Gabriel Naudé
Il me semble difficile, lorsqu’on est arrivé en quelque endroit nouveau, en quelque coin du monde, pour s’y établir et y vivre quelque temps, de ne pas s’enquérir tout d’abord de l’histoire du lieu (et, si obscur, si isolé qu’il soit, c’est bien rare qu’il n’en ait point) : quels hommes y ont passé, s’y sont assis à leur tour ; quels l’ont fondé, donjon ou clocher, maison d’étude ou de prière ; quels y ont gravé leur nom sur le mur, ou seulement y ont laissé un vague écho dans les bois. Ce passé une fois ressaisi, ces hôtes invisibles et silencieux une fois reconnus, on jouit mieux, ce semble, du séjour, on le possède alors véritablement, et le Genius loci, que notre hommage a rendu propice, anime doucement chaque objet, y met l’âme secrète, et accompagne désormais tous nos pas. Ainsi surtout doit-on faire s’il s’agit d’un lieu de quelque renom, d’une fondation destinée précisément à perpétuer la mémoire des hommes et des choses. C’est ce que je n’ai eu garde de négliger pour notre bibliothèque Mazarine, depuis qu’un indulgent loisir m’y a fait asseoir, et que le régime du plus aimable des administrateurs222 nous y rend les douceurs d’Évandre ; je me suis senti sollicité du premier jour à rechercher l’histoire des prédécesseurs. Un de ces derniers, M. Petit-Radel, a écrit fort savamment (je dirais peut-être un autre mot si ce n’était, lui aussi, un ancêtre) l’historique de l’établissement qu’il administrait. Fondation de Mazarin, mais n’ayant été livrée au public dans le local et sous la forme actuelle que bien après lui, desservie durant tout le xviiie siècle par une dynastie purement théologique de docteurs en Sorbonne, cette bibliothèque s’ouvrit, au moment de la Révolution, à des noms de conservateurs un peu mélangés. Là, Sylvain Maréchal siégea ; il fallut purifier la place. Là, Palissot, vieillard souriant, revenu de la satire, se consola dans le voisinage de l’Institut de ne pouvoir pas en être. Boullers, nommé un instant pour lui succéder en 1814, n’y parut jamais : il se contenta d’envoyer demander le premier jour, par un reste de vieille habitude, où étaient les écuries et remises du logement de Palissot, afin d’y loger sans doute les chevaux qu’il n’avait plus. Montjoie, l’auteur des Quatre Espagnols, si oublié, ne prit que le temps d’y entrer, de s’en réjouir et d’y mourir. Mais tous ces hôtes passagers qui ne pourraient qu’égayer d’une anecdote un fond si grave, que sont-ils auprès du fondateur même, je veux dire le bibliothécaire de Mazarin et le grand bibliographe d’alors, ce Gabriel Naudé dont le cachet est là partout sous nos yeux, dont l’esprit se représente à chaque instant dans le choix des livres et s’y peint comme dans son œuvre ? C’est à lui que je m’attacherai aujourd’hui, moins encore au savant qu’à l’homme ; moi, le dernier venu et le plus indigne de sa postérité directe, je veux gagner mon titre d’héritier et lui consacrer, à lui le grand sceptique, cet article tout pieux, au moins en ce sens-là.
Un de nos jeunes et curieux amis a fait, il y a bien des années déjà, une étude de Naudé en cette Revue 223 ; il s’est appliqué à toute sa vie, s’est étendu sur ses divers ouvrages, et a pris plaisir autour de l’érudit. C’est au moraliste, au penseur, que je vise plutôt ici ; c’est l’esprit de la personne et le procédé de cet esprit que je vais m’efforcer de dégager, de faire saillir de dessous la croûte d’érudition assez épaisse qui le recouvre. Tout est dans Bayle, a-t-on dit, mais il faut l’en tirer pour l’y voir. Combien ce mot est-il plus vrai de Naudé encore, lequel n’a ni point de vue apparent ni relief saisissable, et qui étouffe son idée comme à dessein sous une masse de citations et de digressions ! Il s’agit, dans ce bloc confus et presque informe, de retrouver et de tailler le buste de l’homme. Au bout d’une des salles de la Mazarine un buste de lui existe en marbre, et fait pendant à celui de Racine ; j’ai souvent admiré le contraste, et je ne sais si c’est ce que l’ordonnateur a voulu marquer : ce sont bien certainement les deux esprits qui se ressemblent le moins, les deux écrivains qui se produisent le plus contrairement ; l’un encore tout farci de gaulois, cousu de grec et de latin, et d’une diction véritablement polyglotte, l’autre le plus élégant et le plus poli ; celui-ci le plus noble de visage et si beau, celui-là si fin. Il y a de quoi passer entre les deux. Mais le point où je voudrais relever et voir placer le buste de Naudé, c’est à son vrai lieu, entre Charron, ou mieux entre Montaigne et Bayle : il fait le nœud de l’un à l’autre, un très gros nœud, assez dur à délier, mais qui en vaut la peine. Ôtez encore une fois l’enveloppe et l’écorce, je résume le sens et j’appelle mon auteur par son vrai nom : un sceptique moraliste sous masque d’érudit.
Gabriel Naudé est qualifié Parisien, en tête de ses livres, selon la vieille mode, Parisien comme Charron, comme Villon. Il naquit en février 1609, sur la paroisse Saint-Méry, de parents bourgeois, qui, voyant ses heureuses dispositions, le mirent de bonne heure aux études. On cite d’ordinaire ses deux maîtres de philosophie, célèbres pour le temps, Frey et Padet ; mais il serait plus essentiel de rappeler ce que Guy Patin, son ami de jeunesse, nous apprend. Celui-ci, ayant à s’expliquer sur les sentiments religieux de Naudé, écrivait à Spon224 : « Tant que je l’ai pu connoître, il m’a semblé fort indifférent dans le choix de la religion et avoir appris cela à Rome, tandis qu’il y a demeuré douze bonnes années ; et même je me souviens de lui avoir ouï dire qu’il avoit autrefois eu pour maître un certain professeur de rhétorique au collège de Navarre, nommé M. Belurgey, natif de Flavigny « en Bourgogne, qu’il prisoit fort… » Or, ce professeur de rhétorique se vantait notoirement d’être de la religion de Lucrèce, de Pline, et des grands hommes de l’antiquité ; pour article unique de foi, on l’entendit alléguer souvent certain chœur de Sénèque dans la Troade : « Bref, ajoute Guy Patin, M. Naudé avoit été disciple d’un tel maître », et il conclut en citant ce vers expressif du Mantouan que tous les biographes devraient méditer :
Qui viret in foliis venit a radicibus humor.
Cherchez bien, cette humeur et cette séve qui verdoie diversement dans le feuillage, elle provient de la racine.
Le xvie siècle finissait d’hier quand Naudé naquit. On se figure difficilement ce que devait paraître cette féconde et forte époque aux yeux de ceux qui en sortaient, qui en héritaient, et pour qui elle était véritablement le dernier et grand siècle. Il faut voir comme Naudé s’en exprime en toute occasion ; les admirateurs du xviiie siècle n’en disaient pas plus à l’issue de leur âge fameux. Tant de découvertes successives et croissantes, canons, imprimeries, horloges, un continent nouveau, tout récemment l’économie des cieux cédant ses secrets aux observations d’un Tycho-Brahé et aux lunettes d’un Galilée, voilà ce que Naudé, jeune, avide de toute connaissance, eut d’abord à considérer, et il s’en exalte avec Bacon. On aime à l’entendre proclamer la félicité de notre dernier siècle, et on sourit en songeant que c’est celui même duquel nos littérateurs instruits d’il y a trente ans s’accordaient à parler comme d’une époque presque barbare. La ressource de l’humanité, en avançant, est de se débarrasser du bagage trop pesant et d’oublier : ainsi elle trouve moyen de se redonner par intervalles un peu de fraîcheur et une soif de nouveauté. Cardan, Pic de la Mirandole, Scaliger, ces colosses de science, ou mieux, pour parler comme notre auteur, ces preux de pédanterie, aussi merveilleux et plus vrais que ceux de la Table-Ronde, étaient donc les maîtres familiers de Naudé et les rudes jouteurs auxquels avait affaire incessamment son adolescence. Quant à ceux qui avaient écrit en français, tels que Bodin, Charron et Montaigne, il n’y pouvait voir que ses compagnons de plaisir, tant c’était facilité de les aborder au prix des autres. Le xvie siècle (on avait droit de le croire à l’immensité de l’inventaire) avait et possédait tout, — tout, hormis ce seul petit fruit assez capricieux, qui ne vient, on ne sait pourquoi, qu’à de certaines saisons et à de certaines expositions de soleil, je veux dire le bon goût, ce présent des Grâces225.
Le bon goût dans les choses littéraires, et la méthode, cet autre bon goût qui est particulier aux sciences, le xvie siècle n’en sut point le prix ni l’usage. Galilée seul fit exception comme savant, et offrit l’instrument exact à l’âge qui succéda. Auparavant, la confusion tout le long du chemin compromettait la recherche, et encombrait en fin de compte la découverte. L’astronomie de ces temps continuait▶ de se mêler à l’astrologie, la chimie à l’alchimie, la géométrie aux nombres mystiques ; la physique n’avait pas fait divorce avec les charlatans. Ce n’était pas le vulgaire seul qui parlait de magie. Les superstitions de toutes sortes trouvaient place à côté de l’audace de la pensée et jusque dans l’incrédulité philosophique. Les plus grands esprits, Cardan, Bodin, Agrippa, Postel, inclinent par moments au vertige et aux chimères. Le résultat de cette vaste époque effervescente à son lendemain et auprès des esprits rassis, judicieux, critiques, qui l’embrasseraient par la lecture, devait être naturellement le doute, au moins le doute moral, philosophique ; et de toutes parts le xvie siècle finissant l’engendra.
On avait tout dit, tout pensé, tout rêvé ; on avait exprimé les idées et les recherches en toute espèce de style, dans une langue en général forte, mais chargée et bigarrée à l’excès. Qu’y avait-il à faire désormais ? Quelques écrivains, médiocrement penseurs, doués seulement d’une vive sagacité littéraire, ouvrirent dès l’abord une ère nouvelle pour l’expression ; le goût, qui implique le choix et l’exclusion, les poussa à se procurer l’élégance à tout prix et à rompre avec les richesses mêmes d’un passé dont ils n’auraient su se rendre maîtres. Ainsi opérèrent Malherbe et Balzac. Quant au fond même des idées, la révolution fut plus lente à se produire ; on ◀continua▶ de vivre sur le xvie siècle et sur ses résultats, jusqu’à ce que Descartes vint décréter à son tour l’oubli du passé, l’abolition de cette science gênante, et recommencer à de nouveaux frais avec la simplicité de son coup d’œil et l’éclair de son génie. Naudé, lui, n’avait aucun de ces caractères qui étaient propres au siècle nouveau ; il ne se souciait en rien de l’expression littéraire, il ne s’en doutait même pas ; et pour ce qui est d’innover et de renchérir en fait de système, s’il avait jamais pensé à le faire, c’eût été dans les lignes mêmes et comme dans la poussée du xvie siècle, en reprenant quelque grande conception de l’antiquité et en greffant la hardiesse sur l’érudition. Mais s’il eut à un moment ces velléités d’enthousiasme, comme semble l’attester son admiration de jeune homme pour Campanella, elles furent courtes chez lui ; il retomba vite à l’état de lecteur contemplatif et critique, notant et tirant la moralité de chaque chose, repassant tout bas les paroles des sages, et, pour vérité favorite, se donnant surtout le divertissement et le mépris de chaque erreur. Naudé appartient essentiellement à cette race de sceptiques et académiques d’alors, dont on ne sait s’ils sont plus doctes ou plus penseurs, étudiant tout, doutant de tout entre eux, que Descartes est venu ruiner en établissant d’autorité une philosophie spiritualiste, croyante dans une certaine mesure, et capable de supporter le grand jour devant la religion226 . A voir l’anarchie morale qui régnait durant le premier tiers du siècle, et l’impuissance d’en sortir en continuant la tradition, on apprécie l’importance de cette brusque réforme cartésienne à titre d’institution publique de la philosophie. Quant à l’autre espèce de sagesse plus à huis-clos et dans la chambre, qui ne s’enseigne pas, qui ne se professe pas, qui n’est pas une méthode, mais un résultat, pas un début ni une promesse, mais une habitude et une fin, et de laquelle il faut répéter avec Sénèque : Bona mens non emitur, non commodatur, c’est-à-dire qu’elle est une maturité toute personnelle de l’esprit, on peut s’en tenir à Gabriel Naudé.
Nul, en son temps, ne l’a pratiquée mieux que lui et dans les vraies conditions du genre, à petit bruit, sans amour-propre, sans montre, à l’abri des gros livres et comme sous le triple retranchement des catalogues ; car, avec lui, c’est derrière tout cela qu’il la faut chercher.
Au sortir de sa philosophie, pendant laquelle se noua sa liaison avec Guy Patin, il s’adonna à l’étude de la médecine, d’abord sous M. Moreau. C’était en 1622. Sa réputation de capacité et de science s’étendait déjà hors des écoles. Il avait publié un petit livre, le Marfore ou discours contre les libelles, dont je ne parlerai pas, attendu que je ne sais personne qui l’ait lu ni vu. Le président de Mesmes, de cette famille de Mécènes qui avait nourri Passerat et qui devait adopter Voiture, le prit pour son bibliothécaire. Il paraît que Naudé quitta cette place un peu assujettissante pour aller étudier à Padoue, en 1626 ; il en fut rappelé par la mort de son père. En 1628, la Faculté de médecine le choisit pour faire le discours latin d’apparat, proprement dit le paranymphe, qui était d’usage à la réception des licenciés ; c’était une grande solennité scholaire. Avant de leur décerner le bonnet doctoral ou, comme on disait, le laurier, et de les lancer dans le monde, la Faculté, en bonne mère, les faisait louer et préconiser en public. Ils étaient neuf cette fois, parmi lesquels des noms plus tard célèbres, Brayer, Guenaut, Rainssant. Naudé s’acquitta de son office avec splendeur ; il prit comme corps de sujet, indépendamment des neuf petits panégyriques, l’antiquité de l’École de médecine de Paris. On fut si content de sa harangue en beau latin fleuri, plus que cicéronien et panaché de vers latins en guise de péroraison, qu’on l’admit tout d’une voix à compter lui-même parmi les candidats à la licence, de laquelle il s’était trouvé exclu par son voyage d’Italie. Peu après, Pierre Du Puy, qui l’estimait fort, parla de lui au cardinal de Bagni, ancien nonce en France, qui avait besoin d’un bibliothécaire et secrétaire. Naudé s’attacha à ce cardinal, et le suivit en Italie à la fin de 1630 ou au commencement de 1631 ; il y resta onze années pleines, n’étant revenu à Paris qu’en mars 1642, pour y être bibliothécaire de Richelieu, puis de Mazarin. Les cardinaux et les bibliothèques, ce furent là, comme on voit, le constant abri et comme le gîte de Naudé.
Ces onze ou douze années d’Italie et de Rome durent avoir grande influence sur lui et sur ses habitudes d’esprit ; mais on peut dire qu’il y était bien préparé par la nature. Il suffira pour cela de parcourir quelques-uns des écrits qu’il publia antérieurement. Avant de les lire et de les citer, une remarque pourtant, une précaution est nécessaire. Pour Naudé qui débute vers 1623, et qui s’en va passer hors de France de longues années, Malherbe ni Balzac ne sont guère jamais venus. Il écrit en français, sauf l’esprit et le sens, comme le Père Garassus ou comme le Père Petau, quand ce dernier s’en mêle. Naudé y ajoutait des traits de plume à la Mlle Gournay, même des fleurettes parfois à la Camus pour le joli des citations. Camus, Mlle Gournay, Garassus et Petau, ce sont ses vrais contemporains en style français (si français il y a). S’il appelle Montaigne le Sénèque de la France, il n’en profite guère que pour s’accorder les citations latines à son exemple. Il prise Charron plus qu’il ne l’imite en écrivant. En fait de poëtes modernes, il les ignore. Il parle de la Pléiade comme étant venue depuis peu, et Du Hartas, le grand encyclopédique, paraît seul lui avoir été très-présent ; il le met dans son projet de Bibliothèque en tiers avec le Tasse et l’Arioste auprès d’Homère et de Virgile. Guillaume Colletet, ce rimeur né suranné, est son seul poète moderne contemporain.
Dans une lettre de Rome, Janus Erythreus, c’est-à-dire Rossi, parlant d’un dernier voyage qu’y fit Naudé en 1643, pendant lequel le bibliothécaire infatigable achetait des livres à la toise pour le cardinal Mazarin et vidait tous les magasins de bouquinistes, nous le représente, au sortir de ces coups de main, tout poudreux lui-même de la tête aux pieds, tout rempli de toiles d’araignées à sa barbe, à ses cheveux, à ses habits, tellement que ni brosses ni époussettes semblaient n’y pouvoir suffire. Eh bien ! le style de Naudé (il faut d’abord s’y faire) est plein de toiles d’araignées comme sa personne.
Encore une fois, ce n’est pas une raison pour se détourner ; il vaut la peine qu’on l’accoste sous ce costume. Rien de moins scholar au fond et de moins pédant que lui ; il vérifie, aussi bien que Bayle, ce mot de Nicole, que le pédantisme est un vice, non de robe, mais d’esprit ; et, se rendant justice à lui-même au chapitre 1er de ses Coups d’État, il a pu dire : « … Car il est vrai que j’ai cultivé les Muses sans les trop caresser, et me suis assez plu aux études sans trop m’y engager. J’ai passé par la philosophie scholastique sans devenir éristique, et par celle des plus vieux et modernes sans me partialiser :
Nullius addictus jurare in verba magistri.
« Sénèque m’a plus servi qu’Aristote ; Plutarque que Platon ; Juvénal et Horace qu’Homère et Virgile ; Montaigne et Charron que tous les précédents… Le pédantisme a bien pu gagner quelque chose, pendant sept ou huit ans que j’ai demeuré dans les colléges, sur mon corps et façons de faire extérieures, mais je me puis vanter assurément qu’il n’a rien empiété sur mon esprit. La nature, Dieu merci, ne lui à pas été marâtre. »
Son premier écrit français connu (je laisse de côté l’introuvable Marfore) est son Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des Frères de la Rose-Croix, publiée en 1623. Vers cette année-là, en effet, « le roi étant à Fontainebleau, le royaume tranquille et Mansfeld227 trop éloigné pour en avoir tous les jours des nouvelles, l’on manquoit de discours sur le change », enfin les sujets de conversations par toutes les compagnies étaient épuisés, lorsqu’un mystificateur ou un fou s’avisa de remuer tout Paris par une affiche placardée aux coins de rue et qui annonçait la venue mystérieuse des frères Rose-Croix pour tirer les hommes d’erreur de mort, et révéler le grand secret final. Ces Rose-Croix se rattachaient sans doute à la société de frères que Bacon dit avoir existé à Paris, et dont il raconte une séance228. C’est cette mystification et cette fourberie des promesses de l’affiche que Naudé entreprend de réfuter et d’éclaircir. Après s’être raillé, au début, de l’éternelle badauderie des Français, il explique très-bien comment cette chimère, cette crédulité, contagieuse des Rose-Croix a pu naître de l’enivrement d’invention qui suivit le xvie siècle. Après tant de nouveautés que l’âge des derniers parents avait vues sortir, on arrivait aisément à se persuader qu’il n’y avait plus qu’une seule découverte et qu’une seule merveille qui en méritât le nom. La nature, jouant de son reste, ramassait toutes ses forces pour produire ce dernier bouquet d’illumination et d’artifice. A lire quelques-uns des arguments de Naudé, on croirait (sauf le style un peu différent) lire certaines boutades de Charles Nodier raillant les sectes novatrices de notre âge, les saint-simoniens ou autres. Sous la plume des deux railleurs, l’exemple de Postel, de ses ineffables rêveries et de sa mère Jeanne, qui devait émanciper, racheter les femmes (car Jésus-Christ, disait Postel, n’avait racheté que les hommes), revient souvent comme limite extrême des folies savantes. Le Postel fut présent de bonne heure à Naudé pour lui prouver que tout se peut dire et croire, pour lui apprendre à se méfier de la sottise humaine, jusqu’en de grands esprits et au sein de la plus haute doctrine. A l’âge de vingt-trois ans, Naudé nous paraît déjà dans ce livre ce qu’il sera toute sa vie, revenu et guéri de l’ambition des nouveautés où il s’était fantasié d’abord, se rabattant au passé de préférence et aux opinions des anciens, visant à se réfugier, à pénétrer de plus en plus dans la vérité secrète et entre sages, sub rosa, comme il dit229. Le chapitre VII, dans lequel il commente à sa guise le conseil d’Aristote, que celui qui veut se réjouir sans tristesse n’a qu’à recourir à la philosophie, nous le montre, au milieu de cette fougue du temps, savourant ce profond plaisir du sceptique qui consiste à voir se jouer à ses pieds l’erreur humaine, et laissant du premier jour échapper ce que, vingt-cinq ans plus tard, il exprimera si énergiquement dans le Mascurat : « Car, à te dire vrai, Saint-Ange, l’une des plus grandes satisfactions que j’aie en ce monde, est de découvrir, soit par ma lecture, ou par un peu de jugement que Dieu m’a donné, la fausseté et l’absurdité de toutes ces opinions populaires qui entraînent de temps en temps les villes et les provinces entières en des abîmes de folie et d’extravagances. » Aussi quelle pitié pour lui que la Fronde, et que toutes les frondes ! Il fut servi à souhait durant sa vie.
Bien qu’en plus d’un passage de ce livre sur les Rose-Croix, la religion chrétienne ne semble pas suffisamment distinguée de ce qui est touché tout à côté, il apparaît assez clairement que l’auteur ne favorise en rien les nouveautés religieuses qui ont troublé le royaume et porté atteinte à la foi des aïeux. Il incline pour l’ordre politique avant tout, pour la raison d’État, et, tout en se conservant sceptique, il se prépare à être très-romain.
L’Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie, publiée en 1625, est un livre très-savant dont le sujet, pour nous des plus bizarres, ne peut s’expliquer que par la grossièreté des préjugés d’alentour. Il s’agit tout simplement de prouver que Zoroastre, Orphée, Pythagore, Numa, Virgile, etc., etc., e tutti, n’étaient point des sorciers ni des magiciens au sens vulgaire, et que s’ils peuvent s’appeler mages, c’est suivant la signification irréprochable et pure de la plus divine sagesse. On a besoin, pour comprendre que ce livre de Naudé a été utile et presque courageux, de se représenter l’état des opinions en France au moment où il parut. On était alors dans une sorte d’épidémie de sorcellerie entre le procès de la maréchale d’Ancre et celui d’Urbain Grandier. Ce courant de folles idées, ce souffle aveugle dans l’air, attisait plus d’un bûcher. Atrocité ici, mauvais goût là. On mêlait les sorciers à tout, même aux élégies d’amour, et non pas, croyez-le bien, à la façon de l’antiquité. Ogier, à vingt ans, composait une héroïde à l’imitation d’Ovide sur la sotte histoire que voici et qui courait, dit-il, tout Paris : « Un M. de F., après des recherches passionnées, épouse Mlle de P., fille de beaucoup de mérite, mais peu accommodée des biens de la fortune, puis incontinent après son mariage l’abandonne lâchement. Ses parents favorisent son divorce, disent qu’il a été ensorcelé, etc. » C’étaient là les sujets à la mode, les gentillesses dans les belles compagnies. Le xvie siècle, si grand et si fertile qu’il eût été pour les esprits des doctes et pour les penseurs, avait laissé au vulgaire et, pour parler plus simplement, au public, toute sa rouille ; il ne l’avait pas civilisé. Le public, à son tour, on peut le dire, n’avait pas civilisé non plus les savants. Scaliger et Cardan, les deux plus grands personnages modernes selon Naudé, les deux seuls qu’on pût opposer aux plus signalés des anciens, avaient poussé le plagiat de l’antiquité jusqu’à parler d’une façon presque sérieuse de leurs démons familiers, et jusqu’à se donner l’air d’y croire. Ainsi la moyenne des esprits restait grossière, et la sublimité des élus se montrait sauvage. On n’avait à compter dans chaque ordre qu’avec les initiés et les profès. J’ai dit que le xvie siècle possédait tout, mais c’était en bloc ; la science s’y faisait en gros, en grand, et ne s’y débitait pas. Il fallait pour cet échange mutuel entre tout le monde et quelques-uns et pour ce second travail de la dissémination des lumières la lente action de deux siècles, une langue à l’usage de tous, non plus latine ni pédantesque, l’influence paisible et bienfaisante des chefs-d’œuvre, un frottement prolongé de société, et la coopération gracieuse d’un sexe que les Saumoise de tout temps n’ont apprécié que trop peu ; en un mot il fallait, après Scaliger, que vinssent Mme de La Fayette et Voltaire. En 1624, le Père Garassus avait publié le livre de la Doctrine curieuse des Beaux-Esprits modernes, dans lequel il cherchait partout des libertins et des athées ; Naudé put en prendre l’idée de venger, par contre-partie, les grands esprits de l’antiquité qui avaient, d’ailleurs été compromis, il nous l’apprend positivement, dans les suites de cette querelle. Une brochure publiée au sujet du livre de Garasse avait traité Virgile de nécromancien et d’enchanteur au sens de l’enchanteur Merlin. Naudé en tira prétexte pour son Apologie. Il serait trop fastidieux de le suivre dans les contes à dormir debout qu’il se croit obligé de discuter, et dans la rude guerre qu’il y fait à de stupides démonographes. Nous admettons d’emblée que la nymphe Égérie n’était pas un démon succube, et aussi que le grand chien noir de Corneille Agrippa n’était pas le diable en personne. Ce qui se marque plus volontiers pour nous dans le livre, et peut nous y intéresser encore, c’est un goût de science reculé et recélé du vulgaire, et le tenant à distance lui et ses sottes opinions, c’est le culte secret d’une sagesse qui, comme il le dit, n’aime pas à se profaner. Naudé a dédain, par-dessus tout, de la foule moutonnière et du grand nombre : il se plaît à répéter avec Sénèque : Non tam bene cum rebus humanis geritur ut meliora pluribus placeant, Les choses humaines ne se trouvent pas si bien partagées que ce soit le mieux qui agrée au plus grand nombre230. Il paraît très-persuadé « que notre esprit rampe bien plus facilement qu’il ne s’essore, et que, pour le délivrer de toutes ces chimères, il le faut émanciper, le mettre en pleine et entière possession de son bien, et lui faire exercer son office qui est de croire et respecter l’histoire ecclésiastique, raisonner sur la naturelle, et toujours douter de la civile. » Pour preuve de soumission à l’histoire ecclésiastique, tout aussitôt après ce passage il entame un petit éloge de l’empereur Julien, « de cet empereur, dit-il, autant décrié pour son apostasie que renommé pour plusieurs vertus et perfections qui lui ont été particulières231. » L’histoire ecclésiastique ainsi exceptée, il est évident qu’en toute matière, civile du moins et naturelle, Naudé fait volontiers une double part, l’une de la sottise et de la crédulité des masses, l’autre de la singulière industrie de quelques habiles. Il croit surtout à la crédulité humaine, et s’en retire en répétant pour son compte :
……Credat Judaeus Apella,
Non ego………..
La science humaine dans tout son fin et son retors et son déniaisé, pour parler comme lui, voilà l’objet propre, le champ unique de Naudé. J’allais ajouter qu’il y a une chose à laquelle il n’a rien compris et dont il ne s’est jamais douté, pour peu qu’elle existe encore, c’est l’autre science, celle du Saint et du Divin ; et qu’il semble tout à fait se ranger à cet axiome volontiers cité par lui et emprunté des jurisconsultes : Idem judicium de iis quae non sunt et quae non apparent, Ce qu’on ne peut saisir est comme non avenu et mérite d’être jugé comme n’existant pas232. Mais j’irais trop loin en parlant ainsi ; on ne saurait trop se méfier de ces jugements absolus en telle matière, et l’Apologie renferme sur Zoroastre, Orphée et Pythagore, sur toutes ces belles âmes calomniées, ces génies des lettres,
Omnes cœlieolas, omnes supera alla tenentes,
des pages élevées, presque éloquentes, qui indiquent chez lui le sentiment ou du moins l’intelligence du Saint plus que je n’aurais cru. Il pense avec Montaigne trop de bien de Plutarque, il l’estime trop hautement le plus judicieux auteur du monde, pour fifre entièrement dénué d’une certaine connaissance religieuse dont Plutarque a été comme le dépositaire et le suprême pontife chez les païens. Bien que cette disposition reparaisse très-peu chez Naudé, et que je doive avec lui la négliger dans ce qui suit, qu’il me suffise d’en avoir marqué l’éclair et d’avoir entrevu de ce côté comme un horizon.
Deux ans après l’Apologie, il donna un petit opuscule qui nous sied mieux et où il se peint directement dans son vrai jour : Advis pour dresser une Bibliothèque, présenté à M. le président de Mesmes (1627). Composé, on le voit, en vue d’un patron, comme la plupart de ses autres écrits, celui-ci du moins nous traduit la plus chère des pensées de l’auteur, sa véritable et intime passion. Naudé n’en eut qu’une, mais il l’eut toute sa vie, et avec les caractères de constance, d’enthousiasme et de dévouement qui conviennent aux généreuses entreprises. Sa passion à lui, son idéal, ce fut la bibliothèque, une certaine bibliothèque comme il n’en existait pas alors, du moins en France. Lui si sage, si indifférent sur le reste, si incapable de s’étonner et de s’irriter, nous le verrons un jour malheureux et vulnérable de ce côté, et même éloquent dans sa blessure. Ce qu’il parvint à réaliser à grand-peine vingt ans plus tard avec le cardinal Mazarin, il le concevait, jeune, auprès du président de Mesmes ; il préludait à cette création (car c’en fut une), à cette espèce d’institution et d’œuvre. Expliquons-nous bien comment Naudé entendait la bibliothèque.
La passion des livres, qui semble devoir être une des plus nobles, est une de celles qui touchent de plus près à la manie ; elle atteint toutes sortes de degrés, elle présente toutes les variétés de forme et se subdivise en mille singularités comme son objet même. On la dirait innée en quelques individus et produite par la nature, tant elle se prononce chez eux de bonne heure ; et, bien qu’elle se mêle dans la jeunesse au désir de savoir et d’apprendre, elle ne s’y confond pas nécessairement. En général, toutefois, le goût des livrés est acquis en avançant. Jeune, d’ordinaire, on en sent moins le prix ; on les ouvre, on les lit, on les rejette aisément. On les veut nouveaux et flatteurs à l’œil comme à la fantaisie ; on y cherche un peu la même beauté que dans la nature. Aimer les vieux livres, comme goûter le vieux vin, est un signe de maturité déjà. M. Joubert, dans une lettre à Fontanes, a dit : « Il me reste à vous dire sur les livres et sur les styles une chose que j’ai toujours oubliée. Achetez et lisez les livres faits par les vieillards, qui ont su y mettre l’originalité de leur caractère et de leur âge. J’en connais quatre ou cinq où cela est fort remarquable : d’abord le vieil Homère ; mais je ne parle pas de lui. Je ne dis rien non plus du vieil Eschyle ; vous les connaissez amplement, en leur qualité de poëtes : mais procurez-vous un peu Varron, Marculphi Formulæ (ce Marculphe était un vieux moine, comme il le dit dans sa préface, dont vous pouvez vous contenter) ; Cornaro, de la Vie sobre. J’en connais, je crois, encore un ou deux ; mais je n’ai pas le temps de m’en souvenir. Feuilletez ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne découvrez pas visiblement, dans leurs mots et dans leurs pensées, des esprits verts quoique ridés, des voix sonores et cassées, l’autorité des cheveux blancs, enfin des têtes de vieillards. Les amateurs de tableaux en mettent toujours dans leur cabinet ; il faut qu’un connaisseur en livres en mette dans sa bibliothèque. » Nulle part ce que j’appellerai l’idéal du vieux livre renfrogné, l’idéal du bouquin, n’a été mieux exprimé qu’en cette page heureuse ; mais M. Joubert y parle surtout au nom de l’amateur qui veut lire. Il y a celui qui veut posséder. Pour ce dernier, le goût des livres est une des formes les plus attrayantes de la propriété, une des applications les plus chères de cette prévoyance qui s’accroît en vieillissant ; il a ses bizarreries et ses replis à l’infini, comme toutes les avarices. Les tours malicieux, les ruses, les rivalités, les inimitiés même qu’il engendre, ont quelque chose de surprenant et de marqué d’un coin à part. On a observé que les haines entre bibliothécaires ont également quelque chose de sourd, de subtil, de silencieux, comme le ver qui ronge et pique les volumes. Mais nous sommes loin de tous ces vices et de ces raffinements avec Naudé, qui a la passion dans sa noblesse, dans sa vérité première et dans sa franchise.
Naudé n’estime les bibliothèques dressées qu’en considération du service et de l’utilité que l’on en peut recevoir. Concevant cette utilité dans le sens le plus large et le plus philosophique, il propose le plan d’une bibliothèque universelle, encyclopédique, qui comprenne toutes les branches de la connaissance et de la curiosité humaines, et dans laquelle toutes sortes de livres sans exclusion soient recueillis et classés. De plus, il la veut publique moyennant de certaines précautions, et il sait intéresser à cette publicité, par d’adroits chatouillements, la vanité des Pollions et des Mécènes. Il n’y avait à cette époque en Europe que trois bibliothèques véritablement publiques, la Bodléenne à Oxford, l’Ambrosienne à Milan, et celle de la maison des Augustins ou l’Angélique, à Rome, tandis que dans l’ancienne Rome on en avait compté vingt-neuf selon les uns, trente-sept suivant les autres. En France, à Paris, parmi les riches bibliothèques alors renommées, y compris celle du Roi, il n’y en avait aucune qui répondît au vœu de Naudé, c’est-à-dire qui fût ouverte à chacun et de facile entrée, et fondée dans le but de n’en dénier jamais la communication au moindre des hommes qui en pourra avoir besoin. Ce fut son innovation à lui, son instigation active. Il y poussait dès lors le président de Mesmes ; vingt ans après il y convertissait le cardinal Mazarin et avait la satisfaction, vers 1648, à la veille même de la Fronde, de voir la merveilleuse bibliothèque amassée et ordonnée par ses soins s’ouvrir le jeudi à tous les hommes d’étude qui s’y présenteraient. Par une attention touchante et qui ne pouvait venir que de lui, sachant la sauvagerie de bien des gens de lettres, il avait fait pratiquer une porte particulière afin de leur éviter l’embarras d’avoir affaire aux grands laquais de l’hôtel et de passer même devant eux, ce qui en pouvait effaroucher quelques-uns233. Notons bien ce titre d’honneur, ce bienfait essentiel de Naudé, et en même temps son inconséquence. S’il méprise le public dans ses livres et ne daigne pas le distinguer d’avec la populace, voilà qu’il le devine et qu’il le sert par la tentative de toute sa vie. Il rêve la bibliothèque publique et universelle avec la même persistance et la même chaleur que Diderot a pu mettre à l’Encyclopédie ; il se consume à l’édifier par toutes sortes de travaux et de voyages ; il n’aime la gloire que sous cette forme, mais c’est à ses yeux une belle gloire aussi, et, au moment où il semble l’avoir atteinte, il échoue, ou du moins il peut croire qu’il a échoué. Quoi qu’il en soit, l’honneur lui en reste ; il est le premier à qui la France dut cette sorte de publicité et de conquête, l’idée et l’exemple de l’accès facile vers ces nobles sources de l’esprit. En cela il fut bien le contemporain et le coopérateur des Conrart, des Colbert, des Perrault (de loin on mêle un peu les noms), de tous ceux enfin du nouveau siècle qui, par les académies, par les divers genres de fondations, d’encouragements ou de projets, contribuèrent à mettre en dehors la pensée moderne et à la vulgariser. Lui, le moins promoteur en apparence et le moins en avant, pour les façons, des écrivains de sa date, il eut sa fonction sociale aussi.
Ce petit Adeis sur les bibliothèques renferme plus d’une fine remarque ; tout en rangeant ses livres, Naudé ne se fait faute déjuger les auteurs et les sujets. Il est décidément injuste pour les romans, qu’il estime une pure frivolité, comme si Rabelais et Cervantes n’étaient pas venus. Sur tout le reste, il se montre ouvert, équitable, accueillant. Son esprit se déclare dans les motifs de ses choix ; il veut qu’on ait en chaque matière controversée le pour et le contre, afin d’entendre toutes les parties234 : ce sont des couples de lutteurs enchaînés qu’on ne sépare pas. Les hérétiques donc (moyennant quelques précautions de forme) s’avancent à distance respectueuse des orthodoxes. A côté des anciens qu’il vénère, il n’oublie les novateurs qui le font penser, qui lui suggèrent toutes les conceptions imaginables, et surtout lui ôtent l’admiration, ce vrai signe de notre faiblesse. Plus loin, il s’élève contre les préventions et les exclusions en fait de livres, « comme si ce n’étoit, dit-il, d’un homme sage et prudent de parler de toutes choses avec indifférence… » Et à la fin il parvient à nous glisser encore sa conclusion favorite, à savoir « le bon droit des Pyrrhoniens fondé sur l’ignorance de tous les hommes. » En étudiant beaucoup un érudit qui, certes, a du rapport avec Naudé, il m’a de plus en plus semblé que M. Daunou était l’héritier direct, le rédacteur accompli (non inventeur), et en quelque sorte le secrétaire posthume du xviiie siècle. Eh bien ! Naudé peut être dit non moins exactement le bibliothécaire du xvie ; il en recueille et en classe les livres, et, en les rangeant, il se donne le spectacle de cette grande mêlée de l’esprit humain. La reprise moderne des vieux systèmes lui remet en mémoire ces deux cent quatre-vingts sectes de l’antiquité toutes fondées sur la recherche et la définition du souverain Bien. Sa philosophie de l’histoire est des plus simples, et n’en est peut-être pas moins vraie pour cela. A propos des trains et des vogues d’idées qui se succèdent depuis deux mille ans, vogue platonicienne, aristotélique, scholastique, hérétique et de Renaissance, Naudé se borne à remarquer que le même train de doctrine dure jusqu’à ce que vienne un individu qui lui donne puissamment du coude et en installe un autre à la place. Et c’est l’ordinaire des esprits, dit-il, de suivre ces fougues et changements divers, comme le poisson fait la marée. Aussi, quand la marée se retire, il en reste quelques-uns sur la grève et des plus beaux : les gens du rivage en font leur profit et les dépècent235.
Lorsqu’on vendit, en 1657, la bibliothèque de M. Morcau, l’ancien professeur de Naudé et de Guy Patin, ce dernier écrivait à Spon : « Ce qui reste de la bibliothèque de M. Morcau se vend à la foire, j’entends les livres de philosophie, d’humanités et d’histoire. Il avoit fort peu de théologie et haïssoit toute controverse de religion ; même je l’ai mainte fois vu se moquer de ceux qui s’en mettoient en peine. Je pense qu’il était de l’avis de M. Naudé, qui se moquoit des uns et des autres, et qui disoit qu’il falloit faire comme les Italiens, bonne mine sans bruit, et prendre en ce cas-là pour devise :
Intus ut libet, foris ut moris est.
Je prends acte à regret du fond des sentiments ; mais on n’aurait certainement pas trouvé dans la bibliothèque de Naudé de ces lacunes qui se notaient dans celle de M. Moreau. Il avait le bon esprit d’y mettre même ce qu’il n’aimait guère ; là aussi il savait faire la part de la coutume : « Finalement, dit-il, il faut pratiquer en cette occasion l’aphorisme d’Hippocrate qui nous avertit de donner quelque chose au temps, au lieu et à la coutume, c’est-à-dire que certaine sorte de livres ayant quelquefois le bruit et la vogue en un pays qui ne l’a pas en d’autres, et au siècle présent qui ne l’avoit pas au passé, il est bien à propos de faire plus ample provision d’iceux que non pas des autres, ou au moins d’en avoir une telle quantité qu’elle puisse témoigner que l’on s’accommode au temps et que l’on n’est pas ignorant de la mode et de l’inclination des hommes. » En cela Naudé préparait directement les matériaux de l’histoire littéraire, telle que l’entendait Bacon.
A un certain endroit où il indique les moyens d’agrandir et d’accroître les bibliothèques, on sourit de voir le bon Naudé conseiller à mots couverts la ruse et le machiavélisme dont certains bibliophiles de tous les temps ont su les secrets. Il ne craint pas d’alléguer l’exemple de la république de Venise qui, pour empêcher qu’on enlevât de Padoue la fameuse bibliothèque de Pinelli, la fit saisir au moment du départ, sous prétexte qu’il y avait dans les manuscrits du défunt des copies de certains papiers d’État. C’est un petit avis que suggère Naudé aux magistrats et personnes en charge ayant bibliothèques, pour en user à l’occasion et faire main basse sur de bons morceaux ; il a toujours eu un faible pour les coups d’État. Que nos bibliophiles, nos chercheurs de vieux livres ou de manuscrits ne fassent pas trop les indignés ; car eux-mêmes (je ne parle que de quelques-uns) se jouent encore, m’assure-t-on, tous les tours possibles, réticences, supercheries entre amis, que sais-je ! C’était de bonne guerre alors comme aujourd’hui236.
Dans son enthousiasme et son culte pour la fondation dont il voudrait doter la France, Naudé n’a garde d’omettre les noms célèbres qui ont honoré de tels établissements chez les anciens. Parmi nos illustres ancêtres les bibliothécaires (car je n’y veux reconnaître ni compter les esclaves et les affranchis), il cite donc en première ligne Démétrius de Phalere, Callimaque, Ératosthène, Apollonius, Zénodote, chez les Ptolémées, pour la bibliothèque d’Alexandrie ; Vairon et Hygin à Rome, pour la Palatine. Ainsi Varron et Démétrius de Phalère, voilà des ancêtres. Il est vrai que la réalité du fait se peut contester à l’égard de Démétrius de Phalère, qui était un bien grand seigneur pour cet office ; mais Callimaque, Apollonius, Varron et Gabriel Naudé, cela, suffit bien. — Je tire toutes ces drôleries de son livre même, dussé-je paraître de ceux un peu légers dont il dit, non sans dédain, qu’ils ne recherchent en tout que la fleur :
Decerpunt flores et summa encumina captant.
Son Addition à l’Histoire de Louis XI (1630) est le dernier ouvrage qu’il publia avant son départ pour l’Italie. Il y prélude d’instinct à ses coups d’État et à son prochain code de la science des princes par la prédilection qu’il marque pour le plus advisé de nos rois, pour l’Euclide et l’Archiméde de la politique, comme il le qualifie. Voulant montrer que Louis XI n’était pas du tout aussi ignorant qu’on l’a prétendu et que l’a dit surtout le léger historien bel-esprit Mathieu, il reprend le côté littéraire de l’histoire de ce règne ; c’est un prétexte pour lui d’y rattacher une foule de particularités sur les livres, sur le prix qu’on y mettait dans les vieux temps, de raconter au long la renaissance des lettres et de discuter à fond les origines de l’imprimerie introduite en France précisément sous Louis XI. Au nombre des écrits attribués à ce prince, il omet la part, si gracieuse pourtant et si piquante, qui lui revient dans la composition des Cent Nouvelles nouvelles, ce sur quoi nous insisterions de préférence aujourd’hui. Mais Naudé, nous l’avons dit, ne faisait aucun cas des romans et contes en langue vulgaire, et ne daignait s’enquérir de leur plus ou moins d’agrément ; s’il s’est montré quelque peu savant en us, ç’a été par cet endroit.
Il ne l’est pas du tout d’ailleurs dans le choix de la thèse qu’il entreprend ici de prouver. S’il veut que Louis XI ait été un prince plus lettré qu’on ne l’a dit, ce n’est pas qu’il attribue aux lettres plus d’influence qu’il ne faut sur l’art de gouverner. Loin de là, il pose tout d’abord la différence qu’il y a entre les lettrés d’ordinaires mélancoliques et songearts, et les hommes d’action et de gouvernement auxquels sont dévolues des qualités toutes contraires : Paucis ad bonam mentem opus est litteris, répétait-il d’après Sénèque. Il ne faut pas tant de lecture dans la pratique à un esprit bien fait ; et il insiste sur cette vérité de bon sens en homme d’esprit, tout à fait dégagé du métier.
Son voyage d’Italie et le long séjour qu’il y fît achevèrent vite de l’aiguiser et de lui donner toute sa finesse morale. Ces douze années, depuis l’âge de trente jusqu’à quarante-deux ans, lui mirent le cachet dans toute son empreinte. Devenu l’un des domestiques, comme on disait, du cardinal de Bagni, adopté dans la famille, il se consacra tout entier à ses devoirs envers le noble patron, à l’agrément libéral et studieux de cette société romaine qui savait l’apprécier à sa valeur. On était alors sous le pontificat d’Urbain VIII, de ce poète latin si élégant et si fleuri, qui se souvenait volontiers de ses distiques mythologiques, et qui ◀continuait▶ de les scander tout en tenant le gouvernail de la barque de saint Pierre. Dans cette Rome des Barberins, Naudé put se croire d’abord transporté au règne de Léon X, d’un Léon X un peu affadi : son goût littéraire ne sentait peut-être pas assez la différence. Tous ses écrits de cette époque ne furent plus composés qu’en vue de quelque circonstance particulière et en quelque sorte domestique ; moins que jamais le public apparut à sa pensée, ce grand public prochain qui allait être le seul juge. Pour le cardinal, son maître, homme d’État, il composa son livre des Coups d’État ; pour son neveu, le comte Fabrice de Guidi, il fit en latin le petit traité de l’Étude libérale, à l’usage des jeunes gentilshommes ; pour un autre neveu, le comte Louis, le gros traité latin sur l’Étude militaire, à l’usage des guerriers instruits. Il dressait en même temps pour leur père, le marquis de Montebello, une généalogie et une histoire de cette famille des Guidi-Bagni. Cœur délicat sans doute et reconnaissant, on le voit empressé de payer sa bienvenue à chacun des membres ; lui aussi il se sent riche à sa manière, il veut rendre et donner. On peut soupçonner de plus sans injure qu’étranger et nécessiteux, il n’était pas fâché de recevoir. Je ne fais qu’indiquer d’autres opuscules latins, tous également de circonstance, ses cinq thèses médico-littéraires, agréables réminiscences du doctorat237, espèces d’étrennes et de cartes de visite qu’il envoyait à des amis anciens ou nouveaux ; son traité de la Bibliographie politique, adressé au Père Gaffarel, qui l’avait consulté sur ces sortes d’écrits. De toutes ces productions de Naudé composées durant le séjour d’Italie et couvées, pour ainsi dire, sous le manteau et sous la pourpre, on ne lit plus maintenant, on ne cite plus guère à l’occasion que ses Coups d’État ; et, par leur renom de machiavélisme, ils ont presque entaché sa mémoire.
Nous n’essayerons pas de le justifier plus qu’il ne convient. Naudé n’appartient en rien à cette école de publicistes déjà émancipée au xvie siècle, et qui deviendra la philosophique et la libérale dans les âges suivants. Sa politique, à lui, garde son arrière-pensée méfiante à travers tous les temps. A son arrivée en Italie, il était déjà foncièrement de l’avis de Louis XI, et il admettait cet article unique du symbole des gouvernants : Qui nescit dissimulare nescit regnare. S’il y avait erreur de sa part à cela, comme il est bienséant aujourd’hui de le reconnaître, ce n’était pas à la cour romaine qu’il pouvait s’en guérir ; ce n’était point en quittant la France sous Richelieu pour la retrouver bientôt sous Mazarin. Naudé se pique dès l’abord de se bien séparer de ces auteurs qui, traitant de la politique, ne mettent pas de fin à leurs beaux discours de Religion, Justice, Clémence, Libéralité ; il laisse cette rhétorique à Balzac et consorts. Pour lui, il tient à prouver aux habiles que, bien qu’homme d’étude, il entend aussi le fin du jeu. Il commence par poser avec Charron « que la justice, vertu et probité du Souverain, chemine un peu autrement que celle des particuliers. » A-t-il tort de le prétendre ? En exceptant toujours le temps présent, ce qui est d’une politesse rigoureuse, et en ne considérant que l’éternelle histoire, qu’y voyons-nous ? Un moderne penseur l’a répété, et il nous est impossible de le dédire : Ne mesurons pas les hommes publics à l’aune des vertus privées ; s’ils sont véritablement grands, ils ont leur point de vue et leur rôle à part : ils font ce que d’autres ne feraient pas, ils maintiennent la société. C’est à l’abri de leurs qualités, de leurs défauts, quelquefois même, hélas ! de leurs forfaits que les hommes privés arrivent à exercer en paix toutes leurs vertus. C’est peut-être parce que Richelieu a fait tomber la tête du duc de Montmorency, qu’il a été plus loisible à tel bon bourgeois de vivre honnête homme en sa rue Saint-Denis. Comme fait, et l’histoire en main, si l’on ose réfléchir, on a peine à ne pas tirer l’austère résultat.
Naudé, au premier chapitre de son livre, soutient, en s’appuyant de l’autorité de Cardan et de Campanella, que, pour bien peindre un homme ou pour bien traiter un sujet, il faut se transmuer dedans ; et il cite spirituellement l’exemple de Du Bartas, qui, pour faire sa fameuse description du cheval, galopait et gambadait des heures entières dans sa chambre, contrefaisant ainsi son objet. Je ne pousserai pas si loin, en parlant de Naudé, la transfusion et la métamorphose, je serrerai de près mon auteur, sans pour cela m’y confondre ni l’approuver. Mais, puisque l’occasion s’en présente, j’userai du droit de simple moraliste pour énoncer ce que je crois vrai, dussé-je par là sembler contredire l’étalage vertueux et philanthropique des acteurs intéressés, ou la simplicité bienheureuse et perpétuellement adolescente de quelques optimistes de talent.
Telle philosophie, telle politique, ou, pour parler plus exactement, telle morale, telle politique. La politique n’est que l’art de mener les hommes, et cet art dépend de l’idée qu’on se fait d’eux. La Rochefoucauld donne la main à Machiavel. Jeune, d’ordinaire on estime l’humanité en masse, et l’on est plutôt de la politique libérale. Plus tard, on arrive à mieux connaître, à ce qu’on croit, c’est-à-dire trop souvent à moins estimer les hommes ; et si l’on est conséquent, on incline alors pour la politique sévère. Mais cette sévérité, fruit amer de l’expérience humaine, n’admet pas nécessairement la fraude et n’exclut pas la justice ; et j’aime à penser toujours, malgré la rareté du fait, que la volonté ferme du bien, une sagacité pénétrante jointe à l’absence de toute imposture, une équité inexorable, seraient encore les voies les plus sûres de gouverner, de tenir le pouvoir, — de le tenir, il est vrai, non pas de le gagner ni de l’obtenir.
Naudé n’en demandait pas tant aux souverains de son temps, et, dans cette chambre close du cardinal de Bagni, il n’est plus que de la religion de Louis XI, de Philippe de Macédoine, ou du vieil et perfide Ulysse ; il cite à propos Tibère. Il donne la recette de ce qu’il croit permis au besoin, assassinat, empoisonnement, massacre ; il divise et subdivise le tout avec un sang-froid inimaginable. Les conseils de modération qu’il y mêle ne font que mieux ressortir l’immoral du fond ; on croirait par moments qu’il se joue : c’est comme un chirurgien curieux qui assemble des exemples de tous les jolis cas, ou comme un chimiste amateur qui étiquette avec complaisance tous ses poisons, en inscrivant sur chacun la dose indispensable et suffisante. Ce qui se dirait à peine dans quelque hardi colloque à voix basse et dans quelque débauche de cabinet entre un Borgia et son conclaviste, il le rédige et l’écrit238. Son apologie de la Saint-Barthélemy (au chap. III) est trop connue et résume le reste. Si, dans la façon dont il la présente, il se trouve historiquement quelques points de vérité incontestables, ils ne rachètent en rien l’horreur de l’action ni l’odieux du récit. Ce n’est point quand le sang coule à flots que l’historien doit faire parade d’essuyer et de braquer si posément sa lunette. Lui aussi, il lui convient d’être entraîné par le sentiment d’humanité et de se faire peuple un jour. Guy Patin ne trouvait, pour excuser son ami sur ce méfait, que l’influence du lieu où il écrivait alors. Lorsqu’on entre au Vatican, qu’aperçoit-on en effet dès la grande salle d’antichambre ? La Saint-Barthélemy peinte et Coligny immolé.
Et en cette opinion extrême, n’admirez-vous pas comme Naudé et de Maistre se rencontrent ? le grand croyant et le grand sceptique ! c’est le cercle ordinaire, le manège de l’esprit humain.
Disons-le bien vite, en ceci Naudé, encore plus que de Maistre, se calomniait : cet apologiste de la Saint-Barthélémy est le même qui, à Rome, se montra si bon, si humain, si chaleureux pour Campanella persécuté. Après vingt-sept ans de prison, ce dominicain philosophe venait d’être rendu à la liberté par la bonté d’Urbain VIII. Naudé avait toujours admiré et vénéré Campanella (ardentis penitus et portentosi vir ingenii, comme il l’appelle sans cesse), Campanella novateur et investigateur en toutes choses, en philosophie, en ordre social, conspirateur et chef de parti un moment239, et qui du fond d’un cachot obscur retraçait et rêvait sa Cité du Soleil. Pour célébrer cette délivrance toute récente encore, Naudé adressa, en 1632, au pape Urbain VIII, un panégyrique latin imité de ceux des anciens rhéteurs, Thémiste, Eumène. On sent, à ses frais inaccoutumés d’éloquence, qu’il parle au pontife lettré, au poëte disert, à l’Urbanité même (il fait le jeu de mots), à celui qui, suivant son expression, a moissonné tout le Pinde, butiné tout l’Hymette, et bu toute l’Aganippe. Ce ne sont que fleurs et qu’encens, ce n’est, que sucre, que miel et que rosée. Le style latin de Naudé laissa toujours à désirer pour la vraie élégance. Mais cette assez mauvaise prose poétique, cette flatterie plus que française, cette reconnaissance trop italienne, tous ces défauts du panégyrique composent, dans le cas présent, une très belle et très noble action, à savoir la défense et l’apologie, aux pieds du Saint-Siège, de la science et de la philosophie, hier encore persécutées240.
Parmi les singularités de ce traité sur les Coups d’État, on a remarqué qu’il commence par Mais, comme le Moyen de Parvenir commence par Car. Naudé faisait nargue à la rhétorique dès le premier mot.
Parmi les opinions particulières qui ne font faute, est celle qui range dans les inventions des coups d’État la venue de la Pucelle d’Orléans, « laquelle, ajoute Naudé en passant, ne fut brûlée qu’en effigie. » Il ne daigne pas s’expliquer davantage. Guy Patin va plus loin et nous dit que, loin d’être brûlée, elle se maria et eut des enfants241. Naudé se complaisait un peu à ces sortes d’opinions paradoxales, et il admettait très-aisément la mystification du vulgaire en histoire. Il aurait cru volontiers au mariage secret de Bossuet comme il croyait au brûlement postiche de la Pucelle. C’est là un faible dans cet esprit si sain. A force de chercher finesse, on s’abuse aussi.
« Qui peut savoir et dire ce qu’arrive à penser sur toute question fondamentale un homme de quarante ans, prudent, et qui vit dans un siècle et dans une société où tout fait une loi de cette prudence ? » Naudé n’oubliait jamais cette pensée en lisant l’histoire ; il en faisait surtout l’application aux grands esprits cultivés depuis la renaissance des lettres, et ce qu’il avait en Italie sous les yeux l’y confirmait. Dans cette familiarité du cardinal de Bagni et des Barberins, il dut être de ceux qui trouvent, après tout, que c’eût été un bel idéal que d’être cardinal romain dans le vrai temps. Lui qui n’était pas philosophe ni protestant à demi, il jugeait qu’il y avait plus de place encore pour des opinions quelconques sous la noble pourpre flottante de ses patrons que sous l’habit noir serré du ministre ; mais c’était à condition toujours de n’en rien laisser passer242. Il revint d’Italie avec ce pli romain très-marqué. Ses amis, au retour, s’aperçurent d’un changement en lui. Tout en restant bon et simple d’ailleurs, sa prudence s’était fort raffinée. Dans l’habitude de la vie, il ne se confiait à personne, — « à personne, hormis à M. Moreau et à moi, nous dit Guy Patin ; et quand il avoit reconnu la moindre chose dans quelqu’un, il n’en revenoit jamais : sentiment qu’il avoit pris des Italiens. »
La mort trop prompte du cardinal de Bagni, en juillet 1641, laissa Naudé au dépourvu et comme naufragé sur le rivage. Le cardinal Antoine Barberin le prit alors à son service et le recueillit avec un empressement affectueux. L’étoile de Naudé le voua toute sa vie aux Éminentissimes. Rappelé l’année suivante en France pour être bibliothécaire du Cardinal-ministre, il ne quitta Rome que comblé des bienfaits de son dernier patron. Pourtant il semble que cette perte inopinée du cardinal de Bagni ait laissé des traces dans son humeur. Il considéra dès lors sa fortune comme un peu manquée ; il reconnut qu’après avoir tant usé de lui, de sa science et de ses services, on ne lui avait ménagé aucun sort pour l’avenir ; il en devint disposé à se plaindre quelquefois de la destinée plus qu’il n’avait coutume de faire auparavant243. Nous le rencontrons fréquemment les années suivantes dans les lettres de Guy Patin, et c’est à cette date seulement que la petite société de Gentilly commence. Mais, à travers ses relations resserrées avec ses amis de France, Naudé, tout occupé de former la bibliothèque du cardinal Mazarin, s’absentait encore pour de longs et nombreux voyages en Flandre, en Suisse, en Italie de nouveau, en Allemagne, rapportant de chaque tournée des milliers de volumes et des voitures tout entières. Il nous a donné le bulletin de ses doctes caravanes dans le Mascurat 244. Enfin, au commencement de 1647, il n’eut plus qu’à coordonner son immense butin, à organiser en quelque sorte sa conquête. Ç’allait être un beau jour pour lui, le plus beau jour de sa vie, que celui où la publicité de cet établissement unique eût été complète245 ; déjà la porte particulière à l’usage des savants était pratiquée sur la rue ; déjà l’inscription latine destinée à figurer au-dessus, et qui devait dire à tous les passants (aux passants qui savaient le latin) d’entrer librement, se gravait sur le marbre noir en lettres d’or ; Naudé touchait à l’accomplissement du rêve et du labeur de toute sa vie. C’est à ce moment précis que se rapporte la lettre souvent citée de Guy Patin (27 août 1648)246 : « M. Naudé, bibliothécaire de M. le cardinal Mazarin, intime ami de M. Gassendi comme il est le mien, nous a engagés pour dimanche prochain à aller souper et coucher nous trois en sa maison de Gentilly, à la charge que nous ne serons que nous trois et que nous y ferons la débauche : mais Dieu sait quelle débauche ! M. Naudé ne boit naturellement que de l’eau et n’a jamais goûté vin. M. Gassendi est si délicat qu’il n’en oseroit boire, et s’imagine que son corps brûleroit s’il en avoit bu. C’est pourquoi je puis bien dire de l’un et de l’autre ce vers d’Ovide :
Vina fugit, gaudetque meris abstemius undis247.
Pour moi, je ne puis que jeter de la poudre sur l’écriture de ces deux grands hommes, j’en bois fort peu ; et néanmoins ce sera une débauche, mais philosophique, et peut-être quelque chose davantage, pour être tous trois guéris du loup-garou et du mal des scrupules, qui est le tyran des consciences. Nous irons peut-être jusque fort près du sanctuaire… » Naudé célébrait à sa manière, dans cette petite orgie de Gentilly, sub rosa, la prochaine dédicace de ce temple de Minerve et des Muses dont il tenait les clefs, quand, le lendemain ou le jour même de la fête, la Fronde éclata248. Ainsi vont les projets humains sous l’œil d’en haut ou sous le je ne sais quoi qui les déjoue. L’inscription en resta là, et le public aussi. A la seconde Fronde, ce fut bien autre chose, et, le 29 décembre 165l, le parlement rendit l’arrêt de vandalisme qui ordonnait la vente de la bibliothèque et des meubles du cardinal. Mais n’anticipons pas. Quand Naudé vit la Fronde, il put être affligé, il n’en fut point surpris. Il avait de longue main, dans ses Rose-Croix, compté sur la badauderie des Français ; dans ses Coups d’État, s’il nous en souvient (chap. iv), il avait peint la populace en traits énergiques et méprisants, que l’émeute présente semblait faite exprès pour vérifier. Si tout s’était borné à cette première Fronde, il y aurait eu plutôt encore de quoi s’en gaudir entre amis.
L’intervalle des deux Frondes fut un assez bon temps pour Naudé ; il y composa (1649) son ouvrage le plus intéressant, le plus original et le plus durable : Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixième janvier jusques à la Déclaration du premier avril mil six cens quarante-neuf, ou plus brièvement le Mascurat. C’est un dialogue entre deux imprimeurs et colporteurs de mazarinades, Mascurat et Saint-Ange. Sous ce couvert, il y défend chaudement et finement le cardinal son maître, et montre la sottise de tant de propos populaires qui se débitaient à son sujet ; puis, chemin faisant, il y parle de tout. La bonne édition du Mascurat, la seconde, est un gros in-4° de 718 pages. Le livre fait encore aujourd’hui les délices de bien des érudits friands ; Charles Nodier, dit-on, le relit ou du moins le refeuillette une fois chaque année. M. Bazin, l’historien de la France sous Mazarin, en a beaucoup profité dans son spirituel récit. Naudé, si enfoui par le reste de ses œuvres, garde du moins, par celle-ci, l’honneur d’avoir apporté une pièce indispensable et du meilleur aloi dans un grand procès historique : son nom a désormais une place assurée en tout tableau fidèle de ce temps-là. Je voudrais pouvoir donner idée du Mascurat à des lecteurs gens du monde, et j’en désespère. Dans ce style resté franc gaulois et gorgé de latin, il trouve moyen de tout fourrer, de tout dire ; je ne sais vraiment ce qu’on n’y trouverait pas. Il y a des tirades et enfilades de curiosités et de documents à tout propos, des kyrielles à la Rabelais, où le bibliographe se joue et met les séries de son catalogue en branle, ici sur tous les novateurs et faiseurs d’utopies (pages 92 et 697), là sur les femmes savantes (p. 81) ; plus loin, sur les bibliothèques publiques (p. 242) ; ailleurs, sur tous les imprimeurs savants qui ont honoré la presse (p. 691) ; à un autre endroit, sur toutes les académies d’Italie (p. 139, 147), que sais-je249 ? Pour qui aurait un traité à écrire sur l’un quelconque de ces sujets, le Mascurat fournirait tout aussitôt la matière d’une petite préface des plus érudites ; c’est une mine à fouiller ; c’est, pour parler le langage du lieu, une marmite immense d’où, en plongeant au hasard, l’on rapporte toujours quelque fin morceau.
La scène se passe au cabaret ; on y boit à même des pots, on y mange des harengs saurets, tout s’en ressent. On a remarqué que la plaisanterie d’une nation ressemble (règle générale) à son mets ou à sa boisson favorite. On n’a donc ici ni le pudding de Swift, ni le Champagne ou le moka de Voltaire. Le Mascurat de Naudé, c’est une espèce de salmigondis épais et noir, un vrai fricot comme nos aïeux l’aimaient, où il y a bien du fin lard et des petits pois. On y lit (p. 231) une grande discussion sur la poésie macaronique ; ce livre est une espèce de macaronée aussi.
Au commencement du Mascurat il n’est pas huit heures et demie du matin (page 13) : les deux compagnons entrent au cabaret et s’attablent pour discourir à l’aise a mane ad vesperam (p. 38). A la page 322, on les voit qui dînent. Page 349, Saint-Ange frappe pour demander à boire. Page 379, il ◀continue▶ de mâcher et de boire. Page 385, il est question de plat qui se refroidit. Page 386, Mascurat s’absente un bon quart d’heure, ou une bonne heure, dit Saint-Ange qui l’attend. C’en est assez pour donner idée de la composition étrange de cet autre Neveu de Rameau. A travers ces divers incidents de la journée, le dialogue dure toujours.
Le caractère de Saint-Ange, c’est le gros bon sens, près de Mascurat qui représente l’érudit rusé : « Tu m’emportes, lui dit à certain moment Saint-Ange, comme l’aigle fait la tortue, hors de mon élément ; revenons… » Et plus loin, lorsque Mascurat lui énumère complaisamment les grands génies de première classe, les douze preux de pédanterie : Archimède, Aristote, Euclide, Scot (Duns), Calculator, etc. (je fais grâce des autres), le matois Saint-Ange répond : « Tu m’endors quand tu me parles de tous ces auteurs-là que je ne connois point ; il y avoit l’autre jour un homme bien sensé, chez « Blaise, qui n’y faisoit pas tant de finesse ; car il disoit que la Sagesse de Charron et la République de Bodin étoient les meilleurs livres du monde, et sa raison étoit que le premier enseigne à se bien gouverner soi-même, et le second à bien gouverner les autres… Ce discours, à te dire vrai, me tient lieu de démonstration et me persuade bien davantage que ne font tous les mathématiciens et philosophes ; mais tu as l’esprit si sublime que tu voudrois toujours être avec les auteurs de la première classe. Pour moi, je me tiens aux médiocres, c’est-à-dire à ceux que tu appelles honnêtes gens et bons esprits. » Naudé, en écrivant cette charmante page, ne comprenait-il donc pas que le nombre de ces honnêtes gens et de ces bons esprits vulgaires à la Saint-Ange allait augmenter assez pour faire un public qui ne serait plus la populace ? Le tiers état de Sieyès était au bout, notre classe moyenne.
Si Naudé ne comptait pas assez sur ce prochain monde des bons esprits, il semble avoir encore moins soupçonné qu’une autre portion plus délicate s’y introduirait, et que l’heure approchait où il faudrait écrire en français pour être lu même des femmes. Chez Naudé, les femmes n’entrent pas ; latin à part, il y a des grossièretés.
La finesse d’ailleurs, la raillerie couverte, la sournoiserie même de l’auteur entre ces deux bons compères, Saint-Ange et Mascurat, va aussi loin qu’on peut supposer. Je veux trahir et prendre sur le fait sa méthode habituelle. A un endroit, par exemple, il énumère au long les académies d’Italie ; rien de plus intéressant pour les esprits académiques ; on croirait, à la complaisance du détail, que Naudé admire, qu’il se prend ; pas du tout. Prenez garde : voilà qu’à la fin, citant Pétrone sur les déclamateurs, il montre que ces façons pompeuses d’exercice littéraire ne servent au fond de rien, que les vrais grands écrivains sont de date antérieure, que les bons esprits vont à ces nouvelles Académies comme les belles femmes au bal, c’est-à-dire sans en chercher autre profit que d’y passer le temps agréablement et de s’y faire voir et admirer. — Sur quoi Saint-Ange, un peu surpris du revers, dit à Muscurat : « Tu fais justement comme ces vaches qui attendent que le pot au lait soit plein pour le renverser250… » Voilà, en bon français, la méthode de Gabriel Naudé et des grands sceptiques.
En matière religieuse, il ne procède pas autrement, et c’est ici que le mot de sournoiserie s’applique à merveille. Ainsi, à propos de l’Alcoran, dont les paroles, dit Mascurat (page 345), sont très-belles et bonnes, quoique la doctrine en soit fort mauvaise, Saint-Ange se récrie, et Mascurat répond entre autres choses : « … Joint aussi qu’il est hors le pouvoir d’un homme, tant habile qu’il soit, de connoître quelle est la religion des Turcs, soit pour la foi ou les cérémonies, par la seule lecture de l’Alcoran ; tout de même, sans comparaison toutefois, qu’un homme qui n’auroit lu que le Nouveau Testament, ne pourroit jamais connoître le détail de la religion catholique, vu qu’elle consiste en diverses règles, cérémonies, établissements, institutions, traditions et autres choses semblables que les papes et les conciles ont établies de temps en temps, et pièces après autres, conformément à la doctrine contenue implicité ou explicité dans ledit livre. » On a le venin.
J’aime mieux citer une belle page philosophique, et même religieuse à la bien prendre, qui rentre dans une pensée souvent exprimée par lui. Il s’agit de je ne sais quel conseil (page 229) dont Saint-Ange croit que les politiques d’alors pourraient tirer grand profit ; Mascurat répond : « Quand ils le feroient, Saint-Ange, ils ne réussiroient pas mieux au gouvernement des États et empires que les plus doctes médecins font à celui des malades ; car il faut nécessairement que les uns et les autres prennent fin, tantôt d’une façon et tantôt de l’autre : Quotidie aliquid in tam magno orbe mutatur, nova urbium fundamenta jaciuntur, nova gentium nomina, extinctis nominibus prioribus aut in accessionem validioris conversis, oriuntur (chaque jour quelque changement s’opère en ce vaste univers ; on jette les fondations de villes nouvelles ; de nouvelles nations s’élèvent sur la ruine des anciennes dont le nom s’éteint ou va se perdre dans la gloire d’un État plus puissant). Je ne dis pas toutefois qu’un peu de régime ne fasse grand bien, et que tant de livres qu’écrivent tous les jours les médecins de vita proroganda soient inutiles ; mais aussi en faut-il demeurer dans leurs termes, et ne pas attendre des remèdes l’éternité que Dieu seul s’est réservée. » — Et dans les Coups d’État (chap. IV) il avait dit : « Il ne faut donc pas croupir dans l’erreur de ces foibles esprits qui s’imaginent que Rome sera toujours le siége des saints Pères, et Paris celui des rois de France. » Je trouve que, de nos jours, les sages eux-mêmes ne sont pas assez persuadés que de tels changements restent toujours possibles, et l’on met volontiers en avant un axiome de nouvelle formation, bien plus flatteur, qui est que les nations ne meurent pas.
Je ne pousserai pas plus loin ce qui aussi bien n’aurait aucun terme, car il faudrait extraire à satiété, sans pouvoir jamais analyser. La conclusion du Mascurat est spirituelle et va au-devant des objections d’invraisemblance. — Saint-Ange : « Tu me dis de si belles choses, que, si elles étoient imprimées, on ne s’imagineroit jamais qu’elles vinssent du cabaret ni qu’elles eussent été dites par deux libraires ou imprimeurs… » Et Mascurat répond en citant des exemples de l’antiquité : « … Au contraire, je vois dans Plutarque et Athénée que les plus doctes de ce temps-là tenoient des propos aussi sérieux entre la poire et le fromage et ayant le verre à la main, comme nous l’avons maintenant, que tous les Académistes de Cicéron en ses plus délicieuses vignes, in Tusculano, in Cumano, in Arpinati. » Il ◀continue, selon son usage, d’épuiser tous les exemples de dialogues anciens qui se tiennent, tantôt au milieu des rues, comme le Gorgias, tantôt dans une maison du Pirée, comme la République, ou bien encore sous le portique du temple de Jupiter ou aux bords de l’Ilissus. De là à un cabaret de la Cité évidemment il n’y a qu’un pas. Et sur ce que ce sont deux imprimeurs qui ont dit ces belles choses, Mascurat, qui a voyagé, cite l’exemple des savetiers italiens dont la politique est encore plus raffinée que celle des imprimeurs de ce pays-ci : « Finalement, ajoute-t-il, pourquoi trouver étrange que nous ayons dit tant de choses en un jour, puisque nous voyons tant de tragédies nous représenter en pareil espace de temps des histoires que l’on ne jugeroit jamais, à cause d’une infinité de rencontres et d’incidents, avoir été faites dans l’espace de vingt-quatre heures… Et puis, si le Timée, le Gorgias, le Phédon et les dialogues de Republica et de Legibus de Platon, quoiqu’ils soient bien plus longs que les nôtres, ont bien été faits en un jour…, pourquoi ne voudra-t-on pas que nous ayons dit, depuis cinq heures du matin jusques à sept heures du soir, ce que, s’il étoit imprimé, il ne faudroit guère davantage de temps pour lire ?… » Il en faut un peu plus, quoi qu’il en dise ; et, avec notre dose d’attention d’aujourd’hui, ne vient pas à bout qui veut de ce gros in-4° immense. C’est pourquoi nous y avons tant insisté251.
La seconde Fronde vint renverser encore une fois la fortune de Naudé et lui porter au cœur le coup le plus sensible, celui qu’un père eût éprouvé de la perte d’une fille unique, déjà nubile et passionnément chérie. L’arrêt du parlement de Paris qui ordonnait la vente de la bibliothèque du cardinal lui arracha un cri de douleur et presque d’éloquence. Dans un Advis imprimé (1651) à l’adresse de nos Seigneurs du Parlement, il exhale les sentiments dont il est plein : « … Et pour moi qui la chérissois comme l’œuvre de mes mains et le miracle de ma vie, je vous avoue ingénuement que, depuis ce coup de foudre lancé du ciel de votre justice sur une pièce si rare, si belle et si excellente, et que j’avois par mes veilles et mes labeurs réduite à une telle perfection que l’on ne pouvoit pas moralement en désirer une plus grande, j’ai été tellement interdit et étonné, que si la même cause qui fit parler autrefois le fils de Crésus, quoique muet de sa nature, ne me délioit maintenant la langue pour jeter ces derniers accents au trépas de cette mienne fille, comme celui-là faisoit au dangereux état où se trouvoit son père, je serois demeuré muet éternellement. Et, en effet, messieurs, comme ce bon fils sauva la vie à son père en le faisant connoitre pour ce qu’il étoit, pourquoi ne puis-je pas me promettre que votre bienveillance et votre justice ordinaire sauveront la vie a cette fille, ou, pour mieux dire, à cette fameuse bibliothèque, quand je vous aurai dit, pour vous représenter en peu de mots l’abrégé de ses perfections, que c’est la plus belle et la mieux fournie de toutes les bibliothèques qui ont jamais été au monde et qui pourront, si l’affection ne me trompe bien fort, y être à l’avenir. » — Et il finit en répétant les vers attribués à Auguste, lorsque celui-ci décida de casser le testament de Virgile plutôt que d’anéantir l’Enéide :
…. Frangatur potius legum veneranda potestas
Quam tot congestos noctesque diesque labores
Hauserit una dies, supremaque jussa Senatus !
La vente se fit pourtant, bien qu’avec de certains accommodements peut-être. Naudé en racheta pour sa part tous les livres de médecine, et il paraît qu’il y eut des prête-noms du cardinal qui en sauvèrent d’autres séries tout entières. Du moins M. Petit-Radel a beaucoup insisté sur ces rachats concertés qu’il démontre avec chaleur, comme si son amour-propre d’administrateur et d’héritier y était intéressé. Quoi qu’il en soit, le coup était porté pour l’auteur même ; l’intégrité et l’honneur de l’œuvre unique avaient péri. « On vend toujours ici la bibliothèque de ce rouge tyran, écrit Guy Patin (30 janvier 1652) ; seize mille volumes en sont déjà sortis ; il n’en reste plus que vingt-quatre mille. Tout Paris y va comme à la procession : j’ai si peu de loisir que je n’y puis aller, joint que le bibliothécaire qui l’avoit dressée, mon ami de trente-cinq ans, m’est si cher, que je ne puis voir cette dissolution et destruction… » Il fallait que Guy Patin aimât bien fort Naudé pour s’attendrir à l’endroit d’une disgrâce arrivée au Mazarin.
Un malheur ne vient jamais seul ; Naudé en eut un autre en ces années. Étant autrefois à Rome, il avait été consulté et avait donné son avis sur des manuscrits de l’Imitation de Jésus-Christ que les bénédictins revendiquaient pour un moine de leur Ordre, Gersen ; il n’était pas de leur avis, et avait jugé les manuscrits quelque peu falsifiés. Son témoignage en resta là et sommeilla quelque temps. Mais bientôt les chanoines réguliers de Saint-Augustin, qui revendiquaient l’Imitation pour Akempis, c’est-à-dire pour leur saint, comme les bénédictins pour le leur, introduisirent l’autorité, et l’acte de Naudé dans la discussion. Il y intervint lui-même par de nouveaux écrits publics. Courier, avec son fameux pâté sur le manuscrit de Longus, sut ce que c’est que d’avoir affaire à des pédants antiquaires et chambellans ; Naudé, si prudent, si modéré, apprit bientôt à ses dépens ce que c’est que d’avoir affaire à des pédants, de plus théologiens, surtout à un Ordre tout entier et à des moines. Quand on est sage, règle générale, il ne faut jamais se mettre sans nécessité telles gens à robe noire à ses trousses. Si je l’osais, j’en donnerais le conseil même aujourd’hui encore à mes brillants amis. Du temps de Naudé, on en vint d’emblée aux injures. Il y avait dès lors un Dom Robert Quatremaire (notait-il pas de la famille de M. Etienne Quatremère ?) qui en disait. Naudé eut le tort d’y céder et d’y répondre. Tout cela se passait à propos du plus clément et du plus miséricordieux des livres, autour de l’Imitation. Ajoutez que, dans cette querelle de Naudé et de Dom Quatremaire, on ne savait pas très-bien le français de part et d’autre, ou du moins on ne savait que le vieux français ; les injures en étaient d’autant plus grosses. Il en résulta même des méprises singulières. Naudé, s’en prenant à un bénédictin italien, le Père Cajetan, qui était petit et assez contrefait, l’avait appelé rabougri ; les bénédictins de Saint-Maur ne se rendirent pas bien compte du terme, et le confondirent avec un bien plus grave qui a quelque rapport de son. Ces vénérables religieux en demandèrent réparation en justice comme d’une appellation infâme. La naïveté prêta à rire. Naudé lui-même porta plainte en diffamation devant le Parlement ; on a son factum (Raisons péremptoires, etc., 1651) ; je le voudrais supprimer pour son honneur. Sur ce terrain-là, il n’a pas son esprit habituel : ce n’est plus qu’un savant du xvie siècle en colère. Il prit pourtant occasion de sa défense pour dresser une liste et kyrielle, comme il les aime, de toutes les falsifications, corruptions de pièces, tricheries, qu’on imputait aux bénédictins dans les divers âges. En poussant cette pointe, il a, sous air pédantesque, sa double malice cachée, et il infirme plus de choses ecclésiastiques qu’il ne fait semblant. On assure qu’il eut alors les rieurs de son côté ; mais il dut être au fond mécontent de lui-même : le philosophe en lui avait fait une faute252.
La seconde Fronde lui laissait peu d’espoir de recouvrer sa condition première ; il accepta d’honorables propositions de la reine Christine, et partit pour la cour de Stockholm, où il fut bibliothécaire durant quelques mois. Cette cour était devenue sur la fin un guêpier de savants qui s’y jouaient des tours ; Naudé n’y tint guère. Il était d’ailleurs à l’âge où l’on ne recommence plus. Il revenait de là, dégoûté de sa tentative, rappelé sans doute aussi par le mal du pays et par la perspective de jours meilleurs après les troubles civils apaisés, lorsqu’il fut pris de maladie et mourut en route, à Abbeville, le 29 juillet 1633, avant d’avoir pu revoir et embrasser ses amis. Il fut amèrement regretté de tous, particulièrement de Guy Patin, qui ne parle jamais de son bon et cher ami M. Naudé qu’avec un attendrissement bien rare en cette caustique nature, et qui les honore tous deux : « Je pleure incessamment jour et nuit M. Naudé. Oh ! la grande perte que j’ai faite en la personne d’un tel ami ! Je pense que j’en mourrai, si Dieu ne m’aide (25 novembre 1653). » — Les érudits composèrent à l’envi des vers latins sur la mort du confrère qui les avait si libéralement servis. On peut trouver cependant qu’il ne lui a pas été fait de funérailles suffisantes : on’n’a pas recueilli ses œuvres complètes ; il n’a pas été solennellement enseveli. Mort en 1653, du même âge que le siècle, il n’en représentait que la première moitié, au moment où la seconde, si glorieuse et si contraire, allait éclater. Les Provinciales parurent six années seulement après le Mascurat, et donnèrent le signal : la face du mondé littéraire fut renouvelée. Naudé rentra vite, pour n’en plus sortir, dans l’ombre de ces bibliothèques qu’il avait tant aimées et qui allaient être son tombeau. On imprima de lui un volume de lettres latines criblé de fautes. On rédigea le Naudœana, ou extrait de ses conversations, criblé de bévues également. Il n’eut pas d’éditeur pieux. Son article manque au Dictionnaire de Bayle, ce plus direct héritier de son esprit. Lui qui a tant songé à sauver les autres de l’oubli, il est de ceux, et des plus regrettables, qui sont en train de sombrer dans le grand naufrage. Ses livres ont, à mes yeux, déjà la valeur de manuscrits, en ce sens que, selon toute probabilité, ils ne seront jamais réimprimés. Quelques curieux les recherchent ; on les lit peu, on les consulte çà et là. Tel est le lot de presque tous, de quelques-uns même des plus dignes. Qu’y faire ? la vie presse, la marche commande, il n’y a plus moyen de tout embrasser ; et nous-même ici, qui avons tâché d’exprimer du moins l’esprit de Naudé, et de redemander, d’arracher sa physionomie vraie à ses œuvres éparses, ce n’est, pour ainsi dire, qu’en courant que nous avons pu lui rendre cet hommage.
1er Décembre 1843.