap noir et des cierges, aurait au moins une valeur fantasmagorique, si les lenteurs interminables qui le préparent n’en paralysaient l’effet en partie, et si le décorateur, par une singulière ignorance de la perspective, n’avait fait de l’illumination de la ville de Londres quelque chose de mesquin et d’inintelligible. Les angoisses des deux femmes seraient facilement acceptées dans un roman ; mais au théâtre, le spectateur ne se prête pas si volontiers à l’illusion. Il voit trop vite les moyens d’éclaircissement ; il se rit des doutes si faciles à résoudre.
Le public s’est montré magnanime et généreux. Il a écouté jusqu’au bout, sans manifester la moindre impatience. À la vérité, la composition de la salle avait été délibérée en conseil. Les juges de Marie Tudor ont été soumis, comme les jurés des assises, à la récusation de l’auteur, du directeur, etc. Lequel des deux était le prévenu ? Lequel des deux représentait le ministère public ? Je ne sais : mais je puis affirmer que nombre de personnes honorables n’ont pu être admises, en temps opportun, faute de recommandation.
Je doute fort que cette épuration préliminaire profite longtemps au succès de la pièce. Qui sait si dans huit jours Marie Tudor comptera cinq cents spectateurs ?
Si la foule, sans qu’on l’en prie, envahit la salle de la Porte-Saint-Martin, ce n’est plus à l’auteur que la critique devra s’adresser, c’est à la nation elle-même ; car il faut plaindre les peuples qui ont besoin de pareils spectacles.
Au temps des Fausses Confidences, on pouvait dire que l’art se maniérait. Le lendemain de Marie Tudor, il faut dire que l’art s’en va ; car les comédies de Marivaux sont des chefs-d’œuvre de vérité auprès des drames de M. Hugo. Les marquises du dix-huitième siècle, avec leurs mouches et leurs paniers, avaient au moins un cœur capable d’amours ardentes et de haines sincères. Marie Tudor et Lucrèce Borgia ne sont d’aucun sexe.
IV. Angelo Malipieri.
Oserons-nous bien parler d’Angelo ? La question est grave et veut être examinée religieusement ; car les amis et les disciples de M. Hugo n’en sont plus à traiter la critique de retardataire. Les accusations de cette sorte étaient bonnes tout au plus à l’époque où l’Académie suppliait Charles X de protéger le Théâtre-Français contre l’invasion de la poésie nouvelle. Il y avait de l’adresse à confondre dans une commune ironie tous les adversaires d’Hernani. Mais la discussion a changé de terrain : personne n’invoque plus le passé contre le débordement de l’hérésie ; personne ne combat plus pour les lois aristotéliques, pour la régularité militaire de l’alexandrin. Ce n’est plus au nom de Cinna et de Britannicus que la dialectique littéraire attaque les œuvres dramatiques de M. Hugo. La sympathie publique est acquise d’avance à toutes les tentatives, si hardies qu’elles soient. M. Hugo avait promis de régénérer la scène, il a eu toute liberté de réaliser sa pensée. Pourquoi donc, après avoir défié les dédains de la foule, après avoir bravé toute comparaison, en est-il venu à proclamer hautement, par la bouche de ses disciples, l’incompétence absolue de la critique ? car c’est là vraiment l’unique pensée de la cour du nouveau roi ; c’est pour lui la plus douce et la plus assidue des flatteries ; c’est la consolation qui l’accueille chaque matin à son réveil. Il ne chante plus l’hymne des morts sur le linceul de la tragédie ; il a trouvé parmi ses adversaires des hommes aussi dévoués que lui au progrès, à l’innovation, occupés autant et plus que lui peut-être d’études historiques ; le reproche d’ignorance n’aurait plus de valeur dans sa bouche. Que faire donc ? et comment cicatriser les plaies saignantes de cette jeune royauté ? Comment étouffer le murmure confus des voix qui s’élèvent pour se plaindre ? N’est-il pas sage et bien avisé de proclamer l’incompétence de cette magistrature révoltée, qui s’appelle modestement la critique ?
Pour une royauté née d’hier, et qui n’est pas encore consacrée par l’assentiment populaire, c’est peut-être aller bien vite. Qu’il nous soit permis au moins de protester contre ce caprice de la couronne avant l’entier envahissement de nos libertés.
M. Hugo ne procède que de lui-même. Il a en lui sa raison d’être ; il n’a pas d’aïeux et n’aura pas d’héritiers ; il veut être vénéré comme le chef d’une dynastie, mais il ne promet à personne le trône qu’il occupe aujourd’hui. Après lui, les peuples seront plongés dans les ténèbres et la confusion ; c’est pourquoi la discussion de sa conduite n’est rien moins qu’une impiété. Impiété ou incompétence, c’est même chose, vous le savez, quand il s’agit d’une royauté de droit divin : or, il y a huit ans bientôt que M. Hugo s’est résigné au gouvernement de la poésie ; la préface de Cromwell a signalé son avènement.
Comme je n’ai pas l’honneur d’être admis au
château, j’ai dû questionner, pour m’instruire, les familiers de S. M. Or, voici ce que j’ai recueilli sur la doctrine de l’incompétence. Comprendre M. Hugo, c’est l’approuver, et réciproquement. Discuter la valeur de ses œuvres, regretter dans un de ses drames l’absence d’un épisode qui semblait naturellement amené, ne pas s’extasier devant les bizarreries préméditées d’une métaphore, c’est confesser son ignorance, c’est avouer qu’on n’a pas encore participé aux bienfaits de l’initiation. Mais sans doute vous êtes curieux de savoir en quoi consiste l’initiation. Eh bien ! je ne suivrai pas le conseil de Fontenelle : ma main droite est pleine de vérités, je ne la fermerai pas. Pour pénétrer le sens mystérieux des drames de M. Hugo, il faut commencer par bien méditer ce verset de l’Évangile : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. »
Car le maître n’accepte pas une admiration partagée ; il veut une foi sans réserve, une obéissance illimitée. Si vous gardez encore pour quelques morts illustres, ou pour des noms aujourd’hui glorieux, un respect hérétique, ne demandez pas les honneurs de l’initiation, vous n’êtes pas dignes de recueillir la manne céleste ; vous aurez beau méditer, vous préparer par des lectures laborieuses à l’intelligence des paroles divines, vous n’irez jamais au-delà du sens littéral et mort ; votre clairvoyance n’atteindra pas l’esprit de la loi
nouvelle. Balayez comme une poussière inutile tous les souvenirs qui se pressent dans les avenues de votre pensée ; rayez du livre de votre conscience tous les noms splendides qui depuis soixante siècles ont pris place dans la famille humaine ; humiliez-vous devant votre néant, prenez en pitié le passé où M. Hugo n’était pas, en espérance l’avenir où il sera, et vous communierez avec ses disciples.
Il vous dira ce que la foule ignore, pourquoi, par exemple, ayant sous la main des événements et des hommes révélés par l’histoire, il s’abstient d’y toucher ; pourquoi il refait, selon sa volonté, les générations lointaines que les studieux croyaient connaître, et dont ils ne savaient pas le premier mot. Il vous racontera pourquoi le dix-septième siècle de l’Espagne, dont il voulait faire quelque chose, est ajourné dans ses projets. Vous apprendrez que les bibliothèques de France ne possèdent, sur l’époque choisie par M. Hugo, que des documents authentiques, des témoignages officiels, mais pas un libelle, pas une chanson de taverne, pas une satire de favori disgracié, de courtisane vendue aux laquais de l’Escurial. Honte et pitié, n’est-ce pas ? À quoi donc s’occupent les chambres ? À brasser des lois de finances, tandis qu’elles devraient se dévouer à l’ambition universelle de M. Hugo. Ne serait-il pas dans les droits de la France de réveiller ses législateurs assoupis ? Que vous semble d’une pétition déposée sur le bureau du président, pour obtenir que M. de Rayneval soit autorisé à feuilleter les bibliothèques de la Péninsule ? Au lieu de mugueter au Prado, les secrétaires d’ambassade ne devraient-ils pas recueillir la semence que le génie de M. Hugo demande à féconder ?
Vous apprendrez que la pensée du poète, inviolable et sacrée comme la personne des rois, n’a rien à démêler avec le bourdonnement du parterre. Les rimes qu’il daigne assembler pour nos plaisirs et notre enseignement ne relèvent pas de notre goût. Il nous ouvre les portes de son palais ; il allume pour nos yeux éblouis les lustres et les candélabres de ses galeries ; nous sommes chez lui, il nous admet à ses fêtes : nous serions mal venus à blâmer l’ordonnance des divertissements. Soyez contents ou restez chez vous. Si vous charbonnez les murs du palais de grossières caricatures, si vous souriez insolemment aux quadrilles de la soirée, si vous demandez l’âge des vins qui sont versés, vous n’êtes qu’un manant et un malappris.
M. Hugo n’a pas encore rencontré un courtisan de la force de M. le comte Roederer ; mais pour n’être pas promulguées, ses volontés ne sont ni moins sûres ni moins inflexibles. La critique est dûment avertie ; si elle s’aventure désormais dans le guêpier de la discussion, elle ne devra s’en prendre qu’à elle-même.
Pourtant il y a parmi nous plus d’une conscience rétive, plus d’une mémoire obstinée qui ose comparer M. Hugo à Corneille, et qui ne rougit pas de cette profanation. Quelques-uns, et des plus hardis, vont jusqu’à lui demander compte de ses engagements de 1827. Vous nous aviez promis de dramatiser l’histoire, et depuis que la scène est à vous, l’histoire est pour votre génie dédaigneux comme si elle n’avait jamais été. Vous vouliez donc nous endormir avec des contes et vous couronner pendant notre sommeil ?
N’y a-t-il aucun moyen d’établir la compétence de la critique ? Faudra-t-il nous récuser chaque fois que l’opinion nous interrogera ? J’ai reproduit fidèlement la doctrine du château, je dois reproduire avec la même franchise l’opinion de la majorité ignorante, je le veux bien, mais certainement sincère, à laquelle j’appartiens.
Si M. Hugo, au lieu de tailler dans l’histoire des romans et des drames, ou, pour parler plus nettement, d’emprunter aux chroniqueurs le baptême de ses drames et de ses romans, s’appelait Galilée, Newton ou Herschell ; s’il avait consumé les plus belles années de sa vie dans une laborieuse solitude, et s’il venait à nous avec une nouvelle théorie de la mécanique céleste, je comprendrais très bien qu’il dît à la majorité : Vous n’êtes pas compétents. S’il avait fabriqué lui-même pour son œil avare et persévérant des lentilles ignorées du monde entier ; s’il avait construit sur ses études égoïstes une série de formules toutes-puissantes, il pourrait sans folie dire encore, même à la minorité savante : Vous n’êtes pas compétents ; vous ne savez pas d’où je suis parti, vous ne savez pas quelles routes j’ai frayées et parcourues : abstenez-vous et attendez. Mais l’étoffe brodée par la fantaisie de M. Hugo est maniée par tout le monde. Il n’a pas inventé la famille et la patrie, il n’a pas créé de toutes pièces les sentiments qu’il met aux prises. La trame où il promène son aiguille est de laine ou de soie. Il n’a pas dérobé la toison d’une brebis mystérieuse pour tisser la pourpre de son manteau. L’airain qui coule dans le sable est tiré d’une mine où nous pouvons fouiller comme lui. Qu’il donne au métal des formes savantes, qu’il imprime à son œuvre le sceau d’un génie tout-puissant ; mais si la statue qu’il signe de son nom représente l’un de nous, qu’il se résigne à être jugé. Si les héros qu’il nous montre ne sont d’aucun pays ni d’aucune race connue, la foule indifférente ne prendra pas la peine de les oublier : elle ne les regardera pas.
Si la critique est incompétente, comme le disent les disciples de M. Hugo, il faut de toute nécessité que les drames du maître soient au-dessus de l’humanité, c’est-à-dire monstrueux ou divins. Le dilemme implacable où s’enferme le novateur n’a que deux issues, toutes les deux terribles et difficiles à franchir : qu’il monte au ciel, et nous inscrirons son assomption parmi les fêtes de l’église ; ou qu’il descende jusqu’au ridicule, et nos voix ne craindront pas de s’enrouer dans la moquerie.
Que les âmes bienveillantes et timides s’inclinent respectueusement devant l’attitude impérieuse de M. Hugo, je n’ai pas de peine à le comprendre ; que des esprits jeunes et enthousiastes prennent la volonté pour la puissance et se dévouent à la fortune de l’aventurier ; que des orgueils parasites se greffent sur l’orgueil du maître et se glorifient dans son espérance, tout cela est simple et pouvait se prévoir. Autour des novateurs, il y a toujours des curiosités bruyantes qui ne chaussent pas l’éperon, mais qui regardent la bataille ; qui ne vont pas au-devant de l’épée, mais qui maudissent courageusement le vaincu avant qu’il ne tombe, qui remercient le ciel du triomphe où ils n’ont rien risqué. Mais les esprits indépendants ont le droit de défendre leur enjeu ; or, dans la partie engagée entre la critique et le poète, l’enjeu n’est autre que la dignité de la raison.
C’est pourquoi nous retenons la cause, et nous parlerons d’Angelo en toute liberté.
Les caractères de cette pièce sont inégalement développés : Angelo et Rodolfo n’ont pas le même relief que la Tisbe et Catarina. Il est visible que l’auteur a surtout voulu appeler l’attention sur les deux femmes. Avant le lever du rideau, les amis officieux disaient d’une voix fière et triomphante : « Cette fois-ci, messieurs, vous serez bien étonnés : M. Hugo va donner un éclatant démenti à toutes les prophéties ; il va montrer ce qu’il peut faire dans l’analyse des passions : il a usé du spectacle avec une sobriété exemplaire ; mais il a fouillé le cœur avec une hardiesse inattendue. » Il n’y avait pas, dans toute la salle, un seul spectateur qui ne hâtât de ses vœux l’accomplissement de cette promesse merveilleuse. Voyons si l’amitié s’est trompée.
Tisbe est une comédienne applaudie, enviée, riche, ingénieuse en prodigalités, mais tristement partagée entre deux amours : elle est publiquement la maîtresse d’Angelo, tyran de Padoue pour le compte de Venise ; mais cette livrée splendide pèse comme une chape de plomb sur ses épaules. Son cœur est engagé sans retour à Rodolfo qui vit près d’elle sous le nom de son frère. Comment et pourquoi a-t-elle accepté ce honteux marché ? comment s’est-elle résignée à vendre sa beauté ? Nous ne le savons pas. Est-ce la misère ou l’orgueil qui l’a jetée dans les bras d’Angelo ? A-t-elle gardée son âme en livrant son corps ? veut-elle apprivoiser avec ses caresses le tigre furieux qui déchire en lambeaux les libertés de Padoue ? cache-t-elle sous la courtisane insouciante une Judith vengeresse ? le poète ne le dit pas ; mais, par un juste châtiment, Tisbe est dédaignée de celui qu’elle aime. Rodolfo, qu’elle voudrait enchaîner, qu’elle épie chaque jour d’un œil jaloux, dont elle suit tous les pas, n’a qu’un mépris hautain pour ses importunes flatteries. Il n’aspire qu’à se débarrasser de cet amour comme d’un vêtement usé. De quels traits se compose le caractère de Tisbe ? Qu’y a-t-il au fond de son âme ? Est-ce le dévouement romanesque ou l’égoïsme libertin ? Qu’aime-t-elle dans Rodolfo ? Est-ce la beauté, la jeunesse ou le courage ? est-ce l’abandon qu’elle veut consoler, ou la fierté sauvage qu’elle a résolu d’amener à ses pieds ? Je ne sache pas que la divination la plus habile puisse aller jusqu’à décider ces questions.
Catarina, mariée de bonne heure à Angelo, invoque chaque jour, comme une céleste vision, l’image adorée d’un jeune cavalier qu’elle avait connu autrefois et qu’elle a retrouvé dans un bal : Elle subit sans colère, mais non pas sans larmes, l’autorité impérieuse de son mari. Quoiqu’elle n’écoute jamais sans trembler la voix de son maître, elle garde pour le serment qu’elle a prononcé un respect religieux : elle souffre silencieusement, et n’entrevoit pas l’adultère comme le terme de ses douleurs. Lorsqu’enfin elle revoit l’amant dont elle avait rêvé les baisers, elle s’abandonne au bonheur avec une imprévoyance enfantine. Sûre de sa pureté, elle ne peut croire à la vengeance qui plane sur sa tête ; elle ne comprend pas le châtiment pour une faute qu’elle n’a pas commise.
Angelo, délégué de la république vénitienne, gouverne Padoue avec une verge de fer. Il s’explique à lui-même, comme un théoricien consommé, toute la servilité de son despotisme ; il frappe pour n’être pas frappé ; il inflige à la ville gémissante son implacable volonté : il est trop lâche pour risquer une clémence qui ne lui serait pas pardonnée. Tyran subalterne, et dévoué aux maîtres qui l’ont envoyé, sa main tremblante n’oserait pas signer une grâce ; il sait que la révocation d’une sentence de mort le perdrait sans retour près du Conseil des Dix. Il ne s’abuse pas sur la terreur qu’il inspire ; il se fait honte, et, sans doute, c’est pour imposer silence aux cris de son cœur dépravé qu’il essaie de conquérir l’amour de Tisbe. Il achète sa beauté, et il veut être aimé pour son argent ; mais, comme la plupart des égoïstes opulents qui pourvoient leur couche ainsi que leurs écuries, il se laisse tromper niaisement.
Rodolfo, las de Tisbe, poursuit Catarina ; mais il n’a pu apprendre dans les bras d’une courtisane l’art de réduire une vertu rebelle : il a toute l’inexpérience du libertinage. En aimant Catarina, il est entré dans un monde nouveau. Son ardeur imprudente multiplie les dangers, au lieu de les combattre.
C’est avec ces personnages que M. Hugo a construit son nouveau drame. Jamais, je crois, l’indécision des caractères n’a conduit plus directement à l’indécision de la fable. L’analyse d’Angelo est une des épreuves les plus désespérantes qui se puissent offrir à la réflexion.
Après une scène d’explication entre Angelo et Tisbe, ingénieuse, délicate, élégante et animée, survient un homme mystérieux, un agent secret du Conseil des Dix, Homodeir, qui surprend la tristesse de la courtisane en flagrant délit. Elle est seule, il l’accoste librement, comme s’il la connaissait dès longtemps. Il lui propose et lui promet de lui prouver l’infidélité de Rodolfo. Tisbe avoue son amour et sa jalousie sans craindre la colère d’Angelo. Il faut obtenir du podestat une clef qui ouvre toutes les portes. Homodei disparaît, et Tisbe se fait donner la clef toute-puissante. Cette dernière scène est, comme la première, bien posée et bien menée. Il y a dans ce premier acte une finesse d’élocution qui n’est pas habituelle chez M. Hugo. Mais l’espérance de l’auditoire a été promptement déçue. Les trois actes qui suivent sont pitoyables. Le courage manque pour les raconter ; le blâme hésite devant le néant sonore et hautain qui voudrait simuler le drame, et qui ne réussit qu’à étourdir.
Tisbe entre chez Catarina. À l’anxiété peinte sur la figure de la jeune femme, elle devine la présence de Rodolfo, quoiqu’elle ne l’aperçoive pas ; mais elle a juré à sa mère mourante de se dévouer à la personne qui posséderait un crucifix d’ivoire, transmis de génération en génération comme une sainte relique, arrosé des larmes de son enfance, et que sa mère a donné comme un gage de gratitude. Or, ce crucifix est devant elle. Sa jalousie se tait devant le serment inviolable. Entre Angelo ; et Tisbe, au lieu de perdre Catarina, dénonce à son amant une conjuration imaginaire.
Cependant le manteau de Rodolfo accuse Catarina. Tisbe emmène Angelo pour laisser à sa rivale le temps de sauver son amant ; mais Angelo est implacable : il veut la mort de sa femme et demande à sa maîtresse un poison sûr et rapide. Tisbe pousse la générosité jusqu’au bout. Elle décide Catarina à boire le poison, et substitue à la liqueur mortelle un narcotique irrésistible. Catarina s’endort ; la fosse est creusée pour la recevoir, le linceul préparé pour l’envelopper ; Angelo part satisfait de sa vengeance, qu’il croit complète.
Transportée chez Tisbe, Catarina, qui s’était résolue au sacrifice de sa vie, repose sans connaissance sur le lit de la courtisane. Rodolfo, en apprenant le supplice de la femme qu’il aime, accourt chez Tisbe. Il l’interroge d’une voix haletante et furieuse. Il lui redemande la vie qu’elle a tranchée. Tisbe profère des paroles de haine et de colère contre sa rivale. Rodolfo ne doute plus : il poignarde Tisbe, et à peine a-t-elle rendu le dernier soupir que tout à coup Catarina se réveille et vient se jeter dans les bras de Rodolfo.
N’est-ce pas là, je le demande, un mélodrame de boulevard ? Comptons sur nos doigts : une clef, un crucifix, une fiole de poison, une subite résurrection. N’est-ce pas l’arsenal entier du répertoire qui a fait la renommée de M. Marty ? Un tyran, une courtisane, un sbire, rien n’y manque. Homodei, après avoir allumé l’incendie, meurt assassiné au milieu de la pièce. Angelo ne reparaît plus dès que sa femme est endormie du sommeil qu’il espère éternel. C’est tout bonnement le conte de Barbe-Bleue.
D’Hernani à Angelo, la route parcourue est incalculable. Comment des cimes de la poésie lyrique M. Hugo est-il descendu jusqu’aux tréteaux du mélodrame ? Comment, après avoir proclamé à son de trompe l’avènement de l’histoire au théâtre, en est-il venu à créer, pour la curiosité oisive, des personnages qui ne sont d’aucun temps ni d’aucun pays ? Est-il bien vrai, comme le répètent ses amis, qu’il viole délibérément l’histoire, ou plutôt qu’il la méconnaît constamment, pour suspendre l’intérêt, et pour atteindre les dénouements imprévus ? Mais si cet aveu est sincère, c’est un aveu d’impuissance et de puérilité. L’art dramatique aux mains de M. Hugo n’est plus qu’un escamotage de place publique. Entre les portes innombrables de ses planches peintes, les acteurs jouent le même rôle que les muscades sous les gobelets.
Eschyle, Sophocle et Euripide, Shakespeare et Schiller ont tenu à l’aise dans les traditions héroïques et historiques. Depuis Électre jusqu’à Wallenstein, il n’y a pas un grand poète qui ait dédaigné l’histoire ou la légende comme un manteau trop étroit pour ses épaules. Derrière cette fierté percée à jour j’aperçois un dessein déplorable ; si M. Hugo évite l’histoire, ce n’est pas pour la dominer, c’est pour éviter, du même coup, l’humanité qui, à toutes les époques de sa biographie, a ses lois irrésistibles et constantes. En imposant à l’Italie du seizième siècle des mœurs qui ne sont d’aucune date, il se donne de son plein gré le droit de créer des personnages qui n’ont jamais pu vivre nulle part. La décoration et le costume sont le seul code qu’il respecte. Pourvu qu’il ait à sa disposition une salle gothique et une demi-douzaine de pourpoints brodés, il ramène à tout propos son éternelle antithèse de la passion dans le vice, de la magnanimité dans l’humiliation. Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo sont de la même famille, mais à coup sûr ne sont pas de la famille humaine. C’est une génération de monstres bavards. La fille d’Alexandre VI a changé de robe et s’appelle Tisbe ; Marie Tudor a changé de sexe et s’appelle Angelo. Les types de ces impossibles tragédies sont rangés dans la pensée de M. Hugo comme les coins d’une collection monétaire. Quand il veut frapper l’effigie d’un roi ou d’une courtisane, il n’a qu’à changer le nom ; le ciseau demeure oisif et ne fouille pas l’acier. Le profil inflexible sert à toutes les dynasties, à toutes les prostitutions renommées.
Il ne reste plus maintenant à la critique sérieuse qu’une seule arme contre les œuvres dramatiques de M. Hugo, c’est le silence. Quand la discussion ne soulèvera plus de bruit autour des mélodrames qu’il jette sur la scène, l’indifférence et l’ennui feront bonne et sévère justice. Le jour où il perdra ses adversaires, il sera forcé de battre en retraite.
V. Littérature et philosophie mêlées.
Il y a dans les nouveaux volumes de M. Hugo, trois parties bien distinctes, et qui méritent une égale attention, mais non pas un louange égale ; l’une, générale, théorique, qui traite du style et du caractère de l’art sous ses formes diverses : c’est la préface ; la seconde se compose d’essais littéraires sur quelques noms illustres ; la troisième, enfin, présente un ensemble de pensées détachées, écloses et recueillies dans l’espace de huit mois, dont la plupart se rapportent aux événements accomplis en France depuis le mois d’août 1830 jusqu’au mois d’avril 1831. Il convient, je crois, pour estimer la valeur générale du livre, d’examiner séparément chacune de ces trois parties.
La préface est, à mon avis, un des morceaux les plus remarquables que M. Hugo ait écrits depuis la préface de Cromwell, qui souleva, il y a sept ans, une polémique si vive, si agile et si acharnée. Quelques-unes des questions traitées par l’auteur en 1827 sont revenues sous sa plume en 1834. Plusieurs se sont rétrécies en se spécialisant ; d’autres, au contraire, se sont élargies et renouvelées ; mais, pareilles ou diverses, ces questions pouvaient prétendre légitimement à l’intérêt et à la curiosité, car la position littéraire de l’auteur n’est plus la même aujourd’hui qu’en 1827. Alors, on s’en souvient, il marchait hardiment à la conquête d’un monde encore inconnu. Il avait, pour se soutenir et s’animer, l’espérance fervente de quelques amis qui sympathisaient avec ses ambitions, et l’inimitié vigilante de ceux qui voulaient garrotter la langue et la poésie dans l’imitation du passé. Aujourd’hui, tout a changé de face. La polémique s’est ralentie ; les inimitiés sont apaisées. Celui qui appelait à la conquête ses disciples dévoués, a pris en lui-même une confiance plus entière et plus sereine. Ce qu’il voulait, il l’a conquis ; il a touché la terre inconnue ; il a réalisé, sous des formes choisies et rêvées depuis longtemps, chacune de ses pensées ; il n’en est plus à dire qu’un art nouveau est possible en France ; cet art, il l’a personnifié dans des œuvres nombreuses ; il a jeté sa volonté dans tous les moules ; il a écrit sa fantaisie sur la pierre et le marbre ; il est donc naturel que sa pensée ait changé de style en changeant de puissance, et que la parole du novateur ait pris avec les années le ton du commandement et presque de la dictature. J’ai dit ailleurs ce que signifient et ce que peuvent durer les royautés dans l’art ; je n’ai pas à y revenir. Je me bornerai à extraire de la nouvelle préface de M. Hugo ce qui m’a paru le plus digne d’attention et de critique.
Il y a dans ce morceau des vues ingénieuses et très habilement présentées sur l’histoire de la langue française dans les trois derniers siècles. Si l’on peut blâmer dans ce fragment de philologie l’exubérance fastueuse des images, il faut reconnaître en même temps que les métamorphoses de la langue sont décrites avec une précision frappante, et quelquefois caractérisées très heureusement. Pourtant il y aurait à faire plus d’une chicane sur l’exactitude rigoureuse des faits ; ainsi, par exemple, c’est à tort que l’auteur oppose l’idiome de Pascal à l’idiome de Rabelais. Rabelais n’écrivait pas la langue de son temps : Rabelais est à Montaigne ce que Spencer est à Shakespeare, ce que Paul Courier est à Benjamin Constant. Rabelais s’était fait une langue à son usage, qui ne relevait guère que de sa prodigieuse érudition et de son inépuisable fantaisie. Ce serait mal connaître l’histoire littéraire du seizième siècle que de chercher ailleurs que dans les joyeuses inventions du curé de Meudon les racines et les étymologies de Pantagruel et de Gargantua.
Chemin faisant, il arrive à M. Hugo d’emprunter des images et des similitudes à toutes les formes de l’art, à tous les ordres de la science. Je ne blâme pas cette manière d’agrandir la pensée en la métamorphosant. Réalisée dans de certaines limites, cette méthode a des avantages incontestables. Tant qu’elle ne franchit pas le domaine des idées générales, elle peut être d’un utile secours. Lorsqu’elle touche aux parties intimes et techniques d’un art ou d’une science, elle a deux écueils à éviter : si l’écrivain possède une science, vraie et profonde, il peut obscurcir sa pensée par les caprices de son érudition, au lieu de l’éclairer ; s’il n’a pas un savoir encyclopédique, il risque de faire des comparaisons fausses. Ce danger très sérieux, M. Hugo ne l’a pas évité. Il compare le style frelaté au vin de Champagne de cabaret, et pour donner à cette similitude un caractère plus frappant et plus net, il essaie d’expliquer la fabrication du vin frelaté. Comme les connaissances chimiques sont aujourd’hui populaires parmi la jeunesse, il ne fallait pas parler légèrement d’une chose aussi facile à vérifier ; il fallait y regarder à deux fois avant de dire que l’acide tartrique et le bicarbonate de soude mêlés au premier vin venu donnent du vin de Champagne. Il n’y a pas un commis voyageur qui ne sache très bien que ce mélange donne de la limonade gazeuse. Il n’y a, certes, aucun mérite à connaître ces détails, mais il y aurait quelque mérite à n’en pas parler quand on les ignore. C’est une chicane secondaire, je le veux bien ; mais cette chicane, en se multipliant dans plusieurs ordres de sciences, acquiert une valeur fâcheuse. Or, celle que je fais ici n’est pas la seule que je pourrais faire.
Je dois aussi reprocher à M. Hugo d’avoir parlé des variations et des transformations de la langue, sans essayer d’interpréter de siècle en siècle les révolutions de l’idiome par les révolutions nationales. Si l’on excepte ce qu’il dit de l’époque de la renaissance, il a presque l’air d’envisager la langue comme une chose qui peut exister par elle-même. Ses réflexions, trop exclusivement littéraires, gagneraient beaucoup en s’aidant de l’histoire.
Et puis, il se présente une critique plus grave. L’auteur ne semble pas connaître bien précisément quel était l’état de notre langue avant la renaissance. Je veux bien que la prise de Constantinople ait multiplié dans l’idiome français les vocables homériques et virgiliens ; je veux bien que le génie byzantin ait fait invasion dans nos lettres en traversant l’Italie ; à la bonne heure, ceci est dans le vrai. Mais avant François Ier les vocables virgiliens abondaient déjà dans notre idiome ; nous n’avions pas attendu l’érudition des Lascaris et des Politien pour emprunter à la littérature latine des étymologies sans nombre et la plupart des lois de notre syntaxe. Quant à la partie celtique, on sait qu’elle a joué, dans la formation de notre langue, un rôle très inférieur à celui des idiomes teutoniques. Si les philologues ne l’avaient pas démontré, l’histoire le prouverait surabondamment comme une nécessité, et la besogne du grammairien serait facile après celle de l’annaliste.
J’abandonne volontiers cette discussion minutieuse, mais pourtant indispensable, pour aborder un terrain où M. Hugo est plus à l’aise. Il n’y a ni honneur ni plaisir à éplucher ces détails d’érudition, à signaler des erreurs qu’une lecture d’une semaine suffit à découvrir. Les livres enseignent ce qu’ils savent : il n’y a donc pas lieu à se glorifier d’y avoir appris quelque chose. J’arrive à la partie importante de la préface de M. Hugo, à sa théorie de la poésie dramatique. Si j’ai bien compris sa pensée, si j’ai pénétré le secret de ses intentions, il ne voit dans le drame, tel qu’il le conçoit, qu’une perpétuelle moralité résultant d’une perpétuelle antithèse. Je ne crois pas qu’il ait raison, mais je lui sais bon gré d’avoir formulé nettement la poétique qu’il a réalisée depuis sept ans. Je le remercie de nous avoir expliqué dans une théorie précise ce qu’il nous avait montré au théâtre ; je le remercie de nous avoir dit pourquoi Cromwell, Charles-Quint, Richelieu, François Ier, Lucrèce Borgia et Marie Tudor ressemblent si peu à l’histoire dans les poèmes qu’il a baptisés de leurs noms. Jusqu’ici il y avait quelque chose d’embarrassant à concilier ces tragédies si peu historiques avec les théories publiées en 1827 par M. Hugo. Après avoir blâmé si sévèrement les silhouettes de Bossuet, l’auteur devait s’attendre à être jugé sans indulgence. Aussi, n’a-t-il pas dû s’étonner des remontrances de la critique ; c’était justice et bonne foi de confronter d’année en année le poète avec le législateur ; c’était justice de dire à celui qui avait blâmé les timidités de Racine et les travestissements philosophiques de Voltaire : vous n’avez pas plus qu’eux la vérité relative, et souvent vous avez de moins la vérité absolue.
Modifier les types tragiques de Sophocle et d’Euripide, altérer pour les plaisirs de Trianon le caractère d’Iphigénie et d’Oreste, mettre dans la bouche d’un Arabe du septième siècle les pensées de d’Alembert et d’Helvétius, était-ce donc une faute plus grande que de choisir dans la chronique européenne des noms gravés en traits ineffaçables et profonds pour les démonétiser au théâtre ? Les âges héroïques de la Grèce n’offrent-ils pas à la fantaisie du poète une carrière plus large et plus libre que les générations auxquelles nous touchons de si près ? Et s’il est vrai, comme je ne peux pas le nier, que Voltaire, en faisant de la poésie un organe assidu de ses pensées philosophiques, ait méconnu une des lois primordiales de l’imagination, celle qui lui commande de se suffire à elle-même, n’est-il pas également vrai que M. Hugo n’est pas moins coupable que Voltaire lorsqu’il fait d’Olivier Cromwell un bouffon fanatique, de Charles-Quint un coureur d’aventures, de Richelieu un tigre altéré de sang, de François Ier un héros de taverne, de la fille d’Alexandre VI, une mère pieuse et dévouée, et enfin de Marie, fille de Henri VIII, austère et bigote personne, une libertine effrontée ? Il ne faut pas avoir usé ses yeux dans de longues veilles pour connaître le sens et la valeur de ces noms. Il ne faut pas l’érudition patiente de Sismondi ou de Heeren pour savoir que Charles-Quint a été de bonne heure grave et rusé, et qu’il a pu tout au plus faire de la débauche une distraction de quelques heures ; mais qu’il n’était pas homme à oublier l’empire, fût-ce même une seule nuit, pour les yeux de la femme la plus belle, S’il est arrivé à Cromwell de jouer les Têtes rondes avec son jargon biblique, ce n’est là tout au plus qu’un épisode de la grande épopée à laquelle il a mis la main, et je doute fort qu’il ait eu le temps d’imposer aux Cavaliers conjurés contre lui de burlesques mariages qui seraient à leur place dans Scarron. Sans doute l’amant de la belle Diane a quelquefois montré dans le cours de ses aventures une brutalité révoltante ; mais à Chambord et à Fontainebleau le vice n’était-il pas élégant et parfumé ? le cardinal ministre qui gouvernait Louis XIII pour régner sur la France, n’a jamais plié le genou devant les têtes les plus hautes ; toutes les fois qu’il a vu sa puissance en péril, il a traité les couronnes de perles et les couronnes à fleurons comme Tarquin les fleurs de sa villa ; mais on le sait, Richelieu n’aimait pas le sang pour le voir couler ; les hommes qui lui faisaient obstacle n’étaient que des chiffres importuns qu’il rayait d’un trait de plume. Pour lui, une tête sur l’échafaud c’était un nom effacé de la liste. Il y a loin du Richelieu de l’histoire au Richelieu de M. Hugo. Il n’est pas absolument impossible que la fille d’Alexandre VI ait rougi de ses déportements, et qu’une fois en sa vie elle se soit livrée à un élan généreux ; mais cet accident, s’il était constaté, serait tout au plus une anecdote exceptionnelle dans la biographie de cette nouvelle Messaline, et la poésie qui s’adresse aux masses ne doit pas choisir les exceptions. Pareillement je ne voudrais pas affirmer qu’il ne s’est pas rencontré parmi les libellistes protestants une plume assez menteuse pour accuser Marie Tudor d’impudicité ; mais l’histoire tout entière de son règne est là pour témoigner contre cette accusation. Nous avons de ce bourreau catholique des lettres nombreuses adressées à Philippe II, qui respirent la jalousie la plus désordonnée ; nous avons des négociations entamées avec les marchands de Bruxelles et de Liège pour des prêts usuraires destinés au roi d’Espagne. Est-il probable qu’une femme qui ne reculait devant aucun sacrifice pour ramener son époux ait peuplé sa cour de favoris et d’aventuriers dissolus ? Marie n’a eu qu’une pensée, le rétablissement du culte catholique ; et sous son règne la hache n’est jamais tombée que pour imposer silence aux consciences rebelles,
Depuis que M. Hugo a voulu mettre l’histoire au théâtre, il semble s’être imposé la tâche de mettre le théâtre hors de l’histoire. Depuis qu’il a choisi parmi les noms célèbres des annales européennes le baptême de ses fantaisies, il n’a jamais tenu compte de la réalité pour la poétiser, mais il a créé volontairement des types indépendants de la réalité, pour leur imposer ensuite des noms choisis au hasard dans l’histoire. C’est-à-dire que M. Hugo fait, au nom de son caprice, ce que Voltaire faisait au nom de la polémique philosophique.
Cette singularité pouvait paraître inexplicable avant la nouvelle préface que nous avons sous les yeux ; mais aujourd’hui ce problème est résolu en se posant. Il n’y a pas lieu de s’étonner si M. Hugo viole obstinément les données les plus évidentes de l’histoire, après les aveux qu’il a pris soin de nous faire. Puisqu’il ramène toutes les lois de la poésie dramatique à l’antithèse morale, comme il avait précédemment ramené toutes les lois du style à l’antithèse des images, ce n’est pas merveille si l’histoire le gêne et s’il la rudoie pour élargir son chemin. Sans nul doute, le contraste des caractères est une source féconde d’émotions et de beautés ; sans nul doute, la cagoule, à côté du masque, peut être quelquefois d’un effet terrible ; mais ne voir dans l’histoire et dans l’humanité autre chose que des contrastes, c’est s’imposer d’emblée la nécessité de violer l’histoire toutes les fois que les contrastes ne s’y rencontrent pas, de violer la science de l’âme humaine toutes les fois que les passions s’y développent sans se heurter. À ce compte, l’histoire et la philosophie ne sont plus pour le poète que des mots vides et sans valeur ; à ce compte, une fois la loi trouvée pour dramatiser la fantaisie, les livres et les hommes ne servent plus de rien ; il est inutile d’avoir étudié, inutile d’avoir vécu. Fouiller au fond de sa conscience pour y remuer les cendres des passions, feuilleter la mémoire de ses amis pour y lire le secret de leurs rides prématurées, c’est une tâche superflue ; essayer dans le commerce familier des penseurs et des hommes d’état de pénétrer le mécanisme des révolutions, c’est une tentative sans profit pour la poésie.
Et quand le poète a rayé de ses méditations les livres et les hommes, que lui reste-t-il donc pour agir sur nous ? Il lui reste un style éblouissant d’images et de broderies, une parole harmonieuse et sonore qui amuse l’oreille sans chercher le chemin de l’âme ; il lui reste le monde visible pour distraire les yeux pendant une soirée ; mais ce monde est borné, ce monde de pourpre et de moire s’use bien vite sous la main du poète. Aussi, voyez quelle monotonie dans ces spectacles qui voudraient être si variés : à Aix-la-Chapelle, à Ferrare, à Londres, nous retrouvons des impressions pareilles, malgré la diversité des lieux et des costumes.
Jusqu’à présent nous avions le droit de gourmander les poèmes de M. Hugo au nom de ses théories ; aujourd’hui ses théories nouvelles réclament en faveur de ses œuvres une complète amnistie. Ce qu’il a fait, il le voulait, il savait qu’il le voulait ; on peut blâmer sans injustice l’œuvre et la pensée, mais il n’y a plus place pour le reproche d’inconséquence.
Je ne crois pas qu’il soit possible d’interpréter autrement la nouvelle préface de M. Hugo ; si les mots n’ont pas perdu leur sens et leur valeur habituelle, cette préface signifie ce que j’y vois, et ne signifie pas autre chose. Sous la pompe et la splendeur des métaphores, j’entrevois le constant et fidèle amour de l’antithèse ; ce culte fervent pour l’opposition de la vertu de l’âme et de la hideur du corps se retrouve inscrit à chaque page en traits éclatants ; nous avons le moule dans lequel l’artiste a coulé ses statues ; nous savons pourquoi les proportions de ses héros contrarient si obstinément la réalité historique et la vérité humaine.
Ce que M. Hugo dit de Voltaire, de Lamennais et de Byron, porte la date de 1823 et de 1824 ; l’auteur avait donc à cette époque vingt-un ou vingt-deux ans. On ne peut, sans injustice, contester l’éclat et l’abondance du style dans ces trois morceaux ; certes, parmi les hommes de cet âge, il y en a peu qui possèdent aussi bien les secrets de la langue ; il y en a peu qui rencontrent, en traduisant leurs pensées, des images aussi riches, aussi nettes, aussi précises, aussi dociles. Si l’auteur, au lieu d’employer son talent à écrire sur des sujets aussi spéciaux, aussi différents entre eux, se fût borné à traiter des sujets de pure fantaisie, ou bien à raconter des impressions personnelles et presque biographiques, je n’aurais que de l’admiration pour cette précocité littéraire. Mais à l’exception de Voltaire, que tout le monde croit connaître, et que si peu ont sérieusement étudié, les thèmes développés par le critique exigeaient des connaissances que l’inspiration ne peut jamais suppléer. Ces connaissances, je le sais, sont rares parmi les hommes de vingt-un ans, et je ne m’étonne pas que M. Hugo, dans sa vie laborieuse et active, n’ait pas pris le temps de les acquérir ; seulement, je regrette qu’il ait pu croire un instant, même à ses débuts littéraires, que le génie poétique n’a pas besoin d’études pour parler des choses et des hommes qu’il ignore.
Ce que le poète a écrit sur Voltaire se trouve partout ; c’est une amplification de rhétorique qui ne méritait pas les honneurs de la réimpression. Les remarques littéraires, en ce qui concerne le théâtre, ne manquent pas de justesse ; mais toute la partie historique et philosophique est vague, commune, insuffisante, et ne témoigne pas d’une réflexion assez mûre et assez lente. Quant à la partie politique, ce n’est qu’une déclamation de séminaire, réfutée surabondamment par l’étude de l’histoire. Il n’y a plus aujourd’hui que les nourrices et les curés de campagne qui attribuent la révolution française à l’auteur de Candide. Comme l’a dit fort spirituellement M. de Barante, il y a quelqu’un en France qui a plus d’esprit que Voltaire : c’est tout le monde. Ce n’est pas avec un pamphlet qu’on renverse une monarchie de quatorze siècles ; Voltaire n’a fait que populariser sous une forme vive et habile les idées générales qui dominaient son temps. Mais, tout en tenant compte de la prodigieuse influence qu’il a exercée sur son siècle, il ne faut pas oublier les premiers actes du drame historique à l’achèvement duquel il a si puissamment contribué. Fénelon, blâmant la monarchie de Louis XIV sous le voile ingénieux de la fiction érudite, n’était pas moins hardi pour son temps que Voltaire pour le sien. Passerat et d’Aubigné avaient précédé Fénelon et Voltaire dans la satire politique. L’auteur de Candide a beaucoup fait sans doute ; mais, sans le secours de ses devanciers, sa main toute-puissante n’aurait pas ébranlé les murs de la Bastille.
De Louis XI au duc de Guise, de la Ligue à Richelieu, de Richelieu à la Fronde, de la Fronde aux États-Généraux, la progression est logique, irrésistible : Voltaire concluait sur les prémisses posées trois siècles avant lui. Cette remarque est toute simple, et ne vaut pas la peine qu’on y insiste. Je ne dis pas qu’elle se présente naturellement aux portes du collège ; mais il ne faut pas généraliser l’histoire avant de l’avoir étudiée, et je n’aurais pas songé à blâmer le jeune écrivain de s’en tenir à la critique littéraire, puisqu’il ne pouvait embrasser d’un regard l’horizon entier de la question.
Le beau livre de l’abbé de Lamennais s’arrangeait plus mal encore que le génie de Voltaire des idées vagues et superficielles qui s’entassent trop souvent dans les jeunes têtes, sans les remplir. Quelques centaines de phrases harmonieuses et bien faites, sur la beauté de la religion chrétienne et l’incrédulité de la société française, étaient loin, à coup sûr, de suffire à un pareil sujet. Il y a dans l’esprit éminent de Lamennais une érudition agile et militante, qui ne se laisse pas pénétrer dans une lecture de quelques heures. Ce digne successeur de Bossuet, nourri assidûment de la lecture des pères et des philosophes profanes, et qui rappelle par plusieurs côtés la chaleur et l’éloquence de Jean-Jacques, est avant tout un des plus habiles dialecticiens qui se soient jamais rencontrés dans l’histoire de l’Église. On le sait, le magnifique Traité de l’Indifférence ne prétend pas seulement à la valeur littéraire et à l’interprétation de l’Évangile ; il ne va pas à moins qu’à saper les fondements de la méthode cartésienne, sur laquelle repose l’édifice entier de la philosophie moderne. Sans la théorie singulière et hardie de la certitude et de l’autorité, le livre de Lamennais ne serait qu’une éloquente déclamation. On peut sans doute, et des plumes habiles l’ont déjà fait, réfuter en plusieurs parties le logicien catholique ; mais au moins faut-il tenir compte de ces hardiesses avant de parler du livre, qui, sans elles, ne serait pas. Or, ce que M. Hugo dit de Lamennais s’appliquerait avec une égale justesse à tous les orateurs du christianisme, depuis saint Jean Chrysostome jusqu’à Massillon. Ici encore, comme dans le morceau sur Voltaire, c’est une amplification ingénieuse, élégante, qui révèle dans l’auteur l’habitude familière des ressources intérieures de notre idiome. On voit qu’il a fréquenté intimement les grands maîtres de notre littérature ; mais rien ne donne à penser qu’il ait lu le livre dont il parle. Rien, dans sa parole et son argumentation ne révèle l’étude attentive et complète du monument théologique dont il fait l’éloge en fort bons termes. Le Traité de l’Indifférence veut être lu lentement, avec des repos fréquents et des haltes ménagées. C’est un livre moins connu de la jeunesse que Zadig ou Candide, mais plus difficile à juger que les œuvres les plus délicates de Voltaire. On peut ne pas se ranger à l’avis du théologien, mais avant de dire non, il faut suivre pas à pas toutes les évolutions laborieuses et savantes de sa pensée ; il faut pénétrer avec lui dans les replis de la conscience humaine ; il faut épier, sous son regard, les angoisses du doute et du désespoir, afin de comprendre bien nettement comment cet esprit, si puissant et si impérieux dans les formes de son éloquence, s’est réfugié dans l’autorité. Tout cela, sans doute, ne peut se deviner ; les plus grands bonheurs du génie, si précoce qu’il soit, ne vont pas jusqu’à dispenser de l’étude. Il faut donc regretter que M. Hugo ait pris Lamennais comme un thème oratoire, sans se donner la peine d’analyser dans toutes ses parties l’admirable monument dont il avait inscrit le titre au bas de la page.
Pour Byron, on le comprend de reste, la difficulté n’était pas moins sérieuse ; il s’agissait d’un poète étranger dont le nom retentissait partout et dont les œuvres n’étaient familières ni à son pays ni au nôtre ; il s’agissait de mettre à sa place et à son rang un homme plus célèbre encore par les malheurs de sa vie que par la grandeur de ses œuvres. La tâche était vaste ; M. Hugo l’a-t-il remplie ? Ce qu’il dit de Byron peut-il servir à nous initier aux secrets de ce génie prodigieux que l’Europe admire et connaît si mal ? je ne le crois pas. Si l’on excepte quelques détails insignifiants et vagues sur les troubles domestiques de l’illustre poète, je ne vois rien dans ces pages qui ne puisse convenir très bien à vingt autres poètes méconnus et calomniés par leur siècle. Il n’y a dans ce morceau, d’ailleurs très habilement écrit, qu’un sentiment dominant qui aurait pu trouver place ailleurs, celui de la fraternité mystérieuse qui unit entre eux les génies éminents malgré la distance des âges et des lieux. Il est bon sans doute que chacun ait la conscience et l’orgueil de son mérite, il est bon que les femmes et les poètes ne se laissent pas aller à une fausse modestie, et qu’ils estiment selon leur valeur la beauté de leurs yeux et la profondeur de leurs inspirations ; mais à quoi bon parler de soi-même à propos de Byron ? à quoi bon saisir la mort d’un homme illustre pour proclamer la ferveur de ses sympathies et l’intimité fraternelle de ses affections ?
Je ne sais pas si M. Hugo a changé d’avis sur Byron depuis dix ans. Il est permis sans invraisemblance de l’espérer ; mais il y a plus que de l’étourderie à dire que la poésie européenne était représentée, en 1824, par Byron et Chateaubriand. Ni l’un ni l’autre ne représentaient la poésie de son pays ; à plus forte raison, l’un et l’autre ne représentaient pas la poésie européenne. En 1824, Goethe était encore de ce monde, et son nom était assez grand pour n’être pas oublié. Manzoni avait déjà doté l’Italie de quelques-uns de ses plus beaux poèmes, et son nom devait être compté pour quelque chose. En Angleterre, il y avait près de Byron des noms du premier ordre qui ne pâlissaient pas à côté de lui. Il y avait Wordsworth, dont les esquisses, écrites au bord du Rhin, ont inspiré le troisième chant du Pèlerinage, et qui se place par son grand poème de l’Excursion entre Homère et Milton. Coleridge, Wilson, Scott, Robert Burns, signifient bien aussi quelque chose dans l’histoire littéraire de la Grande-Bretagne. En France, à côté de Chateaubriand, il y avait Lamartine, madame de Staël, Lamennais, Joseph de Maistre. Si le Génie du Christianisme renferme des pages admirables de description et de rêverie, certes, les Méditations, Corinne, les Soirées de Saint-Pétersbourg et le Traité de l’Indifférence doivent bien être comptés pour quelque chose.
Rayer l’Allemagne et l’Italie de la carte d’Europe, c’est une faute assez grave ; oublier Goethe et Manzoni, ce n’est pas une omission vénielle ; dire que Chateaubriand représentait, en 1824, l’espérance religieuse, tandis que Byron représentait le doute et le désespoir, c’est un caprice de jeune homme qui peut fournir des périodes nombreuses et sonores ; mais à coup sûr ce n’est pas une vue littéraire. En Angleterre, l’école des lacs tout entière était chrétienne. Manzoni n’était pas moins religieux que Chateaubriand ; et Goethe, on le sait, a suivi dans tout le cours de sa carrière une ligne impartiale et désintéressée qui se raillait du doute et se passait de l’espérance.
Je veux croire que M. Hugo aperçoit dès à présent quelques-unes des fautes que je viens de signaler, et qu’il ne donne pas ces trois morceaux comme des modèles achevés de style et de pensée. Je veux croire qu’il est de bonne foi, lorsqu’il se raille, dans la première partie de sa préface, des essais littéraires de sa jeunesse.
Je consens de bon cœur à le prendre au mot ; mais alors je m’explique difficilement pourquoi il n’a pas reproduit ses premiers essais avec une littéralité scrupuleuse. Ce dernier reproche est plus grave que les autres, et c’est à regret que je me vois forcé de l’adresser à l’auteur. Je n’ai pas sous les yeux la collection complète du Conservateur littéraire et de la Muse française ; mais je dois signaler au public l’altération du premier et du dernier paragraphe dans le morceau qui concerne André Chénier. Dans les pages publiées en 1819, sur l’interprète harmonieux de mademoiselle de Coigny, on lisait au commencement :
« Un jeune homme élevé au milieu du siècle des idées nouvelles, de ce siècle remarquable par tant d’erreurs brillantes, s’attache servilement sur la trace des maîtres. Égaré par un excès de modestie, comme tant d’autres par un excès d’orgueil, loin de chercher une renommée prématurée, il se livre à des études solitaires ; les encouragements de quelques amis lui suffisent, il traverse son siècle également inconnu à la gloire et à la critique. Tout à coup il tombe avant le temps : “Je n’ai rien fait pour la postérité”, dit-il ; du moins a-t-il fait assez pour sa gloire, en montrant ce qu’il aurait pu faire.
« Tel fut André Chénier, jeune homme d’un véritable talent, auquel peut-être il n’a manqué que des ennemis. »
Voici les lignes substituées en 1834 :
« Un livre de poésie vient de paraître. Et quoique l’auteur soit mort, les critiques pleuvent. Peu d’ouvrages ont été plus rudement traités par les connaisseurs que ce livre. Il ne s’agit pas cependant de torturer un vivant, de décourager un jeune homme, d’éteindre un talent naissant, de tuer un avenir, de ternir une aurore. Non, cette fois, la critique, chose étrange, s’acharne sur un cercueil ! Pourquoi ? En voici la raison en deux mots : c’est que c’est bien un poète mort, il est vrai ; mais c’est aussi une poésie nouvelle qui vient de naître. Le tombeau du poète n’obtient pas grâce pour le berceau de sa muse. »
On lisait dans les pages de 1819 cette phrase-ci, qui ne se retrouve point dans les pages de 1834.
« Cela ne veut point dire qu’il soit bon auteur, mais cela prouve du moins qu’il avait tout ce qu’il faut pour l’être, les idées ; le reste est d’habitude. »
La dernière ligne, en 1819, est donnée comme une pensée de Voltaire. En 1834, la citation subsiste, mais l’indication de l’origine disparaît.
Sans doute, ces modifications n’ont pas grande importance en elles-mêmes, mais, rapprochées de la préface de M. Hugo, elles acquièrent une valeur fâcheuse. Une fois convaincu par ces deux exemples que M. Hugo ne nous a pas donné ses pensées de 1819 à 1824 dans leur littéralité intégrale, nous sommes amené naturellement à révoquer en doute la sincérité de ses railleries dédaigneuses sur ses premiers essais. Puisqu’il les a corrigés, sans doute il les estime plus haut qu’il ne dit. Il n’avait qu’un moyen de s’assurer notre indulgence, c’était de livrer le texte de ses premières pages tel qu’il est, sans le mutiler, l’enrichir ou le changer.
Il me reste à présenter sur ce morceau une remarque délicate, et que je ne dois hasarder que sous la forme du doute. On sait que le Conservateur littéraire était rédigé par MM. Abel, Eugène et Victor Hugo. Or, dans l’exemplaire que j’ai sous les yeux, les pages sur André Chénier sont signées d’un E. Cette initiale se trouve reproduite dans la table du volume. N’est-il pas permis de craindre que ces pages n’aient été insérées par étourderie dans les volumes de 1834 ? Cette erreur, si d’aventure elle était réelle, ne pourrait entamer la gloire poétique de M. Victor Hugo, mais dans la série totale de ses œuvres, ce serait un point bibliographique à éclaircir.
Et puis, pour dresser l’inventaire complet de ses tâtonnements littéraires, M. Hugo n’aurait-il pas dû réimprimer plusieurs pièces de vers signées du nom de d’Auverney ?
J’ai relu plusieurs fois le Journal d’un révolutionnaire de 1830, avec l’espoir de pénétrer les idées enfouies dans cette série de phrases détachées. J’avais peine à croire du premier coup que M. Hugo eût pris pour thème des questions politiques et sociales sans se résigner au souci de les étudier. Je répugnais à condamner sur une première impression ce cliquetis d’antithèses qui fait bien quelquefois jaillir, comme une lumineuse et passagère étincelle, les mots de peuple, de gouvernement, de lois, de justice, mais où l’œil le plus clairvoyant ne peut rien apercevoir de solide et de sérieux. Je l’avoue à regret, mais je ne puis pas ne pas l’avouer, je n’ai pas trouvé dans ces soixante pages un sentiment ou une pensée qui n’ait été depuis quatre ans développé en termes plus précis par la polémique de la presse ou de la tribune. Je concevrais très bien qu’un esprit élevé eût le caprice de ramasser parmi les débris des querelles parlementaires un problème oublié et qui ne méritait pas de l’être, et qu’il se dévouât à l’élucidation laborieuse et patiente de toutes les faces diverses que ce problème peut présenter à la réflexion. Je concevrais très bien qu’il donnât à un thème déjà connu une valeur dialectique ou littéraire capable d’en assurer la durée. L’art d’écrire et la logique ont le privilège de rajeunir et de renouveler les choses les plus vieilles ; mais ici, rien de pareil. MM. Carrel et Chatelain ont vingt fois posé, vingt fois résolu les questions soulevées par M. Hugo dans le Journal d’un révolutionnaire. Chacune de ces pensées, inscrites jour par jour, aurait tout au plus valu la peine d’être consultée, si l’auteur ne s’était pas laissé devancer par la presse, et s’il avait eu le courage de les approfondir pour les éclairer. Telles qu’elles sont, je n’en sais pas une qui mérite les honneurs de la publication.
J’éprouve le besoin de transcrire quelques-unes de ces pensées, afin que le public décide par lui-même de la justesse et de l’opportunité de mes critiques.
« Août 1830. Tout ce que nous voyons maintenant, c’est une aurore. Rien n’y manque, pas même le coq. »
Que signifie ce puéril rapprochement ? Est-ce une mauvaise plaisanterie ? Est-ce une idée sérieuse ? Est-il possible de deviner l’intention cachée, je veux bien le croire, sous ce frivole entassement d’images ?
« Pour beaucoup de raisonneurs à froid, qui font après coup la théorie de la terreur, 93 a été une amputation brutale, mais nécessaire. Robespierre est un Dupuytren politique. Ce que nous appelons la guillotine n’est qu’un bistouri.
« C’est possible. Mais il faut désormais que les maux de la société soient traités, non par le bistouri, mais par la lente et graduelle purification du sang, par la résorption prudente des humeurs extravasées, par la saine alimentation, par l’exercice des forces et des facultés, et par le bon régime. Ne nous adressons plus au chirurgien, mais au médecin. »
La première partie de cette pensée se trouve exprimée en termes beaucoup plus intelligibles dans la préface des Études historiques de M. de Chateaubriand. L’illustre auteur de René a traité sévèrement, mais justement, ces jeunes historiens optimistes qui absolvent à tout propos la nécessité des événements accomplis. Il a dit ce qu’il y avait à dire sur les panégyristes de la Convention ; mais sa dédaigneuse raillerie n’a pas franchi les limites de la raison et du goût. M. Hugo n’a pas été si bien avisé. Toute la seconde partie de ce singulier paragraphe a l’air d’une gageure contre le sens naturel des mots et la simplicité aujourd’hui populaire des idées médicales. Robespierre et Dupuytren, l’échafaud et le bistouri, ne sont que des trivialités ridicules ; et puis il n’est plus permis à cette heure d’établir une distinction entre la médecine et la chirurgie.
Depuis les travaux de Haller et de Bichat, l’unité de la science médicale est désormais hors de doute. Il n’y a pas d’opérations praticables sans une connaissance complète de la physiologie de l’homme sain et de l’homme malade ; il n’y a pas de médecine possible sans une étude précise et sans une courageuse application des procédés opératoires. Diviser par la pensée ce qui est uni par la réalité, c’est une puérile ignorance. Que veulent dire ces humeurs extravasées qui se résolvent ? en sommes-nous encore aux théories humorales du moyen âge ? si cette énigme recèle dans ses entrailles une pensée nette et féconde, j’avoue humblement que ma sagacité ne peut atteindre si loin.
« Septembre 1830. Ne détruisez pas notre architecture gothique ; grâce pour les vitraux tricolores ! »
Quelle peut être la signification de ces deux lignes ? est-ce une apologie du droit au nom de l’art, ou de l’art au nom du droit ? ou bien n’est-ce pas tout simplement un jeu de mots oiseux et vide ?
« Napoléon disait : Je ne veux pas du coq, le renard le mange ; et il prit l’aigle. La France a repris le coq. Or voici tous les renards qui reviennent dans l’ombre à la file, se cachant : P. — derrière T. — V. — derrière M. — Eia ! vigila galle ! »
J’ai beau retourner dans tous les sens cet apologue satirique, je n’arrive pas à pénétrer la morale de la fable. Ma raison demeure indécise entre le coq, l’aigle et le renard. Je n’ose combattre l’avis de Napoléon, mais je n’ose m’y ranger ; je laisse à de plus fins le soin de prendre un parti.
« Octobre 1830. Les têtes comme celle de Napoléon sont le point d’intersection de toutes les facultés humaines. Il faut bien des siècles pour reproduire les mêmes accidents. »
Comment est-il arrivé à cette sentence d’éclore en octobre 1830, plutôt que l’année précédente ou l’année suivante ? Je ne sais. Je n’aperçois pas la connexion intime qui unit ces idées, si toutefois ce sont des idées, à la date qui les a vues naître. Mais jugée absolument, sans tenir compte du lieu et de la date, que signifie cette sentence ? qu’est-ce que le point d’intersection de toutes les facultés humaines ? d’aventure les facultés seraient-elles des lignes ? qu’est-ce que cette singulière géométrie cérébrale ?
« Décembre 1830. Si le clergé n’y prend garde et ne change de vie, on ne croira bientôt plus en France à d’autre trinité qu’à celle du drapeau tricolore. »
Il n’y a rien à dire de cette menace.
« Feuillets sans date. Parmi les colosses de l’histoire, Cromwell, demi-fanatique et demi-politique, marque la transition de Mahomet à Napoléon. »
Je ne sais pas dans quelle histoire d’Europe, M. Hugo a saisi cette transition de Mahomet à Napoléon par Cromwell. Si cette transition n’est pas juste, elle possède au moins le mérite de la nouveauté. À la vérité le penseur omet plusieurs points intermédiaires qui ne sont pas sans importance, tels, par exemple, que Charlemagne, Grégoire VII, Luther, Charles-Quint. C’est une belle chose que la simplicité ; mais la simplicité n’est belle qu’autant qu’elle sert de vêtement à des idées vraies. Il n’y a de vraiment simple que les idées générales ; il n’y a de vraiment générales que les idées qui résument les faits. Dans l’ignorance ou l’omission des faits, il n’y a ni généralité ni simplicité : il y a tout au plus la caricature de ces deux caractères magnifiques de la pensée. Je m’arrête ici : je ne veux pas poursuivre plus loin l’analyse déjà trop longue peut-être d’un livre que M. Hugo, dans l’intérêt de sa gloire, n’aurait jamais dû tirer de la poussière où il était enseveli. Le courage me manque pour traiter avec sévérité un recueil qui ne mérite qu’un seul châtiment de la part de la critique, l’oubli et le silence.
J’aurais voulu prouver, mais la chose est inutile, que la poésie des mots, si habile qu’elle soit, n’est pas une méthode de raisonnement politique. Qui est-ce qui en doute après avoir lu les pensées que je viens de citer ? Si M. Hugo, en publiant ce dernier livre, a cédé aux conseils de ses amis, il doit se repentir dès à présent de sa docilité. Il se dit tous les soirs dans les salons de Paris mille choses plus sérieuses et plus dignes de souvenir que les pages dont je viens de parler. Après avoir écouté seconde par seconde les pulsations de sa pensée, après avoir porté si haut l’adoration et le culte de soi-même, il ne reste plus qu’une chose à faire : c’est de prendre à toutes les heures de la journée la silhouette de son ombre.
XX. De la réforme dramatique.
I.
Aujourd’hui plus que jamais j’éprouve le besoin de protester, au nom de la critique, contre les accusations d’outrecuidance et de fatuité qui ne manquent jamais à la franchise. Ce que j’ai à dire de la réforme dramatique blessera bien des vanités, effarouchera bien des croyances, et peut-être, au moins je l’espère, ébranlera bien des pensées qui se disent inébranlables. Je ne suis pas assez fou pour attribuer à mes paroles une puissance divine ; je ne crois pas qu’un théâtre nouveau va s’élever à ma voix, comme autrefois la ville merveilleuse aux sons de la lyre d’Amphion. Mon rôle est plus modeste et plus facile à comprendre. J’écoute les poètes, je suis d’un œil vigilant leur trace glorieuse, je compte leurs pas ; et quand la foule plus rare commence à les abandonner, je leur dis simplement pourquoi la foule les abandonne. Mais je n’ai jamais dit, et je ne dirai jamais : Mon conseil est la poésie même.
Confessons-le sans colère et sans honte : de toutes les formes littéraires, la forme dramatique est aujourd’hui la moins honorée, et celle qui à cette heure mérite le moins de l’être. On écrit sans doute bien des mauvais livres ; le nombre des mauvaises pièces est encore plus effrayant. Le mal n’est pas irréparable, mais il ne faut pas le taire, si l’on veut le guérir.
Cette déchéance ne tient pas à la forme elle-même ; car, entre les noms les plus grands de l’histoire, Sophocle et Shakespeare, Calderon et Schiller, Racine et Alfieri, tiennent glorieusement leur place. Que diraient aujourd’hui ces artistes laborieux, s’ils revenaient parmi nous ? De quel œil verraient-ils l’indolence fastueuse des ouvriers qui prétendent à leur héritage ? Ce n’est pas eux qui s’étonneraient de l’indifférence publique.
Un roman, un recueil d’élégies, soulèvent pendant plusieurs mois des questions sans nombre. Les salons et les académies s’en occupent. On relit ce qu’on a d’abord admiré, on cherche à deviner la cause de son plaisir. À chaque nouvelle épreuve, on découvre des beautés nouvelles ; on pénètre plus avant dans la pensée de l’inventeur, on démêle des artifices de composition qui avaient échappé à une première lecture : on aime à relire une strophe harmonieuse, à remonter jusqu’à l’origine d’une image ; et quand au fond de son cœur on aperçoit, en caractères confus, ce que le poète a su graver sur l’airain, on s’applaudit naïvement de cette invisible fraternité. Au théâtre, y a-t-il rien de pareil ?
Après la tragédie consulaire et impériale qui se nourrissait de flatterie, après la tragédie allusive de la restauration, qui prenait pour le dernier terme de la poésie dramatique les taquineries d’un hémistiche, nous avons eu le drame shakespearien. Le dernier venu est plus jeune que les deux autres ?
Le public apporte à l’histoire dialoguée la même insouciance et le même ennui qu’aux plaidoyers emphatiques de la tragédie impériale. Il ne s’inquiétait guère de savoir si M. Arnault descendait en ligne directe de Sophocle, par Corneille : il ne demande pas aux poètes d’aujourd’hui s’ils descendent de Shakespeare par Schlegel ou Le Tourneurs.
Les hommes sérieux ne vont plus au théâtre, parce qu’ils n’ont plus rien à y voir qui soit digne d’eux et de leur attention ; ils vivent avec le passé dans une société intime et familière, et ils attendent, pour coudoyer le présent, que le présent se régénère et se relève. Mais l’heure de la réconciliation ne saurait être bien éloignée, car les hommes de plaisir et d’oisiveté sont arrivés par une autre voie, plus dispendieuse et moins honorable, au même dégoût que les hommes sérieux. Encore un peu de patience, et le désert sera complet.
Autrefois, les jeux du théâtre comptaient parmi les plus nobles délassements ; l’admiration était courageuse et n’avait pas cette avidité de caprice que nous lui voyons aujourd’hui. Pourquoi cela ? Le public est-il changé ? Ou bien a-t-il cédé aveuglément à l’impulsion qu’on lui a donnée ? Au dix-septième siècle, il écoutait avec une joie toujours nouvelle des vers qu’il savait par cœur ; il revenait à des pensées connues, dans l’espérance de les mieux connaître. Sa curiosité n’avait rien de maladif et d’arrogant ; il arrangeait ses distractions comme une étude austère ; et son émotion, pour être prévue, n’était ni moins vive, ni moins profonde. Loin de là, le frisson qui le saisissait, à des moments marqués d’avance, lui semblait chaque fois plus terrible et plus glacé.
Mais pourrait-on, sans folie, attendre du public d’aujourd’hui une longanimité pareille ? C’est aux sens, et aux sens seulement, que s’adressent les ouvriers dramatiques ; or, si les joies de l’âme sont infinies, rien n’est plus étroit que le plaisir des sens ; c’est une vérité triviale, un aphorisme vulgaire. Si donc le public du dix-septième siècle avait raison d’être sérieux, attentif, persévérant, le public d’aujourd’hui a raison pareillement de se montrer dédaigneux, insouciant et blasé.
Je ne voudrais pas descendre aux détails d’une démonstration puérile ; mais pourtant je suis forcé d’indiquer sommairement les symptômes de la satiété. Il faut, pour accomplir la réforme dramatique, atteindre du même coup le public, les acteurs et les poètes. L’ordre selon lequel s’accomplira cette réforme n’est pas difficile à prévoir : elle ira du public au poète, et du poète à l’acteur. Il est donc très important de ne laisser aucun doute sur les dispositions réelles de l’auditoire.
Voici comment se passent les choses aux soirées qu’on est convenu d’appeler solennelles. La foule se presse au parterre, les femmes jeunes et parées envahissent les loges ; le rideau se lève ; l’acteur entre en scène ; on n’écoute pas, on regarde. À peine si quelques oreilles obstinées essaient de deviner les premiers vers ; la salle tout entière a les yeux tournés sur la décoration. Chacun donne son avis sur l’exactitude archéologique d’une chambre sculptée ou d’une portière damassée. Il n’est personne qui, pour avoir feuilleté cent pages de Sainte-Palaye ou de Monteil, ne se croie en droit de critiquer la forme d’un chapiteau roman ou l’écusson d’un chevalier du douzième siècle. Pourtant cette érudition mondaine compose volontiers avec le décorateur, et depuis le jour où l’on nous a donné, pour un palais de l’île de Chypre, l’intérieur de la cathédrale de Sienne, il n’y a plus de transaction impossible. Comme il faut au moins dans la soirée une demi-douzaine de décorations, les antiquaires de la salle ont de quoi défrayer leur petite vanité.
Quand les yeux sont las de parcourir les panneaux et les meubles de l’appartement, l’aristocratie des loges consent à s’occuper des acteurs ; mais ce n’est pas encore à l’homme que s’adresse l’attention ; c’est au costume seulement. Ici l’occasion est belle pour les femmes oisives ; elles n’ont pas assez de regards pour les surcots et les vertugadins ; elles essaient dans leur pensée le velours et la dentelle qui se promènent sur la scène, et se demandent avec une anxiété recueillie, si ce n’est pas une parure toute trouvée pour le bal de la semaine prochaine. Une fois décidées, elles peuvent s’abaisser à des réflexions moins graves ; elles comparent le ton du velours au teint de l’actrice : le corsage est trop long, ou bien les épaules ne sont pas assez découvertes ; la coiffure est trop haute pour son front, ou bien le bas du visage est trop large.
Ce savant commentaire dévore la moitié de la soirée. Enfin, vers le milieu du troisième acte, les acteurs ont leur tour. La pièce est à peine écoutée, l’action est assez mal comprise, quoique d’ordinaire l’auteur ait soin de multiplier les incidents et de laisser aux yeux le travail de l’intelligence.
Que dire des acteurs ? juger l’habileté, le bonheur ou la puissance de leurs études ? Mais comment ? il faudrait avoir entendu le rôle entier pour estimer la difficulté de l’entreprise. Il ne reste plus aux beaux esprits de la salle qu’un seul parti, auquel ils se résignent : ils parlent de l’acteur comme d’un cheval de course. Le timbre et le volume de la voix, le frémissement des membres, la pâleur du visage, l’ardeur fébrile de la prunelle, la décomposition des traits, fournissent encore à leur dédain babillard l’occasion d’un triomphe éclatant.
Le rideau tombe, la pièce est jouée, la foule se disperse, oublie, avant de s’endormir, ce qu’elle a vu, et se réveille le lendemain en demandant un nouveau spectacle.
Si l’on pouvait réunir ensemble dans un même atelier tous les grands génies qui, depuis soixante siècles, ont inventé, et si, par impossible, ils ne mâtaient pas l’insolente satiété du public, je m’assure qu’ils ne réussiraient pas à produire en raison de ses demandes. S’ils se mettaient à son service, s’ils s’enrôlaient à ses gages, s’ils négligeaient de lui rompre la visière, pour l’amener à résipiscence, ils ne tarderaient pas à s’épuiser et à rendre l’âme ; ils auraient beau faire, leur imagination serait toujours au-dessous des sens de l’auditoire. À cette nation de curieux blasés, il faudrait une nation d’inventeurs, infatigable, incessamment variée, capable de condenser dans une heure les émotions et les spectacles de tout un siècle ; une nation qui d’un souffle magique ressuscitât les villes endormies, les guerres apaisées dans le tombeau, pour jeter en pâture à l’avide satiété d’une soirée ce que des myriades d’années ont eu peine à contenir.
C’est-à-dire que pour un pareil public il n’y a pas de poésie possible.
Mais le malade souffre et appelle la guérison ; la crise est trop douloureuse et ne peut se prolonger ; harcelé par tous les côtés à la fois, il soupire après le repos ; il ne distingue plus la saveur des émotions qui lui arrivent ; il a usé dans la débauche le meilleur de ses forces, et il sent bien qu’il est à bout.
Une sobriété sévère peut seule apaiser de pareilles souffrances ; il faut sevrer le malade, couper court à toutes ses habitudes ruineuses, ne laisser venir à lui qu’un air pur, et ménager l’exercice de ses facultés avec un soin vigilant. À ces conditions, peu à peu les sens épuisés reprendront leur activité première, les désirs éteints se ranimeront, le regard, en se baignant dans l’ombre, retrouvera sa clarté.
Essayer une méthode contraire, c’est jouer un jeu périlleux ; c’est méconnaître d’emblée les limites de la réalité ; c’est croire tout simplement qu’on peut aller du vin à l’éther sans se brûler les entrailles.
Soumise à ce régime, l’intelligence publique ne tardera pas à devenir exigeante. Elle était gloutonne, elle sera gourmande ; elle demandait un spectacle varié, bruyant, des figures nombreuses et pressées, le déroulement rapide d’un paysage infini, l’entassement inattendu des épisodes, une fois ramenée à sa jeunesse première, elle voudra des lignes harmonieuses, des groupes ordonnés savamment, des contours serrés de près, des figures distinctes, étudiées individuellement, douées d’une physionomie ineffaçable. Elle ne s’inquiétera plus de la variété des couleurs, ni du nombre des plans ; ayant peu à voir, elle verra bien ; elle sera impitoyable au mensonge et à l’exagération. Elle acceptera sans chicane mesquine l’invention sérieuse et sincère ; mais elle n’aura que de la pitié pour les pompes enfantines, pour les carrousels dorés, qui montent sur le théâtre et prennent la place de l’histoire ; surtout elle répudiera d’un regard dédaigneux ces hauberts et ces cottes de mailles qui reluisent au soleil, mais qui sont vides ; elle ne prendra pas un juron pour une date, ni un tabard pour un héros.
Alors la poésie dramatique sera vraiment difficile ; alors il ne sera plus permis à personne d’improviser en quelques nuits le spectacle d’une soirée. Pour être admiré sérieusement, il faudra un travail sérieux ; pour être un grand poète, il faudra quelque chose de plus que cinquante cierges et quelques aunes de velours.
Après le public indifférent et blasé, nous aurons le public attentif.
Or, à moins d’ignorer le sens des mots et la valeur des choses, il est facile de prouver que la curiosité sera en raison inverse de l’attention : ceux qui voient beaucoup ne regardent pas. La curiosité, telle que le monde l’entend, n’est qu’une perpétuelle distraction, c’est-à-dire une perpétuelle oisiveté. Pour les sens c’est le libertinage ; pour l’esprit, c’est l’ignorance ; pour le cœur, c’est l’égoïsme.
Une fois, au contraire, que la curiosité s’apaise et s’enferme dans d’étroites limites, l’attention, plus puissante et plus libre, atteint aux cimes les plus hautes de la clairvoyance, et, dans les trois ordres que j’ai dits, elle arrive au plaisir, au savoir, au dévouement.
Face à face avec un public attentif, le poète ne manquera pas de mesurer ses forces avant d’engager la lutte : sûr que pas un de ses mouvements ne sera perdu, il ne laissera pas au hasard le choix de ses attitudes, il composera son geste et sa voix.
Résolu à ne produire qu’un nombre déterminé d’impressions, il les voudra profondes et inévitables ; et pour atteindre le but qu’il aura marqué, pour frapper d’un coup décisif la place préférée, pour tailler une blessure large et saignante, il réfléchira longtemps avant de lever l’épée.
Alors l’ode et le roman auront sur la scène un rival digne de leur jalousie. Comme l’ode et le roman, le drame aura des beautés successives ; on reviendra voir trente fois la même héroïne, avec la certitude d’éprouver une émotion nouvelle.
Le jour où se lèvera cet astre glorieux, les antiquaires n’auront pas grand-chose à dire ; ils feront silence avec la foule, ils redeviendront hommes pour écouter et s’attendrir.
Mais pour ce drame qui viendra, où seront les acteurs ?
Je ne crois pas, comme on le répète partout, que la rue de Chartres et le boulevard Bonne-Nouvelle soient en mesure de régénérer la Comédie-Française. Il se peut que Perlet ait joué Molière à Londres d’une façon très remarquable : les réflexions ingénieuses qu’il a publiées sur le rôle de Tartuffe ne seraient pas une preuve sans réplique. Mais Gontier, si admiré dans le cadre étroit qu’il avait choisi, n’aurait produit, j’en suis sûr, qu’un effet très médiocre dans la haute comédie. Entre les acteurs qui ne sont pas rue de Richelieu, j’en connais un, mais un seul, qui devrait y être, et qui fournirait aux poètes et aux critiques un curieux sujet d’étude, Frédérick Lemaître. Tous les reproches qu’on peut lui faire n’altèrent pas l’incontestable originalité de son talent. Qu’il soit indocile et rebelle aux avertissements, c’est un malheur sans doute ; mais jusqu’ici, qu’on nous le dise, de qui lui sont venues les remontrances ? Bocage et Lockroy sont à coup sûr très supérieurs aux deux tiers de la Comédie-Française ; mais, s’ils quittaient la scène où ils sont populaires, je doute fort qu’ils ne perdissent pas au change. Lockroy, malgré la netteté de son intelligence, est d’une tristesse monotone : c’est une vivante élégie. Quant à Bocage, la rapidité merveilleuse de ses succès a jusqu’ici fermé ses yeux sur la véritable mission de l’acteur. Il dépèce un rôle, il l’émiette phrase à phrase, pour montrer qu’il n’en oublie rien ; il craindrait en le composant, en soudant par sa volonté tous les détails que trop souvent le poète éparpille, de laisser dans l’ombre, ou seulement de rejeter sur le second plan, un mot qui peut être applaudi. Après eux, je ne vois plus personne à nommer, à moins d’aller chercher parmi ses panégyristes, Émile Taigny, qui semble, à quelques vieilles femmes, l’espérance de l’art dramatique, mais qui serait fort déplacé dans un rôle de Molière ou de Beaumarchais. Le satin et la poudre lui vont à merveille, je me veux bien ; mais, fût-il le plus beau cavalier du monde, il aurait encore beaucoup à faire pour devenir un acteur passable.
Parlerai-je de madame Volnys et de madame Albert ? Il n’y a rien à en dire, sinon qu’elles sont fort au-dessous de madame Théodore qui, certainement, ne se serait jamais risquée à la Comédie-Française.
Madame Allan mérite seule une exception ; elle a souvent fait preuve d’une grande finesse, et son absence est à regretter.
Je reviens à la rue Richelieu. À Dieu ne plaise que j’entreprenne l’analyse individuelle des cinquante-deux acteurs qui se partagent les deux cent mille francs de M. Thiers : la tâche serait au-dessus de mes forces, et surtout de mon savoir.
Les trois quarts de ces messieurs me sont parfaitement inconnus, et je ne rougis pas de mon ignorance.
Ce qu’il importe de saisir et de caractériser, c’est la physionomie générale et constante de la Comédie-Française. Les singularités personnelles, les originalités excentriques y sont trop rares pour compliquer l’analyse collective. Il y a un mot d’ordre qui régit les sociétaires et qui les console, à ce qu’ils disent, de l’indifférence publique, c’est le respect de la tradition.
Pas un d’eux, à l’heure où je parle, n’essaie de pénétrer à sa manière le sens de Cinna ou de Britannicus ; pas un d’eux ne tâche de surprendre dans un rôle écrit entre Richelieu et Bossuet les intentions ignorées de la foule. Ce qui les préoccupe surtout, c’est de savoir comment Lekain ou Molé, Préville ou Fleury, mademoiselle Contat ou mademoiselle Clairon jouaient ce qu’ils ont à jouer. Au nom de la tradition, ils ont fait de l’art dramatique, le plus vivant et le plus énergique de tous les arts, une momie inerte, immobile.
Si la tradition était vraie, authentique, l’obéissance militaire au passé serait une folie digne de pitié ; l’accomplissement servile de commandements obscurs ne mérite que la colère.
Ils prétendent garder l’arche sainte contre la profanation des impies ; ils s’appellent entre eux les lévites du temple ; et voyez comme ils honorent le vrai Dieu ! Scarron, prié de travestir Corneille ou Racine, ne les eût pas traités plus lestement ; ce qui, parmi les sociétaires, se nomme le répertoire est une parodie indigne des tréteaux. Il n’y a pas, dans une fête foraine, de jongleur ou d’arlequin, qui n’ait dans ses manières, dans sa voix, dans ses gestes et son attitude, plus de gravité, de bon sens et de suite, que les acteurs chargés à la Comédie-Française de représenter les chefs-d’œuvre de grand siècle. S’il y a au monde une profanation misérable, un sacrilège insultant, une simonie criminelle, c’est le supplice infligé chaque jour à l’immortelle pensée de ces poètes illustres ; et pour que rien ne manque à cette ignoble souillure, les costumes et les décorations sont à la hauteur des comédiens. Iphigénie en Aulide, représentée dans une grange de village, par une troupe ambulante, ne serait pas autrement défigurée. Clytemnestre hurlée par madame Paradol, Achille grasseyé par le gosier matamore de M. David, quel spectacle, grand Dieu ! et la tente du roi des rois, du chef de la flotte grecque, simulée par une baraque égratignée où l’on n’oserait pas montrer les singes.
Cette belle et noble tragédie, si simple et si sévère, si pareille dans ses majestueuses draperies, dans son attitude contenue, aux premiers âges de la sculpture Éginétique, demi-divine, demi-humaine, qu’est-elle devenue entre les mains ignorantes de ces prêtres obstinés ? Ne viendra-t-il pas un docteur jeune et hardi pour chasser tous ces publicains du temple ?
Molière aussi est livré pieds et poings liés à l’impitoyable tradition. Vainement a-t-il brisé son vers pour échapper à la mélopée nasillarde qui n’était pas inconnue à l’hôtel de Bourgogne, et qu’il prévoyait dans un avenir indéfini ; vainement a-t-il donné à sa parole toute la souplesse de la pourpre Tyrienne ; l’amant de la Béjart n’est pas plus heureux que l’amant de la Champmeslé : M. Saint-Aulaire fait la partie de M. David.
Pour des acteurs sérieux, l’ancien répertoire devrait être un sujet d’études et d’émulation ; mais je voudrais la lutte généreuse, entière, sans restriction, sans arrière-pensée, sans privilège ; et ce qui se passe sous nos yeux à la Comédie-Française est loin de réaliser nos vœux.
On sait l’excellence de mademoiselle Mars dans Célimène, Araminte et Sylvia ; il est impossible de surpasser l’élégance et la netteté de sa diction, de donner à chaque mot une valeur plus vraie, d’indiquer plus finement, sans exagération et sans guinderie, les moindres intentions d’un rôle ; c’est là un beau patrimoine, et qui devrait suffire à son orgueil. Qu’elle soit plus admirable encore dans Marivaux que dans Molière, peu importe à sa gloire, si elle est exquise dans tous les deux. Mais pourquoi défendre ces rôles comme un domaine inaliénable ?
Madame Dorval a joué Suzanne dans plusieurs grandes villes de France, elle n’a pas copié mademoiselle Mars, elle n’a pas même songé à l’imiter ; elle a compris le personnage à sa manière. Au lieu d’une coquetterie malicieuse réfléchie, et contenue dans ses moindres élans, plus savante que vive, et que mademoiselle Mars traduit à merveille, elle a trouvé dans Beaumarchais une jeune fille fière de sa beauté, confiante en elle-même, hardie à la réplique, invitante sans lasciveté, vive et folâtre sans se livrer, pleine de force et de séduction. Laquelle des deux a raison ? Faut-il louer mademoiselle Mars d’avoir transformé le poète pour le ramener aux conditions de sa nature ? Faut-il remercier madame Dorval d’avoir été droit à Beaumarchais, d’avoir saisi le rôle dans son entière franchise, sans retrancher rien à son égrillarde insolence ? La question vaut bien qu’on la soulève, et comment décider, si la lutte n’est pas permise ?
De la part de mademoiselle Mars, consentir à la comparaison, ce ne serait pas seulement justice, ce serait aussi à notre avis un excellent calcul. Elle ne perdrait pas à ce jeu un seul de ses admirateurs ; sa générosité ne lui coûterait rien. Et puis elle pourrait prendre sa revanche. Par exemple, elle n’aurait qu’à choisir Adèle d’Hervey, qui, dans l’origine lui était destinée, et je m’assure qu’elle trouverait moyen de rajeunir et de renouveler le rôle créé si heureusement par madame Dorval ; elle serait autre et ne serait pas inégale ; elle interpréterait avec une habileté inattendue, avec une pénétration presque divine, des sentiments inaperçus jusqu’ici, elle ferait saillir avec un relief éclatant bien des couleurs demeurées dans l’ombre ; n’est-ce pas là une rivalité honorable ?
Je voudrais aussi voir passer aux mains de madame Dorval le rôle de Clotilde. Je n’accepte pas la pièce comme un chef-d’œuvre, il s’en faut de beaucoup ; mais pour ceux qui consentent à subir les trois premiers actes, le quatrième et le cinquième sont un digne dédommagement. C’est un mélodrame, à la bonne heure ! mais un mélodrame douloureux et poignant, une face nouvelle et avilissante de la jalousie, une flétrissure de l’âme humaine hardiment montrée. Je laisse de côté la question littéraire, pour ne considérer que la question purement dramatique. Eh bien ! l’auteur doit désirer pour lui-même, en vue de ses inventions à venir, pour le public auquel il s’adresse, que tous les côtés de sa création soient révélés avec une égale franchise. Or, comme mademoiselle Mars et madame Dorval ne se ressemblent en rien, comme elles ont toutes deux une puissance égale, mais diverse, la chance de révélation est inévitable. Ici d’ailleurs, l’expérience plaiderait plus haut que moi : à Rouen, à Bordeaux, qui ne sont pas des villes illettrées, madame Dorval a joué Clotilde, elle a excité un enthousiasme unanime. Pourquoi serions-nous privés de la voir dans Clotilde ?
Je conçois très bien la hiérarchie militaire ; mais je n’accepterai jamais la hiérarchie dramatique. Et puis il y a un moyen bien simple d’arrêter l’empiétement ; c’est d’exiger l’échange. Que mademoiselle Mars prête Clotilde, et qu’elle prenne Marion Delorme, qui lui était destinée aussi bien qu’Adèle d’Hervey ; qu’elle donne à la voix suppliante de la courtisane amoureuse le timbre pur et mélodieux dont elle sait si bien le secret ; qu’elle justifie par l’attrait tout-puissant de sa diction, par l’ingénuité savante de sa démarche, le poétique entraînement de Didier ; qu’elle nous explique à sa manière comment le courtisan rêveur, qui pouvait chaque jour admirer les blonds cheveux d’Anne d’Autriche, s’est laissé prendre par cette pauvre fille, si malmenée dans les mémoires du coadjuteur, et qui avait reçu dans son lit la moitié de la cour et les trois quarts de la ville.
Est-ce là, qu’on nous le dise, une tâche indigne de mademoiselle Mars ?
S’il y a un comité à la Comédie-Française, ce que j’ignore absolument, que le comité décide souverainement les mutations que je propose. Si le comité n’est qu’un être idéal, insaisissable, utile tout au plus pour fermer la bouche aux vanités blessées qui débutent dans l’alexandrin, il y a sans doute au-dessus de ce fantôme d’autorité sociale une autorité réelle, une, personnelle, logique et inflexible, capable de comprendre et de servir l’intérêt commercial, sinon l’intérêt littéraire du théâtre. Or, ici les deux intérêts se réunissent pour donner le même conseil ; l’égalité parmi les artistes éminents est une des conditions vitales de toute entreprise dramatique.
Si mademoiselle Mars avait pris le parti qu’on pourrait lui attribuer, et auquel je refuse de croire, si elle avait résolu de ne confier les rôles créés par elle qu’à mademoiselle Plessyt, ce serait de sa part une maladresse impardonnable, une gaucherie désastreuse. À quoi peut servir cette reproduction littérale et servile du geste et de la voix de mademoiselle Mars ? Qu’avons-nous à faire de toutes ces minauderies puériles, de toutes ces contrefaçons mesquines et mortes ? Quand elle aura fléchi le cou, tourné la tête, levé la main comme son modèle, et qu’elle se dira follement : Voici que je l’égale ! de quel profit sera pour l’art dramatique cette singerie de pensionnat ?
Il est bon que Molière et Beaumarchais changent de signification et de portée dans la bouche de mademoiselle Mars et de madame Dorval, comme Cimarosa et Mozart dans la bouche de mesdames Malibran et Pasta, Fodor et Sontag. Ces métamorphoses laborieuses sont pleines d’enseignements et de révélations ; mais mademoiselle Plessy est à mademoiselle Mars ce que l’ombre est à la statue.
Je serai plus bref sur les poètes, et je n’ai pas besoin de justifier le laconisme de mes réflexions ; si elles sont justes, elles sont pressenties ; si elles sont imprévues, elles sont fausses.
Au public et aux acteurs que nous voulons, quels poètes pouvons-nous souhaiter ? faut-il demander, comme une réaction violente et salutaire, le retour de la tragédie antique ? faut-il remonter jusqu’au théâtre d’Athènes, ou même, pour atteindre les dernières limites de la simplicité, jusqu’au théâtre de l’Asie ? Choisirons-nous entre Kalidâsi et Sophocle ? Imposerons-nous à la satiété languissante de nos contemporains, l’élégie pastorale de l’Inde, ou l’élégie sentencieuse de la Grèce ? Chercherons-nous dans la nudité chaste et gracieuse des inventions attiques le rajeunissement de notre scène ? Conseillerons-nous aux imaginations ardentes de la génération qui grandit autour de nous de se retremper dans la lecture d’Hérodote ou d’Homère, et de prendre parmi les familles héroïques le thème de ses créations ? Non, ce serait vouloir l’impossible. L’Orient et la Grèce ne sont pas morts pour le théâtre, comme on le dit. La sève poétique de ces contrées n’est pas encore tarie ; mais pour multiplier les rameaux, pour élargir la tige, pour épanouir les bourgeons de cet arbre magnifique, il faudra changer la culture.
S’il arrive, dans un avenir prochain, à un artiste éminent d’étudier la Grèce et l’Orient pour les dramatiser, il ne devra se proposer pour modèle ni Sophocle, ni Racine, ni Alfieri ; espérer de surpasser la majesté du premier, la grâce du second, l’inflexible âpreté du troisième, serait une folie. Mais il y a dans l’antiquité un côté naïf et pittoresque, une franchise hardie qui se révèle plus volontiers dans les historiens que dans les poètes ; ce côté-là est encore vierge, et la poésie moderne peut s’en emparer glorieusement.
L’art souverain, l’art suprême de la Grèce, la statuaire avait envahi toutes les autres formes de la fantaisie. L’architecture n’existait pas par elle-même, c’était un prétexte à la statuaire ; et, comme Phidias a touché les plus hautes cimes de l’idéalité, il est naturel que les grands poètes, en vue de Phidias, aient négligé volontairement le détail de la vie réelle, comme trivial et mesquin. Il ne s’agit pas de glaner, la moisson n’est pas faite.
Faut-il prescrire Shakespeare et Calderon, plutôt que Sophocle et Racine ? Je ne le crois pas. Il y a toujours dans l’imitation un danger inévitable, c’est la confusion des qualités secondaires et des qualités intimes du modèle. Ainsi, Racine donne Campistron, Shakespeare donne Knowles. Quand l’école poétique de la restauration fit une levée de boucliers contre la tragédie impériale, et confia sa gloire et son salut à la poésie anglaise du seizième siècle, elle n’aperçut pas, à ce qu’il semble, l’écueil où elle est allée se briser ; elle crut qu’en jetant sur la scène toute une génération, en réunissant dans un spectacle de trois heures les événements et les hommes d’un demi-siècle, elle gagnerait sa cause et n’aurait plus rien à envier à la cour d’Elizabeth. C’est une méprise étrange, mais qu’on ne peut nier : on a pris le cadre pour le tableau, le vêtement pour l’homme, l’écorce pour l’aubier.
Si Shakespeare est grand, s’il abrite sous son ombre un siècle tout entier ; si Juliette est la digne sœur de Béatrice et de Nausicaa, ce n’est pas parce que le poète s’est joué de l’espace et du temps. Si les toiles qu’il a signées de son nom sont belles entre Titien et Rubens, ce n’est pas parce qu’il a prodigué les couleurs. Il est trop haut placé sur son piédestal, pour que les railleries glapissantes des universités et des académies puissent atteindre son oreille et amener la colère sur ses lèvres ; mais son mépris pour le temps et l’espace, la prodigue multiplicité de ses couleurs, ne sont pas ses vrais titres.
Le côté immortel et divin d’Othello, d’Hamlet, du Roi Lear, et de ses admirables Chroniques, c’est l’analyse humaine, c’est la constante prédominance des sentiments éternels, c’est le perpétuel triomphe de ce qui sera toujours sur ce qui était dans un temps et dans un lieu donnés.
Ce n’est pas par le savoir qu’il a conquis son rang ; son ignorance faisait pitié à Ben Jonson. Il avait mieux que le savoir, il avait l’omniscience. Il ne connaissait pas la Grèce comme Heeren, ni l’Italie comme Sismondi ; mais il comprenait les biographies de Plutarque et les nouvelles de Giraldi à sa manière, il les pénétrait par un sens refusé aux autres hommes. Il a été grand poète, parce qu’il était grand philosophe.
Ni Sophocle, ni Shakespeare. Quel sera donc le théâtre nouveau ? L’histoire sera-t-elle muette sur les destinées prochaines de notre scène ? Non sans doute. Mais je ne veux pas esquisser en quelques lignes un tableau de cette importance.
Je me contenterai de ramener à trois formules précises et compréhensives l’histoire de la scène française depuis 1610 jusqu’à 1834.
Ces formules, les voici :
De 1610 à 1715, la poésie dramatique se réduit à l’analyse. Corneille, Racine et Molière, malgré leurs affinités avec l’Espagne, la vieille Grèce et la vieille Italie, consacrent toute leur volonté au développement désintéressé de l’âme humaine.
L’emphase lucanienne de Corneille, la pudeur élégiaque de Racine, la déclamation sentencieuse de Molière, ne troublent pas la vérité générale de cette première formule.
De 1715 à 1784, depuis la mort de Louis XIV jusqu’au Mariage de Figaro, le théâtre tout entier n’est qu’un immense pamphlet. Crébillon, Marivaux, sont en dehors du mouvement. Le pouvoir appartient à Voltaire et à Beaumarchais ; et qui niera l’intime parenté de Mahomet et de Figaro ? Au dix-huitième siècle, l’étude savante des formes antiques n’était plus possible ; la poésie dramatique ne pouvait pas ne pas être militante. Sous Louis XIII et Louis XIV, elle était un ornement de la monarchie ; sous la régence et sous Louis XV, elle devint une arme contre la royauté.
Les tentatives ébauchées depuis cinquante ans n’ont pas encore de conclusion. Après l’analyse et le pamphlet, que pouvons-nous attendre ? L’analyse ne nous suffit plus ; le pamphlet nous est inutile. Il nous faut à présent l’analyse dans l’action, c’est-à-dire l’humanité dans l’histoire, la philosophie dans la réalité. Cette formule aux mains d’un grand poète deviendra un théâtre magnifique et nouveau.
II. De la réforme de la comédie.
En France, à l’heure qu’il est, il n’y a pas de comédie. La rénovation dramatique tentée par MM. Dumas, Hugo et de Vigny, n’a pas encore touché ce point de la question, et selon toute apparence, aucun des trois n’y songe sérieusement. Depuis que l’auteur de Cromwell a proclamé d’une voix dictatoriale la fusion de la comédie et de la tragédie dans le drame, il semble au plus grand nombre que la passion et le ridicule ne doivent plus désormais être séparés, mais bien alterner sur la scène, afin de ne laisser dans l’ombre aucune des faces de la réalité, aucune partie de la misère humaine ; c’est-à-dire que l’idée représentée par Shakespeare et Schiller détrônerait à jamais les idées personnifiées dans Sophocle et Molière. Cela est-il vrai ? Je ne le crois pas. Qu’il plaise à quelques intelligences de ce temps-ci, d’embrasser d’un seul regard tous les aspects de la vie, de mêler sur le même visage le rire et les larmes, d’amener sur les lèvres d’un même homme le sarcasme et les sanglots, c’est une chose facile à comprendre, c’est une évolution légitime et naturelle du génie poétique ; mais dans le fait qui s’accomplit sous nos yeux, je ne sais pas lire la condamnation irrévocable de la comédie. Ni Molière, ni Beaumarchais ne peuvent se recommencer, je le veux bien. Mais entre l’analyse impartiale du dix-septième siècle et la satire passionnée du dix-huitième, il y a place à coup sûr, pour une comédie nouvelle. Que les types généraux du ridicule soient épuisés pour un siècle ou deux, à la bonne heure ! que le pamphlet soit aujourd’hui passé de mode, il n’y a là rien qui doive nous étonner ; mais il reste encore à trouver une comédie tout entière, la comédie politique.
Or, à quelles conditions cette comédie nouvelle pourra-t-elle se réaliser ? où sont les sujets qu’elle pourra traiter impunément ? Le poète que nous attendons empruntera-t-il, avec un égal bonheur, le thème de ses méditations à l’histoire du passé ou à l’histoire contemporaine ? et pour cette comédie nouvelle faudra-t-il créer des formes sans exemple jusqu’ici ? Est-il possible aux gouvernements modernes d’accepter la comédie politique et d’envisager sans colère ce nouvel ennemi ? Et d’abord le ridicule n’est-il pas voué à la vieillesse la plus rapide ? n’est-ce pas folie de ranimer les cendres des vices qui ne sont plus ?
Je pense très sincèrement que les deux moments de la comédie politique, à savoir, le moment historique et le moment contemporain, ont la même valeur, sinon la même puissance. Le rôle d’Aristophane peut fort bien ne pas convenir à tout le monde ; les Cléon de nos jours n’ont pas l’humeur si facile que les Cléon d’Athènes ; nous avons des lois plus empressées à punir le railleur. Le passé, où l’on est sûr de ne blesser personne, est encore pour la comédie un champ assez vaste, assez fécond. Vienne pour labourer ce sol vierge encore une main vigoureuse, un œil exercé, et la gerbe mûrira.
Sans doute, la comédie historique offre des difficultés nombreuses ; libre de toute préoccupation personnelle, sûr de ne rencontrer sur sa route aucune vanité jalouse ou hargneuse, il faut que le poète lutte contre l’ignorance et l’oubli. Pour appeler le rire sur Louis XII et François Ier, pour traduire en un dialogue vivant et intelligible les joyeuses mazarinades, l’érudition et la poésie suffisent à grand-peine. Ce n’est pas tout de savoir, il faut enseigner à propos ; ce n’est pas tout de réveiller les ombres du coadjuteur et de madame de Longueville, il faut que chacune de leurs paroles s’adresse à la foule aussi bien qu’aux studieux. Je ne crains pas de le dire, la comédie historique impose au poète une tâche bien autrement laborieuse que le drame historique ; je veux parler seulement de celui qu’on nous donne aujourd’hui. Pour évoquer les ridicules endormis depuis Pavie ou Marignan, la science héraldique ne sert de rien. L’étude indispensable et souveraine, c’est la vie privée et la vie publique du siècle qu’on veut ressusciter. Connaître Chambord, Fontainebleau et Versailles comme Brantôme, Bussy et Saint-Simon, voilà le but que le poète doit se proposer.
Que si, préparé par une laborieuse initiation, familiarisé avec les habitudes des personnages qu’il va peindre, l’inventeur choisit pour sa pensée un moule consacré, le moule de Molière ou de Beaumarchais, par exemple, n’espérez pas que le métal, en se figeant, offre aux yeux éblouis une statue complète et glorieuse ; non, le moule est usé, il ne sait plus contenir sans éclater le bronze vomi par la fournaise.
Si l’imitation est dans tous les cas un travail stérile, l’imitation partielle n’échappe jamais au ridicule ; obliger les personnages de l’histoire à prendre le caractère d’Alceste ou d’Arnolphe, d’Elmire ou de Célimène, c’est un projet insensé, et qui ne mérite pas même d’être discuté. La forme littéraire est à la pensée ce que l’armure est au mouvement ; pour porter le haubert, la cotte de maille et l’épée à deux mains, il faut d’autres hommes que pour manier l’épée de nos jours. Eh bien ! pour prononcer le couplet de Molière, pour réciter sans fatigue et sans contrainte la période abondante et sentencieuse du Misanthrope et de l’École des Femmes, il ne faut pas aller chercher les héros de la Fronde ou les courtisans de Richelieu.
S’il y a dans l’alexandrin de Molière des beautés éternelles, ce n’est pas une raison pour imposer à la réalité historique, dont il ne s’est jamais occupé, les habitudes d’un style inventé pour un autre usage. Chez lui, on le sait, la pensée domine le caractère, et le caractère domine l’action ; pourvu que ses personnages parlent sensément, il ne s’inquiète guère de les engager dans une action vraisemblable et animée. Ils sont vrais, leur langage est plein de révélations, cela suffit au poète ; ils se peignent et n’ont pas besoin d’agir. Mais l’histoire ne peut se plier à ces conditions.
Quelle sera la forme de la comédie historique ? Ni Molière, ni Beaumarchais, voilà ce qui est certain. Mais la réflexion peut tout au plus prévoir, et non pas prescrire l’avenir ; seulement il est permis d’affirmer que cette forme, quelle qu’elle soit, naîtra pour la comédie nouvelle, et de la comédie elle-même, comme l’écorce pour la tige qui s’élargit.
La comédie politique empruntée aux caractères contemporains impose au poète d’autres conditions et d’autres difficultés ; dans tous les gouvernements imaginables, au milieu des constitutions les plus libérales, il sera toujours déraisonnable d’identifier la satire et la comédie politiques. Sans vouloir museler la raillerie, sans imposer silence à l’ironie vengeresse, sans mutiler l’expression de la pensée publique, le pouvoir le plus loyal et le plus généreux ne confondra jamais la satire et la comédie dirigées contre la marche des affaires.
La satire a ses dangers sans doute ; elle peut ruiner prématurément des hommes et des projets qui n’ont pas encore fait leur temps ; mais contre une pareille attaque, la meilleure défense n’est pas la fuite. Or, si je ne me trompe, confisquer la raillerie équivaut à la fuite. Il faut accepter la satire ingénieuse et hardie, engager la lutte avec elle, braver ses coups, recruter une armée digne de la combattre, ne pas trembler devant l’épée qui luit, mais appeler à son aide des lames aussi fines, aussi acérées ; et, si la bataille est impossible, se ménager au moins une retraite savante et glorieuse.
Mais l’homme d’état qui se résigne à la satire n’a pas toujours le droit de lui permettre l’entrée de la scène ; l’action exercée sur la foule par les représentations dramatiques est tellement puissante, tellement soudaine, tellement irrésistible, qu’une fois personnifié sous le masque d’un comédien le ministre ne pourrait plus se présenter devant les chambres ; il aurait beau marcher tête haute, défier le rire glapissant qui le suivrait partout, et invoquer le dédain comme l’arme la plus sûre, son abnégation serait un réel suicide. Non pas au moins que je conseille la censure préventive ; le pouvoir a trop beau jeu à se faire justice dans l’ombre ; sa vanité chatouilleuse ne mettrait plus de bornes à ses caprices ; s’il ne pouvait obtenir la louange publique, il prendrait la docilité du silence pour la solennité du cantique. Mais si une parole prononcée devant deux mille auditeurs doit flétrir sans retour une ambition sérieuse, une volonté sincère, le veto assurément n’est plus qu’une légitime défense. Pourvu que le pays soit juge dans ce débat, pourvu qu’il ait entendu la parole incriminée, il n’a pas à se plaindre, et le poète n’est pas condamné sans appel. D’ailleurs c’est à la loi seule qu’il appartient de décider, et cette loi, promise depuis quatre ans, est encore à faire.
S’il n’y avait pas contre Walpole d’accusation plus sérieuse que la censure dramatique, il mériterait encore le nom de juste. Les railleries personnelles de Fielding le désignaient au rire et au mépris de l’Angleterre ; le sarcasme avait librement retenti devant le peuple joyeux et à demi vengé par sa gaîté ; quand il plut au ministre injurié de rayer de l’affiche les nouvelles Nuées, la multitude regretta son plaisir, mais les esprits sages ne prirent pas la prévoyance pour la tyrannie. La satire, bannie du théâtre, demeurait souveraine dans les journaux et dans les pamphlets. Pour infliger le ridicule sans le secours d’un travestissement, sans la caricature visible et palpable, sans appeler à son aide l’imitation de la voix et de la démarche, les joues grimées et la plus grossière des parodies, sans doute il fallait un talent bien autrement fécond et sûr de lui-même ; mais ce talent trouvait à s’employer, et le chancelier, chargé de lire et de raturer les manuscrits du théâtre, n’essayait pas de sceller les lèvres du génie. Livrée à sa seule puissance, la satire avait encore une partie assez belle. En se rétrécissant, le champ de bataille ne garrottait pas l’agilité. Loin de là, les mouvements se multipliaient, et les coups portés ne glissaient plus.
Le peuple d’Athènes, qui se connaissait en démocratie, accepta des mains de Périclès ce que l’Angleterre a reçu de Walpole. La comédie ancienne ou directe fit place à la comédie moyenne ou indirecte, et plus tard à la comédie nouvelle ou de pure invention.
C’est qu’en effet, outre l’excuse de la légitime défense, il y a dans la satire politique mise en scène une singulière monotonie, une rapide satiété. Personnelle et nominale, la comédie politique est trop facile, trop vulgaire, et ◀continue▶ la place publique sans l’agrandir ou l’élever. Ce n’est plus pour l’intelligence une distraction, un délassement ; c’est une perpétuelle redite, une excitation inutile des passions assouvies déjà dans les combats de la tribune ou de la presse.
L’inévitable pauvreté de la comédie personnelle n’est qu’une conséquence particulière d’une loi plus générale et plus haute : à savoir, que la réalité ne suffit pas aux arts d’imitation. Molière n’a pas copié les marquis et les précieuses de Versailles et de Paris, pas plus que Phidias n’a copié les canéphores d’Athènes, ou Raphaël les filles de la campagne romaine.
Or, la satire qui, sous la forme lyrique, demande impérieusement toutes les richesses de la poésie, et qui ne peut être écoutée qu’à la condition de mettre la grâce dans la force et la majesté dans l’énergie, la satire s’appauvrit en passant par la bouche d’un acteur. Le poète se dispense d’imaginer parce qu’il a sous la main une fortune toute prête ; un pli du visage, un geste pris sur la nature, parlent plus haut qu’une image ou une allusion. À quoi bon trouver pour la pensée des symboles aussi purs que les strophes de Pindare, aussi animés que la colère de Juvénal ? Le comédien, s’il est habile, et pour une pareille tâche il est rare qu’il ne le soit pas, le comédien suffit à tout. Le costumier, le miroir et le vermillon font la moitié de la besogne.
Reste donc la comédie politique d’invention.
Mais une fois résigné à l’invention, dans quelles limites le poète choisira-t-il le thème de ses travaux ? Dégagé volontairement de la personnalité, trouvera-t-il dans les événements qui s’accomplissent sous ses yeux, parmi les hommes qui s’agitent autour de lui, des fables et des personnages dignes d’attention, et surtout dignes de durée ? Je ne crois pas qu’il soit possible de se prononcer pour la négative ; seulement il ne sera jamais donné au poète comique de prétendre à l’immortalité comme l’artiste voué à la peinture exclusive des passions sérieuses. Pourquoi cela ? Parce que les ridicules changent, se renouvellent et s’abolissent rapidement, au point de paraître, après quelques générations, inintelligibles au plus grand nombre, tandis que les déchirements de l’âme humaine, à vingt siècles de distance, se comprennent comme au premier jour. Depuis la Constituante jusqu’à la conférence de Londres, il s’est joué, Dieu le sait, bien des comédies politiques. Eh bien ! le poète qui serait doué du génie comique, n’aurait pas besoin de s’en tenir à la lettre du Moniteur pour amener le rire sur les lèvres, et obtenir la popularité, même parmi les intelligences d’élite. Ce que le romancier fait avec bonheur pour les souffrances de sa vie personnelle ou pour les douleurs dont il a été le témoin, le poète peut le faire pour le ridicule des races royales, pour les fourberies des ambassadeurs, pour la mystification des peuples. Il n’est pas indispensable, à coup sûr, de copier les caquets de Trianon ou du pavillon Marsan, pas plus que d’écrire dans un livre la confession de ses défaites ou les ruses d’une maîtresse perdue. Qu’il y ait, dans un récit de mille pages destinées au public, deux ou trois chapitres d’une réalité poignante pour une seule personne au monde, c’est un mystère très innocent, une vengeance bien excusable, mais qui n’exclut pas l’invention ; appliqué à la comédie politique, ce procédé offrirait au poète des ressources pareilles, et de pareilles chances de succès.
Voir dans un événement accompli, non pas seulement ce qu’il contient réellement, mais le germe avorté d’un avenir désormais impossible, la lutte acharnée de prétentions réduites à l’oisiveté désespérée, telle serait, selon nous, la tâche du poète comique.
Et qu’on ne dise pas, comme on l’a trop souvent répété, que la presse déflore la comédie. La presse est une œuvre quotidienne, impersonnelle, qui n’a rien à faire avec la poésie. De la presse à la scène, il y a toute la distance qui sépare le marbre de la statue. Dans l’improvisation de chaque jour, le bloc est tout au plus équarri ; mais la gloire tout entière est promise au ciseau persévérant.
Ce qui est vrai pour l’invention des sujets, n’est pas moins vrai pour l’invention des personnages. S’il est possible à l’amant trompé, au rêveur déchu de ses angéliques espérances, de se consoler dans une fiction inoffensive, et de repeupler avec des fantômes bienheureux la solitude de son cœur, sera-t-il défendu au spectateur des ambitions et des mésaventures politiques d’arranger au gré de sa fantaisie, sans blesser les hommes qu’il coudoie, une fête ingénieuse où le ridicule soit infligé, comme un joyeux châtiment, aux Arnolphe et aux Dandin de la tribune ?
En réunissant sur une seule tête, en gravant sur un seul visage toutes les grotesques pensées, toutes les bouffonnes espérances qui chaque matin s’épanouissent et meurent avant la fin du jour, le poète ne pourra-t-il pas atteindre aux cimes de l’idéalité comique ? Exagérer le ridicule ou exagérer la passion, n’est-ce pas même chose ? n’est-ce pas même labeur ? Qui osera dire combien de misérables trivialités, combien d’épisodes méprisables sont enfouis au fond des romans les plus pathétiques ? Sans la divine transformation des souffrances réelles, sans la ciselure patiente des plus grossiers instincts, qu’aurions-nous, si ce n’est des narrations dignes tout au plus de l’office et de l’antichambre ?
De l’invention du sujet et des personnages à l’invention de la fable, la transition est naturelle et nécessaire. Si la comédie historique répugne à entrer dans un moule consacré dès longtemps, la comédie contemporaine demande plus impérieusement encore une fabulation et un dialogue d’une égale nouveauté. Ce qui convenait au dix-septième siècle, en présence des deux antiquités si laborieusement étudiées et commentées, ne peut plus convenir à la France de 1835. Nous avons manié familièrement trop de génies de toute nature pour nous en tenir à Plaute et à Térence. Notre estime littéraire pour ces deux maîtres de la scène romaine ne va plus jusqu’à l’imitation. C’est encore aujourd’hui pour notre curiosité un délassement précieux, pour nos méditations un enseignement austère ; mais ce n’est plus un modèle exclusif, un précepte sans appel.
Que si, contre notre attente, on voyait dans les réflexions qui précèdent l’intention de nier dédaigneusement tout ce qui se fait autour de nous, nous ne prendrions pas la peine de nous justifier. En face d’une accusation de cette nature, le seul parti sage serait le parti du silence. Est-ce que par hasard l’Ambitieux et la Princesse Aurélie sont des comédies politiques ? Est-ce que MM. Eugène Scribe et Casimir Delavigne sont de la famille d’Aristophane ? Qu’on nous pardonne de ne pas le croire.
XXI. Les royautés littéraires.
Lettre à M. Victor Hugo.
I.
Depuis quelque temps, monsieur, la critique et la poésie sont divisées sur plusieurs questions. Le différend promettait d’abord de s’arranger à l’amiable ; mais la réflexion et l’invention, en cheminant chacune dans la voie qui leur appartient, se séparent de plus en plus. Si chacune des deux persistait dans cette mutuelle résistance, ce serait bientôt une hostilité irréconciliable. Heureusement, je l’espère du moins, le mal peut encore se réparer. La discussion, ramenée à ses conditions les plus hautes et les plus vraies, à la franchise et au désintéressement, peut éclairer d’une commune lumière le public, la poésie et la critique.
Si quelques jeunes enthousiastes n’avaient pas eu la fantaisie singulière de fonder pour leurs adorations des royautés littéraires, inviolables, irresponsables, placées, à ce qu’ils disent, au-dessus de la discussion et de la réprimande, dédaigneuses du passé qu’elles dominent, supérieures au présent qui ne les comprend pas encore, pleines de mépris pour l’avenir qui ne leur appartiendra pas, nous n’aurions pas à regretter l’entêtement et la colère qui contrastent d’une façon si fâcheuse et si mesquine avec le loisir et la rêverie du poète.
Serait-il vrai qu’il existe des royautés littéraires ? Le public plierait-il volontiers le genou devant les demi-dieux de ce nouvel Olympe ? Le devoir de la critique est-il d’enregistrer l’avènement des nouveaux rois et de prêter serment entre leurs mains ? Si cela était, la dialectique littéraire se réduirait à l’office de chancelier. Avant de souscrire à cette théorie de la puissance poétique, qu’il me soit permis de la discuter. Si mes raisons ne valent rien, qu’on les réfute ; si mes arguments sont incomplets, qu’on les achève ; si je suis dans le vrai, qu’une fausse honte n’éternise pas des inimitiés factices. Il n’y a pas à rougir quand on se trompe ; il n’y a rien d’honorable ni de grand à persister dans son aveuglement.
La critique, je le sais, n’est pas unanime dans ses reproches, et je croirais mal défendre la cause à laquelle je me suis dévoué en altérant la physionomie réelle des faits. Ce que je blâme, d’autres l’approuvent ; ce que je prévois, d’autres ne l’aperçoivent pas. Je ne veux nier aucune de ces difficultés. J’accepte volontiers, sans confusion et sans répugnance, les objections suscitées par le mouvement de ma pensée. Pour les combattre, il suffira, je crois, d’exposer comment je conçois les sympathies et les devoirs de la critique.
Il y a, selon moi, trois manières de juger les œuvres de son temps : on peut les estimer sérieusement au nom du passé, que l’on compare avec elles ; au nom du présent, en les admettant absolument, sans restriction et sans arrière-pensée ; et enfin au nom de l’avenir, en discutant le but qu’elles se proposent.
Ces trois méthodes sont profondément distinctes. La première et la troisième sont hostiles à plusieurs croyances de la poésie nouvelle. La seconde seule a fait preuve jusqu’ici d’une entière sympathie pour les royautés littéraires. Voyons si toutes les trois résisteront avec un égal succès à l’analyse et à la réflexion.
La première méthode, que j’appellerai la méthode historique, faute de pouvoir la désigner plus clairement, prend dans le passé une époque féconde en chefs-d’œuvre poétiques, remarquables par le mouvement, la vivacité, ou par l’ordre et l’harmonie de ses créations. Elle choisit à son gré, selon l’énergie ou la faiblesse de son caractère, Shakespeare ou Pope, Molière ou Boileau. Une fois fixée dans son choix, elle déclare irréprochable de tout point le modèle dont elle a fait un demi-dieu. Elle brûle, sur l’autel qu’elle a bâti de ses mains, un encens vigilant et assidu. Tous ceux qui ne sont pas initiés à sa religion, elle les nomme impies.
Quelles sont les conséquences prochaines et naturelles de cette méthode ? que faut-il attendre de ces perpétuelles comparaisons ? Est-il permis de fonder une légitime espérance sur ce dévot souvenir du passé ? n’y a-t-il pas dans ce culte des aïeux le germe d’une irrésistible injustice pour les contemporains ? n’est-il pas à craindre que l’habitude de vivre avec les morts ne nous rende dédaigneux et hautains avec les hommes que nous coudoyons ? Le vieil adage latin,
major è longinquo reverentia
, n’est-il pas applicable avec une égale justesse à l’histoire littéraire et à l’histoire politique ? N’est-il pas dans le caractère humain de grandir les figures à mesure qu’elles s’éloignent ? Quel est celui de nous qui
résiste courageusement à l’effet inverse de cette singulière perspective ? quel est celui qui ne cède pas au mouvement involontaire de sa vanité, et qui ne se console pas à son insu de la supériorité des contemporains éminents, en leur opposant la supériorité menaçante des morts illustres ?
C’est une triste vérité, mais qu’il faut reconnaître et ne jamais oublier : la plupart des hommes répugnent à l’admiration des choses qu’ils ont sous les yeux. Ils se sembleraient à eux-mêmes trop petits et trop infirmes, s’ils avouaient la grandeur et l’élévation de ceux qui respirent le même air et vivent dans la même ville. Ils se vengent du présent qu’ils ne peuvent détruire en cherchant dans les siècles évanouis des figures plus grandes et plus hautes. Ceci est une plaie honteuse de notre nature ; mais, pour la guérir, il ne faut pas la nier.
S’il y a parmi nous des esprits loyaux et sérieux qui s’accommodent volontiers d’une double admiration, chez qui la sympathie pour le présent n’exclut pas le respect du passé, et qui ne se trouvent ni plus petits ni plus étroits pour proclamer en toute occasion qu’ils n’atteignent à la taille ni de leurs aïeux ni de leurs frères, s’il en est qui vivent paisibles et sereins, et qui dorment heureux sans espérance de grandir, ces esprits sont rares, et font exception à la loi commune.
Ce n’est pas tout. Jusqu’ici nous avons supposé que la comparaison assidue du présent et du passé, bien que préjudiciable aux contemporains, se réalisait à des conditions régulières ; nous avons cru, par hypothèse, que les amants studieux du passé contemplaient d’un œil clair et attentif les monuments élevés chaque jour à leurs côtés.
Mais cela est-il ainsi ? Je ne le crois pas. Ceux qui baptisent du nom d’immortel et d’inimitable un siècle de prédilection, qui prennent pour dernier terme du génie humain l’âge d’Élisabeth ou de la reine Anne, de Louis XIV ou de Voltaire, consentiront-ils volontiers à étudier dans leurs moindres détails les inventions qu’ils dédaignent à priori ? Devons-nous attendre de leur mépris l’analyse patiente et déliée des œuvres qu’ils ont rapetissées d’avance dans leur pensée ? Ne serait-ce pas de leur part une complaisance merveilleuse et presque impossible, que de descendre jusqu’à l’intelligence intime des choses et des hommes qui sont auprès du passé comme s’ils n’étaient pas ? Espérez-vous qu’ils s’abaissent jusqu’à mesurer des pygmées, eux qui ne veulent regarder que des géants ?
Aussi voyez comme ils traitent le plus souvent avec une ignorante fatuité les questions qu’ils n’ont pas même feuilletées ! Voyez comme ils parlent avec une abondance vide et gonflée des problèmes les plus nouveaux, qu’ils ne soupçonnent pas ! comme ils déplacent et brouillent les termes opposés des équations qu’ils prétendent résoudre ! comme ils tranchent d’un mot les doutes qu’ils ne conçoivent pas ! comme ils cravachent insolemment les difficultés qui se cabrent sous leur gaucherie entêtée !
Il y a dans la vénération du passé quelque chose qui obscurcit fréquemment l’intelligence des contemporains. Complète et persévérante, l’étude des monuments qui ont traversé les siècles ne pourrait se concilier avec l’ignorance et le dédain du présent ; renfermée dans de certaines limites ; dévouée aux intérêts d’une famille dont elle ne connaît pas la généalogie, cette étude ferme la porte aux idées nouvelles.
Faut-il s’étonner si un homme, façonné dès longtemps aux poèmes castillans et hautains de Corneille, ou bien aux élégies harmonieuses, aux délicates analyses de Racine, refuse de s’initier par de nouvelles et laborieuses investigations aux tentatives et aux espérances de la poésie contemporaine ? Faut-il s’étonner s’il répugne à passer de la contemplation des chefs-d’œuvre accomplis à la recherche des inventions qui se multiplient et se combattent, et dont plusieurs encore ne sont que l’ébauche incomplète des idées qu’elles devaient réaliser ?
Non sans doute ; l’étonnement serait de la niaiserie. Il est si simple et si commode d’enfermer sa pensée dans un cercle infranchissable ! Il est si doux et si heureux pour la paresse d’arrêter irrévocablement l’horizon de ses regards, de déclarer absente la terre qu’on n’a pas visitée, de traiter d’aventuriers et de visionnaires ceux qui rêvent les îles inconnues ! À quoi bon abréger son sommeil pour étudier les projets de ces nouveaux Colomb ? Ne vaut-il pas mieux cent fois traiter ces inventeurs prétendus comme la cour de Castille traitait le pilote génois ? Au lieu de risquer le voyage, ne vaut-il pas mieux dire avec les familiers d’Isabelle : Le sol manque où nos pieds n’ont pas marché ?
Il y a, dans l’intimité quotidienne des hommes qui ne sont plus, quelque chose de grave et de singulièrement émouvant qui détourne la pensée des nouvelles épreuves. Quand on s’est composé pour ses rêveries de la journée, pour ses réflexions et ses entretiens de toutes les heures, un cercle choisi d’esprits rares et puissants, qui ont donné au monde la mesure et la portée de leurs projets, qui ont réalisé par des œuvres pures et fidèles leurs plus hautes ambitions, l’âme heureuse et fière de ces glorieuses et inviolables amitiés se fait prier à deux fois pour engager sa confiance à de nouvelles affections. Elle passe indifférente auprès des inventions les plus éclatantes qui viennent d’éclore, comme un époux de la veille près d’un groupe de jeunes filles resplendissantes de pudeur et de beauté.
Or, une critique condamnée par ses instincts et ses prédilections à l’ignorance ou à la connaissance nécessairement incomplète des œuvres qu’elle prétend juger, a-t-elle des droits légitimes à notre sanction ? Si elle refuse de marcher devant nous, comment pouvons-nous la suivre ? Si elle ne daigne pas écarter les ronces qui embarrassent le chemin, la prendrons-nous pour guide ? Si elle s’assied au bord de la route, la consulterons-nous sur le but du voyage ?
L’ignorance qui s’avoue et se proclame est le point de départ le plus sûr vers la science qui reste à conquérir. L’ignorance qui se glorifie et s’absout est une nuit que rien ne peut dissiper, qui ternit toutes les lumières, une nuit éternelle.
En présence de la critique amoureuse du passé, on ne saurait se lasser de le répéter, malgré l’inévitable ridicule de cette naïve recommandation : le savoir, si profond qu’il soit, limité aux lignes extrêmes de certaines époques, ne dispense pas plus de l’étude des époques qui ont suivi que de celle des époques antérieures. Si la littérature du quinzième siècle n’explique pas, à ceux qui l’ignorent, la littérature du douzième, par quel hasard les idées littéraires contemporaines de Louis XI ou de François Ier révéleraient-elles aux hommes enfouis dans le passé l’intelligence de notre temps, sur lequel ils n’ont jamais jeté les yeux ?
Qu’ils ignorent, mais qu’ils s’abstiennent. Qu’ils occupent leurs loisirs à dérouler les bandelettes de leurs momies vénérées ; qu’ils adorent les images de ceux qui ont vécu ; mais qu’ils ne sortent pas de leurs cités souterraines pour blâmer à l’étourdie les choses qui se font au-dessus de leurs têtes.
Que fait, au contraire, cette critique rétrograde ? Comprend-elle son devoir et les limites de sa puissance ? Se résigne-t-elle de bonne grâce au seul rôle qu’elle puisse dignement remplir, à l’interprétation du passé au milieu duquel elle a vécu ? Mon Dieu non ! elle s’entête aveuglément dans une résistance inutile ; elle s’oppose de toutes ses forces au mouvement qu’elle ne conçoit pas ; elle s’en va furetant jour et nuit les poudreuses bibliothèques, pour demander aux morts des arguments victorieux contre les vivants.
Ainsi, sans tenir compte des besoins nouveaux, des transformations relatives des mœurs et des passions auxquelles s’adresse la poésie, sans accepter les métamorphoses imposées à l’ensemble des idées littéraires par les progrès des études historiques, elle prétend immobiliser la pensée.
C’est une folie, je le sais bien ; mais une folie inguérissable à ce qu’il semble : car la critique de bibliothèque compte aujourd’hui de nombreux représentants, et ne promet pas de s’éteindre. Plusieurs d’entre eux se recommandent par l’élégance du langage ; mais toute l’harmonie de leurs périodes, toute la grâce de leurs railleries, toute l’habileté de leurs récriminations ne peut rien contre les choses qui se font. Ils n’excitent que le dédain et l’indifférence des poètes.
Je blâmerais hautement les hommes d’imagination de ne pas répondre à des interpellations pertinentes ; je les blâmerais de ne pas réfuter par eux-mêmes ou par leurs amis des objections sérieuses. Le silence en pareil cas est une mauvaise défense : c’est mal comprendre sa dignité personnelle que de n’opposer à une accusation mesurée que le sourire de l’inattention.
Mais je ne puis blâmer l’accueil fait aux reproches de la critique historique. Je ne puis savoir mauvais gré aux esprits qui vivent de fantaisie d’entendre sans les écouter les clameurs d’une foule jalouse et envieuse qui prétend leur défendre de marcher, parce qu’elle ne peut faire un pas,
La seconde méthode est plus féconde et plus large : c’est la réalisation vivante d’une parole échappée à hauteur de René, dans sa colère contre les chicanes mesquines que la littérature impériale ne lui épargnait pas. Il avait dit : « Il faut abandonner la critique des défauts pour la critique des beautés. » Cette pensée, vraie en elle-même, et qui contient le germe de plusieurs réflexions utiles et encourageantes pour les nouveaux-venus comme pour les hommes déjà glorieusement arrivés, a été prise à la lettre par ceux qui font profession d’une sympathie assidue pour les tentatives et les projets de la poésie nouvelle.
Ce qui leur importe avant tout, c’est de se placer au point de vue de l’inventeur, et en cela ils ont raison. Leur préoccupation constante, leur étude de toutes les heures, c’est de s’interposer entre le poète et la foule, c’est d’expliquer et de mettre en lumière les parties les plus secrètes du drame ou du roman qu’ils ont sous les yeux. Ils s’efforcent de deviner, dans les moindres détails de l’œuvre qu’ils analysent, l’intention générale, obscure pour le plus grand nombre, et perceptible seulement aux initiés, à ceux qui sont doués d’un sens poétique capable de rivaliser avec le génie même de l’invention, pour l’acuité du regard et l’étendue de l’horizon qu’il embrasse.
Cette tâche est belle, je ne veux pas le nier. Au début d’une école nouvelle, la critique admirative et sympathique peut aider puissamment la réforme et l’éducation de l’esprit public. En se résignant à l’enseignement quotidien des vérités qu’elle a surprises, en exprimant successivement, avec une sobriété contenue, avec une habile tempérance, dans un style limpide, les idées que le poète livre d’un seul coup aux esprits frivoles et inattentifs, elle rend à l’inventeur aussi bien qu’au lecteur un service incontestable.
Mais, après l’avènement définitif des idées nouvelles, quand le public, instruit par ces leçons persévérantes, n’a plus rien à deviner, quand le poète est sûr d’être compris, une lâche nouvelle commence pour la critique. Cette tâche, c’est l’application de la troisième méthode que nous avons précédemment indiquée. La première se rejetait dans le passé pour blâmer le présent ; la seconde s’en tenait au présent, et se bornait à l’expliquer ; la troisième explique le présent par le passé, mais elle va plus loin : elle interroge l’avenir qui se prépare, elle prévoit les choses qui ne sont pas encore, en estimant sérieusement les choses qui se font. La critique rétrospective est frappée d’impuissance. La critique admirative est désormais inutile. La critique prospective a maintenant son rôle à jouer. Ce rôle n’est possible qu’après l’examen total, après la récapitulation sommaire, mais compréhensive, des hommes éminents qui sont aujourd’hui à la tête de la poésie française.
II.
Parcourons ensemble, monsieur, le domaine entier de l’imagination, embrassons d’un regard toutes les gloires poétiques de la France, épelons les noms splendides et sonores qui depuis quinze ans ont pris place dans l’histoire ; quelle richesse, quel éclat et surtout quelle variété ! L’élégie, l’ode et la satire, qui jusqu’ici, si l’on excepte Régnier et André Chénier, n’avaient guère été dans notre pays qu’un délassement de lettrés, un retentissement plus ou moins grêle des deux antiquités, un pastiche habile, mais le plus souvent inanimé des pensées consacrées par l’admiration d’Athènes ou de Rome, ont aujourd’hui de glorieux représentants.
Le premier nom que je vais prononcer est déjà sur vos lèvres. Plus d’une fois vous l’avez invoqué dans la tourmente littéraire. Au milieu des orages tumultueux qui ont accueilli votre passage, vous avez pris pour guide plus d’une fois cette étoile radieuse qui avait éclairé vos premiers pas. Entre les fortunes littéraires, j’en sais bien peu qui se puissent comparer à celle de Lamartine. Il domine, par la paisible majesté de son génie, toutes les controverses littéraires. Il ne s’est guère soucié, à ce qu’il semble, de la rénovation factice de la poésie lyrique au seizième siècle, ni du rajeunissement plus sérieux et plus vrai, commencé à la fin du siècle dernier, au pied de l’échafaud, par une voix trop tôt réduite au silence. Le savant Ronsard qui voulait helléniser toute la France, et la lyre mélodieuse à qui mademoiselle de Coigny a confié le soin de son immortalité, ne sont pour rien dans l’avènement de Lamartine. Homme heureux et prédestiné, il ne doit qu’à lui-même l’abondance et la forme de ses pensées. Parmi les artistes éminents de ce temps-ci, ce qui le distingue, vous le savez, c’est la spontanéité permanente de son génie. Il n’emprunte à personne le nombre et la mesure de ses périodes. Les similitudes inépuisables dont il fait un vêtement à sa fantaisie, les horizons indéfinis qu’il ouvre devant nous, les perspectives majestueuses de ses paysages, tout cela est bien à lui. Il n’a dit à personne le secret de ses inspirations merveilleuses. Peut-être qu’il ignore lui-même la source mystérieuse où sa rêverie se renouvelle sans jamais se métamorphoser. Homme de cœur et d’entraînement, il ne s’est jamais étudié ; il n’a jamais songé à se demander pourquoi sa fantaisie préférait les plis majestueux de la toge antique aux tabards et aux cottes de mailles. S’il lui est arrivé de feuilleter l’histoire, sans doute ç’a été seulement pour nourrir sa pieuse tristesse au spectacle des grandes catastrophes. Il ne s’est guère enquis du costume ou des habitudes des héros dont il lisait la vie ; mais il a suivi d’un œil curieux l’accomplissement des conseils providentiels dans la destinée politique des nations. Il n’a pas cherché dans les chroniques les anecdotes singulières ou les passions désordonnées qui depuis quelque temps ont alléché tant d’ambitions poétiques.
Chose étonnante dans un siècle érudit et dialectique ! si tous les livres avaient péri, il y a quinze ans, Lamartine ne serait pas moins grand. Le savoir enfoui dans nos bibliothèques n’aurait pas ajouté une corde à sa lyre. Dieu, l’homme et la nature, voilà le thème éternel qu’il recommence incessamment, qu’il interroge et qu’il explique à toute heure, qu’il décompose et qu’il varie ; c’est à cette vaste et solennelle trilogie qu’il ramène toutes ses méditations. Tantôt il demande au monde le secret des volontés divines, tantôt il essaie de résoudre l’énigme de la création par les espérances de son cœur. Ou bien, dans ses tristesses les plus hautes, quand il est las de lui-même et du monde, il s’adresse à Dieu et lui pose l’insoluble question : où va le monde ? où vont les hommes ?
Par la profondeur de ses regrets, par la sereine résignation de ses pensées, Lamartine appartient au christianisme. Par l’élan naturel et divin de son génie, par son ignorance naïve et résolue, ou plutôt par l’intuition savante et calme de sa conscience, il appartient aux premiers temps de la poésie antique.
Après lui, il est un nom que l’art et la poésie chérissent presque à l’égal du sien, un nom qui se recommande à la gloire par la délicatesse patiente des inventions, par la grâce exquise et harmonieuse, par la finesse déliée, par la coquetterie invitante et chaste. Vous le savez, Alfred de Vigny, dont les débuts remontent au même temps que les vôtres, a marqué sa place dans l’histoire littéraire avec un soin que nul ne peut blâmer ; si plus d’un regret se mêle à notre admiration, s’il nous est arrivé plus d’une fois de souhaiter une sœur à la divine Éloa, si dans notre pieux enthousiasme pour le poète nous l’avons gourmandé sur le chiffre avare de sa famille, qu’importe, n’est-ce pas ? Est-ce au nombre des perles qu’il faut mesurer la beauté du collier ? Le poète est jeune, il a devant lui une longue vie. Il s’est nourri de fortes études, il n’a regretté, pour assouplir sa parole et façonner sa pensée, ni les veilles, ni le courage. Il n’a pas craint le reproche adressé à l’ennemi de Philippe : bien souvent il a vu le jour lutter avec la lueur pâlissante de sa lampe.
S’il a reçu du ciel une riche nature, il a cultivé précieusement ce divin patrimoine. Rarement se laisse-t-il aller au premier élan de sa pensée. Il se défie courageusement du caprice de ses inspirations. Il préfère, et je l’en remercie, l’approbation et la louange de quelques amis d’élite à la bruyante et passagère popularité qui salue à l’ordinaire l’exagération et l’emphase. Quand une fois il s’est mis en tête d’enchatonner une de ses pensées, il ne quitte pas le métal qu’il ne l’ait ciselé selon sa volonté. Ce n’est pas assez pour lui d’avoir donné, comme un habile lapidaire, une transparence lumineuse à la pierre qu’il a taillée, il veut pousser plus loin le travail et la conquête. Il sèmera sur l’anneau des figures capricieuses, pleines de mouvement et de vie, il entrelacera leurs bras, il animera leurs gestes, il luttera de précision et de finesse avec l’art florentin. C’est une rude tâche, n’est-ce pas ? Mais la gloire achetée à ce prix n’en est que plus grande et plus durable.
Vous connaissez mieux que moi tous les trésors contenus dans l’âme ardente et poétique de Sainte-Beuve. Mieux et plus souvent que moi, vous avez pu apprécier toutes les souplesses de sa pensée, toutes les ressources de sa parole. S’il n’a pas, comme Lamartine, la spontanéité débordante, ou, comme Alfred de Vigny, la patiente coquetterie, il s’élève aussi haut qu’eux en marchant par d’autres voies. Vous ne l’ignorez pas, monsieur, Sainte-Beuve est arrivé à la poésie par la science qu’il a trouvée incomplète, par la pratique de la vie qu’il a trouvée mauvaise. Avant de demander à Dieu d’impérissables consolations, il s’est plongé dans les vanités de l’esprit, dans les plaisirs et les passions du monde. Avant de regarder face à face celui qui ne se voit pas, il s’est confié longtemps dans l’austère contemplation de la vérité enseignable, il s’est complu dans les joies turbulentes. Quand il s’est mis à chanter, il savait, il avait vécu. Aussi, chez lui, c’est un plaisir singulier d’allier la forme savante à l’apparente humilité des détails. Comme l’auteur de Laodamia, il aime à célébrer dans ses hymnes mélodieux les épisodes de la vie domestique. Le souvenir de ses lectures n’est jamais que l’occasion et rarement la cause de ses rêveries. Il n’essaie pas de cacher sous une fastueuse érudition la primitive simplicité de ses espérances, ou la modestie de ses désirs. Il parle naïvement des choses qu’il a senties. Il ne demande grâce pour aucune hardiesse. Il nous montre sans ostentation et sans pruderie ce qu’il a vu au fond de son cœur. Le soleil éclatant et pur, le ciel haut et diaphane, les paysages dans le goût de Claude Lorrain, ne sont pas familiers à son pinceau. Il préfère à ces augustes épopées de la campagne italienne les lignes élégantes et sobres de Richmondu. Par l’acceptation franche des vulgarités qu’il sait enrichir, il se rapproche volontiers de l’école flamande. Comme Ruysdael et Hobbema, il ne dédaigne rien de ce qu’il peut retracer. Il excelle éminemment à relever par la pureté précise de l’expression les traits qui, sous une autre main, seraient demeurés vagues, inaccusés, et nous auraient choqués par leur inutilité. Mais, quels que soient les secrets de son procédé poétique, il est sûr, quand il le voudra, d’agrandir son nom.
Ce que j’aime dans Béranger, ce que j’admire sans me lasser, c’est l’artifice ingénieux qui encadre, dans les étroites limites de quelques strophes, le développement rapide, mais complet, d’un sentiment qui, pour être ample, n’en est pas moins neuf, tant le poète sait rajeunir par la pureté de la forme, par l’invention des détails, les sujets les plus familiers. Rarement lui arrive-t-il de se fier à l’éclat pittoresque de l’expression pour l’effet de sa pensée. Il y a dans la trame de son vers une transparence hardie qui laisse voir à nu tous les caprices de la fantaisie. Il ne déguise jamais sous un mot sonore une idée grêle et chétive. Ce qu’il veut dire, il le sait nettement. Il prévoit tout ce qu’il montre. Il ne laisse au hasard aucune chance de victoire ou de défaite. Chaque pas qu’il fait, il a pris soin de l’assurer. Aussi comme il va droit au but ! comme il remue profondément ! comme il va chercher au fond du cœur, sans hésitation et sans gaucherie, les sentiments qu’il veut atteindre !
Un des caractères distinctifs de Béranger, un de ses privilèges les plus précieux, c’est de dramatiser en cinquante vers l’idée qu’il a choisie. Non seulement il en exprime le suc le plus savoureux, mais il sait encore, chose plus rare, s’arrêter à temps et ne pas l’épuiser.
Il s’est préservé avec une religieuse vigilance de la contagion générale aujourd’hui, de l’exubérance luxuriante, qui effacé les formes en multipliant les couleurs.
Ce qu’on devait craindre pour Béranger ne s’est pas réalisé. Ses admirateurs les plus ardents osaient à peine prédire que sa gloire survivrait aux passions politiques dont il avait été l’apôtre le plus éloquent. Lui-même, vous le savez, dans ses adieux au public, a semblé frappé de cette triste vérité : qu’il n’y a ici-bas aucune puissance durable, et que la couronne des poètes n’est pas plus solide que celle des rois. Heureusement il est allé trop loin dans ses prophéties. Si toutes ses chansons ne doivent pas garder le charme de la jeunesse, il en est dans le nombre que rien ne pourra vieillir.
Celles de ses inspirations qui traduisaient jour par jour les souffrances du pays, qui témoignaient du courage de ses espérances et de l’aveuglement de ses maîtres, offriront à la postérité l’intérêt profond d’une page d’histoire. Les couplets amoureux et avinés ne perdront ni leur gaîté ni leur franchise.
Mais, vous le savez, monsieur, entre les poèmes de Béranger, plusieurs par la sereine élévation des idées, par l’expression concise et ferme, par l’éternelle généralité des sentiments, par l’intelligence nette et vive des misères humaines, se placent d’emblée à côté des plus beaux dialogues de la philosophie antique. Il n’y a rien dans le Phédon de plus pur, de plus éclatant, de plus vrai que le Dieu des bonnes gens.
Le reproche souvent adressé à Béranger, sur la brièveté de son cadre, ne tient pas contre un examen réfléchi. Puisqu’il n’omet aucun des traits qui peuvent servir au relief de sa pensée, il y a, je le pense, dans la sobriété de sa manière un calcul savant, une connaissance très sûre du public auquel il s’adresse. Sa réserve d’ailleurs ne va jamais jusqu’à la sécheresse. Lorsqu’il s’arrête, ce n’est pas faiblesse, c’est prudence. Son abondante concision, loin d’accuser les défaillances de son génie, n’est pour ses inventions longtemps méditées et ramenées à d’immuables proportions qu’une panoplie simple et solide.
Vous n’avez pas oublié, monsieur, le cri d’étonnement qui accueillit les premiers vers de Barbier. Il y avait dans ce hardi défi jeté aux viles ambitions une virilité tyrtéenne qui semblait impossible au milieu de l’effémination générale des mœurs et du langage. On se demandait avec une inquiète curiosité quelle était cette main inconnue qui marquait au front les dilapidateurs de la fortune publique. On s’enquérait avidement des études et des amitiés de ce poète nouveau qui débutait comme finissent les maîtres. On avait peine à comprendre comment il avait passé si rapidement de la lecture de Sauval et de Félibien à la sanglante satire de nos turpitudes dorées. Mais qu’importe la singularité imprévue de cette rapide inauguration ? Quand il promenait laborieusement sa pensée dans le vieux Paris de François Ier, il n’avait pas encore trouvé son vrai chemin, il attendait un guide mystérieux. Quand son heure fut venue, il sentit au dedans de lui-même une confiance inespérée. Il n’eut qu’à parler : tous, en l’écoutant, se souvenaient des vers qu’il allait dire.
Jamais, vous le savez, le symbolisme poétique n’avait été si hardiment réalisé. Jamais la langue n’avait plus franchement dépouillé sa dédaigneuse coquetterie. Il semblait que le secret de Juvénal fut retrouvé. Une fois maître d’une image harmonieusement unie à sa pensée, il la mène à bout, il la déploie et la drape, il promène le regard parmi les plis ondoyants et lumineux, il ne laisse ignorer aucune des richesses du vêtement qu’il a choisi. Une image unique lui suffit parce qu’il en devine toutes les ressources, et qu’il sait les appliquer toutes aux besoins du sentiment qui le domine.
Y a-t-il, dans les satires antiques, dans les flétrissures infligées à la Rome impériale quelque chose d’une nudité plus saisissante et plus vraie que l’Idole ? Les matrones latines ont-elles été plus sévèrement fustigées que les femmes de France prostituant à l’étranger vainqueur leur jeunesse et leur beauté ?
L’envie ne devait pas laisser impuni le triomphe du nouveau poète : elle a dit que le secret des Ïambes se réduisait à deux procédés bien simples : exagérer pour frapper plus fort, et substituer constamment le sens propre au sens figuré. Vous savez, monsieur, ce que valent ces découvertes prétendues, ces recettes pour jouer le génie. Depuis que la formule est publiée, personne encore n’en a fait usage.
Et puis le Pianto n’a-t-il pas répondu victorieusement à ceux qui accusaient la monotone beauté des Ïambes ? N’y a-t-il pas dans cette tétralogie italienne de quoi réduire au silence ceux qui blâmaient, dans la force qu’ils ne pouvaient nier, la perpétuité de la tension musculaire ? Toute cette merveilleuse élégie respire une grâce virgilienne. Barbier nous a montré la campagne romaine avec la simplicité du Poussin. Le dialogue entre Salvator et Masaniello ne semble-t-il pas un fragment du poète sicilien retrouvé sur un palimpseste poudreux par la patiente érudition d’Angelo Maiv ? La grande figure d’Orcagna, dans le Campo Santo, la figure naïve de Bianca, dont le souvenir toujours présent plane encore sur les clochers de Venise déchue, l’une qui semble tracée avec la plume d’Alighieri, l’autre détachée d’une chronique amoureuse de Shakespeare, n’ont-elles pas marqué dans la manière du poète un renouvellement vigoureux, une métamorphose inattendue ?
Il s’est élevé contre le Pianto une objection grave ; on a dit : Ce n’est pas là l’Italie. Pise, Rome, Naples et Venise ne sont pas faites ainsi qu’il nous les montre. À la bonne heure ! Mais nous a-t-il montré de belles choses ? Oui ? Eh bien ! éprouvez maintenant par une méthode pareille le quatrième chant du Pèlerinage, le chef-d’œuvre de Byron dans la poésie grave, et dites-nous si l’Italie de Byron est plus vraie que celle de Barbier ? Mon Dieu ! je ne suis pas loin de croire, en prenant la moyenne des récits les plus véridiques, que l’auteur de Lara est plus loin encore de la vérité que l’auteur du Pianto. Si le silence de Pise, les mascarades de Rome, la joie turbulente de Naples et les folles débauches de Venise ne se réfléchissent pas fidèlement dans l’élégie française, qui osera dire que la solennelle tristesse du Pianto anglais n’efface pas plus souvent encore les aspérités originales du paysage et l’individualité native des villes italiennes ?
J’arrive à votre nom, monsieur, qui n’est pas le moins glorieux de toute cette illustre famille. Je saisis avec empressement l’occasion publique qui m’est offerte de réfuter, une fois pour toutes, une accusation qui, pour être injuste, n’est pas moins douloureuse. Nul plus que moi n’admire, nul ne proclame plus volontiers l’éclatante richesse de coloris qui vous place si haut parmi les poètes de ce temps-ci.
Vous avez retrouvé comme par enchantement toutes les souplesses et toutes les naïvetés dont notre langue semblait déshabituée depuis deux siècles. Vous avez rendu à la période française l’ampleur flottante et majestueuse qu’elle avait perdue depuis la renaissance. Vous avez sculpté notre idiome, vous l’avez découpé en trèfles et en dentelles ; vous avez gravé dans la parole les merveilleux dessins qui nous ravissent dans les tours mauresques, dans les palais vénitiens, dans les vieilles cathédrales chrétiennes. Nul mieux que vous ne possède l’art de lutter par le nombre et la profusion des images avec la peinture la plus franche et la plus vive. Vous avez pour chacune de vos pensées des traits et des nuances qui feraient envie aux héritiers de Titien et de Paul Véronèse. Quand il vous plaît de nous montrer les lignes d’un paysage, ou l’armure d’un guerrier, le pinceau n’a plus rien à faire pour achever son œuvre, il n’a qu’à mettre sur la toile les masses de lumière et d’ombre que vous avez choisies comme les meilleures.
Aussi voyez comme les peintres reconnaissent à l’envi l’intime fraternité qui les unit à votre génie ! voyez comme ils marchent joyeusement à votre suite, comme ils cherchent sur leur palette les costumes et les villes que vous préférez, comme ils étreignent d’une constante sympathie les scènes et les physionomies que votre doigt leur désigne. On dirait qu’à votre voix toutes les formes extérieures de la fantaisie se sont renouvelées. Les ruines inhonorées se relèvent pour un culte fervent. Dix siècles de la biographie humaine, flétris par l’ignorance du nom de barbarie, reprennent le rang qui leur appartenait dans l’histoire européenne. Le marbre, esclave dévoué de l’art antique depuis la mort de Jean Goujon, demande au ciseau patient la dague et la cotte de maille, la visière et le bouclier de nos aïeux. Vous avez naturalisé dans l’art une vérité que Herder et Jean de Müller avaient léguée à la réflexion studieuse, mais que leur éloquence n’avait pas suffi à populariser. Après avoir expliqué l’âge moderne par le moyen âge, vous avez voulu expliquer pareillement l’antiquité par l’Orient. Vous avez montré qu’il n’y a pas pour les idées humaines de généalogie possible, si l’on retranche de nos titres deux générations importantes, la première et la troisième. Vous avez mis en lumière tout ce qu’il y a de réel, de profondément vrai dans le partage des siècles historiques.
Il se peut, monsieur, que vous préfériez à tous vos recueils lyriques celui que vous avez consacré tout entier à l’Orient ; il se peut que vous trouviez éblouissantes, entre toutes, les couleurs que vous avez dérobées à la Judée, à la Turquie, à la Perse, à l’Espagne, et s’il ne s’agissait que de la trame étincelante de l’étoffe, je dirais comme vous. C’est à coup sûr un des poèmes les plus merveilleux par la docile variété du rythme, par l’abondance inépuisable des tropes et des métaphores. C’est là que vous avez touché les dernières limites où l’art extérieur pouvait atteindre ; mais je préfère les Feuilles d’Automne aux Orientales, et voici pourquoi.
En nous parlant de l’Orient, vous aviez deux partis à prendre. Ou bien vous pouviez nous le montrer au milieu des émotions qu’il produit sur un homme d’Europe ; ou bien vous pouviez vous transformer par la pensée, oublier votre patrie et vous faire l’homme du pays où vous alliez. Par un caprice très légitime, et que je ne songe pas à discuter, vous avez choisi un troisième parti. Votre fantaisie a visité l’Orient et nous est revenus pour peindre ses voyages ; elle nous a déroulé complaisamment les mille couleurs dont elle avait récréé ses yeux. Mais après l’étonnement du spectacle chacun s’est demandé quel était l’homme caché sous cet artiste prodigieux. Hafiz et Djamy vous avaient prêté leur langage embaumé, vous aviez pris dans les poèmes suspendus à la voûte de la Mecque les vives allures de l’imagination arabe ; et pourtant deux pages de Medjnoun et Leïla produisent sur nous une impression plus profonde que la plus belle de vos orientales. Pourquoi cela ? C’est qu’il n’y avait en vous ni l’homme d’Orient, ni l’homme d’Europe, ni la sympathie du cœur habitué aux scènes qui sont devant lui, ni la curiosité réfléchie d’un esprit qui juge en même temps qu’il s’instruit.
Loin de conclure de ces prémisses, que je crois justes, la condamnation d’une œuvre qui déroule la critique en la dominant, je reconnais volontiers qu’il a fallu une singulière puissance de talent pour fixer l’attention paresseuse des lecteurs de France, en mettant dans ce poème tous les éléments hormis l’élément humain. Il a fallu des ressources multipliées, des secrets imprévus, pour dissimuler pendant quatre mille vers l’absence du cœur et de la réflexion. À la place de la poésie vous avez mis la peinture et la musique, ou plutôt de la peinture et de la musique vous avez fait une poésie nouvelle, sans larmes et sans rêveries, mais douce et nonchalante, pleine de murmures harmonieux et de lointaines perspectives : dans l’ivresse des sens on oubliait de penser.
Dans les Feuilles d’Automne, l’artiste demeure et l’homme paraît. Comme pour vous reposer de votre capricieux pèlerinage, vous redescendez en vous-même. Vous étudiez patiemment au fond de votre conscience vos douleurs de jeunesse, les joies sereines de votre virilité, vos inquiétudes paternelles, vos ambitions éteintes et renaissantes. Voilà pourquoi je préfère ce dernier recueil à ses aînés.
Parfois, il est vrai, il m’arrive de regretter l’avare sobriété de vos épanchements. Où je voudrais entendre le cri de l’âme, je trouve encore l’esprit amoureux de ses fantaisies, plus occupé de la gloire que de la vérité. Mais que sont mes reproches en présence des beautés profondes, des traits ineffaçables que vous avez gravés au fronton de votre dernier temple ? C’est le plus humain, le plus vrai, le plus grand de tous.
Et maintenant, monsieur, voici que nous avons achevé le cercle entier de la poésie lyrique, voici que nous avons épuisé la liste glorieuse ; quel sera donc, dites-le-moi, le roi de cette poésie ?
Lorsque Cinq-Mars parut, il y a huit ans, je crois, il n’y eut qu’une voix sur le mérite du style et l’intérêt dramatique de ce beau roman. On était las de tous les pastiches inspirés par Ivanhoé. Cinq-Mars offrait aux lecteurs de France une fable dont les personnages principaux appartenaient à l’histoire, mais qui pourtant n’avait rien de commun avec le type connu du roman historique. Pour le public des salons, c’était le début de l’auteur, car ses poèmes, éparpillés en fragments, n’étaient guère familiers qu’à ceux qui étudient jour par jour le renouvellement de l’imagination.
Aussi, comme il arrive en de pareilles occasions, la gloire personnelle que le romancier pouvait prétendre légitimement disparut tout entière dans la renommée du livre. Aujourd’hui toutes choses sont remises à leur place. Le livre est demeuré dans l’opinion littéraire ce qu’il était, un beau et grand livre, et le nom qui a signé ce livre est devenu glorieux comme on devait l’espérer.
Richelieu, Louis XIII, Anne d’Autriche, sont tracés d’une main ferme et savante. L’élève, ou mieux encore l’écolier du cardinal est habilement recomposé avec les traits semés dans les mémoires des courtisans. Alfred de Vigny a respecté scrupuleusement la vérité qu’il avait étudiée. Il nous a montré un roi faible et honteux de sa faiblesse, pleurant le sang qu’il voit couler, et n’osant faire un pas pour arrêter la hache prête à tomber sur une tête innocente, conspirant contre son ministre qu’il n’ose congédier, et dénonçant lui-même ses complices à l’ennemi qu’il voulait abattre. C’est une physionomie singulièrement triste que celle de ce pauvre roi. Mais je crois que le poète aurait eu grand tort de l’altérer ; car sans le vrai Louis XIII Richelieu n’était pas possible. Le cardinal était difficile à peindre, il y avait un double écueil à éviter. En exaltant sa grandeur politique, on courait le risque de dissimuler la cruauté maladive de son caractère. En étudiant trop curieusement toutes les singularités de ce prêtre prodigieux qui tenait du tigre et du chat, on pouvait se laisser aller à oublier toutes les grandes choses qu’il a faites, et toutes celles qu’il avait projetées pour assurer la puissance du royaume. Dans Cinq-Mars, Richelieu est simple et naturel jusque dans ses bizarreries les plus inattendues ; mais il garde au milieu de ses originalités individuelles la hauteur et la netteté de ses vues. C’est plaisir de voir comme il embrasse d’un regard tous les rouages de la machine européenne, comme il enlace dans le réseau de ses pensées tous ces oiselets couronnés qui obéissent en croyant commander, comme il mêle obstinément l’écheveau de ses intrigues, comme il sème les inimitiés pour recueillir les confidences indiscrètes échappées à la colère.
Anne d’Autriche nous demeure en mémoire comme une des créations les plus gracieuses de la poésie. La jeunesse et les blonds cheveux de cette belle reine, ses frayeurs et sa piété, son enfantine coquetterie, les fautes même de sa conduite, tout cela compose un ensemble merveilleux, une figure idéale et harmonieuse qui contraste heureusement avec celle du roi et du cardinal.
L’amitié de Cinq-Mars et de Thou rappelle par son austère dévouement, les amitiés antiques des biographies de Plutarque. L’amour de Cinq-Mars pour Marie est une étude poétique pleine de finesse et de vérité. Quant à Cinq-Mars lui-même, je sais qu’on a souvent reproché à l’auteur de l’avoir embelli outre mesure, d’avoir agrandi sur une trop large échelle les ambitions du favori. Sans doute, à ne consulter que les témoignages, la critique a raison. Mais vous savez comme Alfred de Vigny a répondu à ce reproche ; vous savez comme il a réduit à sa juste valeur ce qu’il faut entendre par la vérité historique. Je ne veux pas le nier, si l’on pousse à bout la pensée de Walter Raleigh, il n’y a plus de croyances possibles ; il faut brûler tous les livres qui racontent le passé, ou s’en amuser seulement et renoncer à s’instruire. Mais entre l’incrédulité de l’aventurier anglais et l’orthodoxie universitaire il y a une crédulité intermédiaire, et c’est à celle-là que le poète s’adresse. L’historien doit discuter les relations contradictoires et conclure, après mûr examen, selon la position et la moralité des narrateurs. Le poète a le droit de choisir entre ces relations celle qui lui agrée le mieux. Est-ce à dire pourtant qu’il pourra méconnaître volontairement le caractère général du siècle où il prend son héros ? Je ne le crois pas. À quoi bon élire pour ses inventions une date et une patrie ? que signifie cette préférence, si elle peut être impunément répudiée ? Si le Cinq-Mars de l’histoire n’est pas le Cinq-Mars du poète, il n’en faut rien conclure contre la beauté du roman ; en pareil cas le succès absout. Et puis il se présente une considération décisive, c’est que Cinq-Mars peut être idéalisé plus facilement que Louis XIII ou Richelieu, parce qu’il n’a pas laissé dans la vie publique une trace aussi profonde.
On a fait au roman d’Alfred de Vigny un reproche très peu littéraire. On a dit que toute sa composition était empreinte du préjugé aristocratique. Il me semble qu’il y a pour cette objection une réponse toute simple. Au commencement du dix-septième siècle, quand Richelieu ◀continuait▶ Louis XI et préparait Louis XIV, le duel politique se vidait entre la noblesse et la royauté ; le tour du peuple n’était pas encore venu. Dans un poème destiné à retracer un des épisodes sanglants de cette lutte mémorable, c’eût été faire preuve d’une rare ignorance que de placer au premier plan la résistance populaire. Au temps de Cinq-Mars, l’aristocratie, en défendant ses privilèges, croyait combattre pour elle-même, et ne prévoyait pas que le peuple imiterait son exemple et prendrait sa place. À deux siècles de distance nous pouvons juger Richelieu et ses ennemis sous un autre point de vue ; mais le poète n’a pas eu tort de s’associer par la pensée aux passions et aux ignorances de ses acteurs.
Aussi le monument épique d’Alfred de Vigny a tenu bon contre les attaques historiques et politiques, et nous pouvons hardiment le placer entre les plus belles pages d’histoire et de poésie.
L’unique roman de Mérimée, la Chronique de Charles IX, éclate surtout par la réalité pittoresque des détails. Pourquoi a-t-il choisi la Saint-Barthélemy comme cadre de son roman ? Je ne sais. Peut-être lui-même ne le sait-il pas. Il avait lu, dit-il, un grand nombre de pamphlets et de mémoires sur la fin du seizième siècle. Il a voulu faire un extrait de ses lectures, et, par un caprice d’artiste, cet extrait est devenu un roman. Il ne faut pas chercher dans les aventures de Mergy le développement progressif d’une idée préconçue. Non, l’auteur marche à l’aventure comme son héros ; il nous mène à l’hôtellerie, au milieu des reîtres et des bohémiens, à la cour parmi les raffinés, dans l’oratoire amoureux d’une comtesse. Mais il ne paraît guère se soucier que son livre ait une fin ou un but ; il conte pour conter ; chacun des chapitres de son livre est un chef-d’œuvre de simplicité. On n’y trouve jamais une description oiseuse ; chaque chose y est à sa place et pour un usage déterminé ; il ne s’amuse pas volontiers à nous expliquer les meubles et les parures en style d’antiquaire. Ce qu’il lui faut, ce qu’il sait créer, ce qu’il nous montre, c’est un ensemble de réalités vivantes, énergiques, qui se meuvent hardiment selon les lois de la vraisemblance et de la raison.
Si l’on se demandait quelle synthèse a précédé la composition de cette chronique, il n’y aurait pas de solution possible ; mais il y a tant d’autres livres qui se sont passés de synthèse et qui n’en sont pas moins de très beaux livres ! Où est la synthèse de Gil Blas, par exemple ? Lesage est-il moins grand pour n’avoir pas deviné d’avance les aventures qu’il raconte ?
Deux figures dominent toute la chronique, c’est Bernard de Mergy et Diane de Turgis. Bernard est un type heureusement imaginé, plein de courage et de crédulité, vertueux et ferme dans ses croyances, mais emporté, comme les jeunes gens de son âge, par l’ardeur tumultueuse des sens. Quand il entrevoit pour la première fois l’espérance d’être aimé, il tressaille de joie et se livre aveuglément à sa destinée ; il ne s’arrête pas un instant à considérer le danger ; sa bravoure et son aveuglement sont pleins de naturel, le roman s’en arrange très bien. L’auteur a su donner à son héros une franchise qui lui concilie tout d’abord la sympathie du lecteur. Quand Bernard va jouer sa vie sur le Pré aux Clercs, il ne tremble pas, mais il est ému comme il doit l’être ; il sait que dans un instant il peut mourir, et il ne peut quitter sans regret une vie qui s’ouvre à peine, des espérances toutes neuves et que le temps n’a pas encore flétries.
C’est pourquoi j’aime Mergy.
Diane est une hardie jouteuse qui mène vaillamment une aventure. Elle prend pour elle le rôle que Bernard n’ose pas essayer. Elle poursuit l’amant qui devrait l’attaquer. Ce n’est pas, j’en conviens, la méthode usitée aujourd’hui ; mais le roman se passe au seizième siècle, parmi les femmes dont Brantôme nous a laissé de si joyeux portraits. Cette date n’est pas sans importance. Un siècle plus tard, à Versailles, par exemple, quoique les mœurs fussent loin d’être pures, quoiqu’il y ait dans Bussy et Saint-Simon presque autant de luxure effrontée que dans le biographe des femmes galantes, Diane de Turgis n’aurait pas été vraisemblable.
Le caractère de Diane, malgré son apparente virilité, n’est cependant pas dépourvu d’intérêt poétique. Dès les premières pages on comprend qu’elle n’a jamais connu d’amour comme celui de Bernard. Jusqu’alors elle n’avait été aimée que pour sa beauté. Elle entrevoit dans les empressements respectueux de Mergy une affection plus pure et plus élevée, et sans savoir si elle est capable d’éprouver un pareil sentiment, elle est fière de l’inspirer, et se résigne à faire la moitié du chemin pour amener à elle son timide antagoniste.
Ces deux caractères sont admirablement tracés, et se réalisent dans l’action avec une netteté peu commune.
Le style de Mérimée, dans ce roman, est d’une remarquable concision, mais en même temps d’une riche contenance.
Quoique le cadre de cette chronique soit emprunté à l’histoire, cependant les figures historiques y sont rares. Mais celles qui paraissent sont indiquées par des silhouettes vives et hardies. Charles IX, tel que Mérimée nous le donne, s’accorde très bien pour la chétiveté de ses vues et l’étroit horizon de sa pensée avec la tête que nous avons au Louvre. Il a tiré de ce portrait ce qu’on en pouvait tirer. Il a retrouvé l’homme sous le marbre.
Ce que Mérimée dit de la Saint-Barthélemy a semblé à quelques esprits graves un paradoxe ingénieux ; mais beaucoup ont refusé de voir dans cette interprétation toute nouvelle une pensée loyale et sincère. Pour moi, je l’avouerai, je ne me refuse pas à la théorie du chroniqueur ; je ne crois pas que Charles IX fût capable de projets longtemps médités. J’incline à soupçonner qu’il a pu résoudre un massacre comme une partie de chasse. Cette théorie doit être prise pour ce qu’elle vaut : ce n’est ni une apologie ni une accusation, c’est une vue contestable, mais qui ne manque pas de vraisemblance.
Quel que soit l’avis du lecteur érudit sur les opinions historiques et morales de Mérimée, nous aurions à regretter une scène du premier ordre, si l’auteur eût placé son récit dans une autre année que celle de la Saint-Barthélemy. Quand Mergy veut quitter sa maîtresse, et que Diane, après avoir vainement essayé de convertir son amant, essaie de le retenir, quand elle l’étreint dans ses bras, le poète s’élève malgré lui aux accents les plus pathétiques de la passion. Malgré le désintéressement qu’il professe, il ne peut se refuser à l’entraînement du sujet ; lui, qui d’ordinaire est si sobre d’images, il trouve à son insu des expressions pittoresques. Il y a dans l’amour de Diane, furieux et dévoué, quelque chose de la colère maternelle d’une lionne défendant sa famille. C’est qu’en effet Diane aime Bernard à l’heure du danger autrement qu’elle ne l’aimait d’abord ; c’est qu’au moment de le perdre, elle a senti redoubler pour lui sa première affection.
Ceci est la plus belle scène du livre, et suffirait seule à établir solidement le nom littéraire de Mérimée.
Ce que j’admire dans votre Notre-Dame, c’est l’inépuisable richesse d’épisodes et d’incidents que vous avez semée dans ce beau livre. Vous semblez prendre plaisir à compliquer l’entrelacement des fils de votre récit pour dénouer sans peine ce qui semble inextricable. Si jamais œuvre humaine a témoigné de la puissance de son auteur, c’est à coup sûr Notre-Dame de Paris.
Ceux qui ne verraient dans cette vaste épopée que l’intérêt poétique, ne comprendraient que la moitié de votre pensée. Votre volonté, je le sais, a été plus haute et plus hardie. Vous avez projeté la reconstruction de la France au quinzième siècle. La tâche était grande, l’avez-vous réalisée ? Vous avez pris pour centre de votre composition la cathédrale de Paris, et autour du temple chrétien vous avez groupé toutes les formes de la vie nationale. Phœbus, Gringoire, Claude Frollo, Quasimodo, sont des types longtemps médités, qui résument poétiquement les conditions et les mœurs de la société française au quinzième siècle.
J’aime la Esmeralda, et me soucie fort peu de discuter avec les critiques d’Édimbourg si elle procède de Fenella, qui procédait de Mignon, qui procédait…. Je laisse de grand cœur ces misérables chicanes aux oisifs et aux badauds. Elle est à vous, monsieur, à vous tout entière, puisque sans vous nous ne l’aurions pas. Ces lointaines analogies peuvent servir de délassement aux causeries de bibliothèque, mais n’entament pas d’une ligne la valeur d’une création poétique.
C’est une ingénieuse invention d’avoir réuni sur la tête d’une danseuse l’amour d’un soldat, d’un poète, d’un prêtre et de Quasimodo. Grâce à cet heureux artifice, l’intérêt romanesque vient colorer toutes les parties du récit.
Mais derrière cette héroïne humaine et visible il y a une idée mystérieuse et irrésistible, la destinée, une main de fer qui étreint tous ces personnages et les pousse vers un but inconnu. En disposant, comme vous l’avez fait, des créatures de votre fantaisie, vous avez agi selon votre droit. Et j’aurais mauvaise grâce à vous demander pourquoi vous avez prodigué le malheur avec une telle profusion. Ce serait de ma part une question impertinente et sotte.
Non, monsieur, je ne vous querellerai pas sur la tristesse morne et désolée de votre fable. Vous l’avez voulu, vous le pouviez.
La grâce aérienne de la Esmeralda, opposée à la laideur monstrueuse de Quasimodo, est un de vos caprices, mais un caprice qui ne souffre pas de contrôle.
Pour le prêtre et le poète, je pense qu’ils n’auraient rien perdu, si l’un avait eu des sens moins grossiers, si l’autre avait eu en lui-même une dignité plus élevée, un caractère moins avili par la misère et la servilité. Mais ici encore, je le sais, vous avez une réponse toute prête : cela est ainsi parce que je l’ai voulu.
À la bonne heure ! Mais venons à une question plus sérieuse. Dans votre pensée, au quinzième siècle, le peuple relevait de la volonté du juge, qui relevait du prêtre qui ne relevait que de Dieu. Est-ce bien là, monsieur, une synthèse applicable au règne de Louis XI ? Je n’ai pas dessein d’entreprendre ici l’apologie de la magistrature ou du clergé, ce n’est pas à ces considérations secondaires que je veux m’arrêter ; je me demande seulement si l’Église, en 1483, était souveraine, si le prêtre gouvernait, si la société était régie par une foi aveugle et soumise. Je me demande si le pouvoir théocratique, si éclatant et si fort au treizième siècle, n’était pas déchu de son ancienne splendeur quand le cardinal de la Balue expiait sa résistance dans une cage de fer. Je me demande si Philippe de Commynes pouvait vivre en même temps que saint Thomas.
Ces questions, vous le savez, ne relèvent pas de la fantaisie : c’est à l’histoire seule de les résoudre.
Or, quelle a été la pensée politique de toute la vie de Louis XI ? Abaisser la noblesse en élevant la bourgeoisie, diviser la force par la ruse, asseoir la royauté sur les ruines de la puissance féodale, appeler aux emplois les plus capables, sans acception de richesse ou de naissance, pour mater les grandes familles et ternir le lustre des grands noms, en les réduisant à l’oisiveté.
Il est donc vrai, monsieur, que le monde que vous nous avez montré n’est pas le monde du quinzième siècle. C’est un monde qui est à vous tout entier. Ce n’est pas le monde de l’histoire, c’est une création éclose dans votre cerveau, que votre parole a douée de vie, à qui vous avez donné le droit de cité littéraire.
Mais je me hâte de le reconnaître, vous avez fait pour la prose, dans Notre-Dame de Paris, ce que vous aviez fait pour la poésie dans les Orientales. Vous avez forgé la langue sur une enclume sonore et solide, vous l’avez enrichie d’images qu’elle ne connaissait pas ; c’est un champ que vous avez défriché, que vous avez semé de vos mains : nul ne peut vous en disputer la moisson sans injustice et sans honte.
Notre-Dame est à mes yeux un magnifique édifice, plein d’étonnements et de secrets inattendus, qui fatigue la curiosité sans l’épuiser. C’est une construction gigantesque dont les pierres innombrables, soudées ensemble par un ciment invisible, semblent défier nos rêves les plus hardis. Mais dans ce poème singulier, si l’on excepte la recluse, où est le rôle de l’homme ?
Où placer le beau poème de René, qui, depuis trente ans, n’a pas encore lassé notre admiration ? Est-ce une élégie, est-ce un roman ? Qu’importe, n’est-ce pas ? Critique de second ordre dans le Génie du Christianisme, voyageur inexact et verbeux dans l’Itinéraire, imitateur patient, mais inutile, de Virgile et d’Homère dans les Martyrs et les Natchez, Chateaubriand occupe encore aujourd’hui une des cimes les plus élevées de la poésie qu’il a vue grandir sous ses yeux. René, par sa mélancolie harmonieuse et vraie, par la peinture profonde, quoique rapide, des souffrances intérieures du génie oisif, par le tableau douloureux, mais vivement esquissé, du cœur qui répugne au présent et n’a pas encore trouvé l’avenir qu’il doit souhaiter et poursuivre, René demeure avec le magnifique épisode de Velléda w, le plus réel et le plus glorieux des titres littéraires de Chateaubriand. Bien des images, bien des sentiments, aujourd’hui presque démonétisés par leur popularité, ont été gravés sur l’airain par la main de René. Je ne crois pas qu’on doive regretter, dans cette autobiographie, l’absence des développements dramatiques ; où l’action commence, la rêverie finit. René, une fois arraché aux supplices de sa pensée, d’autant plus déchirante qu’elle est plus indécise, ne serait plus René s’il se mêlait au monde pour y jouer son rôle ; il perdrait sans retour cette majesté sereine qui ne l’abandonne pas au milieu de ses hymnes désespérés.
Ces jours derniers, vous le savez, le poète a révélé à quelques amis choisis le mot de cette mystérieuse énigme. Il a lu les premières pages de ses Mémoires ; il a raconté sans pruderie et sans réticences la réalité cachée sous ce poème inexpliqué jusqu’ici. Ses Mémoires seront peut-être, et je le crois volontiers, le plus durable et le plus solide de tous les monuments qu’il a élevés pour éterniser son nom.
Il avait abordé l’histoire, mais il a reculé dès les premiers pas. Dans le prologue chrétien de cette épopée inachevée, il y a des pages que Bossuet aurait signées. Mais le récit à peine commencé s’éloigne déjà de l’inspiration primitive. Le talent dramatique d’Augustin Thierry, les synthèses philosophiques de Guizot ont éveillé, chez l’annaliste, des ambitions nouvelles et imprévues. Le génie chrétien s’est effacé, mais la pensée purement humaine n’avait pas eu le temps de germer et de mûrir. Le portail catholique nous a introduits inopinément aux colonnades païennes. Où est l’édifice ?
Indiana, Valentine et Lélia représentent dans le roman trois faces bien distinctes de la pensée, le récit familier des mœurs domestiques, l’entrelacement dramatique des épisodes de la vie réelle, et enfin, comme couronnement, le symbolisme lyrique élevé à sa plus haute généralité. La première partie de Valentine a souvent été comparée, et selon moi avec justice, aux meilleures pages des Confessions de Jean-Jacques. Toutes les descriptions du Berry sont ravissantes de grâce et de fraîcheur. Les caractères d’Indiana et de Valentine sont des individualités précises qui avaient disparu de la poésie depuis Eugène de Rothelin, Adèle de Senange et la Comtesse de Fargy.
Ce qu’il faut remarquer dans Indiana et Valentine, c’est la prédominance constante de l’élément humain. On pourrait désirer plus de prudence et d’habileté dans les évolutions progressives de la fable ; on pourrait souhaiter une économie plus sage dans l’invention des scènes, et surtout une prévoyance plus sûre d’elle-même, une conscience plus complète de la conclusion définitive ; mais ce qui éclate à chaque page, c’est l’intime vérité des sentiments. Cette vérité que j’admire, et que souvent j’ai vainement cherchée dans les meilleures inventions de notre temps, se compose à la fois de la réalité anecdotique et des beautés les plus élevées de la poésie.
Lélia, si diversement jugée par la foule, a survécu, comme on devait s’y attendre, aux excommunications et aux apothéoses. Conrad, Lara et Manfred ont légué à Lélia leurs inépuisables tristesses ; mais la douleur, en descendant sur les lèvres d’une femme, est devenue plus cruelle et plus impitoyable ; l’isolement et le blasphème dévolus à celle qui devait se confier dans l’espérance d’un monde meilleur, et se résigner aux épreuves des affections humaines, impriment à cette mélodieuse élégie un caractère singulièrement nouveau.
La contradiction apparente qui sépare Indiana et Valentine de Lélia, se réconcilie très bien par la réflexion. Il ne faut pas une sagacité bien pénétrante pour suivre la transition de la faiblesse maudissant l’égoïsme, au cœur confiant qui se livre après avoir longtemps résisté, mais qui bientôt, désabusé des joies qu’il avait rêvées, se réfugie dans le dédain et l’ironie.
Quelle sera la destinée de ce poète nouveau qui, en deux ans, a conquis une place si haute ? Après l’achèvement de cette mystérieuse trilogie, retournera-t-il aux réalités de la vie domestique, ou bien voudra-t-il tenter des voies nouvelles, et se délasser de ses premières inventions par de capricieuses fantaisies ? Je ne sais. Dans le cycle intellectuel, cette rénovation serait un progrès naturel et logique. Quoi qu’il arrive, l’auteur de ces beaux livres peut se reposer impunément et sommeiller à ses heures, sans craindre nos reproches. Qu’il soit ce qu’il lui plaira d’être, nos yeux ne quitteront pas la route et suivront la poussière de ses pas.
Eh bien ! quel sera le roi du roman ?
III.
Après ce rapide résumé de notre situation poétique, n’est-il pas permis de hasarder un ensemble de conjectures sur la destinée prochaine des formes diverses de l’imagination ? Faudra-t-il croire, avec les esprits frivoles qui réduisent toute leur pensée aux causeries de salon et d’académie, que nous sommes arrivés maintenant à la dernière page de notre histoire littéraire ? Ceci, vous le savez, est tout au plus un paradoxe bon à distraire des femmes oisives ou des vieillards blasés ; l’agilité bruyante de la parole peut trouver dans ce thème absurde l’occasion d’un triomphe de quelques jours. Ce n’est pas ma faute vraiment s’il se rencontre aujourd’hui quelques rhéteurs qui mettent leur gloire et leur fatuité à nier le mouvement qu’ils n’ont jamais compris, pas plus dans le passé que dans l’avenir ; héros de la périphrase et de la réticence qui s’évertuent à sous-entendre l’idée qu’ils ne pourraient montrer, qui réservent pour une époque indéterminée la prophétie solennelle dont ils ne savent pas encore le premier mot, qui disent à l’imagination humaine de s’arrêter pour amnistier leur impuissance et leur paresse ! Ce n’est pas ma faute s’ils font de leur enseignement une prouesse de baladin, s’ils chiffonnent l’histoire, qui les importune, comme une femme sa parure qu’elle voudrait changer. Ces hommes-là, vous le savez, ne sont d’aucun temps et n’appartiennent à aucune génération ; c’est un hors-d’œuvre qu’il faut tolérer, c’est un bourdonnement inutile dont il ne faut pas prendre souci. Qu’ils se taisent ou qu’ils parlent, peu importe ; leur voix n’a rien à faire dans les débats sérieux.
La poésie lyrique a maintenant épuisé l’étude et l’analyse de la vie individuelle ; elle a envisagé sous toutes ses faces le moi humain. Il me semble qu’elle a aujourd’hui une autre destinée à remplir. Sans vouloir, comme les disciples de quelques philosophies ébauchées, lui assigner un rôle direct dans le renouvellement social qui se prépare, je crois qu’elle doit se mêler plus activement qu’elle ne l’a fait jusqu’ici à la lutte des intérêts positifs et des passions publiques. Est-ce à dire que le poète lyrique sera tribun ou hiérophante ? Non, sans doute. S’il essayait d’empiéter sur la mission de l’orateur ou du philosophe, il s’y absorberait tout entier et disparaîtrait. J’entrevois seulement que l’égoïsme poétique excite de jour en jour des sympathies moins vives. C’est une belle chose, et très grande assurément, de se poser seul en face de la société, de raconter ses souffrances intérieures, ses ambitieuses espérances, de dédaigner les plaisirs vulgaires et le bruit qui se fait autour de soi, de vivre en soi-même comme dans un asile inviolable, de regarder la foule qui s’agite en bas, comme un pasteur ses troupeaux. Mais, comme le disait Bacon, pour s’en tenir à la solitude, il faut être moins qu’un homme ou plus que Dieu. À se nourrir perpétuellement de la contemplation de soi-même, on voit bientôt se troubler la sérénité primitive de ses pensées ; on ne se trouve plus si grand qu’à l’heure de la retraite ; bon gré malgré, il faut revenir au monde et s’y renouveler.
Déjà la satire s’est élevée au lyrisme le plus haut ; cette fusion légitime de l’enthousiasme et de l’ironie entame glorieusement un nouvel avenir. Désormais on ne doit plus craindre que la pensée poétique s’appauvrisse ou se mutile en s’appliquant à la réalité. Le poète ne perdra rien de son individualité en quittant les cimes solitaires de la méditation pour la tumultueuse arène. À la richesse de son langage, à l’énergie chaste et pénétrante de son regard, on le reconnaîtra facilement.
Le Curé de Campagne réalisera, je l’espère, une partie de cette prophétie. Sans doute, nous y verrons l’alliance heureuse et féconde du réalisme de Crabbe et du lyrisme de Wordsworth. Nous y retrouverons les traits naïfs et vrais du Borough x et la morale auguste et sympathique de l’Excursion. Cette analogie, que j’indique sans pouvoir la constater, ne conclut pas l’imitation ; loin de là, l’originalité du nouveau poème de Lamartine sera d’autant plus incontestable, qu’il aura cédé, malgré lui, à une inspiration pareille ; il n’aura pas dépendu de lui de choisir le sujet de ses études ; ce qu’il fera, il n’aurait pas pu ne pas le faire. L’identité du thème n’emporte pas avec elle l’identité du style. Si ç’avait été de sa part un par caprice, il aurait pu emprunter à l’Angleterre les lignes et les couleurs de son nouveau tableau ; mais comme il obéit fatalement au mouvement général des idées poétiques, il ne cessera pas d’être lui-même en traduisant, sous un autre ciel, avec d’autres émotions, des pensées unies à celles du poète des lacs par une étroite parenté.
Je ne veux pas croire que Béranger garde fidèlement le silence auquel il s’est engagé : il pourra bien prendre en dégoût la lutte politique ; mais il ne pourra se défendre d’exprimer sur les croyances qui tombent en ruines quelqu’une de ces pensées bienveillantes où il sait si bien allier le regret et l’encouragement.
Les Élévations d’Alfred de Vigny ne resteront pas non plus étrangères à cette métamorphose de la poésie lyrique. Je m’assure que l’histoire tiendra quelque place dans ces nouveaux poèmes. Si les événements auxquels nous avons assisté depuis quinze ans ne s’y réfléchissent pas comme dans le journal écrit par un homme d’état sous la dictée de ses ambitions, au moins y verrons-nous les passions et les idées que ces événements représentent.
Et vous, monsieur, dans vos poésies politiques qui sans doute ne se feront pas longtemps attendre, vous serez amené à modifier le cercle ordinaire de vos pensées. Je n’entends pas ici parler de l’altération progressive de vos opinions sur les hommes et sur les choses : je me suis souvent dit et je me dis encore qu’en pareille matière l’extrême conséquence pourrait bien n’être, après tout, que la perpétuité du mensonge. Puisque les affections humaines s’évanouissent et se succèdent, et se prétendent toujours à bon droit loyales et sincères, pourquoi les idées ne subiraient-elles pas les mêmes changements ? Ce n’est pas moi qui vous reprocherai d’avoir cru aux promesses de la vieille monarchie, d’avoir été cavalier jusqu’au jour où la crédulité n’était plus possible sans aveuglement. Non, le changement que je prévois est d’une autre nature. Vous prendrez à la lutte sociale une part plus directe et plus active ; vous ne pourrez plus, comme autrefois, vous glorifier dans l’anathème et le dédain ; la vie publique vous atteindra, et vous serez forcé de mêler à vos tristesses les conseils et les espérances.
L’avenir du roman et du théâtre se dessine encore plus nettement que celui de la poésie lyrique. Comme ces deux formes de la fantaisie s’adressent plus directement à la foule, force leur sera bien d’entendre et de satisfaire les besoins et les volontés de la foule.
Or, quels sont ces besoins ? N’est-il pas évident pour tous les observateurs de bonne foi que le roman et le théâtre ont épuisé la poésie matérielle et que le temps est venu d’entamer une autre face de l’humanité ? N’est-il pas évident que toutes les classes élevées de la société n’accueillent plus maintenant que par l’indifférence et le dégoût toutes les bruyantes fantasmagories, toutes les orgies sanglantes, toutes les bacchanales funèbres qui depuis quinze ans ont envahi le roman et le théâtre ? Est-il permis d’espérer, sans folie, que le public voudra jeter les yeux désormais sur une chronique découpée en chapitres, ou dépecée en dialogue ? Si le drame et le roman persévèrent dans cette routine stérile, avant peu les livres et les théâtres demeureront fermés, c’est-à-dire que tous les esprits sérieux s’en abstiendront.
Non que je veuille prétendre en aucune façon que la poésie ne doit pas toucher à l’histoire. Grâce à Dieu, je n’ai jamais trempé dans ce puritanisme étroit, qui interdit à l’imagination le domaine de la réalité. Le mot de Marlborough ne prouve rien contre Shakespeare et n’a pas ôté un lecteur aux pages ingénieuses et disertes de David Hume. L’histoire ne s’apprendra jamais dans les romans ou les tragédies ; mais le dramatiste et le romancier ont le droit de restituer à leur manière les traditions incomplètes.
Pourtant, à l’heure qu’il est, je crois qu’il conviendrait de mettre en jachère pour quelques années le poème historique ; à force d’étudier les hommes modifiés par les temps et les lieux, nous avons presque oublié l’homme de tous les lieux et de tous les temps, l’homme éternel, immuable ; en scrutant les mœurs et les costumes de chaque siècle, nous avons oublié le type des passions cachées sous ces enveloppes variées ; nous datons à merveille l’amour et l’ambition, mais c’est à peine si nous connaissons les ressorts de ces deux sentiments.
Le mal est constant, le remède se trouvera. Avant de revenir à l’histoire, c’est-à-dire à la variété visible, il faut aborder hardiment la philosophie humaine, c’est-à-dire le spectacle intérieur des passions, variété non moins grande que la première, mais plus difficile à saisir, aussi réelle, quoique plus obscure, permanente et toujours comparable à elle-même. L’histoire sans la philosophie ne donnera jamais qu’une poésie misérable. Mais pour apercevoir l’homme dans les récits du passé, il faut négliger volontairement la draperie pour la statue ; il faut contempler longtemps la nudité vivante avant d’essayer les plis du manteau.
C’est pourquoi le roman et le drame ont deux choses à faire avant de reprendre l’histoire. Il faut d’abord qu’ils prennent l’homme de leur temps pour le soumettre aux métamorphoses de l’inspiration. N’ayant pas à s’occuper de la question extérieure, ils pourront traiter plus à fond et plus sérieusement le sujet même de leurs conceptions, la passion qu’ils auront choisie. Cette première épreuve achevée, et je m’assure qu’il en sortira plus d’un triomphe éclatant et durable, ils pourront tenter dans l’histoire l’application d’une méthode pareille.
Par exemple, ils prendront une époque bien circonscrite, soit le règne de Louis XIII, 1610-1642, et dans le cercle de cette époque ils essaieront de réaliser une conception à priori, une fable toute faite, le développement d’un caractère trouvé à l’avance. Arrêtés à chaque pas par la réalité relative et passagère qui devra servir d’encadrement à la réalité éternelle, c’est-à-dire humaine, ils gagneront dans cette lutte courageuse, une habileté nouvelle et plus profonde.
Ce ne sera plus ni le roman, ni le drame historique : ce sera le roman et le drame dans l’histoire. Mais comme les noms et les personnages historiques ne joueront aucun rôle dans ces innovations, il n’y aura aucune parenté entre ce nouveau genre de poésie et la poésie qui s’est appelée historique jusqu’ici. Chacun des acteurs appartiendra tout entier au poète, et les particularités de l’histoire, en se réfléchissant dans ces créations, n’en pourront troubler l’originale spontanéité.
Enfin, après cette seconde épreuve, non moins profitable que la première, la poésie pourra reprendre l’interprétation des événements et des hommes historiques ; elle pourra, sans crainte de trébucher, remettre dans le roman et dans le drame les personnages dont la tradition nous a légué le portrait et la biographie, achever les physionomies ébauchées, combler les lacunes des récits, expliquer les énigmes politiques demeurées obscures pour les contemporains, suppléer la science par l’inspiration.
Cette triple évolution, que je prévois, ne s’accomplira pas dans tous les esprits. Quelques-uns s’arrêteront à la première et se complairont dans l’étude poétique de l’humanité prise en elle-même, sans acception de temps ni de lieu ; ils placeront dans le siècle où ils vivent les héros de leur fantaisie, pour se dispenser de la description qui a perdu tant de poètes. Sans doute le roman de Sainte-Beuve appartient à cette première évolution. D’ici à deux mois nous en pourrons juger.
La seconde évolution, que je voudrais voir s’accomplir en même temps dans le récit et dans le drame n’a pas encore, que je sache, de représentants avoués. Est-ce à l’auteur de Cinq-Mars ou de Notre-Dame de Paris que cette gloire est destinée ? Nous le saurons peut-être avant d’apercevoir les premières feuilles.
Reste la troisième évolution, qui se réalisera dans un avenir plus éloigné. Celle-là, vous n’en doutez pas, sera franchement et unanimement acceptée. Préparée par les deux autres, elle ne les dominera pas, mais elle les complétera. Ce sera l’union intime et vivante de l’histoire et de la philosophie sous la forme poétique,
Si toutes ces réflexions, comme je l’espère, sont vraies, si elles expriment fidèlement une pensée qui n’est pas mienne seulement, mais qui, depuis plusieurs années, bourdonne sourdement sans trouver d’interprète, si j’ai raison de présager à la poésie un avenir qui n’aura rien à envier au présent, que deviendront les dynasties si complaisamment inaugurées de nos jours ? Verrons-nous se fonder de nouvelles royautés littéraires ? Les grands noms que j’ai comptés auront-ils disparu ? Je ne le crois pas. Le moule de ces statues ne se bâtit pas en une nuit.
Mais il y a dans ces présages un enseignement sérieux. Puisque les idées victorieuses hier, aujourd’hui chancelantes, céderont demain le pas à des idées nouvelles, il ne faut pas se hâter d’élever sur un piédestal les popularités qui passent devant nous ; il faut estimer chacun pour ses œuvres, le glorifier selon sa puissance, mais nous abstenir prudemment de l’adoration et de la prière. Il ne faut pas saluer du nom de rois ceux qui nous dépassent de la tête, ni plier le genou devant eux. Il n’y a pas de royauté littéraire ; s’il y en avait une aujourd’hui, il faudrait en changer tous les jours.
Laissons venir les hommes et les choses ; laissons murmurer l’envie et l’impuissance ; ne croyons pas que l’admiration exclusive amnistie à tout jamais les erreurs de l’idole. Que la discussion et l’étude n’abandonnent pas la fantaisie, si libre qu’elle soit. Alors seulement la poésie et la critique se donneront la main ; et ce moment n’est pas loin.
XXII. De la critique contemporaine.
Jamais plaideurs n’ont maudit leurs juges comme les poètes d’aujourd’hui maudissent leurs critiques. Recueillez les voix parmi les inventeurs, et vous n’aurez qu’un avis unanime : tous les critiques sont envieux et impuissants. S’ils font métier de blâmer, c’est qu’ils sont inhabiles à produire. Le reproche est vert et pourrait bien chagriner quelques vanités ; mais pour qu’il fût sans réplique, il faudrait prouver d’abord que tous les livres d’aujourd’hui sont des chefs-d’œuvre. Autrement il sera toujours loisible aux hommes de bon sens de s’applaudir dans leur stérilité ; pour ma part, je l’avoue, je ne rencontre jamais un ami sans le féliciter d’un mauvais livre qu’il n’a pas fait.
Pourquoi cette colère obstinée ? pourquoi ces prétentions à l’inviolabilité royale ? pourquoi ces hautains défis et ces cantiques assidus sur la divinité du génie ? C’est que la franchise est bien rare. La vérité n’a jamais eu tant de voix pour se faire entendre, et jamais le mensonge n’a parlé plus haut. Si le génie qui sommeille au milieu des flatteries empressées était plus souvent rudoyé par l’évidence et la bonne foi, assurez-vous qu’il s’humaniserait bien vite, et qu’il ne traiterait pas avec un dédain si superbe la discussion qui veut bien l’atteindre.
Mais où est aujourd’hui la critique franche et loyale ? comptez sur vos doigts ceux qui s’enrouent à crier ce qu’ils pensent ; comptez-les, et dites-nous si jamais la parole a été plus scandaleusement prostituée !
Il y a une critique aujourd’hui fort à la mode, c’est la critique marchande ; elle n’exclut pas le talent, mais elle s’en passe très bien. Son affaire n’est pas d’étudier longtemps pour avoir un avis, d’user ses nuits dans la réflexion pour discerner le vrai sens d’un livre, et de chercher ensuite, pour sa pensée, la forme la plus nette et la plus pure. Elle a pitié de pareils enfantillages ; ce qu’elle veut, ce n’est pas un avis juste, c’est un avis à vendre ; elle tient boutique sur la place publique ; de la boue pour ceux qui la méprisent, de l’encens pour ceux qui la paient. Les badauds n’en savent rien, et sont bien aises d’avoir une opinion toute faite.
La critique marchande s’éveille de bonne heure. Son temps est mesuré précieusement, chacune de ses minutes a son tarif. Elle court en toute hâte chez le grand homme du jour, elle assiste à son lever, elle écoute son indiscrète fatuité, elle ne perd pas un mot de ses confidences ; s’il a reçu la veille une injure cuisante ; s’il a été frappé au défaut de la cuirasse, si son orgueil, encore saignant, s’exhale en plaintes irritées, elle lui promet de le venger ; elle se met à sa dévotion ; elle n’aura ni repos, ni cesse, tant qu’elle n’aura pas démasqué le traître ; elle ignore d’où est parti le coup, mais elle saura bien le découvrir ; elle s’apitoie sur le génie méconnu ; elle n’a pas assez de mépris pour flétrir l’ingratitude du siècle. « Après tout ce que vous avez fait, vous traiter ainsi ! vous qui avez renouvelé la langue, vous qui avez retrempé l’idiome appauvri de la France, vous qui avez retrouvé l’agilité de la césure et la religion de la rime, vous qui avez sillonné dans tous les sens le champ de la pensée, vous insulter à ce point ! oser vous mettre en parallèle avec les rimeurs de l’empire ! Oser vanter Voltaire et le défendre contre vous ! quelle ignorance, quelle injustice ! Voyez pourtant comme l’impunité les enhardit ! je voulais répondre, et vous m’avez retenu. Voilà ce que vous avez gagné par votre indulgence. Je prends en main votre cause ; laissez-moi faire : je saurai leur parler. »
Et en effet, la critique marchande ne manque pas à sa promesse ; elle a pour son patron un enthousiasme inépuisable ; elle fouille généreusement au fond de son vocabulaire ; elle choisit avec une attention délicate toutes les formules de l’admiration. Elle raconte avec une prolixité complaisante la généalogie de l’accusé ; elle énumère ses titres, elle étale avec un faste insolent les services qu’il a rendus à la patrie. Au besoin, elle pleure des larmes abondantes ; et, après avoir dépensé toutes les ressources de son éloquence, elle termine comme le guerrier romain, en proposant de monter au Capitole et de rendre grâce aux dieux.
Le lendemain, elle retourne chez celui qu’elle a vengé ; elle reçoit ses félicitations et s’excuse de les avoir si mal méritées. J’aurais voulu mieux faire, mais j’avais un cadre trop étroit pour me déployer à l’aise. Patience, un jour viendra où je pourrai parler du haut d’une tribune plus élevée ; mais pour cela, j’ai besoin de vous.
Le poète n’est pas ingrat ; il recommande avec emphase celui dont la voix l’a défendu. Protégé par son client, l’avocat double bientôt le prix de sa parole ; il escompte son dévouement à beaux deniers. Une fois sur le chemin de la fortune, il ne s’arrêtera plus : il a vendu sa louange, il s’applaudit de son marché ; mais il n’en restera pas là. S’il persévérait dans son admiration, ce serait de sa part une misérable duperie. La parole aux mains d’un homme habile est une richesse qui ne s’épuise pas si tôt. La reconnaissance est une vertu stérile : il y a quelque chose de plus savant, c’est de jouer double jeu. Il faut mener de front l’accusation et la plaidoirie.
Il a sculpté le marbre, il a élevé la statue ; mais le piédestal est bien haut et la statue bien solide. Se résigner à la contemplation silencieuse de son œuvre, c’est une niaiserie digne tout au plus d’un homme de bien ; il ne succombera pas à la tentation. Ce qu’il a fait, il le défera. En insultant la gloire qu’il a bâtie, en démolissant pierre à pierre le palais où il avait inscrit son nom, il gagnera, soyez-en sûr, de nouveaux protecteurs, et plus puissants que le premier ; il prêtera l’oreille aux jalousies qui bourdonnent ; il s’enrôlera parmi les ennemis de son client, et pour grossir sa fortune, il n’hésitera pas à renverser du pied son idole d’hier.
Ceci est une face de la critique contemporaine, une face avilie, mais que j’ai vue. Longtemps j’ai douté ; j’ai traité de vision le récit de ces misères. Je comprenais la prostitution des courtisanes, et je refusais de croire à la prostitution de la parole ; mais l’évidence a dessillé mes yeux. Oui, la parole est aujourd’hui une denrée comme la jeunesse et la beauté des femmes qui n’ont pas de pain. Or ce que j’ai vu, les poètes aussi le voient chaque jour ; et vous ne voulez pas qu’ils méprisent leurs juges !
Une autre plaie de la critique, une plaie qui n’a rien de honteux, mais qui n’est pas sans gravité, c’est l’indifférence. Une fois façonné à la discussion par des études choisies, l’indifférent pose et résout au hasard toutes les questions qui se présentent ; il ne s’inquiète pas de la portée de ses paroles, pourvu qu’elles soient élégantes et douces. Paisible au milieu de son savoir, il compare le présent au passé sans rien décider. Il ne voit dans la gymnastique littéraire qu’une distraction pour son oisiveté ; il se promène parmi les grands noms de tous les temps, il les coudoie et les envisage sans s’émouvoir ou s’attrister des gloires qui naissent et des gloires qui s’en vont. Il se donne le spectacle de l’invention, mais il ne s’aventure pas jusqu’à sympathiser avec l’inventeur : il craindrait de troubler la sérénité de ses pensées. Que toute la poésie se renouvelle et se métamorphose autour de lui ; que toute la liturgie aristotélique soit abolie d’un trait de plume ; que l’Espagne ou l’Angleterre servent d’autel à de nouvelles dévotions ; que des schismes sans nombre déchirent le sein de la religion établie, l’indifférent ne retranchera pas une heure de son sommeil, n’ajoutera pas une page à sa pensée.
Ce qui le préoccupe avant tout, c’est de ne rien déranger dans sa vie. Chaque fois qu’il prend la plume, il met son bien-être au-dessus de la vérité. Il ne se dit jamais : Est-il utile de blâmer ? est-il sage d’approuver l’ouvrage que j’ai sous les yeux ? serait-il bien à moi d’encourager cette voix qui n’a pas encore d’auditoire, d’appeler la foule à cet enseignement qui n’est pas encore populaire ? ne serait-ce pas justice d’appeler la gloire sur ce jeune front ? n’y a-t-il pas dans ce poème des pensées profondes, mais inusitées, que l’œil vulgaire ne peut atteindre, qui ne vont pas au-devant des applaudissements, et qu’il faut interpréter pour les faire valoir ? Non, mais il se dit : Qui verrai-je ce soir ? la famille et les amis de l’auteur. Ménageons-le, car il ne faut se brouiller avec personne. Parler franchement, c’est se condamner à vivre seul ; il ne voudrait pas rencontrer dans un salon une figure embarrassée à son approche. Il se gardera bien de donner à sa pensée une expression offensive. Aussi, voyez quelle portée dans ses remarques ! Sa parole traverse en tous sens la trame du livre qu’il analyse, comme la navette les mailles d’un filet. Il se place devant sa tâche sans ardeur, sans colère ; il ne fait grâce au lecteur ni de l’exposition, ni des épisodes qui suspendent la fable avant de la nouer. Il suit pas à pas le pèlerinage entier de l’auteur. Jamais il ne se hasarde à penser par lui-même : il y a trop de danger dans la personnalité ; il se borne au rôle de rapporteur, mais il l’accomplit sans réserve et tout entier ; il dresse le procès-verbal complet, l’inventaire exact, le dénombrement religieux des idées confiées à sa vigilance. S’il rend compte d’une pièce, il n’omettra pas une entrée, pas une sortie ; il décrira la décoration et le costume ; il racontera le drame entier, acte par acte, scène par scène : comme une cire obéissante, il prendra fidèlement l’empreinte du spectacle sur lequel il a superposé son intelligence.
Mais ne lui demandez pas s’il a pris plaisir à ce qu’il raconte ; ne lui demandez pas s’il approuve ou s’il blâme les ressorts employés par le poète, si l’action lui a paru vraisemblable ou forcée. À de pareilles questions, il ne saurait que répondre ; ou s’il avait réponse, par prudence il se tairait.
Quelquefois sa hardiesse va jusqu’à exprimer l’étonnement ; on le surprend à s’écrier : Ceci est vraiment singulier, je ne connais rien de pareil dans l’histoire littéraire de notre pays. J’ai beau repasser dans ma mémoire tous les précédents poétiques enregistrés par les annalistes auxquels je succède, je ne trouve rien qui prépare et qui explique ce que j’ai vu aujourd’hui. D’ordinaire, il y a pour les œuvres de l’intelligence une filiation claire et facile à saisir ; mais ici nous sommes dans un pays inconnu, l’idiome qui se parle à nos oreilles est un idiome nouveau : ceci est vraiment singulier.
Après cette péroraison, bien digne de l’exorde, l’indifférent retourne à ses études.
S’il lui arrive de s’échauffer jusqu’à la tiédeur, et d’essayer un jugement sur ce qu’il voit, il tombe au-dessous de lui-même, au-dessous de son étonnement ; il récapitule avec un soin scrupuleux tous les caractères de l’œuvre nouvelle ; il les compare aux caractères des œuvres anciennes ; et après l’achèvement de ce travail mécanique, il se demande ce que signifient toutes ces innovations. Toute la littérature était divisée, tous les genres étaient définis et classés ; chaque forme de l’imagination avait son rang et ses prérogatives ; pourquoi déranger tout cela ? Les générations, en se succédant, avaient déposé, couche par couche, une série de pensées qui s’ordonnait selon des lois bien connues. L’histoire de l’invention était aussi précise que la géologie ; chacun savait où prendre les idées primitives et les idées d’alluvion : pourquoi brouiller le système entier de l’invention ?
Ce qui est bien depuis trois siècles ne peut-il ◀continuer▶ d’être ? Ces moules, disposés dans un ordre harmonieux, et qui ont déjà donné leur forme à tant de pensées, ne peuvent-ils servir aux pensées nouvelles ? Pourquoi les briser, puisqu’ils n’ont rien perdu de leur solidité ? Est-ce donc à dire que nous irons de renouvellement en renouvellement, et qu’il ne sera jamais permis de faire une halte durable ? Au train que prennent les choses, il est impossible de prévoir où nous allons. C’est un qui-vive perpétuel ; on ne sait où poser le pied dans le chemin qui s’ouvre. Pourquoi ne pas marcher dans les plaines unies ? pourquoi déserter les allées toutes frayées ?
Rarement la critique indifférente franchit les limites de ces questions. Blottie dans ses habitudes, comme un vieillard frileux dans son fauteuil, elle s’étonne et s’inquiète, et voudrait la paix dans l’immobilité ; elle assiste au mouvement et ne le comprend pas ; elle étudie, elle compare, et refuse de se prononcer ; elle ne tente pas le retour au passé, parce qu’une pareille tentative affligerait sa paresse ; elle regarde en arrière pour mesurer le chemin parcouru, et s’effraie en voyant qu’il reste encore de l’espace à la génération nouvelle.
Demander aux poètes sympathie et respect pour la critique indifférente, n’est-ce pas une raillerie injurieuse ?
Il y a une classe de critiques fort aimés du public, admirés dans les salons, complimentés à leur entrée, autour desquels on se range avec empressement, et qui vivent heureux, avec assez de bruit et sans trop d’envie : je veux parler des critiques spirituels. Chez eux, l’esprit est une profession, une faculté qui dispense de la prévoyance et de la mémoire ; ils dédaignent l’étude comme une futilité, la réflexion comme un enfantillage, la comparaison comme une fatuité universitaire. Le critique homme d’esprit trouve en lui-même toutes ses ressources, mais il organise sa dépense de manière à ne jamais rien débourser ; il a l’air de mener un train de prince, de jeter l’or par les fenêtres, de puiser à pleines mains dans ses coffres, et pourtant chaque jour il s’éveille insouciant et joyeux, il contemple d’un œil serein et superbe le trésor inépuisable que ses profusions ne peuvent appauvrir.
Ne lui demandez pas pourquoi il dit : oui, pourquoi il dit : non. Vraiment, il n’en sait rien. C’est un homme sans volonté, qui ne délibère jamais avant de prononcer : son unique désir, sa constante ambition, c’est d’éblouir, d’amuser la foule, d’appeler sur lui l’attention. Pourvu qu’il arrache un sourire à l’oisiveté ennuyée, pourvu qu’il déride le front de la bourgeoisie affairée, sa tâche est remplie, il peut s’applaudir et s’admirer : il a touché le but qu’il prétendait ; il ne regrette pas une seule de ses paroles comme inutile et mal comprise ; il ne craint pas l’ironie ou la colère. Il cherchait la gaîté, il l’a trouvée ; il voulait tirer du choc des mots une gerbe d’étincelles, il a réussi : il ne souhaite rien au-delà.
Pour atteindre ce but glorieux, d’ordinaire il a recours au paradoxe. Quand une opinion, préparée de longue main, commence à s’établir, quand une idée, lentement mûrie, fécondée par la discussion, par la haine des partis, resplendit environnée chaque jour d’une popularité croissante, le critique homme d’esprit ajuste cette idée, comme le chasseur un lièvre ; c’est un gibier digne de lui : il n’aura ni repos ni cesse qu’il ne l’ait abattu.
Si la poursuite est difficile, si la défense est vive, si les blessures glissent et n’entament pas, tant mieux : la lutte sera plus glorieuse. Les hautaines railleries, les plaisanteries glapissantes, les triviales incriminations, il n’épargnera rien ; il passera, s’il le faut, un an tout entier à élargir une plaie ; il s’acharnera sans relâche sur l’adversaire qu’il a choisi ; il ne comptera pas les coups portés, pourvu qu’il recueille ses derniers soupirs.
Gloire merveilleuse, gloire chantée par toutes les bouches, estimée parmi nous à l’égal des étoffes les plus magnifiques ! Ah ! vous croyez, messieurs, qu’on vous écoutera parce que vous avez raison ! vous croyez que toutes les oreilles attentives s’empresseront de recueillir vos paroles ! vous espérez dominer parce que le droit est pour vous ! confiants dans la justice de votre cause, vous dites hardiment ce que vous pensez, et vous attendez l’obéissance ! Je saurai bien, s’écrie l’homme d’esprit, déjouer toutes vos ambitions. Vos leçons savantes et sérieuses n’arriveront pas jusqu’à la foule ; je couvrirai votre enseignement de mes éclats de rire et de mes sifflets. De chacune de vos intentions loyales et désintéressées, je ferai une caricature bouffonne ; sur les figures que vous avez dessinées à grand-peine, comme un artiste amoureux de son œuvre, j’inscrirai la grimace et la laideur. Ah ! messieurs les docteurs, vous n’avez pour appui que la vérité, et vous dites follement en vous-mêmes : Nous ne trébucherons pas. La lumière est devant nous, la voie est ouverte, nous marcherons d’un pas sûr et nous arriverons. La vérité, la vérité, à qui donc espérez-vous l’offrir ? à quelle porte irez-vous frapper ? quels yeux dessillerez-vous avec le miroir que vous avez dans la main ? L’ennui, pensez-y bien, l’ennui s’assied aujourd’hui à tous les chevets ; c’est l’ennui qu’il faut combattre : le rire vaut mieux que la vérité, et vous serez vaincus, car vous avez raison.
Voilà ce que dit l’homme d’esprit, et franchement l’expérience de chaque jour lui prouve qu’il n’est pas fou ; il se goberge dans son insolence ; aux heures du travail, il s’efforce d’effacer de son cerveau jusqu’aux dernières traces de l’étude pour mentir plus à son aise. Peu à peu, il perd la conscience du mensonge ; il se fait une logique à son usage. Bientôt il ne distingue plus que deux ordres de pensées, non pas les vraies et les fausses, mais bien celles qui brillent et celles qui sont ternes.
Et s’il faisait autrement, il méconnaîtrait les devoirs de sa profession, il perdrait en un jour tous les fruits de sa persévérance. Une idée juste, une idée fausse ! à quoi bon tout ce pédantisme ? il faudrait d’emblée renoncer au plus clair de son revenu. Une fois résolu à jeter dans un coin tout ce qui ne reluit pas, le critique homme d’esprit entreprend chaque matin, avec une gaîté nouvelle, la ruine de l’opinion qu’il a visée la veille. Il se remet à sa croisade avec une religion fervente. S’il arrive que l’attaque le fatigue et gonfle par hasard les veines de son front, il n’est pas embarrassé pour reprendre haleine. Il a dans la description un pied à terre, dont il ne se fait pas faute. Décrire, c’est encore moins que railler, c’est un effacement plus complet encore de la personnalité humaine. Aussi l’homme d’esprit se complaît dans la description ; il s’y délasse comme un cavalier à l’ombre ; il détache une à une toutes les pièces de son armure ; il se couche mollement sur le gazon, et d’un œil indolent et fier il regarde la silhouette des arbres qui s’allonge sur la route ; il est heureux, il se repose, mais il donne à son loisir un semblant d’activité.
Dès qu’il rencontre un mot qui se rattache de loin ou de près à l’Italie, à l’Espagne, peu lui importe, il saute en selle sans savoir où il va, il met la bride sur le cou de sa monture et ne s’arrête pas avant d’avoir épuisé tous les lieux communs descriptifs. Venise, Naples et Madrid, combien n’avez-vous pas défrayé de pages qui n’ont jamais eu rien à faire avec la pensée ! quels flots d’encre vous avez répandus ! L’homme d’esprit tire à vue sur vous comme sur les premières maisons de Londres ou d’Amsterdam ; il négocie votre nom comme une lettre de change. Des entrailles de ces syllabes bénies, il tire des périodes innombrables ; il fouille et creuse dans tous les sens cette mine opulente, comme un mineur à la tâche. D’Alhambra au palais ducal il dévide paresseusement l’écheveau de sa parole ; il regarde jouer au soleil sa phrase ondoyante et soyeuse, il la caresse et la peigne comme une chevelure dorée. Et l’on dit partout qu’il est grand écrivain ; mais de la part des poètes le dédain est un devoir.
Viennent ensuite les critiques érudits, gens fort satisfaits d’eux-mêmes, heureux d’être nés et de pouvoir écouter ce qu’ils appellent leur pensée, mécontents de leur siècle qu’ils dominent de toute la hauteur de leur science. Le critique érudit se fait un monde à part où il règne en souverain. Qu’il s’agisse d’un livre ou d’une pièce de théâtre, peu lui importe ; il se lève d’un air grave et posé, il va droit aux rayons de sa bibliothèque, il secoue lentement la poussière de ses in-quarto, il se rassoit, s’enfonce béatement dans son fauteuil, et d’un doigt patient il feuillette chaque page ; ses yeux parcourent dans une extase angélique les longs récits, les anecdotes babillardes entassées pêle-mêle dans ce précieux trésor. Harpagon en tête-à-tête avec sa cassette, contemplant ses beaux écus qui reluisent au soleil, n’est pas plus heureux que le critique érudit repassant le tableau d’un siècle tout entier pour foudroyer un drame ou un roman. N’ayez pas peur qu’il néglige une chronique ; sa vanité saura bien soutenir son courage ; il ne se fera pas grâce d’un pamphlet ou d’une chanson ; il compulsera, s’il le faut, toutes les mazarinades pour parler du coadjuteur en homme qui sait son monde, et qui traite familièrement les plus grandes seigneuries. Voyez sa figure épanouie ! son regard s’anime comme celui de l’alchimiste accroupi sur son creuset ! il vient de poser son livre ; sa tâche est achevée ; il est prêt, il est armé, il baisse la visière de son casque, il entre fièrement dans la lice, il se pavane, il est sûr de lui-même. Que va-t-il faire ?
Il va nous réciter sa lecture, page à page ; il va nous emmener avec lui dans ses lointaines exclusions. Prenez son bras et suivez-le ; surtout, faites provision d’obéissance ; avant de commencer le voyage, préparez vos oreilles, résignez-vous au silence ; et quand vous reviendrez, soyez plus humain que lui. Voici au coin de la rue une vieille maison, ici le critique érudit vous arrête ; il vous décrit la forme des croisées ; vous respirez, mais vous n’êtes pas au bout. — Que pensez-vous du livre nouveau ? — Ce que j’en pense ? L’auteur ne sait pas le premier mot de l’époque où il a placé ses acteurs ; il n’a rien lu, c’est un pauvre homme. Je ne sais vraiment comment il ose écrire ; pourtant quel beau sujet ! quelle mine féconde ! comme les renseignements abondaient ! L’Espagne, l’Italie et l’Angleterre n’ont pas une collection comparable à celle des bénédictins de Saint-Maur. L’ignorant ! il avait sous la main tout ce qu’il fallait pour défrayer ses trente chapitres ; mais que voulez-vous ? aujourd’hui on ne lit rien. Nous autres érudits, on nous prend volontiers pour des bêtes carieuses ; on s’amuse de notre patience comme d’une manie ; on croit que nous aimons les livres comme la chasse et les chevaux. Nous dévouons à la science notre vie tout entière, et en récompense on nous accuse d’égoïsme et de sauvagerie ; nous nous enfermons pour étudier, et l’on dit que nous fuyons le monde pour échapper à l’occasion d’obliger !
Une fois en train de s’applaudir et de se plaindre, le critique érudit ne tarit pas ; il trouve moyen, dans une heure, de vous nommer une centaine de traités qui, depuis dix ans, dorment dans sa bibliothèque, et dont il a retenu les titres. Je voudrais, ajoute-t-il avec complaisance, pouvoir vous montrer tout ce qu’il y avait d’original et de neuf dans la donnée dont nous parlons : le clergé, la noblesse et le peuple en présence de la royauté. L’évêque, le baron et le manant, quels contrastes ! N’est-ce pas une coupable ingratitude d’avoir négligé comme une paille inutile les épis mûrs et dorés ? Le livre qui nous occupe n’est pas sans talent ; il y a de l’élégance, du nombre, quelquefois même de la verve et de l’entraînement ; il y a de la pensée, de l’invention ; mais que tout cela est faux et incomplet ! L’auteur n’a jamais touché une armure du douzième siècle, il ne saurait pas dessiner un écusson. Le blason est pourtant une belle chose ! et quand ce ne serait que par plaisir, par pure distraction, les gens du monde eux-mêmes devraient le connaître. On oublie trop qu’une partie de l’histoire est enfouie dans le blason ; il y a des anecdotes perdues, qui n’ont pas trouvé place dans les chants populaires, que le blason a recueillies, mais qu’il garde pour les initiés. Ce que j’ai appris, en feuilletant les armoiries des nobles maisons de France, est incalculable, sur mon honneur. Si les poètes entendaient leurs intérêts, s’ils n’étaient pas aveuglés par l’orgueil, ils se mettraient au blason.
À quoi bon inventer ce qui est tout fait ? L’imagination, dans ses rêves les plus hardis, n’atteint jamais aux cimes de la réalité. Inventer, c’est ne pas savoir. Ce qu’ils dépensent de force et de persévérance dans ce labeur ingrat, ce qu’ils usent d’intelligence dans cette divination, qu’ils prennent pour le génie, mérite vraiment plus de compassion que de colère. Oh ! qu’ils feraient bien mieux de lire pendant cinq ans seulement dom Bouquet et Muratori ! Quand ils posséderaient sur le bout du doigt l’histoire des couvents et des châteaux, ils n’auraient plus besoin d’inventer. La poésie est dans l’histoire, et l’histoire est dans la biographie.
Qu’on ne m’accuse pas d’exagérer délibérément la morgue et l’emphase de la critique érudite. Je raconte sincèrement ce que j’ai entendu, et le plus grand nombre de ces billevesées a passé d’ailleurs sous les yeux du public.
La critique ainsi conçue se réduit à des procédés simples, et n’exige pas de grands efforts de pensée. Ramenée à sa loi la plus générale, ce n’est vraiment qu’une superposition. Ces messieurs font le tour d’un siècle, mesurent l’espace parcouru, et quand il leur faut prononcer sur la valeur d’une œuvre dont la donnée appartient à l’histoire, ils comptent comme des griefs irréparables tout ce qu’ils ont vu et ne retrouvent pas. Pour leur plaire, à les entendre, le romancier devrait, non pas choisir ce qui lui convient, ce qui sied à sa volonté, mais ne rien omettre. Braves gens qui reprocheraient, s’ils l’osaient, au premier conteur de notre siècle d’avoir ébarbé Rymer et Buchanan !
Si les poètes haussent les épaules en écoutant la critique érudite, on ne peut pas les accuser de fatuité : leur sourire n’est que justice. L’érudition citant la poésie à son tribunal n’est guère moins ridicule qu’un musicien se prononçant sur le plan d’un palais. Oui, sans doute, la meilleure partie du génie se compose de souvenirs, et ceux qui ont vécu inventent merveilleusement ; mais les livres ne suppléent pas la vie ; les livres sont une lettre morte pour le cœur que la réalité n’a pas éprouvé ! De savoir à créer, il y a l’Océan tout entier. Personne encore n’a vu le pont qui mène de la mémoire à l’imagination.
Pour se consoler de leurs mécomptes, pour attiédir leurs colères, les poètes d’aujourd’hui ont inventé une critique à leur usage, où le public n’a pas grand-chose à voir, qui ne trouble pas leur sommeil, et qui, loin de gêner leur marche, accompagne chacun de leurs pas d’un chant de triomphe ; c’est la critique écolière. Il n’y a pas aujourd’hui un inventeur de quelque réputation qui n’ait auprès de lui, à ses ordres, une douzaine de secrétaires empressés à recueillir sa parole, à recevoir, comme la manne céleste, la moindre parcelle de pensée qui s’échappe de ses lèvres. La critique écolière n’a qu’une loi, mais une loi inexorable : proclamer à toute heure, en tout lieu, à tout venant, la beauté souveraine de l’œuvre du maître. Chaque phrase obscure est une phrase méconnue. Les rimes sonores et littérales jusqu’à la niaiserie sont autant de richesses mystérieuses que la foule devrait adorer à deux genoux. Y a-t-il dans une tragédie ou un roman du maître un personnage impossible, dont le type ne se retrouve nulle part, que la raison se refuse à comprendre, qui viole du même coup la réalité humaine et la réalité historique, la critique écolière commence par s’écrier : Hosannah ! Puis, si elle ne peut débaucher à son enthousiasme l’indifférence rétive, elle s’exalte peu à peu jusqu’à l’indignation. Le siècle ne mérite pas le génie du maître ; publier de pareilles créations, les livrer à la multitude ignorante, c’est les profaner, c’est les souiller de gaîté de cœur. Pourquoi faut-il que son intelligence toute-puissante, qui vit avec Dieu dans une communion quotidienne, ne sache pas s’abstenir d’un vain désir de popularité ? Pourquoi ne pas demeurer dans une sainte solitude qui seule est bonne et salutaire aux âmes de cette trempe ? Ce qui étonne et répugne au goût vulgaire, ce qui paraît aux salons blasés monstrueux et difforme, ce qu’ils accusent de fièvre et de folie, est tout simplement la divine idéalisation d’une fantaisie trop grande pour se réaliser sur la terre. Tout est beau, tout est sacré dans l’œuvre du maître ; celui qui aperçoit une tache dans cet astre glorieux ne mérite pas les honneurs de la discussion : c’est un ennemi.
Un jour, le grand homme devient Dieu, le disciple monte au rang d’apôtre. Pour compléter l’apothéose, il faut abolir le polythéisme ; pour assurer l’avènement de la religion nouvelle, il faut déclarer impies les autels qui sont encore debout. Tâche difficile et laborieuse ! mais où serait la gloire de l’apostolat, si les épreuves manquaient au courage ? où serait l’honneur de la prédication, si le troupeau du diocèse acceptait sans murmurer le nouvel évangile ? Envelopper le passé tout entier dans une nuit dédaigneuse, trier sévèrement dans l’histoire les noms amis et les noms hostiles, réunir dans un Mosaïsme violent tout ce qui peut servir de préface à la venue du nouveau Christ, voilà l’ambition du disciple, voilà le devoir de l’apôtre.
Ne lui demandez pas s’il a étudié les origines de la langue, s’il a suivi, dans les migrations et les invasions successives, les transformations de l’idiome ; s’il sait quelles singularités étrangères sont revenues avec les armées conquérantes ; s’il connaît les apologues et les symboles ramenés à la suite des guerres d’Orient et d’Italie. Dans les ambages de cette érudition sincère, l’apôtre se fourvoierait ; il ne sait du passé que les parties acceptées de maître ; pour le reste, la négation équivaut à l’étude.
Pour les auditeurs désintéressés, c’est vraiment une leçon curieuse. Dans les occasions solennelles, le chapitre s’assemble ; il délibère sur les vérités bonnes à répandre, sur les hérésies qu’il importe de réfuter ; il discute ligne par ligne la proclamation utile aux intérêts de la jeune religion ; et, après de sérieux débats, il se résout à promulguer, sous forme d’ordonnance, ce que le maître veut bien amnistier dans le passé. C’est ainsi que tout récemment nous avons su la valeur comparée de Nicomède et de Cinna. Jusque-là le monde était dans l’attente : les studieux, dans leur sagacité indécise, ne savaient à quel parti se ranger ; car les foudres lancés contre le style épique d’Athalie et la réserve élégiaque de Britannicus, avaient épargné le vieux Corneille. Aujourd’hui la foi chancelante est rassurée : tous les doutes qui pouvaient rester au fond de nos consciences sont ramenés au giron de l’Église.
Mais avec l’interprétation du passé la tâche de l’apostolat n’est pas encore terminée. Il faut défendre contre les schismes envahissants l’orthodoxie qui a coûté tant de sueur et d’éloquence. Il faut enceindre le dogme et la liturgie d’un rempart infranchissable ; c’est-à-dire que la volonté du maître n’est pas plus clémente à l’avenir qu’au passé. Je suis, dit-il à ses disciples, celui qui était et celui qui sera. Avant moi, la confusion régnait au sein de toutes choses. J’ai pensé : Que la poésie naisse, et la poésie est née ; j’ai ordonné le domaine entier de l’imagination d’après des lois rigoureuses et prévues dès longtemps, Tout est bien ainsi que je l’ai fait ; malheur à qui dérangera une pierre de mon édifice, car il périra sous les ruines ! Je n’ai voulu imiter personne, je n’ai consulté que moi-même pour révéler à mon siècle attentif les caprices de ma rêverie ; j’ai agi sagement, car avant moi il n’y avait rien qui pût me servir de modèle. Mais aujourd’hui je me propose en exemple, et chacune de mes œuvres est un enseignement : levez les yeux sur moi, contemplez les splendides rayons qui ruissellent de mes tempes ; adorez et priez.
J’ai trouvé le moule divin où doivent se fondre et se modeler toutes les pensées possibles, que je ne baptiserai pas, mais que je prévois. Celui qui changera les lignes arrêtées par ma volonté verra le métal rebelle déborder et se perdre ; il aura beau s’accroupir sur sa fournaise, la statue, en se figeant, raillera ses espérances, car elle sera toujours boiteuse, quoi qu’il fasse.
Ceci est tout simplement le décalogue poétique ; chacun de ces versets sert à régler la conduite et la parole de la critique écolière, Toutes les bonnes âmes enrôlées dans cette sainte armée sont désignées par le poète reconnaissant aux plus magnifiques destinées ; mais le jour où ils désertent, ils rentrent dans le néant.
Reste une dernière critique, sévère, vigilante, impartiale, personnelle dans sa volonté, mais non pas dans ses attaques, qui ne reconnaît d’autre loi que sa conscience, d’autre but que la vérité. Sans doute à l’origine des littératures, les poétiques ne viennent qu’après les poèmes ; sans doute l’imagination ou la synthèse précède la réflexion ou l’analyse. Qui le nierait ? Mais aujourd’hui la question n’est plus la même ; il peut arriver, et il arrive certainement que des esprits d’une même énergie, d’une sève également abondante, s’engagent dans des voies diverses, que les uns cheminent selon la méthode dialectique, tandis que les autres se livrent tout entiers à l’invention. Or, quelle main, si hardie qu’elle soit, posera les limites assignées à ces deux formes de la pensée ? Si l’invention est indéfinie, si le génie humain n’a pas de bornes prévues dans le cercle des idées et des faits, la réflexion serait-elle d’aventure déshéritée du même privilège ? Si le navigateur peut tenter, au péril de sa vie, l’exploration des mers inconnues, sera-t-il défendu à l’astronome de tracer d’avance des conseils pour le courage des nouveaux Argonautes ? Si rien n’arrête les lointaines excursions de Mungo Park, sera-t-il donné à quelqu’un de parquer les investigations de Herschell ? Il y a, qu’on y prenne garde, une invention dialectique, aussi hardie, aussi laborieuse, aussi individuelle que l’invention poétique ; mais comme les procédés ne sont pas les mêmes, il est simple et nécessaire que le dialecticien et le poète ne se rencontrent pas constamment. Souvent le premier prévoit ce que le second n’accomplit pas, souvent le second réalise ce que le premier n’avait pas prévu ; mais il y a dissidence et non pas contradiction : des deux parts c’est la même bonne foi et la même franchise. Quelques jours encore, et le dialecticien expliquera la création du poète, le poète réalisera les prévisions du dialecticien. Entre ces deux emplois de l’intelligence, il ne doit y avoir ni jalousie, ni haine, ni hostilité, mais bien une émulation fraternelle et paisible, un mutuel encouragement à de nouvelles tentatives. Dans celle lutte qui peut être glorieuse, le dédain et l’ironie sont de mauvaise guerre ; mépriser celui qui demeure, railler celui qui marche, des deux parts c’est pareille folie.
Que les poètes n’accusent plus d’outrecuidance la critique libre et personnelle, qu’ils ne plissent pas la lèvre en signe de pitié, chaque fois qu’une intelligence réfléchie s’applique à les comprendre, à les interpréter. Dans aucun cas, la réflexion indépendante ne prétend se substituer à l’invention : car le poète agit, et le critique délibère. Si assuré qu’il soit de la vérité, dès lors qu’il s’abstient de réaliser sa pensée sous forme d’œuvre, il ne dépasse pas les limites du doute savant. Cette distinction, si triviale en apparence, est loin d’être puérile. À Phidias, à Raphaël, à Cimarosa, à Palladio, les moyens d’exécution peuvent manquer. Sans Périclès, sans Léon X, qui sait si nous aurions les métopes du Parthénon et la salle de la Signature ? Mais à Goethe, s’il veut se révéler, la parole ne refusera jamais d’obéir. La pauvreté, les passions impérieuses pourront sans doute retarder les loisirs et contrarier la volonté qui aspire à la gloire ; mais le temps et l’auditoire ne manquent jamais au poète.
C’est pourquoi celui qui sent en lui-même la force et l’espérance d’être un jour grand à son tour ne doit pas s’irriter contre la méconnaissance, ni jeter à la foule indifférente l’accusation d’injustice et de frivolité. Marquez dans vos desseins, dans vos solitaires rêveries, le rang que vous prétendez ; épiez, parmi les noms qui resplendissent autour de vous, une place inoccupée, une place veuve, et que la mort abandonne à votre ambition ; mais ne vous plaignez pas si vous n’avez rien fait. Déterminez avec une sévérité inflexible les lois que vous suivrez pour atteindre le but envié ; apprenez à modeler la parole comme une cire docile, étudiez patiemment toutes les ruses de la langue, empruntez à tous les âges de votre idiome les secrets les plus ignorés ; et dans vos recueillements laborieux façonnez-vous aux batailles victorieuses de la parole contre la pensée. Soyez capables, et applaudissez-vous dans votre sécurité. Mais tant que vous n’aurez pas affirmé votre puissance en la manifestant, contentez-vous de l’ombre silencieuse, et ne jalousez pas ceux qui ont mérité la lumière, et dont l’armure reluit au soleil.
Sincère, prévoyante, désintéressée, à quoi sert la critique ? Peut-elle aider aux progrès de la poésie ? peut-elle agir sur l’inventeur et sur le public ? Sans nul doute, l’imagination qui produit, parce que sa loi est de produire, s’abstient volontiers de consulter la critique : elle n’a en vue que sa volonté, lorsqu’elle se déploie.
Mais son égoïsme, si hautain qu’il soit, a pourtant des limites naturelles et nécessaires. Que le poète se complaise en lui-même, s’admire et se complimente, et qu’après avoir achevé son œuvre, il se dise résolument : J’ai eu raison ; je ne le nie pas, et je suis loin de le blâmer. Mais après ce contentement, il lui faut la gloire. Après le témoignage de sa conscience, il veut la popularité. Or, ici la critique intervient de droit et de fait. Prenez le roman le plus beau, la plus belle tragédie, Ivanhoé, Roméo et Juliette ; appelez la foule, et demandez-lui son avis. Croyez-vous qu’elle se livrera naïvement à son admiration ? croyez-vous qu’elle osera se laisser émouvoir, et qu’elle ne rougira pas de ses larmes ? Oui, si vous entendez parler de la foule ignorante et grossière, laborieuse et illettrée, qui n’a pas eu le temps de désapprendre sa nature. Non, si vous parlez de la foule qui s’agite dans les salons et les comptoirs, corrompue et dépravée par une curiosité maladive. À cette foule demi-savante qui remplit les loges de nos salles, et qui défraie l’activité de nos libraires, il faut une autorité vigilante qui leur crie à toute heure, en présence de la plus belle création du génie humain : N’ayez peur, applaudissez sans crainte. Les larmes et les battements de mains ne vous compromettront pas ; l’émotion est dans votre droit. Soyez heureux et admirez, vous n’aurez pas à rétracter demain un suffrage imprudent. Je veille sans relâche aux intérêts de votre vanité ; je goûte en fidèle échanson les vins servis sur votre table : buvez et enivrez-vous, la joie est sans danger, et le réveil sans déshonneur.
Pour un pareil service, la critique indépendante mérite bien quelque reconnaissance. Et sans doute, quand l’orgueil des novateurs aura cuvé son triomphe, ils daigneront remercier les mains amies qui ont aidé la marche de leur char.
XXIII. De la langue française.
Il y a aujourd’hui cent quatre-vingt-dix-neuf ans que Richelieu demandait à l’Académie française le dictionnaire de notre langue, et, après deux siècles de travaux et d’efforts collectifs, ce dictionnaire n’est pas encore prêt. C’est à peine si nous possédons aujourd’hui les premiers rudiments d’un pareil recueil. Le dictionnaire de notre langue est-il donc impossible ? Notre idiome, le plus clair et le plus précis de tous les idiomes européens, ne peut-il être analysé complètement, décomposé dans tous ses éléments ? Ne sera-t-il donné à personne de rassembler et de présenter, dans un ordre convenable, la législation et la jurisprudence de notre langue ? Ne se trouvera-t-il jamais parmi nous un homme de savoir et de patience qui suive l’exemple de Samuel Johnson, et qui définisse toutes les nuances de l’expression avec une rigueur précise ? Ces questions nous semblent assez sérieuses pour être discutées sans légèreté.
M. Villemain, secrétaire perpétuel de l’Académie française, en écrivant la préface du nouveau Dictionnaire, s’est proposé surtout, non pas de réfuter, mais de prévoir les objections qui ne devaient pas manquer à ce travail. Il a pris à tâche de multiplier les problèmes, de les poser avec une franchise presque téméraire ; mais il s’est bien gardé de les résoudre ou d’essayer seulement de les mettre en équation. Il a fait les honneurs de l’Académie comme une maîtresse de maison fait les honneurs de son souper. Il redoutait la délicatesse indolente et la dédaigneuse satiété des convives ; il se défiait de sa cave, de son gibier, de ses fruits ; il a été au-devant de la critique, et, après un salut plein de modestie, il a lui-même jugé tout ce qui manquait au service de la table. Mais après ce compliment de pure politesse, après ces rapides excuses, il s’est engagé bien vite dans le récit ininterrompu d’anecdotes sans nombre, espérant, non sans raison, que la meilleure partie des convives oublierait le souper pour écouter l’amphitryon.
Certes, M. Villemain sait aussi bien que nous que sa préface ne prouve rien ; il ne s’abuse pas sur la valeur de cette conversation ingénieuse. Ce qu’il nous dit de Christine et de Colbert, des amis, et des jeux de prince, serait fort bien placé dans un salon, mais ne signifie pas grand-chose en tête d’un dictionnaire, Les femmes ne seraient pas fâchées d’apprendre que la reine de Suède, en écoutant un cahier de l’Académie, s’est souvenue de Fontainebleau. Les oisifs, qui ne dédaignent pas un lieu commun, pourvu qu’il soit habilement paré, ne feraient pas fi d’une discussion lexicographique sur les amitiés de cour ; mais le lecteur qui consulte un dictionnaire demande à s’instruire et non pas à s’amuser. Or, une trentaine d’anecdotes sur Christine et sur Colbert n’apprennent absolument rien à celui qui étudie la langue.
M. Villemain, prenant l’histoire de notre idiome à la volonté de Richelieu, et se fiant, pour autoriser son caprice, à quelques paroles de Pellissony, prend plaisir à nous expliquer pourquoi et comment l’Académie, de 1637 à 1694, a fait, défait et refait plusieurs fois le travail de son dictionnaire ; il insiste avec une sagacité rapide et mondaine sur les partis qui ont divisé notre littérature pendant le dix-septième siècle ; il nous montre la France partagée entre la virilité austère de Pierre Corneille, la pudeur sérieuse de Jean Racine, et l’inflexible chasteté de Port-Royal. Il sympathise adroitement avec les embarras et les inquiétudes de l’Académie, qui voulait constituer la langue, et ne savait où la prendre pour la régler. Il nous montre les pierres se désunissant et se dérobant sous la main de l’architecte. Il nous raconte, comme un chagrin de famille, les tentatives haletantes de ces rois sans sujets, de ces législateurs sans nation, qui attendaient pour promulguer leurs décrets que la France voulût bien enrayer, et qui, au bout d’un demi-siècle, osaient à peine se prononcer.
Tout cela est fort ingénieux, fort habilement dit ; mais où est la conclusion de toutes ces prémisses accumulées avec une ostentation enfantine ? Où est le théorème qui résume et féconde l’une par l’autre toutes ces vérités jetées au hasard ? M. Villemain ne semble pas un seul instant préoccupé de la mission qui lui est confiée. Secrétaire d’un corps savant, au lieu de formuler nettement sa pensée, il s’applique à éluder les paroles décisives. Il traite l’histoire et les transformations de la langue comme un délassement. On dirait qu’il tremble d’ennuyer son auditoire, et qu’il prodigue la distraction, au risque d’omettre l’enseignement, pour éviter l’indifférence et l’inattention. Ce procédé, je le sais bien, n’est pas sans avantages. À la tribune comme dans la chaire, c’est souvent une ressource victorieuse, et plus d’un orateur a été proclamé grand pour avoir fait le tour d’une question sans l’entamer. Mais le véritable enseignement et la véritable éloquence préparent leurs triomphes par une méthode plus laborieuse.
Sur le terrain du dix-huitième siècle, M. Villemain ◀continue▶, avec une aisance toute familière, ses causeries promeneuses. Il va de Montesquieu à Voltaire, de Diderot à d’Alembert, sans autre loi que son caprice. Cependant, à travers son apparente indifférence, il est facile d’apercevoir qu’il n’aime pas la prose philosophique. Il se plaint sans amertume, mais avec sincérité, de l’appauvrissement de la langue ; il regrette les périodes sérieuses, les phrases latines, si respectées à Versailles, et traitées si lestement par les encyclopédistes. Je ne veux pas le chicaner sur cette particularité de son goût ; il est libre assurément de préférer dans notre littérature l’époque la plus austère et la plus contenue. Mais il se devait à lui-même, il devait à l’Académie, d’expliquer autrement les motifs de sa préférence ; car le secrétaire d’un corps savant, qui ne parle pas en son nom, mais au nom de tous ses confrères, déroge à sa dignité en donnant son avis comme un homme du monde. Sa tâche n’est pas seulement de se prononcer pour Athalie contre Mérope, pour les Provinciales contre les Lettres Persanes, mais bien aussi de marquer précisément comment et pourquoi la trame de la langue s’est altérée, ou plutôt modifiée. Si son opinion se présente sous la forme d’une boutade, c’est une opinion sans poids et sans autorité. Sa voix n’est pas une voix solitaire ; il a recueilli les suffrages ; il sert d’interprète à une majorité ; or cette majorité n’ignore sans doute pas la raison de ses sympathies, et nous avons le droit de la connaître.
Comme il est dans la destinée de la conversation de projeter sur toutes les idées qu’elle traverse une lueur passagère, et le plus souvent insaisissable, nous avons vu sans étonnement la Constituante et la Convention caractérisées par M. Villemain avec aussi peu de précision que Port-Royal et que l’Encyclopédie. Que le volcan révolutionnaire ait soumis la langue à une fusion irrésistible, à la bonne heure ! Mais comment cette fusion a-t-elle été préparée ? De quelle nature était le métal contenu dans le creuset ? Quelles scories ont été vomies par la fournaise ? Le secrétaire de l’Académie n’en dit rien.
Aussi avons-nous peine à comprendre pourquoi notre langue toucherait maintenant à la vieillesse, s’il fallait en croire M. Villemain. Malade on non, l’idiome français demande un biographe plus patient et surtout plus didactique. Il y aurait au moins de l’imprudence à condamner, sans plus ample informé, cette pauvre langue française, qui, selon M. Villemain, est née d’hier.
Toutefois, cette préface, contre laquelle je ne veux pas m’acharner, avec son érudition mondaine et ses anecdotes verbeuses, est un bouclier bien grand pour le corps qu’elle protège. Car le Dictionnaire de l’Académie se réduit à la seule définition des mots. Riez, Messieurs, riez tout à votre aise des étymologies de Platon ; commentez joyeusement le Cratyle, prenez en pitié les efforts de Socrate pour tirer la langue grecque d’elle-même ; mais au moins que votre gaîté nous soit bonne à quelque chose, et si vous dédaignez de remonter à l’origine des mots, définissez-les de manière à rendre inutiles toutes les généalogies.
Or, bien qu’il n’entre pas dans ma pensée de discuter alphabétiquement toutes les définitions du nouveau Dictionnaire, je ne m’interdirai pas d’en signaler quelques-unes. J’ouvre au hasard, et j’essaie de savoir ce que c’est qu’un chien ; j’apprends que le chien est le plus fidèle des animaux domestiques. Ceci est, si je ne me trompe, une imitation ingénieuse de Buffon. Si le cheval est la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite, il n’y a rien que de naturel à voir dans le chien le plus fidèle des animaux domestiques. Qu’est-ce qu’un chat ? Un animal domestique qui prend les rats et les souris. Par une inconséquence que je ne sais comment qualifier, le rat n’est pas défini comme il devrait l’être : animal poursuivi et attrapé par le chat. Il y avait pourtant, dans la définition du triangle donnée par les géomètres, un bel exemple à suivre. Est-ce que par hasard il y aurait anarchie dans l’Académie ? Est-ce que cette illustre société, infidèle au génie de Richelieu, aurait désappris l’obéissance ? Est-ce que le gouvernement de la langue est livré aux caprices divergents de ces messieurs ? Quoi ! le rat est un animal de la classe des rongeurs ? Mais le naturaliste qui s’est chargé de définir le rat a-t-il donc dédaigné de s’occuper du chat ?
Qu’est-ce que l’homme ? Un être raisonnable, composé d’une âme et d’un corps. Ceci assurément est une majestueuse définition ; mais il me semble que monseigneur l’archevêque de Paris pourrait y reprendre une sorte de sécheresse philosophique. Pourquoi ne pas se résigner courageusement à l’orthodoxie ? Pourquoi ne pas dire avec l’église romaine : L’homme est un être créé à l’image de Dieu ? Sur le terrain théologique la zoologie n’a plus qu’une valeur secondaire ; mais sur le terrain philosophique c’est autre chose. Et puis, Messieurs, vous n’y prenez pas garde, en définissant l’homme, vous tranchez une question que Descartes a longuement discutée, vous niez l’âme des bêtes ; et que devient la fidélité du chien ? Admettez-vous la fidélité en l’absence de l’âme ? Et si le chien est le plus fidèle des animaux, il y a donc d’autres animaux fidèles ? Croyez-vous à la fidélité du corps, à la fidélité des arbres, par exemple ? Rentrez en vous-même, et sondez-vous ; interrogez votre conscience, et pesez la valeur de vos paroles ; n’êtes-vous pas au moins coupables d’étourderie ?
Je conçois tout votre embarras lorsqu’il s’agit de définir le temps, l’espace, la durée, l’âme, la vie et Dieu ; mais la pensée, l’imagination, la volonté, la liberté pourraient facilement s’expliquer avec plus de précision, et, sans prendre parti pour les catégories grecques ou allemandes, sans vous prononcer pour Aristote ou pour Kant, vous aviez à votre service des paroles intelligibles pour le savant et pour la foule ; il ne vous était pas défendu de marquer la différence qui sépare la conception de l’invention, la délibération de la résolution, et pourtant vous avez renoncé à marquer cette différence, comme si la tâche eût été au-dessus de vos forces. En vérité c’est trop de paresse ou de modestie.
Comment admettez-vous parmi les hiéroglyphes, les caractères idéographiques et les caractères phonétiques ou alphabétiques, pour nier cette distinction en définissant les lettres hiéroglyphiques ? Est-ce que la pierre de Rosette et les aiguilles de Cléopâtre ont eu le même sort que le chat et le rat ? Est-ce que l’Égypte a été partagée, comme la zoologie, entre deux seigneuries trop fières pour se concerter et s’éclairer par de mutuelles interrogations ? De grâce, Messieurs, accordez-vous. Soyez de l’avis d’Hérodote et de Rollin, et niez l’existence des lettres hiéroglyphiques ; ou prenez au sérieux de Guignes, Young et Champollion. Mais n’offrez pas à l’esprit mutin de notre génération le spectacle de vos différents ! Si l’inscription bilingue sur laquelle l’Europe savante a usé ses yeux n’est pour vous qu’une énigme indéchiffrable, dites-le hardiment, unanimement, et ne laissez pas une page de votre dictionnaire narguer les chambres qui ont acheté les manuscrits de Champollion, pour contredire ailleurs cette page impertinente, et réhabiliter d’un trait de plume la grammaire égyptienne.
Cette peccadille archéologique effarouchera peu de monde, je le sais bien, et vous serez facilement absous sur ce chapitre. Les hiéroglyphes et l’hébreu ◀continueront▶ longtemps encore de signifier les ténèbres impénétrables pour ceux qui parlent la langue vulgaire, c’est-à-dire la langue ignorante. Mais votre définition de l’ïambe n’a pas la même excuse, et ne peut être, aux yeux de personne, une faute vénielle. Après la qualification prosodique de l’ïambe grec et latin, n’était-ce pas votre devoir d’indiquer la tentative glorieuse d’André Chénier ? Sans admettre comme irrécusables les travaux de l’abbé d’Olivet sur la quantité de la langue française, ne pouviez-vous donner droit de bourgeoisie aux ïambes terribles qui ont flétri les bourreaux barbouilleurs de lois ? Il me semble que cette indication ne sortait pas du domaine de la lexicographie.
Votre définition des nerfs ne satisfera, je le crains bien, ni les femmes qui ont fait de l’évanouissement une étude méthodique et savante, ni les anatomistes scrupuleux et incrédules. Vous dites que les nerfs portent à l’âme les impressions extérieures et transmettent aux organes musculaires les décisions de la volonté. Vraiment vous êtes un puits de science ; et toute la faculté de théologie va tressaillir en lisant ces paroles dignes du bûcher. Mais, tout en méritant les fagots catholiques, vous n’êtes, pour les naturalistes de six mois, que des bavards ignorants ; car votre définition supprime d’emblée tous les nerfs de la vie organique, c’est-à-dire tous ceux qui servent à la respiration, à la digestion. Croyez-vous que la volonté préside à toutes les fonctions de la vie ? croyez-vous que les aliments, une fois introduits dans le tube digestif, puissent, selon qu’il plaît à l’homme, conserver ou perdre leur forme primitive ? que le sang veineux puisse, au gré de notre pensée, devenir ou ne devenir pas sang artériel ? Si vous aviez lu jusqu’au bout une page de Bichat ou de Cuvier, vous auriez vu la distinction de la vie animale ou volontaire, et de la vie organique ou involontaire ; mais la tâche eût été trop pénible, n’est-ce pas ?
Les exemples que vous avez choisis pour étayer vos définitions n’accusent pas chez vous une grande ardeur d’investigation. Votre cerveau ne s’est pas mis en dépense pour dénicher les phrases que vous avez alignées. Comme un homme ennuyé de dîner seul et qui enverrait son valet de chambre inviter les passants, vous avez tendu la main aux premières phrases venues. Vous les avez comptées, avec orgueil sans doute ; vous aimez les tables nombreuses. Vous avez ouvert les deux battants de votre porte, et vous ignorez entre quels convives vous allez vous asseoir. C’est une conduite généreuse et imprévoyante, une prodigalité mal entendue. Quelles leçons recueillerez-vous dans la société de ces illustres inconnus ?
Montrez-moi, de grâce, l’acte de naissance de ces phrases bien-aimées. Vous les avez enrôlées comme des enfants perdus, et pour garnir les rangs de votre armée vous n’avez consulté que la grandeur de vos cadres. Vous avez mesuré l’espace ouvert devant vous, et qu’il vous était prescrit de remplir ; la patience vous a manqué pour organiser des régiments, et vous avez pris à votre service des bandes indisciplinées. Les phrases qui jouent le rôle d’exemples dans votre nouveau Dictionnaire n’ont été présentées par personne, et ne trouveraient pas un répondant. Vous les donnez pour des phrases usuelles ; mais où commence, où finit l’usage que vous prenez pour guide ? à quelles conversations empruntez-vous les autorités que vous citez ? à quel salon élégant et lettré demandez-vous des titres de naturalisation pour vos locutions familières ? Ma curiosité, je l’espère, n’a rien de surprenant, ni d’imprévu. Mon insistance, Messieurs, est toute naturelle et toute légitime. Chargés officiellement du gouvernement de notre langue, vous devez vous montrer sévères pour les mots qui demandent le droit de cité. Mais en parcourant les exemples qui accompagnent vos définitions, j’ai vainement cherché la précision et la netteté qui ne doivent jamais manquer à ces sortes de témoignages. Je suis vraiment tenté de croire que vous avez mis en loterie quelques centaines de phrases incohérentes, et que vous avez laissé au hasard le soin de les trier. Autrement, comment expliquer le nombre infini d’exemples sans valeur et sans portée qui garnissent vos pages, qui les encombrent et s’y pressent comme une foule ameutée ? Comment concevoir l’affluence intarissable de ces locutions insignifiantes qui arrivent sans être appelées, et dont le bruit confus et glapissant étourdit l’oreille sans enrichir la pensée ?
Soyez francs, Messieurs, et confessez votre faute. Vous avez partagé fraternellement la besogne qui vous était confiée. En ouvriers demi-laborieux, demi-indolents, vous avez accompli votre tâche au coin du feu, en famille. Vous avez défini les mots selon vos lumières personnelles, et lorsqu’il s’est agi de trouver des exemples, vous les avez demandés à votre ménage, comme il convient à des hommes rangés. Vos femmes et vos filles ont apporté leur contingent, et vous les avez associées à votre gloire anonyme sans les soumettre à aucune épreuve. Cette paternelle imprudence fait honneur à vos vertus domestiques ; mais pour rédiger un dictionnaire, l’amour du foyer ne suffit pas.
L’étude, je ne l’ignore pas, expose la pensée à de nombreuses distractions, et l’entraîne souvent bien loin du cercle de la famille. Mais pour ceux qui ne se résignent pas à ces aventureux pèlerinages il n’y a pas d’œuvre possible. Il fallait faire provision de courage, franchir le seuil des salons où la langue est encore respectée, cuirasser votre âme contre les dangers et les tentations, et, à la lueur des bougies, sous le feu des regards étincelants, dans l’atmosphère parfumée où s’agitent les femmes ingénieuses et oisives, glaner les phrases qui se disent et ne s’écrivent pas. C’était là un véritable voyage de découverte, voyage périlleux, sans doute, où vous pouviez compromettre la sécurité de vos indolentes méditations, et pourtant c’était à peine la moitié de votre tâche.
Après les phrases parlées, difficiles à recueillir, puisqu’il n’y a pas à Paris douze salons qui sachent le monde et la langue, les phrases écrites devaient avoir leur tour. Sans sortir de votre cabinet, vous pouviez faire une ample moisson de témoignages, simples, graves, sincères, irrécusables, ou du moins assez imposants pour défier la raillerie. Entre les familiarités romaines de Corneille et les passions royales de Racine, vous n’aviez que l’embarras du choix ; la coquetterie antique de Fénelon et l’ironie virile de Bossuet auraient défrayé généreusement votre patience. Les noms de ces glorieux ancêtres placés en vedette auraient défendu au doute d’approcher. En consultant ces artistes consommés dans le maniement de la langue nous aurions acquis des renseignements précieux, et, grâce à ces puissants auxiliaires, le Dictionnaire de l’Académie aurait signifié quelque chose dans la discussion.
Mais la valeur individuelle des exemples signés ou non signés devait varier selon l’ordonnance des exemples eux-mêmes, et c’est ce que vous n’avez pas compris. Il fallait disposer les témoignages de façon à montrer les transformations successives de la première acception ; indiquer les transitions de la réalité au symbole, du sens propre au sens figuré : de la signification immédiate à la signification littéraire ; en un mot, forcer les témoignages à raconter l’histoire d’une expression, et gouverner si bien les débats de ces savantes assises qu’après la déposition des témoins le procès fût clair pour toutes les intelligences. Or, Messieurs, nous sommes bien loin de compte.
Était-il possible, à des conditions honorables, d’omettre, dans un nouveau Dictionnaire de la langue française, l’étymologie des mots ? Les progrès accomplis depuis un demi-siècle par les sciences historiques, et, en particulier, par la philologie, ne répondent-ils pas victorieusement à toutes les railleries dirigées contre la généalogie de notre idiome ? Je ne crois pas qu’en face des récents travaux de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre sur l’origine et la filiation des langues, l’esprit le plus ignorant puisse conserver encore la démangeaison de la moquerie ; car sans vouloir mettre sur la même ligne l’évidence historique et l’évidence mathématique, au moins devons-nous admettre, après une comparaison laborieuse des arguments contradictoires ou conciliables, une certitude relative, qui, pour n’être pas irrésistible, n’est cependant dépourvue ni de force ni de clarté. Aujourd’hui l’étymologie a ses lois et ses théorèmes tout aussi bien que la chimie et la botanique. Elle ne s’aventure pas dans les routes sans issue sur la foi d’aveugles conjectures ; elle consulte avant tout l’histoire des migrations humaines ; elle se montre sévère sur le choix et l’acceptation des renseignements, et son incrédulité savante ne se laisse pas facilement abuser. En un mot, elle travaille de jour en jour à se constituer sur des bases inébranlables ; elle a pris un rang irrécusable parmi les plus belles applications de la méthode analytique, et, à ce titre, elle a droit d’intervenir dans tous les recueils lexicographiques.
Je ne puis donc concevoir pourquoi l’Académie française s’est abstenue de rechercher les racines de notre langue ; le doute serait, à mon avis, une assez mauvaise excuse ; car, si Bacon a eu raison de prescrire la croyance à ceux qui étudient, à coup sûr le scepticisme n’est pas et ne sera jamais une méthode d’enseignement. Il faut que le maître aussi bien que le disciple croient au sujet et aux découvertes de la science. C’est à cette condition seulement qu’il peut y avoir autorité de la part du maître, et profit pour le disciple. Si le maître doute, son premier devoir est de s’abstenir ; car il démontrerait mal ce qu’il ne croit pas. Or, l’Académie est instituée non seulement pour conserver le dépôt de notre langue, mais pour expliquer à la France l’origine et les variations de l’idiome que nous parlons. Si elle manque délibérément à cette seconde partie de sa mission, elle abdique sa dignité littéraire et descend au rôle des eunuques du sérail : elle garde sans intelligence et sans admiration, sans jalousie et sans inquiétude, le trésor confié à sa fidélité ; elle ne commande plus le respect, elle renonce à la force et à l’enseignement, et sa place est marquée désormais parmi les institutions décrépites et inutiles.
En étudiant sans malveillance le nouveau Dictionnaire, en tenant compte des difficultés nombreuses qui devaient se présenter dans une pareille tâche, nous sommes amenés malgré nous à ces remarques sévères ; ce n’est pas notre faute si la vérité ressemble à une offense. Une fois résolu à la franchise, nous n’avons pas le choix de l’expression. Nous aurions désiré rencontrer dans ce travail plus de clairvoyance et de sagacité ; mais la précipitation et la négligence ne sont que trop évidentes : c’est un voyage au pas de course sur le terrain de notre langue, et si la description du pays est incomplète et confuse, la cause de ce malheur n’est pas difficile à deviner, c’est que le narrateur n’a pas pris le temps de voir, encore moins de regarder.
Est-ce à dire que tous les membres de l’Académie française doivent se condamner à l’étude universelle des langues pour connaître et montrer les racines de la nôtre ? Je suis loin de le penser. Je n’exige pas même qu’ils aillent jusqu’à la douzaine ; car les origines de l’idiome français, si multipliées et si variées pour celui qui veut embrasser la totalité du vocabulaire, se simplifient en se classant, et peuvent se déduire clairement de la possession primitive du sol, et des deux grandes conquêtes qu’il a subies. Ramenée à ces termes, la généalogie de la langue française est encore un problème assez vaste, mais n’a plus rien qui effraie la pensée. Pour l’étudier et le résoudre, la mémoire prodigieuse de Pic de la Mirandole n’est pas un auxiliaire indispensable. D’ailleurs, comme la toute-science n’est donnée à personne, il n’est pas défendu, même à l’Académie, de demander conseil aux historiens et aux linguistes. Je ne leur prescris pas comme une loi impérieuse d’aborder directement toutes les sources de la philologie ; et puisque l’érudition moderne a partagé en familles distinctes les langues de l’ancien et du nouveau continent, l’Académie peut sans déroger consulter M. Silvestrez de Sacy sur l’Orient, M. Depping sur le nord de l’Europe, et, sous la responsabilité de noms recommandables, décider les questions les plus obscures.
D’ailleurs, on ne l’ignore pas, à mesure que s’éloigne la date d’une invasion, les traces qu’elle a laissées s’effacent ou disparaissent sous l’empreinte d’une invasion plus récente. Ainsi, en ce qui touche la France, les racines gauloises ou celtiques de notre idiome sont aujourd’hui très peu nombreuses, si on les compare aux racines romaines et germaniques. Or, précisément ces deux dernières classes d’étymologies abondent en comparaisons, en preuves de toutes sortes ; et, quant aux racines celtiques, si rares dans notre langue, il n’y aurait aucun déshonneur pour l’Académie à s’en rapporter aux orientalistes sur les liens mystérieux de l’Asie et de l’Europe occidentale, bien que l’histoire ne nous ait transmis là-dessus que des renseignements très vagues.
Reste donc la conquête romaine et la conquête franke, éclairées toutes deux par d’innombrables témoignages, dont les traces vivantes peuvent être soumises au contrôle perpétuel de l’érudition, et qui, grâce à la multitude des comparaisons, n’offrent plus aujourd’hui que très peu de points obscurs. Le caractère de la langue française n’est pas une énigme sans nom, comme se plaisent à le répéter quelques bouches ignorantes. Pour la définir, il n’est pas nécessaire de remonter jusqu’à la révélation ou l’invention de la parole. Ces doutes jactancieux ne sont qu’un travestissement de la paresse. Notre langue appartient à la famille néolatine par la conquête romaine, comme la langue de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal ; mais par la conquête franke elle se rattache à la famille teutonique, comme l’Angleterre qui, par l’heptarchie saxonne, appartient à la famille teutonique, se rattache à la famille néolatine par la conquête normande.
Avec ces données, la science étymologique peut se mettre à l’œuvre ; et si elle ne s’arrête pas à moitié chemin, si elle a soin surtout de donner l’acception primitive de la racine, et de ne pas s’en tenir à l’indication du mot latin ou germanique placé derrière le mot français, elle rend à la lexicographie un service incontestable. Et, comme la conquête procède violemment, et confond souvent les idiomes du vainqueur et du vaincu en les dénaturant l’un par l’autre, il ne faut pas reculer devant l’énonciation d’un barbarisme latino-germanique, mais l’expliquer en l’épelant tout au long. Décomposés par cette méthode patiente, combien de mots de notre langue, aujourd’hui répétés par des milliers de bouches, comme le Credo par les nourrices de village, sans être compris, révéleraient à la foule étonnée des idées inattendues !
Quoiqu’il y ait sans doute une différence profonde entre la grammaire et la lexicographie, quoique la définition et l’origine des mots se distinguent nettement des lois du langage ; cependant il n’est pas raisonnable d’omettre dans un dictionnaire les détails de la syntaxe. Non pas que je conseille de traiter ex professo dans le vocabulaire de notre langue tous les problèmes de la science grammaticale : ce serait un livre dans un livre. Mais comme les définitions les plus parfaites sont insuffisantes sans le secours des exemples, c’est dans le texte même de ces exemples qu’il faut inscrire les variations et les progrès de la syntaxe.
J’emploie à dessein l’expression de progrès pour dire clairement quelle est ma pensée sur la constitution de la syntaxe. Je ne crois ni aux langues, ni aux grammaires immobiles. Je ne blâme pas les esprits ingénieux qui enferment leurs plaisirs littéraires dans les limites d’un siècle déterminé, pas plus que ceux qui voient toute l’histoire de la peinture entre le Sposalizzio et les Loges ; ils ont raison dans le sens de leur égoïsme ; mais à coup sûr ils ont tort aux yeux de la philosophie ; car, au nom de leur goût individuel, ils proscrivent ou plutôt ils nient tout ce qui est en deçà et tout ce qui est au-delà. Pour les Raphaélistes entêtés, Orcagna et Rubens sont des artistes incomplets ou dégénérés, antérieurs ou postérieurs à la vraie peinture ; pour les seicentisti de notre langue, tous les monuments littéraires qui ont précédé ou suivi Athalie et le Misanthrope, les Provinciales et les Oraisons, sont comme non avenus. Or, avec de pareilles idées, il est impossible d’écrire l’histoire de notre littérature, c’est-à-dire de notre langue ; il est impossible de juger équitablement les transformations intellectuelles et morales de notre nation, manifestées par les œuvres du génie.
Au-dessus de ce goût mesquin, de ces prédilections étroites qui suffisent tout au plus à garnir le cabinet d’un antiquaire, il y a un goût plus large, plus désintéressé, plus intelligent, plus empressé à l’étude : c’est celui qui accepte et proclame la valeur individuelle de tous les âges de la langue, qui ne demande pas au clerc du quatorzième siècle les lumières et la sagacité de Gibbon ou de Raumer, mais qui prend la chronique monacale ou chevaleresque, écrite à l’ombre de l’autel ou à la suite de l’armée, pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour l’expression ingénue et hardie d’une pensée qui n’avait pas encore appris à se décomposer pour se traduire avec une entière conscience d’elle-même.
Envisagée de cette façon, il me semble que la syntaxe n’est plus seulement un exercice de collège, un catéchisme aride, sur lequel s’assouplit la mémoire ; c’est l’histoire de la pensée elle-même, étudiée dans son mécanisme intérieur ; c’est le développement du caractère national aux prises avec les intérêts politiques et les sentiments religieux, analysé ou plutôt raconté par la nation elle-même, par les interprètes les plus éloquents de cette nation. Le développement implique la transformation. C’est pourquoi la syntaxe française, comme celle de toutes les langues humaines, et en particulier des langues néolatines, ne s’est développée qu’en se transformant.
De Froissart à Montaigne, en passant par Commynes, la langue française réfléchit fidèlement les passions et les idées de la France. Dans le chroniqueur du quatorzième siècle, l’expression est pittoresque, animée, capricieuse dans ses détours, indisciplinée, guerroyante plutôt que militaire ; elle n’entend rien aux batailles rangées et se laisse aller de préférence aux grands coups d’épées. La syntaxe qui préside aux évolutions de cette langue est, comme la tactique à laquelle obéissaient les bandes du prince Noir, prodigue de moyens, dépensière, imprévoyante, confiante dans son courage ; mais ne choisit pas volontiers la route la plus directe. La langue de Commynes est plus sobre d’images, plus avare de ses ressources, plus habile dans sa conduite ; mais sa prudence va souvent jusqu’à la couardise. Dans son ambition de sagacité, elle s’interdit trop souvent les sympathies tumultueuses qui débordaient chez Froissart en flots abondants et colorés ; elle supprime la draperie dans son vêtement, et ne s’élève pas jusqu’au dessin précis des formes qu’elle enveloppe. C’est une langue de négoce et de comptoir, une langue de colporteur, d’espion ou d’usurier, mais souvent ambiguë dans sa précision. Elle a perdu sa vigueur épique, elle a quitté le champ de bataille pour le conseil intime de Louis XI ; elle n’est plus chevaleresque, elle est bourgeoise. Avec Montaigne elle prend une autre allure ; elle se retrempe aux sources grecques et latines, mais avec tant de bonheur et d’adresse, qu’elle prend l’éclat de l’acier sans perdre la souplesse qu’elle avait acquise sous le marteau en sortant de la fournaise. En s’hellénisant, elle ne cesse pas d’être gauloise ; elle sait très bien le chemin qu’elle prend, et cependant elle ne s’interdit pas les détours de promeneur. Naïve et sentencieuse tout à la fois, elle concilie admirablement l’imagination et la raison ; elle a des inspirations poétiques et des éclairs de philosophie. Elle s’égare dans la peinture des sentiments humains comme si l’émotion était sa seule tâche ; mais quand l’heure est venue de nouer en gerbe serrée tous les épis de la pensée, elle ne manque pas à ce nouveau devoir : elle est assez riche pour l’artiste, et assez précise pour le penseur.
Cependant la syntaxe de Montaigne, suffisante pour la réflexion capricieuse des Essais, se transforme entre les mains de Pascal. La phrase prend un contour plus sévère et plus précis ; elle enferme la pensée dans un cercle inflexible. La renaissance est déjà trop loin pour entretenir l’enthousiasme et l’imitation directe de l’antiquité. Le temps est passé pour la France de latiniser son vocabulaire ; c’est le tour de la syntaxe. La combinaison des mots ne se propose plus seulement l’expression nette de l’idée générale ou particulière, réelle ou abstraite ; elle vise à la concision, à l’avarice intelligente ; elle place chaque mot, non pas à fonds perdu, mais comme un capital révocable au premier jour ; elle devient volontaire et prévoyante. La syntaxe, par la bouche de Pascal, proclame la loi somptuaire, et bannit du langage la coquetterie efféminée ; elle ne permet d’autre élégance que la sévérité ; elle ramasse les plis traînants de la phrase et défend à la parole de franchir les limites de la pensée.
Cette implacable austérité s’adoucit et s’apprivoise dans l’Esprit des lois et l’Essai sur les mœurs. La phrase de Montesquieu et de Voltaire est aussi bien faite que celle de Pascal, mais elle est armée plus légèrement, et porte souvent la cotte de mailles au lieu de la cuirasse. Est-ce à dire que la syntaxe ait dégénéré ? Non, sans doute. Il était dans la destinée de la langue, comme dans la destinée de la pensée, de se régler en s’attiédissant. Pendant l’espace de cinq siècles, elle a décomposé et classé toutes les alluvions déposées sur le terrain primitif de notre langue. L’analyse ou la réflexion n’a pas détrôné l’inspiration ou la synthèse involontaire ; mais elle a préparé, pour l’inspiration elle-même, un instrument plus solide et plus sûr.
Si donc, comme nous le croyons sincèrement, les variations de la syntaxe, loin d’être les symptômes d’une prochaine décadence, sont de véritables progrès, ne serait-il pas utile dans un dictionnaire de la langue française de montrer ces variations, c’est-à-dire ces progrès, sous la forme d’exemples empruntés aux principaux monuments littéraires de la France ?
Et si la langue et la syntaxe ont acquis, depuis cinq siècles, une clarté de plus en plus grande, si elles sont entrées plus avant, de jour en jour, dans le domaine de l’analogie, c’est-à-dire de la raison ; si à chaque nouvelle transformation elles sont devenues plus limpides et plus transparentes ; si, en passant par les mains de tous les artistes éminents, elles ont déposé leur limon comme l’eau d’une source filtrée par le gravier, est-il possible de déterminer aujourd’hui quel est l’âge de notre langue ? Si l’idiome que nous parlons, que nous écrivons, n’a pas une vie indépendante, égoïste ; si l’âme qui gouverne cet idiome écoute et répète les bruits du dehors, si elle recueille et décompose, si elle attire et métamorphose pour l’usage des expressions sur lesquelles elle règne, toutes les idées qui se produisent, tous les sentiments qui se manifestent près d’elle, l’âge de notre langue n’est-il pas l’âge de notre pays ?
Or, quel est aujourd’hui le rôle de la France en Europe ? N’est-ce pas d’interpréter l’une par l’autre toutes les nations qui l’environnent ? N’est-ce pas d’expliquer à l’industrieuse Angleterre les espérances rêveuses de l’Allemagne ? N’est-ce pas de populariser dans les deux péninsules les principes d’une liberté progressive, l’émancipation régulière de toutes les classes de la nation ? N’est-ce pas de tout comprendre et de tout éclairer ? Le rôle et le devoir de la France ne sont-ils pas de vulgariser par la conversation, par les livres, par les journaux, toutes les idées entrevues par les peuples voisins ? La gloire la plus grande de notre pays, depuis trois siècles surtout, n’a-t-elle pas été constamment de civiliser par la guerre et par la parole toutes les nations qui se sont rencontrées avec nous sur le champ de bataille ? N’avons-nous pas laissé l’empreinte de nos mœurs et de notre caractère partout où nos armées ont répandu leur sang ? Nos ennemis, vainqueurs ou vaincus, n’ont-ils pas gardé quelque peu de la France ? et nous-mêmes, n’avons-nous pas rapporté quelque chose de la terre étrangère ? Aujourd’hui la diplomatie a muselé la guerre ; la France et l’Europe se reposent dans la paix armée. Mais en changeant d’attitude, la France n’a pas changé de rôle. Si elle n’a pas Birmingham et Manchester, Gœttingue et Heidelberg, elle n’en ◀continue▶ pas moins sa mission d’enseignement et de prosélytisme. Ce qu’elle faisait par les armes sous Charles VIII, sous Louis XII, sous François Ier, sous Louis XIV et sous Napoléon, elle le fait maintenant par les voyages et par l’étude. Elle va porter dans les salons de Milan et de Madrid, de Londres et de Vienne, les idées françaises ; elle s’instruit, comme par délassement, des mœurs étrangères, et amasse au milieu des fêtes un trésor de souvenirs. Elle n’enferme plus son admiration dans le cercle étroit des œuvres nationales ; elle apprend à ses lèvres les sons mélodieux de l’Italie efféminée, la parole sonore et hautaine de l’ignorante Espagne, les accents gutturaux de l’Allemagne savante, l’idiome sifflant du comptoir immense qui s’appelle la Grande-Bretagne ; et, sans regretter le labeur de ce long apprentissage, elle écoute avec recueillement toutes les voix qui ont parlé dans les siècles révolus, dans les contrées civilisées.
L’étude et les voyages, conquêtes pacifiques et fécondes, renouvellent incessamment la langue française. Depuis vingt ans seulement combien d’images et d’expressions qui eussent été dépaysées dans le salon de madame Geoffrin, ou de madame Récamier, sont aujourd’hui naturalisés chez nous ! Que n’avons-nous pas gagné dans la fréquentation familière et assidue de Goethe et de Byron, d’Alighieri et de Calderon ! Je sais que plus d’un esprit chagrin reproche à notre littérature contemporaine d’encenser tous les dieux et d’éteindre sa foi dans le polythéisme ; je sais que plus d’une fierté myope s’est révoltée contre les admirations cosmopolites de la France ; je sais que l’ignorance, pour absoudre sa paresse, a prononcé le nom retentissant de patriotisme. Mais ce bourdonnement n’étourdit que les sots : les esprits supérieurs et persévérants ont pour se consoler le souvenir de la circulation proscrite par les parlements. La pensée n’a pas, comme le cœur, besoin de fidélité, elle ne s’agrandit pas en concentrant son regard sur une partie, quelle qu’elle soit, de la vérité. Loin de là, elle se paralyse et s’engourdit dans l’inertie : or, en s’interdisant l’Europe, la France serait coupable d’aveuglement et de paresse.
Les glaneurs d’anecdotes philologiques ont cité l’exemple d’un idiome asiatique mort spontanément après plusieurs siècles de gloire, perverti et mutilé sans que personne eût porté sur lui une main victorieuse, rayé de la liste des vivants sans avoir été conquis, oublié sans avoir été remplacé par l’idiome d’un maître. Mais cet exemple même, accepté pour ce qu’il vaut, prouve-t-il quelque chose contre la longévité de la langue française ? L’isolement n’est-il pas aussi mortel que la défaite ? Si l’air a besoin de se renouveler souvent pour vivifier le sang de nos poumons, les langues, pour durer, n’ont-elles pas besoin à leur tour de se renouveler en se mêlant aux idiomes voisins ? Toutes les formes de la vie dont l’étude et le spectacle sont offerts à nos yeux ne sont-elles pas de perpétuelles métamorphoses, c’est-à-dire de perpétuels renouvellements ? Si les plantes ne dérobaient pas à la terre les sucs nourriciers que la sève charrie dans leurs branches, vivraient-elles ? Depuis l’herbe jusqu’à l’homme, la vie n’est-elle pas un pillage infatigable ? Hormis l’Être sans nom qui pour nous signifie la raison dernière de tous les problèmes, concevons-nous la vigueur et la durée-sans l’échange assidu, sans la continuelle assimilation des substances au milieu desquelles la vie se développe ? Assurément non.
Eh bien ! pourquoi les langues auraient-elles le privilège de vivre sans se renouveler ? Pourquoi se déroberaient-elles aux lois qui régissent la vie universelle ? Attribuer aux langues cette faculté singulière, n’est-ce pas un jeu de rhéteur ? Je le crains bien ; et sans vouloir blesser aucune vanité, je compare volontiers ce caprice entêté à celui des médecins qui traitent la fièvre pour elle-même sans interroger les organes du malade. Séparer la langue de la nation, c’est-à-dire l’expression de la pensée, n’est-ce pas attribuer au pouls une valeur indépendante de la respiration ou de la digestion ? Des deux côtés, à mon avis, c’est la même ignorance et la même folie.
Concluons : la langue française n’est pas encore à la veille de mourir ; mais si elle n’avait pour entretenir ses forces et pour prolonger sa vie que les auteurs du nouveau Dictionnaire, je la plaindrais de toute mon âme.
XXIV. Moralité de la poésie.
Entre les champions de l’art pur et les apôtres de la réforme sociale, il faut choisir et se décider. Mais il semble jusqu’ici que chacun des deux partis prenne plaisir à embrouiller la question. Les poètes crient à s’enrouer : La poésie est par elle-même une chose complète, indépendante, n’ayant d’autre mission que son caprice, d’autre loi que son bon plaisir ; son but unique et légitime est de réaliser sa fantaisie. Les moralistes répètent chaque jour : La fantaisie livrée à elle-même est inutile dans tous les cas, et souvent dangereuse ; créer pour créer, c’est un monstrueux égoïsme, un dérèglement coupable. L’imagination libre de toute obligation morale, poursuivant sa rêverie, oubliant le bien comme étranger à son domaine, est une maladie, et rien de plus ; c’est une plaie de l’intelligence, mais non pas une gloire qu’il faille consacrer.
Lequel des deux a raison, du poète ou du moraliste ? Comment déterminer les relations logiques de la poésie et de la morale ? N’y a-t-il pas dans ce problème général deux problèmes secondaires, à savoir : quels sont les fondements de la morale ? quel est le but de la poésie ? Après avoir nettement défini le caractère individuel de ces deux formes de la pensée, ne sera-t-il pas facile de sceller l’alliance qui doit les unir ?
Car il implique assurément que la poésie et la morale soient réduites à une hostilité mutuelle.
Quels sont donc les fondements de la morale ? La morale repose sur la connaissance des facultés humaines. Sans cette connaissance préliminaire, il n’y a pas de morale possible. Il peut bien y avoir une série de pensées plus ou moins justes, plus ou moins applicables, mais jamais un ensemble systématique d’idées enchaînées l’une à l’autre, déduites l’une de l’autre, jamais de science, jamais de principes, jamais de philosophie.
Et quelles sont les facultés humaines ? Ramenées à leur plus haute généralité, comment se classent-elles ? Dans quel ordre s’accomplit le développement de ces facultés ? Aimer, comprendre et vouloir, c’est là, si je ne m’abuse, la totalité des facultés humaines. Il n’y a pas une seule action de la vie, pas un rêve de la pensée, pas un crime ou une vertu qui ne relève des passions, de l’intelligence ou de la volonté. Étudier la loi individuelle de chacune de ces facultés, c’est l’œuvre de la psychologie. Régler le développement de ces mêmes facultés en vue du bien, c’est l’œuvre de la morale, ou plutôt le bien lui-même n’est autre chose que le développement légitime, régulier, harmonieux, des passions, de l’intelligence et de la volonté.
Le bonheur dans le bien, mais non pas le bien comme moyen de bonheur, tel est le but de la morale : or, pour toucher ce but, que faut-il faire ? pour arriver au contentement par le devoir, quelle est la règle à suivre ? Suffit-il de surveiller attentivement l’une des trois facultés humaines ? Et, par exemple, qu’arriverait-il si un homme livrait sa vie à l’empire exclusif des passions ? Supposez-le sincère, loyal, désintéressé, sublime, dévoué jusqu’au renoncement ; mais supprimez, par la pensée, le contrôle de l’intelligence et de la volonté ; que la passion règne seule et souverainement ; que l’âme s’épanouisse et se livre ; mais que jamais n’intervienne la réflexion austère et grondeuse ; que jamais la volonté inflexible, la volonté d’airain, ne contrarie et ne ralentisse, pour l’accomplissement d’un dessein mûri dès longtemps, l’entraînement impétueux de la passion ; que l’homme, résolu à l’ignorance, refuse d’ouvrir les yeux sur le danger qui le menace, qu’il persévère dans l’aveuglement, qu’il s’obstine dans l’imprudence, qu’il mette sa gloire dans sa témérité, qu’il méprise le feu enfoui sous la cendre, qu’il se brûle ; est-ce là le bien, est-ce là le bonheur ? y a-t-il lieu à proclamer l’accomplissement de la loi morale ? Si je ne me trompe, on n’a pas le droit de se décider pour l’affirmative.
Sans doute, la passion prise en soi est une chose belle et grande. L’exaltation et l’ivresse de l’amour sont un noble spectacle. Qui le nierait ? Les douleurs puisées à cette source ont une majesté singulière. Les larmes répandues sur les affections évanouies excitent dans l’âme autre chose que la pitié ; pour cet ordre de souffrances, notre sympathie ne va jamais sans admiration. Et puis, il faut bien l’avouer, il y a dans ces épreuves une vertu fécondante, une sève généreuse, une flamme divine, qui étincelle dans le regard éploré, qui resplendit au front, qui rayonne aux tempes dévastées. Comme Daniel dans la fosse aux lions, l’âme dans le sacrifice s’agrandit et s’élève.
Les passions trempent l’âme et la métamorphosent ; elles révèlent à l’homme des puissances inconnues. Avant d’aimer, il s’ignorait lui-même ; il ne comprenait qu’à demi le mystère de sa destinée ; il ne savait comment dépenser son énergie ; il rougissait en même temps de sa force inutile et de son isolement ; il avait des larmes sans regret, un deuil sans funérailles ; il se décourageait sans avoir été vaincu ; il aime, et voilà que tout est changé. L’emploi de sa force est désormais assuré ; il a quelqu’un à soutenir, à protéger ; ses larmes ne sont plus coupables d’égoïsme, et couleront sur un front pâli. C’est pourquoi l’amour n’est pas seulement une régénération, c’est un devoir impérieux, inéluctable. Aux hommes qui ne l’ont pas connu, il manque toujours quelque chose ; ils ont beau faire, il y a dans leur regard une timidité honteuse ; leur bouche lente et paresseuse a l’air d’ignorer certaines paroles. À la bonne heure ! tout cela est vrai ; mais ce n’est pas une raison pour amnistier la passion et lui donner le gouvernement de la vie tout entière. La douleur est bonne à quelque chose. Il ne faut pas l’éviter ; il est sage de l’accepter, mais non pas d’aller au-devant d’elle. Le soldat sans blessure ne connaît pas la guerre, mais se mutiler à plaisir, multiplier délibérément les cicatrices, ce n’est pas courage, c’est folie.
Aimer sans comprendre ni vouloir, ce n’est donc pas le bien.
Si l’homme, dédaignant la passion comme un puéril aveuglement, met toute sa joie dans la clairvoyance, s’il fait de la réflexion le bonheur et le devoir de toutes ses journées, sera-t-il dans le vrai, se conduira-t-il selon la loi morale ? Quand il aura dit à tous ses désirs : Vous êtes vains, vous trompez ceux qui vous obéissent, vous égarez l’âme dans une voie dangereuse, je vous méprise et vous défie, faudra-t-il donner à cette fierté le nom de sagesse ?
Vivre dans l’étude, poursuivre la vérité comme l’unique trésor digne de l’ambition humaine, aller sans cesse de l’histoire à la philosophie, de la philosophie à l’histoire, calculer l’âge du globe, surprendre le secret des planètes, remonter de la création au Créateur, ne voir dans le monde entier que l’épanouissement harmonieux de la volonté divine, assister à la ruine des empires sans colère et sans terreur, compter les nations qui s’en vont comme les cheveux qui tombent, suivre d’un œil tranquille et serein l’accomplissement des conseils providentiels, c’est pour l’intelligence un rôle glorieux, un rôle éclatant, un rôle digne d’envie ; est-ce un rôle complet, un rôle moral, un rôle irréprochable ?
Une fois arrivé aux cimes de la pensée, l’homme perd une à une toutes ses sympathies sociales. À mesure qu’il agrandit le champ de la vérité, il rétrécit le cercle de ses affections ; les liens de la famille et de l’état se relâchent de jour en jour : il ne voit dans les intérêts domestiques et nationaux qu’une distraction désastreuse pour ses études. Savoir est tout pour lui. Aimer, c’est gaspiller de gaîté de cœur un temps précieux et irréparable ; c’est ravir à la vérité des jours qui ne reviendront pas. Alors il se fait autour de l’âme un désert immense et désolé. Seul avec ses contemplations, le savant n’entend plus le bruit de la foule qui bourdonne à ses pieds. À mesure qu’il s’éloigne de l’humanité, il espère monter jusqu’à Dieu ; il s’applaudit dans son orgueil solitaire ; il compte chacun de ses pas comme un degré de l’échelle lumineuse ; d’heure en heure il croit toucher aux portes du ciel, ou, s’il s’arrête pour jeter un regard en arrière, s’il sent fléchir son espérance, il se console dans l’impiété, il trouve la création mauvaise, il ne reconnaît plus de bornes à son pouvoir, il veut réformer ce qu’il a sous les yeux, il tente le destin de Prométhée.
Livrée à elle-même, abandonnée à son inspiration solitaire, libre des passions et de la volonté, affranchie du besoin d’aimer et du besoin d’agir, l’intelligence est une faculté stérile, un égoïsme dévorant, qui se dérobe au mépris des hommes sous le manteau de la science ; mais à coup sûr c’est un rôle incomplet.
Oui, l’étude est un devoir ; mais ce n’est pas le seul que nous ayons à remplir. Comprendre le monde entier, entasser dans sa mémoire les siècles qui ne sont plus, prévoir à quelle heure une mer changera de lit pour maintenir l’équilibre du globe, est-ce là toute la vie ? Après que l’homme a pensé, n’a-t-il plus rien à faire ?
Avant de connaître la vérité, il n’avait qu’une existence étroite et mesquine : tout entier dans le présent, ne pouvant rien comparer, parce qu’il n’avait pas de souvenir, ne pouvant rien prévoir, puisqu’il n’avait rien conclu, il manquait à sa vocation, il laissait sommeiller une faculté précieuse ; le jour où il connaît la vérité, il double son existence : mais en s’abstenant d’aimer et d’agir, il encourt une pénalité terrible.
Car, obligé de refouler en lui-même la faculté d’aimer, il doit désespérer d’atteindre à la sérénité suprême de la pensée. Il sera troublé dans son égoïsme hautain. Dans ses aspirations les plus ardentes vers la vérité, il aura de soudaines défaillances et de mortels découragements. Sur cette puissance si laborieusement acquise il pourrait asseoir un autre bonheur que le sien, il se reposerait de l’étude dans l’amour ; réduit à la seule science, ses yeux, éblouis et fatigués, perdront un jour leur sagacité pénétrante.
Ce n’est pas tout. Il n’aura pas dédaigné impunément de limiter sa force par l’épreuve de la réalité ; il ne trouvera place nulle part ; la vie civile et la vie domestique ne lui épargneront ni les leçons ni les désappointements. Étranger à l’action, il trouvera sur sa route des volontés envahissantes qu’il ne saura pas combattre. Inhabile à la résistance, il sera forcé de plier. L’inutile conscience de sa supériorité ne le soutiendra pas contre le choc de la société tout entière. Vainement se dira-t-il avec une fierté complaisante : je vaux mieux que la foule ; la foule ◀continuera▶ de marcher, de cueillir les fruits suspendus aux branches fléchissantes, et ne lui laissera que les arbres dépouillés. Il saura le mécanisme des empires, et la vie politique se rira de ses ambitions ; il connaîtra les vents qui soufflent sur les côtes lointaines, et il n’aura pas dans sa patrie un abri sûr et commode ; il aura longuement réfléchi sur la production et la distribution des richesses, et il subira la pauvreté.
Force mutilée en présence de forces complètes, il sera traqué chaque jour entre les passions et les volontés qu’il a dédaignées. L’entraînement débordera sa prévoyance, l’action triomphera de son savoir ; il accusera l’injustice du ciel, quand il ne devrait maudire que lui-même ; il reprochera au Créateur de lui refuser l’accomplissement de ses rêves, et il ne s’apercevra pas que son intelligence a mesuré, dans ses oisives contemplations, la vie de plusieurs siècles.
Alors il tombera dans un désespoir inconsolable ; sa tristesse industrieuse inventera d’inépuisables tortures ; il sera puni cruellement de la solitude qu’il s’est faite. Il voudra ressaisir la crédulité qui excitait son mépris, mais il sera vaincu par la défiance. Personne ne voudra croire à sa conversion, et l’on se gardera de son savoir comme d’une arme dangereuse. Il tentera la vie active comme un délassement, mais les années impitoyables auront engourdi son énergie, et il ne pourra suivre la marche de l’armée.
Ainsi, comprendre, sans aimer ni vouloir, ne vaut pas mieux qu’aimer, sans vouloir ni comprendre : ni le bonheur ni le bien n’appartiennent à ce développement partiel des facultés humaines.
Reste la volonté, c’est-à-dire la plus éminente des facultés humaines, puisqu’elle sert de complément et d’organe aux deux autres. Or, il arrive souvent que la volonté se développe isolément, ou du moins prend un tel accroissement, que la faculté d’aimer et de comprendre pâlit de jour en jour et semble presque s’éteindre.
Vouloir sans aimer ni comprendre, c’est la vie commune, la vie qui nous entoure, la vie que nous coudoyons à chaque pas. Les plus hautes fortunes, les gloires les plus éclatantes, les plus grands noms de l’histoire, s’expliquent à la réflexion par les volontés persévérantes. Il faut bien le confesser, mais sans haine et sans humiliation, le succès couronne rarement les nobles passions, les idées généreuses, les projets mûris dans le recueillement ; les colosses de puissance, qui manient les nations et les pétrissent comme une pâte obéissante, interrogés sur le secret de leur génie, et résolus à la sincérité, n’auraient le plus souvent que trois mots à répondre : J’ai voulu.
Accepterons-nous cependant, comme un accomplissement de la loi morale, cette volonté monstrueuse et solitaire ? Abaisserons-nous le regard en signe de respect devant ces obstinations impitoyables qui renversent les trônes et gagnent les batailles, mais qui ne savent pas la raison de leur conduite ? Si les passions aveugles et l’intelligence égoïste n’obtiennent pas grâce aux pieds de la conscience, serons-nous plus indulgents pour l’action marchant tête baissée au but qu’elle s’est désigné, et foulant aux pieds, comme inutiles, les instincts du cœur et les conseils de la pensée ?
L’homme qui s’en tient à vouloir, et qui veut avec suite, acquiert en peu de temps un pouvoir merveilleux ; comme il n’a pas de halte à faire pour apaiser ses désirs ou résoudre ses doutes, chacun de ses pas est un progrès ; il ne fait que le chemin nécessaire, et c’est pour cela qu’il le fait vite ; il triomphe sans effort des volontés variables et mobiles qui suivent le destin des passions et des idées. Délivré des préférences imprudentes et des lentes délibérations, il va droit et librement, sans regret, sans hésitation ; il veut, il réussit. À quel prix cette puissance est-elle conquise ? À quelles conditions l’homme volontaire obtient-il la souveraineté ? Élevée à ces gigantesques proportions, la volonté jalouse, inflexible, ne permet pas aux deux autres facultés de grandir sous son ombre ; le cœur se rétrécit, et la pensée se tait.
Si parfois ces facultés enfouies tentent le réveil et la révolte, la volonté les réduit au silence et les muselle comme un animal dangereux. Je n’aimerai pas, se dit l’ambitieux, je commanderai à mes affections de s’attiédir ; qui sait où elles pourraient me conduire et m’entraîner ? Je laisse aux enfants et aux femmes ce frivole délassement, ce ridicule gaspillage de temps et de force ; qu’ils admirent, qu’ils se dévouent, qu’ils répandent leur sang pour l’accomplissement d’un désir effréné ; qu’ils méconnaissent follement ce qui leur est bon ; qu’ils perdent pied et se noient. Pour moi, je sonderai le gué avant de faire un pas ; j’irai moins vite, mais plus sûrement. Qu’ils se glorifient dans leur douleur, qu’ils ouvrent leurs plaies avec une ostentation insolente ; qu’ils étalent leurs blessures comme une pourpre impériale ; je serai plus sage, et à moindres frais. Tous les dévouements se résolvent dans l’abandon ; l’exaltation est chose passagère ; je prendrai les devants, et je ne me dévouerai pas. Je m’abstiendrai de l’espérance, car la terre est jonchée de désolations.
L’étude est un autre péril dont je saurai bien aussi me préserver. Je ne perdrai pas mon temps dans les contemplations stériles de la pensée. Je n’userai pas mes yeux sur les livres, car les livres ne donnent pas la puissance. Je laisse aux eunuques les savantes conjectures sur la température intérieure du globe, sur la destinée humaine. Que me font tous ces problèmes obscurs ? Résolus par moi, rendraient-ils mon bras plus fort, ma voix plus haute, mon œil plus perçant ? Le savoir n’est bon qu’à multiplier les inquiétudes, à perpétuer l’irrésolution. La moitié du courage appartient à l’ignorance. C’est une leçon impérieuse et qui me prescrit ma conduite future.
N’est-ce pas là le secret des volontés persévérantes et victorieuses ? N’est-ce pas là une perversité plus coupable encore que l’intelligence égoïste, ou la passion imprévoyante ? Le monde s’agenouille devant la volonté, et sourit de pitié aux souffrances du cœur comme aux doutes de la pensée. Mais le moraliste n’a pas à régler son suffrage sur la clameur populaire. Il n’a rien à démêler avec le bourdonnement tumultueux qui s’appelle l’opinion. Avant de prononcer, il doit se consulter, et sa parole austère n’est que l’écho fidèle d’une voix intérieure, le reflet d’un invisible spectacle.
Or, assuré sans retour de la dépravation attachée inévitablement au développement isolé de chacune des facultés humaines, frappé douloureusement de ces natures incomplètes et boiteuses, il est amené à conclure pour le développement harmonieux et simultané des affections, de l’intelligence et de la volonté.
Aimer, comprendre et vouloir, telle est la loi morale. Ordonner ses jours pour le dévouement, l’étude et l’action, tel est l’idéal de la vertu ; porter inscrits au front l’amour, l’intelligence et la volonté, c’est la sanctification, c’est le rôle providentiel et glorieux, c’est la prière vivante, et la seule qui monte aux oreilles de Dieu.
Voyons maintenant quel est le but de la poésie.
Que la poésie ou le développement de l’imagination, c’est-à-dire d’une forme particulière de l’intelligence, soit au nombre des devoirs humains, nous n’essaierons pas de le démontrer : cela est hors de doute, si la loi morale, telle que nous l’avons posée précédemment, est la seule vraie, la seule complète, la seule obligatoire. C’est de la poésie prise en elle-même que nous devons parler.
Or, quel est le but de la poésie ? n’est-ce pas l’invention et l’expression de la beauté ? Ramenés à leurs éléments les plus généraux, tous les poèmes écrits depuis Homère jusqu’à Byron nous offrent-ils autre chose que l’invention et l’expression de la beauté ? Définie dans ces termes, la poésie comprend, je crois, tous les accidents de l’imagination.
Mais quels sont les éléments de la beauté elle-même ? Si la connaissance des facultés humaines est nécessaire à l’institution de la morale, sans nul doute la connaissance de la beauté n’est pas moins utile à l’institution de la poésie. Ce qu’il y a d’imprévu, de fatal, d’irrésistible dans l’inspiration poétique ne s’oppose aucunement à la discussion rigoureuse des éléments de la beauté.
Que si nous essayons de saisir le caractère commun à toutes les choses appelées belles d’une voix unanime, nous trouverons qu’une statue, un tableau, un palais, une symphonie ou un poème sont beaux toutes les fois qu’ils nous présentent réunis l’ordre et le mouvement. Dans les œuvres de la nature, la même condition, en se réalisant, excite en nous une admiration pareille. La beauté du Parthénon et la beauté du dahlia se composent des mêmes éléments. Mais selon la prédominance de l’ordre ou du mouvement, les œuvres de la nature ou les œuvres humaines sont plus belles ou plus singulières. Si parfois la singularité est prise pour la grandeur, l’illusion ne dure pas longtemps, et l’admiration ne s’enchaîne irrévocablement qu’au règne de l’ordre sur le mouvement. C’est pourquoi, dans l’histoire de l’invention, Raphaël est au-dessus de Salvator.
Inventer, exprimer la beauté, c’est donc tout simplement trouver et montrer l’ordre dans le mouvement. S’il est vrai que la réalité soit et doive être constamment le point de départ du statuaire, du peintre et du poète, car le musicien et l’architecte n’ont rien à imiter, il n’est pas vrai, comme on l’a souvent répété, que la réalité contienne la beauté tout entière ; il n’est pas vrai qu’un nombre indéterminé de choses réelles, littéralement observées et copiées, puisse, en s’additionnant, arriver à produire la beauté. Le réalisme, dans l’invention, mène droit à l’abolition du style. Envisagé comme une réaction accidentelle et passagère contre la dégénérescence des formes convenues, il peut avoir son utilité ; mais ce n’est tout au plus qu’un moyen ; et s’en tenir au réalisme, c’est méconnaître d’emblée le véritable but de l’invention.
Pour inventer dans le marbre, sur la toile ou avec la parole, il faut une étude attentive de la réalité ; mais cette étude, si complète qu’elle soit, prépare l’invention, et ne la rend pas nécessaire. L’action mystérieuse qui s’accomplit au sein de l’intelligence en présence du souvenir, et qu’on a nommée imagination, est soustraite en grande partie au pouvoir de la volonté. Imaginer, ce n’est précisément ni voir ni se rappeler, c’est quelque chose de tout cela, mais c’est plus que tout cela ; c’est apercevoir ce qui n’est pas, ce qui n’a jamais été, ce qui pourrait être ; c’est regarder face à face l’idée aperçue avec une foi vive ; c’est croire pendant quelques instants à la céleste vision comme à la vue réelle du monde qui nous environne.
Au-delà de l’inspiration involontaire et divine, réservée par une bienheureuse préférence à quelques intelligences élues, la conception et l’exécution, lentes, successives, volontaires, complètent les trois moments de l’invention, c’est-à-dire la totalité de la poésie.
Concevoir après l’inspiration, c’est régulariser le mouvement désordonné de la première intuition, c’est tracer les grandes lignes du paysage encore informe et confus, c’est débrouiller le chaos, c’est assigner aux colonnes du temple la place qu’elles auront sous le portique et dans le sanctuaire, c’est mettre à leur plan les figures de l’école d’Athènes. Cette seconde partie de l’invention est plus rarement réalisée que la première ou la troisième. Entre les poètes inspirés et les poètes éloquents, les poètes doués de conception sont en petit nombre ; et la raison de cet accident n’est pas difficile à donner. Une sensibilité vive, une patience persévérante, suffisent à l’inspiration et à l’exécution ; pour concevoir, pour ordonner, il faut une faculté plus haute, la prévoyance compréhensive, le regard capable d’embraser plusieurs horizons, de franchir dans un instant les collines et les vallées qui se déroulent aux regards vulgaires dans une heure ou dans un jour : cette prévoyance, qui manque si souvent au génie, suppose à coup sûr plus de force et d’ampleur dans l’âme qui la possède, que l’inspiration ou le style. Aussi, à mesure que l’élément architectonique de l’invention devient plus nécessaire dans la forme inventée, le nombre des artistes diminue. Voilà pourquoi l’ode est plus facile que le roman, et le roman plus facile que le drame. Une action réalisée sous nos yeux a besoin d’une logique plus sévère qu’une action racontée. De toutes les formes de la parole, celle qui se passe le mieux de l’élément architectonique, c’est la forme personnelle, ou la poésie lyrique.
L’exécution, ou le troisième moment de l’invention, appartient à la volonté, comme la conception. Il n’est donc pas vrai que le style, pour être beau, doive naître à la même heure que la pensée. Sur cette question les méprises sont nombreuses, mais s’expliquent d’elles-mêmes. Il arrive souvent que le poète appelle soudaine et improvisée l’expression qu’il a cherchée pendant longtemps. Il est possible en effet, avant de prendre la plume, d’arrêter par la réflexion non seulement l’ordonnance des idées, mais bien aussi le genre, la proportion, l’antagonisme et le nombre des images, qui serviront de vêtement à ces idées. Alors, si l’invention déborde, ce n’est pas à l’heure de sa naissance : c’est que les flots amassés n’ont plus de lit assez large, et se font jour dans la plaine.
Mais la perception de la beauté complète se rencontre bien rarement. Le plus souvent, l’homme n’aperçoit de la beauté que la partie extérieure et visible. C’est en effet celle qui s’adresse au plus grand nombre. Cette partie de la beauté, analysée sévèrement, se réduit au plaisir, à l’émotion, à l’étonnement. Tantôt c’est la richesse des couleurs qui éblouit les yeux et captive la curiosité, sans réussir pourtant à fixer l’attention. La vue se promène avec un empressement enfantin sur l’inépuisable variété du spectacle. Elle s’enivre follement de la lumière capricieuse qui se joue dans les plis de l’étoffe ou les ondulations du paysage. C’est une pompe sans cesse renouvelée, qui se métamorphose et qui se rajeunit d’heure en heure. À mesure que le soleil monte à l’horizon, la pleine s’élargit et se découvre, le flot des épis dorés resplendit avec plus de magnificence, la lisière du bois dessine sur le ciel une silhouette plus vive ; les troupeaux semés dans la vallée se raniment à la chaleur du jour, et le berger s’endort dans une indolence bienheureuse. Le soir vient, et le tableau change encore. La forêt n’est plus qu’une masse noire, qui se découpe au-dessous des bandes pourprées de l’horizon. Avant que la lumière ne s’éteigne entièrement, mille nuances imprévues se détrônent et s’effacent. Que si, portant dans ce plaisir une fastueuse prodigalité, une richesse intelligente, l’homme se résout à visiter de lointains climats, il peut multiplier indéfiniment la diversité du spectacle. Depuis la beauté brumeuse de l’Écosse jusqu’aux tons crus et tranchés de l’Italie, depuis l’élégance modeste et pudique du paysage français jusqu’aux savanes prodigieuses de l’Amérique méridionale, l’imagination vagabonde a de quoi exciter, de quoi nourrir ses fantaisies. De ce pittoresque pèlerinage le voyageur a rapporté bien des joies inconnues, et qui, au retour, nous seront vantées comme des merveilles. Sans sortir de la vérité, sans mentir effrontément, il pourra suspendre à sa bouche la foule attentive et serrée. En déroulant ses souvenirs, il nous mettra de moitié dans ses éblouissements. Il brûlera nos paupières des rayons ardents sous lesquels il a passé, il nous rafraîchira de l’ombre où il a baigné ses yeux. Mais ce plaisir, si grand qu’il soit, n’est pas la beauté.
Parfois aussi la beauté de la forme ne s’adresse qu’aux sens les plus grossiers. Ce n’est plus alors l’étendue ou la variété du spectacle qui nous séduit, c’est une émotion brutale et passagère, un entraînement organique et furieux, qui n’a rien à faire avec l’amour ou l’intelligence, auquel nous cédons par faiblesse, par lâcheté, mais qui, loin d’éveiller l’admiration, la rend impossible ; car il est dans la nature de la beauté réduite à la forme extérieure d’engourdir les facultés éminentes en excitant le désir. Le désir envisagé en soi, par cela seul qu’il est le désir, exclut la beauté souveraine. En présence de la beauté vraiment admirable le désir se tait, et l’admiration parle seule. Que le plus grand nombre, dans tous les temps, se méprenne sur la valeur de l’émotion éprouvée, et donne à la gloutonnerie de ses appétits des appellations éclatantes et menteuses, cela, sans doute, n’a pas lieu de nous surprendre. Comme le développement des sentiments élevés a besoin d’une éducation délicate et patiente, et que cette éducation est refusée à la multitude, il est tout simple que les sens décident l’opinion générale. C’est le contraire qui serait absurde ; car il implique assurément que les natures exquises et cultivées soient en majorité. Les mots n’auraient plus de signification, si la pureté du goût, la sagacité des jugements, appartenait à tout le monde.
Oui, la beauté sensuelle, la beauté qui réveille en sursaut les vieillards blasés, comme le poivre les estomacs paresseux, est une face de la réalité que l’invention ne doit pas négliger, mais une face mesquine et misérable.
Que si, en effet, on essaie d’estimer par ses conséquences cette manifestation partielle de la beauté, on trouve devant soi un libertinage impérieux, effronté, qui s’exalte dans l’assouvissement, qui éteint une à une toutes les passions généreuses, et qui bientôt réduit l’homme à la condition de la brute. Proclamer la beauté sensuelle comme la seule beauté positive, enfermer l’esthétique dans la physiologie, c’est, je le sais, un caprice assez commun chez les naturalistes : ce caprice n’a rien de préjudiciable aux intérêts de la science ; s’il arrive à Linnéaa ou à Meckel d’excommunier dédaigneusement, comme vaines et chimériques, les admirations qui ne reposent pas sur une forme palpable, la critique ne doit pas se mettre en frais de colère ; elle n’a qu’à renvoyer le naturaliste à ses études.
Enfin, la beauté extérieure ou objective réussit auprès de quelques-uns par la seule singularité. À mesure que la civilisation enlace dans son réseau des nations plus nombreuses, l’ennui grandit et inflige à chaque journée une monotonie plus désolée. Tout est si bien réglé dans la vie moderne, le mécanisme des sociétés est ordonné d’après des lois si multipliées, tout est si bien prévu, que la perpétuelle succession des heures pareilles et condamnées à ne pas changer consterne les plus hardis courages, et surtout les oisivetés obstinées. Au milieu de ces loisirs sans fin, de ces sommeils sans fatigue, de ces veilles sans action, que faire pour dompter l’ennui, pour dévorer le temps, pour renouveler et varier l’immuable identité de la vie ?
À des âmes ainsi façonnées, je devrais dire à ces facultés ainsi dépravées, la singularité offre un puissant allèchement : ce qui les étonne les charme, ce qui leur paraît nouveau leur paraît beau. Ce qu’ils veulent avant tout, ce n’est pas les douces et paisibles émotions de la rêverie, les austères enchantements de la pensée, c’est une secousse violente, un soudain ébranlement, qui les enlève loin des spectacles accoutumés, qui les introduise dans un monde inattendu. L’ennui ne laisse debout dans l’âme qu’une curiosité maladive, et le seul remède apparent pour cette plaie incurable, c’est la singularité, c’est l’étonnement.
Quand je range la singularité parmi les éléments de la beauté objective, j’encours, et je ne l’ignore pas, le reproche d’une excessive indulgence. En négligeant cette remarque, je m’exposerais à une accusation non moins grave, je laisserais la discussion incomplète. Mais, en attribuant par hypothèse la singularité à la beauté objective, j’acquiers le droit d’apprécier l’étonnement. Or, je le demande, que signifie l’étonnement ? N’est-ce pas un aveu implicite, mais irrécusable, que le spectacle offert à nos yeux sort de la loi commune ? N’est-ce pas proclamer la violation des idées reçues, le renversement de l’ordre établi, l’offense directe à l’harmonie générale et constante, sans laquelle il n’y a pas de beauté ?
Imaginations caduques et languissantes, étonnez-vous à votre aise, vantez d’une voix glapissante les singularités monstrueuses que vous appelez belles et qui défraient vos contemplations, chantez des hymnes glorieux à vos idoles bizarres ; mais laissez-nous vous dire en face que vous ignorez la beauté.
Il est une autre beauté, dont le type complet ne se rencontre jamais dans la nature réelle, une beauté choisie dans les modèles excellents et rares que l’étude fournit, composée d’après ces modèles, trouvée par Phidias, par Jean Goujon, et que l’admiration ne doit jamais déserter.
Grandeur dans la simplicité, chasteté dans la grâce, idéalité dans l’harmonie, tels sont les éléments inévitables et constants de la beauté vraie. Qu’il n’y ait pas de grandeur possible sans simplicité, c’est, je crois, ce qui est hors de doute. Les fragments qui nous restent de l’Ilyssus et du Thésée, et dont les marbres originaux sont à Londres, sont de force à convaincre les plus incrédules. L’artiste grec, entouré chaque jour de formes exquises, s’est résolu à la simplification des plans musculaires comme à la méthode la plus sûre pour atteindre la divinité. Une pratique laborieuse l’avait initié à toutes les ressources de la statuaire. Il savait ciseler avec la même souplesse et la même précision le Paros, l’ébène, l’ivoire et l’or. Il aurait donc pu, s’il l’eût voulu, descendre jusqu’aux détails de la vie extérieure, et multiplier à profusion les plis de la peau, la saillie des veines, accuser toutes les contractions données par l’attitude choisie ; s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il avait en lui-même une conviction arrêtée dès longtemps, c’est qu’il plaçait dans la simplicité le secret de la vraie grandeur. L’unanime suffrage de la postérité s’est rangé à son avis. Les progrès postérieurs de l’art européen ont bien pu faciliter l’enseignement de la statuaire et les moyens d’exécution, mais n’ont jamais dépassé la grandeur de Phidias. Les perfectionnements apportés à cette partie de l’invention ont mis au service de l’intelligence des procédés mécaniques d’une sûreté incontestable, imprévus au temps de Périclès ; personne encore ne s’est élevé au-dessus de ces ouvrages immortels.
Il n’est pas donné à l’homme de se figurer la divinité autrement que par la perfection des formes humaines. Mais, pour arriver à cette perfection, il ne suffit pas d’exagérer. On peut centupler inutilement les proportions de la réalité sans approcher de la vraie grandeur. Les dieux placés sur le fronton du temple grec sont d’une taille presque ordinaire. S’ils se levaient, s’ils marchaient parmi nous, c’est à peine s’ils nous domineraient de la tête, et pourtant ils ont la grandeur divine. Pourquoi ? c’est qu’ils sont admirablement simples.
Pour la grâce dans la chasteté, je ne sais pas de type plus heureux que la Vénus de Milo. Que ce fragment inestimable ait appartenu à un groupe aujourd’hui mutilé, ou que l’attitude réalisée par l’artiste soit un caprice de sa pensée, peu importe assurément ; mais ce qui frappe surtout dans ce morceau, c’est l’inviolable pudeur qui anime et règle tous les mouvements de la figure. Jamais beauté plus achevée ne s’offrit à l’œil humain ; les épaules et le cou ne laissent rien à souhaiter au regard le plus sévère ; elle est demi-nue, sa gorge est découverte, et pourtant pas un désir ne s’éveille en sa présence ; sa taille fléchit voluptueusement, et la draperie, loin de nous cacher un seul de ses charmes, les multiplie en les dissimulant. Partout la beauté rayonne, mais partout aussi la divinité ; la tête, irrégulière à dessein, mais irrégulière seulement pour l’œil qui ne se tient pas à distance, avec ses joues inégales, couronne merveilleusement cette statue si gracieuse et si pudique. À voir comme s’ordonnent les lignes et les plans de ce beau corps, qui oserait dire que l’artiste s’est tenu à la chasteté dans l’impuissance d’exprimer le plaisir ? Celui qui a su trouver dans le marbre cette chair vivante, qui a mis le sourire sur les lèvres, et le regard dans les yeux, mais aussi le bonheur dans le sourire et la sécurité dans le regard, aurait pu, n’en doutez pas, ciseler à la même heure la courtisane amoureuse. Il aurait pu ouvrir la bouche de la déesse, comme pour un baiser lascif ; il aurait pu replier la paupière sous l’orbite et animer le regard de tous les feux du désir. Le cou, si mollement incliné sur l’épaule, se serait pâmé sous les caresses ; mais l’artiste ne l’a pas voulu, et il a bien fait : il avait à créer la déesse de la beauté, il ne s’est pas trompé sur la tâche qu’il avait choisie : avec moins de sagacité, il nous eût donné la déesse du plaisir.
Ici la chasteté joue le même rôle que la simplicité dans l’œuvre de Phidias ; des deux parts, si l’on y prend garde, c’est le même procédé d’invention : la beauté chaste et la grandeur simple produisent en nous une impression pareille ; les formes simples attestent la vraie force, comme la chasteté atteste la beauté vraie. Thésée est calme dans sa grandeur ; il n’a qu’à se lever pour frapper un coup terrible. La Vénus de Milo n’a pas le sourire invitant et hardi ; elle n’a qu’à se montrer, elle est sûre de plaire.
Si j’emprunte à la statuaire les modèles de la beauté vraie, c’est que la forme sans la couleur est l’expression la plus parfaite de la beauté ; la musique elle-même, dans ses inspirations les plus pures, a quelque chose de sensuel. Mais comme symbole de l’idéalité dans l’harmonie, comme la plus complète manifestation de l’ordre dans le mouvement, il est permis d’accepter les compositions épiques de Claude Gelléeab. Nulle part en effet la disposition savante des parties, la merveilleuse combinaison des détails, ne réussit à produire un sentiment plus calme et plus heureux. La vie est présente, mais une vie sans trouble et sans agitation. Sur le premier plan, les ruines d’un temple abandonné depuis longtemps ; la mousse grandit sur les marches du portique, le fronton lui-même est couronné d’un bandeau de verdure ; au-delà quelques arbres centenaires, dont les branches éclaircies laissent apercevoir les derniers rayons du soleil ; dans le fond, une troupe de laboureurs qui reviennent en paix après le travail de la journée. Les hommes, les arbres et le temple sont faits l’un pour l’autre ; l’absence d’une branche, ou d’un fût de colonne, laisserait dans ce beau poème une lacune coupable : chaque chose est nécessaire à sa place, et c’est pour cela précisément que les admirables épopées du Lorrain atteignent presque toujours à la beauté idéale. Il n’a pour lui ni la nouveauté des sites, ni l’éclat de la couleur, ni la réalité patiente des détails : il se propose avant tout l’harmonie. Il sait se garder de la froideur et de l’immobilité ; il établit entre tous les épisodes de l’invention un enchaînement rigoureux et facile à saisir ; il adoucit les ondulations du terrain ; il éteint les couleurs trop vives, et, par une série de transitions invisibles, il fait de toute une campagne l’expression obéissante d’une seule pensée ; il élève l’harmonie jusqu’au panthéisme.
Maintenant, après avoir défini le bien et le beau, nous pouvons nous demander quelles sont les relations de la loi morale et de la loi poétique.
Aux divisions de la beauté que je viens d’indiquer, se rattachent des divisions pareilles dans l’invention. Ainsi, de nos jours, nous voyons en présence deux poésies profondément diverses, l’une qui s’adresse aux yeux, l’autre à l’âme. Or, déterminer la moralité de l’invention, c’est tout simplement apercevoir et démontrer laquelle de ces deux poésies viole ou respecte la loi morale. Non pas que j’attache à cette violation une valeur exagérée ; je ne crois pas à la mission dogmatique de la fantaisie. Là où commence l’enseignement, l’imagination n’a rien à faire, et réciproquement. Un poème conforme à tous les préceptes d’Épictète peut être d’ailleurs très pitoyable, et il peut arriver au génie le plus riche et le plus heureux d’insulter effrontément les plus saintes vertus.
Si je poursuis attentivement la comparaison de la morale et de la poésie, ce n’est pas dans l’espérance d’arriver à des conclusions absolues, ni surtout à des principes exclusifs. C’est la vérité que je cherche, mais la vérité, quelle qu’elle soit.
Quelle est donc la valeur de l’invention fondée sur la beauté objective ?
Dans la poésie lyrique, on sait vulgairement les résultats de cette méthode. Des talents du premier ordre ont pris soin de résoudre la question et d’épuiser l’évidence. Décrire depuis la première jusqu’à la dernière strophe ; après le paysage, le costume ; après le costume, le signalement de la figure, le procès-verbal complet du personnage qui parle ou qui écoute, c’est un procédé populaire aujourd’hui jusqu’à la trivialité. Choisir dans les âges de la langue l’époque la plus féconde en images, négliger la syntaxe pour tisser plus librement la trame de ses métaphores, honnir la précision austère du dix-septième siècle, la clarté lumineuse du siècle suivant, remonter par un caprice bien explicable aux ambages indéfinis, à la phrase flottante du seizième, et, comme complément de cette résolution, mutiler à l’occasion la pensée la plus utile pour satisfaire aux exigences du rythme et de la rime, c’est là ce qui s’appelle maintenant assouplir l’idiome lyrique, retremper l’arme émoussée du poète, planter l’ode sur le sol prosaïque de notre civilisation, la souder à nos mœurs par des racines profondes.
Dans le roman, la beauté objective n’a pas en apparence un rôle si éclatant. La prédilection la plus décidée pour le monde extérieur ne suffit pas à défrayer un récit ; il faut des acteurs et une fable. Or, les acteurs et la fable ne se passent pas volontiers de l’analyse des sentiments, c’est-à-dire de la partie la plus haute de la beauté. Pourtant ce prodige, qui semblait impossible il y a quelques années, s’est réalisé sous nos yeux. Nous avons eu un récit tout entier avec des acteurs nombreux, des incidents multipliés, où l’analyse humaine est toujours ou presque toujours absente. Sous l’étreinte d’une volonté toute-puissante, la langue a laissé jaillir de son sein des accents qu’on ne lui connaissait pas. Un temple sans Dieu, des prêtres sans foi, des armures sans guerriers, qui nous eût dit que tout cela nourrirait la curiosité pendant deux jours ? qui nous eut dit que toutes ces créations sans âme parodieraient devant nous la vie qui leur était refusée, qu’elles engageraient ensemble un simulacre d’action, et que nos yeux éblouis imposeraient silence à notre pensée ; que nous prendrions plaisir au spectacle comme des enfants à la lecture des contes de fées ; et qu’après une semaine d’étonnement, le plus grand nombre ne se plaindrait pas de la déception, et croirait naïvement à l’humanité de cette pourpre sans cœur ?
Eh bien ! ce qui semblait imposable a été et ◀continue d’être. Ce réalisme épique compte déjà une multitude de disciples empressés. Il ne s’agit plus, pour cette école obéissante, de connaître la politique des rois, les passions qui les entraînaient aux périlleuses aventures ; il faut savoir, avant tout, quel écusson était placé à la porte du château, quelle devise était inscrite sur l’étendard, quelles couleurs portées par l’amoureux baron. C’est là tout ce que le roman demande à l’histoire ; quant à l’enchaînement des épisodes, c’est chose futile et hors de propos. La succession singulière, inattendue, de scènes indépendantes, va beaucoup mieux à l’ostentation puérile de cette fastueuse épopée. L’intérêt, l’intérêt soutenu est chose trop difficile ; l’amusement, à la bonne heure ! et la foule accepte sans murmure un récit de mille pages, splendide comme une fête, mais comme elle aussi sans lendemain et sans souvenir.
Au théâtre, on le comprend sans peine, la beauté objective a presque partie gagnée d’avance ; le machiniste et le costumier font la moitié des frais. Face à face avec un auditoire dont il connaît les instincts, le poète résolu à la poésie pittoresque ne perd pas son temps à poser les caractères, à nouer savamment les fils de l’action. Non ; il procède par une voie plus facile. Il prend dans le passé le premier nom venu. Il ne délibère pas longtemps avant de se décider, car il n’attache pas aux événements mémorables d’un siècle une valeur obstinée. Il prêtera, s’il le faut, l’effronterie du libertinage à une femme jusque-là renommée par la ferveur maladive et cruelle de sa dévotion. D’un politique rusé, trafiquant du mensonge, et jouant les trônes de l’Europe avec une impassible habileté, il fera volontiers un coureur d’aventures, un débaucheur de filles. D’une courtisane souillée des plus hideuses caresses, prostituée à tous les carrefours, il voudra tirer une virginité renaissante, une pudeur énergique et sublime. Avec un valet de cour, condamné au rire et aux grelots, blasé sur la honte, usé sous le mépris, il essaiera de ressusciter la paternité vengeresse de Virginius. Rien ne lui coûtera pour accomplir son caprice. Il prendra Messaline pour amener sur sa bouche la plus divine et la plus pure des passions, la passion maternelle. Ces noms qui pour lui n’ont aucun sens, lui serviront seulement à dater le costume de ses acteurs, et les pierres ou les boiseries de ses décorations.
Ainsi approvisionné de visières et de cottes de mailles, de perles et de velours, d’ogives et de plein-cintres, il est bien avant dans sa besogne. Comme il se propose le spectacle, et non pas la pensée, il serait bien fou, vraiment, de s’épuiser en méditations pour atteindre le naturel dans le dialogue, et la vraisemblance dans la mise en scène. Quand un acteur le gêne, il lui ordonne de sortir, sans expliquer où il l’envoie. Sur un signe de sa main, quand il a besoin d’un morceau d’ensemble, la coulisse vomit une meute de courtisans dorés ou de conspirateurs furieux. Ne l’interrogez pas sur les desseins de ses personnages, sur les ressorts qui les agitent ou les illusions qui les conduisent. Il ne s’inquiète guère de ces puérilités. Pourvu qu’il ait à sa disposition une reine, un ruffian ou un bourreau, il fait passer un drame sur ces trois têtes, comme un géomètre un cercle par trois points. — Il n’y a dans ce drame ni rire, ni larmes, ni émotion, ni attendrissement ; c’est un spectacle pour la multitude, et la multitude applaudit.
Heureusement, la beauté idéale est aussi représentée parmi nous par des artistes glorieux. Nous avons d’admirables élégies, qui n’empruntent pas au monde extérieur une étincelle de leur éclat. Candide, majestueuse et chaste, l’âme qui rayonne et resplendit dans ces poétiques invocations, ne doit qu’à l’étude savante de la conscience les magnifiques trésors de sa pensée. Lorsqu’elle parle, c’est toujours pour nous révéler une douleur ignorée qui s’apaise en se confessant, une espérance ébranlée qui se raffermit dans son aveu, ou parfois un doute impie qui débute par le blasphème, et retourne à Dieu par le repentir. On s’est demandé sérieusement si l’élégie ainsi comprise n’est pas aujourd’hui la seule poésie possible ; sans nul doute, c’est la seule qui sympathise directement avec nos ennuis désenchantés, la seule qui se passe d’artifice, et qui défie hardiment la raillerie sceptique et dédaigneuse ; mais le trône de l’imagination ne lui appartient pas tout entier. Qu’elle soit pour les cœurs souffrants une consolation fidèle, qu’elle accueille avec une hospitalité constante les passions égarées, qu’elle étanche avec une discrétion divine les plaies élargies par l’abandon, tout cela est vrai ; mais ce n’est pas la douleur qui donne les couronnes.
Le roman consacré à l’analyse des passions humaines touche aujourd’hui les cimes les plus hautes de la philosophie et de la poésie. Il a mis dans cette étude patiente tant de finesse et d’impartialité, il a dévoilé avec tant de courage les maladies qui nous dévorent comme le renard dévorait le Spartiate, et que chacun de nous met sa gloire à cacher ; il a démasqué tant d’égoïsmes hautains et d’impuissances blasphématrices, que personne, à coup sûr, ne peut contester sa pénétration et sa clairvoyance. Obligé de suivre à la trace les sentiments les plus fugitifs et les plus délicats, il a dû recourir à toutes les ressources de la langue. Il aborde naturellement, comme siennes, les questions les plus difficiles. Il embrasse d’un même regard les révoltes de la famille et les ambitions hypocrites. Il participe à la fois des conversations du Portique et des enseignements de la chaire chrétienne. Il se plie à tous les tons, sans contrainte et sans gaucherie. Depuis les familiarités du style épistolaire jusqu’à la grandeur solennelle de l’épopée, depuis les mystiques épanchements qui se glorifient dans la franchise jusqu’à la sévérité didactique de la prédication, il ne s’interdit aucune des formes de la pensée. C’est un retour naturel vers la toute-science des philosophes antiques. Le roman, dans ses métamorphoses multipliées, trouve moyen d’être tour à tour lyrique, élégiaque, dramatique, descriptif, et de fondre dans une harmonieuse unité toutes ces nuances si diverses. Il ne lui est pas permis, comme au roman pittoresque, de méconnaître l’enchaînement et la génération des actions humaines. Sur le terrain où il s’est placé, toutes les fautes sont comptées, tout se prend au sérieux, et les enfantillages ne se pardonnent pas. C’est une lutte haletante avec la vérité ; aussi rien de fortuit ni de capricieux dans l’entrelacement des épisodes. Une logique sévère préside aux mouvements de tous les personnages. La passion qui les entraîne n’est jamais obscure, l’espérance qui les anime jamais douteuse. Nous savons ce qu’ils veulent et ce qu’ils tentent.
Populaire sans trivialité, le roman idéal, humain, analytique, pourra douer de vie et ciseler en poèmes les plus hautes questions de la réforme sociale. Sans se faire dogmatique, sans échanger l’invention contre l’enseignement, il pourra jeter le trouble dans les consciences coupables, et relever le courage fléchissant des âmes humiliées.
Le théâtre seul est aujourd’hui déshérité de la beauté idéale. Depuis les grands noms du dix-septième siècle, si étrangement méconnus de nos jours, la scène a répudié, comme fastidieuse et monotone, la peinture des passions humaines : elle redoute le spiritualisme comme les moissonneurs la sécheresse, et pourtant c’est au spiritualisme qu’il appartient de régénérer la scène.
Le jour où la beauté idéale remontera sur le théâtre, bien des gloires aujourd’hui splendides seront ternies sans retour : poètes et acteurs auront à faire un nouvel apprentissage. La composition des caractères ne se bornera plus à quelques mots vrais, à quelques mouvements de pantomime ; il faudra, dans le langage et dans la représentation, une continuité vigilante, qui ne se démente pas un seul instant. Non pas que je prêche la rénovation de la tragédie antique où se plaisait la cour de Versailles ; ces tentatives érudites viennent rarement à bonne fin. L’archaïsme est un délassement académique, et rien de plus. Je ne conseille donc à personne de remettre en scène les malheurs d’Agamemnon. S’il y a dans les traditions grecques quelques filons encore vierges de poésie dramatique, il faudra couler ce métal précieux dans un moule nouveau ; mais, quelle que soit l’époque de l’histoire humaine choisie par le dramatiste, il n’atteindra désormais une renommée durable qu’à la condition de mettre la pensée au-dessus du spectacle, de frapper l’âme avant les yeux.
Sans la beauté idéale la réforme dramatique sera toujours provisoire ; les noms salués par les applaudissements de la multitude s’oublieront aussi vite que le dessin d’un ruban ou la coupe d’une robe. Aucune gerbe ne mûrira sur le sol de la popularité ; le vent dispersera la semence à peine épanouie ; le sillon infidèle ne tiendra aucune de ses promesses ; ni soleil ni rosée ne viendront en aide à cette stérilité obstinée. La charrue sera brisée avant que le laboureur aperçoive la moisson.
Or, après cette minutieuse comparaison de la loi morale et de la loi poétique dans leurs développements respectifs, voici les conclusions auxquelles nous arrivons naturellement. Ces conclusions sont de telle nature, qu’elles résument, sans les transformer, les pensées émises dans le cours de la discussion. Si nous avons réussi à entourer chacune de nos propositions d’une lumineuse évidence, si la clarté de nos paroles n’a jamais été au-dessous de nos convictions, on a dû prévoir dès longtemps de quel côté pencherait la balance.
1º Puisque la loi morale prescrit le développement simultané des affections, de l’intelligence et de la volonté, il implique d’estimer conforme à cette loi l’invention qui circonscrit le rôle de la fantaisie dans le domaine du monde extérieur. Car les facultés humaines régies par la loi morale n’ont rien ou presque rien à faire dans ce domaine ; ou, si elles s’y déploient, ce n’est le plus souvent que pour s’énerver et se flétrir.
2º L’imagination, lorsqu’elle se propose la peinture des sentiments humains dans ce qu’ils ont de plus intime et de plus mystérieux, côtoie fatalement toutes les facultés régies par la loi morale, et tous les devoirs attachés à ces facultés.
3º Plus les applications de la loi poétique sont élevées, plus elles se rapprochent de la loi morale ; mais cette contiguïté du bien et du beau n’exclut en aucune façon la mutuelle indépendance de la morale et de la poésie.