(1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Octave Feuillet »
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(1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Octave Feuillet »

Octave Feuillet

I1

Le roman de Sybille est un des moins réussis d’Octave Feuillet. Je n’ai jamais nié, pour ma part, son talent, mais j’en connais le centre et la circonférence, et ce n’est pas ma faute si ce talent n’est pas plus grand. En supposant que la grâce pût être commune et rester la grâce, je dirais qu’Octave Feuillet en a souvent. Un jour, quelqu’un l’appela spirituellement un cueilleur de muguet, et c’était un mot doux et juste… Mais aurait-on jamais pu croire que cet aimable cueilleur de muguet pour les jeunes personnes qu’il ne faut qu’honnêtement émouvoir, aurait l’incroyable ambition de protéger le catholicisme ?… Eh bien, c’est là ce qu’on a vu pourtant ! Quoique ignorant comme un carpillon des choses de l’Église, Octave Feuillet, ce jeune homme pauvre… en théologie, a eu l’extrême bonté de recommander le catholicisme aux petites dames dont il est le favori et pour lesquelles il fait de petites comédies, et de l’excuser, et de l’arranger, et de l’attifer, ce vieux colosse de catholicisme, de manière à le faire recevoir sur le pied d’une chose de très bonne compagnie dans les plus élégants salons du xixe  siècle… Or, voilà ce que George Sand, cette prêcheuse de la Libre Pensée, qui ne veut pas, elle ! que le catholicisme soit reçu nulle part sur un pied quelconque, n’a pu supporter, et, indignée, elle lança aussitôt sa Mademoiselle La Quintinie à la tête de la Sybille d’Octave Feuillet.

Dieu merci ! je suis bien obligé de dire que ce roman de Mademoiselle La Quintinie de George Sand n’est pas de beaucoup supérieur, dans son genre, à celui d’Octave Feuillet dans le sien. Cela se vaut à peu près. George Sand, dont le talent vieillissant a pris des fanons de plus en plus tombants, a voulu — dans l’ordre des idées, bien entendu ! — donner une volée… de sa cravache d’amazone philosophique et littéraire à ce jeune missionnaire de salon qui se mêlait des affaires du catholicisme, mais la main n’y est plus et la cravache n’a ni sifflé ni cinglé. Faux à son tour, mais d’une autre fausseté que celui d’Octave Feuillet, le roman polémique de George Sand, entrepris pour prouver que le catholicisme doit être définitivement vaincu et enfoncé sur toute la ligne, n’est, d’exécution, qu’un livre mou et déclamatoire. Le prêtre catholique, peint par elle plus d’une fois dans sa vie, y est repris et peint une dernière. Mais on n’y reconnaît plus ici le pinceau qui fit passer devant nos yeux, dans Lélia, le prêtre Magnus et le cardinal Annibal. Dans le prêtre catholique de Mademoiselle La Quintinie, il y a plus de haine, mais il y a moins de coloris… Et qu’importe pour le bruit, après tout ! George Sand a fait le sien comme Octave Feuillet. Seulement, ce bruit qui ne vient pas du mérite intrinsèque des œuvres se dissipe promptement.

II2

Quant à Monsieur de Camors, c’est autre chose. Les Dominicains le lisent dans leur cellule. Il y en avait un qui le humait entre deux pages de saint Thomas d’Aquin. Ce que c’est pourtant qu’une idée ! Il y a une idée dans ce livre ; seulement, cette idée, qui pipe jusqu’aux Dominicains, n’y est pas réalisée de manière à payer un prêtre et un religieux de la peine frivole d’avoir lu un roman plein d’inconséquence et de superficialité.

Mais le monde, qui n’a pas le sérieux d’un prêtre, le monde qui est livré à tous les vents du scepticisme, cette Rose des Vents intellectuels, croit, lui, ce roman très pensé et très fort. L’idée qui a passé (sous l’empire de qui ou de quoi ?) dans les horizons de l’esprit de Feuillet, cette idée qu’il n’a su étreindre ni même atteindre, il l’aurait prise avec la force souveraine qu’elle exigeait qu’il n’aurait pas eu de succès, d’abord dans son roman, dont tout le monde a parlé, et ensuite dans la comédie qu’il tirera sans doute de son roman et qui obtiendra au Gymnase, ce premier théâtre français, ou au Théâtre-Français, ce second Gymnase, la centaine de représentations devant laquelle les plus courageux sont à genoux.

III

Figurez-vous, en effet, un roman conçu fièrement et vigoureusement réalisé dans cette donnée : un homme a le courage d’être un athée absolu, avec tous les dons de la vie : la naissance, la beauté, la jeunesse, la force de l’esprit, la solidité des organes, la richesse, sans laquelle rien ne se peut dans ce monde voué au veau d’or, à l’âne d’or, à tous les animaux d’or et à leurs excréments. Et avec cela, pour l’instruire, un père qui vaut Machiavel. Puis, — cet homme une fois instruit, forgé, fourbi, astiqué comme une arme, un revolver à dix mille coups, à autant de coups qu’il y a occasions de tirer sur l’ennemi dans la vie, et mis face à face avec toutes les difficultés, tous les obstacles, tous les problèmes, tous les sentiments, toutes les passions, toutes les résistances d’une société comme la nôtre, qui n’est pas plus athée résolument qu’elle n’est chrétienne, qui trempe par un bout dans l’athéisme, par l’autre bout dans un christianisme ramolli, — engager la lutte, une lutte hardie, à pleins bras, à plein corps, entre cet homme, trempé dans le feu et la glace de l’enfer, et cette société, écrasante de son poids seul, qui lui oppose la masse de ses préjugés, de son hypocrisie, de son ignavie, et même de sa moralité, s’il lui en reste encore. Quel spectacle et quel grand sujet ! Et quel grand sujet par lui-même ! indépendamment des opinions, des vues et de la conclusion de l’auteur, qu’il soit pour ou contre son héros, qu’il le tue sous la société ou qu’au contraire il tue la société sous lui.

Créer un Borgia au xixe  siècle, non pas fils de pape comme l’autre Borgia, ce qui serait trop haut et trop loin de nous, trop exceptionnel, presque fabuleux, car cela ne s’est rencontré qu’une fois dans l’histoire, mais un Borgia de niveau avec nous, sur le même terrain social que nous, et le faire travailler, comme dit Vautrin, cela, certes ! pouvait être, sous une plume puissante, la plus robuste chose qu’on pût écrire. Mais, vraiment, la société actuelle, cette vieille de quatre-vingt-dix ans, pourrait-elle supporter dans sa terrible logique une aussi complète individualité ?… Le temps n’est ni aux esprits ni aux œuvres mâles. Pour un génie synthétique, qui sait généraliser sa pensée et qui échappe par sa grandeur même, vous avez la multitude des esprits qui analysent et qui se complaisent dans les finesses du détail. Or, c’est à ce genre d’esprits femelles qu’appartient le succès dans tous les genres. Octave Feuillet, imitateur d’Alfred de Musset à la scène, — d’Alfred de Musset qui n’y est lui-même qu’un charmant fantaisiste ; — Octave Feuillet, esprit mince, talent flexible, d’observation quelquefois piquante, mais toujours sans profondeur dans le roman, — lequel demande tant de profondeur pour n’être pas vulgaire, — a précisément dans la pensée les qualités féminines qu’il faut pour réussir dans ce temps énervé. Aussi a-t-il été dès sa première œuvre le bébé du succès, et il en sera certainement un jour, car il est jeune encore, le barbon…

Depuis le public qui le trouve charmant, jusqu’aux critiques eux-mêmes, lâches avec le public comme les tribuns avec le peuple, il est convenu que l’auteur de Dalila et du Cheveu blanc est un talent dont le caractère est la grâce, — la grâce décente. Mais cette réputation convenue, qui lui chante toujours la même chose, a fini par l’impatienter. Il s’est dit : « Mais, après tout, vous m’ennuyez… Je puis bien être fort comme un autre ! » Et la tête qui a pensoté Sybille, s’est donné la migraine pour inventer un Borgia. Blasé de grâce et de décence, écœuré de ce bonbon qu’on lui fait manger depuis des années, Octave Feuillet a voulu montrer que l’internellement gracieux et décent pouvait très bien être fort, si cela lui plaisait, — et même pas trop décent.

Et nous allons voir comment il l’a été.

IV

Le roman commence bien : par un suicide lestement et froidement exécuté, en rentrant chez soi, de la promenade, par un beau soir, manière très émouvante de se jeter en plein intérêt dramatique, et que je dirais d’une originalité très inattendue s’il n’y avait dans la littérature du temps un livre beaucoup moins lu que ne le sera certainement le livre de Feuillet, et qui commence aussi par un suicide. Ce livre, c’est L’Ensorcelée, dans lequel le héros s’envoie un coup de tromblon chargé de dix-huit balles par la figure, et, s’il manque son cerveau, il ne manque pas sa figure, que le coup emporte, tandis que le suicidé de Monsieur de Camors se tue roide, et n’est pas le héros du roman. C’est le père du héros, et si j’en crois la lettre qu’il écrit à son fils avant de se tuer, un tout autre homme que monsieur son fils, et que j’aurais mieux aimé voir à la besogne. Cette lettre, éclaboussée de sang, est le Traité du Prince de ce Machiavel de père, supérieur à son élève, le contraire justement du Machiavel de l’histoire, très inférieur à Borgia, et qui n’écrivit son Traité du Prince que sous la dictée des actions de cet homme, qui fut, en somme, tout son génie. Seulement, si supérieur qu’il apparaisse, dans cette lettre testamentaire, à ce qu’est son fils dans tout le roman, ce comte de Camors a déjà des pailles dans son acier.

Le comte de Camors écrit dans sa lettre le mot d’honneur, qu’il appelle un grand mot, et qu’il croit la seule réalité morale qui reste aux hommes dans l’athéisme universel. Or, un homme comme lui, s’il est intégral et conséquent, trempé enfin comme il doit l’être, ne peut pas écrire sérieusement le mot d’honneur, vain à ses yeux comme tous les autres… Pour un matérialiste de cette franchise et de ce bloc, pour un athée de cette vigueur, pour un politique de cette ambition, pour un homme qui dit à son fils : « Aie les femmes et gouverne les hommes », l’honneur, dans un temps comme le nôtre, n’existe plus. C’est un préjugé. Il faut être aussi hardi contre lui que contre la religion. C’est là une idée et un mot chevaleresques, traînant d’une société finie dans une société qui rit de la chevalerie et des monarchies à la Montesquieu, fondées sur l’honneur. Parler d’honneur à son fils, à cette heure suprême où l’on veut l’armer contre le monde pour le vaincre. C’est lui inoculer le germe de toutes les faiblesses qui vont suivre. M. de Camors, qui ne croit qu’à la victoire, écrit à son fils : « Ne fais rien de bas. » Et pourquoi donc pas, si faire une bassesse est une manière de triompher ?… Est-ce que l’ambition, et l’ambition des plus fiers, ne monte pas souvent, pour s’élever, tout un escalier de bassesses ?…

Ce vieux dandysme d’honneur n’est-il pas ridicule dans un homme qui a le cynisme grandiose de son moi, comme l’avait Médée ? L’honneur, ce n’est pas seulement l’estime de soi, comme le définit faussement Feuillet, c’est l’estime de soi par les autres. Or, que sont les autres pour un égoïsme dont le centre est partout et la circonférence nulle part ? Et c’est ainsi que, dès les premières pages de ce roman qui voulait être hardi, ces Camors ne sont plus les Camors pur-sang d’athéisme et de perversité, pour parler comme l’indigné Feuillet, que j’aurais voulu voir à l’œuvre, et que le petit Musset bien connu des familles entre dans ces Borgia pour les fêler ! En effet, fêlé dans le père, le Borgia va crouler et tomber dans le fils, morceau par morceau, comme une vitre cassée, et nous allons avoir affaire à un caractère non pas vertueux, non ! mais non pas complètement vicieux non plus, du moins de ce vice radical qui avait passé comme une chose à peindre dans l’esprit de Feuillet, dont les pinceaux, accoutumés aux choses honnêtes, n’ont pas pu, les pauvres petits ! Louis de Camors, que j’aurais voulu voir tout ensemble Méphistophélès et Faust, a du Lovelace et du Grandisson. La monarchie absolue était tempérée par des chansons. Le Lovelace du Camors est tempéré par le Grandisson du même Camors. Mais Lovelace tempéré par Grandisson n’est plus Lovelace, mais Grandisson intempéré par Lovelace n’est plus Grandisson.

Mettre en charpie deux caractères et en mêler les fils, ce n’est point là tisser, n’est-ce pas ?… Du reste, dans cette lettre où le comte de Camors juge son fils, tout en voulant en faire un homme, un prince de ce monde, il laisse apercevoir qu’il n’a pas grande confiance dans l’énergie de sa progéniture, — ce qui rend plus imprudente encore et plus sotte sa théorie sur l’honneur : « Vous déferez-vous — dit-il à son fils — de cette faiblesse de cœur que j’ai remarquée en vous, et qui vous vient sans doute du lait maternel ? » — Comme vous le voyez, il doute de la force de son fils, et il a raison d’en douter ; car Louis de Camors, échappant par ce doute (qui veut explication) à la fierté des conseils de son père, n’est plus qu’un de ces pantins sublunaires de tous les romans, qui font le mal, puis se repentent, et qui s’en vont, jusqu’à ce qu’ils crèvent, de faute en faute et de repentirs en repentirs !

C’est donc, en somme, un homme comme un autre que Louis de Camors. Après l’avoir voulu individuel, et d’une individualité noire et terrible, voilà que Feuillet, comme s’il avait peur du type qu’il a évoqué, le passe à la pierre ponce et l’efface. Cela, certes ! n’empêche pas ledit Louis de Camors de faire de très laides et de très abominables choses, le long du roman ; mais il les fait sans grandeur, car le mal même a sa grandeur, sans aplomb, avec la pâleur des gens qui tremblent, avec le trémoussement de nerfs de ce temps, si misérablement nerveux… C’est véritablement à faire pitié, et nous nous attendions à de l’horreur ! Ainsi, il tombe comme un milan sur la femme de son meilleur ami, laquelle ne lui fait pas ombre de résistance, et après l’avoir possédée, il lui crache son mépris à la figure. « Vous me méprisez ! » (C’est un mot usé à force d’être dit, et, tout usé qu’il soit, c’est un cliché immortel.) « Vous me méprisez ! » lui dit cette créature qui n’a pas résisté à ce monsieur, lequel lui répond franchement : « Ma foi ! oui ! » et qui lui articule les raisons de son mépris, qui sont très bonnes, — et tout cela est excellent de vérité, d’observation, de connaissance de ces bourgeoises qui se donnent au premier aristocrate venu, je ne dis pas de naissance, mais de high life, de chevaux, d’élégance, de luxe et de célébrité. Mais, après les avoir données, ces raisons, voilà que le Camors se met à pleurer, à mordre de désespoir les barreaux d’une chaise, et à sentir toutes sortes de remords, qu’un Camors, s’il ôtait digne de son nom, de l’éducation de son père, de sa propre volonté intelligente, ne devrait pas seulement connaître. Ainsi encore quand il s’éprend de sa cousine Charlotte, qui pourra faire illusion aux petits jeunes gens, mais qui n’a pas d’autre grandeur que celle de la beauté ; qui tente et tombe comme toute femme ; qui craint moins, dit-elle (toujours les mêmes charlatanes de mots !), « de se profaner elle-même que de profaner un autel ». Louis de Camors, le faux Borgia, n’est plus que le jobard dont n’importe quelle femme sait jouer. C’est le sot nerveux du xixe  siècle, — une espèce à part. Voyez, dans le roman, son trouble et son apeurement après le baiser sur les lèvres si impudemment offert par elle, pendant que son mari dort à trois pas ! Voyez la scène des ruines où elle se fait porter par lui, qui lui dit les bêtises d’usage : « Vous êtes un démon ! » Voyez enfin la scène du billet par lequel elle se donne à lui, corps et âme, et qui le foudroie de plus belle, qui le fait tomber sous ce pied qui le roule dans la fange et qui l’y maintient jusqu’au moment (car il faut bien que les romans finissent) où une autre femme, la sienne, et son enfant, l’arrachent à cette domination honteuse, si longtemps subie, pour le faire mourir de désespoir !

Car il se marie, M. de Camors. Il se marie à la fille d’une femme qu’il a aimée et qu’il n’a pas eue, ce Lovelace manqué, ce Lovelace borné par Grandisson ! Après avoir été infidèle à sa femme pour cette fameuse Charlotte de Campvallon, — que les ingénus qui jugent les femmes à l’audace avec laquelle elles relèvent leurs jupes ne manqueront pas de prendre pour un caractère, — il redevient platement amoureux de sa femme, à lui, uniquement parce qu’elle l’a quitté et que c’est l’éternel jeu de ces enfants : « Tu ne veux plus, mais moi précisément je veux, parce que toi tu ne veux plus. » Enfin, dernier coup porté à cet invincible ! Feuillet achève son héros en le faisant père, aussi bêtement père qu’il est, dans tout le roman, amant et mari… Il meurt de son petit, comme d’une maladie… Le bronze de la volonté, de l’intelligence, de l’égoïsme hautain, qui ne devait être brisé que par des foudres, s’amollit et fuit aux moindres contacts, et devient, qu’on me passe le mot ! le macaroni du sentiment. Mais là est le succès. Dans un temps où le sentimentalisme gouverne le monde et a remplacé la religion, la morale et la loi, tous les pleurards qui tètent leur canne en regardant mélancoliquement les corniches, quand on parle des choses du cœur, trouveront admirable un livre dans lequel, à l’honneur de la nature humaine, Berquin bat constamment Borgia, par la très simple raison, du reste, c’est que le Borgia qu’on voulait mettre dans ce livre, en définitive n’y est pas !

Il y a du Feuillet, il n’y a pas du Borgia… Il y a le talent connu, mesuré, d’Octave Feuillet, rien de plus. Il y a de l’agrément parfois, des situations et des personnages découpés pour entrer dans une pièce de théâtre, qu’on appellera une jolie pièce. Malgré ses prétentions à la force, Octave Feuillet reste donc ce qu’il était avant son Monsieur de Camors. Il reste dans sa grâce convenue et sa faiblesse… et je le défie d’en sortir !

V3

Je vais me donner une sensation nouvelle. À propos de son livre : Un mariage dans le monde, je vais presque louer Octave Feuillet sans réserve. Il n’a pas été précisément exalté par moi dans les nombreux examens que j’ai faits de ses œuvres. Je n’en ai pas nié le talent, mais je l’ai circonscrit. Et ç’a été quelquefois la circonscription de la flamme qui brûle une feuille de papier. Il n’en reste souvent qu’une papillote. C’est à peu près tout le talent d’Octave Feuillet, esprit mince, flexible, bien élevé, qui plaît au public honnête comme les petits jeunes gens bien sages plaisent aux vieilles femmes. Pour ma part, à moi, qui ai eu mon temps de frivolité, je ne hais point les papillotes, mais je ne les exagère pas. Octave Feuillet, lui, s’est toujours exagéré les siennes… Avec un talent joliet et graciolet, il a voulu faire des romans sévères comme Sybille et Monsieur de Camors, dans lesquels il fallait de la passion, des idées et des caractères, et cela était bien dur pour sa petite main ! Il a touché à des fers trop chauds et il s’y est brûlé les doigts. Il n’a pas brûlé que sa papillote. Ambitio major vita tristior , disait Cicéron, qui en a menti, tout Cicéron qu’il était, car la vie de Feuillet n’a pas été triste. Joyeuse plutôt. Il a réussi jeune, ce qui est réussir deux fois. Il a bu ce verre de champagne de croire à la gloire, à cette baliverne de gloire ! Il a été une coqueluche de cour, quand il y avait une cour, et il l’est de la ville toujours, et il le sera encore demain de la province. La province croit déjà aux livres de Feuillet. Il a eu, sans attendre, cette grande situation littéraire d’académicien, qui, chaque jour, aux choix qu’on fait, devient plus belle, et pour sa part il l’a embellie dans le sens où elle continue de devenir si charmante. Voilà l’histoire d’Octave Feuillet. S’il avait dans ses écrits persisté à être l’Octave Feuillet que nous connaissons, nous n’aurions probablement rien dit d’un roman où l’auteur n’aurait rien ajouté à ce qu’on sait de lui, et où son talent eût forcé la critique à être ennuyeuse comme un conte répété deux fois. Mais, par un hasard que je trouve heureux pour sa gloire, Octave Feuillet, de cette fois, s’est rencontré avec un sujet de grandeur qu’il pouvait embrasser. Ce mondain, qui nous raconte Un mariage dans le monde, s’est trouvé d’observation, de style et de taille, avec ce sujet d’une réalité si commune, et nous avons eu un livre vrai. Mais de quelle vérité… N’importe !… Qu’elle soit ce qu’elle pourra, indigente, misérable, petite, facile à ramasser, comme une paille, à nos pieds, et non difficile à rapporter, comme une perle, du fond des mers, c’est toujours quelque chose qu’une vérité !

Tel est le mérite présent d’Octave Feuillet, et je ne veux pas le diminuer. Il a peint vrai sans le prestige de la couleur et du pinceau, car s’il y avait eu couleur et pinceau, le livre aurait été moins vrai. Pour faire ressemblante cette platitude d’un mariage dans ce qu’on appelle le monde, il fallait peindre plat ; c’était le peindre mieux. Dans le roman de Feuillet, il n’y a pas la moindre invention, la moindre combinaison, le moindre détail original, le moindre rendu supérieur, la moindre volonté révélée par un effort quelconque de donner de l’accent à cette vulgarité d’un mariage dans le monde, — dans ce monde à la hauteur sociale duquel Octave Feuillet s’est placé. Macaulay a dit un jour que la biographie de Johnson était d’autant meilleure que Boswell, cette espèce de laquais, n’avait absolument que les qualités littéraires du laquais, et qu’on voyait mieux Johnson à travers le vide de talent de son biographe qu’à travers la lumière de son talent, s’il en avait eu. On peut en dire autant d’Octave Feuillet et de son roman. Certes ! Feuillet n’est pas le laquais du monde qu’il raconte comme Boswell l’était de Johnson ; il en est l’égal, et il en a été le favori. Sans être un Grippe-Soleil, qu’il ne grippa jamais, il est de la compagnie de ce monsieur, qui, hélas ! n’est plus Monseigneur… Il en a le langage. Il en a l’élégance sans relief, qui a remplacé la distinction, l’originalité, l’aristocratie, tuées, toutes les trois, par l’égalité qui règne sur ce monde. C’est, littérairement, l’homme comme il faut du monde actuel, le quarante millième exemplaire de ces habits noirs, gilets en cœur et camélias à la boutonnière, dont on peut dire que qui en a vu un les a vu tous !!! Et tout cela est très bien. Pour l’exactitude de son livre, il est excellent que Feuillet soit aussi tout le monde que le Mariage dans le monde est tous les mariages qui s’y font. C’est bien : est tous !

C’est parfait… de connu. Que les amateurs de choses nouvelles cherchent ailleurs ! La manière dont le mariage se fait, dans ce Mariage dans le monde, l’amour qui s’y fait avant le mariage, l’amour qui s’y défait après, le craquement misérable de tout cet agencement de petites convenances et de petits sentiments au bout de quelques mois d’intimité conjugale, le marié, la mariée, la marieuse, qui est maintenant une Institution : tout y est de ce qui est partout. La société qui se meut ici, c’est cette société égalitaire de tout ce qui a quarante mille livres de rente, — qui plus, qui moins. C’est cette société qui a moins de profondeur que le vernis de son carrossier, et dont les habitudes uniformes peuvent se traduire éternellement par la vie de château, Paris et Trouville, Trouville surtout, où les romanciers envoient à présent leurs romans prendre les bains pour les faire devenir forts, et qui en reviennent aussi faibles et aussi bêtas qu’ils étaient partis. Celui d’Octave Feuillet est la reproduction de ce monde, effacé et affecté tout ensemble, émoussé jusqu’en ses ridicules, et qui a remplacé le monde savoureux, spirituel et comique d’autrefois. C’est enfin ce monde écœurant que nous savons par cœur, dans lequel rien ne change et où tout le monde a la même phrase pour les mêmes situations. L’écrivain qui s’ajuste si bien à ce monde-là n’est, ni par le trait, ni par le style, d’une ligne au-dessous ou au-dessus. Les personnages de son roman et lui ne font qu’un. Ils sont lui. Il est eux. Tous Feuillets ! C’est une identité. Les tirades de conversation enfilées ici s’enfilent au même instant dans tous les salons de Paris, et les mêmes plaisanteries y font risette. J’en ai reconnu que j’avais entendues plusieurs fois dans plusieurs maisons… Oui ! cela est impeccablement reproduit et stéréotypé. C’est la vérité — la navrante vérité pour ceux qui aiment le mouvement, la verve, l’originalité et la vie, — qu’il y a en France un pareil monde, et que c’est le monde ! C’est même la vérité qu’il n’y en a pas un autre que nous puissions lui préférer. Aussi ce n’est pas Un mariage dans le monde, que ce livre devrait s’appeler, mais Le Mariage dans le monde, car s’il y en a d’autres, c’est une exception. Le type est ici de ce monde et de ces mariages mondains. Seulement, la raison qui a fait écrire : Un mariage dans le monde à Octave Feuillet, est une raison qui tient à sa personnalité d’écrivain. Jusque-là il n’était dans son livre qu’un homme de son livre, et cela donnait à son livre une perfection de vulgarité sous élégance commune qui ne laissait rien à désirer, mais il va nous fausser son ouvrage, vrai parce qu’il n’y invente rien, et faux dès qu’il veut s’y montrer inventeur.

VI

Eh bien, franchement, c’est dommage ! Car c’était accompli comme cela… Nous tenions dans le creux de notre main, comme une carte de photographie, cette grande société française, qui à présent peut y tenir… Puisqu’il faut que tout soit avalé des choses les plus amères, puisqu’il y a pis que la ciguë de Socrate, qui du moins lui fut présentée dans une coupe de bronze et non dans une coupe de carton, n’était-ce pas là un résultat ?… Malheureusement, Octave Feuillet, qui pouvait s’en tenir à son calque, n’a pas oublié des prétentions déjà anciennes… Octave Feuillet est, pour les bourgeois sceptiques de ce temps incrédule et pour quelques vieilles femmes moitié mondaines, moitié dévotes, un délicieux moraliste au miel. Moral et léger, voilà sa visée, et c’est cet entrelacement gracieux qui lui a inspiré le dénouement de son Mariage dans le monde, qui n’est plus un dénouement à la manière du monde, mais un dénouement à la Feuillet. Dans le monde, on se soucie bien de la vertu ! Mais lui, Feuillet, s’en soucie, et Feuillet ? qui veut qu’elle ait sa récompense dans sa personne, et dont le roman est peut-être destiné à quelque prix académique, s’est fait dans son livre le sauveteur de ce que ce grand connaisseur croit la vertu. La mariée de son roman court à l’adultère en amazone, comme dans tous les romans de ce temps, qui n’a qu’une note, comme la musique russe, mais avec un résultat bien différent… Seulement, l’auteur du Mariage dans le monde, qui n’a pas le tempérament de Dumas, ne permet point qu’il y arrive… à fond ; car, pour un moraliste plus râblé que cette badine de Feuillet, l’adultère, dans le livre, est fortement commencé.

Pour en empêcher la consommation menaçante, Feuillet imagine à la Trublet une amie, — invention touchante qui a tant touché qu’elle ne touche plus, — laquelle intervient fougueusement dans cet adultère en fermentation et en demi-bouteille, et, se posant comme la Sabine entre le Sabin et le Romain, étend les bras, et d’une main chasse à Londres le mari furieux, mais docile, pour faire pendant qu’il y sera la cure de sa femme, et de l’autre main elle amène son frère pour aide-médecin dans la cure qu’elle a entreprise. Or, ce frère est un monsieur très sombre, très puritain, et qui pleure une femme morte. Ces gens-là sont très dangereux… Cependant la sœur et amie réussit dans sa cure. Le frère opère sur le cœur de la jeune mariée. Comme un clou qui chasse un autre clou, un second sentiment adultère chasse le premier sentiment adultère, et le mari revient de Londres étant deux fois ce qu’il craignait d’être une !

Mais il n’en reprend pas moins sa femme et du tout sans y être forcé, le brave homme ! et voilà la morale de Feuillet !! Je n’ai à discuter ici ni la délicatesse de cette morale, ni l’outrage fait à la nature humaine par l’abjection et la passivité de ce dénouement, parce que ce dénouement ne ressort pas nécessairement du mariage dans le monde qui est le sujet du livre, et dans lequel même un pareil dénouement détonne. Et, véritablement, si effacés, si énervés que nous soyons dans les dernières passions qui nous restent, ce n’est pas encore un fait ordinaire — une habitude dans nos mœurs — que cette commisération conjugale qui fait reprendre à un mari sa femme l’âme pleine d’un homme qui n’est pas le premier, mais le second, qu’elle ait mis dans son cœur. Octave Feuillet a l’habitude de chiffonner dans sa littérature, de retourner ses romans en pièces de théâtre, et je crois bien qu’il retournera celui-ci. Il est cousu et doublé pour cela. Mais il verra, si le public de ce soir-là n’est pas stupide, chose dont on peut toujours douter, ce que lui coûtera un pareil dénouement à sa première représentation !

VII4

Une chose terrible pour la Critique et dont je me suis plaint déjà, c’est d’avoir toujours à parler des talents dont on a parlé souvent et qui ne se renouvellent pas. En amour, si les recommencements sont charmants, il n’en est pas de même en littérature. La Critique, obligée à suivre le mouvement intellectuel de chaque jour, ne peut passer sous silence un livre écrit par un homme d’une célébrité acquise et d’une position faite, sous prétexte que le livre qu’il publie ressemble, plus ou moins, à tous ceux qu’il a publiés… Tel est le cas pour Octave Feuillet. Je n’ai jamais manqué de parler de lui quand il a publié quelque chose, et j’aurais, je l’avoue, aimé à me taire sur son nouveau livre, parce que ce livre n’ajoute pas aux qualités de son auteur et à l’estime que je fais de lui. Il faut en parler cependant. Octave Feuillet, à tort ou à raison, est une importance littéraire. Ce qui ne veut pas dire du tout qu’il fait l’important — ce qui serait ridicule — dans l’heureuse position qu’il doit à ses écrits. Certes, non ! je ne veux pas dire cela. Il n’est point un Turcaret en littérature, et il a le bon goût de sa fortune. Il n’a ni la morgue ni le charlatanisme retentissant de beaucoup d’autres, toujours sur la brèche de la publicité, faisant incessamment sonner à la Renommée les deux trompettes que lui donnait Voltaire, et ne méritant guères que celle qui sonnait par en bas… Octave Feuillet vit en province une partie de l’année, loin des commérages, des coteries, des affectations et des engouements de Paris, s’assainissant par cette vie de province, la seule chance de salut qui reste au talent, menacé de prostitution parisienne, et qui ne veut pas s’effacer au frottement de tous ces esprits qui s’effacent en effaçant les autres, comme une monnaie encrassée par le pouce de toutes les mains. Issu de la Revue des deux mondes, — une vilaine maman, par exemple ! — mais assez joli pour le fils d’une maman pareille (je parle du talent bien entendu), et arrivé à l’Académie où il est encore un des plus élégants de l’endroit, Octave Feuillet, qui aurait pu donner, avant qu’il fût inventé, une idée du vélocipède, a filé jusque-là, tranquillement et sans rien accrocher, sur les roulettes de la Fortune, et il continue de filer comme il a commencé. Les roulettes vont toujours. Bon an, mal an, cet écrivain, la veine sans déveine, — et qui ne s’ouvre pas les veines pour faire un livre, comme les affreux passionnés du génie, — pond et lèche son petit roman, mondain et moral, à travers la minceur transparente duquel on voit, comme le poisson dans un filet d’eau, la pièce de théâtre qu’il en tirera. Octave Feuillet a mis son talent en coupe réglée. Malheureusement, c’est toujours le même bois qu’il coupe et la même manière de le couper !

Voici à peu près la saison d’une de ces coupes annuelles. Il publie Les Amours de Philippe. Titre muet que j’exècre, et je vais vous dire pourquoi. Si c’était Les Amours de Jocrisse, cela voudrait dire quelque chose, car Jocrisse, c’est quelqu’un. Mais Philippe ! ce n’est personne, et Octave Feuillet, certainement, n’en a pas fait quelqu’un… Clarisse aussi n’était personne, quand Richardson la publia. Mais on dit maintenant une Clarisse de toute femme — allez ! il n’y en a pas beaucoup ! — qui ressemble à cette adorable prude anglaise. Clarisse est devenue un type. Mais frapper des types comme des médailles, dans un roman, exige un burin suraigu et mordant, et Octave Feuillet n’a qu’une plume, au bec assez fin, mais qui n’appuie pas sur son papier… de soie, pour que ce qu’elle y trace ne puisse s’effacer.

VIII

Et, en effet, c’est l’inappuyé qui est le défaut de la littérature d’Octave Feuillet et son caractère, si on peut appeler caractère précisément de n’en pas avoir ; mais c’est, d’ailleurs, peut-être ce défaut de l’inappuyé qui lui a valu ses succès rapides, à peine contestés, jamais interrompus, dans le monde énervé et mou de Paris, dont, malgré la province, il est encore, et dont il a fait, depuis si longtemps, son publie. Octave Feuillet — qui ne le sait et qui ne l’a dit ? — est le romancier du high life de la bourgeoisie, dont la haute vie n’est pas très haute. Il n’est pas, il ne fut jamais, il ne pourrait pas être, un grand écrivain de nature humaine, qui la prend aux entrailles et la secoue avec puissance, mais il est très bien l’écrivain d’une petite société incapable de fortes sensations. Ce n’est pas le talent qui lui manque, ni l’observation, ni l’imagination, ni même le style, mais c’est la force, le mordant, et la profondeur dans tout cela. L’idée de ses romans ou de ses drames a été quelquefois ingénieuse ; géniale, jamais ! Les combinaisons ont été plus ou moins habiles ou déliées, jamais inattendues et surprenantes. Ses personnages (quelques-uns il est vrai) ont été spirituels et touchants, mais d’un touchant qui ne va pas jusqu’au pathétique et d’un esprit qui n’est pas l’éclatant de Beaumarchais et de Sheridan ! En tout, Feuillet reste dans la nuance, au lieu d’entrer hardiment dans la couleur et dans le trait. Il reste dans la nuance, et ce n’est pas seulement parce qu’il y veut rester qu’il y reste.

Il n’appuie sur rien et demeure à moitié de tout. Un peu plus à fond dans le coup à porter, et ce serait bien ! ce serait venu ! ce serait peut-être beau ! Mais le plus à fond n’arrive pas, et il n’y a jamais, du reste, avec Feuillet, de coup à porter… Cependant, ne vous y trompez pas ! ses livres ne sont pas des livres inachevés, négligés, indolemment conçus ou écrits ; des fatuités d’écrivain qui ne se gêne pas avec un public dont il est sûr… Non ! ce sont des livres faits avec attention et soin, mais inappuyés, voilà tout ! ce qui tient à la constitution même de l’écrivain. Ce sont des livres qui ne sont pas sortis, qu’on distingue seulement à travers ce qu’a fait l’auteur, et qui, s’ils étaient sortis, seraient des œuvres peut-être. Ils n’en sont que des germes et des linéaments. J’ai vu le moment, dans Monsieur de Camors, si bien commencé, où le livre pouvait devenir un chef-d’œuvre, mais ce moment n’a pas duré. J’ai vu le même moment passer pour Les Amours de Philippe. Les imaginations qui lisent Octave Feuillet et qui sont plus fortes que la sienne — et elles ne sont pas rares, ces imaginations, — peuvent rêver sur ses livres et leur donner une valeur qu’ils n’ont pas, en appuyant sur ce qui est inappuyé dans ces compositions, à moitié ou au quart venues, où l’auteur semble avoir eu pour visée, quoiqu’il n’ait probablement jamais pensé à cette précaution inutile, d’éviter cette chose qui dérange tant en France : l’abominable inconvénient d’une forte individualité !

C’est qu’Octave Feuillet n’en a pas. Il n’en a d’aucune manière. Voilà le vrai sur cet écrivain, voilà le vrai sans épigramme et sans satire. Il a du talent, mais ce talent se constate comme l’enfant se constate dans l’amnios. Une fois sorti, ceci sera un homme ! Mais le talent de Feuillet gît et flotte dans je ne sais quel amnios intellectuel à travers lequel on le voit… possible, organisé, vivant, et ne sortant pas ! Voilà l’histoire de tous ses livres. Drame, roman, comédie, ils ne sont pas ce qu’ils pourraient être, ils ne sont que des idées, heureuses parfois, qui ont toujours du malheur à l’exécution. Pour les arracher à cet empâtement, qui est une faiblesse de la mère et qui les empêche de grandement aboutir, il faudrait… quoi ? une opération césarienne, et il n’y en a pas pour faire accoucher la pensée. Tous ces livres de Feuillet, manqués aux yeux de la critique exigeante, ne sont que des effleurements d’observation ou d’idées, mais ils ne choquent personne et paraissent charmants à la majorité des esprits, qui ne veulent pas qu’on les remue trop fort. Le génie est comme l’Océan. Sa houle donne aux natures médiocres le mal de cœur que donne la mer aux estomacs faibles. Mais Octave Feuillet n’a point de houle. Son livre des Amours de Philippe bercera doucement les imaginations, sans compromettre le cœur de personne ; et il ira rejoindre dans le succès momentané et dans l’oubli sa sœur Sybille, déjà oubliée par la raison qu’il n’y a que l’originalité qui cramponne les livres dans la mémoire des hommes.

IX

Les Amours de Philippe ne sont des crampons pour personne : ni pour qui les inspire, ni pour qui les ressent, ni pour qui les lit. Petites passions d’une petite société, exprimées petitement. Ce roman des Amours de Philippe n’a pas deux pouces de profondeur. Esquisse qui a la prétention d’être un tableau, et qui a coûté autant de peine que si elle en était un ! La passion n’y a pas plus de profondeur que l’observation, et la peinture plus de profondeur non plus que la passion et l’observation, et enfin la morale — car ce roman veut être moral — plus de profondeur à son tour que la passion, l’observation et la peinture. C’est une équation de superficialités. Seulement, fidèle à sa manière, qui tient à sa nature, l’auteur a de ces choses inappuyées qui, sous une plume plus vigoureuse que la sienne, et qui, les reprenant en sous-œuvre les foncerait, deviendraient superbes.

Le roman des Amours de Philippe s’ouvre comme Monsieur de Camors, avec une largeur et une simplicité étonnantes sous cette plume chinoise de Feuillet, bonne, à ce qu’il semble, pour calligraphier des éventails. C’est le moment dont j’ai parlé et qui fait croire (une minute !) que le roman va sortir de l’amnios qui l’enveloppe et devenir une chose nette et virile…

Philippe, jeune noble de province, est un de ces mauvais sujets de notre époque qui ne sortent pas plus de leur amnios d’imbécillité et de mollasserie que, du leur, les romans de Feuillet. C’est un mauvais sujet qui ferait pitié aux mauvais sujets du xviiie  siècle, qui étaient les bons mauvais sujets. Philippe n’a de mauvais sujet que de vouloir vivre à Paris et de ne pas épouser sa cousine, que sa famille lui garde pour femme de toute éternité. La belle affaire, n’est-ce pas ? et le beau sujet de roman ! Eh bien, aux premières pages de ce roman si peu romanesque, Philippe déclare cette volonté à son père, un gentilhomme de l’ancien temps qui croit qu’on peut continuer, dans son château de province, la tradition des gentilshommes, en ce temps-ci qui les a mis à pied comme des postillons qui ont mal mené ! — et, en effet, il faut être juste, ils ont mal mené, en conduisant la France, les gentilshommes.

Cette scène de tous les pères nobles contrariés par de jeunes premiers dans toutes les comédies, cette scène décrépite, usée comme une pantoufle sur tous les théâtres, mais prise au sérieux par Feuillet, aurait presque de la grandeur s’il avait appuyé sur la fibre qu’elle a encore. Seulement, il fallait grandir ces personnages. Il fallait avoir ce que l’auteur n’a pas, — le sentiment de l’idéal et des réalités puissantes ! Il fallait, par exemple, grandir le père jusqu’à la hauteur de l’admirable père de Mirabeau, et le mauvais sujet jusqu’au terrible mauvais sujet son fils. Alors, le vis-à-vis du père et du fils, — du père qui dit fièrement au fils, en plein xixe  siècle : « Reste dans ta province : la dignité, la grandeur et l’utilité de la  vie ne sont que là pour des gens comme nous ! » et du fils qui dit : « Non ! » et qui se tourne en hennissant vers Paris, l’abreuvoir de toutes les soifs de son âme, — ce vis-à-vis se serait enflammé des passions des deux personnages, nature et plus grands que nature, — car il faut faire, dans les romans, plus grand que nature, contrairement aux basses théories de la littérature d’à présent ! — et la scène qui n’est qu’indiquée, qui n’est qu’une larve de belle scène, aurait jailli, magnifique et complète, et, qui sait ? dans la sphère où elle fût montée, elle aurait peut-être emporté d’enthousiasme et l’auteur, inspiré par elle, et tout le reste du roman.

Mais il n’en est rien, il n’en a été rien. Octave Feuillet n’a pas de ces éclairs qui sont des hippogriffes ! Son roman est resté à terre et lui aussi, tout aussi à plat l’un que l’autre. Tout ce qui suit la scène que je viens d’indiquer est inférieur à elle, dans ces Amours de Philippe, qu’on croit nombreux et intéressants, puisque l’on en a timbré le livre ; mais on est trahi par l’annonce fastueuse de ces Amours. Que si on est en compagnie trop moderne pour s’attendre à quelque chose comme les mil e tre de don Juan et les quatre mille du prince de Conti, on se cogne un peu, de surprise, il faut l’avouer, à ces trois maigres amours de Philippe (qui n’est pas Alexandre), en comptant même celui qui le prend, à la fin du livre, pour la cousine dont il ne voulait pas au commencement. Trois donc, et ni plus ni moins, trois amours ! Nombre bourgeois ! Mais il faut se rappeler qu’Octave Feuillet est le peintre de la bourgeoisie, même quand il peint la noblesse, et qu’il ne peint l’excès moderne que comme il le voit dans son monde et comme il le comprend. Il le cote à vingt-cinq mille francs pour un mois d’actrice. Ce ne serait pas le diable chez Balzac, le peintre des de Marsay, des  Palférine et des de Trailles, ces vicieux étoffés qui conduisaient la vie à grandes guides et ne regardaient pas aux pourboires, mais c’est le diable, à ce qu’il paraît, pour Octave Feuillet et les auditeurs au Conseil d’État qui sont ses héros !

X

Ainsi, mesquinerie de mœurs, mesquinerie de passion, mesquinerie de sujet, mesquinerie d’enseignement moral, — car l’enseignement moral de ce roman c’est d’apprendre aux femmes à rendre des lettres d’amour compromettantes sans trop de façons, — c’est là ce roman mesquin par tous les côtés à la fois, et dont le grêle talent de Feuillet ne peut pas draper la mesquinerie. C’en serait une de plus que l’histoire de l’actrice, si elle était, comme on l’a dit, une vengeance ; mais je connais trop la lâcheté humaine pour croire à des propos qui sont des coups de couteau dans le dos d’un homme. L’actrice, d’ailleurs, peinte par Feuillet, vraie comme actrice, et quoi de plus mesquin encore ? ne révèle aucune personnalité de femme dans ce dessin vide qu’on a pris pour elle. Octave Feuillet n’a point ce don de mettre debout une personne et de la faire voir, beautés, vices et tout, vivante et flambante ! C’est là le talent des plus grands… Ni sa Jeanne de La Roche-Ermel, ni sa marquise de Talyas, ce sphinx du livre de l’auteur du Sphinx, ne sont des personnalités Quand on n’en est pas une soi-même, on n’en peint pas. Ce sont des femmes que la civilisation et ses modes actuelles ont mâchonnées et chiffonnées. Cette Jeanne, élevée à la campagne, cette châtelaine-vachère, cette Nausicaa de convention qui trait les vaches avec des mains de princesse, n’est ni inventée ni découverte. C’est une figure sortie des confitures de Lolotte ou des fromages à la crème de Marie-Antoinette, et de toutes ces simplicités fausses dont les sociétés décadentes et dégoûtées d’artifices se mettent à raffoler comme d’un mensonge de plus ! Et quant à madame de Talyas, l’héroïne satanique du roman, préférée dans le cœur du romancier à l’héroïne céleste qui est la Jeanne, elle n’est pas plus inventée ni plus neuve ; et, scélérate, elle n’est que la petite monnaie de scélérates plus logiques qu’elle, dans la littérature de ce temps.

Et je ne fais pas un reproche à Octave Feuillet de son illogisme. Je conçois très bien l’inconséquence de sa marquise. Je ne lui reproche pas de l’avoir faite de jalouse, généreuse : tout à coup attendrie par le sang du front de sa rivale qu’elle vient de faire couler. Je suis de ceux qui croient que, dans ces êtres physiques et nerveux qu’on appelle les femmes, la pitié l’emporte sur l’amour. L’amour même n’est souvent que de la pitié en elles, et nous, les orgueilleux qui savons de quelles rares facultés doit se composer une femme vraiment organisée pour l’amour, nous n’avons pas de sujet d’être bien fiers de celui que nous imaginons leur inspirer. La marquise de Talyas, furieuse de voir sa triste marionnette d’amant aller d’elle, qu’il aimait tout à l’heure, à la femme qu’il n’aimait pas, sans transition, sans hésitation, sans la conscience du plus petit reproche, — la marquise de Talyas, outrée d’une si odieuse, d’une si froide, d’une si infâme infidélité, est, par vengeance, sur le point d’avouer son coupable amour à son mari, et de lui livrer les lettres qui la déshonorent et qui lui feront tuer son amant, après qu’elle-même se sera tuée, — la marquise de Talyas, ce monstre athée, corrompu, silencieux, beau et énigmatique comme la Joconde, se métamorphose tout à coup, foudroyée par la vue du sang qu’elle a versé, et rend les lettres, qui devaient tout perdre, à la fiancée de son amant : « C’est mon cadeau de noces », lui dit-elle. Beaucoup de ceux qui lisent Feuillet ont nié la vérité, en nature féminine, de ce changement, mais, moi, je le crois d’une vérité absolue. Cela prouve que s’il y a des César Borgia, il n’y a pas de Césarine ! Je crois très bien à cette rupture dans les passions et la férocité d’une femme. J’y crois pour un jour, mais après ?… Le caractère rompu peut se ressouder, la passion reprendre si elle est profonde… Et c’est ici qu’il y a une marquise de Talyas à montrer qui n’est pas sortie de celle de Feuillet ; qui n’est pas plus sortie que la scène du commencement du roman, restée en puissance une si belle chose ! L’auteur des Amours de Philippe a étranglé celui-ci. Il avait arrondi ou carré sa petite vignette. Il n’avait besoin que d’un dénouement, du coup de théâtre final, et il a tranché tout, comme au théâtre ; et l’homme de théâtre qu’est Feuillet, de préoccupation, avant tout, a sacrifié le romancier.

XI

Si son roman avait été quelque chose de plus qu’une vignette dessinée pour la contemplation des jeunes filles innocentes, j’aurais dit qu’il aurait sacrifié le grand art au petit. J’aurais dit qu’il aurait sacrifié à des besoins et à d’inférieures considérations dramatiques la plus grande forme humaine et littéraire de la pensée au xixe  siècle. Mais c’est là l’usage à cette heure ! dans cette littérature sans fierté que nos pénuries ont faite ! Afin de gagner quelques sous de plus et d’entendre les applaudissements de leurs deux oreilles, les romanciers actuels, — la plupart, — presque tous ! se retournent contre leurs œuvres faites et les déchiquètent pour le théâtre, ou visent le théâtre tout en les faisant. De tous ceux qui se livrent à ce charmant et noble exercice de tirer deux moutures d’un sac, Octave Feuillet est peut-être le plus excusable. Il a débuté par des essais dramatiques à la Revue des deux mondes, et il sait d’ailleurs que ce qu’il sacrifie à la scène, ce n’est pas le génie d’un grand romancier. Il se croit probablement bien moins fort comme romancier que comme auteur dramatique, et peut-être ne se trompe-t-il pas… Il tient mieux dans cette case du théâtre, sur cette feuille de parquet où l’on ne se meut qu’en se ramassant, il y tient mieux que dans ce large espace du roman où il faut être le poète, le peintre et le philosophe à la fois. Octave Feuillet, écrivain plus sobre qu’abondant et moins puissant que svelte, dès son origine a fait comme tous les esprits maigres, — c’est un Jules Sandeau maigre que Feuillet, comme Sandeau est un Octave Feuillet gras, — et il s’est, dans les habitudes du théâtre et du langage qu’on y contracte, desséché et écourté de plus en plus. Les Amours de Philippe en font foi… Son style sans éclat, mais non pas sans cliquetis, y est presque aussi sec que celui de Mérimée, de ce diable de la sécheresse, qui, par parenthèse, n’était pas diable que par ça, mais qui, ne croyant pas au diable, n’avait pas conscience de lui-même. Octave Feuillet, qui n’est pas, lui ! un diable du tout, puisqu’il fait des romans où la vertu et la passion sont dosées en globules homéopathiques à l’usage des jeunes personnes, comme disent d’un air si renchéri mesdames leurs mères, a diminué les enluminures d’un style qui brossait le paysage avec l’aisance pittoresque d’un homme de ce temps, — si fort en paysages ! — et par ce côté-là encore son livre est mesquin une fois de plus.

C’est à ce mot qu’il faut toujours revenir, si l’on parle de ces Amours de Philippe, si chétifs et si courts ! Reconnaissez pourtant dans ce roman, tout faible qu’il soit, un romancier qui, s’il se ressemble trop à lui-même, ne ressemble pas du moins à ceux-là, venus après lui, et qui tendent à s’élever sur ses débris… Octave Feuillet a encore à son front un reflet de romantisme de sa première heure. Littérairement, il s’est maintenu à la place où il a vécu toute sa vie. Il n’a pas fait comme beaucoup d’esprits moins délicats que lui, qui se sont laissé aller et corrompre aux Écoles nouvelles. Lui, n’a pas bougé. — Il a dédaigné de descendre jusqu’au fleuve de fange du réalisme, qui est le Rubicon du temps et que passent tous les Laridans qui se croient des Césars ! Il est ce qu’il était dans sa jeunesse. Il a échappé aux éclaboussures du goujatisme littéraire, « qui coule à pleins bords », comme jadis la Démocratie… Et n’est-ce pas Elle toujours ?… Quels que soient les mérites intrinsèques des livres d’Octave Feuillet, on ne peut nier qu’il n’ait dans le talent, dans la tournure de son talent, je ne sais quelle gracile élégance, et c’est même cette élégance qui le fît nommer un jour le clair de lune vertueux — quoiqu’ils soient très peu vertueux ordinairement, les clairs de lune, — de ce radieux libertin d’Alfred de Musset… Dans tous les temps, ce serait là quelque chose que cette appellation gracieuse ; mais par ce temps de littérature ignoble qui coule, c’est une gloire. Tout est relatif.