(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Le symbolisme ésotérique » pp. 91-110
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(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Le symbolisme ésotérique » pp. 91-110

Le symbolisme ésotérique

Au xviiie  siècle, toute la France, prise d’une crise de sensiblerie, s’était mise à larmoyer avec Rousseau et ses petits poètes, fabricateurs d’idylles. Au xixe  siècle, prise d’une crise de neurasthénie, elle se met à geindre avec Chateaubriand et les Romantiques. La mélancolie de René se fera plus âpre chez ses successeurs, sa misanthropie plus agressive. Sa plainte s’enfle à mesure, devient révolte chez Vigny, désespoir chez Musset, colère chez Baudelaire et aboutira, avec Léon Bloy, à une sorte de frénésie imprécatoire, j’allais écrire à une véritable attaque de delirium tremens. C’est ce même Léon Bloy qui signait Caïn Marchenoir, et que Barbey d’Aurevilly appelait « une gargouille de cathédrale déversant l’eau du ciel sur les bons et les méchants ». Tant il est vrai que les révolutions sociales engendrent une épidémie de troubles nerveux. Cela provient d’une déchirure subite. La France de Voltaire souffrait d’être amputée de sa foi comme la Jeune France républicaine d’être amputée de ses rois. Il y a un vide à combler. Un affranchissement trop brusque laisse les esprits désemparés. On songe au morphinomane à qui la drogue indispensable vient à manquer soudain. L’esclave libéré n’acquiert pas du jour au lendemain les sentiments d’un homme libre. Sa liberté lui pèse. C’est un nouvel apprentissage à faire. Je ne sais si, comme le prétendent certains, l’homme est né sujet et réclame un maître, mais, à voir ce qui se passe, on serait tenté de croire que l’homme, né religieux, n’arrivera jamais à se passer d’idoles. Il ne démolit les autels que pour en édifier d’autres. D’où vient cet appétit de merveilleux, ce fétichisme indéracinable des cœurs ? L’athéisme est un vain mot. Ceux qui en font profession adorent encore une entité : l’Art, la Science, la Patrie, l’Amour. Un besoin de dévouement et de sacrifice semble nous avertir que toute notre destinée ne se joue point ici-bas et qu’il y a pour nous, sur terre, autre chose à conquérir qu’une vaine satisfaction physique. Le paganisme même a connu l’amertume qui se lève de fonte leporum. La fréquence des suicides au sein de la fortune et des plaisirs est une démonstration évidente de cette vérité. Une soif d’Au-delà persiste malgré tout, et, de quelque côté que nous nous tournions, nous nous heurtons au Mystère, ce mystère dont la plupart des symbolistes, à la façon de Maeterlinck, ont fait leur spécial élément et où ils ont pris la révélation du « tragique quotidien ». Quand on écoute au ciel, dit Hugo, on croit entendre marcher quelqu’un. On a beau vouloir s’endormir sur l’oreiller d’une molle tranquillité, le doute revient plus angoissant que jamais, et quiconque a essayé de se réfugier dans l’indifférence, s’il mérite le nom d’homme, se surprend à murmurer avec Musset : « Je ne puis…, malgré moi l’infini me tourmente. »

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C’est pour retrouver la sécurité et l’équilibre perdu que tes esprits s’agitent. On veut échapper à la noire incertitude, au cauchemar du présent. Mais, tandis que la majorité voit luire l’âge d’or dans les brouillards de l’avenir, quelques-uns n’espèrent le salut que du retour au passé. Ces derniers, malgré tout, ont respiré l’air contagieux du temps. Quelque chose d’irréparable, la fêlure du cristal, s’est produite dans tes convictions anciennes. Les partisans du trône et de l’autel semblent moins les apôtres convaincus de leur foi que les avocats intéressés d’une cause retentissante. Dès la Restauration, leur loyalisme s’altère. Ils se détournent du plantureux Louis XVIII, positif et podagre, et lui opposent l’aventurier Naundorff. Celui-là, au moins, est pittoresque. Le Mystère l’auréole. L’imagination trotte autour de lui. Pensez donc ! un prince détrôné, renié par sa famille, exilé, traqué, toupie en dérision, qui erre en paria dans sa bonne ville de Paris et que la misère oblige à coucher sous les ponts. Quelle romanesque aventure ! Voilà matière à discours pathétiques et à morceaux d’éloquence ! Voilà de quoi remuer les cœurs et bouleverser les âmes. Rappelez-vous ce conte de Villiers : Jules Favre, sommé par Bismarck d’apposer son cachet sur le traité de capitulation en 1870 et qui s’excuse, n’ayant à sa disposition, en l’absence du sceau officiel, que le cachet de la bague qu’il porte au doigt : « Qu’à cela ne tienne, dit Bismarck, ce cachet me suffira ! » Et Jules Favre s’exécute. Coïncidence étrange ? Cette bague, à fleurs de lys, lui vient du fils de Naundorff dont il a plaidé la cause et qui n’avait d’autre moyen d’acquitter le prix de ses services. Ainsi, le cachet des Bourbons, l’écusson royal de. Louis XVII consacre notre défaite, comme si Dieu avait choisi ce moyen d’inspirer à la France, athée et régicide, un retour salutaire et de lui faire expier son crime et ses erreurs. C’est, du moins, la thèse que soutient Villiers.

Ce fils de Naundorff est réduit pour vivre à se faire placier en vins. Ce prétendant déchu reçoit les hommages de ses derniers féaux dans les plâtras d’une banlieue ordurière18. Cet héritier de cent rois est obligé, par intervalles, de s’arracher aux génuflexions, aux baise-mains, à l’étiquette de Versailles, installé dans une arrière-boutique de bistro, pour venir, les manches retroussées, servir à la clientèle interlope, filles en cheveux et rôdeurs en savates, le litre à douze. Cette aventure, tragique à la fois et ridicule, offre les éléments d’un drame shakespearien, d’un roman échappé à l’imagination d’un Balzac. Elle va susciter la verve vengeresse d’un Villiers de l’Isle-Adam, déchaîner l’emphase tonitruante et la fureur d’invectives d’un Léon Bloy. Mais j’ai bien peur qu’il n’y ait, de la part de ces derniers, qu’un souci d’originalité et le besoin de se séparer du troupeau ou, comme ils disent, des imbéciles. S’ils gardent à Marie-Antoinette, sanctifiée par ses malheurs, une sorte de vénération sacrée, s’ils se lamentent sur le sort du roi-martyr, ne peut-on pas douter de leur sincérité quand on lit sous la plume de Villiers de l’Isle-Adam : « Les rois même défunts ont une manière parfois bien dédaigneuse de châtier les farceurs qui osent s’octroyer l’hypocrite jouissance de les plaindre » ? Il est vrai que les rois vivants savent aussi emprunter, pour se défendre, le concours de la Providence. Le coup de fusil anonyme qui tuait le pamphlétaire Paul-Louis Courier et qui semblait venger de ses libelles l’usurpateur couronné, aurait pu fournir au même Villiers matière à exercer sa déconcertante ironie. Ces légitimistes intransigeants me semblent aussi mal à l’aise et dépaysés dans leurs convictions et leurs proclamations emphatiques que les roturiers enrichis parmi la splendeur armoriée des palais qu’ils se sont acquis à deniers comptants. Ce sont les mêmes qui veulent nous ramener à la foi ancestrale, sans prendre garde qu’ils ont perdu l’humilité chrétienne et le véritable sens de l’Écriture. Ils empruntent comme un porte-voix l’éloquence des Pères de l’Église, mais, en s’insinuant dans leur doctrine, ils me font songer à ce personnage d’opérette qui, glissé dans l’armure géante d’un paladin, pense nous effrayer à manœuvrer sa mécanique rouillée. Leur catholicisme farouche, violent et outré, pue l’hérésie à plein nez, et, s’ils eussent vécu au temps des papes Farnèse et Ghisléri, il n’eût pas été prudent de les envoyer faire un tour aux environs du Saint-Office. D’ailleurs, l’Église les a désavoués. Le premier en date de ces récurrents, Lamennais, a connu les foudres : de Grégoire XVI. Un seul reçut l’agrément pontifical (encore, était-ce avant la lettre). C’est Roselly de Lorgnes, qui fut chargé par Pie IX d’écrire l’histoire de Christophe Colomb en vue de sa canonisation. Mais quel autre de nos militants catholiques eût trouvé grâce devant un collège ecclésiastique ?

Ce n’est pas Raymond Brucker, romancier oublié, qui eut de la vogue entre 1830 et 1850, et qui mettait au service de la foi un bagout faubourien, un brio populacier dont un concile se fût à bon droit scandalisé. L’histoire de sa conversion est assez curieuse. Cet utopiste, qui avait professé la doctrine de Saint-Simon, de Fourier et s’était fait successivement l’adepte de toutes les religions fantaisistes qui pullulaient, comme des champignons, des ruines de l’ancienne, entend, un jour, par hasard, prêcher le célèbre Père de Ravignan. Incontinent, il décide d’aller le trouver pour lui démontrer ses erreurs. Le jésuite l’accueille sans façons, mais, aux premières objections : « Confessez-vous d’abord ! » lui intime-t-il d’un ton impérieux. L’autre obéit. Tandis qu’il s’agenouille, la grâce opère. Il sort bouleversé de cette entrevue. Le voilà enflammé d’une ferveur d’apôtre. Il recrute les ouvriers des faubourgs, les invite à boire et les moralise au comptoir, le verre en main. Ses sermons s’émaillent de sacrements et de jurements de rouliers. Il a pris sa doctrine à l’Église, mais non sa révérence, ni les fleurs du beau langage. « Quand un homme aimé de Dieu, se plaisait-il à dire à propos de lui-même, s’écarte du droit chemin, Dieu l’y ramène à grands coups de pied dans le cul. »

Ce n’est pas non plus Louis Veuillot qui eût pu se concilier la faveur œcuménique, encore qu’il montât la garde aux portes de l’Église comme un suisse « pour empêcher les chiens d’entrer ». Et ce n’est pas non plus le satanique Baudelaire, ni davantage Villiers de l’Isle-Adam, que l’Église eût fait jadis brûler comme sorcier, et encore moins le névrosé Huysmans, chantre des messes noires, ou le vociférateur Léon Bloy. Ce n’est pas même Henri Lasserre. Ce publiciste, qui prônait Lourdes où il avait recouvré la vue et en affirmait les miracles, avait imaginé de traduire les Évangiles. Encouragé par le clergé de son diocèse, il demande l’appui de Rome. Il s’y croyait accrédité par les 200 éditions de son Histoire de Lourdes. Mal lui en prit, une décision de l’Index désapprouve le livre et le condamne au pilon.

Comment l’Église eût-elle accueilli Joséphin Péladan, qui se disait issu des rois mages et qui, avec sa crinière d’astrakan, sa barbe cannelée, ses mandements au pape et sa phraséologie assyrienne, se plaisait à jouer le rôle d’épateur de peuples ? Elle répudiait même Ernest Hello cet homme de génie avec des éclairs de platitude, comme disait Léon Bloy.

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Né à Lorient, le 4 novembre 1828, Ernest Hello, fils d’un conseiller à la Cour de cassation, semblait, avec ses longs cheveux et ses allures bizarres, sorti d’un conte fantastique d’Hoffmann. Petit, voûté, les yeux vifs, d’un bleu d’acier pâle, ce Breton vivait, reclus, en compagnie de sa femme, dans son domaine de Kéroman, où il mourut le 14 juillet 1885, au moment même où s’épanouissait l’idée symboliste qui, pour une part, relève de lui. Il semblait avoir renoncé au monde et se nourrissait, comme un moine des temps anciens, d’extase, de solitude et de silence. Tous les matins, après avoir ouï la messe de sept heures et communié, il se réfugiait à l’extrémité de son parc ombragé, dans un pavillon ouvert sur l’Océan. C’est là qu’il attendait, loin du bruit et de la vaine agitation des hommes, l’avènement de. Dieu et son règne visible. Il l’attendait avec confiance. Il en était sûr. « La seule pensée de mourir auparavant le révoltait comme une injustice, tant il avait conçu dans un abîme de prières l’assurance d’être le créancier de cet événement » (Léon Bloy). Là, au bruit du vent et de la mer, l’esprit vibrant de l’écho des orgues sonores, il traduit Denys l’Aréopagite, qui pose les lois de la théologie mystique, et Jean Ruisbrœk l’admirable, qui les applique. C’est là qu’il transcrit les révélations qu’Angèle de Foligno dictait à son confesseur, le frère Arnaud, de l’ordre de Saint-François. Angèle de Foligno avait assisté en vision à la passion de Jésus-Christ. « Tout ce qu’on dit de cette passion, disait-elle, tout ce qu’on raconte n’est rien auprès de ce qu’a vu mon âme. » C’est là encore qu’Ernest Hello s’essaye à mettre de l’ordre dans les divagations apocalyptiques de Jeanne Chézard de Matel. C’est là qu’il compose la Physionomie des Saints et qu’il anathématise Renan et Voltaire. En écrivant l’histoire de Renan, il veut nous montrer jusqu’où peut aller chez un savant l’ignorance et chez un incroyant la crédulité. « Les dangers de l’ignorance, énonce-t-il, et de la crédulité sont plus grands qu’on ne le croit. Il est bon de les signaler », et il écrit de Voltaire : « Sa position vis-à-vis du christianisme est franche. Son aveuglement est complet. C’est la tranquillité qui vient de la stupidité absolue. N’entrevoyant rien, il évite jusqu’au trouble. D’ailleurs son cœur aide son esprit. Voltaire, pour le définir en passant, est un imbécile malpropre19. » Ernest Hello nous rappelle, comme Pascal, à notre néant et veut humilier notre orgueil, mais ce péché satanique d’orgueil, qu’il dénonce chez les autres, a pris, sans qu’il s’en doute, racine chez lui et il offre un magnifique exemple de la vanité contemporaine. S’il s’emporte avec tant d’indignation contre « l’homme médiocre », c’est parce que l’homme médiocre est un féroce ennemi du génie. Entendez du sien, car Hello ne se console pas d’être méconnu20.

Pourtant, il n’y a pas seulement chez les incroyants d’airs, comme semble le croire Hello, un parti pris d’indifférence religieuse, et peut-être sont-ils animés d’une ferveur aussi intrépide que la sienne, mais orientée à d’autres fins. En réalité, ces incroyants sont des prosélytes de la religion nouvelle. Ils sentent, aussi, disent-ils, passer sur eux le souffle de l’infini, mais ils ne veulent plus du Dieu local des Juifs, du Dieu limité de l’Évangile chrétien. La science a écarté les nuages d’un ciel dont notre ignorance avait fait une cloison. Elle a ouvert le gouffre illimité des mondes. Ils savent que la terre n’est plus le centre de l’univers, comme l’attestait, à tort, l’Écriture. Des milliards de globes, doués de vie comme elle, circulent à travers l’espace, aspirés par une force mystérieuse, plus puissante que celle du Jéhovah de la Bible, confiné à notre seul horizon. Ce Dieu-là, pour Charles Morice, « c’est la porte fermée sur l’Au-delà ». Ce n’est pas le Dieu universel que cherchent les hommes nouveaux.

L’Église se méfie des poètes, qu’elle considère comme des insurgés. Les poètes, en retour, rejettent sa tutelle intolérante et son système d’entraves et de restrictions prudentes. Charles Morice a résumé leurs griefs dans son livre : La Littérature de tout à l’heure. Les poètes de 1885 ne veulent plus sentir peser sur leur allégresse ses malédictions ni sa liturgie funèbre. Wagner est venu annoncer que la synthèse de l’Art, c’était « le Rêve joyeux de la vérité belle ». Puisque le poète a retrouvé sa patrie dans la formule de Wagner, la mélancolie n’est plus de saison et vraiment l’Église contemporaine est par trop dénuée de sens esthétique. « L’Art chrétien est mort le jour où un pape s’est avisé de voiler les nudités de Michel-Ange, dans le Jugement dernier. » Charles Morice, qui dit cela, ne peut souffrir l’imagerie ni les divinités en carton-pâte du style Saint-Sulpice.

Il écrit : « Pourquoi les merveilleuses basiliques du moyen âge sont-elles déshonorées par ces Sacrés Cœurs dignes de figurer aux enseignes des marchands de chair crue et par ces Madones qui font concurrence aux dames en cire des coiffeurs ? » Et il se demande encore : « Pourquoi la littérature catholique est-elle nulle, moins que nulle, négative, un objet de dégoût pour les moins sévères ? Pourquoi, si quelque vrai talent essaie de ranimer en elle l’inspiration qui jadis y attirait les artistes comme dans leur cité naturelle et natale, toute la catholicité officielle le repousse-t-elle, bruyamment si c’est M. Barbey d’Aurevilly silencieusement si c’est M. Paul Verlaine ? Est-ce bien cette même Église qui, au moyen âge, sauva, dans son sanctuaire, la littérature et tous les arts, et toutes les philosophies ? » Et Morice conclut : « Non, ce n’est plus la même Église ; les sources chrétiennes sont taries où se désaltérait jadis notre soif d’absolu. » Au même moment M. Édouard Schuré, un autre philosophe poète idéaliste, nous explique pourquoi il s’est détaché de l’Église. C’est qu’elle s’est endormie en route. Depuis qu’elle est devenue romaine, l’Église s’est employée à immobiliser les esprits au lieu de les conduire à la découverte. M. Schuré oppose au parti pris de stagnation de l’Église contemporaine la parole de Saint Thomas : « La foi est le courage de l’esprit qui s’élance en avant, sûr de trouver la vérité. » Il estime avec Charles Morice que l’ère des révélations n’est pas close et que, seuls, les poètes ont le privilège d’ouïr et d’interpréter les voix du Mystère. Ainsi ceux que ne satisfont point les conclusions matérialistes de la science officielle se voient astreints à continuer leur recherche de la vérité en dehors de l’Église. C’est le départ à l’aventure. Les premiers pas sont toujours pénibles. On risque de s’égarer. Les obstacles et les ronces fourmillent. Les pieds s’écorchent. Les mains se blessent. La vue se brouille. Quelques-uns se découragent à la première déconvenue, et reviennent, comme à un pis-aller, à la doctrine de l’agnosticisme clérical. « C’est acheter la paix de sa conscience, dit M. Édouard Schuré, au prix d’une abdication. » Et que vaut cette foi utilitaire dont s’indigneraient les premiers Apôtres et les Pères de l’Église et qui n’a même plus le courage de proclamer : credo, quia absurdum  ? Les autres poursuivent leur marche à l’étoile en s’adressant soit à la seule intuition, soit aux sciences hermétiques. La sorcellerie réapparaît. En cessant de croire à Dieu, tous n’ont pas cessé de croire au diable. On sait que le duc d’Orléans, devenu régent, et sa fille, la duchesse de Berry, qui se donnaient comme esprits forts, s’entouraient de sorciers et de nécromants, consultaient les tarots et ne reculaient pas d’aller se perdre la nuit dans les carrières de Montrouge pour évoquer Satan. À leur exemple, beaucoup de nos contemporains se mêlent de maléfices et de conjurations. La superstition fait tourner les tables et les têtes. On évoque les esprits. Il est plus d’une chambre d’étudiant au cinquième étage, plus d’un atelier d’artiste, sous les toits, où des initiés se rencontrent pour des sacrifices mystérieux, où l’on prononce les formules obsécratoires et les versets rituels de l’envoûtement. Le chat emprunté de la concierge symbolise dans ces cérémonies cabalistiques la puissance démoniaque. Pourtant, à travers tant de bouffonneries et d’enfantillages, un mouvement sérieux se dessine. S’évadant de la roulotte des charlatans, des somnambules extra lucides, des chiromanciennes et des arrière-boutiques spirites, l’occultisme va refleurir sous le contrôle de la science. « La philosophie de la nature, qui a servi de guide aux alchimistes, dit M. Berthelot, est fondée sur l’hypothèse de l’unité de la matière ; elle est aussi plausible, au fond, que les théories modernes les plus réputées. Les opinions auxquelles les savants tendent à revenir sur la constitution de la matière ne sont pas sans analogie avec les vues profondes des premiers alchimistes. » Une élite se prépare à la tâche. Stanislas de Guaita y aidera.

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Stanislas de Guaita, né en 1861 au château d’Alteville, dans le pays de Dieuze, était un Lorrain blond. Issu d’une vieille famille noble, d’origine germanique, introduite en Italie à la suite de Charlemagne et devenue française à l’époque du premier empire, il portait en lui une longue hérédité d’agitations, de fièvres, de rêves éthérés et de sang lourd. Avant que l’âge ne l’eût empâté et bouffi de graisse, il offrait l’image d’un adolescent aimable, au corps svelte moulé de complets ajustés. Sa diversité d’origine se marquait dans sa physionomie à la fois rêveuse et décidée. Pâle, la lèvre sensuelle ombragée d’une fine soie dorée, il ouvrait sur la vie un regard étonné que la lymphe humectait et voilait de mélancolie. Il fit ses études au lycée de Nancy. Il y fut le condisciple de Maurice Barrès. Sous le manteau des lettres s’établit entre eux l’une de ces amitiés solides qui ne se dénouent qu’avec la mort. Ils se visitaient au moment des vacances. L’auteur des Déracinés nous a raconté ces heures de foi et d’enthousiasme qu’il passait chez son ami, dans la campagne lorraine. Il nous a redit la chambre studieuse de Guaita, la table pliant sous le poids des livres, leurs soirées d’été, la fenêtre ouverte sur un ciel étoilé que zébraient les éclairs de chaleur.

Tous deux s’exaltaient, surtout, à la lecture de Baudelaire et nous touchons ici la puissance d’envoûtement de l’auteur des Fleurs du Mal sur les jeunes imaginations. « Combien de fois, écrit Barrès, nous sommes-nous récité l’Invitation au voyage ! C’était le coup d’archet des tziganes, un flot de parfums qui nous bouleversait le cœur et qui nous atteignait au point névralgique de l’âme. » En même temps que Baudelaire, les deux amis « découvraient le tabac, le café et tout ce qui convient à la jeunesse21 ». Ils lisaient fiévreusement jusqu’à une heure fort avancée die la nuit ; mais tandis que Barrès, épuisé par cette longue suite d’incantations lyriques, et cédant au poids de la fatigue, cherchait à recréer ses forces dans le sommeil, Stanislas de Guaita, « qui avait une santé magnifique et qui en abusait, allait voir les vapeurs se lever sur les collines qui entourent Nancy, et, quand il avait réveillé la nature, il venait réveiller son compagnon en lui récitant des vers de son invention ou quelque pièce fameuse rencontrée au hasard d’une lecture ». En novembre 1882, tous deux viennent à Paris achever leurs études, sans rien abandonner de leurs ambitions littéraires.

Un courant contraire va les emporter. Stanislas de Guaita publie chez Lemerre deux volumes de vers : La Muse Noire (1883), Rosa Mystica (1885), vers jeunes et inexpérimentés de forme et où l’idée n’arrive pas à se dégager de l’empreinte baudelairienne. Il ne poursuivra pas d’ailleurs dans cette vole. Le Vice Suprême de Péladan lui tombe entre les mains et lui révèle sa vocation. Le voilà possédé du démon de l’occultisme. En l’abordant, il constate que cette science est dans un grand désordre. La vraie tradition s’est rompue depuis la fin du xviiie  siècle avec la scission et les querelles des Martinistes et des Jacobins. L’enseignement officiel du jour et la poussée positiviste semblent lui avoir porté le coup de grâce. Il ne faut pas que ce qui reste de la doctrine s’égare aux mains des empiristes, Le plus pressé est de rétablir les textes, de créer le conservatoire ou, pour mieux dire, le Collège de France de l’occultisme. Guaita groupe les adeptes qui se pressent autour de lui et les invite à l’étude des classiques de l’hermétisme. Ainsi prit naissance l’Ordre cabalistique de la Rose-croix, qui avait ses aspirants, ses grades, ses trois chambres, son conseil suprême. Stanislas en fut élu le grand maître. Tout à son œuvre de reconstitution et de propagande, il constitue une bibliothèque d’occultisme. La librairie Chacornac réédite les textes anciens, publie des traductions françaises des vieux traités d’alchimie, remet en circulation les œuvres de Paracelse, d’Albert le Grand, de Roger Bacon, de Raymond Lulle, d’Arnauld de Villeneuve. Tandis que Péladan poursuit son Éthopée, que le poète Édouard Schuré trace, avec ses Grands initiés, l’esquisse de l’histoire secrète des religions qui paraîtra en 1889, tandis que Huysmans abjure la foi réaliste et retourne à Dieu où il se délecte, par haine de la banalité, comme à un vocable rare ou à une idée exceptionnelle et qu’il ébauche Là-bas, Stanislas de Guaita amasse les matériaux qui lui serviront à écrire l’histoire des Sciences maudites. Qu’on ne s’effraye pas. Il se couvre de l’autorité de Kunrath : Non scientia mali sed damnat. Dans son rez-de-chaussée de l’avenue Trudaine, bas et sombre, il vit seul, les rideaux tirés sur la lumière du jour, occupé à explorer les arcanes de la science spagirique. Il met en pratique l’adage gnostique : Lege, lege, lege et relege, labora et inventes. Il sue et pâlit sur les vieux grimoires, les parchemins noircis, les in-folios poussiéreux, mêlés de signes cryptographiques et de pentacles. On dit son appartement hanté, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Une femme y est morte mystérieusement aux mains du rebouteur qui y logeait précédemment. Elle y revient en esprit. Son ombre glisse à travers les meubles, le long des murs. Le jeudi soir, Guaita rompt sa solitude et ouvre la porte à ses amis. Aux adeptes se mêlent les poètes. Ils se réunissent autour de la table à thé, comme les anciens alchimistes autour de l’Athanor et de l’Aludel. On y rencontre tous les fidèles de la gnose : Saint-Yves d’Alveydre, Jules Lermina, le Dr Encausse, l’abbé Rocca, Joséphin Péladan, Lady Caithness, en qui s’était réincarné l’esprit de Marie Stuart et qui, dit Laurent Tailhade, « ne cessait de fulminer contre sa sœur Élisabeth et débobinait, à qui voulait l’entendre, son exécution, l’échafaud de Fotheringay ». On y rencontrait aussi Paul Adam, le poète Albert Jhouney, l’auteur des Lys noirs, car tout est noir chez ces adeptes de la clarté, Édouard Dubus, Victor-Émile Michelet… Là on commente l’enseignement des maîtres et des Patriarches : Apollonius de Thyane, Nicolas Flamel, Swedenborg, la Table d’Émeraude, la Clavicule, le Trésor des trésors. Là, en pleine foire foraine de Montmartre, à deux pas du Moulin-Rouge où triomphent Grille-d’égout, la Goulue et Valentin-le-désossé, dont les entrechats suffisent à combler le vœu esthétique des foules, une élite de cœurs fervents s’emploie à retourner aux sources de la lumière et à cueillir le rameau de l’antique sagesse, et, comme si tout à coup le monde s’était reculé de milliers d’années, la voix d’Hermès trismégiste se met à retentir, fraîche comme au premier jour.

« Je dis la vérité. Tout est en tout. Tout vient d’un seul. Son père est le soleil. Sa mère est la lune. Le vent l’a porté dans son ventre. La terre est sa nourrice. C’est le Thélème de l’univers. Toi qui m’écoutes, sépare la terre du feu, l’esprit de la matière. Tu chasseras les ténèbres et toute la gloire du monde t’appartiendra. »

Guaita n’interrompt ses méditations dans le Paris d’hiver que pour les reprendre dans son domaine isolé d’Alteville où il va passer la belle saison, « au lieu le plus solitaire de la Lorraine allemande, parmi les vastes paysages de l’étang de Lindre ». Il vit là, sous un ciel bas, un horizon immobile, dans le mystère d’un bois de chênes et d’un parc fermé dont le cri aigre des paons importune seul le silence.

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Dans le Serpent de la Genèse, œuvre divisée en trois septaines, Stanislas de Guaita étudie le drame de la chute originelle. Il ambitionnait de montrer au monde, afin de lui en inspirer l’horreur et de l’en délivrer à jamais, le fantôme du mal dans son épouvantable nudité. Mais la partie théorique ne lui suffit pas. Il veut y joindre la pratique indispensable, car, pense-t-il, si la tradition est l’une des colonnes du temple ésotérique, l’expérience en est l’autre. S’il est vrai que l’expérience seule peut conduire à sa ruine l’aventurier téméraire de l’arcane, il n’en est pas moins vrai que la science transmise resterait lettre morte sans l’expérience. Et le voilà parti à son tour à la conquête de la Toison d’or. Il veut, lui aussi, escalader le ciel. Sans souci de l’avertissement contenu à la fois dans le mythe hébraïque de la tour de Babel et dans le mythe hellénique qui commémore la déroute des Titans, il cède à la folie de renouveler une impossible aventure.

« L’œuvre capitale de l’initiation, dit Guaita, se résume dans l’Art de devenir artificiellement un génie. » On peut, par elle, forcer l’inspiration et communiquer à son gré avec le grand Inconnu. L’occultisme est l’instrument des plus hautes capacités humaines, la synthèse de toutes les sciences et la clef de tous les mystères. Il fournit à l’homme le moyen de reculer à l’infini les bornes de la conscience et de la perception, de s’affranchir de l’espace et du temps, et de se réaliser dans l’unité en s’identifiant à Dieu. L’opération s’accomplit dans l’extase. Cet état d’extatique clairvoyance advient accidentellement à quelques natures privilégiées. Il est le signe du génie. On dit alors que Dieu descend chez l’homme et visite sa créature, mais le Mage entend monter vers Dieu à sa fantaisie et s’installer dans sa familiarité. Cette faculté ne se peut acquérir que par l’état de sainteté. La voie est longue et douloureuse. Les plus pressés ont recours aux narcotiques qui les délivrent artificiellement de leurs liens charnels. C’est à la morphine et à l’opium qu’ils demandent leur passeport et leur billet d’aller et retour pour ce voyage à travers l’infini. La tentation est forte. Stanislas de Guaita n’a pas su y résister. Il n’a pas même obtenu la permission d’achever son œuvre, ni de faire ses révélations suprêmes. L’Astral ne souffre pas l’atteinte des mains sacrilèges. L’ombre a gardé son secret. On n’achète pas l’extase. Il faut la mériter. Son exemple n’a point découragé les autres. Il est vrai que tous ne se confient point aux toxiques et ne s’en servent point pour cambrioler l’arcane. L’occultisme continue à fasciner les esprits. Tous les symbolistes s’en inspirent plus ou moins. Charles Morice qui veut être leur protagoniste écrit : « Les sciences occultes constituent un des principaux angles fondamentaux de l’Art. Tout vrai poète, est d’instinct un initié. La lecture des grimoires éveille en lui des secrets dont il avait eu toujours la connaissance virtuelle. » Il aurait pu ajouter en guise d’exemple, que les plus grands génies poétiques dont s’honore l’humanité, Lucrèce, Virgile, Dante, Shakespeare, Goethe, furent instruits de la gnose22.