M. BALLANCHE.
1814 fut une grande année, d’une influence décisive sur beaucoup d’activités et d’intelligences. Pour ceux dont le fléau de la Terreur avait ravagé la famille et contristé l’enfance ; sur qui Fructidor avait passé comme un dernier nuage sombre ; qui s’étaient émus aux récits de Sinnamari et avaient salué avec espérance le rétablissement du culte et des lois ; pour ceux qui avaient épousé le Consulat, mais non pas l’Empire, et que cette dictature militaire comprimait comme un poids de plus en plus étouffant, pour ceux-là 1814 fut une joie bien légitime, une délivrance. Ce qu’il y avait d’inouï et de particulièrement merveilleux dans ces retours de royales destinées et dans ces péripéties qui, pour peu qu’on n’y opposât pas de prévention très-contraire, semblaient aisément une indication de la Providence, ce qu’il en sortait de dramatiques et irrésistibles effets ajoutait encore à l’explosion des sentiments et leur donnait un caractère d’enthousiasme. Tandis qu’une moitié de la France se méfiait déjà et se voilait dans ses blessures, l’autre moitié était saisie d’une véritable ivresse ; et aujourd’hui, quand, après des années, on se raconte mutuellement ses impressions d’alors, il semble, à la contradiction des témoignages, qu’on n’ait vécu ni dans le même pays ni dans le même temps.
M. Ballanche est remarquable entre tous ceux qui saluèrent la Restauration comme une ère nouvelle. Il avait trente-huit ans en 1814, ayant vécu jusque-là dans l’étude, dans la rêverie, dans les affections et les souffrances individuelles, s’étant élevé naturellement à une moralité générale, douce, pieuse, plaintive, chrétienne, mais n’ayant pas approprié sa pensée à son siècle, n’ayant pas trouvé la loi, la formule de sa philosophie, n’ayant pas deviné l’énigme. Cette énigme, dont il était malade, depuis plus de dix ans, à son insu, s’éclaircit pour lui dans l’agitation universelle. Le sphinx redoutable de 1815, en proposant de nouveau la ténébreuse question, acheva de confirmer la réponse dans l’esprit du sage. 1814 ou 1815 fut véritablement pour M. Ballanche l’année décisive, la grande année climatérique de sa vie, le moment effectif de l’initiation, selon son langage ; ce fut l’heure où, sortant de la limite des sentiments individuels et de la divagation aimable des rêveries, il embrassa la sphère du développement humain et tout un ordre de pensées sociales dont il devint l’hiérophante harmonieux et doux. Il y a une telle unité dans la carrière de M. Ballanche, l’évolution de ce beau et difficile génie est tellement spontanée dans sa lenteur, que c’est un charme infini de le suivre à travers les essais et les préparations, tandis qu’il s’ignorait encore lui-même. Son imagination, d’abord nourrie de religieuses et sentimentales lectures, et tempérant Pascal par Fénelon et par Virgile, se plaisait aux fables grecques, au monde de Pythagore, d’Orphée et d’Homère. Les initiations égyptiennes, auxquelles il n’attachait pas tout le sens que plus tard il y a vu, l’attiraient vaguement à leurs profondeurs. La noble figure d’Antigone lui souriait depuis longtemps comme une compagne d’enfance. La sensibilité du jeune homme se portait de préférence vers ce qui était triste et pur, expiatoire et clément. Quand l’idée philosophique vint à naître chez M. Ballanche, elle trouva donc toutes ces belles formes éparses, ces antiques images déjà préparées ; quand le Dieu parut, il y avait des marbres et des statues pour un temple. Au souffle immense sorti des événements, ces marbres remuèrent comme au son d’une lyre ; la philosophie de M. Ballanche se mit à se construire et à s’ordonner d’elle-même, comme les philosophies antiques, comme les murs des Thèbes sacrées. — Mais tout ceci mérite d’être repris avec détail.
Pierre-Simon Ballanche est né à Lyon en 1776. Son enfance et sa première jeunesse furent souffrantes, valétudinaires et casanières. Vers l’âge de dix-huit ans, il resta trois années entières sans sortir ; il n’était pas seul pourtant, et avait toujours nombreuse compagnie de jeunes gens et de jeunes personnes. Il lisait, et surtout écrivait dès lors beaucoup. Vers l’âge de vingt ans, il écrivit ces pages du Sentiment qui furent publiées en 1801. Mais avant ce livre, et durant ses années les plus valétudinaires qui correspondent au temps du siège de Lyon, il s’était fort occupé de l’Épopée lyonnaise, grand poëme en prose, dont parle la Préface générale, et qui ne fut jamais imprimé. Grâce à cette poétique conception et à un sentiment d’espérance qu’il nourrissait, la durée du siège se passa pour lui assez heureusement ; mais la terreur qui suivit n’en fut que plus accablante ; il s’enfuit à la campagne avec sa mère, et y souffrit de toutes les privations. Il tenait de son père pour la constitution physique ; mais, comme tant d’hommes célèbres, pour le dedans et la manière de sentir, il tenait étroitement de sa mère.
De retour à Lyon après le 9 thermidor, le jeune Ballanche eut à subir une convalescence très-longue, très-pénible, plus orageuse que ne l’avait été la maladie même. Une partie des os de la face et du crâne étaient altérés ou atteints de mort : il fallut appliquer le trépan. La force de caractère du malade était si grande que, tandis que l’instrument opérait sur sa tête, des dames qui causaient près de la cheminée à l’autre bout de la chambre ne s’en aperçurent pas. Vico, dit-on, éprouva dans son enfance une maladie du même genre. Malebranche aussi avait sa maladie de la moelle épinière. Toujours le dur marteau de Vulcain doit-il aider à l’enfantement de la pensée difficile, à la sortie de la Minerve immortelle ?
Pauvres hommes, infirmes dans vos grandeurs ; grands parce que vous êtes infirmes, et infirmes parce que vous êtes grands ! philosophes ou poëtes, penseurs ou chantres, ne vous mettez pas les uns au-dessus des autres, ne vous exceptez pas, ne vous vantez pas ! Je lis dans un témoin oculaire qu’après la confection de cette machine arithmétique si bien montée et qui lui coûta tant d’application et d’efforts, Pascal eut lui-même la tête presque démontée pendant trois ans. Newton au milieu de l’âge ressentit, pendant des années, ce qu’il appelait son embrouillement de cerveau. A défaut de dérangements physiques, ce sont les douleurs morales qui arrivent comme une condition de la haute pensée, du sentiment profond et du génie. Pour peu qu’on chante, c’est parce qu’on a pleuré. Des fibres saignantes furent à l’origine les premières cordes de la lyre ; elles seront encore les dernières. C’est parce que la statue de Memnon était brisée, qu’elle rendait un son à l’aurore.
M. Ballanche a peint plus tard, au début de la Vision d’Hèbal, son état psychologique en cette douloureuse convalescence : « Des souffrances vives et continuelles avaient rempli toute la première partie de sa vie. Des accidents nerveux d’un genre très-extraordinaire avaient produit en lui les phénomènes les plus singuliers du somnambulisme et de la catalepsie…. Plus d’une fois il eut de ces hallucinations qui restituent un instant la forme et l’existence à des personnes dont on pleure la mort, ou qui rendent présentes celles dont on regrette l’absence…. » C’est ainsi qu’ayant perdu sa mère en 1802, M. Ballanche la crut voir deux jours de suite, au matin, entrer dans sa chambre et lui demander comment il avait passé la nuit : tant était prédominante en son organisation la puissance intérieure, tant elle était indépendante du moment, du lieu, de la réalité actuelle ! Le souvenir représentatif du temps où, si soigneuse de lui, sa mère entrait toujours la première dans sa chambre, suffisait pour créer invinciblement l’illusion.
Nous assistons à la formation lente et mystérieuse de cette nature singulière qui, s’affermissant à travers tant de crises, eut bien le droit de croire à la vertu des épreuves. Ce qui la caractérise particulièrement, c’est cette lenteur, cette spontanéité qui tirera presque tout d’elle-même, et aussi cette incubation sommeillante qui attend son heure. M. Ballanche, quoique né à Lyon, et malgré ses inclinations mystiques et ses dispositions magnétiques, resta étranger, et à l’école mystique qui avait dû laisser quelques traditions depuis Martinez Pasqualis, et à l’école magnétique que l’exaltation des esprits, pendant le siége, enrichissait d’observations extraordinaires. Sa nourriture habituelle était Pascal, Fénelon, Jean-Jacques, Bernardin, Virgile, Delille, tout ce que l’éducation classique indiquait alors ; à quoi s’ajoutaient les facilités précieuses de lectures diverses que la librairie de son père lui fournissait. Le livre du Sentiment atteste à chaque page cette indécision d’un talent qui s’essaye, ce naïf empressement de l’âme vers tout rayon qui la colore. Il lut des fragments de cet ouvrage, le soir même du 18 fructidor, au sein d’une société littéraire de très-jeunes gens, dont MM. Dugas-Montbel et Ampère faisaient partie. Camille Jordan, sitôt célèbre, et qu’atteignirent les événements de fructidor, bien que l’aîné de M. Ballanche, était dès lors son ami. Cette âme ardente, dévouée, religieuse, de Camille, avait deviné les trésors de l’autre âme sous l’enveloppe obscure1
Dans la Vision d’Hèbal, de ce jeune Écossais que je crois être tout à fait à M. Ballanche ce qu’Oberman, Adolphe et René sont à leurs auteurs, il est dit : « Vers l’âge de vingt et un ans, sa santé se raffermit…. Il ne lui resta plus, pendant quelques années, qu’un ébranlement de nerfs et une sensibilité très-facile à émouvoir. Les notions qu’il s’était faites du temps et de l’espace subsistaient ; ses méditations sur l’homme collectif avaient la même suite et la même intensité…. On le croyait distrait lorsqu’il était occupé à gravir les hauteurs de la pensée, à descendre dans les abîmes des origines, etc. » Dans ce portrait idéal, tracé à distance et au point de vue des années condensées, il ne faudrait pas chercher un renseignement biographique précis. Il se passa entre l’affermissement de la santé du véritable Hébal et son éclosion philosophique quinze années d’études, de rêveries, d’affections, une longue phase individuelle, depuis le livre du Sentiment jusqu’au poëme d’Antigone qui est à la limite et qui confine aux secondes perspectives. Durant ces quinze années, si on y porte son attention, plusieurs des idées futures de M. Ballanche se retrouvent, il est vrai, dans ses rares écrits d’alors, mais éparses, isolées, en germe et à l’ombre, et comme il l’a dit souvent, s’ignorant elles-mêmes.
Le livre sur le Sentiment est composé en entier, non pas de chapitres, mais d’une suite de digressions ; l’auteur a voulu faire un jardin anglais, et il promène son lecteur à travers les rochers, les cascades, les groupes de statues sentimentales et autres pareils accidents. C’est une perpétuelle exclamation ; cette âme expansive aime, admire, adore ; si dès lors elle avait su chanter, elle aurait exprimé plus d’un des sentiments dont la poésie de M. de Lamartine fut plus tard l’organe. Ce rapport qui existe entre les sentiments de M. Ballanche à leur premier état de spontanéité et ceux qu’a consacrés la lyre des Méditations nous a singulièrement frappé ; nous le retrouverons bientôt dans les Fragments. C’est la même matière religieuse, littéraire, le même fonds d’inspiration mélancolique ; c’est quelque chose d’harmonieux, de lyrique, d’élégiaque. » Retournons donc, s’écrie le jeune auteur, retournons, il en est temps, aux idées religieuses ; les littérateurs et les artistes ne peuvent rien sans elles. » Et ce sont çà et là, en accompagnement de cette croyance, des couleurs de mythologie grecque, des essais de peintures homériques, évandriennes, pastorales ; Antigone, Eurydice, tous ces noms favoris y ont des autels. Neuilly, nom symbolique, lui représente ses amis morts durant le siége, et il les invoque comme un seul être. Fénelon, Pascal, Racine, sainte Thérèse, Job et Virgile s’entremêlent sans cesse ; il est vrai que tout à côté l’auteur compare avec délectation Delille et Saint-Lambert, qu’il groupe ensemble Léonard, Florian et Berquin, comme ne formant à eux trois qu’un seul génie ; Goethe, par son Werther, lui paraît pourtant supérieur. Il parle de l’Éliza de Sterne et de Raynal en amant transporté qui cherche une Béatrix et qui l’aura. La beauté des campagnes, les coteaux qui encadrent Lyon, Grigny où se passèrent les années cachées de la Terreur, lui sont aussi doux à la pensée que la terre de Milly à Lamartine. Mais rien de tout cela n’a la composition ni la forme, ni même l’originalité de détail, et M. Ballanche a pu retrancher le livre du Sentiment de son œuvre complète sans se montrer trop sévère. Toutefois, indépendamment des accents de vive sensibilité qui recommandent certaines pages, il convient de remarquer, comme un délinéament d’avenir, l’opinion que le jeune auteur exprimait au sujet des chartres, ainsi qu’on disait alors. En face de cette école des constitutionnistes dont Sieyès était le grand prêtre et qui pensait qu’une bonne constitution écrite pouvait s’appliquer immédiatement à un peuple quelconque, l’auteur du Sentiment réclamait pour le caractère profond, historique et presque divin, de toute institution sociale ayant racine dans une nation. M. Ballanche avait lu, dès cette époque, les Considérations sur la Révolution française, par de Maistre, et, tout en ignorant le nom de l’écrivain, il citait des passages de cet opuscule étonnant. Enfin, à travers le manque de direction du livre du Sentiment, et quoiqu’en somme l’espérance y domine, on y voit trace encore d’une pensée lugubre qui est commune à Jean-Jacques et à certains de ses disciples, à M. de Sénancour en particulier : c’est que la civilisation européenne et les cités dont elle s’honore, destinées à périr, feront place à des déserts, et que les voyageurs futurs s’y viendront asseoir avec mélancolie comme aux ruines de Palmyre et de Babylone. L’Épopée lyonnaise de M. Ballanche était fondée sur cette donnée de calamité et de tristesse. Dans les entretiens du Vieillard et du Jeune Homme, publiés en 1819, le vieillard qui, par un gracieux renversement d’idées2, est pour l’avenir, tandis que le jeune homme est pour le passé, le vieillard tâchant de vaincre les pressentiments sinistres de ce désespoir de vingt ans, dit en un endroit : « Voilà donc ce que je vous entends répéter chaque jour et à chaque instant du jour. Eh bien ! moi aussi, j’ai cru quelque temps que tout était fini pour notre vieille Europe. Oui, lorsqu’aux premiers orages de la Révolution française, qui ont grondé sur vous à votre insu, car vous n’étiez qu’un enfant, je voyais tous les liens de la société se dissoudre, toutes les institutions nager dans le sang, ah ! ce fut alors qu’il fut permis de croire à la fin de toutes choses. » Mais cette perspective funèbre ne dura pas longtemps pour M. Ballanche. Dans le récit qu’il a donné d’un voyage à la grande Chartreuse fait en 1804 avec monsieur et madame de Chateaubriand, il est question, comme dans le Vieillard et le Jeune Homme, d’une conversation entre un jeune mélancolique qui repousse toute science, toute tentative humaine, et un prêtre tolérant qui maintient la science et la croit conciliable avec une religion élevée. « Comment, s’écrie en finissant le narrateur, comment un jeune homme paraît-il détrompé à ce point de toutes les choses de la vie ?… Voyez, il ne sait accueillir aujourd’hui que l’ironie terrible de Pascal ; demain peut-être il sera dompté par le puissant génie de Bossuet : heureux si, le jour suivant, il vient à prendre goût aux chants mélodieux de Fénelon, lorsqu’il charme notre exil par les plus douces paroles qui se soient trouvées jamais sur les lèvres d’un habitant de la terre ! » L’Ombre de Fénelon prit donc de bonne heure par la main M. Ballanche et le tira de la crainte, et le préserva de l’obstination dans des ruines ; il espéra ; et, plus tard, devenu prêtre à son tour, prêtre à demi voilé du plébéianisme grandissant, aimant à voir dans Fénelon le véritable fondateur de l’ère actuelle, le voilà qui marche et continuera▶, à travers tout, de marcher vers l’avenir, comme un de ces tranquilles vieillards de son maître, comme un Aristonoüs serein et patient, souriant de loin sous ses bandelettes à quelque ami qui s’avance, le long du sable fin des mers.
Le livre du Sentiment, publié en 1801, ne passa point sans être remarqué de quelques-uns ; les journaux de Paris s’en occupèrent. J’ai sous les yeux trois articles favorables et fort judicieux du Journal de Paris (de germinal an x) ; ils sont écrits au point de vue du christianisme pratique, et l’usage tout poétique et sentimental qu’on fait de la religion y est indiqué comme un danger ou du moins comme un affaiblissement d’une chose auguste et sévère. « Au reste, dit en finissant le critique anonyme, on nous annonce depuis longtemps, et je crois même qu’on publie déjà un ouvrage plus considérable ayant, dit-on, pour titre : Des Beautés poétiques, ou seulement Des Beautés du Christianisme, et dont ce livre-ci paraît être l’avant-coureur ; semblables à ces petits aérostats qu’on a coutume de faire partir avant les grands pour juger des courants de l’atmosphère. Puissent-ils tous les deux, et tous ceux qui seront remplis du même esprit, avoir assez de force ascendante pour élever tout ce qui s’y attachera vers une sphère plus heureuse ! » Le Journal des Débats montra moins d’indulgence3 ; ce journal, dans son premier brillant, avec son état-major critique au complet, était alors en tête de la réaction classique, et contribuait à réduire à l’ordre le mouvement d’insurrection littéraire qui s’essayait à la suite des révolutions politiques. Grenville, Bonneville, Sénancour, Nodier4, et d’autres restés inconnus dans cette génération intermédiaire, furent ajournés ou interceptés ; les meilleurs ne s’en relevèrent, après quinze ans, qu’à demi. Seuls, les génies hors de ligne de M. de Chateaubriand et de madame de Staël ne ressentirent nulle atteinte et ne subirent pas de déviation.
M. Ballanche, qui, de compagnie avec son père, s’occupait de réimpressions d’ouvrages classiques et religieux, d’une édition de la Poésie sacrée des Hébreux de Lowth, vint à Paris en 1801 ou 1802, quelques mois après la publication du Sentiment. Il alla voir tout aussitôt M. de Chateaubriand dont le Génie du Christianisme avait paru, et il lui proposa de donner une Bible française avec des discours. Les discours devaient être de M. de Chateaubriand, et dans le texte français, qui aurait été en gros celui de M. de Saci. M. Ballanche aurait infusé tous les passages des Écritures qui se trouvaient traduits par Bossuet et autres grands écrivains sacrés : « Car, ainsi qu’il l’a remarqué depuis dans les Institutions sociales, Bossuet, ce dernier Père de l’Église, a une merveilleuse facilité à s’approprier les textes sacrés et à les fondre tout à fait dans son discours qui n’en éprouve aucune espèce de trouble, tant il paraît dominé par la même inspiration. » Ce projet n’eut pas de suite, quoique M. de Chateaubriand ait commencé quelque chose des discours ; mais il se forma du moins à ce sujet, entre le grand poëte et M. Ballanche, une première liaison qui ne fit plus tard que se resserrer. M. Ballanche fit avec lui le voyage de la grande Chartreuse et des glaciers en 1804, et, au moment du départ pour Jérusalem, il l’alla rejoindre à Venise d’où il ramena en France madame de Chateaubriand. Pendant son premier séjour à Paris, M. Ballanche vit aussi M. de La Harpe, alors exilé à Corbeil par ordre du Consul, et lui proposa de donner ses soins à une édition choisie et purifiée de Voltaire : la mort de La Harpe, qui survint l’année suivante, coupa court à cette pensée. La Harpe avait été fort frappé que, dans le livre du Sentiment, l’auteur eût appelé l’Élysée du Télémaque un véritable paradis chrétien ; il lui enviait cette idée : « Moi qui ai fait un éloge de Fénelon, je n’ai pas songé à cela, s’écriait-il, et voilà qu’un jeune homme a mieux trouvé : le Seigneur est avec ceux qui font le bien ! » La Harpe, devenu dévot, aimait à citer les Psaumes.
M. Ballanche avait accueilli le Consulat avec transport ; l’organisation officielle du culte lui donna une première impression de crainte ; il trouvait la religion plus belle dans la persécution que dans une reconnaissance pompeuse, et il eût préféré pour elle la liberté à cette forme de suprématie. Le charme toutefois fut grand, et son émotion sans égale, lors du double passage solennel de Pie VII à Lyon, avant et après le Couronnement. Une petite brochure, publiée sous le titre de Lettres d’un jeune Lyonnais à un de ses amis 5, témoigne de cette sensibilité attendrie, enivrée et presque en idolâtrie à l’aspect du Père des fidèles. Il n’est qu’à peine question dans ces lettres de Sa Majesté l’Empereur. Le meurtre du duc d’Enghien avait tout à fait séparé ce jeune cœur religieux d’un pouvoir impudemment despotique, et, à partir de ce jour, il n’éprouva plus que le sentiment graduel d’une oppression croissante. Mais déjà des affections privées, des espérances bientôt entrecoupées de douleurs, se joignaient à cette souffrance de gêne politique, pour détourner la pensée de M. Ballanche et retarder son essor. Plus d’une fois, en ces années, il se dirigea vers Montpellier à travers les Cévennes ; il vit dans l’un de ces trajets M. de Bonald, le gentilhomme de l’Aveyron, à Milhau ; mais ce n’était pas le philosophe profond dont il partageait volontiers la doctrine sur la parole, qu’il allait surtout visiter ; lui-même, dans un neuvième et dernier fragment daté de 1830, il nous a laissé entrevoir son pieux et triste secret : « Le 14 août 1825, dit-il, une belle et noble créature qui m’était jadis apparue et qui habitait loin des lieux où j’habitais moi-même, une belle et noble créature, jeune fille alors, jeune fille à qui j’avais demandé toutes les promesses d’un si riche avenir ; en ce jour, cette femme est allée visiter, à mon insu, les régions de la vie réelle et immuable, après avoir refusé de parcourir avec moi celles de la vie des illusions et des changements. Hélas ! je dis qu’elle avait refusé : mais il y a là un mystère de malheur que je ne saurai jamais sur cette terre. » Les huit autres fragments écrits en 1808 ne sont que des élégies en prose qui peignent avec discrétion et douceur les vicissitudes de ce noble attachement. C’est déjà la manière littéraire d’Antigone ; aux divagations perpétuelles du livre du Sentiment a succédé une mesure grave, sobre, solennelle à la fois et charmante de mélodie, un écho retrouvé du mode virgilien. Si ces huit fragments étaient en vers ce qu’ils sont en prose, M. Ballanche aurait ravi à M. de Lamartine la création de l’élégie méditative. La philosophie, qui en est simplement religieuse et chrétienne, n’a rien de cette nouveauté un peu étrange et de cette phraséologie essentielle à une doctrine, et que la poésie ne réclame pas. Les plaintes du poëte sont celles de toute âme humaine contristée, depuis Job : « Nous serions bien moins étonnés de souffrir, si nous savions combien la douleur est plus adaptée à notre nature que le plaisir. L’homme à qui tout succède selon ses vœux oublie de vivre. La douleur seule compte dans la vie, et il n’y a de réel que les larmes. » Et ailleurs : « Montrez-moi celui qui a pu arriver à trente ans sans être détrompé. Montrez-le-moi, ce mortel privilégié : son imagination a tenu toutes ses promesses ; l’amour l’a conduit par la main ; heureux époux, père plus heureux encore, il n’a acheté par aucun tourment le charme des affections du cœur ; il a connu les agréments de la société sans ignorer les plaisirs de la solitude ; il n’a rencontré sur sa route que des hommes bons et généreux, et lui-même n’a jamais vu au fond de son âme que des pensées douces et calmes qu’il s’est plu à entretenir ; il a joui de ses souvenirs comme il avait joui de ses espérances ; il a trouvé dans le passé le gage de l’avenir : montrez-le-moi !… Vous riez en gémissant ! Vous ne savez où trouver cette créature exceptée de la commune loi ; c’est qu’en effet elle n’existe point, elle n’a jamais existé. Un déluge de maux couvre la terre ; une arche flotte au-dessus des eaux, comme jadis celle qui portait la famille du Juste ; mais cette arche-ci est demeurée vide, nul n’a été jugé digne d’y entrer ! »
Un hasard heureux a mis entre nos mains une petite relation d’un pèlerinage au Mont-Cindre près Lyon, relation écrite par une jeune Languedocienne de seize ans. Cette personne distinguée, la même que celle qui mourut le 14 août 1823, fit ce pèlerinage, vers 1808, avec un guide jeune et prudent, qui était l’un des amis de son père et qu’elle désigne sous le nom de M. Pierre Simon. En s’élevant sur la montagne, la jeune personne à l’imagination sensible et pieuse remarque que les fleurs y sont la plupart d’un bleu pâle comme le ciel de cette contrée, qu’elles ne penchent point sur la terre comme celles de nos plaines : « Presque toutes celles que nous vîmes, ajoute-t-elle, étaient de petites cloches. N’est-ce point parce qu’étant privées d’eau sur les lieux élevés et exposées à l’ardeur du soleil, cette divine Providence, qui donne sa parure aux lis des champs, a voulu que leur calice pût retenir la rosée du matin, et que la fleur épanouie rendît à sa tige le bienfait qu’elle en avait reçu avant d’éclore ? » Arrivés à l’ermitage même, les deux voyageurs virent les murs d’un petit corridor tout couverts de passages qui avaient rapport à la puissance ou à la bonté de Dieu. La jeune fille pria M. Pierre Simon d’écrire aussi quelque chose ; il ne le voulait point ; elle le pressa, il écrivit : « Cet ermitage rappelle assez bien les destinées humaines : resserré dans des bornes étroites, on y jouit d’une étendue immense. »
N’est-ce point peu après ce pèlerinage au Mont-Cindre, que M. Ballanche, redescendu dans les obstacles de la vie, traça ce sixième fragment sur Orphée perdant Eurydice que tout à l’heure il guidait sans oser la voir, et cet autre fragment où il nous montre la rencontre pudique d’Hermann et de Dorothée près du ruisseau, et de si aimables présages n’aboutissant qu’à des larmes ?
Un poëme qui n’a pas été connu autant qu’il méritait de l’être, et qui rentre assez par quelques tons dans la couleur des débuts de M. Ballanche, la Parthénéide de Baggesen, publiée en français vers ce même temps6, n’a d’autre sujet et d’autre action qu’un pèlerinage à la Iung Frau entrepris par un jeune Suisse Norfrank, et par trois jeunes filles à lui confiées, trois charmantes sœurs auxquelles il sert de guide et dont il aime la dernière. Mais les divinités de l’Olympe grec, en intervenant, même avec un art relevé d’espièglerie, refroidissent ces riantes peintures, et Norfrank, bienvenu et sage en dépit des embûches de Mercure et de Cupidon, Norfrank dans l’heureux chalet nuptial me touche moins que l’honnête Pierre Simon, devisant dans l’ermitage étroit sur l’étendue des destinées humaines, et taisant quelque timide espoir qu’aucune récompense terrestre ne doit couronner.
Le premier effort que fit M. Ballanche pour sortir du découragement profond où il était tombé, fut la conception d’Antigone. Il y songea dès 1811, et il est à croire que, dans sa pensée primitive, l’amour sans bonheur de la pieuse Antigone et du généreux Hémon devait consacrer sous une forme idéale et antique les sentiments dont il était plein : « L’amour et le malheur ont été une même chose pour eux : pour eux la mort et l’hymen devaient aussi être une même chose. » Mais peu à peu, et quoiqu’à le bien entendre ce fonds personnel soit encore ce qui anime le reste, la pensée du poëte se généralisa, s’agrandit, et, chemin faisant, recueillit des impressions successives. Sur les pas des chœurs de Sophocle, et inspiré par la muse de la douleur, le poëte s’attachait à peindre l’histoire même de l’homme, de cet être qui, aux termes de l’énigme, n’a qu’une voix et n’est debout qu’un instant, l’histoire de ses misères, de ses faiblesses, de ses félicités trompeuses, suivies d’amers retours. La moralité qu’il tirait de ces tableaux était toute de soumission, de. devoir et de sacrifice, de clémence et d’espoir à travers les pleurs. Sous ces grands et magnifiques noms royaux, il figurait l’épopée domestique de la foule des hommes : la tentative d’épopée sociale devait venir plus tard dans l’Orphée. Quelques juges clairvoyants, éveillés à ces idées d’expiation, de solidarité, de sacrifice, distinguèrent dès l’abord dans Antigone plus de choses que n’en voyait l’auteur lui-même. Un de ses amis lui disait : « Vous ne savez pas ce que vous avez fait ? Un poëme martiniste. » M. de Maistre, à qui M. Ballanche avait envoyé son livre, lui écrivait une lettre qui ne lui parvint pas, mais c’était aussi en un sens plus que pathétique et poétique, en un sens théosophique, qu’il avait entendu Antigone. Quant au personnage même de l’héroïne, quelques circonstances précieuses et consolantes dans la vie du poëte avaient rehaussé encore et achevé de perfectionner les traits. Il avait vu pour la première fois à Lyon, en 1812, une noble exilée7 à laquelle son ami Camille Jordan le présenta, et qui eut depuis une influence si sereine sur sa destinée apaisée. Il lui avait lu les chants commencés d’Antigone, et quelques impressions nouvelles, dues à un sourire compatissant, se retrouvèrent bientôt dans le portrait intime de la fille d’Œdipe : ainsi les paroles de la consécration d’Antigone par son père mourant sont une inspiration de ces premières rencontres : « Ame sublime d’Antigone, que t’importe le bonheur ou le malheur ? N’auras-tu pas toujours la paix de la conscience, les louanges des hommes et l’amour des Dieux ? » En 1813, M. Ballanche courut à Rome retrouver celle que plus tard il nomma du nom de Béatrix ; il lut au sein de cette petite société romaine la fin d’Antigone, la scène des funérailles. Quand le poëme parut l’année suivante, dans les pompes de la Restauration, un sentiment général y voulut reconnaître une princesse orpheline, la fille des rois. Ainsi vont se modifiant en perspectives diverses les œuvres du poëte. Lui-même il a changé sa pensée en la continuant, et, quand il croit l’avoir achevée, ceux qui le lisent la changent et l’achèvent encore.
Nous voici revenus au point que nous avons marqué comme décisif dans l’initiation sociale de M. Ballanche. La conduite de la Restauration, durant la première année, lui révéla tout un ordre historique dont il n’avait pas eu clairement conscience jusque-là. Il comprit ce que c’est que la vie d’une nation, l’âme de cet être collectif qui garde son unité à travers ses âges et sous ses continuels développements, la mission départie à chaque peuple en particulier sur la scène du monde ; que les institutions vraies sont filles du temps, qu’elles plongent dans les mœurs et les souvenirs comme un arbre en pleine terre ; que les constitutions rédigées d’après des théories plus ou moins savantes ne sont qu’une juxtaposition provisoire qui peut aider le corps social à refaire sa vie, mais qui n’a pas vie en soi ; qu’ainsi la Charte n’était, à proprement parler, qu’une formule pour dégager l’inconnue, une méthode pour résoudre le grand problème des institutions nouvelles, un appareil fixe sous lequel les os brisés et les chairs divisées auraient le temps de se rejoindre et de se raffermir. Le 20 mars, rechute terrible, dernier et violent assaut des forces antisociales, ne parut à M. Ballanche que récapituler, à vrai dire, les faits antérieurs dans une unité dramatique, sans rien changer aux termes fondamentaux de la question. Pourtant, les passions exaspérées en divers sens ne l’entendaient pas ainsi, et la guérison sociale au moyen de la Charte en était très-compromise. C’est alors que M. Ballanche, désormais fixé à Paris, tout solitaire et pensif au milieu d’un monde d’élite, eut l’idée de se porter pour conciliateur, pour interprète pacifique des difficultés flagrantes, et l’Essai sur les Institutions sociales dut paraître avant l’ouverture des Chambres de 1817, dans le but louable, bien que certainement illusoire, de les éclairer. Quelques obstacles retardèrent d’un an cette publication. L’Essai est donc à la fois un livre de théorie, et je dirai presque, une brochure de circonstance. Mais si l’on regrette fréquemment que cette application à des conjonctures trop spéciales préoccupe l’auteur, s’il se détourne à tout moment pour s’inquiéter des opinions trop particulières d’alors, s’il se retranche une foule de précieux développements, de peur que l’ouvrage ne soit hors de proportion avec le but, le caractère général l’emporte suffisamment, et la doctrine philosophique y obtient une belle part. Dans la pensée de M. Ballanche, l’Essai, en même temps qu’il répondait aux difficultés politiques du moment, devait servir comme de prolégomènes au poëme d’Orphée déjà conçu en 1816. Ainsi que dans les autres Prolégomènes qui sont en tête de la Palingénésie, et en général ainsi que dans tous les écrits de M. Ballanche qui n’ont pas revêtu la forme poétique, la composition n’est pas très-distinctement établie. Ce n’est pas à l’aide d’un lien logique évident, que l’on peut serrer de près l’auteur en ses chapitres et discours ; il procède d’habitude par des analogies cachées dont quelquefois le rapport échappe et qui ont l’air de digressions ; il avance par cercles et circuits. Il y a chez lui un grand effort de tout dire à la fois, un embarras de choisir et comme un bégayement entre des pensées qui sont toutes pour lui coexistantes et contemporaines, ou plutôt qui ne sont qu’une seule et indivisible pensée. Cela tient à son mode de conception, d’intuition synthétique ; c’est toujours plus ou moins comme pour Hébal : « Et il n’avait pu raconter tout ce qu’il avait vu, et il n’avait pu dire tout ce qu’il avait senti ; car la parole successive est impuissante pour une telle instantanéité. — Et même il n’était pas certain de l’exactitude de son langage ; il avait passé trop brusquement de la région de l’esprit à la région de la forme. »
Je lis dans l’excellente Histoire de la Philosophie en France au XIXe siècle, par M. Damiron, à côté d’une analyse parfaitement nette et logique des idées de M. Ballanche, l’expression d’un vif regret de ce que notre philosophe a presque toujours préféré l’exposition poétique à l’exposition scientifique, la figure à la démonstration, la couleur à l’évidence : « Car, ajoute M. Damiron, comme au fond sa pensée, nourrie d’histoire et de psychologie, exercée à de fortes études, n’en est plus à la simple foi, mais à la conception systématique, il faut, pour qu’il puisse l’accommoder aux formes de la poésie, qu’il la ramène par artifice à une inspiration qui n’est point naïve…. M. Ballanche n’a été conduit là, au moins à ce qu’il me semble, que par suite d’une erreur de goût qui l’a porté à convertir et à traduire en poésie une opinion créée par la réflexion et l’analyse. » Nous croyons qu’il ressort de la biographie psychologique de M. Ballanche, telle que nous avons essayé de la tracer, que ce n’est point par voie d’analyse ou de logique qu’il a composé l’ensemble de son système. L’œuvre en lui s’est édifiée autrement. Il n’a pas été d’abord philosophe et métaphysicien, et ensuite poëte ; sa conception et sa forme se tiennent de plus près et ont une bien réelle harmonie. Il ne lui a pas été loisible d’éviter ces figures sacrées qui, même avant que l’idée philosophique s’en mêlât, le poursuivaient dès l’enfance : Orphée et Eurydice furent la fable de toute sa vie. Il avait naturellement l’âme musicale et sensible jusqu’à la chimère, et cela était poussé au point que dans un temps il ne pouvait prononcer le simple nom de Cymodocée sans répandre des larmes. Les philosophies primitives de l’antiquité furent sans contredit intuitives, et se produisirent sous les voiles de la poésie, avec les accents de la muse : refuserait-on entièrement aux époques de transformation où le sens antique se réveille, et où aboutissent tous les échos du passé, de reconstruire à leur manière quelque chose de ces mystérieux monuments ? Sans doute il y a bien de la combinaison savante et de l’obscurité alexandrine dans les poëmes de M. Ballanche ; mais cet effort lui plaît, ce vêtement lui est naturel. Quand il le dépouille et qu’il s’avance sans personnages et sans symboles, est-il plus à l’aise ? sa marche est-elle beaucoup plus svelte et dégagée ? gagne-t-il évidemment en rigueur philosophique ? Pour moi, le plus complet, le plus fidèle et satisfaisant résumé de sa doctrine est encore la Vision d’Hébal où le prisme poétique réfracte pourtant chaque idée. Dans tout autre résumé, même dans les pages si nettement lucides de M. Damiron, il manque l’atmosphère où baignent ces idées qui ne sont quelquefois que des sentiments, il manque toute une portion, intraduisible en langue abstraite, de leur profondeur, de leurs horizons, de leur lumière ou de leur crépuscule, en un mot de leur vie. Sachons donc consentir à voir dans M. Ballanche un philosophe non didactique, qui nous introduit à travers des enceintes compliquées et par détours gracieux ou obscurs jusqu’à un sanctuaire profond : le poëme d’Antigone est comme une symphonie attrayante que nous avons entendue au parvis.
L’Essai sur les Institutions sociales exprimait la théorie fondamentale du langage, selon M. Ballanche. Plus tard, en 1825, il retrouva dans une malle, à Lyon, de vieux papiers oubliés où cette théorie était déjà ébauchée en entier ; ce travail ancien, qui le frappa comme une découverte, se rapportait probablement à l’époque de sa jeunesse où il avait tenté une réfutation du Contrat Social : tant il y avait eu antériorité instinctive et prédestination, pour ainsi dire, dans les idées de M. Ballanche, tant cette théorie, capitale dans son œuvre, était née en quelque sorte avec lui ! La question de l’origine de la société se ramène exactement à celle de l’origine du langage. En voyant aux prises les deux partis acharnés, les libéraux et les ultra-royalistes, chacun croyant à son droit et pouvant produire également des hommes de vertu et d’intelligence, M. Ballanche en était venu à comprendre qu’indépendamment des passions et des intérêts contraires, il y avait chez les uns et les autres une doctrine radicalement contraire aussi sur la fondation de la société et par conséquent (qu’ils s’en rendissent compte ou non) sur l’origine du langage. Les ultra-royalistes ou illibéraux devaient croire à la société instituée divinement, au langage révélé, à l’autorité de la tradition ; et les libéraux, à la société formée par contrat, au langage inventé par l’homme, à l’émancipation graduelle et au progrès. En examinant cette double prétention si opposée et si ferme, M. Ballanche ne put croire que le droit fût exclusivement d’un côté, et au lieu de prendre parti avec MM. de Bonald et de Maistre pour l’antique tutelle, ou avec Condorcet et Saint-Simon pour l’émancipation purement humaine, il s’avança, un rameau de paix à la main, pour expliquer comment chacun avait tort et avait raison, pour accorder aux uns la vérité dans le passé, aux autres le règne dans l’avenir. Il montra avec M. de Bonald et les catholiques que la parole n’a pu être inventée primordialement, qu’elle a été nécessaire et préexistante à la pensée, qu’elle a été donnée par Dieu à l’homme naturellement social ; mais, en arrivant aux temps de la parole écrite et imprimée, il montrait avec les autres philosophes la pensée humaine s’affranchissant peu à peu du joug de cette parole devenue plus matérielle et plus pesante, brisant l’enveloppe, acquérant des ailes, et dès lors s’élançant librement à de nouvelles croyances sociales, à de nouvelles interprétations religieuses. Toutefois, M. Ballanche ne portait pas l’horizon le plus lointain de cette émancipation moderne au delà des limites du Christianisme lui-même ; il proclamait la perfection de celui-ci en tant qu’institution spirituelle et divine, et s’il croyait que les sociétés humaines dussent se gouverner désormais selon une loi de liberté, le résultat de cette action immense ne lui semblait pouvoir être autre chose que l’introduction de plus en plus profonde du Christianisme dans la sphère politique et civile. Une doctrine de conciliation si haute en des instants si irrités ne fut que peu saisie, comme bien l’on pense, et, auprès du petit nombre de ceux qui la comprirent, elle ne fut accueillie ni dans un camp ni dans un autre. Les vues très-avancées et d’une sagacité presque divinatoire que l’auteur exprimait sur l’avenir littéraire et poétique de la France, ses éloquents et ingénieux présages à ce sujet, un an avant l’apparition de M. de Lamartine, compliquaient encore la question de succès, en choquant des préjugés non moins irritables en tout temps que les passions politiques. M. Lemontey, dans le Constitutionnel (alors Journal du Commerce), lui fit la faveur, en qualité de compatriote sans doute, de parler longuement de lui, et, pour conclusion, il le définissait le libéral à son insu, et le classique malgré lui. M. de Maistre écrivait à l’auteur de l’Essai, sans le connaître personnellement, une lettre honorable, dans laquelle la vigueur de ce hautain et ironique génie éclate comme partout. On y lit ces passages : « Votre livre, monsieur, est excellent en détail : en gros, c’est autre chose. L’esprit révolutionnaire, en pénétrant un esprit très-bien fait et un cœur excellent, a produit un ouvrage hybride qui ne saurait contenter en général les hommes décidés d’un parti ou de l’autre. J’ai profondément souri en voyant votre colère contre les châteaux8 et contre les couvents que vous voulez convertir en prisons, et contre la langue catholique9 que vous prétendez abolir, par la jolie raison que les Latins n’ont plus rien à nous apprendre. C’est encore une chose excessivement curieuse que l’illusion que vous a faite cet esprit que je nommais tout à l’heure, au point de vous faire prendre l’agonie pour une phase de la santé ; car c’est ce que signifie au fond votre théorie de l’émancipation de la pensée, etc. Si vous trouviez quelque chose de malsonnant dans l’expression Esprit révolutionnaire, vous seriez dans une grande erreur ; car nous en tenons tous : il y a du plus, il y a du moins sans doute ; mais il y a bien peu d’esprits que l’influence n’ait pas atteints d’une manière ou d’une autre ; et moi-même qui vous prêche, je me suis souvent demandé si je n’en tenais point…. Tout ce que vous avez dit sur les langues et tout ce qui en dépend est excellent. Enfin, monsieur, je ne saurais trop vous exhorter à ◀continuer▶ vos études et vos travaux. Je ne crois pas, comme je vous l’ai dit franchement, que vous soyez tout à fait dans la bonne voie, mais vous y tenez un pied, et vous marcherez gauchement jusqu’à ce qu’ils y soient tous les deux. Avez-vous vu une feuille du Courrier du Commerce (c’était l’article de M. Lemontey), qui m’appelle le vaporeux Piémontais, qui me compare à Zwingle, M. de Bonald à Luther, et vous, monsieur, au doux Mélanchthon ? Si vous voulez examiner ce beau jugement et le confronter au mien, vous y verrez la preuve évidente de ce caractère hybride que je vous reprochais tout à l’heure. Le sans-culotte vous attend dans son camp ; moi, je vous attends dans le mien : nous verrons qui aura deviné. Si je vis encore cinq ou six ans, je ne doute pas d’avoir le plaisir de rire avec vous de l’émancipation de la pensée. »
Non, si M. de Maistre avait rencontré après des années M. Ballanche, il n’aurait pas ri avec lui de cette émancipation de la pensée, ou c’est qu’alors il aurait ri de ce mauvais et diabolique sourire qu’il a lui-même tant reproché à la lèvre stridente de Voltaire. Tout invincible qu’il était, il aurait fini par comprendre qu’il y avait quelque chose de jugé sans retour et qui, d’agonie en agonie, achevait d’expirer. M. Ballanche a magnifiquement et pieusement répondu à la lettre de l’illustre contradicteur, lorsque apprenant sa mort, il ouvre la troisième partie des Prolégomènes par cette sorte d’hymne funéraire : « L’homme des doctrines anciennes, le prophète du passé vient de mourir…. Paix à la cendre de ce grand homme de bien !… » Tout ce morceau est d’une haute vigueur de pensée et d’une belle effusion de cœur : je me figure le geste clément de Fénelon s’il avait béni le cercueil de Bossuet et proféré son oraison funèbre.
Dans l’Essai sur les Institutions et dans les écrits qui suivirent, dans le Vieillard et le Jeune Homme, publié en 181910, dans l’Homme sans nom, publié en 1820, dans l’Élégie, les formes, les locutions du style monarchique et bourbonien abondent ; mais elle ont toujours un sens particulier à l’auteur. Lorsque M. Ballanche parle de la légitimité dans l’Essai, il s’agit, non point du droit divin tel qu’on l’entend vulgairement, mais d’une légitimité historique que nul publiciste spiritualiste ne conteste aujourd’hui. Une dynastie restaurée lui paraissait un arbre sacré qu’on replante après qu’il a été déraciné par l’orage, et auquel il est accordé un temps pour reprendre racine ; passé ce temps, l’arbre, s’il n’a pas repris la séve et la vie, n’est qu’un morceau de bois mort digne d’être rejeté. La dynastie restaurée des Bourbons, arbre ainsi replanté, ne vécut jamais qu’à l’extérieur et par l’écorce, ayant dédaigné d’enfoncer ses racines dans la vraie terre. M. Ballanche le savait bien. Aussi la conviait-il incessamment, cette race antique, à s’identifier avec les destinées de la nation, afin de représenter exactement le principe social, comme c’est le propre et la condition de toute dynastie légitime. Il croyait que la Restauration pouvait et devait être l’incarnation politique et civile du Christianisme ; l’instrument bourbonien lui paraissait nécessaire à son idée, bien qu’il le sentît rebelle ; simple erreur de moyen et de circonstance ! Dans l’effervescence de la réaction qui suivit la mort du duc de Berry, il terminait son élégie commémorative en s’écriant : « Dynastie glorieuse, illustre maison, hâtez-vous de vous identifier avec nos destinées qui vous réclament ; hâtez-vous, car il est de la nature de nos destinées d’être immortelles ! » Après le 8 août 182911, il écrivait : « Maintenant, tournons nos regards vers le trône de Charles X, et conjurons le roi qui jura la Charte de faire enfin cesser la perturbation du 8 août. Nulle puissance ne serait en état de résoudre le problème posé ce jour-là. Il faut anéantir la pensée de ce jour néfaste ; car cette pensée n’eut ni cause, ni motif ; elle fut une pensée stérile, incapable d’arriver à l’acte. » Quand toutefois l’absurdité s’obstina et que la foudre populaire se mêla du problème, M. Ballanche était préparé et détaché. Il fut de ceux qui, sans la désirer ni la faire, comprirent et admirent la révolution de Juillet dès sa première heure12. Il arriva alors à la pensée de M. Ballanche ce qu’il a dit de la pensée humaine en général ; son idée s’émancipa de cette forme de la Restauration où elle avait voulu trouver asile, et, devenue plus libre, elle plana dans des cercles indéfinis. C’est même à partir de 1830 que les doctrines de M. Ballanche ont fait le plus de chemin par le monde, et qu’elles ont remué le plus d’esprits religieux et penseurs dans la jeunesse.
Entre l’Essai et l’Homme sans nom, M. Ballanche publia, en 1819, le Vieillard et le Jeune Homme, enseignement philosophique plein d’autorité et de grâce. Un critique d’un bon sens spirituel, M. Saint-Marc Girardin, citait récemment les consolations de Jean Chrysostome à son jeune ami Stagyre, comme s’appliquant à bien des âmes d’aujourd’hui. Le Jeune Homme de M. Ballanche est atteint d’un mal tout à fait semblable ; il désespère de la société et de lui-même ; il voit des ruines en lui, autour de lui, et il les aime, et il ne veut pas s’en arracher. C’est une généreuse passion de la mort, le culte sombre des idées vaincues, une abjuration stoïque de l’avenir. Il y a beaucoup de ces nobles âmes ; mais il y en a encore plus qui pèchent et souffrent par excès d’espérances, par anticipation dévorante et immodérée, par immersion éperdue dans la grande souffrance sociale. Ce mal est si beau dans de tendres jeunesses, il tient de si près au dévouement et à l’amour des hommes, il est, pour ainsi dire, si sacré, qu’on est tenté de l’envier pour soi, bien loin d’essayer chez d’autres de le guérir. Et pourtant, comme il aboutit en d’âpres mécomptes, comme il vous use à des réalisations impossibles ici-bas, comme il vous jette à la merci des systèmes universels, qui n’ont en eux ni la vraie morale dont ils se passent, ni le bonheur délirant dont ils vous leurrent, il est bon d’y opposer l’avertissement ; et ce que M. Ballanche disait à son jeune désespéré de 1819 pourrait s’adresser fructueusement à beaucoup des jeunes néophytes qui embrassent les siècles et l’univers : « Je veux essayer, mon fils, de guérir en vous une si triste maladie, état fâcheux de l’âme qui intervertit les saisons de la vie et place l’hiver dans un printemps privé de fleurs. » — La destinée de l’homme se compose, en effet, de deux destinées qu’il doit simultanément accomplir, une destinée individuelle proportionnée à son temps de passage sur cette terre, une destinée sociale par laquelle il concourt pour sa part à l’œuvre incessante de l’humanité. Ainsi, notre terre a son double mouvement, et elle tourne à la fois sur elle-même et autour du soleil. Mais faites que ce mouvement sur elle-même soit supprimé, et qu’elle regarde toujours fixement l’astre : voilà que vous avez une terre à moitié torréfiée, sans saisons, sans rosée et sans lune. Ainsi pour l’homme (à part de très-rares exceptions), quand il supprime le cours individuel de sa destinée. Le danger, dira-t-on peut-être, n’est pas là aujourd’hui, et c’est plutôt le concours au mouvement social que l’on incline à s’épargner. Oui, dans le gros de la société constituée et jouissante, cela se passe ainsi ; mais l’élite de la jeunesse, par une sorte de dévouement expiatoire, tombe dans l’excès contraire, et pour elle le danger existe là où nous disons.
« Allez, croyez-moi, dit le vieillard au jeune homme par la bouche de M. Ballanche, l’homme peut faire sa destinée ; mais il ne peut rien sur les destinées du genre humain ; Dieu, dans ses conseils éternels, saura bien se passer de vos pensées mûries avant le temps. Croyez-moi, la société a été imposée à l’homme, non comme un moyen de parvenir au bonheur, mais comme un moyen de développer ses facultés. » Nous tenons surtout à cette dernière pensée, et M. Ballanche y revient souvent dans son écrit ; il le conclut en ces termes mémorables : « Ce qui a toujours troublé la raison des fabricateurs de systèmes, c’est qu’ils ont toujours voulu faire tendre l’espèce humaine au bonheur, comme si l’homme était sans avenir, comme si tout finissait avec la vie, comme si, enfin, on pouvait être d’accord sur les appréciations du bonheur. » M. Ballanche protestait ainsi à l’avance contre les âges d’or terrestres de Saint-Simon et de Fourier, contre ces pays de Cocagne que les doctrines matérialistes de progrès font voyager devant nous à l’horizon ; il ne protestait pas moins en ces paroles contre l’absorption dernière de l’individu dans la vie confuse de l’humanité, autre excès où vont les doctrines progressives panthéistiques : lui, il était et il est distinctement spiritualiste et chrétien.
M. Ballanche est chrétien, ceci mérite pourtant quelques mots. Il est chrétien, c’est-à-dire il croit à la révélation apportée au monde une fois pour toutes par Jésus, à l’excellence divine de son précepte, à la destinée humaine qui se dirige à cette seule clarté au travers d’une vallée d’épreuve et d’exil ; il croit même au dogme un, à la lettre sacrée qui n’est pas à remanier. Mais il est néo-chrétien en ce qu’il croit à l’interprétation successive de ce dogme, et aux découvertes de plus en plus étendues que la pénétration humaine doit faire sous l’antique lettre par degrés transfigurée : il croit que les sept sceaux, dont il est parlé dans la prophétie, sont destinés à tomber l’un après l’autre à de certains temps révolus.
Dans l’Homme sans nom et dans l’Élégie, il règne une grande préoccupation des catastrophes du 20 mars et du 13 février ; l’immolation de Louis XVI, le retour de l’île d’Elbe, l’assassinat du duc de Berry se répondaient à distance comme un triple tonnerre : il se fit alors en M. Ballanche un réveil du dogme de la fatalité antique. Suivant lui, le principe nouveau qui agite le monde, ou qui rôde à l’entour pour y pénétrer, s’incarne quelquefois prématurément en certains individus, les exalte, les égare et les pousse en automates à des forfaits : ainsi Louvel, ainsi l’Homme sans nom, le régicide. Il voit presque en eux, dans le dernier du moins, des Œdipes coupables sans avoir failli librement, coupables par solidarité, par surcroît d’épreuve, des espèces de victimes eux-mêmes. Cette manière de consacrer l’homme par l’idée, et de l’ériger en représentant mystérieux, va mieux, on le sent, aux personnages lointains qu’à des individus qu’on peut coudoyer. Aussi, comme l’a remarqué judicieusement M. Magnin, les symboliques réminiscences et les instinctifs pressentiments de l’auteur d’Orphée ont-ils un degré de vraisemblance que nous ne retrouvons pas dans l’Homme sans nom : « Dans ce dernier poëme, ajoute le même critique, la proximité de l’objet nous paraît déjouer l’œil profond du mystique interprète : la double vue ne s’applique bien qu’à l’invisible. »
Et pourtant, chose remarquable ! il y a un fonds effrayant de réalité dans une partie de l’Homme sans nom, un fonds d’autant plus extraordinaire que M. Ballanche l’ignorait tout à fait lorsqu’il bâtissait idéalement son poëme. Un conventionnel régicide, Lecointe-Puyraveau des Deux-Sèvres, aurait pu raconter la séance du vote exactement comme l’Homme sans nom la raconte. Comme celui-ci, Lecointe-Puyraveau assistait en frémissant aux votes qui précédaient le sien ; il s’agitait sur son banc avec angoisse, et à chaque suffrage de mort qu’accueillaient les applaudissements des tribunes, son voisin, de qui je tiens l’histoire13, le voyait pâlir et s’indigner. Il appelait impatiemment son tour et avait hâte de dire une parole de justice. Son tour arriva ; il s’élança à la tribune, des murmures accueillirent ses premiers mots, puis des menaces ; il se troubla, et par degrés ses paroles changèrent de sens, jusqu’à ce qu’enfin, comme à l’Homme sans nom, une parole inconnue, une parole qui n’était pas la sienne, vint se placer sur ses lèvres. Il s’en retourna égaré à son banc, ayant voté la mort. — Ce qui est vrai de l’Homme sans nom l’est aussi à quelque degré, j’en suis certain, des personnages introduits ailleurs par M. Ballanche. Jusque dans ses conceptions en apparence les plus arbitraires, il y a des divinations historiques pénétrantes.
En 1820, M. Ballanche fit une grande maladie pendant laquelle plusieurs des symptômes antérieurs, tels qu’ils sont décrits dans Hébal, se reproduisirent ; mais, au sortir de cette nouvelle crise, son organisation fut comme un instrument plus complet et plus monté aux vastes œuvres ; il mit encore davantage son âme et sa substance intime dans chacune de ses pensées. Durant un séjour qu’il fit à Rome en 1824, dans la même compagnie d’élite qu’autrefois, il eut conscience de l’antique cité latine, du droit patricien et de cette époque incertaine dont il a cherché, dans la Formule générale, à reconquérir le sens sur Tite-Live. Ses projets de travaux s’élargirent, se fixèrent et prirent, par leur structure imposante, quelque chose de ces grandes lignes romaines des monuments et des horizons. Le plan, dès lors arrêté, de sa Palingénésie consista en trois poëmes ou épopées : 1° il résolut de faire pénétrer le génie historique, tel qu’il le sentait, dans la région qui précède l’histoire. Son Orphée dut résumer les quinze siècles de l’humanité, qui, en dehors du cercle de nos traditions religieuses, sont placés en avant des temps historiques : Orphée dut être une espèce de Genèse du haut paganisme. 2° Si M. Ballanche enfermait toute l’humanité, extérieure aux Hébreux et antérieure à l’histoire, dans cette composition mythique d’Orphée, il songeait en même temps à enfermer l’histoire positive dans une Formule générale : les cinq premiers siècles de l’histoire romaine lui parurent se prêter excellemment à ce dessein, en ce qu’historiques par la gloire des noms, ils sont couverts de vapeurs transparentes et crépusculaires, et en ce que l’évolution, s’y accomplit dans une gradation distincte et toute dramatique. Le plébéien romain, type, pour M. Ballanche, de l’homme qui se fait lui-même, lui représentait par les trois sécessions la masse de l’humanité conquérant successivement la conscience ou le sentiment de soi, la pudicité ou le mariage légal, et enfin la dignité ou l’aptitude aux magistratures dans les divers ordres. 3° Quant à l’avenir qui suit cette émancipation et à la perspective future et finale des destinées humaines sur la terre, ce devait être un des objets, un des pressentiments de la Ville des Expiations : M. Ballanche concevait, dès 1824, la Vision d’Hébal qui n’en est qu’un épisode et qu’il écrivit en 1829. — Des trois grands poëmes philosophiques, Orphée seul a paru au complet ; mais, outre la Vision d’Hébal, on a des fragments et chapitres des deux autres ouvrages que les Prolégoménes nombreux et féconds, en entier publiés, déterminent suffisamment. Toutefois, si, malgré quelques lacunes, la pensée de ces parties inédites est déjà saisissable, on ne peut également en apprécier la forme et l’art ; l’ensemble du monument est en souffrance : nous aimons à espérer que l’auteur ne tardera pas à y donner l’harmonie de son premier dessin.
Ce serait ici le lieu, si nous le voulions, d’offrir une exposition générale de la doctrine de M. Ballanche ; mais assez d’autres l’ont fait plus ou moins, M. de Givré, l’un des premiers, au Journal des Débats, M. d’Ekstein dans le Catholique, M. de Chateaubriand dans la préface de son beau livre des Études, M. Barchou de Penhoën dans la Revue des Deux Mondes, M. de Lavergne à Toulouse14. — Nous dirons quelques mots de l’Orphée.
L’Orphée n’est pas une tentative qui aille à recomposer une antique réalité ; ce n’est pas une restitution poétique, et poétiquement aussi vraisemblable que possible, d’une époque évanouie. Le poëte ne s’est inquiété que d’évoquer l’esprit général de ces temps, de le faire circuler abondamment çà et là ; quant aux détails, il n’a pas cherché à les mettre en rapport exact avec les débris qui se sont conservés. Ce n’est pas en étudiant, par exemple, les fragments attribués à Orphée, qu’il s’est préparé à faire parler son personnage : de même dans les peintures qu’il nous donne de cet ancien monde, il n’a pas visé à retrouver en géologue l’aspect réel, persuadé que ce serait toujours un paysage très-aventuré. Il n’a donc tenu qu’à se faire l’organe d’un certain esprit général et intime avec lequel il se sentait en communication, et il a pris d’avance son parti sur l’invraisemblance (je parle de l’invraisemblance poétique) du langage et de beaucoup de peintures. Évandre et Thamyris discourent entre eux de cosmogonie, de patriciat et de plébéianisme, presque comme auraient pu faire Niebuhr et M. Ballanche ; les vieilles expressions latines, les étymologies essentielles de Vico ont passé intégralement dans leur langage ; et tout à côté de ces paroles anticipées, ce sont des chants qui appartiennent à la lyre antique, des expressions orphéennes tirées comme avec un plectre d’or.
En un mot, l’Orphée n’est pas un poëme qui, avec plus de profondeur, offre l’unité et l’harmonie du ton, comme le Télémaque ou l’Antigone ; l’invraisemblance n’y est pas généralement étendue et adoucie de manière à se faire peu sentir : mais l’anachronisme entre la forme et le fond éclate et crie en maint endroit, le poëte ayant désespéré de jamais rapprocher assez à son gré cette forme du fond. Orphée est un singulier poëme où le chant, émané d’une muse antique, a été commenté avec science par un néoplatonicien ou un éclectique alexandrin ; mais le copiste, par mégarde, a fait confusion ; le commentaire est entré dans le texte, Servius a passé dans Virgile et l’interrompt ça et là ; les bordures du cadre sont bigarrées et blasonnées de triangles, de chiffres, de racines en toutes langues, bien que le milieu du tableau se maintienne aimable et pur autant que profond15.
C’est ce milieu du tableau que j’aime et que j’admire dans l’Orphée ; c’est là que circule le sentiment des temps incertains, cette musique du passé dont M. Ballanche est la harpe éolienne, et dont il sait nous renvoyer un sympathique et merveilleux écho. L’heureux séjour d’Orphée en Samothrace, son chaste hymen avec Eurydice, ses entretiens avec la Sibylle mourante, son intervention au milieu des farouches combats, son refus de l’amour d’Érigone, ses bienfaits partout présents, sa personne toujours lointaine ou passagère, suffiraient à justifier les naïves paroles dans lesquelles le poëte se rend témoignage à lui-même : « Qu’il me soit permis d’affirmer que l’inspiration à laquelle j’obéis est plus près que celle de Virgile des inspirations primitives… Oui, j’ai plus que Virgile, incomparablement plus, le sentiment de ces choses que j’oserai appeler divines. » — « N’y a-t-il pas une voix dans les choses ? » s’écrie dans l’Orphée notre poëte théosophe ; or, cette voix, M. Ballanche l’a fréquemment entendue16. Dans les mêmes morceaux d’Orphée que j’admire pour le sens antique et primitif qu’ils respirent, je n’aime pas moins à retrouver les sources secrètes des affections, des anciennes larmes et du génie de M. Ballanche, cette pensée éternelle d’un hymen à la fois accordé et impossible, cette initiation au vrai et au bien par la chasteté et par la douleur : « La douleur, dit Orphée, sera le second génie qui m’expliquera les destinées humaines. » Chaque page nous offre des pensées de tous les temps, dans la magnificence de leur expression : « Souvenez-vous que les Dieux immortels couvrent de leurs regards l’homme voyageur, comme le ciel inonde la nature de sa bienfaisante lumière. » Et encore : « Toutes les pensées d’avenir se tiennent ; pour croire à la vie qui doit suivre celle-ci, il faut commencer par croire à cette vie elle-même, à cette vie passagère. » Enfin, les approches de la mort d’Orphée, les troubles et l’agonie orageuse de cette grande âme qui, comme toutes les âmes divines au terme, se croit un moment délaissée, ont une sublimité égale aux plus belles scènes des épopées modernes. Et voilà pourquoi M. Ballanche a bien fait de rester poëte.
L’influence des écrits de M. Ballanche a été lente, mais réelle, croissante, et très-active même dans une certaine classe d’esprits distingués. Pour n’en citer que le plus remarquable exemple, la lecture de ses Prolégomènes, vers 1828, contribua fortement à inspirer le souffle religieux à l’école, encore matérialiste alors, de Saint-Simon. Témoin de l’effet produit par cette lecture sur quelques-uns des plus vigoureux esprits de l’école, je puis affirmer combien cela fut direct et prompt. L’influence, du reste, n’alla pas au delà de cette espèce d’insufflation religieuse. Historiquement, l’école saint-simonienne partit toujours de ce que M. Ballanche appelle l’erreur du dix-huitième siècle, erreur admise par Benjamin Constant lui-même ; elle persista à voir le commencement de la société dans le sauvagisme, comme lui, Benjamin Constant, commençait la religion par le fétichisme.
M. Ballanche est peut-être l’homme de ce temps-ci qui a eu à la fois le plus d’unité et de spontanéité dans son développement. Sans varier jamais autrement que pour s’élargir autour du même centre, il a touché de côté beaucoup de systèmes contemporains et, pour ainsi dire, collatéraux du sien ; il en a été informé plutôt qu’affecté, il a ◀continué▶ de tirer tout de lui-même. La doctrine de Saint-Martin semble assurément très-voisine de lui, et pourtant, au lieu d’en être aussi imbu qu’on pourrait croire, il ne l’a que peu goûtée et connue. Je remarque seulement dans les Prolégomènes le magisme de la parole, le magisme de l’homme sur la nature, expressions qui doivent être empruntées au mystérieux théosophe. Il a emprunté davantage à Charles Bonnet, à savoir le nom même et l’idée de la palingénésie, de cette interminable et ascendante échelle des existences progressives ; mais il s’en est approprié la vue en la transportant dans l’histoire, tandis que l’illustre Genevois ne l’avait que pour l’ordre purement naturel. M. Ballanche connut de bonne heure à Lyon Fourier, auteur des Quatre Mouvements ; mais il entra peu dans les théories et les promesses de ce singulier ouvrage, publié en 1808 ; aujourd’hui il se contente d’accorder à l’auteur une grande importance critique en économie industrielle, et de penser avec lui en des termes généraux que l’homme a pour mission terrestre d’achever le globe. Il lut les Neuf Livres de Coëssin dès 1809, et dans un voyage qu’il fit à Paris, il visita ce prophète d’une époque pontificale ; mais l’esprit envahissant du sectaire le mit d’abord sur ses gardes : M. Ballanche voulait avant tout rester lui-même. Il vit une fois Hoëné Wronski, lequel, dans son Prodrome, revendique l’honneur d’avoir le premier émis, en 1818, une vue politique que l’Essai sur les Institutions exprimait en même temps que lui. M. Ballanche vit plus d’une fois, bien que rarement, Fabre d’Olivet dont les idées l’attiraient assez, s’il ne les avait senties toujours retranchées derrière une science peu vérifiable et gardées par une morgue qui ne livre jamais son dernier mot. Il a profité pourtant des écrits originaux de ce philosophe qui aurait pu se passer d’être charlatan ; l’idée d’Adam, l’homme universel, et d’Ève qui est la faculté volitive d’Adam, lui a probablement été suggérée par Fabre. Les hommes qui ont le plus agi sur M. Ballanche, mais par contradiction surtout ; sont MM. de Bonald, de Maistre et de La Mennais. Ce dernier, ainsi que l’abbé Gerbet, est devenu son ami, et la contradiction première a cessé bientôt dans une conciliation que le Christianisme qui leur est commun rend solide et naturelle.
Pour nous qui n’approchons qu’avec respect de tous ces noms, et qui ne les quittons qu’à regret, il faut nous arrêter pourtant. Heureux si, à défaut d’une exposition complète de système, cette étude de biographie psychologique a insinué à quelques-uns la connaissance, ou du moins l’avant-goût, d’un homme dont la noble ingénuité égale la profondeur, et si cette explication intérieure et ◀continue que nous avons cherché à démêler en lui peut servir de prolégomènes en quelque sorte à ses prolégomènes ! Préparer à la lecture de notre auteur, c’est là en général dans les essais que nous esquissons, et ce serait dans celui-ci en particulier, notre plus entière récompense.
Cet article sur M. Ballanche a été une sorte d’événement dans ma vie littéraire, et il a contribué à m’apprendre bien des choses, de celles qu’on ne sait jamais mieux que par son expérience personnelle. J’en ai déjà dit un mot dans une note de l’appendice sur Béranger (t. Ier, p. 137). En écrivant cet article et pour être plus sûr de comprendre comme il le fallait un auteur éminent, mais très-particulier et assez difficile, j’avais songé avant tout à me placer au point de vue de cet auteur et à le considérer, comme on dit aujourd’hui, dans son milieu. Je m’étais, pour le moment, transporté avec lui dans son monde, dans les régions d’idées ou d’opinions qu’il avait traversées, et je m’étais comme transformé en lui. Ç’a été volontiers de tout temps mon habitude et ma méthode de critique : je cherchais à m’effacer, à m’oublier ; je n’étais plus chez moi, j’étais chez un autre pour une quinzaine, ou mieux, j’étais cet autre même et l’on m’aurait pu prendre pour son second. Or, en faisant ainsi pour Ballanche, je me trouvai, sans y songer, avoir violemment choqué les hommes qui jugeaient 1815 et les Bourbons, la Convention et le régicide, à un tout autre point de vue que le sien et avec des sentiments contraires. Comme, à cette date, j’appartenais encore à la rédaction du National, la colère fut d’autant plus grande que les purs virent en moi un renégat. Ceux qui se récriaient si fort à mon sujet, ce n’étaient certes ni l’excellent Paulin, de tout temps mon ami, ni les rédacteurs habituels, Chambolle, Littré, etc. ; c’étaient les causeurs-amateurs, les inutiles et les bruyants, les flaneurs de haute hâblerie republicaine, Thibaudeau en tête. Cependant comme j’allais très-peu au bureau du journal, excepté dans les grands jours, et que je vivais d’une vie toute de pensée, de rêverie et d’étude, je ne fus d’abord informé de rien. Mais il se trouva que M. Coëssin, auquel j’avais en passant appliqué le nom de sectaire, adressa une lettre à la Revue des Deux Mondes, où l’article avait été inséré, pour protester contre cette qualification. Il prétendait être orthodoxe et non sectaire, au sens catholique. La lettre ayant soulevé des objections à cause du peu de convenance et de mesure de certains termes, je vis arriver, au nom de M. Coëssin, un de ses disciples alors fervent, depuis brouillé avec lui, un galant homme d’ailleurs autant que peut l’être un fanatique pur, alliant dans un singulier mélange le jacobinisme, le mysticisme et le catholicisme : ce personnage n’était autre que le chevalier de Beau-terne, un cerveau brûlé, comme on dit, et qui avait même eu dans un temps des accès de fièvre chaude et de démence. Je l’avais rencontré quelquefois chez Mme de Souza, et il se prévalait de cette circonstance pour obtenir de moi haut la main l’insertion de la lettre dans la Revue. M. Coëssin, en souverain pontife, ne paraissait pas et se dérobait derrière son nuage. La résistance de la Revue à l’insertion de la lettre fut longue, et on ne consentit point à l’imprimer sans qu’elle eût été modifiée en quelques-uns de ses termes. Mais ce point devint presque aussitôt l’affaire secondaire. M. de Beauterne, croyant rendre sa cause et celle de M. Coëssin meilleure, avait obtenu, je ne sais comment, des chefs du parti républicain d’alors, MM. Jules Bastide et Raspail, une lettre écrite tout entière de la main de M. Jules Bastide et signée de tous deux, dans laquelle il m’était signifié que tous les hommes de cœur avaient vu avec étonnement et indignation cet article sur Ballanche. Si l’on veut bien songer que M. Coëssin, l’homme d’une petite église, et qui avait intérêt pourtant à ne pas rompre avec la grande, se plaignait surtout de moi sous prétexte que, depuis que je l’avais qualifié de sectaire, on ne le recevait plus comme avant ni sur le même pied dans sa paroisse, et qu’il risquait de ne plus être admis à la sainte table en l’église des Petits-Pères, on comprendra toute l’énormité et le ridicule du procédé par lequel des hommes du parti politique avancé se faisaient les tenants de M. Coëssin contre moi. L’affaire traîna près d’une année : à chaque changement de saison, par les grands chauds ou par les grands froids, le chevalier de Beauterne recommençait ses instances périodiques, accompagnées parfois de menaces, et d’autres fois brusquement assaisonnées d’amitiés, et ce fut même sur des amitiés très-vives, quand il se fut brouillé avec M. Coëssin, que tout cela se termina de sa part ; c’était au point d’en devenir incommode dans un autre sens. Laissons ce qui n’est que ridicule. Mais le sérieux et l’odieux de l’affaire était dans cette sorte de main-forte que des hommes politiques n’avaient pas craint de prêter à des intrigants mystiques ou à des extravagants. J’acquis dans cette circonstance des lumières qui me furent très-utiles, sur l’esprit de parti, sur le peu de profit que tirent les vrais littérateurs et les esprits critiques à se mêler à des groupes politiques toujours plus ou moins intolérants ; car il faut, d’un côté ou d’un autre, se fermer des vues et consentir absolument à condamner des jours à son intelligence. L’attitude d’Armand Carrel pris perpétuellement à témoin et invoqué pour arbitre par mes adversaires, son silence obstiné (je m’étais, il est vrai, abstenu soigneusement de le voir, mais M. Buloz l’avait vu et avait essayé de le faire parler), ses refus calculés de prononcer une seule parole qui donnât tort aux violents, m’apprirent qu’il n’avait lui-même qu’à un assez faible degré, nonobstant son renom de générosité, le sens spontané de la justice17. Je me déliai, et cherchai plus que jamais mon refuge dans l’étude et dans la poésie intérieure, charme et consolation de ma jeunesse. Ceux qui seraient curieux de savoir dans quel courant d’idées morales et de sentiments intimes je vivais alors, trouveraient une allusion à cette récente blessure dans une pièce de vers des Pensées d’août adressée à M. Du Clésieux et datée de Précy-sur-Oise (12 octobre 1834) :
………………Tel je vous sens, ami, — surtout quand, seul aux champs,Par ce déclin d’automne où s’endort la nature,Un peu froissé du monde et fuyant son injure,J’ouvre à quelques absents mon cœur qui se souvient…
Si, parmi mes lecteurs des dernières années, il en est qui se sont plu à relever chez moi des sentiments de méfiance et de scepticisme habituel, ils ne sauront jamais ce qu’il m’en a coûté et ce que j’ai eu secrètement à souffrir pour avoir porté dès l’abord toute ma sincérité et ma tendresse d’âme dans mes relations politiques et littéraires.
Je ne voudrais pourtant pas que cette Étude sur Ballanche finît sur un incident tout personnel, et pour laisser de l’éminent écrivain une idée plus précise encore et plus réelle que je ne pouvais la donner de son vivant, je crois ne pouvoir mieux faire que de traduire de l’anglais une ou deux pages qui le concernent dans un Essai intitulé Madame Récamier, dû à la plume spirituelle et juste de Mme Mohl. C’est une parfaite esquisse et qui a le charme de la vérité même :
« Mme Récamier partit pour l’Italie avec sa femme de chambre et sa petite-nièce, depuis Mme Lenormant, au commencement de 1813. Elle n’avait plus une grande fortune, et elle voyageait en voiturin. Pour rendre le voyage moins ennuyeux, elles emportaient une petite bibliothèque choisie par M. Ballanche, qui en ce temps-là devint un élément essentiel de sa vie. Cet ami dévoué lui avait été présenté à Lyon ; il était fils d’un imprimeur et l’ami intime de Camille Jordan, le grand orateur, lequel, jaloux de lui assurer la bienveillance de sa belle amie, avait raconté son histoire qui était celle d’un cœur déçu. Son visage avait été défiguré par une opération, mais n’était point du tout laid pour cela ; ses yeux étaient brillants, larges et intelligents ; la joue était enflée d’un côté comme par une fluxion ; l’aspect général était simple, peut-être un peu trop ; mais la plus remarquable bienveillance dans toute sa personne, sa voix et ses manières, donnaient la plus agréable impression à tous ceux qui avaient quelque discernement. L’histoire de sa générosité et de son sacrifice racontée à Mme Récamier, qui avait toujours l’âme ouverte à l’admiration pour tous les nobles sentiments, fit qu’elle se prit à lui avec toute l’affabilité et la tendresse de sa nature, et il s’épanouit lui-même en sa présence comme une plante languissante qui renaît aux rayons du soleil. Depuis ce moment, il fut sa propriété. Jamais il n’eut une parole ni une pensée pour rien demander en retour de son entier dévouement : le plaisir de regarder et d’écouter lui suffisait. Ceux qui se souviennent de leur première soirée chez Mme Récamier dans les jours de l’Abbaye-au-Bois après 1830, ceux qui se rappellent comment, effrayés par la réputation de ses habitués, ils se tenaient timidement dans leur coin, et comment le doux et bienveillant regard de Ballanche venait les rassurer, ne peuvent comprendre qu’on lui pût trouver de la laideur. Son élocution était lente ; toutes ses idées pures, choisies et nobles ; son goût exquis. Il ne connaissait aucune des littératures étrangères, excepté les poëtes italiens et le philosophe Vico ; mais sa familiarité avec toutes les délicatesses et les finesses de la littérature française était complète, et le ton de sa conversation avait la saveur que donnent l’habitude et la contemplation du beau et du parfait dans l’art. Ses lettres sont un miroir fidèle de sa singulière nature, et, avec celles de Mathieu de Montmorency, elles font la partie la plus originale du livre18 ; mais elles ont surtout de la valeur par l’ensemble, et plutôt comme expression du beau naturel dont elles sont le témoignage que par le détail des anecdotes et des événements. M. Fauriel parlait toujours de Mme Récamier comme étant la Béatrice de Ballanche, car son adoration pour elle rappelait l’amour de Dante pour la divine Béatrice : il devait y avoir eu une semblable étincelle d’amour céleste dans ces deux âmes. »
Et plus loin, à une période bien plus avancée de la vie de Mme Récamier :
« Le premier objet de son intérêt était M. de Chateaubriand ; mais elle avait d’autres amis, et M. Ballanche était une source d’inquiétude pour elle. A la mort de son père, il avait hérité d’une modeste indépendance ; il vint à Paris pour pouvoir la contempler chaque jour à son aise jusqu’à son dernier soupir. Depuis ce temps, il avait vécu sur son capital dix-sept années durant, sans prendre jamais souci du lendemain. Il avait fini par tout dépenser, et il commençait à emprunter. Il ne lui avait jamais parlé de cela, mais comme les prêteurs étaient des amis communs, elle savait tout. Il est impossible de dire à quel degré de gêne il en serait venu si une sœur ne lui était morte peu après qu’il eut épuisé ses ressources, et ne lui avait laissé de quoi payer ses dettes et subsister. Une petite pension littéraire avait été aussi obtenue pour lui en 1837. Ses habitudes étaient simples, et il semblait aussi heureux que jamais, même au bord de sa ruine. »
Un de nos amis, de modeste et douce mémoire, feu d’Ortigues, a dit un beau mot sur Ballanche : « C’était un innocent, mais parfois un innocent sublime. » — Et un mot de M. de Barante : « Il vivait dans un nuage, mais le nuage s’entr’ouvrait quelquefois. »