(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Michelet » pp. 167-205
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(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Michelet » pp. 167-205

Michelet

La Femme

I

Michelet n’est pas seulement un historien. Il est, et surtout il veut être aussi un philosophe, et les derniers moments de sa carrière littéraire l’ont constaté. Son livre sur la Femme, un de ses avant-derniers, n’a pas recommencé le succès, qui fut un scandale, de son autre livre sur l’Amour. Tautologie du sujet ! La Femme, c’est encore l’Amour, comme l’Amour, c’était déjà la Femme, et c’est précisément pour cela, c’est à cause de cette ressemblance, qui est presque une identité, que le succès de l’un n’a pas été le succès de l’autre. Il n’y a point eu d’explosion. Le monstre pour les uns, le prodige pour les autres a paru, et la Critique n’a pas élevé la voix, et celle-là qui est le plus favorable à Michelet n’a pas pris le livre à partie dans un de ces comptes rendus retentissants qui sonnent la trompe… et la tromperie ! On n’en a parlé qu’assez bas. On n’en a guères écrit. Nous avons entendu alors, il est vrai, passer eu se glissant le bruit mystérieux de saisie, risqué peut-être par la spéculation ; mais ce bruit n’est pas allé loin…

Telle est l’histoire du livre de Michelet. Après l’Amour, l’opinion, qui avait le palais en feu de la cuisine poivrée de physiologie et d’amour conjugal que lui avait servie Michelet, s’attendait sans doute, puisqu’on devait continuer dans cet ordre de sensations, à quelque chose de plus pimenté et de plus mordant que ce karrick dont elle s’était régalée, et elle a été trompée dans son attente. Ah ! en France, pays si vite blasé, après l’engouement et les furies il n’est pas très sûr de répéter une sensation ou une idée, si on n’est pas de force à y ajouter.

C’est cette force qui a manqué à Michelet. Quoiqu’il ait voulu, — nous dit-il, à la fin de son ouvrage, sentant bien où en est la faiblesse, — quoiqu’il ait voulu opposer « la dame cultivée (sic) de La Femme à la simple femme de L’Amour », et que par là il se soit placé dans des conditions de nuances inappréciables au gros des imaginations qui, d’ordinaire, les méprisent, il n’a pas su pourtant introduire entre ses deux livres les véritables différences qui font d’un même sujet deux œuvres distinctes, au moins par l’aperçu, par le détail, ou même par une manière inattendue de présenter la même pensée exprimée déjà. Rien de pareil ici. Physiologique, épaissement physiologique comme son livre de l’Amour, doublé de la même philosophie, qui est un naturalisme béat et béant, érotique d’accent comme un cerf qui brame, ce livre de la Femme, c’est l’Amour, moins, cependant, la première ivresse du sujet pour l’auteur et pour le public.

Or, ce moins est tout, prenez-y garde ! Aux yeux de qui sait reconnaître le fond et la forme d’un livre qui n’est que les variations d’un autre, exécutées avec plus ou moins de talent, l’ouvrage en dernier publié de Michelet a été bien plus inspiré par le souvenir d’un succès que par une idée nouvelle ou une vigoureuse fécondation d’une idée ancienne. À ces yeux-là, il est donc démontré que Michelet, par amour d’un succès qu’il a trouvé diablement bon, a voulu remonter sur l’idée qui le lui avait valu, et, postillon infortuné, qu’il a éreinté son idée, raté son succès, et tué, du même coup, ses deux bêtes. C’est à nous de les enterrer.

Et nous n’y faudrons point ! Si Michelet avait eu un califourchon moins funeste, s’il avait ajouté un scandale au premier, si, dans ce livre, écrit pour les femmes, il était descendu un peu plus avant en ces détails physiquement immondes, qu’il a une fois traversés, pour nous montrer où, selon sa science, gît l’amour, nous n’eussions pas ajouté au scandale en nous révoltant contre son éclat et nous nous serions tu, ne sachant pas d’ailleurs de quelle langue nous servir pour répéter honnêtement les choses que Michelet nous dit hardiment de sa jeune et innocente bouche scientifique, faite d’un bronze récemment coulé.

Déjà, si on daigne s’en souvenir, lorsque nous fûmes obligé de rendre compte alors, dans un journal, du trop fameux livre de l’Amour, il fallut nous soumettre à l’affreux supplice des citations impossibles, et, certes ! nous n’eussions pas voulu nous exposer une seconde fois à une telle angoisse. Mais ce danger n’existe plus ici. À cela près de la page 206 (nous l’avons notée), qu’il faut couvrir avec tous les voiles de femmes que Michelet fait rougir et qui rappelle… l’Amour, on pourrait tout citer de la Femme et le dégoût serait assez heureux pour avoir sa preuve et son appui, mais la raison de cela n’est pas le livre, qui a trahi Michelet. Le livre, au contraire, ce livre de la Femme, ne cesse pas une minute de rabâcher le livre de l’Amour. Mais Michelet, lui, n’y rabâche pas Michelet ; car se rabâcher, c’est encore en quelque degré se produire, et Michelet, le même, malheureusement, d’idées, n’y est plus le même par l’expression et ne reproduit plus la sienne. Qu’il est changé, grand Dieu ! Lui, l’écrivain intense, étincelant, nerveux, nous le trouvons là, pour la première fois, pâli, vieilli, mais surtout ramolli, dans toute cette boue saignante et morbide d’une physiologie en laquelle il noie son génie vrai ! À dater du livre de la Femme, la Critique a dû constater en lui un affaiblissement qui commence, une lassitude, le pas en arrière qu’on ne fait pas pour revenir en avant, sans un phénomène !

Ce n’est donc point seulement, comme nous l’avons dit, parce que ce livre ne donne qu’une sensation déjà produite par un livre antérieur, qu’il ne suffit pas aux esprits troublés, salis ou corrompus, et qu’il a manqué son succès, mais c’est encore parce que, moralement aussi mauvais que le premier, littérairement, ce livre est pire. Il n’a pas le montant du talent, le ragoût enragé de l’apprêt, de l’art de tout ce qui crée la vie et l’illusion dans le mensonge humain. Ce n’est plus le karrick brûlant qui tentait les gourmets du vice, mais c’est je ne sais quelle fade blanquette. On y touchera moins, soyez-en sûrs !

II

Et voilà l’événement. L’événement n’est pas que Michelet ait continué, en l’honneur des femmes (est-ce honneur qu’il faut dire ?), la malheureuse campagne d’aventurier physiologique qu’il avait commencée, l’événement c’est qu’il l’ait continuée avec moins de talent qu’il ne l’a ouverte, et qu’au lieu d’une question d’idées et de philosophie, il n’y ait plus entre lui et la Critique qu’une unique question de valeur littéraire. C’est une grande simplification. Et, en effet, même parmi ceux qui plongèrent avec la sensualité la plus brûlante ou la corruption la plus froidement réfléchie en cet étrange livre, où Michelet a fait de l’amour dans la femme quelque chose d’inférieur à ce que Cabanis faisait, dans la cerveau de l’homme, de la pensée, personne n’a jamais songé, que je sache, à conclure au philosophique la vérité des idées d’un homme, de nature fort peu philosophe, qui, pour avoir regardé, par hasard ou par curiosité, sur une table de dissection, a voulu substituer à la spiritualité humaine et à son mystère de basses origines matérielles, et tirer de l’obscène même le sentimental ! Personne n’a fait à ces idées, quand il les exprima pour la première fois, l’honneur de les traiter comme un système et de voir en elles autre chose que ce qu’il y avait, — c’est-à-dire les tableaux d’un Musée secret pour l’imagination, les tableaux plus ou moins corrupteurs d’un Albane meurtri ou d’un Corrège dépravé qui avait laissé tomber sa palette dans les plus impurs vermillons, mais qui y gardait, malgré tout, le divin rayon d’une chasteté profanée !

Eh bien, ce peintre si coupable que fut Michelet dans son livre de l’Amour, ce peintre qu’on avait la faiblesse d’aimer quand il aurait fallu la force de le maudire, c’est lui qu’on cherche presque en vain, dans son autre livre de la Femme, à travers ces idées connues, si fausses et si vides, qui, elles ! n’ont pas manqué de s’y trouver. Il y a bien, ici et là, la touche étincelante, attendrie ou suave du vieux maître, mais elle est espacée à grands intervalles. L’entre-deux entre les points réveillés et piqués de lumière est souvent lourd, opaque, empâté. L’artiste baisse, et si c’est l’artiste, c’est Michelet tout entier !

Car il n’a jamais été que cela. Un peintre de langue, un écrivain, un grand artiste, oui ! un grand artiste en histoire, encore plus qu’un historien. L’Histoire est pure, et sévère, et Michelet fut souvent trop la Fantaisie. L’Histoire cependant ne se souvient pas qu’il est infidèle, et, dans ce livre même, où il la dédaigne pour une physiologie inconséquente, l’Histoire, aux fermes habitudes, lui communique une justesse virile et une précision dans l’estime des faits qui font de l’Introduction du livre en question un chef-d’œuvre d’appréciation et de vérité. Tout ce que l’auteur dit de l’ouvrière, de l’institutrice, est d’une profondeur dans laquelle il se prend lui-même, écrasé par la plus magnifique des contradictions. Le croirait-on ? il ne s’aperçoit pas que ce qu’il dit de l’ouvrière, par exemple, se retourne bout pour bout contre l’économie politique. C’est tout le monde moderne dans une question. Il ne s’en aperçoit même pas, lui, cet homme si moderne qu’il en est insensé d’enthousiasme ! et il est vrai et concluant contre ce monde-là, comme nous le serions.

III

Mais, encore une fois, à cela près de cette Introduction, si nette dans sa pitié lucide pour des misères sociales que les inventions humaines, quand elles ne seront qu’humaines, ne soulageront pas ; à cela près, de cinq à six belles pages peut-être, où l’écrivain, quittant la Femme, se retourne vers un point d’histoire (voir le passage sur l’Afrique à propos de la négresse), et, sortant du pathos sentimental et physique, reprend des lambeaux de puissance et ranime son éclair éteint dans les larmes d’un attendrissement par trop continu à la fin, il n’y a plus, tout le long de ce livre qui en rumine un autre, que ces idées dont nous avons brassé déjà le vide et qui font de Michelet quelque chose comme une tête de femme hallucinée, — comme la madame de Krudner, par exemple, d’un naturalisme mystico-sensuel, tout à la fois très mélancolique et très burlesque.

Dans ce livre de la Femme, qui en est l’autopsie, Michelet, cette personnalité autrefois si dessinée et si vive, n’a presque plus de personnalité. Il est Allemand et il est Suisse. Il est Rousseau, il est Lavater, il est Frœbel, le bon Frœbel, comme il dit avec allemanderie, le bon Frœbel, dont il emprunte le système d’éducation pour sa fille, qu’il élève, comme Rousseau élevait son Émile, au sein d’une éternelle prosopopée ! Son amour de l’enfance finit par tomber dans ce qu’il aime. Il a des histoires de petites filles qui meurent de leurs poupées cassées, et, quoique ce soit incroyable, cependant on l’accepterait, et on l’aimerait, ce bon Frœbel-Michelet, si, à côté de l’éducation philogyne, il n’y avait pas les petites scélératesses du penseur qui hait cruellement l’Église et Notre-Seigneur Jésus-Christ. Michelet est un déiste, qui croit que les fleurs, l’histoire naturelle et le déisme, cette religion cul-de-jatte, sont les meilleures garanties de la vertu et du bonheur des femmes. Libre à lui de penser cela !

Comme Proudhon, qu’il admire, il veut la Justice, un idéal de justice sorti des tendres entrailles de la Révolution, mais, plus comiquement que Proudhon, il veut surtout « l’idée dans son globe de cristal », et ceci est peut-être plus difficile à admettre. Mais pourquoi Michelet se permet-il des faussetés qui ressemblent fort à des impostures ? « Si les femmes croyaient au péché originel, — affirme-t-il sciemment — elles ne soigneraient plus l’enfant… Mais elles n’y croient pas. » Et toutes les mères chrétiennes, humbles, soumises et fidèles à la tradition, font la réponse depuis plus de dix-huit cent quatre-vingts ans ! Il dit que le siècle présent, le xixe  siècle, est suprêmement un siècle de foi et de certitude. Que Montaigne doutât, il veut bien l’innocenter de son doute, mais Pascal, il le trouve coupable du sien, et il oublie Byron, qui écrivait : « Le doute est le nec plus ultra de la foi humaine », et Chateaubriand, qui ne doutait pas, et qui n’est probablement resté chrétien que par le sentiment de l’honneur, traitant de gentilhomme à Dieu !

IV

Voilà, mais en faible partie, les singularités et les sophismes d’un des derniers ouvrages de Michelet en dehors de l’Histoire. Au milieu de ces erreurs et même de ces folies, ornées et passementées d’un talent devenu plus rare et plus souvent interrompu, il y a cependant moins d’erreur complète et compacte, moins d’erreur radicale, d’une seule pièce, que dans ce livre de l’Amour, où tout est faux, intégralement faux jusqu’à l’axe, puisqu’en vue du seul plaisir physiologique on y change la destination hiérarchique de la femme et on y bouleverse l’organisme de la famille, fait de main divine. Seulement, ne nous y trompons pas ! S’il y a çà et là, ici, quelques idées qui échappent à la fausseté de l’ensemble, quelques clartés qui n’ont pas péri sous la préoccupation inouïe de l’auteur, c’est un fait de hasard ou d’inconséquence qui ne prouve rien en faveur de ses facultés et de leur retour à l’ordre et au vrai. L’éperdument de tête est si grand de l’homme qui a pu écrire, par exemple, cette partie du livre intitulée : Les offices de la Nature, qu’il n’est évidemment plus capable de cette triste chose qu’on appelle la logique de l’erreur. Il s’échappe et ne se change pas.

Dans ce livre de la Femme, suite au livre de l’Amour, il commence de voir ce qu’il a méconnu si profondément dans l’Amour, c’est que la femme n’est épouse que pour être mère. Mais, outre que cette découverte est une de ces petites fleurs de vérité qui viennent aux pieds de l’esprit de tout le monde et que le premier qui passe peut ramasser, cela n’influe d’aucune sorte sur le train de sa pensée en la surprenant par une goutte de lumière, et le derviche pâmé tourne toujours ! La physiologie a produit les effets du hatchisch sur le cerveau de Michelet. Et il n’y aurait là qu’un fait de l’ordre pathologique à déplorer, si Michelet était tombé de la vérité et du plein bon sens dans ses fureurs physiologiques ; mais nous savons trop d’où il est tombé !

Il est tombé d’une folie dans une autre folie. Il a cascadé dans l’erreur. Ne croyez pas à Michelet ! La physiologie n’est pas pour lui une belle passion scientifique, levée tard, et qui doit mettre dans le couchant d’un grand esprit des lueurs d’aurore. Non ! ce n’est pas cela pour Michelet. La physiologie n’est pas chose si désintéressée dans sa vie. C’est la dernière ressource plutôt, et c’est aussi la dernière pâture d’une passion qu’on a vue croître depuis longtemps dans Michelet, et bien avant qu’il fût question pour lui de physiologie et d’études d’amphithéâtre. Son mal vient de plus loin, comme à Phèdre. L’Histoire, qui, s’il l’avait voulu, lui eût fait une bonne gloire au lieu d’une mauvaise célébrité ; l’Histoire, sa nourrice et sa mère, n’a pu le préserver ; car il n’y a que nous qui nous préservons seuls contre nos passions et nos vices ! La dignité sévère de l’Histoire n’était même qu’une contrainte de plus pour l’imagination mystique et sensuelle tout à la fois de Michelet, et il l’a eu bientôt secouée, cette contrainte ! Ah ! nous connaissons toutes les filières par lesquelles le mal a passé.

Michelet a mis du temps et jusqu’à des nuances pour devenir ce qu’il est maintenant. Comme tous les passionnés, il a caché longtemps son mal entre les ardeurs et les hontes. Il fut une époque où il se disait tout à l’Histoire, mais déjà, quand, parmi les faits qu’elle roule dans son sein, pur et majestueux comme celui des fleuves, il s’en trouvait un de rencontre qui tentait la passion secrète, l’historien ne pouvait s’empêcher d’y courir avec cet abandon qui compromet et ces folles complaisances qui avertissent. Un jour eut lieu le premier tressaillement hardi de cette passion qu’on voyait pour la première fois dans l’Histoire, et ce premier tressaillement hardi fut, le croira-t-on ? causé par la sainte figure de Jeanne d’Arc. À cette époque-là, tout le monde fut frappé, en lisant le très beau récit de Michelet (car il est très beau), de l’insistance curieuse et troublée avec laquelle l’historien s’arrêtait sur le secret qui devait rester entre la jeune fille et Dieu, sur le mystère humain du virginal Archange dont le sang de la femme n’a jamais, dit-on, terni la splendeur. Qui ne fut pas alors atteint, qui ne fut pas choqué et ne sentit pas la rougeur s’élever des plus délicates sources de son âme ?…

Et, cependant, Michelet était relativement pur en ce moment, et nous l’avons vu cesser de l’être ! Plus tard, nous l’avons vu plus qu’impur, qui est une chose négative, pour devenir souillé, qui est une chose positive et affreuse, dans son Histoire de la Révolution, quand il se complut aux détails monstrueux de la mort de cette noble madame de Lamballe, qui disait : « Fi ! » à ses bourreaux, et qui pourrait le dire à son historien ! Toujours plus tard, enfin, par une gradation toujours plus marquée, nous l’avons vu, de souillé, souillant lui-même l’Histoire, oser sur Louis XIV enfant !… Et c’est de là, c’est de là qu’il est tombé, qu’il a roulé dans la physiologie, la physiologie qui doit dévorer ce qui lui restait de talent, de vie et de force, et qui ce jour-là a peut-être commencé !

Certes ! il n’est pas tombé de haut… mais encore est-il tombé ; car le plus mauvais, le plus abaissé de ses livres d’histoire, vaut infiniment mieux par le sujet, l’art et les notions qu’il nous donne, que ces livres de physiologie et de sentiment qui ne sont pas plus du sentiment vrai que de la physiologie exacte. On pouvait se demander : Tombera-t-il plus bas ?… Y avait-il même plus bas pour y tomber ? Remontera-t-il ? Retournera-t-il à l’Histoire, mais à l’histoire austère, pudique, morale, et non à l’histoire physiologique, par laquelle, hélas ! il avait passé, avant de devenir un physiologiste tout à fait ? Devait-il s’essuyer enfin de toute cette physiologie dans laquelle il avait l’esprit et les mains, et revenir à l’Histoire, cette grande Pureté ?

Qui pouvait rien prévoir avec un pareil homme, — une pareille femme plutôt, avec une imagination si sensible et si vicieuse, si malade et pourtant si violente, et, encore plus pour lui que pour nous, si fascinante et irrésistible ? L’affaiblissement de talent que j’ai constaté tenait-il au sujet qu’il a traité plus qu’à sa constitution même, et les sujets pour lesquels il était fait pouvaient-ils lui retremper son génie ? Toutes questions impossibles à résoudre. Avec un homme comme Michelet, la sagesse devait être de tout attendre et de ne rien espérer.

Nos Fils

V

Qui l’aurait cru ? La seule chose que nous apprend le livre intitulé : Nos fils, c’est que Michelet n’y a plus de talent, plus de talent du tout. Michelet sans talent, c’est une nouveauté ! On sait s’il en eut un et s’il en abusa. On sait si ce talent était brillant, et charmant, et amusant, — trop amusant ! — et même dépravant ; car, il faut bien le dire, Michelet est certainement le plus grand dépravateur de l’Histoire. Ne lui trouvant pas assez de vices comme cela, à l’Histoire, il lui en a donné de sa façon, et qu’il a taillés à facettes, comme des diamants, pour que mieux on les vît, obscène souvent, mais toujours éblouissant lapidaire ! Avant Michelet, jamais flamme plus échevelée ne passa dans l’Histoire, pour y montrer… ce qui n’y est pas. Eh bien, c’est ce Michelet-là, ce prestigieux Michelet-là, qui n’existe plus. C’est ce Michelet, qu’on, méprisait pour ses idées et qu’on aimait pour son talent, comme

Phryné, qu’on aimait, vous savez bien pourquoi ; c’est ce Michelet que je vous défie de retrouver, même en parcelles, dans le livre que voici ! C’est ce Michelet, nul en dehors de l’Histoire, disparu déjà en partie des livres qu’il a publiés, ces livres d’enfant faits par un vieillard : L’Amour, L’Oiseau, La Femme et autres bucoliques chenues ; c’est ce Michelet-là dont vous ne retrouvez pas trace dans ce livre, où il n’y a plus que des lavis effacés et des restes de palette épuisée et qu’il a intitulé : Nos fils, avec un rengorgement paternel… des plus comiques pour le mari de madame Michelet, qui n’a point d’enfants !

Mais les enfants de Michelet, c’est les miens, c’est les vôtres, c’est les enfants de tout le monde, qu’il n’a pas faits, cet humanitaire tout à tous ! Nos fils !… Ah ! ils seront de bien jolis garçons, s’ils ressemblent à ceux que Michelet veut nous faire ! Michelet, leur père par l’enseignement, qui se pose en éducateur.

L’historien du passé essaie, dans ce livre, de préparer l’histoire future. Mais l’histoire qu’il nous prépare est telle, que nous aimerions mieux finir aujourd’hui que de patauger un jour dans cette histoire-là ! Michelet, l’étincelant faussaire de l’histoire du passé, qui ne vaut que par l’étincelle, Michelet, le paradoxeur audacieux et décolleté, n’est plus ici le génie de l’éblouissement dans l’erreur. Il est passé au triste-à-pattes de l’erreur moderne ; il est aussi ennuyeux que tous les autres : Quinet, Martin, Littré et toute la file ! Lui qui procédait en Histoire par surprises et par fulgurances, et mettait perpétuellement les Gloires la tête en bas et les Abjections la tête en haut, ne nous dit rien là que nous ne sachions, et même trop… Le voilà sentimental, niais, déteint, pleurard, vieillard et cafard… de philanthropie. — « Comme te voilà fait ! — Comme doit être un ours. » — Non pas un ours [mais un éleveur d’ours démocrates. Ce n’est plus Michelet ; c’est Proudhon. Le grand artiste à tête de feu qui nous fascinait du fond du mensonge, est entré dans la peau rude de ce Franc-Comtois grossier. Il a mis ses pieds ailés dans cette bouse de vache. Il n’est plus qu’un Proudhon qui ne voit dans les générations que des pousseurs de varlope, — et non plus même des travailleurs à tous les degrés : des artistes, des politiques, des hommes d’action et de pensée, — mais uniquement des ouvriers !

Je ne sais rien de plus misérable que ce livre de Michelet, qui n’est, au fond, qu’une flatterie à ce qu’on appelle le lion populaire, — une flatterie comme les plus plats laquais n’en ont pas fait à la royauté. Je ne sache rien de plus misérable que ce livre, dont l’idéal est ceci que nous avons vu dans l’histoire : le citoyen cordonnier et grenadier des Filles-Saint-Thomas. Seulement, le grenadier est encore de trop, dans le système de Michelet. Il n’y reste plus que le citoyen cordonnier.

VI

Ah ! Proudhon les préférait, lui, — quand ils faisaient solide, les cordonniers, — à Michel-Ange et à Homère ! Les industries de main, les métiers matériellement utiles, passent, aux yeux de Proudhon et dans une société bien faite, très avant les inutilités aristocratiques de la pensée. — Mais que Michelet en soit venu là !… Je viens de relire avec le plus grand soin ce livré de Nos Fils, car il faut un soin extrême pour en dégager quelque chose de net, et, en y regardant avec une minutieuse attention, je n’ai trouvé sous le vague de cette embarrassante affirmation que la nécessité de faire de nos fils des ouvriers, — et non pas comme le menuisier Émile, qui n’était qu’un menuisier de système, un menuisier de rhétorique et de sophistique, mais de vrais ouvriers de la main, sans exception d’aucun d’entre eux. Dès que l’enfant pourra agir, répète-t-il sans cesse, mettez-lui dans ses petites mains de la matière qu’il puisse pétrir, de petits morceaux de bois qu’il puisse assembler. Développez-lui, enfin, son sens de constructeur, son sens de castor, car l’enfant est un castor, avant d’être un homme (heureusement !), et si, par une exception rare aussi (heureusement !), il n’était pas positivement castor, il est toujours, naturellement, un ouvrier quelconque, ce petit Prométhée ! Et c’est avant tout — même avant le sens moral — qu’il faut développer en lui le sens ouvrier, et jusqu’au sens du citoyen qui ne vient qu’après ! L’idée donc de Michelet, c’est, pour qui voit la portée de ces choses, la plus impudente glorification de la matière. Mais cette glorification est moins audacieuse qu’elle n’en a l’air : ce n’est que le dernier mot du matérialisme du temps. Michelet n’en a eu la hardiesse que parce qu’il l’a trouvée à sa surface.

Peintre avant tout (quand il l’était), homme de vulgarisation pittoresque, Michelet n’est qu’un impotent métaphysique qui n’a pas une idée en propre, une initiative qui lui appartienne. Autrefois, sous les influences du Moyen Âge, il se teinta de Christianisme, mais si, depuis, il a eu sa petite haine sifflante de serpent qui pique au pied contre le Christianisme, cette petite haine n’en a pas moins cherché à s’étoffer dans une idée philosophique qu’il a campée jusque dans ses derniers travaux d’histoire, mais qu’il était absolument et radicalement incapable de trouver et de formuler. Cette idée, c’est la Justice dans la Révolution, qui est une idée de Proudhon encore, de Pyrrhus-Proudhon, qui n’est point « le rival qu’il abhorre », mais qu’il rencontre partout et toujours !

Vous rappelez-vous le petit laquais Almanzor, dans les Précieuses ridicules, qui voiture les commodités de la conversation ? Eh bien, Michelet est le petit Almanzor de Proudhon. Il voiture ses idées. Il les roule en ses livres comme on roule des fauteuils dans un salon. Seulement, Almanzor ne s’assied pas dans les fauteuils qu’il roule, et Michelet, sans aucune gêne, s’assied et s’étale dans les idées de Proudhon. Ah ! si Proudhon avait vécu, ce vieux Proudhon qui n’était pas tendre et qui voulait qu’on ne volât que les autres, comme, d’un tour de bâton, il l’eût fait lever !!

Et, en effet, après l’avoir mise dans l’histoire, voici que Michelet a remis la Justice de Proudhon dans ce livre-là, et la donne même comme le point dont il faut nécessairement partir pour arriver à ce système d’éducation qui est le renversement à outrance des idées spiritualistes et chrétiennes, sur lesquelles ont été élevés, plus ou moins, nos pères. L’ambition du Christianisme était de faire des âmes et des esprits. La prétention de Michelet est de faire des corps adroits, un dressage de forces manuelles. Mais comme, malgré l’importance que prend la main dans le système de Michelet, il y a toujours en l’homme un bout d’intelligence qui ne tient pas — comme le croyait ou comme le disait Helvétius, dont Michelet semble un disciple retrouvé, — « à la conformation de la main », ce bout d’intelligence a ses exigences et doit être éduqué aussi, comme le corps. De là la nécessité d’une idée anti-chrétienne à opposer à l’idée chrétienne qui avait, jusqu’ici, passé, malgré les philosophes, dans la pratique générale de l’éducation, Rousseau lui-même n’a-t-il pas mis un Vicaire Savoyard dans l’Émile, et Michelet ne le lui a-t-il pas assez reproché ? Or, la meilleure des idées anti-chrétiennes sur laquelle on pût établir toute la vie morale et intellectuelle de l’enfant, — du jeune ouvrier de l’avenir, — c’est encore l’idée de Justice opposée à la Grâce, — cette idée de Justice comme elle n’est pas, mais comme ils ont dit et voulu nous faire croire, les révolutionnaires, qu’elle était, dans la Révolution !

VII

Antithèse absurde ! ignorance ou mensonge ! Mais une antithèse qui coupe par les deux côtés entre si vite dans le cerveau ! La Justice dans la Révolution, je le dis brutalement, est une proposition aussi bête que la Justice dans la Passion. La mesure et l’équilibré, qui sont l’essence de toute justice, n’existent plus, fût-ce dans les causes justes, si la passion enflamme ces causes. Même la passion du juste n’est plus justice, de cela seul qu’elle est passion, et la Justice opposée à la Grâce n’existe pas davantage. Cependant, Proudhon et Michelet n’ont pas l’air de se douter de cela. Est-ce mauvaise foi ?… Est-ce ignorance ? Je crois très fort à l’ignorance des choses chrétiennes dans un temps qui n’est plus chrétien, et j’y crois chez les gens sous d’autres rapports les plus instruits. Proudhon est un redoutable docteur ès choses de jurisprudence et d’économie. Michelet, un bénédictin de l’Histoire, bourré de documents comme un des plus forts de l’École des Chartes. Mais, en théologie, je ne les crois pas gigantesques. En théologie, tous les deux donnent une singulière idée de leur science lorsqu’ils soutiennent hardiment que la Grâce, comme l’entend l’Église catholique, est exclusive de la Justice ; car c’est précisément l’idée contraire qui est la vraie. C’est précisément l’idée contraire d’une alliance radieuse entre la Justice et la Grâce, que l’Église a, dans tous les temps, érigée et maintenue incommutablement contre tous les Proudhon et les Michelet de la terre, depuis Pélage jusqu’à Jansénius !

Michelet, qui a passé sa vie à faire de l’histoire, devrait savoir cela. Il l’oublie. Mais, pour un historien, imputer à l’Église catholique les idées du Jansénisme qu’elle a condamnées et flétries, c’est honteux !

VIII

D’ailleurs, comment ne se seraient-ils pas mépris sur cette question de la Grâce opposée par eux à la Justice, ces singuliers théologiens qui ne sont pas même chrétiens, puisque, d’un seul coup, ils rejettent tout le Christianisme en niant la Chute ? C’est bien plus court, cela ! C’est bien plus tôt fait ! C’est bien plus clair ! Michelet, qui descend de Rousseau comme tous les sophistes de cet âge, mais qui, dans ses derniers livres, s’est mâtiné de Proudhon, a, dans ce livre de Nos Fils, montré contre le péché originel les colères vexées d’un connaisseur en innocences. Quand on en est là, on peut envoyer promener la fallacieuse antithèse de la Justice et de la Grâce et toutes les hypocrisies du raisonnement ! Il ne s’agit plus de sophistiquer. Le masque est à bas. Il s’agit du Christianisme tout entier, du Christianisme, l’erreur absolue qu’il faut balayer de la tête humaine comme une ordure, et le balai, c’est l’éducation ! Voilà pourquoi Michelet a écrit Nos Fils. Seulement, le Christianisme peut bien rire, s’il veut, dans sa vieille barbe de pape, du balai de Michelet et de sa manière de s’en servir. Ce n’est pas encore ce balai-là qui l’ôtera du monde !

Ce pauvre diable de système, qui n’est même diable que comme cela, n’a pas coûté à la tête légère de Michelet un bien grand effort de génie. Croirez-vous à cette impuissance ?… Nous dictons à ceux qui écrivent contre nous ! Partout où Michelet a trouvé que l’éducateur chrétien faisait quelque chose, il a conseillé le contre-pied de cette chose : — la chose opposée. Quelle invention ! Rien de moins pensé, comme vous voyez, de moins trouvé et de plus facile. Les autres éducateurs qui l’ont précédé et dont Michelet nous a donné la liste : Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, avaient fait, eux, un effort quelconque de création, un essai de chose organisée ; ils avaient tenté de découvrir un joint, une articulation inconnue dans l’homme, par où pût pénétrer la pointe de l’enseignement. Mais Michelet n’est pas de cette force. En quatre mots on peut rendre compte des systèmes de Rabelais, de Montaigne, de Rousseau, de Pestalozzi. Essayez de rendre compte de celui de Michelet, en autant de mots que vous voudrez ! Excepté cette comique idée de faire de nos fils des ouvriers sur toute la ligne, — pas tous Auvergnats, mais tous ouvriers, — il n’y a positivement… rien dans le pauvre Michelet !

Il y a mis pourtant ce qu’il a pu. Il a mis tout ce qu’il a pu dans cette crème fouettée de livruscule ! Il y a fourré le sentiment, le genre de sentiment avec lequel il s’était fait, depuis quelques années et depuis certains livres, une influence sur le cœur des femmes et des hommes qui sont aussi des femmes, et acquis ainsi une espéciale popularité. Il a enduit le livre de Nos Fils de ce beurre frais du sentiment, qui le fera avaler aux mères. Ah ! on ne sait pas ce qu’on peut gagner, quand on n’a plus d’idées, à devenir sentimental ! Michelet, qui a laissé dans l’Histoire ce qu’il eut jamais de virilité, est, dans ce livre-ci, le vieillard le plus sentimental de la littérature.

Les autres, tous les autres, sont desséchés comme des momies, mais lui, c’est un humide et un attendri. Il est un peu exigu de tournure et d’enfants pour être un patriarche, même pour être un grand-père de Greuze, mais enfin, tel qu’il est, il a de jolis côtés paternels. Dans ses livres derniers : La Femme, L’Oiseau, L’Insecte, L’Amour, — l’amour des grandes et des petites bêtes, — il a insinué un petit ruisselet de sentiment dans lequel il a mouillé jusqu’à ses haines ; car il a des haines, le doux homme, contre nous autres chrétiens, à qui il lâche parfois insolemment le nom de sots ! Et même ça ne lui va pas très bien, ce ton d’insolence, cette tentative de coup de pied donné quelque part de cette molle et inoffensive pantoufle brodée par l’amour conjugal ! Comme cela ne lui va pas non plus, de vanter la joie, la grosse joie du bonhomme Luther, qui était, au fond, un sale homme ; de mettre Rabelais — ma foi ! oui, Rabelais, — au-dessus de l’Évangile ; d’appeler les Chrétiens des pleureurs et le Moyen Âge l’âge des larmes. C’était l’âge des larmes, parce que c’était l’âge de l’amour ! Il avait donc oublié cela, lui, le moraliste aux petites entrailles ? Dans ce livre de Nos Fils, comme il a bien vu là une occasion de s’attendrir et de sentimentaliser ! Il ne l’a pas manquée. Quelle bonne occasion : la mère et les enfants !… Il a élargi la part de la mère.

Les casuistes (comme il appelle les éducateurs chrétiens d’autrefois) voulaient qu’on prit de bonne heure les enfants aux mains des femmes, pour les remettre aux mains des hommes. Mais lui, cette âme-femme, veut que la mère garde l’enfant le plus longtemps possible, — et jusqu’à l’âge de la spécialité ouvrière, jusqu’à l’âge de l’imitation du père ouvrier. Toute cette partie du livre, des mères et des enfants, est touchée avec cette sentimentalité noyante, larmoyante et collante, avec ce picotement de muqueuses nasales, cette larme à l’œil qui en résulte et qui fait toujours son petit coup sur les autres muqueuses nasales des gens sensibles. Là sera le succès de Nos Fils, de ce livre sans consistance et sans valeur pour les têtes solides, qui peut-être ne l’achèveront pas…

Petite berquinade, livre de parti mis sous le couvert de la famille, où il n’est parlé que de seins, de lait, de tendresses, de girons ! Michelet, qui se permit autrefois la grande indécence dans ses peintures d’histoire, a l’air de vouloir se purifier en ces honnêtetés touchantes. Mais ne vous fiez pas à ces laitages, dont il se barbouille comme le chat s’enfarinait ! La berquinade est empoisonnée. Le livre est contre nous.

Seulement, il est mauvais. L’absence de talent est sa seule innocence. Sans le nom de Michelet, je n’en parlerais pas !

L’ É tudiant

IX

Un autre livre de Michelet, qu’on a publié sous le titre de l’Étudiant, est son Cours de 1847, publication très curieuse et très instructive, mais ceux qui l’ont faite se doutaient-ils de sa portée ?… Ce n’est pourtant ni une trouvaille, ni une découverte, ni une surprise. C’est tout simplement le Cours de Michelet en 1847, qui ne nous donne pas un Michelet nouveau. Il n’y a pas dans ce Cours une idée de plus que celles qui circulent dans l’Histoire de France des dernières années ; car, il ne faut pas l’oublier, il y a deux temps dans l’esprit de Michelet : le temps où toujours magicien, du talent le plus adorable et le plus exécrable tour à tour, il écrit l’Histoire avec la magie de la vérité, et le temps où il l’invente avec la magie du mensonge… Or, s’il n’y a pas dans ce Cours un Michelet nouveau, il y a un Michelet intégral et concentré. C’est, en bloc, ici, accumulées, déduites et appliquées, toutes les idées du Michelet de la dernière heure, — de cette dernière heure qui a duré si longtemps ; impénitence finale de son génie ! C’est moins de l’Histoire faite par lui, que sa Philosophie de l’Histoire… Il ne s’agit plus ici du passé, mais de l’avenir. Et que dis-je ? il s’agit de la vérité absolue ; il s’agit de la vie ou de la mort de la France ! Publié sous ce titre de l’Étudiant, qui est un bon titre, l’Étudiant est, en effet, le sujet du livre. Michelet regardait l’Étudiant, et avec juste raison, comme la matière de l’Histoire future, et il cherchait avec toutes les forces de son esprit à pétrir cette matière et à la préparer, pour l’Histoire et la gloire de l’Histoire… L’Histoire du passé cède donc la place à celle de l’avenir dans ce Cours de 1847, allumé, comme un phare sur des ténèbres, avec toutes les sécurités de la certitude, et qui, tel que le voilà à cette heure, n’est plus qu’une vieille lanterne éteinte et cassée, au pied du bâton qui la soutenait, renversé…

Eh bien, c’est là, je le répète, ce qui est intéressant et instructif. Michelet, le Michelet de 1847, regardé, vu et jugé à la lumière des événements qui se sont produits depuis 1847, quelle expérience et quelle leçon ! Quel vis-à-vis et quelle réplique au Michelet d’alors et aux magnifiques choses qu’il prophétisait ! Mauvais métier, a-t-on dit, que celui de prophète. Je le crois bien, c’est si insolent que de vouloir l’être ! Il n’y a que plus insolent encore, ce sont les soufflets que les événements viennent camper à vos prophéties. Michelet, qui ne croyait pas aux prophètes comme nous les entendons, nous qui voyons un Dieu personnel derrière eux ; Michelet, le pur rationaliste, a eu l’impertinence de prophétiser comme un Mystique. Mais en a-t-il été puni ! La punition, c’est précisément ce Cours de 1847, qui, s’il l’a relu, a dû lui faire cruellement baisser les yeux, en supposant que les yeux de l’Amour-propre se baissent, même quand ils pleurent ou qu’ils saignent !… Seulement, ceux qui l’ont publié, ce malheureux Cours, ne se sont donc pas servis des leurs pour se convaincre de ceci : c’est qu’un ennemi de Michelet n’aurait pas mieux fait qu’eux contre sa mémoire en ressuscitant ce Cours inconsistant, utopique et niais, quoique très éloquent, — car l’éloquence n’est qu’une servante de l’esprit, toujours prête à tout faire, — et en ne voyant pas que Michelet en reste sur place, comme prévision politique, absolument déshonoré ! Et, en effet, il s’est trompé du tout au tout, Michelet. Il s’est trompé également sur les idées et sur les hommes, ces hommes que ses idées devaient nous manufacturer. La moelle de lion dont ce Chiron, en 1847, beurrait les tartines qu’il donnait à avaler à la jeunesse, n’a point, que je sache, produit immensément d’Achilles. C’est avec les étudiants de 1847 que s’est faite l’Histoire depuis ce temps-là. Ce sont les étudiants de 1847 qui, après avoir fait la République de 1848, ont fait l’Empire ou du moins l’ont subi… Choisissez ! Les peuples n’ont que ce qu’ils méritent. Mais, pour ne pas parler des formes politiques que nous avons traversées et pour aller d’un trait et par le plus court à la question terrible, que le doux Michelet, l’ancien professeur de rhétorique, appelle le divorce social et qui est la question éternelle, effroyable, béante et menaçante comme une gueule, de ceux qui n’ont pas contre ceux qui ont, les étudiants de 1847 travaillés par Michelet ont-ils essayé de la résoudre ? L’ont-ils résolue ? En ont-ils avancé la solution d’un seul pas ?… — L’Empire a croulé. Nous sommes redevenus républicains. En sommes-nous devenus — toujours pour parler comme Michelet — plus « fraternels » ? En sommes-nous plus unis ? plus cohérents ? Sommes-nous plus UN peuple ?… Tous les moyens pour atteindre à cette fraternité sublime, — impossible, selon nous, chrétiens, en dehors des voies religieuses et surnaturelles, — Michelet nous les donne dans son Cours, et nous allons les juger. Mais, le croira-t-on ? il ne les a pas inventés, et c’est toujours à nous, chrétiens, haïs et méprisés par lui, qu’il les a pris. Seulement, il leur a arraché ce qui fait leur force… Et c’est ainsi que dans ce Cours, après s’être déshonoré comme prévoyant politique, il reste encore déshonoré comme penseur !

X

Oui ! j’en suis fâché, non pour Michelet, qui est mort, mais pour ses coreligionnaires, — si on peut dire coreligionnaires de gens sans religion comme eux ; j’en suis fâché, car ils vont être humiliés : Michelet n’est qu’un misérable chrétien retourné ! Tout son génie philosophique et historique, que je ne confonds pas avec son talent de peintre d’Histoire, n’est que du Christianisme abaissé, décapité, dédivinisé, sans ce qui est la toute-puissance et la toute vérité du Christianisme : — le Surnaturel ! Michelet est chrétien malgré lui. Le Christianisme, pour le monde moderne et à tous les étages de l’intelligence, est l’enveloppement de la vérité dernière. Il est, pour la pensée, la fatalité providentielle à laquelle il est impossible d’échapper. L’esprit humain peut s’agiter tant qu’il voudra, et battre du pied et s’ébrouer comme un cheval encastré dans l’entrepont d’un vaisseau, il ne peut pas plus sortir du Christianisme que, de l’entrepont du vaisseau qui remporte, la bête hennissante ! Michelet a assez henni, il s’est assez emporté, mais, comme nous autres chrétiens, il croit que la question politique n’est qu’une question morale, que tout est dans un homme, pour les peuples, et dans un caractère. Comme nous, qui n’avons pas attendu en vain notre Messie, il attend, dit-il, « le cœur puissant, la force solitaire, qui enlèvera un matin le vieux monde, d’un souffle de dieu ». Sa conception de la régénération du monde actuel, n’est pas autre que celle de la régénération du monde chrétien, moins Jésus-Christ toutefois. Et, malgré cela, il est si profondément féru, ce rationaliste aux abois, de ce Christianisme qui nous a timbrés tous pour l’éternité, qu’il s’écrie : « Prends avec toi douze hommes forts (pourquoi douze ?…) et de grande volonté, et ensemble, soulevés d’une grande alacrité d’âme, mettez-vous simplement à marcher devant le peuple. Donnez-lui des « livres et des fêtes, en attendant qu’il ait des lois. » Nous, chrétiens, nous avons eu ces douze hommes, et sans nous, vous ne penseriez pas aux douze vôtres ! Mais ils nous ont donné des lois avant de nous donner des fêtes… Ils ne se sont pas, eux, simplement mis à marcher devant le peuple, qui ne niait point le mouvement, et ce qui aurait été ridicule et probablement inutile. Ils ont marché par toute la terre pour évangéliser les nations, et, quand il l’a fallu, ils sont morts pour la vérité qu’ils apportaient au monde. Mais le païen qui se mêlait au chrétien, dans Michelet, comme le cancer à la chair qu’il dévore, veut, avant des lois, des fêtes et des spectacles, et ce que furent pour les Apôtres et ce que sont pour nous les langues de feu du Saint-Esprit, c’est, pour Michelet, et ce doit être pour le monde, les langues des comédiennes et des bateleurs !

Ainsi, vous le voyez ! rien de plus que l’apostolat de la Parole et du Livre, pratiqué d’une façon si éclatante et si sublime par les Apôtres du Christianisme, mais ne venant qu’en second chez Michelet, qui le copie, cet apostolat, mais en le ravalant, puisqu’il le place après l’apostolat du théâtre et des spectacles ! Imagination forte, sensibilité exaltée, mais raison débile, Michelet, ce pauvre moraliste-législateur, était aussi goulu de spectacles pour le compte du peuple français que le peuple romain tout entier, dont ce fut la dépravation… Et cependant, chrétien encore, Michelet, l’homme du Cours de 1847, s’est souvenu — n’en doutez pas ! — des théâtres du Moyen Âge, qui exaltaient l’amour des choses saintes et resserraient l’union du peuple dans la communauté d’une même foi, et il n’a oublié qu’une seule chose : c’est que le théâtre, au Moyen Âge, avec ses Mystères et ses Légendes, n’était que la conséquence d’un état de sentiments et de mœurs qu’aujourd’hui il faudrait créer pour sauver la France et pour laquelle ni lui, Michelet, ni personne parmi ceux qui se targuent de la régénérer, n’apporte un moyen de salut nouveau, absolu, infaillible, et dont la Libre Pensée puisse dire : « Ceci est à moi, car je l’ai trouvé ! »

XI

Elle n’a rien trouvé. Elle est stérile. Elle est impuissante, Les phrases de Michelet, charmantes et dangereuses comme des caresses, n’y font rien. Cet ennemi du Christianisme, pour instituer sa société révolutionnaire a rabâché le Christianisme, dont il méconnaît l’esprit, la vie, la puissance immortelle. Ce n’était pas là, pour lui, du reste, une question de fierté impie contre la nature des choses. La nature des choses, maintenant, c’est l’impossibilité de sortir du Christianisme, même quand le petit homme (homunculus) que nous avons tous en nous, et qui s’y révolte lilliputiennement, n’y croit pas ! Michelet, dans ce Cours, qui fut pour lui ce que, dans un autre temps, fut pour Massillon son Petit Carême, car l’étudiant, pour Michelet, c’est le petit roi de l’avenir ; Michelet a prêché l’établissement de la religion révolutionnaire, qui est une religion sans Dieu, avec les formules et les sentiments du Christianisme. C’est, ne nous y méprenons pas, de l’anthropomorphisme pur, que cette religion nouvelle. L’homme monte sur l’autel. Et quand la Révolution y mit la femme, c’était modestie et galanterie d’un peuple qui avait été galant, mais c’était l’homme, sous cette forme de femme, qui s’y mettait ! Au lieu de Jésus-Christ, le crucifié des Juifs et le bafoué de Voltaire, le peuple concret s’adorait dans la raison abstraite, symbolisée dans de la chair de courtisane. Telle l’originalité de Michelet, qui ne lui appartient pas même encore. La sienne n’est faite qu’avec du Christianisme volé, dont il a démarqué le nom de Jésus-Christ pour qu’on ne le reconnaisse pas !

Le croiront-ils, ceux-là qui prennent Michelet sur le pied du divinateur historique et du rénovateur social qu’il se donne, dans ce Cours de 1847 ? Croiront-ils qu’il n’est que l’homme d’un Christianisme déchiqueté dont il n’a pas pu s’arracher les lambeaux, lui, le talent sorcier qui magnétise et qu’on adore, mais qu’il est impossible, quand il s’agit d’idées, d’honorer comme une forte tête, un esprit mâle, une clarté d’en haut ? Croiront-ils que cet éloquent Michelet — qu’on n’a pas encore osé appeler « le grand Michelet », hésitation singulière devant sa popularité, — n’est, pour qui attentivement le regarde, qu’une guenille de chrétien cousue à une guenille de païen ; et c’est tout, rien de plus ? Quelle honte ! Il réunit les deux guenilles, et voilà, comme penseur, toute sa personnalité. Guenille de chrétien, ne l’est-il pas, par exemple, quand il dit, comme nous, que les nations ne sont divisées que parce qu’elles sont l’image de nos âmes, divisées comme elles, et que l’anarchie de tout un peuple n’est que l’anarchie de chacun de nos cœurs ? Et guenille de païen, ne l’est-il pas encore, quand il affirme que la régénération d’un peuple est attachée impérieusement à l’imitation du théâtre des glorieuses Sociétés antiques, et que, pour remoraliser la France, il faut que nous nous mettions tous à jouer la comédie ? Risum teneatis… Guenille de Christianisme quand il parle de la nécessité d’un « médiateur » entre les hommes, — mot et idée de la langue chrétienne, plus forte que la bouche qui la parle sans la comprendre, — mais, presque au même instant, guenille de paganisme aussi quand il ajoute que le « médiateur » des temps modernes c’est le jeune homme, et uniquement parce qu’il est un jeune homme, et non pour une raison plus haute que son éphémère juvénilité ! La guenille chrétienne cousue à la guenille païenne, vous les retrouverez partout et à toute page, se déchirant chacune un peu plus d’être cousue à l’autre, dans ce Cours de 1847 d’où l’idée divine a été bannie pour être remplacée par l’idée humaine, et où l’historien, trop historien pour ne pas savoir l’extraordinaire pouvoir des légendes, ne peut s’empêcher d’admirer en passant celle de Jeanne d’Arc, même après celle de la Tour-d’Auvergne, mais ne l’admire pourtant que parce que Jeanne était une fille du peuple, bien plus que parce qu’elle est la vierge directement inspirée de Dieu, dans de surnaturelles révélations !

XII

Tel est ce Cours, exhumé des papiers de Michelet. Il n’alla que jusqu’à la quatrième leçon. Le gouvernement du temps le suspendit et il ne fut pas repris, mais il avait été préparé dans l’hypothèse où il pourrait l’être… Ce Cours, que ses amis n’auraient pas dû publier, nous apprend mieux, à nous, ce que nous savions en le résumant, en nous montrant en une seule fois le bloc d’idées de Michelet, qui n’est pas bien gros, comme vous le voyez… L’éclatant et criminel historien qu’est souvent Michelet quand il tient les faits sous sa plume et qu’il les colore à son gré, cachait, avant ce Cours, l’inanité du philosophe, de ce pauvre inventeur en ressources et en médications sociales qui n’a pas de système, mais de vagues aspirations vers une fraternité que le Christianisme a pu, seul, établir, dans un monde si évidemment en chute, qu’en y faisant intervenir Dieu. Et encore cela n’a pas duré ! La fraternité s’est retirée de ce monde à mesure que la Libre Pensée en retirait Dieu, et elle n’y rentrera qu’avec lui. Les peuples se régénèrent comme ils se fondent. La pierre angulaire sur laquelle ils s’établissent est, comme les boucliers Saliens, toujours tombée du ciel. Michelet, qui a la haute habitude historique pourtant, s’obstine à vouloir faire une histoire qui remplacera Dieu par la légende révolutionnaire, et des fêtes dramatiques comme à Athènes, et dans lesquelles on verra les Eschyle et les Sophocle de l’avenir jouer dans leurs propres drames, inspirés par les héroïsmes de l’avenir ! Et le pauvre enfant pédantesque qui conte ces belles choses, et qui n’était pas, en 1847, encore dans la seconde enfance de la vieillesse, c’est Michelet !

Triste ! n’est-ce pas ?… Mais pas pour nous. Tant mieux pour nous, au contraire, que Michelet perde de son prestige ! car son prestige, c’est toute son autorité. Pour les imaginations trop sensibles et les raisons infirmes comme la sienne, il en a peut-être encore trop dans ce Cours, dont on a fait un livre malgré la vacuité du professeur. Il y a, en effet, dans ce livre, çà et là, des choses charmantes mêlées à ces folies qu’on est accoutumé à rencontrer dans Michelet, ce brillant déséquilibré ! En choses charmantes, on y rencontre, entre autres, un jugement poignant de vérité et de regrets sur le génie de Géricault, — le lord Byron de la peinture, — et sur le sentiment, quel qu’il fût, qui tua son génie, dans sa force. C’est à coup sûr ce qu’il y a de mieux dans le Michelet qu’on nous a donné là. En folies, vous y trouverez, par exemple, que Rousseau, l’abject Rousseau, est une âme charmante, et le grand Daniel O’Connell, un saltimbanque, et, ce qui surpasse tout en fait de délire, c’est que les haines et les sanguinolences de la Révolution viennent de ceux qui lui ont résisté, et que les victimes étaient les bourreaux !!! Il n’y a, du reste, rien là qui puisse surprendre, Michelet étant donné. Il a eu toujours la puissance de l’odieux et du délicieux au même degré : artiste tendre, homme de parti injuste et souvent cruel, conscience égarée, chrétien détraqué… mais encore chrétien. Parmi les sensations sérieuses que nous fait éprouver ce volume sorti de la tombe de Michelet, la meilleure, pour nous, est la sensation de l’ennemi qui s’enfile lui-même sur le glaive de la Vérité. Mais parmi les sensations moins graves et moins profondes qu’il cause, on en éprouve plusieurs de vraiment ravissantes. Dans ses admirables pages sur Géricault, Michelet cite un mot de ce robuste, qui se débattait dans sa force pour trouver la grâce : « Quand je commence une femme, — disait-il, — cela finit toujours par un lion ! » C’est le contraire pour Michelet. Quand il commence un lion, cela finit toujours par une femme…

Allez ! c’est bien le lion qui manque dans ce Cours de 1847, mais la femme y est, et dans toute sa détestable séduction !