CXIe entretien.
Mémoires du cardinal Consalvi, ministre du pape Pie VII, par M. Crétineau-Joly (3e partie)
I
Il se retira à l’abri de tout soupçon par sa pauvreté et celle de sa famille. Le cardinal d’York, frère du prétendant au trône des Stuarts en Angleterre, l’aimait avec une réelle prédilection ; il lui légua en mourant une somme considérable à titre d’exécuteur testamentaire. Consalvi refusa la somme et remplit le devoir.
La mort de son frère lui inspire ici des larmes égales à celles de Cicéron.
« Peu après la perte du cardinal duc d’York, que je respectais et aimais tant et qui me chérissait si paternellement de son côté, mon cœur fut frappé du coup le plus cruel qu’il pût jamais recevoir. Ah ! au moment où je commence ce funèbre récit, les pleurs s’échappent en abondance de mes yeux ! Que serait-ce donc si je devais écrire longuement sur ce trépas ? car, et moi aussi, je puis dire avec vérité :
Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater,Tecum una nostra est tota sepulta domus !Omnia tecum una perierunt gaudia nostra,Quæ tuus in vita dulcis alebat amor !« Oui, il mourut après tous les autres, mon cher et unique frère André, lui qui m’aimait plus que lui-même, et qui m’en avait prodigué de si nombreuses et de si incontestables preuves ; lui, un miroir de toutes les vertus ; lui, religieux, humble, modeste, désintéressé, bienfaisant, courtois et aimable ; lui, plein de talents, de savoir, et dont l’esprit était cultivé plus qu’aucun autre ; lui, tout mon soutien, toute ma consolation et mon bonheur ; lui, enfin, dont je ne pourrai jamais faire assez l’éloge pour égaler les mérites. Ah ! oui, il mourut après une pénible maladie de soixante-treize jours, pendant laquelle il offrit de très éclatants modèles de toutes les vertus chrétiennes. Il supporta courageusement ses souffrances. Au milieu des douleurs et dans ses peines continuelles, il se montra détaché de la terre et de moi-même, qui lui étais néanmoins si cher. Il fut plein de résignation à la volonté de Dieu ; il l’aimait ardemment, ainsi que sa très sainte mère. La ville entière, qui en sut bientôt la nouvelle, fut très édifiée de cette mort. Il rendit son âme à son Créateur le 6 août 1807, jour quam semper acerbam, semper honoratam habebo . Que Dieu le veuille ainsi !
« J’étais à ses côtés quand il expira. Je n’avais jamais voulu le laisser un instant. En effet, je lui rendis les derniers devoirs, en faisant la plus extrême violence à mon cœur. Et comme je ne l’abandonnai point jusqu’à ce que le ciel eût reçu son âme, ainsi je ne l’abandonnerai point après mon trépas. Je désire que nos corps reposent ensemble et soient unis dans la mort, comme nos âmes furent unies durant la vie. Je lui en confirmai la promesse presque au moment où il expira. D’une voix affaiblie et tremblante, mais avec toute son âme sur ses lèvres pâlies, il m’en fit la touchante demande et en exigea l’assurance formelle. J’espère que le gouvernement sous lequel le ciel me fera mourir sera assez bon et assez humain pour ne pas mettre obstacle, dans une circonstance aussi indifférente, à l’accomplissement de ces vœux innocents de deux frères que les révolutions purent rendre infortunés, — je parle plutôt de moi que de lui, — mais qui ont toujours été honorés et honorables, et qui ne firent jamais de mal à personne. Je l’espère, et tandis que je nourris de cet espoir le misérable reste d’existence dont je désire vivement voir le terme, la chère mémoire d’André restera toujours gravée dans mon esprit et dans mon cœur.
« À dater de ce moment la vie me fut souverainement à charge, et il n’y eut plus de plaisir pour moi. Je n’étais plein que de sa pensée, et je remplissais mes devoirs dans le but de me rendre le moins possible indigne du secours du ciel et d’aller l’y rejoindre un jour. Depuis l’époque douloureuse de sa mort jusqu’au moment où j’écris, mon existence a été une série continuelle d’amertumes et de malheurs. Pendant l’espace de cinq mois je vis se succéder des jours plus sombres les uns que les autres, précurseurs de l’irruption des armées françaises venant à Rome pour renverser ce gouvernement dont je faisais partie, quoique sans mérite de ma part. J’assistai à cette invasion qui eut lieu le 2 février 1808, et si elle ne brisa pas subitement la souveraineté apparente du Pape, elle la détruisit néanmoins en substance. On languit encore dix-sept autres mois, en attendant la crise finale. Les jours et les nuits que l’on passa dans cette anxiété furent plus amers que la mort, morte amariores .
« Le 20 juin 1809, cette crise finale éclata ; on déclara l’abolition de la souveraineté pontificale et l’annexion des États de l’Église à l’empire français. Après, je fus témoin d’un siège de plusieurs semaines que l’on mit devant le palais pontifical et qui arrachait les larmes des yeux de tous les bons ; puis, dans les ténèbres de la nuit, le sac du Quirinal. On escaladait les murs en différents endroits, comme on aurait pu l’effectuer sur une citadelle prise d’assaut. Soldats, sbires, coupe-jarrets, galériens, sujets rebelles et ivres de colère, y pénétrèrent en armes, après avoir fait tomber la porte intérieure. Ils surprirent le Pape au lit, lui laissant à peine le temps de se lever. Ils lui proposèrent de souscrire aux volontés de l’empereur ou de partir immédiatement, sans désigner le lieu de l’exil. Le Pape refusa avec courage et fermeté. Il fut aussitôt enlevé de sa résidence ; puis, seul avec le cardinal Pacca, pro-secrétaire d’État, sans un domestique, sans personne des siens, — on ne permit ensuite qu’à un petit nombre de le suivre, — on le jeta dans une mauvaise voiture, sur le siège de laquelle le général français avait pris place. Alors, avec la rapidité de l’éclair, et sans lui accorder aucun répit, on le traîna jusqu’à Grenoble, où il ne resta prisonnier que onze jours, parce que la piété du peuple inspirait des craintes au gouvernement. Le Saint-Père fut ensuite transféré à Savone, où il est encore captif. »
On voit que la vertu qui rend le caractère inflexible ne dessèche pas le cœur.
II
Le général Miollis gouverna Rome. Il était doux et lettré, il fit ses efforts pour capter Consalvi. Consalvi fut sensible, mais inébranlable ; il ne lui rendit même pas sa visite. Il crut malséant de montrer aux Romains l’ami de Pie VII en relation avec le remplaçant temporel de son souverain emprisonné. Miollis était frère d’un ces évêques si dignes à qui Victor Hugo assigne un rôle si vertueux et si romanesque dans son livre des Misérables. Consalvi avait donné à ce frère du général français, émigré à Rome pendant la terreur et après, toute la protection papale à sa disposition. Miollis était reconnaissant. L’empereur Napoléon lui fit écrire de venir à Paris toucher les 30 000 F auxquels son titre de cardinal français lui donnait droit. Il refusa ; il fut enlevé de Rome avec le cardinal di Pietro, coupable comme lui de fidélité à son bienfaiteur. Un rapport précédent avec les ministres et avec les princes et princesses de la famille impériale lui assurait des protections et des bénéfices. Il ne consentit pas à les voir, il renvoya son mandat de 30 000 F au ministre des cultes.
« Enfin je réfléchissais que le verre s’étant brisé, comme on dit, en d’autres mains que les miennes, il s’ensuivait naturellement que celui qui ne prenait pas la peine d’approfondir les choses et qui s’arrêtait à la seule rupture extérieure, — rupture non de mon fait ni de mes œuvres, — devait croire que mon éloignement du ministère n’était pas un avantage. Cependant les événements arrivés étant un effet des principes consacrés, ces événements eussent été les mêmes si j’avais gardé le pouvoir. Il paraissait donc très faux de prétendre que dans ce cas ce qui était survenu n’aurait pas eu lieu.
« Ces considérations, qui prenaient leur source dans l’essence de la nature humaine, me faisaient appréhender, je le répète, un accueil favorable, et ce fut avec cette épine dans le cœur que, six jours après mon arrivée, je me rendis à l’audience impériale.
« Nous étions cinq cardinaux que le cardinal Fesch présentait ce jour-là à l’Empereur, tous cinq arrivés seulement durant cette semaine, savoir : le cardinal di Pietro, venu avec moi, et les cardinaux Pignatelli, Saluzzo et Despuig. Le cardinal Fesch nous avait placés à part d’un côté, en demi-cercle, tous les autres cardinaux étant de l’autre. Suivaient les grands de la cour, les ministres, les rois, les princes, les princesses, les reines, et autres dignitaires. Voici que l’Empereur arrive. Le cardinal Fesch se détache et commence par lui présenter le premier, qui est le cardinal Pignatelli. Nous étions, nous cinq, rangés par ordre de prééminence de cardinalat. À Fesch disant : “C’est le cardinal Pignatelli”, l’Empereur répond : “Napolitain”, et il passe outre, sans rien ajouter. Le cardinal Fesch présente le second, en disant : “Le cardinal di Pietro.” L’Empereur s’arrête un peu et lui dit : “Vous êtes engraissé. Je me rappelle de vous avoir vu ici avec le Pape à l’occasion de mon couronnement”, et il passe. Le cardinal Fesch dit en présentant le troisième : “Le cardinal Saluzzo.” “Napolitain”, répond l’Empereur, et il s’avance. Le cardinal Fesch présente le quatrième et dit : “Le cardinal Despuig.” “Espagnol”, répond l’Empereur. Et le cardinal plein de frayeur de répliquer : “De Majorque”, comme s’il reniait sa patrie. Je ne puis à ce trait retenir ma plume.
« L’Empereur passe outre ; arrivé jusqu’à moi, il s’écrie, avant que le cardinal Fesch m’eût nommé : “Ô cardinal Consalvi, que vous avez maigri ! je ne vous aurais presque pas reconnu.” Et en parlant ainsi avec un grand air de bonté, il s’arrêta pour attendre ma réponse. Je lui dis alors, comme pour expliquer mon amaigrissement : “Sire, les années s’accumulent. En voici dix écoulées depuis que j’ai eu l’honneur de saluer Votre Majesté. — C’est vrai, répliqua-t-il, voilà bientôt dix ans que vous êtes venu pour le Concordat. Nous l’avons fait dans cette même salle ; mais à quoi a-t-il servi ? Tout s’en est allé en fumée. Rome a voulu tout perdre. Il faut bien l’avouer, j’ai eu tort de vous renverser du ministère. Si vous aviez continué▶ à occuper ce poste, les choses n’auraient pas été poussées aussi loin.”
« Cette dernière phrase me fit tant de peine, que je n’y voyais presque plus. Quelque désir que j’eusse d’être bien reçu par Napoléon, je n’aurais jamais osé croire qu’il en arrivât là. S’il pouvait m’être agréable de l’entendre attester en public qu’il avait été la cause de mon éloignement de la secrétairerie, je fus saisi de l’entendre affirmer que, si j’étais resté dans ce poste, les choses ne seraient pas allées aussi loin. Je craignis, si je laissais passer cette assertion sous silence, que cela ne donnât lieu au public de conclure qu’il en était vraiment ainsi et que j’aurais trahi mes devoirs, comme cela en paraissait la conséquence naturelle.
« Sous l’impression de cette crainte, je ne consultai que mon honneur et la vérité. Au lieu donc de me montrer touché et reconnaissant de sa bonté et de cet aveu si extraordinaire et tellement significatif sur les lèvres d’un pareil homme, aveu fait en s’accusant d’avoir eu le tort de m’écarter du ministère, je me vis dans la dure nécessité de riposter à une assertion des plus obligeantes de sa part par une phrase des plus fortes et des plus énergiques. Je lui dis donc : “Sire, si je fusse resté dans ce poste, j’y aurais fait mon devoir.”
« Il me regarda fixement, ne fit aucune réponse, et, se détachant de moi, il commença un long monologue, allant de droite et de gauche, dans le demi-cercle que nous formions, énumérant une infinité de griefs sur la conduite du Pape et de Rome pour n’avoir pas adhéré à ses volontés et s’être refusé d’entrer dans son système, griefs qui ne sont pas à rapporter ici. Après avoir ainsi parlé pendant un temps assez long, et se trouvant près de moi, dans ses allées et venues, il s’arrêta, puis répéta une seconde fois : “Non, si vous étiez resté dans votre poste, les choses ne seraient pas allées aussi loin.”
« Quoiqu’il fût bien suffisant de l’avoir contredit une fois, néanmoins, toujours animé des mêmes motifs, j’osai le faire de nouveau et lui répondre : “Que Votre Majesté croie bien que j’aurais fait mon devoir.”
« Il se mit à me regarder plus fixement. Sans rien répliquer, il se détacha de moi, recommença à aller et venir, continuant son discours, formulant les mêmes plaintes sur les actes de Rome à son égard, sur ce que Rome n’avait plus de ces grands hommes qui l’avaient autrefois illustrée. Puis s’adressant au cardinal di Pietro, le premier au commencement du demi-cercle, comme moi j’étais à l’autre extrémité, il répéta pour la troisième fois : “Si le cardinal Consalvi fût resté secrétaire d’État, les choses ne seraient pas allées aussi loin.”
« Lorsque Napoléon articula ces paroles pour la troisième fois, je ne dirai pas mon courage, mais mon peu de prudence dans cette occasion, et comme un zèle excessif de mon honneur, me firent passer les bornes. Je l’avais déjà contrarié deux fois ; il ne me parlait pas alors comme précédemment ; il était assez éloigné. Néanmoins, à cette répétition, je sortis de ma place, puis m’avançant jusqu’auprès de lui, à l’autre extrémité, et le saisissant par le bras, je m’écriai : “Sire, j’ai déjà affirmé à Votre Majesté que, si j’étais resté dans ce poste, j’aurais assurément fait mon devoir.”
« À cette troisième profession de foi, si j’ose ainsi parler, il ne se contint plus ; mais, me regardant fixement, il éclata en ces paroles : “Oh ! je le répète, votre devoir ne vous aurait pas permis de sacrifier le spirituel au temporel.” Dans son idée, il cherchait à se persuader que j’aurais adhéré à ses volontés plutôt que d’exposer les intérêts de la religion aux dangers de le voir rompre avec Rome. Cela dit, il me tourna les épaules, ce qui me fit revenir à mon rang. Alors il demanda, en peu de mots, aux cardinaux qui étaient de l’autre côté, s’ils avaient entendu son discours. Il revint ensuite à nous cinq, et se tenant proche du cardinal di Pietro, il dit que, le collège des cardinaux étant à peu près au complet à Paris, nous devions nous mettre à examiner s’il y avait quelque chose à proposer ou à régler pour la marche des affaires de l’Église. Il ajouta que nous pouvions nous réunir en conséquence, ou tous à la fois ou quelques-uns des principaux d’entre nous. Il expliqua ce qu’il entendait par les principaux : c’étaient les plus versés dans les questions théologiques, comme il ressortait de l’antithèse qu’il fit en disant au cardinal di Pietro, à qui s’adressaient ces paroles : “Faites que dans ce nombre se trouve le cardinal Consalvi, qui, s’il ignore la théologie, comme je le suppose, connaît bien, sait bien la science de la politique.” Il termina en demandant qu’on lui remît les résolutions par l’intermédiaire du cardinal Fesch, et il se retira.
« L’issue de cette audience et la réponse que par trois fois j’adressai à l’allégation de l’Empereur se répandirent bientôt dans Paris, et de Paris dans la France entière. Ce fut le thème de tous les entretiens, et je ne crois pas convenable de m’étendre davantage sur ce sujet. »
III
Napoléon songeait alors à séduire les cardinaux afin d’élever autel contre autel, par un concile soumis à ses inspirations. Les manœuvres hostiles du cardinal Fesch contre Consalvi dans cette circonstance se combinent avec la tentative avortée du concile pour exaspérer de plus en plus l’Empereur contre l’ami de Pie VII.
Jusqu’aux désastres de 1813 et de 1814, l’histoire de Consalvi n’est que le martyrologe volontaire de ses exils, de ses misères et de ses persécutions. Avant la dernière campagne de Napoléon en France, il sentit la nécessité de se réconcilier avec Pie VII, captif à Fontainebleau. Il s’y rendit avec la jeune impératrice, sous prétexte d’une partie de chasse. Il promit tout au Pape à condition de certaines concessions innocentes, au moyen desquelles il lui restituait ses États. Le Pape, si fidèle quand ses intérêts seuls étaient en question, fut doux et conciliant devant les caresses de l’Empereur. Il consentit et signa tout, au premier moment. L’Empereur repartit pour Paris avec la signature de ce nouveau traité ; mais les cardinaux, conseillers du Pape, lui ayant été rendus, ils l’alarmèrent sur ses concessions et le firent regretter sa complaisance. Tout fut rompu et s’envenima. Pie VII reprit le rôle de martyr.
Après l’abdication de 1814, le consentement de l’Empereur et la force des événements le rendirent libre. Il reprit la route de Rome. Arrivé à Bologne, il y trouva le roi de Naples Murat, dont l’équivoque intervention hésitait entre la soumission au Saint-Siège et l’appel à l’insurrection de toute l’Italie contre l’Autriche et contre la France elle-même. En présence du pape Murat n’osa pas se prononcer. Il le laissa passer pour se donner du temps ; Pie VII passa et arriva à Rome porté sur les bras et sur le cœur du peuple. Il reprit les rênes et rappela son ami Consalvi au gouvernement.
Pendant cette indécision, Murat se déclara, livra bataille aux Autrichiens, fut défait et se réfugia à Naples d’où il s’embarqua pour Toulon, puis pour la Calabre, où la mort l’attendait ; mort cruelle où un roi héroïque tombait sous la balle d’un roi à peine restauré ; tache de sang sur deux couronnes, qui tuait le vainqueur autant que le vaincu !
IV
Le Pape reconquit sans peine au congrès de Vienne tout ce que Napoléon avait dérobé par la force au domaine de l’Église. Les souverains ne pouvaient pas se porter héritiers des violences de la France vaincue et dépossédée. Le prince de Talleyrand, qui y représentait la France, avait intérêt à y faire prévaloir le Pape pour mériter sa propre réconciliation à force de services. L’Angleterre elle-même personnifiée dans lord Castlereagh, et servie par la duchesse de Devonshire, amie de Consalvi, favorisait de tout son pouvoir en Italie le rétablissement du pouvoir le plus irréconciliable avec Bonaparte son persécuteur. Le 19 mai 1814, le Pape rappelait Consalvi au ministère par le décret suivant daté de Foligno, écrit de sa propre main et qui respire l’amitié autant que l’estime :
« Ayant dû céder aux impérieuses circonstances dans lesquelles nous nous trouvions, et mû par le seul espoir d’amoindrir les maux qui nous menaçaient, nous avions été obligé de subir la volonté du gouvernement français déchu, qui ne voulait pas souffrir, dans la charge de notre secrétaire d’État, le cardinal Hercule Consalvi. Rentré maintenant en possession de notre liberté, et nous souvenant de la fidélité, de la dignité et du zèle avec lesquels il nous prodigua, à notre plus grande satisfaction, ses utiles et empressés services, nous croyons qu’il importe non moins à notre justice qu’aux intérêts de l’État de le rétablir dans cette même charge de notre secrétaire d’État, autant pour lui donner un public témoignage de notre estime particulière et de notre amour, que pour mettre de nouveau à profit ses qualités et ses lumières qui nous sont si connues.
« Donné à Foligno, du palais de notre habitation, le 19 mai 1814, de notre pontificat l’an XVe.
« Pius P. P. VII. »
V
Le premier acte de Consalvi fut d’offrir un asile à toute la famille de son persécuteur. « Nous ne trouvons d’appui et d’asile que dans le gouvernement pontifical, et notre reconnaissance est aussi grande que les bienfaits »
, lui
écrit Madame, mère de l’Empereur, en son nom et au nom de tous ses enfants proscrits.
Le comte de Saint-Leu (Louis Bonaparte, ex-roi de Hollande), au cardinal Consalvi.
« Éminence,
« Suivant les conseils du Très Saint Père et de Votre Éminence, j’ai vu Mgr Bernetti, spécialement chargé de l’affaire en question, et, avec sa franchise bien connue, il m’a expliqué ce que les puissances étrangères semblaient reprocher à la famille de l’empereur Napoléon. Les grandes puissances, et l’Angleterre principalement, nous reprochent de conspirer toujours. On nous accuse d’être mêlés implicitement ou explicitement à tous les complots qui se trament ; on prétend même que nous abusons de l’hospitalité que le Pape nous accorde pour fomenter dans l’intérieur des États pontificaux la division et la haine contre la personne auguste du Souverain.
« J’ai été assez heureux pour fournir à Mgr Bernetti toutes les preuves du contraire, et il vous dira lui-même l’effet que mes paroles ont produit sur son esprit. Si la famille de l’Empereur, qui doit tant au pape Pie VII et à Votre Éminence, avait conçu le détestable projet de troubler l’Europe, et si elle en avait les moyens, la reconnaissance que nous devons tous au Saint-Siège nous arrêterait évidemment dans cette voie. Ma mère, mes frères, mes sœurs et mon oncle doivent une trop respectueuse gratitude au Souverain Pontife et à Votre Éminence pour attirer de nouveaux désastres sur cette ville où, proscrits de l’Europe entière, nous avons été accueillis et recueillis avec une bonté paternelle que les injustices passées n’ont rendue que plus touchante. Nous ne conspirons contre personne, encore moins contre le représentant de Dieu sur la terre. Nous jouissons à Rome de tous les droits de cité, et quand ma mère a appris de quelle manière si chrétienne le Pape et Votre Éminence se vengeaient de la prison de Fontainebleau et de l’exil de Reims, elle n’a pu que vous bénir au nom de son grand et malheureux mort, en versant de douces larmes pour la première fois depuis les désastres de 1814.
« Conspirer contre notre auguste et seul bienfaiteur serait une infamie sans nom. La famille des Bonaparte n’aura jamais ce reproche à s’adresser. J’en ai convaincu Mgr Bernetti, et il a voulu lui-même nous servir de caution auprès de Votre Éminence. Qu’elle daigne donc entendre sa voix et nous ◀continuer▶ ses bonnes grâces et la protection du Très Saint-Père. C’est dans cette espérance que je suis, de Votre Éminence, le très respectueux et très dévoué serviteur et ami,
« L. de Saint-Leu.
« Rome, 30 septembre 1821. »
VI
Le duc d’Orléans, plus tard Louis-Philippe, lui écrit peu de temps après :
« Éminence,
« Le prince de Talleyrand, qui garde de vous le plus tendre souvenir, me disait dernièrement que votre seul plaisir était la culture des fleurs, et votre noble amie la duchesse de Devonshire a bien voulu me confirmer le fait.
« Votre Éminence doit savoir que depuis longtemps déjà je m’honore d’être l’un de ses plus dévoués serviteurs, et que dans les diverses phases de ma carrière, je me suis toujours fait un devoir de vénérer l’auguste Pontife qui a tant souffert pour la sainte cause. Ces sentiments de piété envers le Siège de Pierre, que ma femme et moi sommes si heureux d’inculquer à notre jeune famille, sont invariables dans mon cœur. Je prie donc Votre Éminence de vouloir bien déposer mon plus humble hommage aux pieds du Très Saint Père.
« Voulant me rappeler à votre bon souvenir, j’ai pris la liberté de faire adresser à Votre Éminence quelques échantillons de nos serres françaises. Je joins à ce très modeste envoi, qui n’aura peut-être de prix à vos yeux que l’intention, la manière de les soigner telle que nos horticulteurs l’ont formulée. J’espère que cette caisse ne déplaira pas trop à Votre Éminence, et qu’en respirant le parfum de ces fleurs, qui se développeront peut-être encore davantage sous l’heureux climat et dans la chaude atmosphère de Rome, vous daignerez songer quelquefois à un homme qui sera toujours reconnaissant des services rendus. Ma femme et ma sœur se joignent à moi pour vous offrir leurs plus affectueux respects. Elles me chargent de tous leurs vœux pour la santé du Pape, qu’il faut conserver le plus longtemps possible à la chrétienté, car, avec lui et avec vous, la paix de l’Église et la paix du monde sont assurées.
« Je prie Votre Éminence d’accueillir avec bonté mon petit envoi et toutes les amitiés respectueuses de son tout dévoué
« Louis-Philippe d’Orléans.
« Neuilly, lundi…… 1822. »
VII
Le duc de Montmorency-Laval, ambassadeur près le Saint-Siège, lui écrit le jour de la mort de Pie VII.
« Monseigneur,
« Je n’ai pas osé interrompre les premiers moments de votre douleur. Personne ne sent plus que moi, je l’atteste à Votre Éminence, et ne partage davantage tous les sentiments dont son cœur doit être déchiré. Votre Éminence a perdu un père, un ami de vingt-quatre ans, à qui elle a rendu plus de services qu’elle n’en a reçu de confiance et de bonté. C’est un ange dans le Ciel qui prie à présent pour la conservation des jours de Votre Éminence. Ces jours sont nécessaires pour le bien de ce pays, et vos lumières, Monseigneur, rendront encore de grands et d’éminents services à la patrie.
« C’est ainsi que je le pense, que je me plais à le déclarer ici et à Paris.
« De grâce, Monseigneur, par bonté pour vos amis, par attachement pour votre patrie, épargnez votre santé, soignez-vous, modérez votre douleur, et croyez qu’elle est dans le cœur de vos amis ; et je m’honore de ce titre.
« Je supplie Votre Éminence de ne me point répondre, je l’exige comme une marque d’amitié. Mais lorsque ma visite ne pourra pas l’importuner, elle me fera prévenir, et je me rendrai chez elle avec empressement.
« Agréez, Monseigneur, l’hommage de mes plus sensibles et respectueux sentiments,
« Montmorency-Laval. »
VIII
L’amitié personnelle éclate partout dans ces témoignages. Le nouveau pape Léon XII della
Gonga était brouillé de longue date avec Consalvi. Il se réconcilia avec lui au moment où les ennemis du cardinal s’acharnèrent sur lui. Léon XII l’appela à Rome pour prendre la tradition du règne en présence de Jurla, son propre ministre. Consalvi se fit porter au Vatican. L’entretien fut long et intime. Il légua verbalement sa sagesse à Léon XII. « Quelle conversation ! Jamais, dit le Pape, nous n’avons eu avec personne de communications plus instructives, plus substantielles, plus utiles à l’Église et à l’État ; Consalvi a été sublime. Nous y reviendrons souvent, seulement il faut aujourd’hui ne pas mourir. »
— Ce vœu ne devait pas être entendu. Consalvi mourut peu de temps après ce dernier entretien. Léon XII le pleura.
En annonçant au gouvernement français la perte que le monde venait de faire, le duc de Laval-Montmorency, ambassadeur du Roi Très-Chrétien près le Saint-Siège, écrivit : « Il ne faut aujourd’hui que célébrer cette mémoire honorée par les pleurs de Léon XII, par le silence des ennemis, enfin par la profonde douleur dont la ville est remplie, et par
les regrets des étrangers et surtout de ceux qui, comme moi, ont eu le bonheur de connaître ce ministre, si agréable dans ses rapports politiques, et si attachant par le charme de son commerce particulier. »
IX
C’était le 24 janvier 1824.
L’Église perdit son premier ministre, l’État son premier politique, la papauté son premier ami ; le même coup tua Pie VII et son ami. Il n’avait plus rien à faire sur la terre : il s’était préparé à la mort par un long testament pour une médiocre fortune. En voici les principales dispositions. Un testament, c’est un homme !
« Au nom de la très sainte Trinité, ce 1er jour du mois d’août de l’année 1822 ;
« Moi, Hercule Consalvi, cardinal de la sainte Église romaine, diacre de Sainte-Marie ad Martyres, après avoir fait mon testament plus d’une fois, à diverses époques de ma vie, tant pour désigner mon héritier, qu’afin de pourvoir aux besoins de mes serviteurs et légataires, ainsi qu’à plusieurs affaires d’importance, considérant que, vu la mort de mon bien-aimé frère André et celle d’autres personnes qui m’étaient chères, vu encore le changement des circonstances, mes dispositions précédentes ne peuvent plus subsister dans la manière et la forme qu’elles ont, je me suis décidé à les révoquer, à les annuler et à faire un nouveau testament avec les changements opportuns. Me prévalant donc du privilège que je possède, en qualité de cardinal de la sainte Église romaine, de pouvoir tester sur simple feuille, profitant aussi de l’indult que Sa Sainteté le pape Pie VII m’a communiqué par bref, maintenant que je suis sain d’esprit et de corps, je fais mon dernier testament (à moins que je ne me décide à le changer en un autre postérieur, dans le courant de la vie qu’il plaira encore à Dieu de m’accorder), avec l’expresse déclaration que toutes les autres feuilles de même date ou de date postérieure au testament, écrites de ma main et signées par moi, et contenant une disposition quelconque à exécuter après ma mort, font partie intégrante de mon testament.
« Et d’abord je recommande humblement et chaleureusement mon âme au Seigneur très clément, en le priant, par les mérites de son divin Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui m’a racheté au prix immense de son très précieux sang, par l’intercession de la très sainte Vierge Marie et des Saints, mes patrons, de la conduire en un lieu de salut, et de me pardonner dans sa miséricorde infinie mes très graves péchés.
« Je veux qu’on fasse célébrer pour le repos de mon âme, dans le plus bref espace de temps qu’il sera possible, deux mille messes, destinant une aumône de cinq paoli pour chaque messe célébrée en présence de mon corps, soit à la maison, soit à l’église, et de trois paoli pour chacune des autres messes à célébrer à Saint-Laurent hors des murs, à Saint-Grégoire et dans d’autres églises où se trouvent des autels privilégiés avec indulgence spéciale, selon l’indication de mon héritier.
« En expiation de mes péchés, je laisse à distribuer en aumônes la somme de trois mille écus. Cette distribution sera faite avec la plus grande sollicitude possible par mon héritier mentionné ci-dessous. Il aura soin, avec l’aide de M. Jean Giorgi, mon trésorier, et Jean Luelli, mon majordome, personnes qui me sont très attachées, de consulter les curés et de vérifier quels sont ceux qui ont vraiment besoin de secours. Les pauvres de ma paroisse seront spécialement préférés à tous les autres.
« Sa Sainteté Notre Seigneur le Pape le permettant, mes obsèques auront lieu, avec la décence convenable, dans l’église Saint-Marcel au Corso, où se trouve la sépulture de ma famille. Me souvenant de la promesse que j’ai faite à mon bien-aimé frère André au lit de mort, lorsque, dans les derniers moments de sa vie, il me demanda qu’en signe du très tendre amour qui nous avait unis dans la vie, nos corps fussent unis dans la mort et renfermés dans le même sépulcre, je veux que si, à ma mort, ce sépulcre ne se trouve pas déjà préparé par moi, mon héritier en fasse faire un très modeste, et qui contiendra le cercueil de mon frère et le mien. »
Après avoir pourvu aux besoins de son âme, réglé sa sépulture et spécifié avec une attention toute particulière les prières qu’il exige pour son salut, le cardinal Consalvi détermine les legs qu’il accorde à ses serviteurs. Aucun d’eux n’est oublié ; ils trouvent tous dans la gratitude de leur maître une aisance assurée pour le reste de leurs jours. Il s’occupe du payement de ses dettes ; puis, par un touchant souvenir, le cardinal pense aux âmes des personnes qui lui furent chères et qui le précédèrent dans la tombe, et il écrit :
« Dans ce feuillet, qui fait partie de mon testament, je laisse à prendre sur mon héritage la somme nécessaire à la célébration de :
« Cinquante messes chaque année, pour le repos de l’âme de ma mère, la marquise Claudia Consalvi, née Carandini, à célébrer dans l’église de Saint-Marcel au Corso, le 29 avril, jour anniversaire de sa mort, avec l’aumône de trois paoli ;
« Cinquante messes chaque année, pour le repos de l’âme de la princesse Isabelle Ruspoli, née Justiniani, à célébrer dans l’église de Saint-Laurent in Lucina, le 25 août, jour anniversaire de sa mort, avec l’aumône de trois paoli ;
« Cinquante messes chaque année, pour le repos de l’âme de la duchesse de Ceri, Catherine Odescalchi, née Justiniani, à célébrer dans l’église des Saints-Apôtres, le 24 novembre, jour anniversaire de sa mort, avec l’aumône de trois paoli ;
« Cinquante messes chaque année, pour le repos de l’âme de la marquise Porzia Patrizi, à célébrer dans l’église de Sainte-Marie-Majeure, le…… jour anniversaire de sa mort (puisse Dieu prolonger longtemps ses jours !), avec l’aumône de trois paoli ;
« Cinquante messes chaque année, pour le repos de l’âme de la duchesse Constance Braschi, née Falconieri, à célébrer dans l’église de Saint-Marcel au Corso, le 17 juin, jour anniversaire de sa mort, avec l’aumône de trois paoli ;
« Cinquante messes chaque année, pour le repos de l’âme de D. Albert Parisani, à célébrer dans l’église de Saint-Marcel au Corso, le 26 novembre, jour anniversaire de sa mort, avec l’aumône de trois paoli ;
« Cinquante messes chaque année, pour le repos de l’âme du célèbre maëstro Dominique Cimarosa, à dire dans l’église de la Rotonde, le 11 janvier, jour anniversaire de sa mort, avec l’aumône de trois paoli ;
« Trente messes chaque année, pour le repos de l’âme de Philippe Monti, mon domestique, à célébrer dans l’église de Sainte-Cécile in Transtevere, le 1er mars, jour anniversaire de sa mort, avec l’aumône de trois paoli.
« Désirant donner un soutenir à tous les membres de la secrétairerie d’État, et ne pouvant disposer d’assez d’objets pour tant de personnes, je me propose de laisser à chacun d’eux quelques ouvrages de ma bibliothèque, qui leur seront remis (ainsi qu’à M. le comte Celano) par mon héritier fiduciaire, d’après les instructions que je lui en laisserai, dès que j’en aurai moi-même fait le choix.
« Ayant dans mon testament, écrit tout entier et de ma propre main et daté de ce même jour, nommé et institué mon héritier fiduciaire Mgr Alexandre Buttaoni, promoteur de la foi, avec charge de remettre en temps et lieu l’héritage à mon héritier propriétaire, je déclare par ce feuillet, qui fait partie de mon testament, ne rien posséder qui, en vigueur du motu proprio du 6 juillet de l’année 1816, ne soit parfaitement libre de toute charge et de tout fidéicommis ; et je nomme, institue, déclare mon héritier universel de tous et chacun de mes biens, crédits, droits, la Sacrée Congrégation de la Propagande de la foi, à laquelle néanmoins j’interdis formellement et de la manière la plus expresse, la détraction de la quatrième Falcidia, de quelque manière et à quelque titre que ce soit.
« J’entends, je veux, je déclare que, tant que vivra un seul de mes serviteurs gratifiés par mon testament, ou de ceux qui ont reçu un legs annuel à vie, la Sacrée Congrégation ci-dessus nommée ne puisse jouir (excepté de ce qui sera indiqué plus bas) de mon héritage, ni en prendre en aucune manière l’administration, voulant que cette administration soit laissée entière et libre aux mains de mon héritier fiduciaire, Mgr Alexandre Buttaoni (ainsi qu’aux mains de celui ou de ceux qui lui succéderont dans son administration). Non seulement je le dispense de faire un inventaire légal, mais, pour éviter les frais voulus pour cela, je le lui défends ; il suffit qu’il dresse une simple liste des biens tant immeubles que meubles (quoique pourtant ces derniers doivent être aliénés et convertis en espèces, pour satisfaire aux charges indiquées au feuillet, lettre E, annexé à mon testament, ou dans mon testament même), liste qui, vu la probité reconnue dudit héritier fiduciaire, devra faire pleine foi.
« Afin que la susdite Congrégation de la Propagande commence dès ma mort à ressentir quelque effet de mon héritage, je veux qu’à partir de mon décès elle jouisse d’une somme annuelle de 600 écus, qui lui seront payés par mon héritier fiduciaire, administrateur de mon héritage, par échéance mensuelle ou tous les trois mois, si le manque de fonds ne lui permettait pas d’effectuer les payements mensuels aux serviteurs légataires et d’acquitter les 50 écus par mois, correspondant à la somme de 600 écus assignés plus haut à la Sacrée Congrégation.
« Quand, par la mort successive de la majeure partie de mes serviteurs et légataires annuels, les fonds de mon héritage permettront d’accroître la somme de 600 écus déterminée plus haut mon héritier fiduciaire pourra (sans pourtant y être positivement obligé de verser dans la caisse de la Sacrée Congrégation la nouvelle augmentation qu’il jugera pouvoir remettre, après avoir satisfait aux charges accessoires et aux dispositions reçues de vive voix.
« Après la mort de tous ceux qui dans mon testament ont été gratifiés et des annuels légataires, mon héritier fiduciaire devra consigner à la Sacrée Congrégation l’héritage alors existant.
« Je déclare en outre que la susdite Congrégation ne pourra jamais obliger l’héritier fiduciaire, ou celui qui lui succédera, à donner la fidéjussion ; comme aussi elle ne pourra le contraindre à rendre compte de sa gestion, ni à révéler les dispositions reçues de vive voix ou par écrit de moi, confirmant même dans ce feuillet ce que j’ai plus amplement dit sur ce sujet dans mon testament.
« À peine entré en possession de son titre, mon héritier fiduciaire, pour prévenir le cas possible (puisse Dieu conserver longtemps ses jours !) d’une mort qui ne lui laisserait pas le temps de nommer son successeur dans l’administration de mon héritage, devra, en vertu du mandat reçu, nommer son successeur dans un écrit qui sera déposé clos et scellé dans un office caméral, pour être ouvert après sa mort ; et j’entends imposer successivement la même obligation aux autres administrateurs. Si les premiers venaient à manquer avant la mort de mes serviteurs et autres légataires, et dans le cas où quelqu’un de ces administrateurs eût négligé ou eût manqué de faire la nomination de son successeur, prescrite plus haut, je prie le doyen du tribunal de la Rote, dont j’ai eu l’honneur d’être membre, de prendre lui-même cette administration, et d’accepter l’annuelle rétribution destinée à l’administrateur, et ainsi successivement jusqu’à l’époque indiquée plus haut.
« Je ne crois pas pouvoir mieux disposer des tabatières précieuses qui, durant le cours de mon ministère, m’ont été données par divers souverains, et que j’ai conservées par respect et reconnaissance envers les augustes donateurs, qu’en en faisant autant de legs en faveur des maisons et établissements qui sont le plus dans la nécessité. Je suis à chercher une meilleure distribution de ces objets ; mais dans le cas où je viendrais à mourir avant de l’avoir définitivement arrêtée, je maintiens celle-ci, qui, dans le moment, me paraît la plus convenable.
* * *« Considérant qu’il serait grandement inconvenant qu’un Pontife de tant de célébrité, qui a si bien mérité de l’Église et de l’État, comme Pie VII, n’eût point après sa mort (puisse Dieu prolonger ses jours !) un tombeau dans la basilique Vaticane, comme semble l’indiquer la médiocrité des revenus qu’il laisse à ses neveux ; mû par mon dévouement et mon attachement à sa Personne sacrée, inspiré par la reconnaissance que je lui dois comme premier cardinal de sa création, comblé des bienfaits de sa souveraine bonté, j’ai résolu de lui faire ériger un mausolée à mes frais dans la susdite basilique.
« Dans ce but, j’ai tâché de faire des économies, sur les dépenses annuelles destinées à mon entretien, et de réunir une somme de 20 000 écus romains. Si je mourais avant Sa Sainteté, comme je le désire, mon héritier fiduciaire reste chargé de consacrer la somme fixée à l’érection de ce tombeau, dont l’exécution sera confiée au ciseau du célèbre marquis Canova, et, à son défaut, au célèbre chevalier Thorwaldsen, et, si celui-ci ne pouvait l’exécuter, à un des meilleurs sculpteurs de Rome.
« L’inscription suivante sera gravée sur le tombeau :
PIO VII, CHARAMONTIO, COESENATI,
PONTIFICI MAXIMO, HERCULES, CARDINALIS CONSALVI,
ROMANUS, AB ILLO CREATUS.
X
Voilà la vie d’homme d’État de ce modèle des amis et des hommes de bien ; nous ne disons pas des prêtres : il ne l’était pas ; il n’avait jamais voulu l’être ; ce n’était ni sa vocation ni son ambition.
L’Église romaine, à Rome, reconnaît trois classes d’hommes parmi lesquels elle choisit ses serviteurs :
Les laïques ;
Les ecclésiastiques ;
Et les prélats ou monseigneurs.
Les laïques sont ceux qu’elle emploie soit dans le civil, dans la diplomatie, dans les finances ou dans le militaire, pour les besoins de son administration ou de sa défense ;
Les ecclésiastiques sont les moines ou les prêtres de tout ordre, dont elle dispose pour tous les services dans le monde chrétien.
Mais il y a de plus un ordre neutre qui porte le costume sacerdotal et qui en reçoit les titres sans néanmoins en contracter les engagements ni en assumer les obligations, sorte de long et quelquefois d’éternel noviciat. Ceux qui en font partie s’appellent prélats ou monseigneurs, et, depuis les dignités inférieures jusqu’au rang de cardinaux, sont en quelque sorte les ministres libres de l’Église. Il y a peu de grande famille à Rome ou dans les légations qui n’aient des fils dans cette classe. Ils sont à Rome ce que les Narseis étaient au sein des cours et du gouvernement asiatique dans l’antiquité. Race éminemment
politique qui tient à l’État sans être l’État lui-même, qui se dévoue sans retour à ses fonctions préparatoires, qui se retire de ses emplois sans les compromettre ou qui les ◀continue, et qui peut même se marier avant d’en avoir fait les vœux, sans préjudice pour l’Église ou eux-mêmes. Cette troisième catégorie, dépendante et volontaire du Saint-Siège, a l’immense avantage de se former de bonne heure aux affaires sans que ses fautes puissent nuire au gouvernement, et de s’en retirer sans apostasie. Nous connaissons plusieurs de ces prélats ou monseigneurs qui sont sortis de ces noviciats pour contracter des unions licites et respectées, avec l’approbation du Pape. On les essaye, ils s’essayent eux-mêmes, et, si la carrière ne leur convient pas, ils rentrent honorablement dans le monde, sans scandale et sans reproche ; ils ont de plus pour le Saint-Siège ces avantages, que ses affaires purement mondaines sont traitées avec les hommes du monde par des hommes du monde, et que l’Église, par eux, participant de deux natures, est sacerdotale avec ses prélats et laïque avec ses ministres. Le respect et l’habileté y gagnent. Ces hommes commencent
en général très jeunes par être des secrétaires du Pape, des novices, des ambassadeurs et des cardinaux ; ils s’élèvent par des grades réguliers de fonction en fonction jusqu’aux premières charges de l’État. « Le Pape voulut, dit Consalvi, me créer cardinal de l’ordre des prêtres ; je préférai être cardinal diacre. »
XI
Voilà ce que fut dès son enfance Consalvi ; mais, quand Pie VII le fit cardinal, il refusa d’être prêtre. Il se consacra non à sa propre sanctification, mais à bien comprendre et à bien faire les affaires du Pape et de son gouvernement. Il voulut être dévoué, mais nullement enchaîné à ses devoirs. On peut même entrevoir, d’après un passage de ses mémoires relatifs à son affection intime pour les familles Patrizzi et Giustiniani, dans sa jeunesse, que la mort prématurée d’une jeune princesse de dix-huit ans, à la main de laquelle il aurait pu peut-être prétendre, et dont l’amitié lui laissa d’éternels regrets, fut un coup déchirant porté à son cœur. La vivacité pathétique de ses expressions laisse voir l’ardeur de ses sentiments pour cette jeune et charmante princesse. Il ne lui était défendu ni d’aimer ni de pleurer ce qu’il aurait pu chérir : il avait alors vingt-deux ans.
XII
Dès son enfance il était remarquablement beau ; non de cette beauté ostentative qui s’étale et qui s’affiche sur la physionomie, mais de cette beauté modeste, pleine de pensée et voilée de réticences, qui s’insinue dans l’âme par le regard. Sa taille, naturellement élevée, mais légèrement inclinée par la modestie, cette convenance de son âge, était mince et élégante ; ses yeux sincères, son front délicat, sa bouche accentuée d’une grâce sévère. Il était impossible de le voir sans attrait ; le son de sa voix avait toute la délicatesse de son âme ; il n’y avait jamais eu ni un geste faux dans sa main féminine, ni un ton affecté dans sa voix. Tout était naturel dans cette franche nature. Sa démarche lente et rythmique, sans bruit comme sans précipitation, résumait son corps merveilleusement cadencé. Sa physionomie convaincue portait la conviction où portait son regard. Il n’avait aucune coquetterie où Fénelon en laissait trop percer ; son désir de plaire ne s’affectait pas, il plaisait en se montrant ; c’était un être persuasif, politique sans le savoir, diplomate sans le vouloir ; il parlait peu et à demi voix ; ce n’était pas sa voix, c’était sa personne qui était éloquente. Tel était tout jeune le cardinal Consalvi. Il avait des envieux, mais point d’ennemis.
On peut dire qu’il était resté jeune jusqu’à soixante-sept ans, âge où un chagrin de son cœur fut plus fort que la fermeté de son esprit, et où la mort de son ami le tua. Je l’ai connu peu d’années avant sa fin ; le portrait que je fais de ses années pleines et mûres serait certainement le portrait vivant de ses premières. Je crois le voir encore et je crois le revoir à vingt ans. L’âge des sens change avec les années, l’âge de la physionomie ne change pas ; c’est l’âge de l’âme. Quand je le connus, il touchait à la vieillesse ; mais cette vieillesse avait toute la grâce même de la jeunesse, la douceur, la sérénité, l’accueil souriant des belles années. Le pressentiment du repos définitif se faisait place à travers les dernières fatigues du jour ; il jouissait à moitié de l’apaisement que sa politique, si conforme au génie de son maître, avait assuré à l’Europe.
XIII
Sa vie était celle d’un sage qui a semé dans les agitations et qui a récolté ce qu’il a semé, la paix. Je ne sais pas s’il était dévot, mais il était honnête homme. La tolérance la plus large était plus que sa loi, c’était son instinct, son caractère. Les longs rapports qu’il avait eus dès sa jeunesse avec les hommes d’État de tous les gouvernements, à commencer par le prince régent, avec Canning, Stuart, Castlereagh, en Angleterre ; Talleyrand, Fouché, Napoléon, en France ; Gentz, Hiebluer, dans le Nord ; l’empereur Alexandre, de Maistre, en Russie ; Capo d’Istria, en Grèce ; Cimarosa, à Naples, le grand musicien, ami et successeur de Mozart, prédécesseur de Rossini ; Pozzo di Borgo, Decazes, sous la restauration ; Matthieu de Montmorency, le duc de Laval, Chateaubriand, Marcellus, dans l’ambassade de France à Rome ; Metternich et son école, en Autriche ; Hardenberg, en Prusse : lui avaient enseigné que le vrai christianisme se compose, sans acception, de ces idées générales qui, sans se formaliser pour ou contre tel ou tel dogme, généralisent le bien, la civilisation, la paix sous un nom commun, et font marcher le monde pacifié non dans l’étroit sentier des sectes, mais dans la large et libre voie du progrès incontesté sous toutes ces dénominations. Le plus chrétien de ces gouvernements, à ses yeux, était le plus honnête. Il n’en haïssait aucun, il les aimait tous. Le Pape pour lui était le père commun de la civilisation chrétienne. Il n’excluait pas même les gouvernements de l’Inde, de la Perse, de la Turquie, de la Chine, de ces égards et de ces assistances politiques. Partout où ces gouvernements lui montraient une vertu, il disait et il faisait dire au Pape : « C’est une partie de mon Église, et c’est ainsi que je la reçois et que je la conserve universelle. » Aussi ne peut-on, malgré tous les efforts contraires, montrer sous Pie VII la semence d’un schisme qui ait fructifié dans le monde. Les schismes sont étroits ; la tolérance, mère de la bienveillance, les tue en les laissant respirer en liberté. Cet embrassement universel du cœur était toute sa politique. Elle avait résisté dans le Pape et dans lui à toutes les iniquités et à toutes les persécutions ; elle avait triomphé par toute la terre, et le calme des consciences était son fruit. Quel est le souverain, quel est le grand ministre en Europe qui eût pu dire : « Je ne suis pas de la religion de Pie VII et de Consalvi ? » L’amitié était sa nature, l’amitié était sa doctrine, l’amitié était l’unique charme de sa vie.
XIV
On ne peut douter qu’il n’eût tous les jours de rudes assauts à soutenir contre les partis, les ordres ecclésiastiques et les hommes du parti de la haine. Il y a et il y a eu en tout temps des esprits contentieux, ambitieux, impolitiques, mal nés, et qui ne connaissent les doctrines auxquelles ils se prétendent attachés, que par la haine que les partis contraires leur inspirent. Ce ne sont ni les hommes de la religion, ni les hommes de la liberté : ce sont les hommes de la personnalité jalouse ; l’amour même n’est chez eux qu’une réaction. Si vous vous refusez à vous laisser persécuter, vous êtes des factieux ; si vous ne haïssez pas ce qu’ils haïssent, vous êtes des impies. Ils ne sentent le feu sacré des religions qu’à la chaleur des bûchers qu’elles allument. Il y avait beaucoup de ces hommes en ce temps-là à Rome ; résumés dans ce qu’on appelait le parti de la congrégation jésuitique, à tort ou à raison, et résumés plus éloquemment alors par quelques faux prophètes, tels que Lamennais, dans son Essai sur l’indifférence religieuse, dans le comte de Maistre, plus sincère, mais plus fanatique, et par quelques-uns de leurs disciples, brûlant de se donner la grâce du bourreau, à la suite de ces forcenés de doctrines. Ils n’aimaient ni le pape Pie VII, ni son ministre ; il fallait leur complaire et les réprimer. L’œuvre était délicate et difficile, car ces hommes se faisaient soutenir par leur gouvernement. Ce fut l’œuvre du cardinal Consalvi ; il fit aimer le gouvernement de Pie VII, sans jamais l’induire envers aucune puissance dans la moindre aigreur ou dans la moindre animadversion contre lui.
XV
Sa vie privée, depuis sa plus tendre jeunesse jusqu’à sa mort, fut l’exemple de la plus touchante et de la plus constante amitié. On en retrouve des preuves dans ce testament écrit à loisir où nul n’est oublié ni devant Dieu, ni devant les hommes, de tous ceux qu’il a aimés sans acception de rangs, de professions, de situations plus ou moins profanes, en contraste avec sa profession de cardinal ministre ; il fait un signe de l’autre côté de la tombe, pour dire : « Je vous aime comme je vous ai aimés. » Nous n’en citerons que deux exemples : Cimarosa, le fameux musicien de Naples, qui par ses opéras égala au commencement du siècle ce messie de la musique, Mozart, et qui ne chercha dans la musique que l’organe le plus pénétrant de son cœur. Consalvi, jeune encore, avait le délire de la musique, cette langue sans parole qui vient du ciel et qui exprime sans mots ce que l’âme rêve et ce qui est le plus inexprimable aux langues humaines ; la musique, langue des anges, quand elle avait touché son âme, y restait à jamais comme le souvenir d’un autre monde, comme une apparition à l’âme d’un sens supérieur aux sens d’ici-bas. Il ne pouvait s’empêcher de regarder, comme un inspiré du ciel, celui qui trouvait ces chants inaccoutumés des hommes. Il entendit pour la première fois à Naples les plus beaux morceaux du jeune Cimarosa ; il en reçut une telle impression qu’elle s’immobilisa dans son cœur. La musique est la plus immaculée et la plus pure des sensations humaines. Elle fait jouir de tout ce que la religion ascétique défend de rêver, même à ses saints. Consalvi se sentit pris pour jamais de la plus tendre affection pour Cimarosa ; il parvint à le connaître ; ils contractèrent ensemble la plus impérissable affection. Le futur cardinal et l’immortel compositeur ne firent plus qu’un cœur ; il s’attacha à la femme et à la fille de Cimarosa, il s’incorpora à ce génie, et ne cessa, pendant toute sa vie, de prodiguer aux divers artistes les occasions et les faveurs que son rang dans l’Église lui permettait de prodiguer à son ami.
On voit après trente ans, dans son testament, qu’il légua (tout ce qu’il pouvait léguer) des sacrifices et des prières pour la famille de cet homme qui lui faisait aimer toujours ce qu’il avait aimé une fois. Il n’eut point le respect humain de l’amitié. Les dons de Dieu lui parurent aussi sacrés que les titres des hommes, le nom de Cimarosa lui parut digne d’honorer la dernière pensée de Consalvi.
XVI
Le second de ces exemples est une femme dont il ne prononça le nom en apparence que par nécessité, comme pour éviter les interprétations hasardées du monde : c’est celui de la duchesse de Devonshire.
La seconde duchesse de Devonshire jouissait de l’immense domaine de cette maison, et le duc l’avait épousée après la mort de sa première et célèbre épouse. Elle menait à Londres, à Paris, et surtout dans son palais de Rome et à Naples, la vie somptueuse d’une femme célèbre par sa beauté, par son esprit et par ses richesses ; elle s’était faite cosmopolite, mais surtout Italienne par passion pour le soleil et pour les arts. Elle était en réalité la reine de l’Italie ; son palais sur la place de la colonne Trajane était le palais des artistes et l’hospice de tous les voyageurs illustres. Son goût exquis dispensait la faveur, et sa faveur était celle du gouvernement romain. Elle était déjà d’un certain âge, et l’on voyait dans toute sa personne, aussi délicate que majestueuse, les traces plutôt que l’éclat de sa grande beauté. Mais sa bonté et sa grâce n’avaient pas vieilli d’un jour.
Libre de choisir parmi les plus grands hommes d’État des gouvernements d’Italie l’homme qu’elle distinguerait de son amitié, elle avait distingué, il y avait plusieurs années, le cardinal, déjà connu d’elle en 1814 à Londres. Cette connaissance l’avait attirée à Rome, où elle faisait son principal séjour. Le cardinal, tel que nous venons de le dépeindre, quoiqu’il eût à cette époque soixante ans, avait mieux que la beauté : il avait tout le charme que la renommée, le génie, l’attrait physique et moral pouvaient inspirer à une femme lasse d’amour, mais non d’empire. On disait à Rome, à cette époque, qu’un mariage secret autorisé par les règles, les traditions de l’Église et l’autorisation du Pape pour les cardinaux diacres, les unissait ; d’autres pensaient que le prince royal et le gouvernement anglais, ne pouvant avoir d’ambassadeur accrédité auprès du souverain pontife, mais très intéressés cependant à s’y faire représenter, avaient choisi pour agent confidentiel la duchesse de Devonshire, pour protéger les intérêts britanniques, par l’intermédiaire d’une Anglaise sincèrement catholique et liée intimement avec le premier ministre de Pie VII. Les habitudes de vie de Consalvi confirmant l’une ou l’autre de ces interprétations, je n’oserais pas affirmer laquelle est la plus vraie.
Ce qui est certain et ce qui était public à Rome, c’est l’intimité avouée de la duchesse et du premier ministre. Aussitôt que le cardinal avait accompli auprès du Pape ses devoirs du matin, il se rendait régulièrement auprès de son amie et s’entretenait confidentiellement avec elle dans sa chambre, assis à côté de son lit couvert de papiers et de correspondances examinés en commun. Après cette première séance, le cardinal se retirait pour aller vaquer à ses nombreuses affaires de la journée. Le soir, quand le Pape était couché et que les heures de loisir avaient sonné pour lui, sa voiture le ramenait régulièrement, de dix à onze heures, chez la duchesse environnée alors d’une étroite société d’artistes ou d’hommes politiques étrangers, composée de cinq ou six personnes agréables au cardinal. Il s’y reposait encore une heure des fatigues du jour dans un doux et libre entretien, avec l’abandon de l’intimité et de la confiance. J’y allais presque tous les jours ; c’est ainsi que j’ai pu le connaître et l’aimer ; sa bonté pour moi était si grande que, bien que l’étiquette diplomatique pour les dîners du jeudi saint chez le Pape n’autorisât pour ces invitations que les souverains et les ministres étrangers, il fit une exception en ma faveur, et il m’invita, malgré ma jeunesse et mon rang secondaire, à dîner avec le vice-roi de Naples Ferdinand et la duchesse de Floridia, son épouse, à ce banquet de têtes couronnées ou augustes. « Les écrivains, répondit-il à mon modeste refus de cette faveur, n’ont point de rangs que ceux que l’opinion leur donne. Venez toujours ; je ne vous fais point inviter comme diplomate, mais comme ami. »
XVII
Indépendamment de ces deux visites de chaque jour chez la duchesse, le peu d’instants qu’il pouvait dérober aux affaires étaient consacrés à la culture d’un petit jardin d’Alcinoüs qu’il avait acheté sur la rive du Tibre, auprès des ruines de Pont-Riltoa ; il y cultivait, comme un chartreux, quelques fruits et quelques fleurs : ainsi la culture de ses devoirs assidus auprès du Pape, la culture de l’amitié auprès d’une femme respectée et aimée, et la culture des orangers et des œillets de Rome arrosés des eaux du Tibre, étaient les seuls délassements de cet homme de la nature et de la religion.
XVIII
C’est ainsi qu’il vivait, c’est ainsi qu’il mourut. Quand les infirmités de Pie VII, aggravées accidentellement par un accident dans sa chambre qui lui rompit la clavicule, eurent précipité sa mort sainte comme sa vie, il sentit le flot des ambitions ajournées monter rapidement autour de lui dans le sacré collège pour le submerger ; il se retira, pour ne pas le voir, dans une petite et pauvre maison de campagne aux bords de la mer, non loin d’Anzio et de Rome. L’ingratitude l’avertit, il l’attendait, il dédaigna de se défendre contre elle ; il ne pouvait lui opposer que vingt ans d’heureux et fort gouvernement, la tranquillité à Rome, sa pauvreté volontaire et l’amitié de son maître. Il ne demandait à la Providence que de survivre assez de temps pour lui élever un tombeau qu’ombragerait le sien ; il en confia le dessin et l’exécution à Canova, qu’il aimait comme il avait aimé Cimarosa. Le Pape son ami étant mort, et avec lui son défenseur, il se laissa mourir.
Bel exemple pour les ministres d’une institution dont le présent se détache et qui ne peut vivre que d’honnêtes et habiles ajournements de la fatalité ; heureuse condition des pouvoirs résignés qui ne peuvent vivre que de leur innocence !