(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre I : Variations des espèces à l’état domestique »
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(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre I : Variations des espèces à l’état domestique »

Chapitre I :
Variations des espèces à l’état domestique

I. Causes de la variabilité. — II. Effet des habitudes ; corrélation de croissance ; hérédité. — III. Caractères des variétés domestiques ; difficulté de distinguer entre les variétés et les espaces ; les origines de nos variétés domestiques attribuées à une ou plusieurs espèces. — IV. Pigeons domestiques ; leurs différences et leur origine. — V. Principe de sélection appliqué depuis longtemps et ses effets. — VI. Sélection méthodique et sélection insouciante. — VII. Origine inconnue de nos produits domestiques. — VIII. Circonstances favorables au pouvoir sélectif de l’homme. — IX. Résumé.

I. Causes de la variabilité. — L’une des premières choses dont on soit frappé quand on considère les individus de la même variété ou sous-variété parmi nos plantes depuis longtemps cultivées et nos animaux domestiques les plus anciens, c’est qu’en général ils diffèrent plus les uns des autres que les individus d’espèces ou de variétés sauvages. La grande diversité des plantes ou des animaux qui sont soumis au pouvoir de l’homme, et qui ont varié à travers la suite des âges, sous les climats et les traitements les plus divers, est simplement due à ce que nos produits domestiques ont été élevés dans des conditions de vie moins uniformes et en quelque chose différentes de celles auxquelles les espèces mères ont été exposées à l’état de nature. Il y a aussi quelque probabilité dans la manière de voir d’Andrew Knight, qui admet que la variabilité est en connexion partielle avec l’excès de nourriture. Il me semble encore évident que les êtres organisés doivent être exposés pendant plusieurs générations à de nouvelles conditions de vie pour qu’il se manifeste chez eux une somme appréciable de variation, mais qu’aussitôt que l’organisation a une fois commencé à varier, elle reste généralement variable pendant de nombreuses générations. Il n’est pas d’exemple qu’une forme variable ait cessé de varier à l’état domestique : nos plus anciennes plantes cultivées, telles que le froment, produisent encore aujourd’hui des variétés nouvelles ; et nos animaux domestiques les plus anciens sont toujours susceptibles d’améliorations et de modifications rapides. On a disputé de l’âge où les causes de variabilité, quelles qu’elles soient, agissent généralement ; on s’est demandé si c’est pendant la première ou la dernière période du développement embryonnaire ou à l’instant de la conception. Les expériences de Geoffroy Saint-Hilaire ont démontré que le traitement contre nature de l’embryon cause les monstruosités ; et les monstruosités ne peuvent être distinguées par aucune ligne de démarcation fixe des simples déviations de type. Mais je suis très disposé à admettre que les causes de variabilité les plus fréquentes doivent être attribuées à ce que les organes reproducteurs du mâle et de la femelle ont été plus ou moins affectés avant l’acte de la conception. Plusieurs raisons me le font croire : la principale, c’est l’effet remarquable de la réclusion et de la culture sur les fonctions du système reproducteur, système qui paraît beaucoup plus sensible que toute autre partie de l’organisation à l’influence des changements dans les conditions de la vie. Rien n’est plus aisé que d’apprivoiser un animal ; mais rien n’est plus difficile que de l’amener à se reproduire régulièrement à l’état de réclusion, même dans les cas nombreux où le mâle et la femelle s’unissent. Combien d’animaux n’engendrent jamais, quoique vivant longtemps sous une réclusion peu sévère et dans leur pays natal ! On attribue en général ce phénomène à l’altération des instincts ; mais beaucoup de plantes cultivées déploient la plus grande vigueur, et cependant ne donnent que rarement des graines ou même jamais. On a constaté que des circonstances peu importantes en apparence, telles qu’une quantité d’eau plus ou moins grande à quelque époque particulière de la croissance, peuvent déterminer la stérilité ou la fécondité d’une plante. Je ne puis entrer ici dans le détail énorme des renseignements que j’ai recueillis sur ce curieux sujet ; mais pour donner un exemple de la singularité des lois qui gouvernent la reproduction des animaux prisonniers, je n’ai qu’à rappeler que les Carnivores, et même ceux des tropiques, se reproduisent assez volontiers en nos contrées à l’état de réclusion, à l’exception des Plantigrades ou Ursides, qui rarement donnent des petits ; tandis que les oiseaux Rapaces, sauf de très rares exceptions, ne produisent presque jamais d’œufs féconds. Beaucoup de plantes exotiques ont de même un pollen complétement inactif, exactement comme dans les hybrides les plus parfaitement stériles. Lors donc que, d’une part, des animaux et des plantes domestiques, quoique souvent faibles et malades, se reproduisent volontiers à l’état de réclusion, et que, d’autre part, des individus, pris jeunes à l’état sauvage, parfaitement apprivoisés, capables de longévité et bien portants, ce dont je pourrais fournir de nombreux exemples, ont néanmoins leur système reproducteur si profondément affecté par des causes inaperçues, qu’il est incapable de fonctionner, nous ne pouvons être surpris que ce système, quand il agit à l’état de réclusion, n’agisse pas régulièrement, et ne produise pas des petits parfaitement semblables à leurs parents. La stérilité est, dit-on, le plus grand ennemi des horticulteurs. Mais, à mon point de vue, nous devons la variabilité à la même cause qui produit la stérilité ; et la variabilité est la source de tous les plus beaux produits de nos jardins. Je pourrais ajouter que, comme certains organismes se reproduisent volontiers dans les conditions les plus contraires à la nature, montrant par là que leur système reproducteur n’a nullement été affecté, et je citerai pour exemples les Lapins et les Furets en cage, de même quelques animaux ou plantes supportent la domesticité ou la culture en ne variant que légèrement, et à peine plus peut-être qu’à l’état de nature. D’autre part, on pourrait dresser une longue liste de ces espèces cultivées essentiellement variables, que les jardiniers appellent plantes folles (sporting plants), parce que, étant reproduites au moyen de bourgeons ou de rejetons, elles assument soudain un caractère nouveau, très différent de celui de la plante mère. De tels bourgeons peuvent à leur tour se propager par greffes ou marcottes, et quelquefois par graines. Ces affolements de plantes (sports) sont extrêmement rares à l’état sauvage, mais assez fréquents sous l’action de la culture ; et, en pareil cas, l’on voit que le traitement de la plante mère a pu affecter un bourgeon ou un rejeton, sans altérer les ovules ou le pollen. Or, la plupart des physiologistes admettent qu’il n’y a aucune différence essentielle entre un bourgeon et un ovule dans les premières phases de leur développement ; de sorte qu’en fait l’affolement des plantes appuie l’opinion qui attribue en grande partie la variabilité à ce que les ovules ou le pollen, et quelquefois tous les deux, ont été affectés par le traitement que l’individu reproducteur a subi avant l’acte de la conception. Ces divers cas montrent aussi que la variabilité n’est pas en connexion nécessaire avec l’acte générateur, ainsi que quelques auteurs l’ont supposé. Les jeunes plants provenant du même fruit et les petits de la même portée diffèrent quelquefois considérablement les uns des autres, ainsi que l’a remarqué Muller, quoique les parents, aussi bien que leur postérité, aient tous été, au moins en apparence, exactement exposés aux mêmes conditions de vie. Cela prouve le peu d’importance de l’effet direct des circonstances extérieures, en comparaison des lois puissantes de reproduction, de croissance et d’hérédité. Car si l’influence des conditions de vie était immédiate et directe, l’un des petits ou descendants ayant varié, tous auraient varié de la même manière. En cas de variation, il est très difficile d’estimer ce qui provient de l’action directe de la chaleur, de l’humidité, de la lumière, de la nourriture, etc., etc. J’estime que de tels agents ne peuvent produire que de très petits effets en ce qui concerne les animaux, mais ils paraissent agir davantage sur les plantes48. Quand tous ou presque tous les sujets exposés à certaines conditions déterminées sont affectés de la même manière, il semble d’abord que le changement soit directement dû à l’influence de ces mêmes conditions ; mais on peut objecter qu’en bien des cas des circonstances extérieures tout à fait opposées ont produit des changements identiques. Néanmoins on peut, je pense, attribuer quelque légère somme de variation à l’action directe des conditions extérieures ; tel est, en quelques cas, l’accroissement de la taille provenant d’une augmentation de nourriture, la couleur, d’aliments particuliers, et peut-être l’épaisseur de la fourrure, du climat.

II. Effets des habitudes, corrélation de croissance, hérédité. — Les habitudes ont aussi une influence marquée sur des plantes transportées d’un climat sous un autre à l’époque de la floraison. Parmi les animaux, cet effet est plus visible. Par exemple, j’ai trouvé que les os de l’aile pesaient moins et les os de la cuisse plus, par rapport au poids entier du squelette, chez le Canard domestique que chez le Canard sauvage ; et il est à présumer que ce changement provient de ce que le Canard domestique vole moins et marche plus que son congénère sauvage. Le grand développement, transmissible par héritage, des mamelles des Vaches et des Chèvres, en comparaison de l’état de ces organes en d’autres contrées, est encore un exemple des effets de l’usage. On ne pourrait citer un seul de nos animaux domestiques qui n’ait pas en quelque contrée les oreilles pendantes. Quelques auteurs ont attribué cet effet au défaut d’exercice des muscles de l’oreille, l’animal étant plus rarement alarmé par quelque danger, et cette opinion semble très probable. Un assez grand nombre de lois gouvernent la variabilité ; quelques-unes d’entre elles sont vaguement connues, et je les mentionnerai plus tard brièvement. Je veux seulement parler ici de ce qu’on peut appeler la corrélation de croissance. Un changement quelconque dans l’embryon ou la larve entraîne toujours un changement correspondant chez l’animal adulte. Dans les monstruosités, les effets de corrélation entre des parties complétement distinctes sont des plus curieux. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire en donne de nombreux exemples dans son grand travail sur ce sujet. Les éleveurs admettent en règle que de longs membres sont presque toujours accompagnés d’une tête allongée. Quelques exemples de corrélation semblent purement capricieux : ainsi les Chats blancs avec des yeux bleus sont invariablement sourds. Certaines couleurs et certaines particularités de constitution s’appellent réciproquement. D’après les observations recueillies par Heusinger, il paraîtrait que les Moutons et les Cochons blancs sont affectés par les poisons végétaux d’une autre manière que les individus d’autres couleurs. Le professeur Wyman m’a récemment communiqué une preuve de ce fait. Il demandait à quelques cultivateurs de la Floride pourquoi tous leurs Cochons étaient noirs ; ils lui répondirent que ces animaux mangeaient de la racine teinte (Lachnanthes) qui colore leurs os en rouge et qui fait tomber les sabots de toutes les variétés, sauf des noirs. L’un d’eux ajouta : « Nous choisissons, pour les élever, tous les individus noirs d’une portée, parce qu’ils ont seuls quelque chance de vivre. » Les Chiens chauves ont les dents imparfaites. On a constaté que les animaux à poil long ou rude sont disposés à avoir des cornes longues et nombreuses. Les Pigeons pattus ont une membrane entre leurs orteils extérieurs. Ceux qui ont le bec court ont de petits pieds ; et ceux qui ont un long bec, de grands pieds. En conséquence, si l’on choisit les sujets modifiés, et qu’on augmente constamment par accumulation une particularité quelconque de leur organisation, il en résultera que, même sans en avoir l’intention, on modifiera d’autres parties de l’organisme, en vertu des lois mystérieuses de la corrélation de croissance. Le résultat des lois si nombreuses, complétement ignorées ou vaguement comprises, de la variabilité, est infiniment complexe et diversifié. Il est d’une haute importance d’étudier avec soin les divers traités publiés sur quelques-unes de nos plantes cultivées, telles que la Jacinthe, la Pomme de terre, même le Dahlia, etc. On est réellement surpris d’y voir sous quel nombre infini de rapports les variétés et sous-variétés diffèrent légère ment les unes des autres en structure et en constitution. Leur organisation tout entière semble être devenue plastique, et tend à s’éloigner au moins en quelque degré de celle du type originel. Toute variation intransmissible par héritage est sans importance pour nous. Mais les déviations transmissibles, qu’elles soient de petite ou de grande importance physiologique, sont extrêmement fréquentes et présentent une diversité presque infinie. Le traité du docteur Prosper Lucas, en deux gros volumes, est le meilleur et le plus substantiel de ceux qui ont été écrits sur ce sujet. Il n’est aucun éleveur qui révoque en doute la force des tendances héréditaires. Le semblable produit le semblable : tel est leur axiome fondamental. Les auteurs théoriciens sont seuls à en suspecter la valeur absolue. Lorsqu’une déviation de structure réapparaît souvent, et qu’on la voit à la fois chez le père et chez l’enfant, on ne peut savoir si elle n’est pas due à ce que les mêmes causes ont agi sur l’un comme sur l’autre ; mais lorsque parmi des individus apparemment exposés aux mêmes conditions, quelque déviation très rare, causée par un concours extraordinaire de circonstances, apparaît chez un seul individu, parmi des millions qui n’en sont point affectés, et qu’ensuite elle réapparaît chez l’enfant, le seul calcul des probabilités nous force presque à attribuer sa réapparition à l’hérédité. Chacun a entendu parler de cas d’albinisme, de peau épineuse, de villosité, etc., revenant avec intermittence chez plusieurs membres de la même famille. Si donc des déviations de structure étranges et rares s’héritent réellement, on doit admettre que des déviations moins extraordinaires et même communes sont transmissibles. Peut-être que la meilleure manière de résumer la question serait de considérer l’hérédité des caractères comme la règle, et leur intransmission comme l’anomalie. Les lois de l’hérédité sont complétement inconnues. Nul ne peut dire pourquoi une particularité qui apparaît chez divers individus de la même espèce, ou chez des individus d’espèces différentes, quelquefois s’hérite et d’autres fois ne s’hérite pas ; pourquoi certains caractères des aïeux paternels ou maternels, ou même d’aïeux plus éloignés, réapparaissent souvent chez l’enfant ; pourquoi un caractère particulier se transmet d’un sexe, soit aux deux, soit plus souvent à un seul, mais non pas exclusivement au sexe semblable. C’est un fait de quelque importance pour nous que des particularités qui apparaissent seulement chez les mâles de nos espèces domestiques, se transmettent soit exclusivement, soit au moins beaucoup plus souvent aux seuls mâles. Il est une règle beaucoup plus importante, et à laquelle je crois qu’on peut se fier : à quelque phase de la vie qu’apparaisse pour la première fois une particularité d’organisation, elle tend à réapparaître chez les descendants à un âge correspondant, quoique parfois un peu plus tôt. En des cas nombreux, il n’en saurait être autrement : ainsi les caractères héréditaires des cornes du bétail ne peuvent se montrer que vers l’âge adulte, comme les modifications qui surviennent chez les vers à soie doivent se manifester à l’âge correspondant de chenille ou de cocon. Mais les maladies ou infirmités héréditaires et quelques autres faits me font penser que la règle a une plus large extension ; et que, même lorsqu’il n’y a aucune raison apparente pour qu’une modification particulière survienne à un certain âge, cependant elle tend à revenir chez le descendant à la même époque où elle était apparue chez l’ancêtre. Je considère cette règle comme d’une grande importance pour expliquer les lois de l’embryologie. Ces remarques se bornent naturellement à la première apparition extérieure de la modification, et non pas à ses causes premières, qui peuvent avoir agi, soit sur les ovules, soit sur les éléments mâles : ainsi, chez le descendant d’une vache à petites cornes et d’un taureau à cornes longues, l’accroissement de cet organe, bien que ne se manifestant que tard dans la vie, est évidemment dû à l’élément paternel.

III. Caractères des variétés domestiques. — Difficulté de distinguer entre les variétés et les espèces. — Origine de nos variétés domestiques attribuée à une ou plusieurs espèces. — J’ai fait allusion aux tendances de réversion à d’anciens caractères perdus. Je dois mentionner ici une observation souvent faite par des naturalistes : c’est que nos variétés domestiques, en redevenant sauvages, reprennent graduellement, mais constamment, les caractères de leur type originel. De là on a voulu conclure qu’on ne pouvait tirer aucune induction des races domestiques aux races sauvages. Je me suis vainement efforcé de découvrir sur quels faits décisifs repose cette proposition si souvent et si hardiment renouvelée. Ce que nous pourrions affirmer en toute sécurité, c’est qu’un grand nombre de nos races domestiques les plus distinctes ne sauraient vivre à l’état sauvage. En beaucoup de cas, nous ignorons quel en a été le type originel. Nous ne pourrions donc décider, avec connaissance de cause, si le retour à ce type est ou non parfait ; et, afin de prévenir les croisements qui troubleraient l’expérience, il serait nécessaire qu’une seule variété fût rendue à la liberté de nature dans la contrée qu’elle habite actuellement. Néanmoins, comme nos variétés reviennent certainement en quelques occasions aux caractères de leurs ancêtres, il ne me semble pas improbable que, si nous pouvions réussir à naturaliser ou même à cultiver, pendant de longues générations, les différentes races du Chou, par exemple, en un sol très pauvre, elles ne revinssent, jusqu’à certain point ou même complétement, au type sauvage originel ; mais, en pareil cas, il faudrait encore attribuer quelque effet à l’action directe de la pauvreté du sol. Que l’expérience réussisse ou non, ce ne serait d’ailleurs pas de grande importance pour notre argumentation, puisque, par suite de l’expérience même, les conditions d’existence auraient changé. Si l’on pouvait démontrer que nos variétés domestiques manifestent une forte tendance de réversion ; si elles perdaient leurs caractères acquis, lors même qu’elles restent soumises aux mêmes influences, pendant qu’elles sont maintenues en nombre considérable et que les croisements peuvent arrêter, par le mélange des variétés, toute légère déviation de leur structure ; alors j’accorderais que nous ne pouvons rien induire de nos variétés domestiques aux espèces à l’état de nature. Mais il n’est pas l’ombre d’une preuve en faveur de cette supposition. Affirmer que nous ne pourrions perpétuer nos Chevaux de trait ou de course, notre bétail à cornes longues ou courtes, nos volailles de toute espèce et nos légumes succulents pendant un nombre infini de générations, ce serait contraire à toute expérience. Je pourrais ajouter qu’à l’état de nature, quand les conditions de vie viennent à changer, des variations ou des réversions de caractères ont probablement lieu ; mais, comme nous l’expliquerons tout à l’heure, la sélection naturelle détermine à quel degré les caractères nouvellement acquis peuvent se perpétuer. Ainsi que nous l’avons déjà dit, on observe généralement dans chaque race domestique une moins grande uniformité de caractères que dans les espèces sauvages. Certaines races domestiques d’une même espèce ont souvent un aspect en quelque sorte monstrueux ; c’est-à-dire que, différentes les unes des autres, ainsi que des autres espèces du même genre, dans leur organisation générale, elles présentent souvent des différences extrêmes dans un seul de leurs organes, soit qu’on les compare ensemble, soit surtout qu’on les compare avec les espèces sauvages qui sont leurs alliées naturelles les plus proches. Excepté à ce point de vue, en y joignant la grande fécondité des variétés croisées, sujet que nous discuterons plus tard, les races domestiques de la même espèce diffèrent les unes des autres de la même manière, mais dans la plupart des cas à un moindre degré que les espèces voisines ou proches alliées du même genre à l’état de nature. Ce qui donne toute évidence à cette règle, c’est qu’il n’y a presque point de races domestiques, soit parmi les animaux, soit parmi les plantes, qui n’aient été considérées, par des juges compétents, comme les descendants d’autant d’espèces originelles distinctes, et par d’autres, non moins capables, comme de simples variétés. Si quelque distinction tranchée existe entre les races domestiques et les espèces, cette source de doutes ne se représenterait pas si fréquemment. On a souvent répété que les races domestiques ne diffèrent pas entre elles par des caractères ayant une valeur générique ; mais on peut démontrer que cette remarque n’offre aucune généralité. Les naturalistes eux-mêmes sont bien loin d’être d’accord quant à la détermination des caractères génériques, et toutes les évaluations actuelles sur ce point sont purement empiriques. De plus, d’après la théorie de l’origine des genres que j’expose plus loin, on verra que nous ne pouvons espérer de rencontrer très souvent des différences génériques dans nos productions domestiques. D’ailleurs, dès qu’on essaye d’estimer la valeur des différences de structure qui distinguent nos races domestiques de la même espèce, on se perd aussitôt dans le doute si elles sont descendues d’une ou plusieurs espèces mères. Ce problème offrirait le plus grand intérêt, s’il pouvait être résolu. Si, par exemple, on pouvait prouver que le Lévrier, le Limier, le Terrier, l’Épagneul et le Bouledogue, dont les races se sont, à notre connaissance, propagées si pures, sont les descendants de quelque espèce unique ; alors de pareils faits auraient un grand poids pour nous faire douter de l’immutabilité d’un grand nombre d’espèces sauvages étroitement alliées, comme seraient, par exemple, les nombreuses races de Renards qui habitent en différentes parties du globe. Je ne crois pas, et l’on verra tout à l’heure pourquoi, que la somme des différences constatées entre nos diverses races de Chiens se soit produite entièrement à l’état de domesticité ; je pense, au contraire, qu’une part de ces différences est due à ce que nos races canines descendent de plusieurs espèces sauvages distinctes. À l’égard de quelques autres animaux domestiques, il y a des présomptions, ou même une forte évidence, pour faire admettre que toutes les variétés qu’on possède sont descendues d’un seul type sauvage. On a souvent supposé que l’homme avait choisi pour les dompter des animaux et des plantes doués d’une tendance extraordinaire, mais naturelle et innée, à varier, comme aussi à supporter des climats très divers. Je ne nierai point que l’une et l’autre de ces facultés n’aient ajouté largement à la valeur de nos produits domestiques ; mais comment un sauvage aurait-il pu savoir, lorsque pour la première fois il a apprivoisé un animal, que sa race varierait dans la suite des générations, et serait capable de supporter d’autres climats ? L’étroite faculté de variation de l’Âne ou du Dindon, l’impossibilité où est le Renne d’endurer la chaleur, ou l’incapacité du Chameau à supporter le froid, ont-elles empêché leur domestication ? Je ne puis douter que, si d’autres animaux ou d’autres plantes, en nombre égal à celui de nos espèces domestiques et appartenant de même à diverses classes et à diverses contrées, étaient pris à l’état de nature pour se reproduire en domestication pendant un pareil nombre de générations, ils ne varient autant, en moyenne, qu’ont varié les espèces mères de nos races domestiques actuelles. Pour la plupart de nos plantes les plus anciennement cultivées et de nos animaux domptés déjà depuis de longs siècles, il est impossible de décider définitivement s’ils descendent d’une ou de plusieurs espèces sauvages. L’argument principal sur lequel s’appuient ceux qui croient à leur multiple origine, c’est que nous trouvons jusque dans les récits les plus anciens, et en particulier sur les monuments de l’Égypte, une grande diversité dans les races qui existaient alors : c’est que plusieurs d’entre elles ont une ressemblance frappante et sont peut-être identiques à celles qui existent encore aujourd’hui. Lors même que ce dernier ordre de faits serait plus exactement et plus généralement vrai qu’il ne me semble l’être en réalité, que prouverait-il, sinon que quelques-unes de nos races existaient en ces contrées il y a plus de quatre ou cinq mille ans ? Depuis la découverte récente d’instruments de silex taillé dans les dépôts diluviens de la France et de l’Angleterre, on ne peut plus douter que l’Homme, dans un état de civilisation assez avancé pour lui permettre d’avoir des armes travaillées, n’existât déjà à une époque extrêmement reculée ; et nous savons qu’aujourd’hui il est à peine une tribu, si barbare qu’elle soit, qui n’ait domestiqué au moins le Chien. L’origine de la plupart de nos espèces domestiques restera probablement à jamais douteuse. Mais je puis déclarer ici qu’à l’égard du Chien, après un laborieux examen de tous les faits connus, je suis arrivé à conclure que plusieurs espèces sauvages de Canides ont été domptées et que leur sang, plus ou moins mêlé, coule dans les veines de nos nombreuses races domestiques. À l’égard des Moutons et des Chèvres, je ne puis me former aucune opinion arrêtée. D’après les faits qui m’ont été communiqués par M. Blyth sur les habitudes, la voix, la constitution, etc., du Zébu de l’Inde, il est probable qu’il descend d’un autre type originel que nos Bœufs européens ; et plusieurs juges compétents pensent que ceux-ci ne proviennent même pas d’un type sauvage unique. Cette manière de voir peut être considérée comme presque définitivement établie par les admirables recherches faites récemment par le professeur Rütimeyer49. Quant aux Chevaux, par des raisons qu’il serait trop long d’exposer ici, je suis incliné à croire, mais non sans quelque doute, et contrairement à ce que pensent plusieurs auteurs, que toutes nos races descendent d’une même souche sauvage. M. Blyth, dont la science profonde et variée me fait évaluer l’opinion très haut, pense que toutes nos races volatiles proviennent du Coq d’Inde commun (Gallus bankiva). J’ai possédé moi-même des individus vivants de presque toutes les races, je les ai croisés, j’en ai examiné les squelettes, et je suis arrivé à des conclusions semblables dont j’exposerai les bases dans un prochain ouvrage. Pour ce qui est des Canards et des Lapins, dont les races diffèrent considérablement entre elles, les faits connus disposent cependant à croire qu’elles descendent toutes du Canard sauvage et du Lapin commun. Le système de la multiplicité d’origine de nos races domestiques a été poussé à l’extrême et à l’absurde par quelques naturalistes. Ils admettent que toute race qui se reproduit pure, si légers que soient ses caractères distinctifs, a eu son prototype sauvage. D’après cela, il aurait dû exister, en Europe seulement, une foule d’espèces de Bœufs sauvages, autant d’espèces de Moutons, plusieurs sortes de Chèvres. Il en aurait existé plusieurs, rien que dans les limites de la Grande-Bretagne : un auteur a affirmé que ce pays doit avoir renfermé onze espèces de Moutons sauvages qui lui étaient propres ! Lorsque nous nous rappelons que l’Angleterre possède à peine aujourd’hui un mammifère qui lui soit particulier, que la France en a peu qui soient distincts de ceux de l’Allemagne et réciproquement, qu’il en est de même de la Hongrie, de l’Espagne, etc. ; mais qu’en revanche chacun de ces États possède plusieurs races particulières de Bœufs, de Moutons, etc., il nous faut admettre que de nombreuses races domestiques se sont produites en Europe ; car, d’où pourrions-nous les croire descendues, puisque les diverses contrées qu’elle renferme ne possèdent pas un nombre égal d’espèces sauvages particulières qu’on puisse considérer comme leurs types originels ? Il en est de même dans l’Inde. Même à l’égard des Chiens domestiques du monde entier, que je regarde comme descendus de plusieurs espèces sauvages, on ne saurait douter que là encore il ne se soit produit une somme immense de variations héréditaires. Qui croirait jamais que des animaux très semblables au Lévrier italien, au Limier, au Bouledogue, au Carlin, ou à l’Épagneul Bleinheim, etc., tous différents des Canidés sauvages, aient jamais existé à l’état de nature ? On a souvent répété oiseusement que toutes nos races de Chiens ont été produites par le croisement de quelques formes originales ; mais par le croisement on peut obtenir seulement des formes, en quelque degré intermédiaires entre leurs parents ; et, si nous avons recours à un pareil procédé pour expliquer l’origine de nos diverses races domestiques, il faut admettre alors l’existence préalable des formes les plus extrêmes, telles que le Lévrier italien, le Limier, le Bouledogue, etc., à l’état sauvage. De plus, la possibilité de produire des races distinctes à l’aide de croisements a été beaucoup exagérée. On connaît des faits nombreux montrant qu’une race peut être modifiée par des croisements accidentels, si l’on prend soin de choisir soigneusement les descendants croisés qui présentent le caractère désiré ; mais qu’on puisse obtenir une race presque intermédiaire entre deux autres très différentes, j’ai quelque peine à le croire. Sir J. Sebright a fait des expériences expressément dirigées dans ce but, et n’a pu réussir. Les produits du premier croisement entre deux races pures sont en général assez uniformes et quelquefois parfaitement identiques, ainsi que je l’ai vu pour les Pigeons. Les choses semblent donc assez simples jusque-là ; mais lorsque ces métis sont croisés à leur tour les uns avec les autres pendant plusieurs générations, rarement il se trouve deux sujets qui soient semblables ; et c’est alors qu’apparaît l’extrême difficulté, ou plutôt l’entière impossibilité de la tâche. Il est certain qu’une race intermédiaire entre deux formes très distinctes ne peut être obtenue que par des soins extrêmes et par une sélection longtemps continuée ; encore ne saurais-je trouver un seul cas reconnu où une race permanente se soit formée de cette manière.

IV. Des races de Pigeons domestiques. — Le meilleur moyen d’arriver à une solution dans toute question d’histoire naturelle, c’est toujours d’étudier quelque groupe spécial. Après en avoir bien délibéré, j’ai donc choisi le groupe des Pigeons pour en faire le sujet de mes observations. J’ai rassemblé toutes les races que j’ai pu me procurer. De plus, j’ai été aidé de la manière la plus aimable par l’hon. W. Elliot et par l’hon. C. Murray, qui m’ont envoyé des peaux provenant de diverses parties du monde, et particulièrement de la Perse et de l’Inde. Je me suis en outre procuré un grand nombre de traités publiés en différentes langues sur les Pigeons, et quelques-uns d’entre eux ont une haute valeur par leur antiquité. Je me suis enfin associé avec plusieurs célèbres amateurs de Pigeons et j’ai fait partie de deux « Pigeon-clubs » de Londres. La diversité des races est vraiment étonnante. Que l’on compare le Pigeon Messager anglais (English carrier, C. tabellaria) avec le Pigeon Culbutant à courte face (Tumbler, C. gyratrix), on verra quelles surprenantes différences dans leur bec amènent des différences correspondantes dans leur crâne. Le Messager, et surtout le mâle, présente un remarquable, développement de la caroncule autour de la tête, avec une grande élongation des paupières, de larges orifices nasaux et une grande ouverture du bec. Le Pigeon Culbutant à courte face a un bec de forme presque semblable à celui d’un Passereau ; et le Culbutant commun a la singulière habitude de voler à une grande hauteur en troupe compacte, pour faire ensuite la culbute en l’air au moment de redescendre50. Le Pigeon Romain (Runt, C. hispanica, C. campana) est un oiseau de grande taille, avec un gros bec et de grands pieds ; quelques sous-variétés ont un très long cou, d’autres de longues ailes et une longue queue, d’autres une queue extrêmement courte. Le Barbe ou Pigeon Polonais (Barb., Barbarica) est allié au Messager, mais son bec, au lieu d’être très long, est au contraire très court et très large. Le Boulan ou Pigeon Grosse-Gorge (Pouter, C. gutturosa) a le corps, les ailes et la queue allongés. Il enfle avec orgueil son énorme jabot d’une manière étonnante et même risible. Le Turbit ou Pigeon à cravate (C. turbita) a un bec court et conique, une rangée de plumes retroussées le long du sternum, et l’habitude de gonfler la partie supérieure de son œsophage. Le Jacobin ou Pigeon Nonain (C. cucullata) a les plumes tellement retroussées sur le revers du cou, qu’elles lui forment comme un capuchon, et, proportionnellement à sa taille, les plumes des ailes et de la queue très longues. Le Trompette, Pigeon Tambour ou Glou-Glou (C. tympanisans) et le Rieur51, ainsi que leurs noms l’indiquent, font entendre un roucoulement très différent de celui des autres races. Le Pigeon-Paon (Fantail, C. laticauda) a trente et même quarante plumes à la queue, au lieu de douze ou quatorze, nombre normal dans tous les membres de la grande famille des Pigeons ; et ces plumes se tiennent si étalées et si redressées que, dans les bonnes races, la tête et la queue se rejoignent ; mais la glande oléifère est complétement avortée. On pourrait mentionner d’autres races moins distinctes. Dans le squelette des diverses races, le développement des os de la face, tant en longueur et largeur qu’en courbure, diffère énormément. La forme et les proportions de la mâchoire inférieure varient d’une manière très remarquable. Le nombre des vertèbres caudales et lombaires varie, ainsi que le nombre des côtes et des apophyses. La largeur et la forme des ouvertures du sternum sont très variables, de même que l’angle et la longueur des deux branches de la fourchette. La largeur proportionnelle de l’ouverture du bec ; la longueur relative des paupières, les dimensions de l’orifice des narines et celles de la langue, qui n’est pas toujours en exacte corrélation avec, la longueur du bec ; le développement du jabot ou de la partie supérieure de l’œsophage ; le développement ou l’avortement de la glande oléifère ; le nombre des plumes primaires et caudales ; la longueur relative des ailes et de la queue, soit entre elles, soit par rapport au corps ; la longueur relative des jambes et des pieds ; le nombre des écailles des doigts ; le développement de la membrane entre ces derniers, sont autant de parties variables dans leur structure générale. L’époque à laquelle le plumage atteint sa perfection varie de même, ainsi que le duvet dont les petits nouvellement éclos sont revêtus. La forme et la grandeur des œufs sont aussi variables. Le vol, et, en quelques races, la voix et les instincts, présentent des diversités remarquables. Enfin, en certaines variétés, les mâles et les femelles sont arrivés à différer notablement les uns des autres. On pourrait rassembler un choix de Pigeons tel qu’un ornithologiste, auquel on les donnerait pour des oiseaux sauvages, les rangerait certainement comme autant d’espèces bien distinctes. Aucun ornithologiste ne voudrait placer le Messager Anglais, le Culbutant à courte face, le Romain, le Barbe, le Grosse-Gorge et le Pigeon-Paon dans le même genre, d’autant plus qu’on pourrait lui montrer dans chacune de ces races plusieurs sous-variétés de descendance pure, c’est-à-dire d’espèces, comme il les appellerait sans aucun doute. Si grandes que soient les différences entre les races de Pigeons, je me range pleinement à l’opinion commune des naturalistes qui les croient toutes descendues du Pigeon de roche, le Biset52 (Rock-Pigeon, C. livia), en comprenant sous ce nom plusieurs races géographiques ou sous-espèces qui ne diffèrent les unes des autres que sous les rapports les plus insignifiants. Comme plusieurs des raisons qui m’ont amené à cette opinion sont en quelques degrés applicables à d’autres cas, je les exposerai succinctement. Si les diverses races de nos Pigeons ne sont pas des variétés et ne procèdent pas du Biset, il faut alors qu’elles descendent d’au moins sept ou huit types originels ; car il serait impossible de reproduire les races domestiques actuellement existantes par les croisements réciproques d’un moindre nombre. Comment, par exemple, pourrait-on arriver à faire un Grosse-Gorge par le croisement de deux espèces, à moins que l’une d’elles ne possédât l’énorme jabot caractéristique ? Les types originels supposés doivent tous avoir été des Pigeons de roche, c’est-à-dire des espèces qui ne perchaient ou ne nichaient pas volontiers sur les arbres. Mais, outre la Columba livia et ses sous-espèces géographiques, on connaît seulement deux ou trois autres espèces de Pigeons de roche, et elles ne présentent aucun des caractères des races domestiques. Il faudrait donc, ou que les espèces originelles supposées existassent encore dans les contrées où elles furent primitivement domestiquées, et qu’elles soient néanmoins inconnues aux ornithologistes, ce qui semble fort improbable, si l’on considère leur taille, leurs habitudes et leur remarquable caractère, ou bien qu’elles se soient éteintes à l’état sauvage. Mais des oiseaux nichant sur des précipices et doués d’un vol puissant ne sont pas si facilement exterminés ; et le Biset commun, qui a les mêmes habitudes que les races domestiques, n’a pas été détruit, même sur plusieurs des plus petits îlots britanniques, ou sur les bords de la Méditerranée. L’hypothèse de la destruction complète de tant d’espèces, ayant des habitudes semblables à celles du Biset, me semble donc une supposition bien hardie. De plus, les diverses races domestiques déjà nommées ont été transportées dans toutes les parties du monde ; quelques-unes d’entre elles doivent donc s’être retrouvées dans leur pays natal ; mais pas une seule n’y est jamais redevenue sauvage, quoique le Pigeon de colombier, qui n’est autre que le Biset très peu altéré, se soit naturalisé en quelques contrées. Toutes les expériences les plus récentes montrent combien il est difficile d’amener les animaux sauvages à se reproduire régulièrement en domesticité ; cependant, selon l’hypothèse des origines multiples de nos Pigeons, il faudrait admettre qu’au moins sept ou huit espèces ont été assez complétement apprivoisées, dans les temps anciens et par des hommes à demi civilisés, pour être parfaitement fécondes à l’état de réclusion. Un autre argument qui me semble de grand poids, et qui peut s’appliquer à plusieurs autres cas fort analogues, c’est que les races susmentionnées, bien que généralement assez semblables au Biset dans leur constitution, leurs habitudes, leur voix, leur couleur et la plupart de leurs organes, sont néanmoins très anormales dans d’autres parties de leur structure. On chercherait vainement dans toute la famille des Colombins un bec semblable à celui du Messager anglais, du Culbutant à courte face ou du Barbe ; des plumes retroussées comme celles du Jacobin ; un jabot pareil à celui du Pigeon Grosse-Gorge ; des plumes caudales comparables à celles du Pigeon-Paon. Il faudrait donc en conclure non seulement que des hommes à demi civilisés ont réussi à apprivoiser complétement plusieurs espèces de Pigeons, mais que, par hasard, ou avec une intention déterminée, ils ont choisi les espèces les plus extraordinaires et les plus anormales ; de plus, il faudrait encore admettre que toutes ces espèces se sont éteintes depuis ou sont demeurées inconnues. Or, un tel concours de circonstances extraordinaires présente le plus haut degré d’improbabilité. Quelques faits concernant la couleur des Pigeons méritent qu’on s’y arrête. Le Biset est bleu ardoise, avec le croupion d’un blanc pur ; et chez la sous-espèce indienne, la C. intermedia de Strickland, il est bleuâtre ; la queue a une barre terminale noire, avec les bases des plumes des côtés extérieurement bordées de blanc ; les ailes ont deux barres noires, et quelques races semi-domestiques, ainsi que quelques autres qui semblent de pures races sauvages, ont, en outre des deux barres obscures, les ailes marquetées de noir. Ces divers signes ne se retrouvent jamais tous ensemble chez aucune autre espèce sauvage de la famille : tandis que chez chacune des espèces domestiques, même en ne considérant que des oiseaux de races bien pures, toutes ces marques, jusqu’au bord blanc des plumes caudales externes, réapparaissent quelquefois parfaitement développées. De plus, lorsque des oiseaux appartenant à deux ou plusieurs races distinctes sont croisés, et que nul d’entre eux n’est bleu ou ne porte aucune des marques dont nous venons de parler, cependant les métis se montrent très disposés à les acquérir soudainement. J’en donnerai un exemple que j’ai moi-même observé. J’ai croisé quelques Pigeons-Paons entièrement blancs, et de race très pure, avec quelques Barbes noirs, et je dois dire que les Barbes de variété bleue sont si rares, que jamais je n’en ai vu d’exemple en Angleterre : les oiseaux que j’obtins étaient noirs, bruns et bigarrés. Je croisai de même un Barbe avec un Pigeon Spot, blanc avec une queue rouge et une tache rouge sur le haut de la tête, et qui se reproduisait aussi sans variation : les métis furent brunâtres et bigarrés. Alors je croisai l’un des métis Barbe-Paon avec un métis Barbe-Spot, et ils me donnèrent un oiseau d’un aussi beau bleu qu’aucun Pigeon de race sauvage, ayant le croupion blanc, la double barre noire des deux ailes, et les plumes externes de la queue barrées de noir et bordées de blanc. Si toutes les races de Pigeons domestiques descendent du Pigeon Biset, ces faits s’expliquent par le principe bien connu de réversion aux caractères des aïeux, principe, il est vrai, dont j’ai toujours vu l’action renfermée dans les limites de la seule couleur, au moins d’après toutes les observations que j’ai pu faire. Si l’on nie l’origine unique de toutes nos races de Pigeons, il faut alors faire une des deux suppositions suivantes, l’une. et l’autre fort improbables : ou bien tous les divers types originaux étaient colorés et marqués comme le Biset, bien que nulle autre espèce existante ne présente les mêmes caractères, de manière qu’en chaque race il y ait une tendance à revenir à cette couleur et à ces marques ; ou bien il faut que chaque race, même la plus pure, ait, dans l’intervalle d’une douzaine ou tout au moins d’une vingtaine de générations, été croisée avec le Biset ; et je dis douze ou vingt générations, parce qu’on ne connaît pas d’exemples qu’un descendant ait jamais manifesté quelque tendance de réversion vers un ancêtre accidentel plus éloigné. Dans une race croisée une seule fois avec une race distincte, la tendance de réversion aux caractères dérivés de ce croisement devient de moins en moins forte, en raison de ce qu’à chaque génération successive il y a une quantité toujours moindre de sang étranger ; mais, au contraire, lorsqu’il n’y a eu aucun croisement avec une race distincte, et qu’il se manifeste cependant chez l’un et l’autre parents une tendance à revenir à un caractère perdu pendant un certain nombre de générations, cette tendance, d’après tout ce que l’on a pu voir, peut se transmettre sans affaiblissement pendant un nombre indéfini de générations. Ces deux cas très distincts sont souvent confondus par ceux qui ont écrit sur l’hérédité. Il faut enfin observer que les hybrides ou métis provenant de toutes les races de Pigeons domestiques sont parfaitement féconds : je puis l’affirmer d’après mes propres observations faites à dessein sur les races les plus distinctes. Il est difficile au contraire, et peut-être impossible, de citer un seul exemple d’hybrides provenant de deux espèces évidemment distinctes qui se soient montrés cependant parfaitement féconds. Quelques auteurs supposent qu’une longue domesticité diminue cette forte tendance à la stérilité. D’après ce qu’on sait des Chiens, cette hypothèse présente un haut degré de probabilité, si on ne l’applique qu’à des espèces étroitement alliées, bien que pourtant il faille avouer qu’elle n’est appuyée sur aucune expérience. Mais quant à l’étendre si loin que de supposer que des espèces originairement aussi distinctes que les Messagers, les Culbutants, les Grosses-Gorges et les Pigeons-Paons le sont aujourd’hui, puissent produire des hybrides féconds entre eux, cela me semble d’une hardiesse extrême. Je me résume : il y aurait toute improbabilité à supposer que l’homme eût apprivoisé sept ou huit espèces de Pigeons capables de se reproduire entre elles à l’état domestique ; ces espèces supposées sont inconnues à l’état sauvage ; elles ne sont nulle part retournées à cet état ; elles ont en outre des caractères anormaux à certains égards, si on les compare avec d’autres Colombins, quoiqu’elles soient très semblables sous d’autres aspects au Biset ; la couleur bleue et les diverses marques propres à ce dernier réapparaissent d’ailleurs en toutes les races pures ou croisées ; et enfin, leurs produits métis sont parfaitement féconds. De l’ensemble de ces diverses raisons nous pouvons conclure avec sécurité que toutes nos races domestiques descendent de la Colomba livia et de ses sous-espèces géographiques53. En faveur de cette opinion, je puis ajouter encore quelques arguments : c’est d’abord que la Columba livia ou le Biset s’est trouvé propre à la domestication en Europe et dans l’Inde, et qu’il y a une grande analogie entre ses habitudes et diverses parties de son organisation, et l’organisation et les habitudes des races domestiques. Secondement, quoiqu’un Messager Anglais ou un Culbutant à courte face diffère immensément à certains égards du Biset, cependant, si l’on compare les différentes sous-races de ces variétés, et plus spécialement celles qu’on a importées de contrées lointaines, il est possible de reconstituer des séries presque parfaites entre les formes les plus extrêmes. Troisièmement, les principaux caractères distinctifs de chaque race, tels que le barbillon et la longueur du bec du Messager, le bec si court du Culbutant et le nombre des plumes caudales du Pigeon-Paon, sont extrêmement variables, et l’explication évidente de ce fait ressortira de ce que nous avons à dire plus loin au sujet de la sélection naturelle. Quatrièmement, les Pigeons ont été l’objet des soins les plus vigilants de la part d’un grand nombre d’amateurs ; ils sont domestiqués depuis des milliers d’années en différentes parties du monde : la mention la plus ancienne qu’on en trouve dans l’histoire, remonte à la cinquième dynastie égyptienne, environ trois mille ans avant notre père, d’après le professeur Lepsius ; mais je tiens de M. Birch que l’on trouve des Pigeons mentionnés dans une nomenclature culinaire de la dynastie précédente. Chez les Romains, nous apprenons de Pline qu’on adjugeait des prix considérables à des Pigeons ; « voire même, dit le naturaliste latin, qu’ils en sont venus jusqu’à pouvoir rendre compte de leur race et de leur généalogie. » Dans l’Inde, vers l’année 1600, Akbar-Khan était grand amateur de Pigeons ; on en prit au moins vingt mille avec sa cour. « Les monarques de l’Iran et du Touran lui envoyaient des oiseaux très rares. » Et le chroniqueur royal ajoute que « Sa Majesté, en croisant les races, méthode qu’on n’avait encore jamais pratiquée jusque-là, les améliora étonnamment. » Vers cette même époque, les Hollandais se montraient aussi passionnés pour les Pigeons que les anciens Romains. L’importance de ces considérations, pour rendre compte de la somme énorme de variations que les Pigeons ont subie, apparaîtra avec évidence quand nous traiterons de la méthode de sélection. C’est alors que nous verrons aussi pourquoi quelques races ont un caractère en quelque sorte monstrueux. C’est enfin une circonstance des plus favorables pour la production d’espèces distinctes que les Pigeons mâles et femelles puissent s’apparier à perpétuité, parce que les différentes lignées peuvent ainsi être renfermées ensemble dans la même volière. Je viens de discuter assez longuement l’origine probable de nos Pigeons domestiques, et cependant d’une manière encore insuffisante ; car, dans les premiers temps que je rassemblai des Pigeons pour les observer, voyant avec quelle fidélité les diverses races se reproduisaient, j’éprouvais autant de répugnance à croire qu’elles descendissent toutes d’une même espèce mère, que pourrait en ressentir tout naturaliste pour admettre la même conclusion à l’égard des nombreuses espèces de l’ordre des Passereaux, ou de tout autre groupe naturel d’oiseaux sauvages. Une chose m’a vivement frappé ; c’est que tous les éleveurs des divers animaux domestiques, et presque tous les horticulteurs avec lesquels j’ai conversé ou dont j’ai lu les traités, sont fermement convaincus que les diverses races à l’étude desquelles chacun d’eux s’est attaché spécialement, descendent d’autant d’espèces originales distinctes. Demandez, ainsi que je l’ai fait, à un célèbre éleveur de bœufs d’Hereford si son bétail peut descendre d’une race à longues cornes ; il se raillera de vous. Je n’ai jamais rencontré un amateur de Pigeons, de Poules, de Canards ou de Lapins qui ne fût convaincu que chaque race principale descend d’une espèce distincte. Van Mons, dans son Traité sur les pommes et les poires, se refuse catégoriquement à croire, par exemple, qu’un pepin Ribston et une pomme Codlin puissent procéder des semences du même arbre. On pourrait donner d’innombrables exemples analogues. L’explication de ce fait me paraît simple. Tous les éleveurs reçoivent de leurs observations constantes un sentiment profond des différences qui caractérisent les races, et quoique sachant bien que chacune d’elles varie légèrement, puisqu’ils ne gagnent des prix dans les concours qu’au moyen de ces légères différences choisies avec soin, cependant ils négligent toute généralisation et se refusent à évaluer en leur esprit la somme de différences légères accumulées pendant un grand nombre de générations successives. Les naturalistes, qui en savent bien moins que les éleveurs sur les lois de l’hérédité, et qui n’en savent pas plus sur les liens intermédiaires qui rattachent entre elles de longues lignées généalogiques, et qui admettent cependant que beaucoup de nos races domestiques descendent d’un même type, ne peuvent-ils prendre ici une leçon de prudence, et en tenir compte au moment de se railler de l’idée qu’une espèce à l’état de nature puisse être la postérité directe d’autres espèces ?

V. Principe de sélection depuis longtemps appliqué et ses effets. — Considérons maintenant par quels moyens nos races domestiques ont été produites, soit qu’elles dérivent d’une seule espèce, soit qu’elles procèdent de plusieurs. On peut attribuer quelque effet à l’action directe des conditions de la vie, et aussi quelque effet aux habitudes ; mais il serait bien hardi d’attribuer à de pareilles causes les différences du Cheval de trait et du Cheval de course, du Lévrier et du Limier, du Pigeon Messager et du Pigeon Culbutant. L’un des traits les plus remarquables de nos races domestiques, c’est qu’on voit en elles certaines adaptations qui ne sont réellement point à l’avantage propre de l’animal ou de la plante, mais qui sont, au contraire, à l’avantage de l’homme, et adaptées à son caprice ou pour son usage54. Quelques variations qui lui étaient utiles se sont sans doute produites soudainement, en une seule fois : beaucoup de botanistes, par exemple, pensent que le Chardon à foulon, avec ses aiguillons que ne peut égaler aucun produit mécanique, est seulement une variété du Dipsacus sauvage, et que cette transformation peut s’être produite dans un seul semis. Il en a probablement été ainsi du Chien tournebroche ; et l’on sait que tel est le cas à l’égard du Mouton d’Ancon (Ancon sheep). Mais si l’on compare le Cheval de trait et le Cheval de course, le Dromadaire et le Chameau, les diverses races de Moutons, adaptées, soit aux plaines cultivées, soit aux pâturages de montagnes, avec une laine propre à différents usages selon les races, puis les nombreuses races de Chiens, dont chacune est utile à l’homme d’une manière différente ; si l’on compare le Coq de combat (game Cock), si obstiné à la bataille, avec d’autres espèces si peu querelleuses, avec les pondeuses perpétuelles (everlasting layers) qui ne demandent jamais à couver, ou avec le Coq Bantam, si petit et si élégant ; si enfin l’on considère les hordes de nos plantes fleuristes et culinaires ou les arbres fruitiers de nos jardins, de nos vergers et de nos champs, tous utiles à l’homme en différentes saisons et pour divers usages, ou seulement agréables à ses yeux, il faut bien y voir quelque chose de plus qu’un simple effet de la variabilité. Nous ne saurions supposer que toutes ces races aient été soudainement produites, avec toute leur perfection et toute l’utilité que nous leur voyons ; et, en réalité, en plusieurs cas, nous savons, par ce qu’on pourrait nommer leur histoire, qu’il en a été tout autrement. La clef de ce problème, c’est le pouvoir sélectif d’accumulation que possède l’homme. La nature fournit les variations ; l’homme les ajoute dans une direction déterminée par son utilité ou son caprice : en ce sens, on peut dire qu’il crée à son profit les races domestiques. La grande valeur du principe de sélection n’est donc nullement hypothétique. Il est certain que plusieurs de nos célèbres éleveurs ont, pendant le cours d’une seule vie d’homme, modifié, dans de larges limites, quelques races de Bœufs et de Moutons. Pour bien évaluer tout ce qu’ils ont pu, il est presque indispensable de lire quelques-uns des nombreux traités spéciaux écrits sur ce sujet, et de voir les produits eux-mêmes. Les éleveurs parlent habituellement de l’organisation d’un animal comme d’une chose plastique, qu’ils peuvent modeler presque comme il leur plaît. Si l’espace ne me manquait, je pourrais citer de nombreux textes empruntés à des autorités hautement compétentes. Youatt, plus familier que nul autre avec les travaux des agriculteurs, et lui-même excellent juge en fait d’animaux, admet que le principe de sélection donne à l’éleveur non seulement le pouvoir de modifier le caractère de son troupeau, mais de le transformer entièrement. « C’est, dit-il, la baguette magique au moyen de laquelle il appelle à la vie quelque forme qu’il lui plaise. » Lord Somerville écrit au sujet de ce que les éleveurs ont fait à l’égard des Moutons : « Il semblerait qu’ils aient esquissé une forme parfaite, et qu’ils lui aient ensuite donné l’existence. » L’habile éleveur, sir John Sebright, avait coutume de dire des Pigeons « qu’il répondait de produire quelque plumage que ce fût en trois ans ; mais qu’il lui en fallait six pour obtenir la tête et le bec. » En Saxe, l’importance du principe de sélection à l’égard des Moutons mérinos est si pleinement reconnue, que certains individus s’en sont fait un métier. Trois fois l’année, chaque Mouton est placé sur une table pour être étudié comme un tableau par un connaisseur ; chaque fois il est marqué et classé ; et seulement les sujets les plus parfaits sont choisis pour la reproduction. Les énormes prix accordés aux animaux dont la généalogie est irréprochable prouvent aussi ce que les éleveurs anglais ont fait en ce sens ; et leurs produits sont maintenant exportés dans toutes les contrées du monde. Généralement, l’amélioration des races n’est aucunement due à leur croisement, et tous les meilleurs éleveurs sont fortement opposés à ce système, excepté quelquefois parmi des sous-races étroitement alliées. Et quand un croisement a été opéré, la sélection la plus sévère est beaucoup plus indispensable que dans les cas ordinaires. Si la méthode de sélection consistait seulement à séparer quelque variété bien distincte pour la faire se reproduire, le principe serait d’une telle évidence qu’il ne vaudrait pas la peine de le discuter ; mais son importance consiste surtout dans le grand effet produit par l’accumulation dans une direction déterminée, et pendant un grand nombre de générations successives, de différences absolument inappréciables pour des yeux non exercés, différences que j’ai moi-même tenté en vain d’apercevoir. À peine un homme sur mille possède-t-il la sûreté de coup d’œil et de jugement nécessaire pour devenir un habile éleveur. Mais celui qui, étant doué de ces facultés, étudié longtemps son art et y dévoue toute sa vie avec une indomptable persévérance, peut réussir à opérer de grandes améliorations. Si ces conditions lui manquent, il échouera infailliblement. Peu de personnes croiront aisément combien il faut de capacités naturelles et d’expérience pour devenir même un habile amateur de Pigeons. Les horticulteurs suivent les mêmes principes ; mais ici les variations sont souvent plus soudaines. Personne ne suppose que plusieurs de nos produits les plus délicats sont le résultat d’une seule déviation de la souche originale ! Mais nous savons aussi qu’il en a été tout autrement en d’autres cas dont il a été tenu d’exactes notices historiques : aussi on peut donner pour exemple le constant accroissement de grosseur de la groseille à maquereau. On peut constater de même un merveilleux progrès chez beaucoup de plantes fleuristes, si l’on en compare les fleurs actuelles avec des dessins faits il y a seulement vingt ou trente ans. Dès qu’une race végétale est suffisamment fixée, les faiseurs de semis ne choisissent plus les meilleurs sujets ; ils se contentent d’arracher les rogues : ainsi nomment-ils les plantes qui dévient de leur type. À l’égard des animaux, cette sorte de sélection est aussi pratiquée ; car il n’existe guère de gens si peu soigneux que de laisser se reproduire les plus défectueux sujets de leurs troupeaux. Il est encore un autre moyen d’observer les effets accumulés de la sélection quant aux plantes : c’est de comparer, dans les parterres, la grande diversité des fleurs chez les variétés différentes d’une même espèce et l’analogie de leur port et de leur feuillage ; dans les jardins potagers, la diversité contraire des feuilles, des gousses, des tubercules, ou, plus généralement, de toutes les parties de la plante ayant une valeur culinaire quelconque, relativement à la monotone uniformité des fleurs ; enfin, dans les vergers, la diversité des fruits de la même espèce en comparaison de l’uniformité des feuilles et des fleurs de ces mêmes arbres. Que de diversités dans les feuilles du Chou ! et que de ressemblances dans les fleurs ! Combien, au contraire, sont différentes les fleurs de la Pensée ! et combien les feuilles sont uniformes ! combien les fruits des différentes espèces de Groseilliers sont variés en grosseur, en couleur, en forme, en villosité ! et cependant les fleurs ne présentent que des différences insignifiantes ! Ce n’est pas que les variétés qui diffèrent beaucoup sur quelque point ne diffèrent aucunement sur d’autres ; tel n’est, au contraire, presque jamais, ou même jamais le cas, puis-je dire, d’après de minutieuses observations. Les lois de la corrélation de croissance, dont il ne faut jamais oublier l’importance, causeront toujours quelques différences ; mais, en règle générale, je ne saurais douter que la sélection constante de variations légères, spécialement dans les feuilles, les fleurs ou le fruit, ne produise des races qui diffèrent les unes des autres plus particulièrement en l’un de ces organes qu’en tous les autres.

VI. Sélection méthodique et sélection inconsciente. — On pourrait objecter que le principe de sélection n’est devenu une méthode pratique que depuis trois quarts de siècle à peine. Il est certain qu’il a beaucoup plus attiré l’attention en ces derniers temps, surtout depuis que plusieurs traités ont été publiés à ce sujet ; et le résultat en a été aussi proportionnellement rapide et efficace. Mais il est bien loin d’être vrai que le principe lui-même soit une découverte nouvelle. Je pourrais citer plusieurs ouvrages d’une haute antiquité qui prouvent qu’on en a très anciennement reconnu l’importance. Durant la période barbare de l’histoire d’Angleterre, des animaux de choix ont été souvent importés, et des lois furent établies pour en empêcher l’exportation : on ordonna la destruction des Chevaux au-dessous d’une certaine taille, et l’on peut rapprocher une telle mesure du sarclage des plantes vogues par les horticulteurs. J’ai trouvé le principe de sélection dans une ancienne encyclopédie chinoise. Quelques auteurs latins posent explicitement des règles analogues. Il résulte clairement de quelques passages de la Genèse55 qu’on prêtait dès lors quelque attention à la couleur des animaux domestiques. Les sauvages croisent quelquefois leurs Chiens avec des Canidés sauvages, pour en améliorer la race ; et Pline atteste qu’ils agissaient de même en d’autres temps plus reculés. Les sauvages de l’Afrique méridionale apparient leurs Bœufs de trait d’après leur couleur, comme font les Esquimaux pour leurs attelages de Chiens. Livingstone rapporte que les Nègres de l’intérieur de l’Afrique, qui n’ont aucuns rapports sociaux avec les Européens, évaluent à un haut prix les bonnes races d’animaux domestiques. Quelques-uns de ces faits ne se rapportent pas d’une manière explicite au principe de sélection ; mais ils montrent que l’élevage des animaux a été l’objet de soins très particuliers dès les temps les plus reculés, et qu’il est encore maintenant un sujet d’attention pour les peuples les plus sauvages. Il serait bien étrange que les lois si frappantes de l’hérédité des caractères, soit utiles, soit nuisibles, n’eussent pas été observées, lors même qu’aucuns soins n’auraient été donnés à la reproduction pure des races56. Actuellement, d’habiles éleveurs essayent par une sélection méthodique, et dans un but déterminé, de produire une nouvelle lignée ou sous-race supérieure à toutes celles qui existent dans la contrée. Mais, pour nous, une sorte de sélection qu’on peut appeler inconsciente, et qui résulte de ce que chacun s’efforce de posséder les meilleurs individus de chaque espèce, et d’en multiplier la race, est d’une beaucoup plus grande importance. Ainsi un homme qui désire un Chien d’arrêt se procure le meilleur Chien qu’il peut, mais sans avoir aucun désir ou aucune espérance d’altérer la race d’une façon permanente par ce moyen. Néanmoins, nous pouvons admettre que ce procédé, continué durant des siècles, modifierait quelque race que ce fût, et en l’améliorant, de la même manière que Bakewell, Collins et tant d’autres, par la même méthode poursuivie systématiquement, modifient considérablement, dans la seule durée de leur vie, les formes et les qualités de leur bétail. Des changements de cette nature, c’est-à-dire lents et insensibles, ne sauraient être constatés, à moins que des mesures exactes ou des dessins très corrects des races modifiées, pris longtemps auparavant, ne puissent servir de point de comparaison. En quelques cas cependant, des individus de la même race, peu modifiés ou même sans aucune modification, peuvent se retrouver en des districts moins civilisés où la race s’est moins améliorée. On a quelques raisons pour croire que l’Épagneul King-Charles a été inconsciemment et cependant assez profondément modifié depuis le temps de ce monarque. Quelques autorités très compétentes soutiennent que le Chien couchant est directement dérivé de l’Épagneul, par de lentes altérations. On sait que le Chien d’arrêt anglais s’est considérablement modifié pendant le dernier siècle, et l’on croit que des croisements avec le Chien courant ont été la cause principale de ces changements. Mais ce qui nous importe ici, c’est que cette transformation s’est effectuée inconsciemment, graduellement, et cependant avec une efficacité telle, que, quoique notre ancien Chien d’arrêt espagnol (Spanish Pointer) vienne certainement d’Espagne, M. Borrow m’a dit n’avoir pas vu en ce pays un seul Chien indigène semblable à notre Chien d’arrêt actuel57. Par suite d’un semblable procédé de sélection et par une éducation soigneuse, la totalité des Chevaux de course anglais sont arrivés à surpasser en légèreté et en taille les Chevaux arabes dont ils descendent ; si bien que ces derniers, d’après les règlements des courses de Goodwood, sont chargés d’un moindre poids que les coureurs anglais. Lord Spencer et d’autres ont démontré que le bétail anglais a augmenté en poids et en précocité, relativement à celui que produisait anciennement le pays. Si l’on rapproche les documents anciens que l’on possède sur les Pigeons Messagers et Culbutants, de l’état actuel de ces races dans les Iles Britanniques, dans l’Inde et dans la Perse, il est possible de suivre toutes les phases que ces races ont traversées successivement pour en venir à tant différer du Pigeon Biset. Youatt cite un frappant exemple des effets obtenus au moyen de sélections successives qu’on peut considérer comme inconsciemment poursuivies, par cette raison que les éleveurs ne pouvaient s’attendre à produire ni même désirer le résultat obtenu, c’est-à-dire deux races bien distinctes. MM. Buckley etBurgess possèdent deux troupeaux de Moutons de Leicester qui, « depuis plus de cinquante ans, observe Youatt, descendent en droite lignée de la race originale de M. Bakewell. Il n’est à supposer pour personne que le propriétaire de l’un ou de l’autre troupeau ait jamais mélangé le pur sang de la race Bakewell ; et cependant la différence entre les Moutons de M. Buckley et ceux de M. Burgess est si grande, qu’ils ont toute l’apparence de deux variétés tout à fait distinctes. » S’il existe des sauvages assez intelligents pour ne jamais songer à modifier les caractères héréditaires de leurs animaux domestiques, néanmoins ils conserveraient avec plus de soin, pendant les famines et d’autres fléaux auxquels ils sont si fréquemment exposés, tout animal qui leur serait particulièrement utile, de quelque manière que ce fût. De tels animaux ainsi choisis auraient généralement plus de chances que d’autres de laisser une nombreuse postérité ; si bien qu’il en résulterait une sorte de sélection inconsciente, mais continuelle. Les sauvages de la Terre de Feu eux-mêmes attachent à leurs animaux domestiques une si grande valeur, qu’en temps de disette ils tuent et dévorent leurs vieilles femmes plutôt que leurs Chiens, comme leur étant d’une moins grande utilité. Les mêmes progrès résultent pour les plantes de la sélection inconsciente des plus beaux individus qu’ils soient ou non suffisamment modifiés pour être considérés dès leur première apparence comme autant de variétés distinctes, et qu’il y ait eu ou non croisement entre deux espèces ou deux races. Ces progrès se manifestent avec évidence dans l’accroissement de taille et de beauté qu’on remarque aujourd’hui dans la Pensée, la Rose, le Géranium, le Dahlia et autres fleurs, quand on les compare avec des variétés plus anciennes ou avec les souches mères. Nul ne pourrait jamais s’attendre à obtenir du premier coup une Pensée ou un Dahlia de la graine d’une plante sauvage. Nul ne pourrait espérer de produire une poire fondante du premier choix avec le pépin d’une poire sauvage, quoiqu’il fût possible d’y réussir au moyen d’une pauvre semence croissant à l’état sauvage, mais provenant d’une tige cultivée. La poire cultivée dans les temps anciens paraît avoir été, d’après la description de Pline, un fruit de qualité très inférieure. Certains ouvrages d’horticulture s’étonnent de la merveilleuse habileté des jardiniers qui ont produit de si magnifiques résultats avec d’aussi pauvres matériaux ; mais aucun d’eux n’a eu la conscience des transformations lentes qu’il contribuait à opérer. Tout leur art a consisté simplement à cultiver toujours les meilleures variétés connues, à en semer les graines, et, aussitôt qu’une variété de quelque peu supérieure apparaissait par hasard, à la choisir pour la reproduire encore. Les jardiniers de l’époque gréco-latine, qui cultivèrent les meilleures poires qu’il leur fut possible de se procurer, n’ont jamais pensé quels superbes fruits nous mangerions un jour, bien que nous les devions, en quelque mesure, à ce qu’ils ont tout naturellement pris soin de choisir et de perpétuer les meilleures variétés qu’ils ont pu trouver.

VII. Origine inconnue de nos produits domestiques. — C’est un fait bien connu que, dans les cas les plus nombreux, il nous est impossible de reconnaître quel est le type sauvage des plantes les plus anciennement cultivées de nos parterres ou de nos potagers. Ce fait ne peut s’expliquer que par de grands changements ainsi lentement et inconsciemment accumulés. S’il a fallu des centaines ou des milliers d’années pour modifier et améliorer la plupart de nos végétaux domestiques, jusqu’à ce qu’ils aient acquis leur degré actuel d’utilité, il devient facile de comprendre pourquoi ni l’Australie, ni le cap de Bonne-Espérance, ni aucune région habitée par des peuplades sans civilisation ne nous ont fourni une seule plante digne de culture. Ce n’est pas dire que ces contrées si riches en espèces ne puissent posséder peut-être les types originaux de plusieurs plantes utiles, mais que ces plantes indigènes n’ont pas été améliorées par une sélection continue jusqu’à un degré de perfection comparable à celui de nos plantes plus anciennement cultivées. Quant aux animaux domestiques des peuples sauvages, il ne faut pas perdre de vue qu’ils ont presque toujours à pourvoir eux-mêmes à leur propre nourriture, au moins pendant certaines saisons. Or, en deux contrées très différentes sous le rapport des conditions de vie, des individus de la même espèce, ayant quelques légères différences de constitution ou de structure, peuvent souvent réussir beaucoup mieux dans l’une que dans l’autre : ainsi, par un procédé de sélection naturelle que nous exposerons bientôt plus complétement, deux sous-races pourraient se former. Ceci explique peut-être en partie ce qui a été observé par quelques auteurs : c’est que les variétés domestiques qu’on trouve chez les races sauvages ont plus le caractère d’espèces que les variétés domestiques des contrées civilisées. Cette importante intervention du pouvoir sélectif de l’homme rend aisément compte des adaptations si extraordinaires de la structure ou des habitudes des races domestiques à nos besoins ou à nos caprices. Nous y trouvons l’explication de leur caractère si fréquemment anormal, de même que de leurs grandes différences extérieures, relativement aux légères différences de leurs organes internes. C’est que l’homme ne saurait choisir qu’avec la plus grande difficulté des variations internes de structure, et l’on peut même dire qu’il s’en soucie peu en général. Aucun amateur, par exemple, n’aurait jamais essayé de faire un Pigeon-Paon, jusqu’à ce qu’il eût observé chez un ou plusieurs individus un développement quelque peu inusité de la queue, ou un Pigeon Grosse-Gorge, à moins de voir un Pigeon déjà pourvu d’un jabot d’une remarquable grosseur. Or, plus une déviation accidentelle présente un caractère anormal ou inusité, plus elle a de chance d’attirer l’attention de l’homme et d’être l’objet de sa sélection. Mais, dans la plupart des cas au moins, il est peu exact d’user de cette expression : faire un Pigeon ! La personne qui a choisi la première un Pigeon orné d’une queue un peu plus large que les autres, ne s’est jamais imaginé ce que les descendants de ce Pigeon deviendraient par suite de cette sélection continuée, en partie inconsciemment, et en partie méthodiquement. Peut-être que l’oiseau, souche de tous nos Pigeons-Paons, avait seulement quatorze plumes caudales un peu étalées, comme actuellement le Pigeon-Paon de Java, ou comme quelques individus d’autres races, chez lesquels on en trouve jusqu’à dix-sept. Peut-être que le premier Pigeon Grosse-Gorge ne gonflait pas son jabot plus que le Turbit ne gonfle maintenant la partie supérieure de son œsophage, habitude regardée avec indifférence par les amateurs comme n’étant pas dans les caractères de la race. Qu’on ne pense pas cependant qu’une déviation de structure ait besoin d’être très apparente pour attirer l’attention d’un amateur. De très petites différences frappent tout d’abord un œil exercé, et il est de la nature de l’homme d’évaluer très haut toute nouveauté qu’il a en sa possession, si insignifiante qu’elle soit. Mais il ne faut pas juger non plus de la valeur accordée d’abord à de légères différences accidentelles chez un seul individu d’une espèce, par celle que prend la race, lorsqu’elle s’est une fois solidement établie par suite de plusieurs reproductions. Un grand nombre de modifications peu profondes peuvent se montrer et se montrent parmi les Pigeons, mais elles sont rejetées comme autant de défauts ou de déviations de leur propre type. L’Oie commune, au contraire, n’a fourni qu’un très petit nombre de variétés ; il s’en est suivi que la race de Toulouse et la race commune, qui diffèrent seulement en couleur, le moins constant de tous les signes caractéristiques, ont été exhibées comme distinctes à nos expositions de volatiles. C’est ce qui nous explique pourquoi nous ne savons rien de l’origine ou de l’histoire d’aucune de nos races domestiques. En fait, une race, comme le dialecte d’une langue, ne peut guère avoir une origine bien définie. Quelqu’un conserve et fait reproduire un individu qui présente quelque modification peu sensible, ou prend plus de soin qu’un autre pour apparier ensemble ses plus beaux sujets, et ainsi les améliore encore. Ces individus ainsi perfectionnés se répandent lentement dans le voisinage. Mais ils n’ont pas encore un nom particulier, et n’étant pas évalués un haut prix, leur histoire est négligée. Seulement, après s’être encore modifiés et répandus davantage par le même procédé lent et graduel, ils sont enfin reconnus pour une race distincte ayant quelque valeur, et ils reçoivent alors un nom provincial. En des contrées à demi civilisées, où les communications sont difficiles, cette race serait encore plus lentement multipliée et appréciée. Aussitôt qu’elle est pleinement reconnue, et ses progrès constatés, la sélection inconsciente tend à en augmenter lentement les traits caractéristiques, quels qu’ils soient, mais sans doute avec une puissance variable, selon que la race nouvelle acquiert ou perd la vogue, et peut-être encore en certains districts plus qu’en d’autres, selon le degré de civilisation de leurs habitants. Mais il y aura toujours très peu de chances pour qu’une chronique exacte de ses modifications lentes, variables et intermittentes, se soit conservée.

VIII. Circonstances favorables au pouvoir sélectif de l’homme. — Je dois dire maintenant quelques mots des circonstances favorables ou défavorables au pouvoir sélectif de l’homme. Un haut degré de variabilité est évidemment favorable, puisqu’il fournit des matériaux à l’action sélective, bien que des différences purement individuelles soient amplement suffisantes pour permettre, moyennant, il est vrai, un soin extrême, d’accumuler une grande somme de modifications en quelque direction que ce soit. Mais comme les variations utiles ou agréables à l’homme n’apparaissent que rarement, les chances de leur apparition s’accroissent en raison du nombre des individus observés, qui devient ainsi un élément de succès de la plus grande importance. C’est d’après ce principe que Marshall a remarqué que dans le comté d’York, où les Moutons appartiennent à de pauvres gens et ne forment généralement que de petits troupeaux, ils ne sont pas susceptibles d’améliorations. D’autre part, les pépiniéristes, qui élèvent un grand nombre d’individus de la même plante, réussissent beaucoup plus souvent que les amateurs à former des variétés nouvelles et précieuses. Pour rassembler un grand nombre d’individus d’une espèce en une contrée, il est nécessaire qu’ils soient placés dans des conditions de vie assez favorables pour s’y reproduire librement. Quand les individus sont en petit nombre, tous, quelles que soient leurs qualités, réussissent à se reproduire, ce qui empêche l’action sélective de se manifester. Mais il est probable que la condition la plus importante c’est que l’animal ou la plante soit d’une assez grande utilité à l’homme, ou d’une assez grande valeur d’agrément à ses yeux, pour qu’il accorde l’attention la plus sérieuse, même aux légères déviations de structure de chaque individu. Sans ces conditions, rien ne peut se faire. J’ai entendu dire gravement qu’il était fort heureux que la Fraise eût commencé à varier quand les jardiniers ont commencé à l’observer attentivement. Nul doute que la Fraise n’ait toujours varié depuis qu’on la cultive, mais ces légères variations avaient été négligées. Aussitôt que les jardiniers ont pris le soin de choisir les individus produisant des fruits un peu plus gros, plus précoces ou plus parfumés que les autres, et qu’ils ont fait des semis provenant de leurs graines pour en choisir encore les meilleurs plants et les reproduire ; alors, avec l’aide de quelques croisements entre des espèces distinctes, apparurent ces admirables variétés qu’on a obtenues pendant ces trente ou quarante dernières années. À l’égard des animaux pourvus de sexes séparés, il importe de pouvoir prévenir les croisements, si l’on veut réussir à former de nouvelles races, au moins dans une contrée déjà peuplée d’autres races analogues. À cet égard, le mode de clôture des terres joue un grand rôle. Les sauvages nomades ou les habitants de plaines ouvertes possèdent rarement plus d’une race de la même espèce. Les Pigeons peuvent être appariés à vie, et c’est une commodité de plus pour l’amateur, parce que de cette manière de nombreuses races peuvent être modifiées et gardées pures, quoique mêlées dans la même volière. Cette seule circonstance doit avoir beaucoup favorisé la formation de nouvelles races. Je pourrais encore ajouter que les Pigeons multiplient beaucoup et vite, et que les sujets défectueux peuvent être sacrifiés sans perte, parce qu’ils peuvent être utilisés dans les cuisines. Les Chats, au contraire, ne peuvent être aisément assortis, vu leurs habitudes de vagabondage nocturne ; et quoique d’une grande valeur aux yeux des femmes et des enfants, nous voyons rarement une race distincte se perpétuer parmi eux : de telles races, lorsqu’on les rencontre, sont presque toujours importées de quelque autre contrée. Je ne doute nullement que certains animaux domestiques ne varient moins que d’autres ; cependant la rareté ou l’absence de races distinctes, chez le Chat, l’Âne, le Paon, l’Oie, etc., provient surtout de ce que l’action sélective n’est jamais intervenue : chez les Chats, à cause de la difficulté de les apparier à son gré ; chez les Ânes, parce qu’ils sont toujours possédés en petit nombre par de pauvres gens qui font peu d’attention à leur reproduction, car récemment, en certaines provinces d’Espagne et des États-Unis, ces animaux ont été modifiés et améliorés d’une façon surprenante par une sélection soigneuse ; chez les Paons, parce qu’ils sont difficiles à élever et qu’on ne les garde jamais par grandes troupes ; chez les Oies enfin, parce qu’elles n’ont de valeur que pour leur chair ou leurs plumes, et plus encore, parce que nul n’a jamais trouvé plaisir à élever ou rassembler diverses races de ces animaux ; mais il faut dire aussi que l’Oie semble avoir une organisation singulièrement fixe58.

IX. Résumé. — Résumons ce qui vient d’être dit quant à l’origine de nos races domestiques, animales ou végétales. Je crois que les conditions de vie, par leur action sur le système reproducteur, sont des causes de variabilité de la plus haute importance. Il n’est pas probable que la variabilité soit en quelque sorte inhérente à l’organisation, ni une de ces conséquences nécessaires, sous quelques circonstances que ce soit, ainsi que quelques auteurs l’ont pensé. Les effets de la variabilité sont modifiés à divers degrés par l’hérédité et la réversion des caractères. La variabilité est elle-même gouvernée par des lois inconnues, et particulièrement par la loi de corrélation de croissance. On peut attribuer quelque part à l’action directe des conditions de vie et quelque chose à l’usage ou au défaut d’exercice des organes : le résultat final devient ainsi très complexe. En quelques cas, le croisement entre espèces, originairement distinctes, a probablement joué un rôle important dans la formation de nos races domestiques. Lorsque, dans une contrée, plusieurs races domestiques déjà établies ont été accidentellement croisées, ce croisement, aidé de la sélection, a sans aucun doute aidé à la formation de nouvelles sous-races ; mais l’importance du croisement des variétés a été fort exagérée, soit à l’égard des animaux, soit à l’égard des plantes propagées par graines. Parmi les plantes qui sont temporairement propagées par greffes, écussons, etc., l’importance des croisements, soit entre les espèces distinctes, soit entre les variétés, est immense ; car en ce cas le cultivateur néglige complétement l’extrême variabilité, soit des hybrides, soit des métis, et la fréquente stérilité des hybrides ; mais les plantes propagées autrement que par graines sont de peu d’importance pour nous, parce que leur durée n’est que temporaire. Par-dessus toutes ces causes de changement, je suis convaincu que l’action accumulative de la sélection, qu’on l’applique méthodiquement, de manière à obtenir des résultats rapides, ou qu’elle agisse inconsciemment, lentement, mais plus efficacement, est de beaucoup la plus puissante.