(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre second. Poésie dans ses rapports avec les hommes. Caractères. — Chapitre XII. Suite du Guerrier. »
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(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre second. Poésie dans ses rapports avec les hommes. Caractères. — Chapitre XII. Suite du Guerrier. »

Chapitre XII.
Suite du Guerrier.

Montrons à présent que ces vertus du chevalier, qui élèvent son caractère jusqu’au beau idéal, sont des vertus véritablement chrétiennes.

Si elles n’étaient que de simples vertus morales, imaginées par le poète, elles seraient sans mouvement et sans ressort. On en peut juger par Énée, dont Virgile a fait un héros philosophe.

Les vertus purement morales sont froides par essence : ce n’est pas quelque chose d’ajouté à l’âme, c’est quelque chose de retranché de la nature ; c’est l’absence du vice, plutôt que la présence de la vertu.

Les vertus religieuses ont des ailes, elles sont passionnées. Non contentes de s’abstenir du mal, elles veulent faire le bien : elles ont l’activité de l’amour, et se tiennent dans une région supérieure, et un peu exagérée. Telles étaient les vertus des chevaliers.

La foi ou la fidélité était leur première vertu ; la fidélité est pareillement la première vertu du christianisme.

Le chevalier ne mentait jamais. — Voilà le chrétien.

Le chevalier était pauvre, et le plus désintéressé des hommes. — Voilà le disciple de l’Évangile.

Le chevalier s’en allait à travers le monde, secourant la veuve et l’orphelin. — Voilà la charité de Jésus-Christ.

Le chevalier était tendre et délicat. Qui lui aurait donné cette douceur, si ce n’était une religion humaine qui porte toujours au respect pour la faiblesse ? Avec quelle bénignité Jésus-Christ lui-même ne parle-t-il pas aux femmes dans l’Évangile !

Agamemnon déclare brutalement qu’il aime autant Briséis que son épouse, parce qu’elle fait d’aussi beaux ouvrages.

Un chevalier ne parle pas ainsi.

Enfin le christianisme a produit l’honneur ou la bravoure des héros modernes, si supérieure à celle des héros antiques.

La véritable religion nous enseigne que ce n’est pas par la force du corps que l’homme se doit mesurer, mais par la grandeur de l’âme. D’où il résulte que le plus faible des chevaliers ne tremble jamais devant un ennemi ; et, fût-il certain de recevoir la mort, il n’a pas même la pensée de la fuite.

Cette haute valeur est devenue si commune, que le moindre de nos fantassins est plus courageux que les Ajax, qui fuyaient devant Hector, qui fuyait à son tour devant Achille. Quant à la clémence du chevalier chrétien envers les vaincus, qui peut nier qu’elle découle du christianisme ?

Les poètes modernes ont tiré une foule de traits nouveaux du caractère chevaleresque. Dans la tragédie il suffit de nommer Bayard, Tancrède, Nemours, Couci : Nérestan apporte la rançon de ses frères d’armes, et se vient rendre prisonnier, parce qu’il ne peut satisfaire à la somme nécessaire pour se racheter lui-même. Les belles mœurs chrétiennes ! Et qu’on ne dise pas que c’est une pure invention poétique ; il y a cent exemples de chrétiens qui se sont remis entre les mains des Infidèles, ou pour délivrer d’autres chrétiens, ou parce qu’ils ne pouvaient compter l’argent qu’ils avaient promis.

On sait combien le caractère chevaleresque est favorable à l’Épopée. Qu’ils sont aimables tous ces chevaliers de la Jérusalem, ce Renaud si brillant, ce Tancrède si généreux, ce vieux Raymond de Toulouse, toujours abattu et toujours relevé ! On est avec eux sous les murs de Solyme ; on croit entendre le jeune Bouillon s’écrier, au sujet d’Armide : « Que dira-t-on à la cour de France, quand on saura que nous avons refusé notre bras à la beauté ? » Pour juger de la différence qui se trouve entre les héros d’Homère et ceux du Tasse, il suffit de jeter les yeux sur le camp de Godefroi et sur les remparts de Sion. D’un côté sont les chevaliers, et de l’autre les héros antiques. Soliman même n’a tant d’éclat, que parce que le poète lui a donné quelques traits de la générosité du chevalier : ainsi le principal héros infidèle emprunte lui-même sa majesté du christianisme.

Mais c’est dans Godefroi qu’il faut admirer le chef-d’œuvre du caractère héroïque. Si Énée veut échapper à la séduction d’une femme, il tient les yeux baissés : Immota tenebat lumina  ; il cache son trouble ; il répond des choses vagues : « Reine, je ne nie point tes bontés, je me souviendrai d’Élise », Meminisse Elisæ.

Ce n’est pas de cet air que le capitaine chrétien repousse les adresses d’Armide : il résiste, car il connaît les fragiles appas du monde ; il continue son vol vers le ciel, comme l’oiseau rassasié qui ne s’abat point où une nourriture trompeuse l’appelle .

Qual saturo augel, che non si cali,
Ove il cibo mostrando, altri l’invita

Faut-il combattre, délibérer, apaiser une sédition, Bouillon est partout grand, partout auguste. Ulysse frappe Thersite de son sceptre (σκήπτρω δὲ μετάφρενον, ἠδὲ καῖ ὤμω πλἦξεν), et arrête les Grecs prêts à rentrer dans leurs vaisseaux : ces mœurs sont naïves et pittoresques. Mais voyez Godefroi se montrant seul à un camp furieux qui l’accuse d’avoir fait assassiner un héros. Quelle beauté noble et touchante dans la prière de ce capitaine plein de la conscience de sa vertu ! comme cette prière fait ensuite éclater l’intrépidité du général, qui, désarmé et tête nue, se présente à une soldatesque effrénée !

Au combat, une sainte et majestueuse valeur, inconnue aux guerriers d’Homère et de Virgile, anime le guerrier chrétien. Énée, couvert de ses armes divines, et debout sur la poupe de sa galère, qui approche du rivage Rutule, est dans une attitude héroïque ; Agamemnon, semblable au Jupiter foudroyant, présente une image pleine de grandeur : cependant Godefroi n’est inférieur ni au père des Césars, ni au chef des Atrides, dans le dernier chant de la Jérusalem.

Le soleil vient de se lever : les armées sont en présence ; les bannières se déroulent aux vents ; les plumes flottent sur les casques ; les habits, les franges, les harnais, les armes, les couleurs, l’or et le fer, étincellent aux premiers feux du jour. Monté sur un coursier rapide, Godefroi parcourt les rangs de son armée ; il parle, et son discours est un modèle d’éloquence guerrière. Sa tête rayonne, son visage brille d’un éclat inconnu, l’ange de la victoire le couvre invisiblement de ses ailes. Bientôt il se fait un profond silence ; les légions se prosternent, en adorant celui qui fit tomber Goliath par la main d’un jeune berger. Soudain la trompette sonne, les soldats chrétiens se relèvent, et, pleins de la fureur du Dieu des armées, ils se précipitent sur les bataillons ennemis.