(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Du docteur Pusey et de son influence en Angleterre »
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(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Du docteur Pusey et de son influence en Angleterre »

Du docteur Pusey et de son influence en Angleterre

Quand un homme qu’on pourrait appeler le dernier des prophètes, écrivait, au commencement du siècle : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs », il montrait une fois de plus cette longue prévision qui est à la créature humaine ce que la prescience est à Dieu, et qui part d’une inspiration plus profonde que le génie. Oui ! Joseph de Maistre avait raison. Un immense événement se prépare. La certitude de cet événement, lointain encore, qui s’annonçait, il y a quarante ans, par des coups obscurs, comme la vie de l’enfant s’annonce dans le sein de la mère, enivrait de joie la pensée divinement avertie du grand apologiste de la papauté. Nous, venus après lui, moins inspirés, mais vivant plus près des choses qui vont éclore, nous voyons mieux, à cette heure, ce que de Maistre apercevait. Ce qu’il embrassait d’une intuition confusément prophétique, nous le discernons presque en détail. Chaque jour des faits nouveaux éclatent et l’attestent. L’histoire contemporaine récrit à toutes ses pages, et cet événement, plus perceptible maintenant que mystérieux, auquel tout concourt et tout marche, c’est le retour à l’unité, c’est la convergence universelle vers le principe d’universalité qui est le principe même du catholicisme.

Que si l’on doutait d’un tel fait, on prenne la peine de jeter un coup d’œil sur l’Europe et sur le monde ! Évidemment, pour tout homme de bonne foi et dont le regard traverse les surfaces, les hérésies nées du Protestantisme n’en peuvent plus. Après avoir travaillé l’esprit humain pendant quatre siècles et avoir versé dans ses veines un poison qu’il y retrouvera peut-être toujours, elles se sont enfin senties épuisées et une défaillance secrète a commencé de les saisir. Elles se remuent et elles s’agitent, il est vrai, mais tout ce qui agonise, tout ce qui va passer, se remue et s’agite ainsi. Haïssables autant que jamais, dangereuses comme au premier jour, car la passion, éternelle comme l’homme, s’empare de l’erreur et s’en fait une arme dans la brutalité de ses desseins, elles ne sont plus cependant, ainsi qu’elles l’étaient autrefois, nécessaires de cette nécessité providentielle dont parle l’Évangile quand il dit ces graves paroles citées par saint Augustin : « Il faut qu’il y ait des hérésies (oportet hæreses esse), parce que ce sont les hérésies qui forcent la vérité à des démonstrations nouvelles. » Au contraire, ces filles de l’orgueil semblent avoir terminé le travail de contradiction que Dieu impose quelquefois à l’homme révolté dans l’intérêt de la vérité méconnue. Comme ces Scythes aveugles condamnés à battre le lait des vainqueurs, elles ont assez battu le lait de la bonne doctrine pour qu’il se répande, par-dessus leurs mains insensées, en torrents féconds sur le monde. Partout où elles ont régné, — qu’on interroge l’histoire ! — elles ont divisé, morcelé, pulvérisé tout : religion, philosophie, lois, gouvernements et peuples, si bien que l’homme, resté debout avec sa personnalité isolée dans cette vaste incohérence de toutes choses, a erré, agité mais captif, jusqu’aux bords de la sphère où Dieu l’a mis, pour revenir tout à coup au centre, repoussé par d’inflexibles conséquences — comme par une enceinte d’abîmes ouverts — vers l’unité abandonnée ! Et ce mouvement de retour forcé vers le principe délaissé si longtemps n’est pas seulement, qu’on le sache bien ! une disposition actuelle de l’esprit des peuples : c’est la disposition plus précise encore, ou, pour mieux dire, c’est l’aspiration des hommes de pensée qui mènent leur époque en la devançant. Tous conviennent que l’unité et l’universalité sont les signes péremptoires auxquels la vérité absolue se fait reconnaître. Tous — même ceux qui n’ont ni le respect, ni la foi que le catholicisme inspire, c’est-à-dire ceux-là qui n’ont pas la science du catholicisme, — proclament que l’unité et l’universalité sont le but suprême de la vie sociale, et que hors d’elles il n’y a que gouvernements imparfaits, absence de justice et d’harmonie. Selon nous, ce besoin d’unité si profond, si consenti qu’il a fait son nom dans la langue et que le mot d’unitéisme se rencontre sous toutes les grandes plumes de ce temps, cache l’avenir d’une philosophie qui remonte vers la religion. C’est une de ces fortes tendances qui doivent profiter, un jour ou l’autre, au catholicisme ; car le catholicisme, c’est le principe de l’unité et de l’universalité posé dans le monde et réalisé avec une incomparable splendeur. Institué de Dieu, organisé de Dieu, Dieu même en quelque sorte, si on osait le dire, puisque l’Église continue Jésus-Christ dans ses actes et dans sa parole, le catholicisme doit, en vertu des principes qui sont son esprit et sa vie, embrasser l’univers dans ses bras puissants et ouverts par l’amour, et unir les hommes dans une même pensée de charité et de foi. Comme, aux premiers temps de l’Église, il a compris en lui les barbares de la barbarie, dans des temps dont nous voyons l’aurore il comprendra d’autres barbares, les barbares de la civilisation. Certes ! nous le croyons, il serait d’une utilité supérieure de justifier par des faits nombreux, par une étude patiente et scrutatrice de la société moderne et de l’état actuel des hérésies en Europe, la confiance qu’il est impossible de ne pas avoir en une phase nouvelle et triomphante du catholicisme. Mais nous ne voulons aujourd’hui que dégager, en passant, un point de cet horizon étendu ; que signaler, comme un détail entre les mille autres qui viendront plus tard, les changements dont l’Angleterre est le théâtre depuis plusieurs années, et surtout appeler l’attention sur un homme qui aura toujours la gloire — si une meilleure ne le tente pas — d’avoir nommé de son nom ces changements précurseurs du changement définitif et radical qu’il nous est permis d’espérer.

I

De toutes les hérésies protestantes qui suivirent la grande rupture du xvie  siècle, la plus abaissée, la plus vile, la plus honteuse dans ses motifs de révolte fut, à coup sûr, l’hérésie de Henri VIII qui fut appelée l’Anglicanisme. Du moins, dans Luther, on pouvait reconnaître encore, mutilés, il est vrai, par l’orgueil du sectaire, et souillés par d’ignobles concupiscences, les débris de ce qui avait autrefois été une foi et une conscience humaines ; mais chez Henri VIII, rien de pareil ! Comparez ces deux hommes avec attention. L’animal de gloire de Tertullien ( animal gloriæ ) redressait parfois le front égaré de Luther, mais l’animal de volupté (animal voluptatis) abaissait éternellement la lourde face de Henri vers de bestiales jouissances. La flamme divine manqua toujours à ce cœur plein d’un sang grossier. Aussi, en Allemagne, quand Luther commença d’y répandre sa doctrine de contradiction et d’erreur, il émut autour de lui quelque chose qui ressemblait à un sentiment public. Le principe de l’examen, si cher à l’orgueil, parlait éloquemment aux intelligences enivrées et les entraînait. Dans la Grande-Bretagne, au contraire, Henri VIII, insurgé contre l’Église, ne s’adressa point à l’intelligence, et ce ne fut point un sentiment public, mais l’abaissement public qui lui répondit. Comme Luther, il ne prêcha point l’hérésie ; il la commanda sous peine de mort, et il fut obéi. À part quelques martyrs, quelques nobles têtes comme Morus et Fisher, que le Tibère théologique jeta au bourreau, les hautes classes qui alors menaient la nation reçurent, dans le silence de la conscience anéantie, une religion toute faite des mains de ce cuistre sanglant qui osait inventer contre Dieu… Jamais, dans les annales du genre humain, si magnifiques en lâchetés, on n’avait eu le spectacle d’une chose si lâche… Et cependant, disons-le pour être juste, de toutes les hérésies dont le Protestantisme de Luther fut la semence, celle de Henri VIII, de ce révolté de la débauche, est la moins funeste dans ses conséquences définitives. L’erreur n’y est pas dans les proportions gigantesques, infinies, absolues, des autres hérésies nées de Luther. Il y reste des portions de vérité ; l’élément catholique faussé et brisé y respire : belles ruines sauvées dans un dessein caché aux hommes, mais clair à Dieu, et avec lesquelles, vous le verrez, on pourra un jour reconstruire ! Le jugement individuel, cette lèpre d’anarchie incessante, n’y ronge pas tout… On y retrouve une autorité, une tradition, un enseignement, une hiérarchie, une Église enfin, et une Église vassale encore dans ses coutumes, dans ses cérémonies, dans son besoin d’unité, de l’Église de Rome qu’elle insulte. Là, l’esprit politique des anglais amis une organisation, une volonté d’être et de se conserver respectable à tous les hommes qui ont cette notion de l’ordre avec laquelle on recommencera le monde, quand les révolutions l’auront perdu. En cela, Henri VIII vaut mieux que Luther ; le mal qu’il a fait est moindre que le mal consommé par le moine allemand. Contraste frappant, mais conséquence naturelle ! Devant l’histoire comme ailleurs, le principe théologique devait triompher. Quomodò cecidisti, Lucifer ? Le Nabuchodonosor de la chair est moins coupable que le Nabuchodonosor de l’orgueil.

Cette différence très réelle, et tout à l’avantage de l’Établissement de Henri VIII, entre le protestantisme anglican et les autres protestantismes, est, pour tous ceux qui écrivent l’histoire à la lumière des principes, la raison de la tendance vague qui devait un jour se condenser et jaillir du fond troublé de la société religieuse en Angleterre. Sans doute, par cela même qu’il était aussi un protestantisme, un détachement violent de Home, une révolte contre l’autorité souveraine et infaillible, il avait à produire les maux que doivent produire toutes les espèces de protestantisme. Il les a produits. L’éternelle division s’en est suivie. Même dans ce pays, si grandement politique, qui a cru compléter l’unité de son esprit public par l’acceptation et le maintien d’une religion nationale, on a vu des partis s’élever et déchirer cette unité désirée, qui, sans les principes de l’Église romaine, sera toujours la chimère de l’esprit humain. À l’heure qu’il est, l’Église anglicane est exposée aux coups de trois parricides. D’abord, le parti évangélique ou puritain (Low Church), qui professe arrogamment le protestantisme dans son horreur pure, nie la tradition, méprise les Pères et interprète la Bible à son gré ; ensuite le parti de l’Église et l’État (Church and State), qui tend à sacrifier entièrement, dans un temps donné, l’élément religieux à l’élément politique ; et, enfin, le parti anglo-catholique, celui de tous qui doit frapper le mieux au cœur l’Église anglicane, mais qui la frappe pour la sauver : car, tuée par lui, elle ressuscitera catholique, apostolique et romaine. C’est ce parti, chaque jour grossissant par le nombre comme il se complète par la doctrine, dont Pusey et Newman ont été les plus ardents promoteurs et les chefs. Newman est devenu prêtre de l’Église de Rome. En vertu de l’énergie de son esprit, il a accompli pour son propre compte le mouvement que le parti qu’il a dirigé accomplira un jour pour le sien. Plus haut que les autres par les facultés, plus fort par l’âme, il a marché plus vite ; sa conduite a tout le frappant d’un présage. Privé de son plus puissant auxiliaire, le Dr Pusey, dans ces derniers temps, est resté plus à la tête des idées que des passions de son parti, et dans une attitude si désarmée qu’on dirait qu’il médite en silence quelque lente et suprême résolution.

C’est depuis 1820 surtout que les prétentions du parti anglo-catholique, inspirées par d’impérissables souvenirs et appuyées sur la science, ont contracté un degré de netteté et d’influence légitime qu’il a été impossible, même aux plus fanatiques anglicans, de méconnaître. Toute une littérature théologique d’un sens profond et d’une controverse supérieure1 donne une juste idée de la force et de l’étendue de ces prétentions. L’origine qu’on leur assigne est assez imposante d’ancienneté. Elles commencèrent à se produire, disent les écrits les plus renseignés, sous le règne de Charles Ier. Elles eurent pour premiers soutiens et premiers interprètes, le fameux Laud, archevêque de Cantorbéry, et l’évêque Jérémie Taylor. On a cité aussi Somerset, Kenelm Digby, Dryden, le prince Clifford, premier ministre du roi Charles II2. Si, comme l’a remarqué avec un reproche sévère l’auteur du Développement de la doctrine chrétienne, les historiens ecclésiastiques n’avaient pas toujours manqué à l’Angleterre, on pourrait suivre pas à pas le mouvement d’idées que nous indiquons et en marquer vivement le progrès par les hommes qui le représentèrent. Peut-être même trouverait-on que l’origine des prétentions anglo-catholiques remonte plus haut que Charles Ier. Pour les bien juger, dans leur source comme dans leurs conséquences, il ne faut pas perdre de vue que l’anglo-catholicisme est du catholicisme encore, faussé, il est vrai, adultérisé par une haine impie et stupide contre Rome, mais pourtant du catholicisme, et du catholicisme protestant à son tour contre le Protestantisme de Henri VIII, c’est-à-dire le circonscrivant. En effet, qu’on lise avec attention le fameux traité (One tract more), on verra que l’Église anglo-catholique se pose comme indépendante des temps et des lieux, et qu’elle n’accepte que sous toute réserve les liens flottants des intérêts nationaux ou d’un gouvernement politique. Pour elle, Henri VIII n’est qu’un réformateur d’abus, et la plupart des réformateurs anglais, elle les regarde comme de simples défenseurs de la foi ; rien de plus. Quant à cette œuvre de perdition qu’on appelle La Réforme de ce nom général et absolu qui embrasse tous les genres de réforme comme la peste embrasse tous les genres de peste, l’Église anglo-catholique nie qu’elle ait jamais été solidaire de son principe et de ses erreurs. Elle est une partie, elle est une branche de l’Église de Jésus-Christ, sous l’autorité du Patriarcat romain ou sous celle de quelque autre constitution indépendante et antérieure. Non seulement elle passe de bien haut dans l’histoire par-dessus la tête vautrée de Henri VIII et de son Établissement, mais elle traite, avec une voix dont nous connaissons l’accent, nous, catholiques et romains, toute intervention de l’État dans l’Église, d’usurpation et de violation de droit. Il est bien évident que, pour nous qui sommes restés fidèles à la vérité, de pareilles assertions peuvent être discutées et poussées, les unes après les autres, dans l’abîme tourbillonnant de l’inconséquence ; mais, quoi qu’il en soit, on n’en reconnaît pas moins, sous ces affirmations plus faciles à articuler qu’à prouver, les racines à moitié arrachées du catholicisme, le germe oublié que rien n’a pu étouffer, la trace de ces idées traditionnelles mal effacées d’abord et qui finiront par reparaître, lettre par lettre, comme les merveilleux caractères de quelque palimpseste divin.

Du reste, les faits ont répondu suffisamment d’eux-mêmes. Malgré le nombre des anglo-catholiques au sein de l’Église anglicane, la Grande-Bretagne, cette image glorieuse de la concentration politique, n’en a pas moins ressenti les influences funestes du protestantisme continental. Elle a vu se retourner contre elle le principe qu’elle avait invoqué. Comme il arrive toujours, lorsque le dogme est compromis, lorsque la tradition s’altère, la discipline s’est relâchée et les mœurs se sont corrompues. Danger père d’un autre danger, le pouvoir de l’État est intervenu pour resserrer les nœuds de la discipline. Sous Henri VIII, lord Herbert l’avait bien prévu. Il avait dit dans le conseil qu’à la place d’une autorité morale s’établirait une force matérielle, à laquelle on sacrifierait l’indépendance de l’Église3. Les désordres, qui se multiplièrent, amenèrent la réaction évangélique de Wesley et de Whitefield, qui arracha tant d’âmes à l’Église anglicane. Des historiens actuels disent la moitié de la population d’Angleterre4.

Arrivé à ce comble, le mal ne pouvait guères empirer. Aussi, dans ces dernières années, l’idée d’une réforme est-elle partie d’Oxford même, de ce nid à préjugés anglicans reconstruit par la grande aigle des Tudors, Élisabeth, qui, par pitié filiale, sans doute, pour l’Établissement de son père, avait enjoint qu’on n’admît personne dans un collège sans avoir préalablement juré les XXXIX articles. Or, cette réforme qu’on voulait n’était pas seulement une réforme dans la Réforme, mais aussi une réforme contre la Réforme, c’est-à-dire, pour qui n’est pas myope d’intelligence ou de préjugé, un commencement de restauration. De 1820 à 1830, quelques ouvrages, vrais brandons d’idées, comme l’Essai de Jepp sur le caractère particulier de l’Église anglicane, et la Théosophie de Coleridge, furent introduits dans l’Université5. En 1832, le British Magazine fut fondé. Ce fut un événement. On découvrait ses batteries ; car le but avoué du British Magazine était de modifier la liturgie et même la constitution de l’Église. En 1833 retentit, comme le premier coup de canon d’une grande bataille, le premier numéro des Tracts for the times, qui ouvrit une des plus belles polémiques qui aient jamais été faites en dehors de la vérité.

Ce fut vers cette époque, et plus tard, qu’un homme éminent par la science et par la piété, et qui prit une part plus ou moins directe à la rédaction des Tracts, commença de jouer dans le parti anglo-catholique un rôle d’influence à la fois puissante et modérée. C’était le Dr Pusey, de l’Université d’Oxford. Il avait alors cette jeunesse virile que de profondes études ont mûrie. Il était né en 1800, de l’honorable Philip Bouverie, qui ajouta à son nom celui de Pusey. Sa mère était la fille aînée de Robert, comte de Harborough, et veuve du jurisconsulte Cave. La famille du Dr Pusey, normande, comme le nom de Bouverie l’indique, était établie dans le comté de Berk depuis la conquête. Quant à lui, entré à l’Église du Christ (Christ-Church) en 1818, après avoir pris son premier grade in litteris humanioribus en 1822, élu fellow du collège d’Oriel ; il fut nommé, en 1826, l’année de son mariage, professeur d’hébreu, et son canonicat attaché à cette première charge. De tous les professeurs d’Oxford, il était le plus remarquable par l’érudition et l’étendue de sa pensée. Un simple fellow du collège d’Oriel semblait seul contrebalancer, à force de génie et de caractère, l’impression de respect que produisait dans ce monde si officiel d’une université anglaise, le savant professeur d’hébreu. Newman était l’ami et l’émule du Dr Pusey. Noble liaison qui n’est pas brisée ! qui se resserrerait, au contraire, si l’âme d’un de ceux entre qui elle subsiste toujours se retrempait aussi dans l’obéissance et dans la vraie foi. Pourquoi douterions-nous d’une éventualité si heureuse ? Est-ce que Newman n’a pas commencé par d’horribles imprécations contre Rome, rétractées et expiées avec le plus ardent repentir ? Le Dr Pusey, qui un instant a partagé cette coupe de l’injure pour la lancer à la face de l’Église, épouse de Jésus-Christ, le Dr Pusey a renoncé à ces attaques violentes, inspirées beaucoup plus par ses préjugés d’éducation que par sa belle âme, juste comme la science et pure comme la lumière. À cet égard, une transformation s’est opérée dans ses écrits extrêmement nombreux. Comme nous l’avons dit, il participa avec Newman à la célèbre publication des Tracts for the times, dont le neuvième fit un si grand éclat, et le quatre-vingt-dixième une impression si profonde. Ces Tracts, ces Traités pour les temps, interprétations hardies, presque audacieuses des XXXIX articles, modèles de discussion dans lesquels on démontrait que la plupart des anglicans orthodoxes étaient en flagrante contradiction avec la foi catholique, agirent d’une force immense sur l’opinion de l’Angleterre. Nous reviendrons dans ce travail sur la polémique qui s’engagea alors de tous les côtés, et, pour en faire apprécier l’esprit cruellement envenimé, nous en éclairerons quelques phases. L’âme délicate du Dr Pusey n’était pas trempée pour bouillonner dans les luttes et y résister ou s’y accroître. On le vit bien quand, après l’apparition de son écrit sur le baptême (Scriptural views of baptism), le mot Puséyste devint populaire et la désignation d’un parti. Il eut comme peur de son influence, peur de cette éclatante renommée qui se fixait par son nom sur le front de chaque homme qui pensait comme lui. Digne par ses grandes connaissances, par ses talents supérieurs, par la considération dont il jouissait dans l’Université, du titre de chef de secte, il n’osa pas accepter une position si enflammée et si grandiose. Homme de conscience plus que de passion impétueuse ou tenace, il devait sa gloire au mérite de sa pensée ; mais il s’effrayait de cette gloire allumée par son talent, comme un enfant s’épouvanterait de l’incendie projeté par le flambeau qu’il porte dans ses mains confiantes. Le mouvement, du reste, qu’il causa plus qu’il ne chercha à le dominer, ne s’épuisa pas autour de lui, dans Oxford. Il s’étendit à Cambridge, dans toute l’Angleterre, en Écosse et en Irlande. Newman publia ses instructions sur le Romanisme et l’ultra-protestantisme, et passa à la rédaction du British Magazine. En vain le parti du Church and State (l’Église et l’État) voulut-il imputer un mouvement d’opinion si rapide et si étendu à la puissance de quelques individualités. Une telle tactique manqua d’effet en présence du spectacle que présentait l’Angleterre. Une circonstance qui vint à naître montra bien, même dans Oxford, la force collective qu’on essayait de nier. On put se compter. Nous voulons parler de l’affaire Hampden, en 1836, quand les anglo-catholiques revendiquèrent les droits de l’Église contre l’État. Le Dr Hampden avait été nommé, sous l’administration Melbourne, à une chaire de théologie d’Oxford. Hampden était l’auteur d’un écrit où fourmillaient les erreurs. Le professeur avait été suspendu jusqu’à rétractation. En 1842, les partisans du Dr Hampden tentèrent de faire lever la censure, mais le Puséysme avait grandi. En vain les ennemis du Puséysme appuyèrent-ils les amis du professeur suspendu ; en vain l’agitation prit-elle des proportions formidables ; les Puséystes, qui se sentaient vigoureux de leur union comme de leurs principes, en appelèrent à l’Université. Ils eurent pour eux 336 voix, quand leurs adversaires n’en avaient que 219, et la suspension du Dr Hampden fut maintenue.

Rendons justice à la fermeté du Dr Pusey dans cette occasion importante. Il se plaça à la tête des membres de l’Université qui portèrent une censure courageuse sur le choix prostitué du gouvernement. S’il n’avait pas la grande attitude d’un chef de secte, du moins il ne mentait pas à la position qu’il tenait de ses principes. Il y fut toujours noblement fidèle. Il joua même bientôt sa position officielle contre celle-là plus haute et plus obligatoire, et il sut la perdre avec grandeur. En 1834, il prêcha un sermon sur l’Eucharistie, dans l’église du Christ, à Oxford, et ce sermon, dans lequel il s’avança plus loin que jamais dans une direction hétérodoxe au point de vue de l’Église établie, le fit interdire pendant deux ans. Il était ainsi châtié pour des sentiments trop catholiques… Cependant, dans ce sermon célèbre, il ne prenait qu’une de ces situations de milieu qui sont parfois opportunes dans des négociations d’intérêt, mais toujours mauvaises quand il s’agit de vérité. Le Dr Pusey affirmait la présence réelle ; il disait que les éléments consacrés par le prêtre deviennent réellement le corps et le sang de Jésus-Christ. Cependant il admettait encore la consubstantiation comme l’Église anglicane. Certes ! si l’on consulte la tradition de cette église, on n’avait aucun reproche à adresser au Dr Pusey. Il jouissait d’une liberté autorisée. L’Église anglicane a pour principe et pour coutume de permettre la contradiction sur la présence réelle, attendu qu’elle veut, dans un but très politique, il est vrai, mais peu religieux, réunir dans la même communion et ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas6. Seulement, comme il s’agissait d’un des plus illustres propulseurs de l’anglo-catholicisme, on frappa en lui ce que dans un autre on aurait peut-être toléré. Le vieux fanatisme anglican devint implacable. Le vice-chancelier devant lequel le Dr Pusey fut cité, refusa d’entendre sa défense. La Chambre des Communes approuva cette procédure de l’oppression. Contre un tel mépris de la justice, une protestation parut dans le British Magazine, et une adresse de deux cent trente membres de l’Université non résidants à Oxford fut envoyée au vice-chancelier, qui refusa de la recevoir comme il avait refusé d’entendre Pusey. Parmi les signataires de cette adresse, on remarquait Gladstone, ministre du commerce, lord Dangannon, lord Courtnay, Coleridge, de la cour du banc de la reine. L’interdiction du Dr Pusey devait durer deux ans.

Très certainement, avec un chef qui se fût emparé en maître du soulèvement des esprits, ce scandale, qui remua l’opinion religieuse en Angleterre, l’aurait secouée bien davantage ; mais, il ne faut pas s’y tromper, c’est là une chose qui, au point de vue des affaires, est peu regrettable. L’anglo-catholicisme n’est pas une opinion nouvelle, une forme religieuse vivant de son énergie propre : c’est une opinion ancienne infectée d’erreur, mais qui tend à se purifier et à se compléter chaque jour. Pour arriver à ce résultat, il n’est pas d’une stricte nécessité de compliquer le cours naturel des choses avec le jeu des passions humaines. Il est un écoulement mesuré et tout-puissant dans sa mesure, qui s’échappe incessamment des principes et qui doit porter les esprits vers le but que leur assigne Dieu. Voyez déjà comme les alluvions se sont faites dans le courant d’idées que nous sondons ! Voyez ce qui sépare encore ce qu’on appelle l’anglo-catholicisme du véritable catholicisme, du catholicisme universel ! Les anglo-catholiques admettent la tradition, la visibilité et l’union de l’Église, la succession apostolique, l’indépendance de l’Église vis-à-vis de l’État : « Ils professent et enseignent la doctrine catholique de la justification ; ils reconnaissent les sacrements comme canaux d’une grâce surnaturelle. Ils commencent de pratiquer la confession, les jeûnes, les retraites spirituelles ; ils croient en la présence réelle ; ils prient pour les morts, fêtent les saints, ont repris l’usage du signe de la croix, parent l’autel, prêchent en surplis, impriment des bréviaires et ont essayé d’établir des couvents ecclésiastiques7. » Voilà les conquêtes successives que la vérité a été obligée de recommencer sur cette terre évangélisée par le moine Augustin et si longtemps chère au Saint-Siège ; voilà ce qu’elle a repris, pièce par pièce, à l’erreur ! Qu’y a-t-il donc entre l’anglo-catholicisme et le catholicisme réel ? Rien et tout : une dentelle et un mur d’airain. L’épaisseur, si profonde pour les volontés inconséquentes et qui l’est si peu pour les esprits logiques, d’une soumission, de l’obéissance. Telle est la grande difficulté. Certes ! ce n’est ni la science, ni la piété, ni les intentions élevées qui manquent aux hommes du parti anglo-catholique et surtout au Dr Pusey en particulier. C’est la résolution de faire ce dernier pas qui coûte plus que le premier, c’est l’humble et ferme volonté de se soumettre et de se réconcilier en se soumettant. Dans la solitude où cet ascète de la science s’est retiré, comme enveloppé d’une nuée de miséricorde, quelque chose lui dit-il tout bas que l’obéissance est plus auguste que la science qu’il aime et lui met-il le doigt, quand il ouvre sa Bible, — aux heures de la méditation et de la prière, — sur le mot de Samuel : « Obéir vaut mieux que sacrifier » ? Depuis quelque temps, le Dr Pusey semble s’être placé à côté des événements ; il est abîmé dans une étude persévérante et sévère. Si nous ne nous trompons, il a exprimé éloquemment de mélancoliques regrets sur la perte immense qu’a faite le parti anglo-catholique lorsque Newman, laissant là ses anciens amis, trop lents au gré de l’intelligente impatience de sa foi, dans leur progrès vers l’unité, remonta seul vers cette unité que l’Église romaine représente dans son inflexibilité, et se jeta aux pieds du Père des Fidèles. Les paroles de Pusey, empreintes d’une touchante tristesse, révèlent bien l’état de son âme, se débattant, comme épuisée, dans ces lassitudes que la Providence envoie souvent à un homme pour achever son cœur : « Je conçus, il y a plusieurs années, — dit le Dr Pusey, — les premières appréhensions de ce qui vient d’arriver, en apprenant que l’on priait pour lui (Newman) dans un grand nombre d’églises catholiques et de monastères religieux du continent. » Cet aveu de la force et de l’efficacité de la prière des catholiques, apostoliques et romains, a, selon nous, une signification bien profonde sous la plume schismatique encore du Dr Pusey. C’est le : Tu as vaincu, Galilée ! non plus dit à la manière des apostats, en lançant le sang de son flanc entrouvert vers le ciel, mais arraché d’une âme déjà sainte et déjà conquise, qui proclame avec résignation sa défaite. Le Dr Pusey, le chef des anglo-catholiques, s’arrêtera-t-il devant ce qui lui reste encore à accomplir ? Question personnelle posée par respect pour un tel homme, mais dominée par une question plus vaste : la question de tout le parti catholique lui-même. En effet, nous l’avons assez dit, mais nous ne saurions trop le répéter, les idées qui sont le fond de l’anglo-catholicisme n’ont été apportées au monde par personne et ne se résument étroitement en personne. Elles sont en vertu d’une vérité antérieure et d’une inaliénable tradition. Le Dr Pusey les a servies, mais elles ne dépendent pas de sa conduite. Avec la force intime qui les vivifie, elles ont produit de nombreuses conversions8. Le nombre de ces conversions et leur importance, les résistances que doit éprouver le mouvement puséyste avant d’arriver à l’unité et à la réconciliation avec Rome, les conséquences religieuses et politiques pour l’Angleterre d’un événement aussi capital, voilà ce que nous devons maintenant examiner.

II

Une des choses qui prouvent avec le plus d’ascendant que l’anglo-catholicisme n’est — comme nous venons de le montrer — rien de plus que du catholicisme inconséquent et désobéissant encore, c’est moins la quantité de conversions qu’il a décidées que la manière très significative dont ces conversions se sont produites. En effet, qu’on y réfléchisse ! elles n’ont aucun des grands caractères qui marquent ordinairement ces cataclysmes de l’erreur, dans la conscience foudroyée, que l’on appelle des conversions. Étudiez-les. Elles n’ont ni retentissement, ni causes visibles ; elles ne sont pas de ces coups de miracle qui éclatent dans les cœurs surpris. Non ! Le miracle, ici, c’est une loi qui s’accomplit avec une rapide tranquillité. On ne rompt pas ; on avait rompu : on renoue. L’ordre des événements n’est troublé ni interverti ; au contraire, c’est l’ordre des événements qui s’achève par ces conversions et qui se complète de lui-même, sans l’action directe d’un homme entre tous et d’une circonstance déterminée, mais avec cette puissance anonyme qui laisse voir plus à nu la main de Dieu. Mgr Wiseman a constaté dans un de ses écrits9 ce mouvement intime et presque involontaire qui, sur la pente chaque jour plus aplanie de l’anglo-catholicisme, — ce pont bâti par la science pour échapper aux gouffres d’un protestantisme dévorant, — entraîne d’une impulsion dernière les esprits vers la vérité : « Ce qui se passe actuellement en Angleterre — dit le pieux et savant évêque — ne saurait s’expliquer ni par l’activité des catholiques, ni par les prédications de notre clergé, ni par les ouvrages de nos écrivains, ni par le zèle et la piété des fidèles. Ce n’est ni l’habileté, ni la prudence, ni la puissance, ni l’adresse, ni la sagesse de l’homme qui ont concouru, même d’une manière éloignée, au grand dénouement qui s’annonce par tant de faits isolés, et qui paraît si prochain ». Paroles hardies dans leur humble simplicité, trop mystiques au sens corrompu du monde, mais pleines, pour qui sait les comprendre, de toutes les lucidités de la foi. En assistant au spectacle singulier et pourtant naturel qu’offre l’Angleterre depuis plusieurs années, un observateur profane dirait — et croirait avoir tout dit — qu’il y a des syllogismes au fond de toutes les situations comme au fond de toutes les pensées ; mais où l’homme met la logique des choses d’après celle de son entendement, le prêtre, plus profond, met la grâce : « C’est l’action spontanée de la grâce — dit encore Mgr Wiseman — qui explique les merveilleux résultats dont nous sommes témoins. » Et le saint évêque a raison. L’idée théologique de la grâce est la clef qui ouvre le mieux aux regards de nos esprits les événements les plus fermés, les plus incompréhensibles, de l’histoire. Car ceux qui l’étudient l’apprennent à chaque difficulté : en histoire, plus on fait large la place à Dieu, plus on introduit de lumière.

Du reste, cet imposant ensemble de conversions qui se succèdent sur la terre hérétique de Henri VIII, quelques écrivains se sont donné pour tâche d’en supputer, pour ainsi dire un à un, tous les éléments. Ils ne se sont pas contentés de la synthèse, il leur a fallu l’analyse. Il ne leur a pas suffi de comparer les masses et les époques entre elles et de signaler le pas de géant fait par les idées catholiques, dans ce pays où un pas à faire, en toutes choses, est si difficile, tant les mœurs, les croyances et les préjugés possèdent fortement ces esprits anglais, énergiques et persévérants. Pour eux, ce n’était pas assez de savoir et de montrer qu’autour des soixante mille catholiques qu’on trouvait seuls fidèles, en 1765, à l’unité romaine, par toute l’Angleterre, l’Écosse et le pays de Galles, il s’était groupé, depuis l’émigration des prêtres français jusqu’en 1821, plus de cinq cent mille convertis, et que, depuis 1821, le chiffre des nouveaux catholiques avait largement dépassé deux millions. Dans une vue de haut enseignement et d’édification chrétienne, ces écrivains ont recueilli jusqu’aux noms des hommes qui sont revenus de l’anglicanisme au catholicisme en passant par les idées du Dr Pusey, et ils les ont publiés avec l’immense joie de la charité satisfaite10. Ces travaux curieux, ces espèces de statistiques, fort importantes, selon nous, en matière de prosélytisme, car on ne sait pas assez quelle influence la personnalité humaine exerce sur la personnalité humaine, et quelle puissante fascination c’est que l’exemple, nous n’avons point à les exposer. Préoccupés de conclusions générales, nous n’entrerons pas dans le compte de ces dénombrements individuels. Nous remarquerons seulement que parmi ces noms livrés à la publicité et appartenant presque tous aux classes éclairées de l’Angleterre, une grande partie des hommes qui les portent dépendent, ou par la dignité, ou par la position, ou par les antécédents, de l’Université d’Oxford. Heureux symptômes, selon nous, que ce soit d’Oxford que le Puséysme rayonne avec le plus d’intensité ; car Oxford, ce n’est pas le cœur, mais le cerveau protestant de l’Angleterre. Oxford catholique, l’Angleterre tout entière suivrait bientôt, et l’Établissement tomberait en ruines.

Et cela est si certain et si démontré, dans la conscience même de tous ceux qui vivent de la vieille organisation universitaire et anglicane, que les résistances opposées dernièrement au libre mouvement anglo-catholique ont contracté ce caractère décharnement qu’un grand danger inspire autant que la peur. Oxford a compris qu’il s’agissait de son foyer et de son autel. Au milieu de ces conversions qui se sont suivies, en vingt années, — comme certains éclairs se suivent à l’horizon, — avec une électricité silencieuse, Oxford, appuyée sur sa force séculaire, et d’ailleurs la vue affaiblie comme tous les pouvoirs qui ont fait leur temps, pouvait endormir ses inquiétudes dans le souvenir orgueilleux de son passé. Mais quand les idées contre lesquelles elle a été élevée, comme une tour de guerre, par la prévoyance des Tudors, elle les a senties dans son sein ; quand un de ses plus illustres professeurs (le Dr Pusey) a couvert de son nom ce romanisme qui sera peut-être du papisme demain, oh ! c’est alors qu’elle s’est résolue à combattre, et, si elle le pouvait encore, à cruellement châtier. Elle voulut se payer l’impression terrible que lui avait causée l’éclatante conversion — Newman n’avait pas encore fait la sienne — de Sibthorp, fellow du collège de Sainte-Madeleine, le courageux défenseur des Tracts 11 !

À dater de cette époque surtout, Oxford se montra impitoyable. On se rappelle la suspension du Dr Pusey, dont nous avons parlé et qui souleva jusque dans la Chambre des Communes une indignation bientôt étouffée sous les cris d’une majorité fanatique. Qu’on se rappelle aussi le double procès de Ward et Oakeley. Le révérend Georges Ward, fellow du collège de Balliol, mêlé à la grande controverse puséyste qui passionnait l’Angleterre, avait fait paraître, en 1844, l’Idéal d’une Église chrétienne (Ideal of a Christian church), et ce livre, philippique inspirée contre l’Église établie, excita des flammes de ressentiment chez les universitaires, à qui la suspension du Dr Pusey ne suffisait plus. Après des débats d’une solennité orageuse, le livre de Ward fut condamné et l’auteur dégradé de ses titres et banni de l’Université. Quant à Oakeley, fellow, comme Ward, du collège de Balliol, chanoine de Lichfield et curé de Sainte-Marguerite de Londres, l’un des esprits les plus distingués de son Église, il avait noblement appelé sur sa tête la condamnation qui avait frappé Ward. Une lettre, digne des premières plumes théologiques de tous les temps et de tous les pays, avait été écrite par lui à l’évêque de Londres, et cette lettre était un manifeste en faveur des doctrines et des interprétations de l’éloquent auteur de l’Idéal. Cité devant la cour des Arches, Oakeley partagea le sort de l’homme qu’il avait si grandement défendu12.

Des faits semblables — quelques durs qu’ils paraissent au premier coup d’œil — portaient avec eux, il faut en convenir, une justification suprême : l’amnistie de la nécessité. D’ailleurs, Oxford avait pour elle plus que la nécessité même : elle avait le double droit de sa tradition et de son institution. Oui ! puisqu’elle était Oxford, puisqu’elle avait sous sa rigoureuse surveillance des doctrines qu’elle devait garder inaltérables, elle ne pouvait, sans déshonneur et sans suicide, agir autrement qu’elle n’a agi. Tout catholiques que nous soyons au plus profond de notre intelligence, et même parce que nous sommes catholiques, nous n’avons point à blâmer Oxford d’avoir essayé de maintenir par le châtiment ce qu’elle croit son orthodoxie. C’est la seule gloire et la seule idée juste qui soit restée au protestantisme anglican que de poser une autorité et une règle, et de vouloir que cette autorité soit obéie, que cette règle soit respectée. C’est par là qu’il se distingue de tous les autres protestantismes. Que cette autorité soit une inconséquence de plus avec le principe même du protestantisme, avec le fait de la révolte de Henri VIII ; que cette autorité — comme le soutiennent les puséystes, et entre autres Ward et Oakeley, — ne soit pas suffisante, personne de sens ne saurait le contester ; mais la question n’est pas là. La question, c’est le maintien de l’orthodoxie anglicane, et on ne maintient une orthodoxie que par l’anathème. Seulement, si la condamnation d’Oakeley et Ward fut méritée, elle n’eut pas moins les conséquences d’opinion qu’elle devait avoir. Les anglo-catholiques s’en fortifièrent comme d’une persécution. Impasse horrible, où les pouvoirs finissent un jour par s’acculer ! On est forcé de se défendre, et la défense même crée de nouveaux périls et de plus grands. Ainsi la situation s’est aggravée des efforts faits pour en sortir, et c’est ainsi que pour les institutions comme pour les hommes, l’agonie est pire que la mort.

Et le sentiment d’une position que nous appellerions fatale si le mot était plus chrétien, qui n’en a pas la pleine conscience, à l’heure qu’il est, en Angleterre ? Qu’on examine les deux partis, on trouvera d’un côté l’effroi égal à ce que, de l’autre, est l’espérance. Les anglo-catholiques pourraient-ils douter de leur force, après tant d’écrits et tant d’actes qui ont remué si profondément les vieilles doctrines anglicanes ? Et s’ils en doutaient, — car la passion de réussir a parfois aussi ses défiances, — est-ce que l’attitude prise par les anglicans effrayés ne leur remettrait pas dans l’âme la certitude de la victoire et la plus inébranlable sécurité ? Interrogeons les faits encore. En 1844, sous le coup du livre célèbre de Ward, ne fut-il pas question de soumettre à l’assemblée universitaire qu’on nomme Convocation, un nouveau Test dans le but de s’opposer aux interprétations puséystes des XXXIX articles ? Dessein violent qui trouva son obstacle partout, et dans la majestueuse résistance du Dr Pusey, et dans celle du parti qu’il représente, et parmi les anglicans eux-mêmes. De terreur, l’Université dépassait son droit. Instituée pour garder la doctrine, elle n’a jamais eu pour mission de la déterminer. Ainsi la terreur engendrait l’audace ; l’audace redoubla la terreur. La répulsion à un tel projet fut si vive, que le chancelier d’Oxford fut obligé de reculer et d’humilier ses prétentions. Ce n’est pas tout. En 1845, les ministres de l’Écosse, de l’Angleterre et de l’Irlande, ne se réunirent-ils pas à Liverpool pour délibérer sur les moyens d’arriver à l’union des chrétiens évangéliques de toutes les communions et de toutes les dénominations ? Une telle démonstration n’indiquait-elle pas éloquemment le désespoir d’une Église qui fut toujours exclusive, mais qui mendiait des auxiliaires pour tenir tête à ce papisme abhorré, avec lequel elle avait rompu ? Chose curieuse ! L’anglicanisme voulait avoir aussi son concile de Trente. Mais pour l’avoir, il fallait faire ce que Rome n’avait pas eu à faire pour avoir le sien. Lui qui, nourri à la forte mamelle de Rome, avait, tout en frappant et en reniant sa mère, conservé de son éducation vigoureuse le grand principe de vérité et de gouvernement : « Hors de l’Église pas de salut », il tendait maintenant une main épouvantée à tous ses frères en révolte, jusque-là si hautainement méprisés. Abaissement gratuit et inutile ! qui prouvait seulement, comme l’a remarqué un historien, la différence d’agir du protestantisme au xvie  siècle et du protestantisme au xixe , et surtout le besoin retrouvé de l’union après la séparation consommée, c’est-à-dire, dans une donnée étroite encore mais qui finira par s’élargir, l’influence de cette idée d’unité qui tourmente la pensée universelle, et que Dieu a répartie dans tous les vents qui soufflent actuellement sur le monde, comme une semence de l’avenir.

Ce qui se passait dans le sein de l’Université anglicane devait avoir son contrecoup dans la nation tout entière, et plusieurs années dépensées dans une guerre de plume fort active l’avait merveilleusement disposée à le ressentir. En effet, depuis quelque temps, les livres, les journaux, toutes les expressions de la pensée publique étaient entrés plus ou moins dans la lutte religieuse entre l’organisation anglicane et les idées anglo-catholiques, développées, creusées par le Dr Pusey et ses amis. Le Sun, la Chronicle, le Witness d’Édimbourg, avaient montré rattachement historique des anglais aux préjugés d’un protestantisme décrépit. Nous ne pouvons ici donner la liste de toutes les publications qui parurent de 1833 jusqu’en 1844. Seulement, parmi les plus empreintes de cet esprit aveugle et obstiné qui rencontre je ne sais quelle étrange grandeur dans la force de sa stupidité même, car il se compose du respect du passé et de foi religieuse, c’est-à-dire, en somme, du meilleur ciment qu’aient les peuples, nous signalerons une brochure qui parut en 1837 et dans laquelle se retrouvaient, à notre époque étonnée de les entendre, les accents ressuscités du fanatisme anglican des plus mauvais jours. Le titre de ce livre ressemblait presque à une imprécation, et devait faire vibrer — si elles n’étaient pas tout à fait pétrifiées — les vieilles entrailles de l’Angleterre de Henri VIII et d’Élisabeth. Il s’appelait : le Papisme d’Oxford, confronté, désavoué et répudié (confronted, disavowed and repudiated). L’auteur, Peter Maurice, membre de l’Université d’Oxford et de l’Église établie, savant dans la connaissance des textes sacrés, mais un de ces esprits ardents et courts qui périssent dans la lettre comme un soldat dans sa consigne, attaqua fougueusement le nouveau parti qui s’élevait dans Oxford, et qui menaçait la Grande-Bretagne du règne prochain de l’antéchrist. Peter Maurice examina — si une chose si violente peut s’appeler de ce nom si calme : examiner, — les principaux écrits puséystes, les Tracts en général, et en particulier ceux qui traitent de la succession apostolique, la lyra apostolica, enfin les idées admises de plus en plus par les anglo-catholiques sur le service divin, les cérémonies, les vêtements, etc., idées qui doivent rappeler bien douloureusement à un protestant comme Peter Maurice toutes les abominations de la Babylone écarlate. Sur ces divers sujets, P. Maurice n’a point de jugements qui lui appartiennent ; il n’a que ses sentiments contre Rome et les condamnations de son Église à faire valoir. Son livre, qui tomberait des mains sans qu’on prît la peine de le ramasser, s’il ne s’agissait que de la personnalité de l’auteur, a cependant une certaine importance : — l’importance de l’opinion collective qu’il exprime. Quand on le lit, on prend une idée assez juste de la solidité et de la résistance que doit opposer pour un temps à la réaction catholique, cette religion anglicane, ruinée dans la conscience publique, mais debout encore dans le gouvernement du pays.

Ainsi, le gouvernement ! voilà donc la dernière force et la dernière espérance du protestantisme anglican ! Religion d’État, qui n’a plus que l’État pour elle, qui vit plus sur le bénéfice de son ancienne hiérarchie, de son administration, de ses privilèges, de tout un ordre de choses lent à tomber tant il fut solidement construit, que sur la croyance profonde et le respect sincère des peuples. Déjà nous avons fait la part de la noble ténacité anglaise qui s’obstine si fièrement dans ses coutumes, du génie traditionnel qui respire partout en Angleterre ; ajoutons à cela l’influence du gouvernement sur ces têtes si naturellement politiques, et cette double déduction introduite dans l’appréciation à vol de pensée que nous hasardons ici, il restera, pour qui va nettement au fond des réalités, une religion insuffisante, une formule vaine pour l’esprit religieux de l’Angleterre et ses exigences actuelles. Les masses ne se rendent pas raison de cette insuffisance, il est vrai ; mais qu’on ne s’y trompe pas ! elles en souffrent, et c’est le sentiment des masses, palpitant sympathiquement dans les âmes d’une forte disposition religieuse, comme Pusey, par exemple, Newman et tant d’autres, qui a produit ce grand mouvement vers la Vérité par la Science, ce retour au catholicisme par l’étude de ses développements dans la doctrine et dans l’histoire. À cette cause interne et spontanée, il s’en est joint une autre extérieure et non moins puissante. Les catholiques du continent, les hommes qui font la propagande de leur foi, ou par leurs écrits ou par leurs prières, ont redoublé, nous n’en doutons pas, la ferveur d’une étude pieuse dont les résultats doivent être si grands. « Depuis cinq à six ans, — dit Peter Maurice avec une espèce de frisson13, — je suis informé par un de mes amis, dont les lumières me sont connues, que beaucoup d’hommes religieux et instruits du continent entretiennent l’opinion que le PAPISME — (toujours le mot de la haine !) — pourrait bien se montrer encore une fois dans la Grande-Bretagne… Que l’église réformée ou protestante tomberait alors, sinon par la forme, au moins par l’identité de la doctrine, dans l’apostasie romaine, et, certainement, si les personnes qui soutiennent les idées du Tract’s Magazine continuaient de les répandre, une telle éventualité ne serait pas seulement possible, mais probable… » Comme on peut en juger, l’aveu est formel, et il est d’un ennemi. Si la peur est parfois un avertissement de la Providence, si les batailles perdues sont les batailles que l’on croit perdues, on se demande où en est la cause de l’anglicanisme dans le pays où elle s’est élevée ? Selon nous, cette cause est vaincue, non dans les faits encore, mais dans les idées. L’anglo-catholicisme du Dr Pusey, qu’on appelle aussi du romanisme, conduira avant peu l’Angleterre à une réconciliation avec Rome. Oui ! l’Angleterre romaniste sera bientôt romaine. Qui ne voit pas cela, ne voit rien !

Et ce jour-là, que Dieu fasse luire ! ne sera pas seulement un jour de joie pour la catholicité tout entière, mais ce sera surtout un jour de bonheur pour la Grande-Bretagne. Elle qui aime la force et qui tient à sa gloire, entrevoit-elle les conséquences terrestres, les conséquences politiques qu’entraînerait, dans ce moment et plus tard, sa triomphante rentrée au sein de l’unité catholique ?… Après l’intérêt sacré de la conscience, — le plus haut intérêt pour les peuples comme pour les individus, — on peut parler de l’intérêt politique à une nation qui entend la puissance et qui n’a pas dit le dernier mot de ses destinées. Eh bien, nous n’hésitons pas à le proclamer : politiquement ce serait un coup de maître que le retour de l’Angleterre à ses antiques croyances, que sa soumission au Saint-Siège ! Voyez, en effet, comme sa position vis-à-vis du monde tout entier en serait simplifiée et ses influences agrandies ! Certes ! l’Angleterre n’est guère aimée à cette heure. Les sentiments qu’elle inspire à l’univers sont des sentiments de méfiance, d’amertume et d’hostilité. Comme Napoléon, — mort de cela et qui l’a avoué, — elle a choqué les peuples, et peut-être elle aussi, quoiqu’un État ait la vie plus dure qu’un homme, finirait-elle par en mourir. À une époque comme la nôtre, où les gouvernements bâtis sur la crainte s’écroulent sous la main des peuples devenus hommes qui veulent les remplacer par les gouvernements de l’amour, rentrer dans la grande communion chrétienne, — car les communions protestantes sont plutôt des dispersions chrétiennes que des communions, — reprendre nécessairement les sentiments de charité qu’engendre la foi catholique dans les âmes et leur faire jouer dans la politique de son avenir le rôle qu’a joué, dans celle de son passé, le sentiment d’un égoïsme inflexible, ce serait là un de ces spectacles qui ferait tomber l’imprécation de bien des lèvres et rallierait bien des cœurs. Qu’on ne s’y trompe pas ! l’anglicanisme est presque aussi exclusif, à sa façon, que le monopole insulaire. Il n’a pas ce sentiment de la fraternité qui efface le caractère toujours répulsif des nationalités trop marquées. Pour donner un exemple des sympathies de sa politique, qu’on regarde l’Orient ! En Orient, l’Église romaine soutient les églises romaines. L’Église grecque soutient les églises grecques. L’Église anglicane envoie un évêque à Jérusalem, et elle aide les Juifs à rebâtir leur temple. L’intérêt politique a dévoré la sympathie religieuse ; mais, en la dévorant, il s’est presque dévoré lui-même. L’évêque de Jérusalem n’est qu’un consul, un chargé d’affaires du gouvernement britannique, se liguant, selon des convenances diplomatiques ou commerciales, avec des musulmans contre des romains et des grecs. En redevenant catholique, l’Angleterre, qui n’est qu’une île, et dont la politique est profondément insulaire, se rattacherait à l’Europe au lieu de s’en isoler. Voilà pour la question d’ensemble. Quant aux questions de détail, qui pourrait douter des solutions faciles que la conversion de l’Angleterre au catholicisme apporterait ?… Que sait-on ? l’affreux cancer qui lui mange le flanc guérirait peut-être ; l’Angleterre catholique réparerait les maux que l’Angleterre protestante a infligés à la catholique Irlande. Ce que le grand agitateur n’a pas fait, le gouvernement anglais pourrait l’accomplir. Il y aurait dans sa chrétienne et généreuse initiative comme une expiation de la tyrannie de Cromwell, alourdie du poids de trois siècles. Quand nous avons vu récemment se produire, au sein des Chambres britanniques, une si bonne et si enthousiaste disposition vers le Saint-Père, les hommes d’État, les hommes à vue longue, avaient-ils l’instinct de la situation que leur créerait immédiatement une entente profonde avec Rome ? Quand on presse les faits de l’histoire d’Angleterre, on sait combien dans la haine de Rome il entrait de haine pour les Stuarts. Les Stuarts morts, c’est autant d’apaisé, c’est autant d’éteint dans cette haine que les générations ont usée en se la transmettant. Que bientôt il n’en reste plus ! Les hommes comme Newman et Pusey ont, par leurs travaux théologiques, diminué les préjugés anglicans, et ils les diminuent encore : l’un par le magnifique exemple de sa conversion, l’autre par la pureté et la vertu de toute sa vie. Ces lumières de la conduite et du génie n’auront pas brillé en vain. Dans un siècle aussi vieux de civilisation que le nôtre, il n’y avait qu’un moyen de retrouver la foi perdue : c’était de la refaire par la science. Dieu soit béni, la chose qui paraissait impossible est à présent consommée ! Le feu de la terre a rallumé le feu du ciel. L’Angleterre ne reculera point dans la voie qu’ont tracée les esprits les plus religieux et les plus éclairés de ce temps, où tout ce qui porte un flambeau dans sa faible main va vers Dieu. L’édifice bâti par Henri VIII, consolidé par Élisabeth, ne s’écroule point encore avec fracas, mais chaque jour il s’affaisse et plie… Que dirait-elle, la grande papesse de l’hérésie anglicane, si elle sortait de son tombeau ? « Chacun montrait ses cheveux blancs au doigt, — disait Hall, — et murmurait : Quand cette neige fondra, il y aura un débordement. » La neige s’est fondue, mais le débordement s’est fait assez longtemps attendre. Il arrive de tous côtés, maintenant. Par les livres, par les idées, par la science, par les besoins religieux des peuples, par la tendance générale vers une unité nécessaire, il ramène dans son flot toujours montant le catholicisme, et c’est le débordement de la vérité !