(1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »
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(1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Conclusions

Les études qui précèdent tendent à donner de l’âme et de l’œuvre de six écrivains célèbres, une analyse aussi pénétrante que nous avons pu ; nos essais sont d’autre part la démonstration de divers procédés d’art, de quelques problèmes mentaux ; ils marquent les caractères particuliers de livres qui sont entrés en France dans la lecture courante, qui ont influé sur le développement de quelques uns de nos littérateurs, qui ont, chez nous, des imitateurs estimés ; à ces trois titres, ces pages qu’on vient de lire fournissent eu esthétique, eu psychologie générale et sociale des conclusions qu’il pourra être intéressant de dégager.

I. Conclusions esthétiques

Classés par les œuvres qu’ils ont produites, les écrivains dont nous nous sommes occupé comprennent un poète, Henri Heine ; un poète-nouvelliste, Edgar Poe, et quatre romanciers plus ou moins réalistes : Charles Dickens, Tourguénef, Dostoïewski et Totstoï. Laissons ces derniers qui forment un groupe naturel et considérons ce que nous avons appris sur l’art du seul lyrique que nous avons été amené à connaître.

Pour peu qu’on ait lu, on sait que le mot poésie ne saurait être appliqué à toutes les œuvres où l’expression affecte une forme rythmique fixe, à toutes les œuvres versifiées. Les vers des comédies modernes par exemple, ou de Molière, n’ont rien de poétique ni ceux de la plupart des poèmes didactiques, des fables, de plusieurs épopées. D’autre part, la prose peut être poétique ; de Rousseau à Chateaubriand et aux romanciers modernes, il s’est produit en France de nombreux écrits qui ont pour caractère particulier d’exprimer, en une parole librement cadencée, le genre d’émotions élevées et vagues que suggèrent les beaux vers. La forme métrique n’a pu paraître seule capable de rendre ces sentiments d’essor et d’extase que probablement parce qu’elle fut à l’origine toute la littérature et que le charme musical qu’elle possède l’a fait réserver peu à peu aux sujets les plus nobles.

Mais on peut assembler en une mesure harmonieuse de douze, dix, huit syllabes, des mots ne présentant à l’esprit rien de poétique ; il est des vers admirables musicalement et techniquement, faits de noms propres d’inconnus ; enfin des mots dont l’ensemble manque de nombre, peuvent donner la grande impression du lyrisme ; il faut donc qu’il y ait quelque caractère intrinsèque des mots ou plus généralement de l’expression et des idées exprimées, qui constitue le poétique, et ce caractère doit nécessairement être fort général et fort simple, pour permettre de classer ensemble des écrits aussi différents qu’un poème de Shelley, certaines descriptions de Zola, Salammbô et les Méditations, un tableau de l’Iliade, une analyse psychologique de Baudelaire, une aventure galante contée par Byron, les petites pièces lyriques de Heine, des pensées de Pascal, certaines hautes conceptions de la science, quelques-unes des plus belles toiles et presque toute la grande musique.

Tout l’art littéraire dépend des propriétés intimes de l’élément matériel même dont il se sert, du mot. Essentiellement, le mot convient à deux emplois ; il désigne, assez mal, les objets, il décrit, — et il crée des idées, il idéalise. Comme M. Taine l’a excellemment montré au début de son Intelligence, chaque substantif, chaque adjectif, chaque verbe, pris isolément, sans déterminants démonstratifs qui en complètent le sens et le limitent, signifie des classes de choses, de qualités, d’actes. Arbre bleu, frapper, établissent des catégories génériques qui ne correspondent qu’à un aspect abstrait du monde ambiant. S’il s’agit, pour un littérateur, de désigner un arbre particulier, une nuance précise de bleu perçu, une façon de frapper, il n’y parvient qu’en accouplant à grand’peine une série de mots toujours génériques mais qui se bornent réciproquement et, à force de se préciser les uns les autres, parviennent enfin à cerner, pour ainsi dire, mais toujours à distance, l’objet qu’il s’agit de montrer. Si le souvenir du lecteur n’y aide pas, s’il ne reconnaît pas subitement ce qu’on lui indique, la plupart du temps cet effort échouera. Quoi qu’il en soit, l’écrivain, en le faisant, tentera d’analyser l’objet qu’il veut montrer : il le dissociera en ses parties et dira minutieusement à quelle catégorie chacune d’elle ressortit. L’arbre sera de la classe des arbres hauts, des feuillus, de ceux à troncs rugueux, de ceux à grosses branches divergentes, etc. Par là il en viendra nécessairement à considérer l’objet non plus en artiste qui l’admire, mais en savant qui l’examine : il s’efforcera de le connaître et de le faire connaître intellectuellement ; rien ne sera moins poétique, plus prosaïque, et s’il a à montrer de la même façon une passion, une émotion, une idée, il se bornera de même à la donner à concevoir, à comprendre et nullement à évoquer ; de sa tentative résultera une notion et non un sentiment. Absolument parlant, les mots dans cet emploi sont un moyen de science et les œuvres qui sont ainsi conçues ne sont littéraires, si elles le sont, que lorsqu’elles traitent d’objets fictifs inventés ou dénaturés spécialement en vue d’émouvoir, malgré le mode par lequel ils sont représentés.

Mais le verbe a d’autres vertus encore que de décrire. Il idéalise et c’est là son caractère propre. Que l’on reprenne le substantif chêne ; seul, ce vocable, exprimant un genre, l’exprime par ses caractères génériques saillants de force, de hauteur, d’ombre, de végétation vigoureuse ; l’esprit en le prononçant, aperçoit vaguement un arbre magnifique, idéal. La phrase : « l’arbre se dressait » évoque ainsi, à côté d’une image assez peu précise, le sentiment d’exaltation et d’aise que donne la pensée d’un puissant chêne debout sous les cieux. En expressions plus précises, un mot générique de la sorte qui présente une image trop grande, trop indéfinie pour être conçue clairement, qui nécessite donc un effort, une tendance insatisfaite à l’image, provoque dans le mécanisme cérébral comme une décharge suffuse, une tension croissante ; il y a dans l’esprit un mouvement d’expansion et une description conçue en termes généraux pareils, qui se limitent le moins possible, sera une description plus sentimentale que notionnelle, sera une description poétique. Que l’on compare ces deux tableaux : « La pluie se mit à crépiter contre les vitres ; une nuit noire venait de tomber ; le vent soufflait en rafales ; des éclairs, d’un bleu blanc, zigzaguaient sur les nuages bas ; et ceci : l’ouragan se déchaîna dans l’ombre. », on aura l’opposition des deux manières. Dans l’une les mots sont employés à donner des choses une image la plus précise possible, une image intellectuelle qui laisse dans l’esprit peu de place aux sentiments associés ; dans l’autre, au contraire, l’image est vague, lointaine, grandie, à peine aperçue et mystérieusement belle ; de l’émotion qu’elle suggère, toute intelligence est excluse.

Cette distinction ne peut être rigoureusement maintenue en pratique ; comme la poésie s’efforce de s’emparer et de rendre indéfinies nombre d’images et d’idées analytiques, de même les prosateurs tondent à laisser quelque vague dans leurs énonciations précises, si bien que toutes les œuvres un peu étendues sont à la fois poétiques et prosaïques. Il resterait encore à montrer que l’indéfini, par ce qu’il oblitère dans les objets et par ce qu’il ne peut eu altérer que certaines catégories, coïncide le plus souvent avec le beau, le charmant, le suprême. Brièvement, on peut dire cependant, en somme, que tout spectacle, toute scène passionnelle et spirituelle qui peut être et qui est exactement décrite, analysée par le menu, cessera d’être poétique ; qu’au contraire, tout spectacle qui reste obscur et diffus, étrange et lointain, dont la représentation toute générale et suggestive, mais cohérente cependant, laisse le champ libre aux émotions qui lui sont associées et à celles même qui résultent de son idéalisation, sera poétique. De là ce qu’ont de séduisant pour l’imagination les pays exotiques, les temps antiques et disparus que l’on voit si mal et si beaux ; dans l’ordre moral, les passions mystérieuses et fatales, les conception bizarres, tout ce qui dans l’âme est extrême, contradictoire, illimité ; de là, la beauté éternelle des lieux communs idéaux de la poésie, le couchant, le printemps, l’amour, dont la description peut être écourtée à plaisir, et dont le contenu émotionnel demeure dans l’ordre physique ; l’attrait des paysages nocturnes, brumeux, des physionomies à demi voilées, du clair-obscur, la grandeur des arts du nord ; de là, malgré tant de tentatives, l’impossibilité d’une vraie poésie scientifique, didactique, réaliste qui constituerait, si elle existait, la contradiction d’une description précise et d’une idéalisation indéfinie ; de là le fait que la musique est le plus poétique des arts parce qu’il en est le plus vague ; de là encore là demi-synonymie des termes « poétique » et « idéal » ; de là enfin l’impossibilité constante de traduire la poésie d’une langue dans une autre, soit parce qu’il faut commencer par la comprendre exactement avant de l’interpréter, soit parce qu’il est malaisé de trouver des mots qui soient vagues tout à fait de même que dans l’original, sans le déflorer ou le laisser inintelligible.

Si les considérations qui précédent sont vraies, on peut se demander comment il est possible qu’il y ait de grands poètes comme Heine, comme aussi Baudelaire, qui mettent dans leurs vers ce qu’ils n’ont pu découvrir qu’en analysant leur âme et celles de leurs contemporains, comment il peut exister de grands poètes psychologues. C’est qu’en effet ces artistes sont à l’extrême limite du poétique. Ils ne s’y tiennent, l’un et le plus grand, qu’en outrant le mystérieux, le satanique, l’horrible, l’angoissant des traits d’âme qu’il révèle, en s’abstenant presque de les décrire, en les grandissant ainsi et eu laissant porter de tout son poids leur sombre et magnifique effroi ; l’autre, Henri Heine, qu’en écourtant davantage encore le récit de ses souffrances à demi imaginaires d’amant déçu et en les grandissant par le choc de l’ironie presque démente dont il les raille. Mais ce sont là des artifices et ils n’empêchent que les poètes de ce penchant, dans les pièces où ils sont particulièrement analystes psychologues, cessent d’écrire des poésies. Nul n’hésitera à mettre leurs vers de cette sorte, ceux encore de Byron et de Musset, au-dessous, poétiquement, sinon littérairement, — des grandes effusions lyriques de Shelley, de Victor Hugo, de Lamartine, de Tennyson et d’autres maîtres de la véritable poésie, impersonnelle et idéale.

Edgar Poe est, pour ses rares poèmes de l’espèce de ses maîtres, et nous avons vu combien, dans son œuvre poétique, il s’est abstenu de faire intervenir les douleurs qui l’ont agité, combien elle est vague, vide presque de spectacles sensibles et pleine d’une glaciale terreur. En ce point, comme en tout le reste de ses écrits, cet artiste fut un penseur, dont nous avons tenté de démêler l’esthétique artificieux. Il connaît dans la description prosaïque d’objets et d’âmes fictifs, imaginés tels qu’ils soient par eux-mêmes saisissants, le prix du détaillement minutieux qui eu fait apparaître l’image dans l’intelligence par le procédé même de la vision la valeur d’une composition déduite et cohérente qui ne laisse aucun échappatoire au doute, la brièveté qu’il convient de donner à une œuvre pour qu’elle ait tout son effet, les inventions originales dont il faut l’historier pour mieux piquer la curiosité, l’avantage qu’il y a à faire sourdre dans l’âme du lecteur de puissantes émotions, sans l’y solliciter expressément, mais en lui laissant la surprise de les sentir jaillir d’un récit impassible. C’est là un art dans lequel, comme nous l’avons vu, le calcul et la science d’esthétique, la prévision jouent le principal rôle, où l’auteur s’applique à faire connaître réalistement et prosaïquement des spectacles fantastiques, où son émotion propre, réprimée et tue, n’intervient nullement pour suggérer au lecteur l’émotion qu’il doit ressentir ; tout donne même à croire que ce n’était pas par une sorte de stoïcisme littéraire que Poe dissimulait ainsi ses sentiments. Il semble résulter de l’examen de ses contes que l’auteur en tenait exprès sa sensibilité à l’écart, pour les combiner mieux, ainsi, la tête plus froide et plus reposée que s’il eût éprouvé les terreurs et les angoisses qu’il s’entend à susciter. Ce serait alors un art impersonnel tout nouveau qu’il aurait inauguré, contraire au précepte des anciennes rhétoriques mais justifié par les théories esthétiques actuelles. Si la doctrine qu’a proposée M. Herbert Spencer est admise, si l’art procède par évolution du jeu — nous ne lui concevons pas d’autre origine, — si l’artiste doit être considéré comme l’inventeur d’objets ou d’idées propres à exercer certaines activités spirituelles élevées, comme une poupée sert aux petites filles à jouer la maternité, il est clair que la doctrine de Poe est en progrès vers le vrai. Comme il n’est pas nécessaire à un professeur pour inventer un problème de ressentir l’embarras qu’il causera à ses élèves, qu’un acteur sait simuler la joie et la douleur sans l’éprouver, ou qu’un fabricant de jouets n’a pas à prendre plaisir à ses toupies et à ses cerceaux pour que ceux-ci amusent des enfants, il semble qu’aux artistes que leurs œuvres ont émus, peuvent succéder des artistes passionnants non passionnés, réfractaires à tout sentiment artistique, fournissant, intacts d’émotions fictives, leur génération.

L’espèce en est rare et les romanciers que nous avons étudiés après Poe n’y appartiennent pas. Ce sont des artistes fort peu artificieux et qui malgré la place que l’observation tient dans leur œuvre, s’y mettent tout entiers. Tourguénef même dont nous avons appris à connaître le bel équilibre mental et la calme gravité opère autant par le charme poétique que donnent à ses descriptions sa manière réticente et fragmentaire, par la complexité nuancée de ses psychologies, par son merveilleux don de rendre tout le sinueux de la vie, que par l’émotion de pitié et de tristesse qui pénètre tous ces écrits. Quant à Dickens, nous avons aperçu en lui le type de l’artiste qui implique sans cesse dans ses descriptions, ses personnages, ses scènes, les sentiments qu’ils lui suggèrent ; ses procédés nous ont permis de déterminer exactement ce que c’est qu’un humouriste et ce qu’est particulièrement humouriste spécial du vautdeville, de l’opérette, de la caricature.

Dostoïewski poussant plus loin encore la déformation que ces observateurs passionnés font subir à ce qu’ils voient, en vient, à force de perpétuel et trépidant émoi, à fantastiser, si l’on peut dire, la réalité, à réduire les personnages en des sortes de fous constamment furieux ou hagards, les descriptions en hallucinations de songe, les scènes en péripéties de cauchemar, et agit ainsi sur le spectateur, moins par le contenu réel de ce qu’il lui montre, que par le sentiment qu’il donne de l’état de conscience trouble et dément dans lequel l’auteur dut se trouver pour déformer ainsi tout ce que le monde lui montre.

Tolstoï, plus grand et plus calme, rassérène de cette lièvre. Nous avons noté la maîtrise de cet artiste à décrire tous les spectacles presque que peut présenter la terre et l’homme, par des perceptions si vraies et si immédiates qu’elles paraissent neuves. En analysant la manière dont il figure ses personnages, nous avons détruit ce qui nous semble être la loi suprême de la personation littéraire qui serait le maintien d’un équilibre délicat entre ce qu’il y a de constant, de personnel dans chaque caractère, et ce qu’il subit de variations au cours des circonstances, du temps. Appliqué tout entier à cette création d’âme, où il excelle, Tolstoï s’est trouvé amené heureusement, en subordonnant la composition, te récit dans ses œuvres à la nécessité de montrer et de suivre ses personnages, — à esquisser ce que nous considérons comme la forme future du roman, devenu exclusivement la description historique, sociale, biographique, d’une masse d’êtres, d’une foule groupée de façon à disperser l’intérêt sur une collectivité à laquelle le lecteur lui-même, quel qu’il soit, serait forcément agrégé, — et non plus à te concentrer sur un être, on une aventure particulière arbitrairement élue. Enfin, en suprême artiste de la prose, Tolstoï suggère les puissantes émotions qu’il suscite par la nature même de tout ce qu’il ouvre, non sans y mêler trop souvent encore des accents personnels, l’expression d’une sensibilité maladive qui depuis sa prédominance a fait de lui un moraliste mystique et détaché du monde.

Une question se pose à propos de ces quatre romanciers. Ils sont, comme nous venons de le voir, d’esthétique fort diverse ; cependant on les considère comme appartenant ensemble au groupe des artistes réalistes, bien que plusieurs d’entre eux se distinguent davantage par la manière dont ils ont altéré ce qu’ils ont su que par leur exactitude à le reproduire. Qu’est-ce donc que le réalisme pour permettre de telles dérogations à ce qui passe pour son principe même ? Ce problème est un des plus délicats et des plus mal posés qu’aient suscité les controverses littéraires modernes. Idéalisme, romantisme, naturalisme sont des termes vagues, employés au hasard et qu’il serait utile de tenter de définir. Assurément il est faux de croire que le réalisme se distingue de l’idéalisme soit classique, soit romantique, exclusivement en ce qu’il donne de la nature et de la nature humaine une représentation plus exacte en chacune des scènes et des individus qu’il représente. Rien ne prouve que n’importe lequel des personnages de Racine ou de George Sand, que l’Agamemnon même d’Eschyle, l’Électre de Sophocle, que les héros étranges de M. Barbey d’Aurevilly et de M. de l’Isle Adam, que Dona Sol et Valjcan soient moins naturels et capables d’exister que le baron Uulot de Balzac, Mme Marnoff, Nana, Gervaise et Coupeau. L’expérience seule pourrait en décider et on ne peut la faire. Même les personnages que leurs auteurs se sont attachés à rendre médiocres et moyens, M. Bovary par exemple, et le Frédéric Moreau de L’Éducation sentimentale, peuvent paraître plus vraisemblables, d’une sorte de vérité banale mieux saisie que les comtesses d’Octave Feuillet ; mais ces dernières ont pu fort bien être faites et très exactement d’après nature, comme ont été peintes de même les vierges de Raphaël, les bacchantes de Rubens et les vieilles mères de Rembrandt.

Que l’on considère d’ailleurs qu’il n’y a pas de théoricien du réalisme qui ait osé prescrire l’imitation exacte, précise du réel comme un principe d’art ; on comprend aussitôt qu’on aboutirait simplement de la sorte, si un parvenait en effet à tout copier parfaitement, à créer des doubles des choses et des gens qu’il n’y aurait aucun intérêt à leur substituer. La réduction à l’absurde d’une théorie réaliste extrême de ce genre serait facile ; elle a été faite excellemment dans un traité d’esthétique malheureusement trop peu connu, la Nature of fine Arts de Parker et, en quelques pages définitives, M. Milsand Esthétique anglaise, a expliqué à merveille comment la vérité ne peut être le but de l’art. Évidemment, et cela est généralement admis, une œuvre d’art n’est telle que par ce qu’elle ajoute ou ôte à la réalité, par la marque qu’elle porte du tempérament de l’artiste, par le caractère qu’il exalte en elle de façon à la rendre mieux ordonnée, plus émouvante, concentrée et une que ne le sont les faits vrais à l’état brut où l’homme non artiste les perçoit. Il faut donc que les réalistes et les idéalistes, usent les uns comme les autres d’imagination et s’attachent à modifier, à déformer, à dénaturer le réel, ce qui diffère entre ces deux grandes écoles, c’est non l’exactitude, la justesse de la vision, mais la manière d’altérer ce que leur montre la nature et d’en tirer des œuvres qui n’ont rien de semblable12.

Les œuvres idéalistes classiques tendent à être belles, elle se plaisent à la description de lieux riches et heureux, elles donnent du corps humain une image pure de lignes et de couleurs, chaste, sobre et saine ; elles montrent des âmes nobles, fort bonnes, et calmes, animées d’émotion simples et liantes d’amour tendre, de courage, de générosité, de patriotisme, de fière ambition, de juste respect des dieux, de vertus sévères, religieuses mais sans outrance modérées, mais tempérées, contenue de raison et sans disgracieux excès. Réduits en termes précis, tous ces adjectifs heureux, pur, noble, élevé, plaisant, fort et doux, signifient que l’art idéaliste classique sait donner de la nature, du dehors et du dedans de l’homme une image où se trouvent réunis les traits corporels ou moraux qu’il est bon que l’homme possède pour son bonheur et pour le bien de sa race13. Cet art idéalise en ce qu’il représente de préférence ces traits comme possédés par certains êtres fictifs, quand la plupart des hommes en sont fort loin. Il s’applique ainsi à susciter des sentiments d’élévation, de plaisir, d’admiration, de complaisance en soi qui viennent de la vue d’un type humain supérieur dans un sens où il serait bon que la race tout entière le fût.

L’idéalisme romantique, en France, — car en Allemagne et en Angleterre il en est autrement, — a des visées toutes différentes, et crée des œuvres plus émerveillantes que belles. Il décrit de préférence des lieux abrupts et sauvages ou féerique-ment riches, représente volontiers l’homme comme malade, difforme, pâle, blessé ou charmant et magnifique, l’analyse en ses passions extrêmes et déchaînées : l’amour éperdu, le remords angoissant, la mélancolie profonde, la douleur de préférence ou la joie lyrique et folle, le doue d’une noblesse ou d’une férocité d’âme également démesurées, le place en des incidents forcés où la crise des émotions se trouve grandie par leur conflit.

Tous les adjectifs que nous venons d’écrire, ont un caractère commun d’excès, de violence ; les passions chagrines dont use de préférence le romantisme sont plus intenses à degré égal que les passions joyeuses, par le simple fait physiologique qu’une douleur est toujours plus forte qu’un plaisir. Les artistes de cette école déforment donc la nature et les hommes, à la fois dans le sens de l’idéalisme et du réalisme en exagérant ce que le monde peut donner d’impressions intenses et fortement saisissantes, en le montrant sublime ou ignoble, tel qu’il serait bon qu’ils fût pour qu’on prit à vivre un intérêt extrême, et qu’entre l’amour du bien et la haine du mal le spectateur subît un conflit d’émotions le plus puissant qui soit fait si toutefois on n’est mis en garde et refroidi par ce que ces outrances ont d’excessif et de fictif, de faux, de théâtral, de purement décoratif et littéraire.

Les réalistes, au contraire, plus sérieux, plus moroses, tâchent moins de plaire ou d’étonner que d’émouvoir et sacrifient le beau et le prestigieux en politique. Ils donnent à l’homme un corps contrefait, mal bâti et souffreteux ou bouffi de chair et truculent, un visage déplaisant, vulgaire, hâve, douloureux ; ils se complaisent dans la description des lieux sales et pauvres ou lourdement fastueux ; ils analysent les passions basses, la luxure, l’avarice, la méchanceté, la fourberie, l’humiliation, la souffrance laide ; ils conçoivent l’homme comme méchant et malheureux, c’est-à-dire encore qu’ils le représentent dans les traits corporels et moraux qu’il est mauvais que l’homme possède pour son bonheur et celui de sa race. Ils font appel de la sorte au sentiment de répulsion, d’horreur, de désespoir que cause cette image de dégradation, mais aussi au sentiment de profonde sympathie, de pitié que cause la vue de cette humanité qui peine et se châtie. Ces sentiments transposés dans l’esthétique, c’est-à-dire dans le fictif, sont plus poignants que ceux de plaisir et de calme admiration que procure l’idéalisme, plus graves que ceux d’émoi, de transport, de violent intérêt que donne le romantisme ; les spectacles qui les inspirent peuvent rester tout proches du vrai ; en effet, on voit que la pitié et l’horreur sont provoquées fort souvent par la réalité pure et il ne faut que la modifier fort peu pour les exciter violemment, que d’ailleurs cette exactitude relative en son apparence sont faciles à l’artiste réaliste puisque la misère et la bassesse qu’il tend à entrer dans l’homme sont des traits que, par dénigrement et par pessimisme, on croit volontiers plus marqués qu’ils ne sont. Mais ce sont là de purs semblants et en fait, pour un observateur qui serait l’écrivain ou le peintre parfaitement sain, normal et juste, l’écrivain ou le peintre réaliste avec ses cieux brouillés, ses sites vulgaires, les champs pelés, son humanité souffrante et ignoble s’éloigne presque autant du vrai que l’artiste idéaliste qui, en un paysage harmonieux, voit l’horizon bleu, de nobles formes humaines blanches, souples et fortes et douées d’âmes aussi pures que leurs corps. Tous deux altèrent et choisissent en ce qu’ils perçoivent, et cela est si juste que s’il va plusieurs sortes d’idéalismes, de Sophocle à Gœthe, il va tout autant de genres de réalisme, de peintres hollandais à nos impressionistes, de Restif à Stendhal, à Balzac, à Zola, à Dickens, à Dostoïwski et à Tolstoï.

Nous voyons exactement où nous en sommes. Les idéalistes préfèrent grandir le spectacle du monde et le montrer en ce qui est beau, c’est-à-dire en ce qui est bon pour l’espèce et bon que nous approuvions ; les romantiques le transfigurent en ce qu’il a de merveilleux, de magnifique et d’étrange ; les réalistes le dénaturent en laid, en ce qu’il est bon que nous haïssions et que nous plaignions. Ces écoles diffèrent non dans la manière dont elles méprisent ou observent le réel, bien qu’il y ait nécessairement plus de vérité chez les réalistes, mais dans l’image illusoire qu’ils en tirent, radieuse chez l’une, prestigieuse chez l’autre, pathétique et odieuse chez la dernière, telle qu’elle excite soit l’admiration, soit la passion soit la haine et la pitié. Ainsi quelque profonde altération que Dickens et Dostoïewski fassent subir à ce qu’ils ont vu, ils sont réalistes, car ils sont attendris et indignés ; Tourguénef et Tolstoï qui mêlent dans leurs tableaux du monde des êtres supérieurs et heureux aux misérables et aux malheureux, touchent plutôt à l’idéalisme, mais touchent aussi à ce qui serait l’idéal de l’art, la fusion des deux ordres de représentation par embellissement et par dégradation, des deux ordres d’émotion l’exultation, la haine et la pitié.

II. Conclusions psychologiques

Les œuvres dont nous avons tenté de montrer les parties et l’agencement, nous ont servi à déterminer chez leurs auteurs l’existence d’organisations mentales particulières, individuelles, bien caractérisées, comme on pouvait attendre d’en trouver chez des hommes remarquables, c’est-à-dire dépassant par quelque endroit ce qui est considéré comme le type normal humain. À proprement parler, des hommes de cette sorte sont de vivantes expériences de psychologie ; la nature en les faisant extraordinaires, a retranché ou hypertrophié chez eux quelques facultés à la façon dont un physiologiste modifie artificiellement la constitution de l’animal sur lequel il opère. Nous pouvons à la fois connaître reflet de ces dérangements cérébraux divers par la considération des écrits conçus sous leur influence ; en même temps ces altérations mentales, dont nous voyons ainsi le résultat, nous pouvons à peu près en déterminer l’effet grâce à ce que l’on sait aujourd’hui de psychologie générale. L’étude de chaque cas est donc ainsi complète et l’on peut en tirer des enseignements qui réagiront à leur tour sur le progrès de la science de l’esprit.

Nos analyses ont porté sur six écrivains de race et de talent divers. Les hypothèses que nous avons été amené à concevoir sur la constitution de leur organisme moral comportaient chez cinq d’entre eux : Heine, Dickens, Tourguénef, Dostoïewski et Tolstoï ; un développement ou une condition plus ou moins anormaux de la sensibilité. Le sixième au contraire, Edgar Poe, nous a paru caractérisé par un tempérament presque absolument intellectuel. En tout cas, la sensibilité maladive qu’il montre pour les visions et les imaginations d’horreur était impérieusement asservie et utilisée chez lui par des facultés de raisonnement supérieures. Comme nous connaissons aussi bien la biographie que l’œuvre artistique de Poe, nous avons pu constater, en confirmation des théories modernes sur l’acte et la volonté, que la belle intelligence de Poe ne lui a servi en rien à conduire sa vie, qu’elle n’a pour ainsi dire pas compté dans la constitution de son caractère, dont les faiblesses et l’inconsistance ont été également exclues en retour de sa production littéraire. Au contraire, chez les cinq écrivains que nous lui avons associes dans ce livre, et chez lesquels la sensibilité prédominait, ou tout au moins n’était pas soumise à un trop dur contrôle, la carrière et l’œuvre se tiennent. Dickens est l’homme de ses livres, Tolstoï l’est devenu peu à peu. On peut ainsi mesurer combien les sentiments influent sur la conduite et combien par contre celle-ci est indépendante du raisonnement, de l’intelligence, de la science, de l’instruction. M. Spencer et M. Ribot ont déjà tiré de cette vue les conclusions qui conviennent sur le peu d’influence moralisante de la diffusion des connaissances.

Chez Henri Heine l’intelligence et la sensibilité se balançaient presque et ce qui se remarque dans son œuvre, c’est la condition particulière d’instabilité de ses sentiments. Nous avons vu que de leur perpétuelle interférence, il résultait qu’ils étaient forcément perçus, connus, distingués par leur sujet, qu’ainsi Heine était amené à les analyser, à ne plus les éprouver sincèrement, à les considérer avec ironie, à s’étudier cruellement lui-même. Il nous a paru que nous avions saisi ainsi, la condition même de cette tendance à la sur-analyse, et par suite à l’impuissance volitionnelle, qui se marque chez un grand nombre de travailleurs de l’esprit. Le passage rapide par des états d’âmes variés, pensées, émotions, volontés, fait que tous tes phénomènes mentaux sont perçus par la conscience ; connus ainsi, ils se transforment du même coup nécessairement en pensées ou en pensées de pensées. Le coefficient intellectuel de chaque acte moral, c’est-à-dire le coefficient inactif, est notablement augmenté ; le sujet de ce phénomène oublie de plus en plus de vivre pour se voir vivre ; il diminue à la fois son existence et le plaisir qu’il a pu prendre à en être le spectateur. D’autre part le fait simple de savoir toujours ce qu’il pense et ce qu’il fait supprime de son âme la passion, le premier mouvement, la sincérité. Il en vient à se mépriser, tout en se diminuant. Le terme inévitable de cette affection est un sentiment continu de malaise et d’amertume, de déclin et d’arrêt, que l’on peut le mieux comprendre par le mauvais effet produit sur la marche d’une machine par la présence et le frottement d’un appareil enregistreur.

Le cas de Dickens est plus simple et plus facile à caractériser. Chez cet écrivain, dans tous les détails de son œuvre, on surprend l’activité constante d’une puissance de sensibilité extrême, très peu variée mais sans cesse éveillée, de telle sorte qu’un minimum d’images et de pensées suffit à alimenter l’activité morale de ce romancier, et que tout le reste est fourni par ce que donne son émotion. Nous avons pu déterminer ainsi quelles atteintes l’excès de cette faculté porte aux autres ; comme elle rend la connaissance plutôt partielle et incomplète que fausse, comment elle supprime par contre presque toutes les idées générales et toute notion d’analyse, comment elle exagère la faculté d’expression, comment elle porte aux éclats et à l’outrance, l’impression de certitude et d’infaillibilité qu’elle donne à celui qui l’éprouve. Poussée à ce point d’ascendant, la sensibilité détermine évidemment une infériorité chez l’artiste, en ce qu’elle l’empêche de bien voir et de penser. Il n’en est pas moins vrai que l’observation artistique ne saurait se passer de cet élément et se distingue, précisément parce qu’elle est accompagnée d’émotions, de sympathies et d’antipathies dictées par le tempérament, de l’observation scientifique qui est purement perceptive et intellectuelle, partant plus complète et meilleure, mais sans contenu émotionnel, c’est-à-dire sans caractère artistique.

À beaucoup d’égards, Dostoïewski en est au même point que Dickens ; chez lui également, la connaissance et la compréhension du monde est obscurcie et profondément altérée par les frémissements, le trouble continuel que lui cause une sensibilité morbide, Mais ici l’affection est plus profonde et autre. Non seulement la sensibilité prédomine, mais elle n’est pas, comme chez le romancier anglais, aussi normale qu’intense. Dostoïewski présente au plus haut degré les altérations morales que l’on a constaté chez les épileptiques ; la défiance, la peur irraisonnée, les colères subites ; il était avec cela extrêmement tendre, bon et affectueux. Ainsi fatalement, le spectacle du monde qu’il voyait mal, comme de loin, et qu’il comprenait moins encore, dont l’image confuse se résolvait en lui en violents mouvements de peur et de pitié, devait lui donner le mysticisme désespéré et pitoyable qu’il professe, le renoncement à comprendre et la certitude que tout s’explique et s’apaise en Dieu. Le cas de Dostoïewski est extrêmement instructif pour l’histoire de celle forme de la foi et de la foi en général. La peur et la pitié sont assurément les deux sentiments que satisfait la religion, et l’exagération religieuse, qui est le mysticisme, provient probablement aussi d’une exagération de ces deux sentiments, unie à la perversion de la perception dont cette exagération résulte. Les époques troublées et misérables sont celles où naît le mysticisme ; la plupart des personnes qui ont éprouvé ce sentiment ont souffert de névroses épileptoïdes ; le plus grand nombre étaient des gens chez qui la sensibilité avait supprimé presque toutes les autres opérations intellectuelles ; il en est qui conservèrent dans cette sorte d’aliénation, l’empire de leur intelligence spéculative ; par contre, il ne me revient pas qu’il y ait eu des mystiques bons observateurs, et qui surent voir d’abord, analyser et concevoir ce monde qu’ils ont désespéré de comprendre et d’aimer.

Chez Tolstoï, dont la foi religieuse bien que fort vive n’est pas à proprement parler mystique, puisque sa religion est un système rationnel et qu’il croit à un triomphe sur terre, ou peut cependant ramener clairement l’origine des pensées qui le lui ont fait adopter à une prédominance graduelle de la sensibilité sur les facultés de perception, qui pourtant étaient chez lui énormes, et sur les facultés d’idéation qui étaient plus faibles. On peut suivre pas à pas les progrès de ces dispositions sentimentales depuis la première grande œuvre, La Guerre et la paix qui est presque impassible et constitue un tableau grandiose du monde, le plus large qu’aucune littérature ait produit, jusqu’à ces écrits des derniers temps qui sont presque des contes de nourrice par l’exiguïté de ce qu’ils décrivent, et des homélies par le sentiment dont ils débordent. Cet éveil de sentiment était tout moral, c’est-à-dire tel que les faits et les actes en paraissaient à Tolstoï louables ou détestables selon qu’ils réalisaient une conduite bonne ou mauvaise à l’égard des autres hommes. Ce sentiment était encore tel qu’il devait forcément déterminer la conduite de Tolstoï lui-même, aussi bien que toutes ses idées. Les sentiments, nous avons eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, sont l’état de conscience le plus énergique qui soit, parce qu’ils sont nos peines et nos joies. Ceux de Tolstoï le déterminèrent à abandonner l’observation d’un monde qui le froissait sans cesse et perdirent ainsi, artistiquement, un des plus puissants génie de ce temps. En présence de ce naufrage, on peut mesurer toutes les conditions d’équilibre délicat que doivent réaliser les départements intellectuels d’un écrivain pour qu’il puisse subsister.

Chez Tourguénef il ne s’en fallut guère que la catastrophe ne se produisît également. Chez cet écrivain comme chez les précédents, la sensibilité, la commisération, la tristesse, la peur que lui inspirait le monde entra aussi en conflit avec les facultés intellectuelles qui le lui faisaient connaître. Mais celles-ci étaient de force à résister : le don de l’observation ôtait d’une délicatesse et d’une perspicacité merveilleuses ; de plus il était élagé de véritables facultés de penseur, nourri de toutes les spéculations allemandes, connaissant et admettant les théories de la science moderne. Il y eut donc conflit, mais aucune des facultés en présence ne faiblit. Tourguénef fut, jusqu’à la fin de sa vie, le conteur charmant et l’esprit libre qu’il avait été à ses débuts. La lutte intestine qui le travaillait ne se marqua que par cette affection de presque tous les grands écrivains, sinon les plus grands, le pessimisme.

Dans une étude qui a paru ailleurs, nous avons marqué comment cette affection résulte chez la plupart des littérateurs de la constitution mentale même, qui ne saurait presque jamais exister en un état de santé, qui toujours est hypertrophiée de quelque côté et défectueuse d’un autre, de telle sorte que ses parties se nuisent et nuisent au bonheur de celui qui les possèdent. Chez Tourguénef, c’était évidemment sa sensibilité de Slave, sa bonté, sa douceur, qui était gênée dans son expansion par son intelligence d’Occidental. Les dures convictions qu’il se sentait obligé de suivre, lui paraissaient plus désolantes qu’à nous ; de plus son esprit le retenait sans cesse sur la pente des actes qu’il eût voulu accomplir : il vécut à l’étranger hors des conditions natives. Il ne sut jamais se résigner à ce qu’il savait être la vérité. La vie l’affligeait et la mort le désolait ; il ne pouvait s’empêcher de voir l’une et de réfléchir à l’autre. L’observateur, le spéculatif, le sentimental se heurtaient et le blessaient ; il fut ainsi de tous côtés à la fois, un exemple complet du pessimisme littéraire.

Comme la rose et comme l’orchidée double, l’homme supérieur, l’artiste, l’homme de lettres, est un monstre, un être factice et délicat, incomplet en certaines parties, anormalement développé en d’autres. Il est constitué d’une façon spéciale, à la fois maladive et admirable, dans son intelligence, sa sensibilité et sa volonté ; les émotions qu’il élabore en livres, le soumettent à certaines nécessité délétères ; il occupe dans la société, à laquelle il demeure extérieur et étranger, une position nécessairement douloureuse.

L’homme de lettres, en prenant cette désignation dans un sens choisi, est par définition un homme supérieur, c’est-à-dire dont l’activité cérébrale dépasse celle d’une unité sociale moyenne : c’est-à-dire encore un homme qui dépense sa plus grande somme d’énergie à penser. Or, l’exercice de la spéculation intellectuelle, quand elle n’est pas bornée à un champ restreint des sciences, et s’exerce librement dans le pur domaine du rationnel, conduit à deux résultats antagonistes : d’une part elle renseigne sur l’univers : de généralisation en généralisation, celui qu’enthousiasme la passion des causes, est emporté hors de sa ville, de sa nation, de ses semblables, du globe, du temps et de l’espace, tournoie à une absolue hauteur, de laquelle l’humanité semble l’imperceptible grouillement d’un peu de moisissure apparue un instant au cours de l’évolution d’une particule de nébuleuse. D’autre part l’étendue même de ses conceptions enorgueillit le penseur. Elles lui donnent une magnifique idée de la puissance de son esprit, le lui font imaginer aussi immense que le domaine de sa raison, lui persuadent lentement sa supériorité sur toutes les existences qu’il vient d’apercevoir éphémères et fortuites. De là au sophisme de Pascal sur la grandeur du roseau pensant, le passage est court. Comme le penseur ne s’admire que pour avoir, lui existant, imaginé le terme de tout ce qu’il perçoit, il sent sourdre en lui l’envie de durer sans lin au-dessus des êtres matériels passagers ; et veut du moins que l’expression de sa pensée subsiste dans une humanité perpétuellement respectueuse et admiratrice.

Entre cette notion et celle de l’incessante ruine de tout, entre cette sorte de manie des grandeurs spirituelles et les désolantes vues d’ensemble dont elle est l’effet, la contradiction est douloureuse. Il en résulte une singulière sorte de pessimisme, celui de la littérature indoue et de la littérature russe contemporaine, le pessimisme de Léopardi dont chez nous les Pensées de Pascal et, tout récemment, le Journal, d’Henri Fred. Amiel sont de bonnes expressions. Tous ces mélancoliques de la pensée pure sont désespérément convaincus de l’inutilité de la vie, — « un geste dans le vide » a dit Amiel, — parce qu’elle n’est dans l’individu qu’un dépôt momentané d’une force fugace elle-même, sise en un globe périssable. La soif de l’éternité les consume et les contriste. S’ils sont croyants, ils se réfugient dans la religion, mais non pas dans la foi calme et aussi rationnelle que le comportent ses mystères. Par un sentiment instinctif de la source de leur mal, les pessimistes de la pensée ont tous soif d’anéantir la trop féconde activité de leur cerveau, de « s’abêtir » ; les Indous par l’ascétisme, les catholiques par la fatigue de rites purement manuels, les Slaves eu s’abîmant dans la stupidité satisfaite et insoucieuse du peuple ; c’est ainsi que dernièrement le plus grand des romanciers et des pessimistes russes, le comte Tolstoï, a été converti et pacifié par un mystique de grand chemin.

Mais cette tristesse spéculative est rare chez nos littérateurs et nos poètes. Ce qui les pousse d’habitude à l’hypocondrie, c’est une singulière exagération de leur sensibilité. L’essence même du tempérament artistique est de percevoir vivement tout le spectacle du monde ambiant, qui échappe d’habitude, en majeure partie, aux hommes obtus et sains. En lui, comme en une corde tendue, comme sur un papier sensibilisé, ou en un réactif chimique, se répercutent tous les bruits, toutes les visions, toutes les odeurs, la flambée d’un rayon de soleil contre un mur, le cri d’un aviron contre les taquets, les délicieuses effluves d’une passante au teint nuancé, tout le flot de physionomies et de rumeurs qui roule et fracasse entre les files de devantures d’une rue.

Évidemment chez cet homme tout l’appareil sensoriel est exacerbé et surtendu. Il dépasse de loin la sensibilité physiologique, représentée par les incomplètes perceptions des autres hommes ; à la suite d’un exercice constant et volontaire, les nerfs de ses sens, l’appareil cérébral correspondant sont devenus excitables à un degré pathologique.

Ici intervient la théorie moderne du plaisir et de la peine, pour expliquer comment cet être aux libres délicatement vivantes, au lieu d’être affecté, vivement mais également, par les sensations agréables et les douloureuses, tend plutôt çà s’assimiler ces dernières et transforme même les jouissances en sources de peine ; comment, en somme, tout artiste descriptif est exposé à ressentir dans sa vie plus de peines que de joies. M. Herbert Spencer expose (Principes de psychologie, § 124) que toute impression médiocre et salutaire est agréable, toute impression extrême et nuisible, douloureuse. Un système sensoriel délicat, qui implique la prédominance d’impressions très vives, est cause d’un excès de sensations pénibles, les excitations ressenties comme faibles et agréables par des nerfs obtus, devenant excessives et pénibles en des nerfs hypéresthésiés.

C’est ainsi que dans les œuvres de certains poètes, des sensations ordinairement joyeuses, une journée de printemps, le déferlement d’une belle mer grise sur une plage sinueuse, le regard charmant d’une femme, se trouvent décrites en termes de mélancolie ; tandis que d’autres, renfermant en elles une particule de tristesse, sont dénoncées et calomniées. De là le pessimisme habituel de la plupart des écrivains français modernes, de Chateaubriand à Gautier, de Flaubert à M. Huysmans, de M. Zola aux de Goncourt, qui ont écrit sur cette matière certaines pensées significatives.

L’artiste descriptif, exercé à contempler minutieusement les impressions que lui causent le monde extérieur, est entraîné à analyser les réactions qu’elles suscitent en lui.

S’il est doublé d’un psychologue, à plus forte raison, les romanciers de l’âme et les poètes sensitifs, les hommes à la Stendhal et à la Baudelaire se regardent vivre, vouloir, aimer, haïr, sentent sans cesse, à côté des portions d’homme normal et instinctif qui subsistent en eux, un impassible et perspicace témoin, qui mine leur activité spontanée en la contrôlant :

Il semble avoir deux âmes, dit M. de Maupassant dans un article récent, l’une qui recueille et commente chaque sensation de sa voisine, l’âme naturelle commune à tous les hommes ; et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un reflet de lui-même et un reflet des autres, condamné, à se regarder sentir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme tout le monde, bonnement, franchement, simplement, sans s’analyser soi-même après chaque joie et après chaque sanglot…..

Le développement excessif de ce département de l’Âme, l’hypertrophie de tout l’appareil sensitif, amène une diminution de celle des facultés qui est le plus nécessaire à la vie : la volonté. D’après les théories récentes, celle-ci est considérée comme l’absorption, l’élaboration et la répercussion de la sensation transformée. Dans ce travail les idées qui motivent toute résolution doivent ou passer inconscientes (action réflexe) ou du moins n’être point perçues trop longtemps. Il semble qu’il y ait proportion directe entre la violence de l’acte et le passage fugace de la sensation, nos plus formidables mouvements d’âme étant les moins réfléchis ; il en est ainsi d’un accès de colère ou d’un élan de courage.

Il suit de là que la sensibilité exagérée de l’artiste, ses longues introspections, son constant contrôle de toute sa vie passionnelle, aboutissent nécessairement à une atonie de sa volonté, la paralysent et l’abolissent. Occupé à discerner les nuances de tous les spectacles que font éclore en lui les agitations de ses nerfs, habile à surprendre les mouvements d’âme qui sourdent dans son cerveau, à les arrêter et les décomposer au passage, tourmenté par l’amas d’observations psychologiques antérieures qui encombrent sa mémoire et diversifient son attention, l’artiste reste irrésolu, lassé de tendre une volonté faiblissante, se défie de ses forces et souffre de toute action. Cette impuissance interne, il l’attribue aux autres hommes ; il déprécie leurs efforts, conclut de son avortement au leur, arrive à la doctrine essentielle du pessimisme qui éclate dans ses œuvres classiques, Hamlet, Werther, Faust : l’affirmation que l’humanité est une foule impuissante de victimes, engagées dans une vaine lutte contre une destinée cruelle, immuable et ironique.

Que ce soit dans l’affaiblissement de la volonté qu’il faut chercher l’origine de cette bizarre illusion, un fait significatif en témoigne. Dans la plupart des grandes œuvres pessimistes, pour réaliser en un héros cet accablement définitif, l’auteur a été conduit à le dénuer de toute énergie. Hamlet et Werther sont des modèles de douloureuse indécision : toute l’école naturaliste brise le ressort de ses créatures : celui des modernes qui a poussé le plus loin la démonstration de cette hypocondrie particulière, Tourguénef, a également fait d’une façon magistrale l’étude des maladies de la volonté.

À ces maux internes, qui proviennent des qualités mêmes qui font la grandeur de l’artiste, s’ajoutent d’autres causes de douleur, qu’impose la fabrication de l’œuvre d’art.

Envisagée au point de vue le plus général, celle-ci est une déformation de la réalité. Elle comprend donc deux éléments associés en un rapport infiniment variable : l’un de reproduction de la nature, l’autre d’altération, d’arrangement, d’idéalisation et d’excès.

En un livre, tout écrivain se propose de susciter chez ses lecteurs des émotions factices égales, et la plupart du temps supérieures à celles provoquées par de réels incidents. Dans la déformation du vrai, l’artiste tendra à atténuer ce qu’il contient d’indifférent et à exagérer ce par où il passionne. C’est ainsi que Balzac rend colossales les affaires d’argent que remuent ses héros, que Zola décuple en Son Excellence Eugène Rougon, la force de ce ministre athlétique, que les poètes et les romanciers idéalistes cachent les basses trivialités de la vie. D’instinct, l’artiste aperçoit qu’aucune de ses amplifications n’atteindra aux formidables chocs que causent les atteintes de la souffrance morale. Il se trouve donc amené à recourir de préférence dans ses œuvres les plus élevées au spectacle de l’affliction, à vouloir susciter des émotions tragiques, douloureuses, angoissantes, afin de faire passer ses lecteurs, — idéalement, — par la secousse d’une catastrophe familiale, de la perte d’une personne chère, d’une atroce rupture. Le voilà donc forcé par métier de scruter et de s’assimiler toutes les calamités humaines, d’essayer sur sa propre âme les peines aiguës qu’il va faire ressentir obtuses et presque suaves. Et la gloire lui sera mesurée aux portions meurtries de son âme qu’il saura servir proprement au public.

Par métier encore, la déformation qu’il s’accoutume à faire subir au réel, le porte à le mépriser, à concevoir d’abstraction en abstraction quelque chose d’idéal, de plus grand et de plus transportant, à vivre dans nue sphère astrale, loin de ce globe en terre, devenu, par comparaison, imparfait et détesté. Quel amour pourra satisfaire celui qui a entrevu la Béatrice, quelles fleurs lui paraîtront assez larges errant dans les jardins de Cymodocé, et quelles richesses suffisantes, à qui d’un bond de pensée s’ouvre les trésors des mages14 ? Et ces êtres qui portent en leur tète de sublimes splendeurs, sont forcés sans cesse de se rappeler que c’est de l’humus qu’ils foulent et des hommes — non leurs inférieurs mais d’impérieux égaux — qu’ils coudoient.

Le mépris des choses réelles ne les détourne pas de chercher à atteindre l’impossible destinée qu’ils ambitionnent dans une société hostile.

Entre la place que celle-ci accorde à l’artiste et celle qu’il prétend occuper, il n’y a nulle analogie. Aux yeux des citoyens de la plupart des états, l’artiste est un ouvrier en articles de luxe qui fabrique des objets propres à leur faire passer une bonne soirée au théâtre, ou à les délasser, pendant quelques heures dédaigneusement perdues à lire.

Encore cette estime dépend-elle du soin que peut avoir l’artiste de ne choquer aucun des préjugés du public, en ne point essayant de lui plaire par des moyens nouveaux ou excessifs. Pour l’artiste, cet homme qui vient de le juger est à la fois une brute abhorrée pour qui la vie réelle a plus d’intérêt que les images qu’il lui en présente, — et un protecteur nécessaire qui applaudit et qui paie. Dans ce conflit de sentiments, appliqué à plaire à une catégorie d’êtres qu’il méprise et qu’il redoute, contraint dans ce but de plier à ses vues et de gagner à son talent des éditeurs, des directeurs de journaux, des critiques et des échotiers, l’artiste, l’idéaliste de tout à l’heure est forcé à plus d’expédients, de ruses, de compromissions, d’activité et de souplesse que n’en prodigue le plus déluré commis-voyageur. Il se soumet, mais il devient misanthrope.

Dans la maussade hostilité des hommes et des choses, dans la sourde inimitié d’une société qu’il objurgue de réclamations et qu’il sèvre de services, il distingue le complot d’une basse majorité d’êtres haineux, contre l’essor d’un génie supérieur.

Il est écrasé par le nombre, assommé par l’universelle stupidité, raillé par de niais plaisantins, et sent vaguement que plus il exaltera son génie, moins ses œuvres auront d’utilité actuelle, recueilleront de larges admirations l’autoriseront à satisfaire les prétentions de son orgueil. De ce sentiment de désespérée impuissance, du mépris qu’il éprouve pour les pygmées qui le terrassent, naît en lui une immense haine de ses semblables, de la société, de la nation à laquelle il appartient, de la forme de gouvernement sous laquelle il végète.

Nous avons déduit ici la forme de sentiment que marquent toutes les imprécations des littérateurs contre leurs contemporains et, d’une façon caractéristique, la correspondance récemment publiée de G. Flaubert.

« Le cheval de l’Apocalypse, dit Balzac, est limage visible de l’intelligence humaine moulée par la mort, car elle porte en elle son principe de destruction. »

Combien cela est vrai, pour les artistes, nous venons de le voir Par le développement excessif de certaines énergies cérébrales, ils sont tous entraînés et la plupart emportés à un pessimisme qui attriste autre chose que leurs livres. Ils sont exclus du monde des faits, de la connaissance et de l’amour des simples objets naturels, par le maléfice d’une imagination incurablement raffinée, qui dégoûte de toutes choses par de plus séducteurs idéaux et oublie qu’il manque à ces fantômes la qualité primordiale de l’existence. Ils sont hors la société, remplissant loin d’elle le rôle fastidieux et triste de spectateurs, sans pouvoir se résigner au peu d’estime que leur concèdent, entre deux tâches, les hommes actifs, Par toute leur délicate organisation intellectuelle, ils sont empêchés de pratiquer la conduite désignée par M. James Sully comme condition du bonheur, cette forte discipline de la volonté qui conduit à réaliser les désirs possibles et à se détourner des désirs insensés. Les littérateurs mélancoliques demandent à la vie ce qu’elle ne donne pas et n’en obtiennent pas ce qu’elle donne.

Empêchés par leur sang, leurs nerfs et leur moelle de s’adapter au milieu social qui les enserre, ils y subsistent péniblement et douloureusement, comme de souffreteuses fleurs pâlies dans l’ombre, sous l’essor rival de denses cimes d’arbres.

Le contraste entre les membres d’une même race s’explique par des différences de développement. Certains signes permettent de croire que si les poètes sont en divergence avec la société affairée qui les tolère et possèdent une organisation cérébrale, merveilleusement apte à les faire souffrir, c’est qu’ils sont les types avant-coureurs déplacés et admirables d’une humanité future.

Toute la vie consciente de l’artiste, cette vie mêlée au monde, en laquelle se concentre et d’où se réfléchissent le ciel et la terre, est comme l’épanouissement, la prise de possession de cette rudimentaire activité intellectuelle qui monte confusément, moins sourde et moins aveugle, de la brute au génie. Par son inaction, la faiblesse actuelle de sa volonté, l’artiste correspond à une paix et une civilisation supérieures où les gros efforts laborieux seront superflus et disparus. Il paraît évident que la somme nécessaire de révolutions fortes et immédiates va diminuant de la vie sauvage à la vie civilisée, que plus l’équilibre interne et externe de la société est délicatement balancé, plus l’activité des unités humaines pourra être restreinte et lente

L’artiste est en progrès dans cette évolution, où les sensations et les idées, de moins en moins contraintes de se transformer en actes volitionnels, pourront être posément contemplées et méditées, Il développe le plus richement l’exercice de ces facultés intuitives, étant, par excellence, celui qui, au dire de Th. Gautier, a des yeux pour voir. Les spectacles multiformes du monde qui passaient inaperçus devant les sens soucieux des ancêtres, ceux qu’aujourd’hui encore, ni le paysan, ni le matelot ne voient, les mille splendeurs que laissent à leurs préoccupations pratiques l’affairé et l’oisif vulgaires, il tes absorbe, les emmagasine et les émet, comme les matières fluorescentes retiennent et rejettent les vibrations lumineuses. Il est le révélateur du monde et de la vie.

À mesure que l’histoire s’est faite plus artistique, qu’écrite par des voyants, elle a puisé davantage chez les poètes, les dramaturges, les romanciers, les mémorialistes, les époques passées nous sont apparues. Les poètes, après avoir ébauché dans l’antiquité la découverte de la nature, l’ont reprise à la Renaissance anglaise, poussée à la fin du siècle précédent, étendue jusqu’à nos jours, où la foule obtuse a appris d’eux qu’il existe de sublimes beautés dans le murmure des grands bois, l’ondulation des moissons, la rigidité des pics et le bondissement des flots. Des écrivains encore apprirent aux masses ignorantes leur propre grandeur, révélèrent à la Grèce son eurythmie sociale, distinguèrent dans la Renaissance l’exorde d’une nouvelle ère, signalèrent par Balzac et nos romanciers le caractère propre des grandes sociétés industrielles, ses colossales transactions, la cruauté des calmes luttes qu’elles enclosent, la grandiose tension de leur effort, la grâce des machines, des halles, des locomotives, la blanche froideur des salles d’hôpital et des prisons cellulaires. Et ces spectacles contemporains et inévitables sont tellement inconnus à la masse des hommes, que notre école réaliste n’a d’autre mérite que de les relater fidèlement à ceux qui s’y meuvent jour par jour sous la taie de leurs yeux débiles. Plus haut encore, les artistes, en percevant les objets par leur côté frappant, caractéristique, essentiel, un paysage en son accent de mélancolie ou d’exubérance, un homme dans la particularité de son tempérament, une civilisation dans son effigie spécifique, en viennent, par un détour, à effectuer dans l’univers cette connaissance par les causes, qui est à la fois le but de la science et le terme dernier de notre développement intellectuel.

Que l’on joigne enfin à toutes ces supériorités de l’artiste, sa connaissance des douleurs humaines et sa commisération, le mécontentement même qui l’anime contre la société et le met à la tête des réformateurs et des révolutionnaires, qui le fait sans cesse préférer par son dédain des choses présentes, les choses meilleures et futures, — l’on aura un tableau approché des causes qui font à la fois sa grandeur et son affliction.

Que la coïncidence de ces deux termes est fatale, toute cette étude tend à le démontrer. Et en fait, le nombre des écrivains optimistes, des artistes heureux et s’occupant de choses heureuses est extrêmement petit, même chez les peuples les plus gais. Que la Grèce ait produit Eschyle, Euripide et Thucydide, l’Italie Dante et Leopardi, la France Pascal, les romantiques, les réalistes, milite d’autant plus en faveur de notre thèse, que ces nations ont le tempérament pondéré et rieur des races méridionales. L’on est embarrassé, par contre, de trouver chez les peuples tristes, des littérateurs de quelque nom, dont le génie n’ait rien d’amer ou de mélancolique.

Il est pourtant un fait ambigu que l’on peut nous opposer. Quelques écrivains, parmi les plus grands, présentent une sensibilité également partagée entre l’optimisme et le pessimisme. Que Shakespeare soit l’auteur à la fois de Hamlet, de Henri IV, de La Douzième Nuit ; Gœthe de Faust, de Wilhetm-Meister, de Werther et d’Hermann et Dorothée, Victor Hugo des Contemplations et des Chansons des rues et des bois ; que Balzac soit comique et Milton gracieux, peut surprendre. Il me semble que l’explication de cette anomalie est dans la grandeur même des génies qui la montrent :

Le génie le plus haut, dit Edgar Poe dans ses Marginalia le génie que tous les hommes reconnaissent à l’instant, qui s’impose aux individus et aux niasses par une sorte de magnétisme incompréhensible mais irrésistible et irrésisté, le génie qui se révèle par le geste le plus simple, par rien, qui parle sans voix, qui brille dans les yeux avant qu’ils ne regardent, résulte d’une puissance mentale également répartie, disposée en un état de proportion absolue, de façon qu’aucune faculté n’ait de prédominance illégitime.

Dans une intelligence aussi magnifiquement constituée, à un développement excessif de la sensibilité correspond une formidable énergie de la volonté qui en respecte la délicatesse et eu neutralise les souffrances. L’appareil sensoriel même, plus solidement parfait, subit sans fléchir la multitude d’impressions qui le traversent et le secouent. Enfin ces athlètes intellectuels jouissent d’assez larges cerveaux, pour que l’idéal n’y trouble point la calme et joyeuse contemplation du spectacle réel. En leur vieillesse, ces âmes impassibles, tantôt déchirées, tantôt exultantes, parviennent à la sérénité ; elles résolvent en une synthèse supérieure, les deux contradictoires de la morale humaine, et arrivent à connaître scientifiquement, c’est-à-dire indifféremment, le mal et le bien, comme les deux termes d’une évolution inqualifiable. À ce point de convergence, l’optimisme elle pessimisme étant les deux parties mêlées, — en quelle proportion, on ne saurait le dire, — de la grande notion du monde, se confondent et se complètent.

Que ce soit là la doctrine finale des très hautes intelligences littéraires, comme des très grands philosophes — Spinoza, Hegel, H. Spencer— on peut l’affirmer à la lecture d’œuvres comme La Tempête et le Second Faust. Que ce large état de paix soit le partage de quelques rares et gigantesques penseurs, on peut l’affirmer encore, en entendant l’immense lamentation qu’exhale le chœur des beaux livres « Pour les délicatesses, les mélancolies exquises d’une œuvre, dit M. de Goncourt, les fantaisies rares et délicieuses sur la corde vibrante de l’Aine et du cœur, faut-il un coin maladif dans l’artiste ? »

III. Conclusions sociales

Les œuvres diverses que nous avons analysées dans ce livre ne servent pas seulement à éclaircir certaines questions d’esthétique, certains problèmes de psychologie ; elles contribuent encore à nous renseigner sur l’état d’esprit du public français dont elles sont devenues la lecture. On ne lit, on n’aime communément un livre que s’il agrée, s’il met en jeu un système de sentiments, d’idées, de souvenirs que l’on possède, s’il exprime peu ou beaucoup les inclinations, l’idéal, la manière de voir que l’on a. Le succès d’un livre est donc le signe certain de la présence dans le public d’un nombre plus ou moins considérable de gens qui partagent, dans une certaine mesure, les opinions, les émotions, les sensations qu’il présente, qui partagent donc les tendances qu’il marque chez son auteur, qui se trouvent lui ressembler. Assurément le public était romantique comme ses écrivains favoris en 1830, et il est aujourd’hui, à un plus faible degré, naturaliste. Si les littérateurs que nous avons étudiés ont trouvé faveur auprès de lui entre ces deux époques, et malgré l’activité artistique qui s’y manifesta, c’est qu’il y avait et qu’il y a parmi les acheteurs et les amateurs de livres, des gens que ces littérateurs ont satisfait soit autant et de même que les auteurs français contemporains, soit autrement.

Mettons de côté tout d’abord Edgar Poe dont la situation est spéciale. Ce puissant et magnifique écrivain dont les œuvres sont traduites en France depuis plus de trente ans, n’a jamais été populaire. Ses Histoires extraordinaires se vendent si lente-ment malgré leur prix modique, qu’en 1882, on pouvait en acheter en librairie des exemplaires, dont l’impression remontait à 1875. Bien qu’il soit impossible de savoir de quel tirage sont les édifions de la bibliothèque à 1 fr. de la maison Calmann-Lévy, il paraît douteux qu’elle ait écoulé de nombreux milliers de cet ouvrage et quant aux Nouvelles histoires extraordinaires, au Voyage d’Arthur Gordon Pym, la vente a dû en être moindre encore, puisqu’on trouve parfois leurs éditions originales. Le nom d’Edgar Poe est peu répandu parmi les lecteurs étrangers au monde des lettres ; parmi les artistes, au contraire, sa gloire est universellement reconnue. Divers écrivains parmi les plus grands, ont reproduit dans leurs œuvres certains traits de son génie ; il n’a pas été sans influence directe sur Baudelaire, qui est comme Poe, artificieux et tout volontaire dans son esthétique, qui tend également à rehausser la beauté de ses poèmes d’images d’horreur et de nouveauté, qui, plus psychologue et moins déductif que le grand Américain, tâche comme lui d’analyser cruellement sa propre âme et chez qui dominaient également de liants et impassibles dons de pure intellectualité. Pins près de nous M. Villiers de l’Isle-Adam, a reproduit, à côté d’œuvres merveilleuses, de beauté décorative et religieuse, les ironies parfois que le conteur américain adressait à tout progrès moderne, et parfois aussi les complications sinistres dont il assombrissait ses histoires. L’Affichage céleste, La Machine à Gloire, À s’y méprendre (Contes cruels) sont de la première de ces deux sortes, et aussi plus vaguement cette étrange satire, l’Ève future ; la péripétie finale de Tribulat Bonhomet, de la seconde. Que je dise tout de suite qu’en relevant ces similitudes et d’autres, je n’entends nullement signaler une imitation volontaire. Il n’y a pas, en grande littérature d’imitation volontaire, mais seulement des ressemblances naturelles d’esprit qui peuvent conduire certains écrivains à écrire tout naturellement comme d’autres oui écrit avant eux. Il est encore quelques poètes parmi les plus récents qui manifestent dans leurs œuvres certaine des traits qui marquent celle de Poe, M. Maurice Rollinat s’est signalé par ses lugubres variations sur l’horreur de la mort, sur la honte des putréfactions, sur l’éperdûment de la folie. Il est surtout à citer parmi les congénères de Poe par ses étranges et passionnantes et effrayantes musiques, où son talent se hausse presque au génie, où alternent les lourdes magnificences du chant grégorien, les dissonances dignes, subites et comme livides de la démence, l’essor navré et lourd de larmes d’un chant d’exténuée tristesse, écrasée sans cesse et rompue par le sévère retour des fermâtes sacerdotales. Ce que M. Rollinat a accompli en musique par ses admirables et malheureusement inédites mélodies, M. Odilon Redon l’a fait dans les arts graphiques par ses lithographies et ses fusains. Ceux qui ont été admis à connaître ces étranges œuvres de deuil et de hantise, les mystérieuses visions qui y affleurent d’un océan de muettes ténèbres, ont pu mesurer avec quelle maîtrise, ce grand artiste domine le règne de l’horreur du mystère, de la peur et du doute.

Les initiés, les admirateurs sont rares et M. Redon partage cette impopularité avec les artistes que nous avons nommés avant lui et auxquels il faut ajouter pour quelques-unes de ses combinaisons plutôt que pour la contexture même de ses œuvres, M. Paul Hervieu. Ni les uns ni les autres ne plaisent encore à la masse pas plus que leur commun ancêtre Edgar Poe, et tous par contre sont tenus en liante estime de ce qu’il y a à Paris de littérateurs et d’artistes éminents. Il faut donc croire que l’esthétique artificieuse et calculée, l’originalité d’invention, les émotions accouplées d’horreur et de curiosité, la prédominance absolue de l’élément intellectuel et déductif sur tout le reste de l’esprit qui caractérisent Poe et ses semblables, sont aussi marqués chez l’élite de nos écrivains, que contraires au tempérament moyen du lecteur français de 1850 à 1887.

Pour Henri Heine le cas est différent. Sans doute l’accueil fait à ses œuvres n’a point été des plus empressés. Cependant la vente en a été moyenne. Elles ont recueilli le suffrage du principal organe des classes aisées en France, de la Revue des deux Mondes ; elles sont souvent citées dans les journaux des boulevards ; le nom de Heine apparaît parfois dans des conversations de gens étrangers aux lettres. D’autre part, parmi les artistes, elles suscitent des avis contraires ; tandis que les romanciers naturalistes modernes ont pour elles assez peu déconsidération, elles sont tenues en haute estime par les romanciers idéalistes, partons les écrivains des classes de la période impériale, par un grand nombre de poètes romantiques, parnassiens, modernes. Gérard de Nerval, en a traduit une partie ; Théophile Gautier, M. Taine, ne leur ont pas épargné les éloges. Musset est de sa famille ; d’autres venus plus tard se sont nourris de la moelle de son ironie ; M. de Banville a égayé ses Odes funambulesques par d’étincelants paillons qui luttent de flamboiements avec les fusées d’Atta-Troll et du Conte d’hiver. À l’autre confin des lettres, l’esprit « tout en idées » des frères de Goncourt, leur plaisanterie poétique, lumineuse, voltigeante, certaines « parades » de Ch. Demailly de Manette Salomon, cette page éblouissante des Idées et sensations : les funérailles de Watteau, charment pour les mêmes raisons que les fantaisies aériennes des Nuits florentines.

Mais dans l’œuvre complexe de Heine, toute la poésie, l’émotion, le côté grave et passionnel est ou allemand, ou orignal, imprégné de romantisme, de simplicité populaire, ou perverti par une sensibilité maladive, nerveuse, surtendue, ayant les frémissements, les rires et les larmes subits de certaines névroses. Et, chose significative, les côtés par lesquels certains littérateurs français ressemblent à Heine, sont précisément ces façons étrangères de sentir. Ce que l’on retrouve dans quelques-uns de nos volumes de vers, ce sont des lieds germaniques, ayant la profonde et douce poésie des chansons populaires, mais aussi la particule de mièvrerie dont Heine les a dénaturées en les transcrivant. Ces analogies sont rares. La poésie allemande nous attire moins que l’anglaise, plus violente, plus abrupte15 et donnant l’exemple de ce coloris puissant et heurté qui, depuis le romantisme, est le but de notre esthétique. Cependant nos affinités avec la littérature germanique ne manquent pas ; le ton seul dont quelques-uns de nos poètes, notamment Gauthier et Banville, parlent de Heine, le nombre des épigraphes que celui-ci a fournies à nos livres, suffisent à montrer quel a été chez nous l’initiateur de cette imitation.

Ce sont nos poètes les plus délicats ceux dont l’inspiration est la plus raffinée et lapins féminine, qui accusent le mieux les tendances voyageuses de notre lyre. M. Catulle Mendès, qui depuis s’est livré dans ses vers à un exotisme plus transcendant, à ses débuts, dans Philoméla, dans les Sérénades surtout, dans l’Intermède, a modulé quelques chansons lyriques, harmonieuses, simples, d’un érotisme souffrant, mièvre ou malicieux, qui répercutent et continuent certaines des musiques de Heine. Dans les Sérénades, la pièce VIIl est assurément d’une émotion toute germanique ainsi que la pièce XI, qui débute par cette strophe :

Tes yeux méchants et captieux,
Comme le regard des chimères,
Je veux les voir, bien que ces yeux
Causent des peines très amères.

Le balancement du rythme et la ténuité amoureuse de l’idée ont d’incontestables affinités de facture et de sentiment avec les plus pénétrantes pièces du Livre des chants. Mais il n’est pas d’exemple plus concluant de ces analogies que ce lied chantant de l’Intermède tout imprégné de l’ironique tendresse de Heine :

Je veux sur un rythme léger,
Comme un parfum de fleurs nouvelles,
Dire les fleurs de l’oranger,
Et ton soin plus parfumé, qu’elles.
Je veux sur un rythme soyeux,
Comme une soie où le jour glisse,
Dire les satins précieux,
Et ta peau plus fine et plus lisse.
Je veux sur un rythme poli,
Comme un lac où le ciel se double,
Dire le lapis lazuli,
Et les yeux purs que rien ne trouble ;
Et sur un rythme féminin,
Comme la vipère onduleuse,
Dire l’aspic et son venin,
Et ta douceur, mon amoureuse.

M. François Coppée, quand il n’est pas purement original, s’inspire volontiers de la muse populaire allemande. Il y a dans ses recueils de vers surtout dans l’Exilée (Pitié des choses, En automne, Lied, l’Écho), dans les Mois, de vraies chansons musicales, simples, d’une émotion naïve et naturelle, comme eût pu en composer un disciple de l’école souabe. Le Cahier rouge encore contient de ces pièces pures et profondes. Ailleurs ces analogies de sentiment sont troublées par le parisianisme, la subtilité artificieuse de l’auteur. Cependant, il nous semble que les Intimités laissent au souvenir une émotion parente et celle qu’on éprouve en lisant l’Intermezzo. C’est la même analyse par petites pièces détachées d’une histoire amoureuse générale et vague comme toutes les aventures sentimentales, le même sens de l’âme féminine, les mêmes dialogues avec les choses inanimées et parfois des méchancetés ressemblantes. Parmi les poètes contemporains, M. Coppée est celui qui rappelle le plus le charme naturel, l’inspiration familière enjouée ou mélancolique de la muse allemande.

M. Paul Bourget nous paraît avoir obéi aux mêmes tendances dans son premier recueil de vers. Depuis, ce poète s’est rallié à Shelley, aux lakistes, à Baudelaire, mais dans la Vie inquiète, les chansons allemandes ne manquent pas et il est une pièce la Couleuvre bleue, fantastique et musicale, qui pourrait être insérée sans disparate dans une anthologie allemande.

Les Poèmes de l’amour et de la mer de M. Maurice Bouchor présentent également une série de petites pièces simples, passionnées, éprises ou ironiques, dénuées de déclamation, sans la grande emphase romantique, qui tiennent parfois de la sensibilité et de la méchanceté de Heine.

Mais l’exemple le plus singulier de cette légère pénétration de l’esprit français par l’esprit allemand, nous est offert par quelques poésies de M. Milliers de l’Isle-Adam. Dans un volume de contes16 étincelant de quelques-unes des noires beautés d’Edgar Poe, M. Villiers a intercalé sept petites pièces de vers qui sont de pures chansons germaniques. Que l’on en juge par ces trois strophes :

J’ai perdu la forêt, la plaine,
Et les frais avrils d’autrefois…
Donne tes lèvres ; leur haleine
Sera le souffle des bois.
J’ai perdu l’Océan morose,
Son deuil, ses vagues, ses échos ;
Dis-moi n’importe quelle chose,
Ce sera la rumeur des flots.
Lourd d’une tristesse royale,
Mon front songe aux soleils enfuis…
Oh ! cache-moi dans ton sein pâle,
Ce sera le calme des nuits.

Il y a là tout ce qui constitue le charme ce la poésie allemande : une simplicité de mois extrême ; la même idée émue, revenant en métaphores différentes à chaque strophe ; ces métaphores mêmes prises à ce qu’il y a de plus journalier et de plus grand dans la nature ; un rhythme chantant, un sentiment vague, rêveur, mystérieux. Cela est achevé et caractéristique.

Mais on ne saurait considérer ces œuvres poétiques comme célèbres, ni même comme connues du public. Ce qu’il a accepté de Heine et de ses semblables, c’est non son ironie, sa mélancolie, sa préciosité, mais, sous bénéfice d’inventaire, son esprit gracieux et fin, sa gaîté poétique, son amusante mobilité d’âme, c’est-à-dire en somme les côtés ou se marque encore, mais se marque le moins violemment l’instabilité caractéristique de son humeur. Celle-ci existe donc chez quelques milliers de nos lecteurs, mais atténuée, affaiblie et réduite à ne se manifester qu’entre des états d’âme par trop divers.

Pour Tourguénef l’ascendant artistique est moindre, mais la popularité personnelle plus grande. Cet auteur presque parfait mais moyen, a rencontré de vives amitiés parmi les écrivains de l’époque impériale ; il n’a guère influé sur aucun d’eux, sauf, peut-être Prosper Mérimée, auquel il put apprendre dans une certaine mesure à modifier la forme de sa nouvelle, à passer du récit compassé de ses premières œuvres à une ordonnance plus libre. Le seul héritier de son observation concise et nuancée, de ses analyses Fragmentaires et profondes, de son sentiment de l’individuel en chaque être humain, de sa composition écourtée toute soumise à sa psychologie, de son amour de la réflexion, des idées générales sur l’homme, de son pessimisme particulier, d’une partie de sa tendresse, est M. Guy de Maupassant, dont quelques nouvelles égalent ce que le conteur moscovite a fait de mieux. Or, M. de Maupassant est extrêmement lu ; ses livres se vendent généralement à environ 10 000 exemplaires et plus ; son nom est courant et célèbre. Les œuvres de Tourguénef même ont eu plusieurs éditions. Il est en bon renom auprès de tous les organes supérieurs de la presse française ; il faut donc croire que le mélange de bonté attristée, d’observation délicate et de haute méditation qui le caractérisent sont compris et partagés par un groupe notable de lecteurs qu’il faut chercher dans la bourgeoisie riche des trente dernières années.

Quant à Charles Dickens le contraste entre son influence littéraire et son ascendant auprès du public est plus marqué encore. Cet auteur n’a guère parmi nous de semblables bien caractérisés. Les analogies que l’on a voulu voir entre lui et M. Daudet sont tout extérieures et se bornent à ce que l’on a pu prendre pour des réminiscences. Ce dernier romancier est surtout un observateur minutieux et menu de la vie contemporaine. Il n’abstrait pas il est vrai de son œuvre sa personnalité, ses sympathies et ses antipathies, son humeur, mais elle n’est pas non plus accusée avec outrance. Ses analyses de caractère sont mieux poussées que celles du romancier anglais chez lequel elles sont médiocres, ses peintures de milieux beaucoup plus exactes, ses descriptions, ses scènes plus renseignantes, sa composition mieux entendue. S’il marque dans ses œuvres plus de sentimentalité et une sentimentalité plus morale que ce n’est le cas chez nos autres romanciers contemporains, cela n’a pourtant rien d’anormal ou d’essentiel. Tout au plus pourrait-on rapprocher du Dickens humouristique dans le sens propre de ce mot, la gaieté avec laquelle M. Daudet raconte les aventures de Tartarin de Tarascon. Le succès de ce livre, celui des autres romans est dû sans doute en partie à ce que leur auteur est plus communicatif, plus ému et plus sainement, dans ses livres, que la plupart des écrivains contemporains. Mais cela ne saurait suffire qu’à l’assimiler de très loin à l’écrivain anglais, dont l’humeur se témoigne bien autrement dans tout ce qu’il raconte, et qui doit sans doute à cette communication constante de sa personne, à ses accès bruyants d’indignation, de bienveillance, de terreur, de gaieté, au caractère honnête de ses antipathies et de ses sympathies, la popularité étendue dont il jouit en France. Ces romans de Dickens sont devenus des livres de famille. Ils sont extrêmement répandus dans toutes les catégories de la classe bourgeoise parmi ces femmes, ces jeunes filles et ces jeunes gens. S’il est vrai que cette vogue doive être attribuée, dans une certaine mesure, à la chasteté innocente de ces livres, il n’en est pas moins constant, qu’un groupe très nombreux de lecteurs et de lectrices français tolère aisément, depuis une cinquantaine d’années, l’image incomplète, caricaturale, exotique, que ses romans présentent de la société et du monde, en considération des qualités qui les caractérisent, de leur bonhomie, de leur émotion, de leur comique, de leurs perpétuelles démonstrations de sensibilité. On les recherche pour cela ; c’est donc que ces propriétés satisfont vivement les inclinations d’une bonne partie du public, que celui-ci tient moins à la profondeur de l’observation et de l’analyse, à la perfection de la composition, à l’impassibilité artistique des œuvres, qu’à leur aptitude à exprimer, à exciter, à tenir en éveil la sensibilité du lecteur.

C’est sans doute parce qu’ils satisfont de même cet instinct émotionnel que les romans même de Dostoïewski et de Tolstoï, ont reçu l’année passée un accueil favorable du public. Ceux du premier de ces auteurs, sont, nous l’avons vu, débordants et fiévreux de pitié, de terreur, de mysticisme. Ils ont frappé par le contraste qu’ils font avec les productions plus impassibles et cruelles des romanciers contemporains, par le souci extrême qu’ils ont des problèmes de la vie, de la morale, par la solution hâtive et passionnée qu’ils leur apportent. Ces livres se sont vendus à plusieurs éditions dans un public qu’il faut chercher selon toute vraisemblance dans les catégories supérieures des lecteurs de Dickens, dans la bourgeoisie, aisée et éclairée, particulièrement dans la bourgeoisie protestante. Ils y ont triomphé par leur caractère ardemment sentimental. Les romans de Tolstoï ont été accueillis de même pour la même raison. Moins agités et émus que ceux de l’autre écrivain russe, ils sont également soucieux des questions qui ont le don d’inquiéter le sentiment, du sens de l’existence, de la mort, de la vie future, du bien et du mal. L’auteur s’y montre en communion constante avec le public. De plus, il fait preuve d’une puissance d’analyse, d’une aptitude à douer de vie ses personnages qui ne pouvaient manquer d’être aperçus et de frapper. Aussi les livres de Tolstoï se sont-ils vendus à plusieurs milliers d’exemplaires et on en continue activement la traduction. Ils ont été également accueillis avec faveur parmi les jeunes artistes de ce temps, comme ceux de Dostoïewski, et nul doute que dans quelques années, leur influence se manifestera, dans une mesure que l’on ne peut encore déterminer, dans les romans à venir. On aura remarqué, cependant, qu’un petit nombre d’écrivains seulement étaient frappés de ce qui est, pour le public, la principale innovation des œuvres russes, leur caractère passionne et moral. La plupart des artistes percevaient vivement plutôt, l’intérêt extrême de l’intrigue, la bizarrerie des personnages chez Dostoïewski, la merveilleuse force d’analyse, l’étendue de la composition chez Tolstoï, s’arrêtant ainsi de préférence à ce qu’ils ont de mérites techniques, et non à ce qui nous paraît avoir causé leur succès, à la violence, à l’ardeur inquiète dont ils ont exprimé leurs sentiments personnels dans leurs œuvres, à l’intensité et à la qualité de leurs émotions.

Ce fait est remarquable et général ; la sensibilité démonstrative caractérise toutes les œuvres étrangères qui ont influé successivement sur la littérature française depuis cent ans et qui l’ont modifiée au point de la dénaturer. Jusqu’à la fin presque du XVIIIesiècle nos écrivains n’ont guère demandé aux auteurs classiques, aux Italiens, que des conseils techniques, des préceptes et des modèles ; ce que l’exemple des Espagnols a inspiré de rodomontades à Corneille, l’exemple des historiens latins de rhétorique et de grandeur austère, fut en somme minime et provenait d’ancêtres et de parents de notre race. Ce fut une résolution littéraire tout autre qu’inaugura Rousseau aidé de romanciers anglais que continuèrent Chateaubriand, Mme de Staël, les romantiques. Ce qu’ils introduisirent en France, ce qu’il tirent admettre et aimer du public, ce fut une sensibilité neuve qui existait assurément dans l’âme de leurs lecteurs puisqu’elle put être éveillée mais que les artistes antérieurs n’avaient pas su exprimer et dont les modèles n’existaient que dans les littératures germaniques en Allemagne et en Angleterre. À l’exemple des grands écrivains de ces pays, nos romantiques et leurs prédécesseurs donnèrent à sentir les émotions charmantes et grandioses que suscite la vue de beaux et sombres paysages, ils conçurent l’homme non plus à la manière de Descartes, comme un animal surtout raisonnable et dont la sensibilité aisément gouvernée se manifeste par de doux et calmes mouvements, mais comme un être surtout et violemment passionné, fou d’amour et de colère, désespéré de mélancolie, exalté et ravi d’enthousiasme, d’autant plus grand et plus admirable que ses accès de douleur et de joie le transportaient et le déréglaient davantage.

Toute la vue du monde et de la société s’est ressentie de ce changement dans la conception de l’homme. La littérature parut se faire immorale en ce qu’elle exalta les actes et les conduites où la raison et les convenances cédaient aux inspirations de la sensibilité, en ce qu’elle plaça le mérite non plus dans la condition sociale acquise ou maintenue, dans le tact, dans l’honnêteté, dans l’honneur commercial ou mondain, mais dans la pureté et la noblesse du cœur, en ce qu’elle revendiqua pour les simples, pour les pauvres, pour les souillés la gloire de pouvoir être grands, bons dévoués, ardents et purs. Elle parut se faire religieuse en ce que tantôt elle loua ce que la morale évangélique a de contraire à l’exacte raison, de follement miséricordieux, de cordial ; tantôt elle fit de Dieu un être vague, bienveillant, diffus dans les splendeurs de la nature, plus père que juge. En tous ces traits, par l’image nouvelle qu’il donna de la nature, de l’homme, de l’Être, le romantisme fit une révolution dans le rôle que l’on prêtait jusqu’à lui à la sensibilité dans la conduite de la vie et l’exercice de la pensée, lien proclama la supériorité et le triomphe, vainquit par là, renouvela tout le domaine littéraire de la forme au fond, attira à lui tout ce qu’il y avait en France de gens plus émus que bons logiciens, se fit ainsi bienvenir des jeunes gens surtout et des femmes et opéra que nos livres depuis le commencement de ce siècle ressortissent plutôt aux littératures septentrionales qu’aux méridionales.

Depuis on en est resté là, tout ce que la France compte de grands auteurs populaires, produit des livres plus touchants que rationnels, tendant à exalter le rôle de la sensibilité chez l’homme aux dépens de la raison. Les romanciers réalistes qui ont vraiment prise sur le public, M. Zola et M. Daudet creusent davantage le problème, analysent mieux les sensations et les sentiments, reviennent de certaines thèses sentimentales excessives ; ils n’en sont pas moins des passionnés et ce qu’ils proclament dans leurs livres, c’est non la supériorité ou la parfaite pondération intellectuelle, mais la force des passions, ou de leur forme inférieure, des sensations. Balzac a échappé par l’énormité de son génie à cette prise de parti mais Michelet et d’autres avaient porté la sensibilité dans l’histoire et dans la chaire ; Sainte-Beuve et M. Taine dans la critique ; George Sand dans le roman idéaliste ; Delacroix et Berlioz dans la peinture et la musique ; tous ceux qui se réclament des romantiques autrement que par des similitudes de forme, ont fait prévaloir dans leurs œuvres l’indice sentimental que nous avons essayé de caractériser et aujourd’hui encore ceux des jeunes écrivains qui vont conquérir le public procèdent de la morale sinon de l’esthétique des génies de 1830.

Mais ceux-ci eurent aussi d’autres héritiers et quelques uns des artistes qui leur succédèrent, par certaines conditions de leur éducation littéraire, furent amenés à diminuer et à affaiblir le sentimentalisme qu’ils en avaient reçu. Les romantiques par la description à laquelle ils s’astreignaient de tout ce monde extérieur qui provoque de si vifs mouvements d’âme, par le souci de trouve une forme d’expression qui rendît ces puissantes passions qu’ils voulaient montrer, furent des stylistes ; ils se tirent, avec mille peines, une langue nouvelle, compliquée et riche, que leurs successeurs travaillèrent encore. Peu à peu, il y eut pour les vers toute une technique précise et compliquée qui conduisit aux raffinements du Parnasse. En prose, il se faisait un travail analogue ; Goncourt, Flaubert, ceux qui actuellement marchent sur leurs traces furent surtout des grammairiens et des artisans de mots. Peu à peu dans cette école de poètes et de prosateurs, le souci de l’expression l’emporta sur celui de la chose à exprimer et comme la passion est un élément de trouble dans la belle ordonnance des périodes par les heurts et les interjections qu’elle affecte, comme les phrases parfaites s’appliquent mieux à des idées pures, mieux encore à de simples perceptions de couleur et de forme, les poètes et une partie des romanciers de l’époque impériale furent impassibles et descriptifs, d’un mérite artistique intellectuel et surtout pictural extrême, d’une grande science et d’une profonde observation, mais de peu de prise sur le public qui continuait à réclamer des œuvres moins achevées et plus frémissantes de passions humaines.

C’est sans doute en partie à ce besoin mal satisfait qu’il faut attribuer le succès de la plupart des écrivains étrangers que nous venons d’étudier comme plus Lard à la cruelle rudesse de nos naturalistes, à leur accent de haine plus que de pitié. Comme nous l’avons vu, le seul couleur francisé qui n’ai pas été populaire et adopté d’emblée par un groupe nombreux de lecteurs est Edgar Poe chez lequel prédomine le tempéramment intellectuel et qui jouit par contre d’une gloire discrète auprès des artistes stylistes. Henri Heine parut encore trop divisé au public entre tous ces mouvements d’âme contradictoires, trop peu sincère et franc. Tourguénef plut davantage par plus de sentimentalité, Dickens enfin et tout récemment Dostoïewski et Tolstoï durent clairement leur succès à l’ardeur et à l’effusion de leurs émotions. Ce qu’on peut conclure de l’inégale distribution de célébrité entre ces littérateurs confirme ce qui ressort de la popularité relative de nos divers écrivains. Chez le public lisant français de ce siècle, plutôt dans les classes aisées que dans les classes pauvres qui échappent à notre appréciation, ce qui l’emporte, tout au rebours de ce qui l’emportait jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle ce sont certaines dispositions émotionnelles de sympathie, de pitié, d’horreur pour la souffrance humaine

Une préoccupation inquiète des masses de nos semblables s’est emparée de la masse intelligente, qui sait ou qui sent comment il est inévitable que tous les hommes soient solidaires les uns des autres et qui s’effraie de l’étrange désintéressement réciproque qui va séparant de plus en plus les uns des autres, de ce manque d’affection, de communion, de coopération qui rend peu à peu les individus indépendants et solitaires. La vie de société, telle qu’on l’entend aujourd’hui, développe simultanément, à mesure quelle avance, ces deux conditions, unissant les hommes par leurs intérêts seuls et les risques qu’ils courent, les dispensant de s’unir de cœur, par suite même de la perfection actuelle des institutions légales, policières, de politesse, qui, permettant de vivre sans que l’on se heurte, empêchent aussi que l’on se touche. Les nations en viennent ainsi à n’exister que par leurs lois. On s’en remet pour le maintien des cités aux ordonnances qui règlent la concurrence vitale, et l’on s’imagine que ce dur principe de lutte qui épuise les forts et tue les faibles, pourra fonder autre choses que des rivalités, des haines, une immense lassitude. La sociologie moderne se trompe en reconnaissant qu’il est légitime de perpétuer cet état de guerre quand la subsistance pouvant être assurée à tous sans qu’il soit nécessaire que l’on s’affame, l’homme uni à d’autres pourrait aspirer à ce que l’on s’associât pour le bonheur et non pour lutter encore à répartir inégalement la profusion des richesses. Il pourrait désirer plus d’entente, de coopération, de mutuels sacrifices et de recueillir une part du travail de tous en donnant à tous une part du sien. S’il trouve qu’en vivant avec ses pareils, ses besoins sont plus aisément satisfaits que s’il vivait de ses seuls efforts, la société n’existe qu’en apparence. On commence à le comprendre ; la répartition des charges de l’état est inégale et tend à le devenir de plus en plus, tandis que les bienfaits publics sont pour tous les mêmes. Les monarchies comme les républiques s’attachent à empêcher par des institutions de bienfaisance et de prévoyance que la lutte pour la vie ne soit fratricide jusqu’au bout. Il faudra que l’on sache que tous nous y sommes immolés et non pour notre bien mais pour l’avancement d’un progrès industriel abstrait pour l’accroissement d’un capital brut et mort que l’on paye trop cher si on le paye du sacrifice du repos, du loisir, de la liberté de penser et de jouir. De bas en haut la civilisation moderne est en condition de souffrance croissante. Si les pauvres et les humbles s’y soumettent c’est qu’ils ne savent pas s’en plaindre et si l’élite s’y prête c’est qu’elle ignore le danger qu’elle court, qu’on ne lui a pas appris à sympathiser avec les maux des misérables, à y reconnaître les siens. La sympathie, la pitié, l’horreur de la souffrance humaine, l’altruisme, en un mot, qui met dans l’âme de chacun un reflet de la douleur et de la joie de tous, sont les sentiments qui conduiront nécessairement à la reforme de la vie sociale. Il n’est pas inutile de savoir que ce sont Là les émotions qui tendent à suggérer à l’étranger presque toutes les œuvres de génie septentrionales, en France presque toutes les œuvres de romantisme et de réalisme, nationales ou importées et qui rallient des lecteurs de plus en plus nombreux.

Fin