(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville »

Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville86

Le nouveau volume que M. Gustave de Beaumont vient d’ajouter aux deux qui avaient précédemment paru de la Correspondance de M. de Tocqueville, a été fort remarqué, et fort justement. Il le mérite de tout point. J’en donnerai ici quelques extraits par lesquels je m’attacherai surtout à faire connaître le genre et le tour d’esprit, la forme de talent, de l’un des hommes les plus distingués de ce temps-ci. J’ai fait autrefois quelques réserves à son sujet, lorsqu’il m’a semblé qu’on voulait le porter un peu trop haut ; j’en ferai peut-être encore quelques-unes ; mais ce sera le plus souvent en me servant de ses paroles mêmes et toujours en rendant hommage à son mérite, à son caractère et à ses vertus.

I.

Les premières lettres nous le montrent à l’âge de vingt-six ans, partant pour son voyage d’Amérique où il allait, chargé par le Gouvernement français d’une mission, à l’effet d’étudier le système pénitentiaire, mais en réalité pour y observer la société, les lois, les mœurs, et rapporter les éléments du grand ouvrage qui a fondé sa réputation. Il écrit à sa mère, à bord du navire, pendant la traversée même (avril-mai 1831) ; il décrit l’intérieur de ce petit monde, un vaisseau en mer, cette arche de Noé qui contient bien des espèces diverses de toute nature et de tout pays. Dans ces récits où rien n’est particulièrement saillant, on goûte tout d’abord un bon sens agréable, une plaisanterie modérée, une bonne langue. Les premières descriptions ou les premiers aperçus que M. de Tocqueville donne à ses parents et amis n’ont rien de sensiblement pittoresque : c’est judicieux, graduel, avec une part de réflexion toujours et des commencements de considérations ; même quand il nous décrit le pays neuf, les luttes de l’homme avec les forêts, les grands lacs, il n’a pas de bien vives couleurs ; la palette proprement dite, et comme nous l’entendons aujourd’hui, est absente. On dirait que les termes lui manquent quelquefois : « Mais si je raconte les choses en détail, je n’en finirai jamais ; il faudrait vous écrire un volume… Je ferai ? nécessairement du pathos, ma chère maman, si j’entreprenais la description du spectacle que nous eûmes alors sous les yeux (la chute du Niagara).. » Il ne laisse pas cependant de bien raconter ce qu’il voit et de s’en tirer fort convenablement avec sa sincérité d’impressions sans enluminure ; mais il reprend plus sûrement sa supériorité dès qu’intervient l’étude morale : l’esprit sain, juste, délicat, élevé, retrouve ses avantages. Tout en lisant ces lettres pleines de sagesse, de raison et d’une vivacité prudente, je songeais à la différence de ce ton avec celui qui règne aujourd’hui. Un jeune homme, à peu près du même âge qu’avait alors M. de Tocqueville, visite, à trente-trois ans d’intervalle, les mêmes contrées, le même empire transatlantique ; ce jeune homme a été élevé dans des conditions à peu près semblables à celles dans lesquelles l’avait été en son temps M. de Tocqueville, ou du moins il a été nourri dans un milieu fort approchant ; mais quelle manière différente d’aborder son sujet ! Avez-vous lu dans la Revue des Deux Mondes les intéressantes Lettres de M. Ernest Duvergier de Hauranne, Huit mois en Amérique ? L’aspect des lieux, la nature, les institutions, les mœurs, les hommes, les principaux acteurs politiques, les personnages les plus considérables, tout y est attaqué à la fois et de front par une plume jeune, dégagée, hardie. Il est vrai qu’on est en pleine guerre civile, et le temps presse ; toute circonspection a disparu : le premier coup d’œil fait loi. Tout passe sous nos yeux tour à tour et dans une célérité mouvante ; tout parle, tout vit, tout tranche nettement ; les descriptions abondent ; les portraits tirés à bout portant sont publiés, l’année d’après, sans ménagement, sans cérémonie ni prenez-y-garde : M. Seward y est saisi sur le vif et photographié, comme on dit, avec ses verrues, s’il en a, et ses négligences de costume. Le lecteur ne s’en plaint pas. Entre le jeune voyageur de 1831 et celui d’aujourd’hui, je fais la part de la physionomie individuelle, de la différence des caractères et des formes de talent ; mais aussi il me semble qu’on peut, en lisant les deux récits, se faire une idée des éléments tout nouveaux qui sont entrés dans l’éducation depuis trente ans, des excitants qui flottent dans l’air et qu’on y respire ; de la réalité en fusion qui circule, qu’on absorbe, et qui ressort ensuite par tous les pores ; en un mot, du changement introduit dans la nourriture générale des esprits, même de ceux qui sembleraient appartenir à un même courant d’opinions et de traditions. C’est que trente ans, en effet, sont un long intervalle, même dans la vie des nations : la constitution de l’atmosphère morale a le temps de s’y modifier.

De cette espèce de comparaison que je ne fais qu’indiquer en passant, on aurait grand tort de conclure qu’il n’y a pas dans ces lettres de M. de Tocqueville de charmants tableaux. C’est surtout quand la finesse de l’esprit est en jeu, que l’écrivain réussit. Veut-il, dans une lettre à une de ses cousines, lui donner une idée agréablement ironique du rôle important qu’ils remplissent aux yeux des Américains, son ami M. de Beaumont et lui, en leur qualité de chargés d’une mission du Gouvernement français pour cette grave affaire du régime des prisons ; il a une raillerie douce, insinuante, à l’usage de la bonne compagnie ; prêtez l’oreille et écoutez :

« Vous savez déjà en gros, sans doute, ma chère cousine, écrit-il à Mme de Grancey, les détails de notre voyage : nous avons été parfaitement reçus dans ce pays-ci, et si bien que nous nous trouvons quelquefois dans la même position que cette duchesse (de la fabrique de Napoléon) qui, s’entendant annoncer à la porte d’un salon, croyait qu’il s’agissait d’une autre, et se retirait de côté pour se laisser passer. Le fait est qu’il faut une loupe pour nous apercevoir en France ; mais, en Amérique, on nous considère avec un télescope ; l’illusion dure encore, bien que nous continuions à être polis comme de pauvres diables, et que nous n’ayons pu encore nous habituer au sans-gêne et aux manières impertinentes des gens de conséquence. Je dois, au reste, vous dire, pour l’explication du fait, que nous profitons d’une erreur très-naturelle dans laquelle tombent tous les Américains. Aux États-Unis, on n’a ni guerre, ni peste, ni littérature, ni éloquence, ni beaux-arts, peu de grands crimes, rien de ce qui réveille l’attention en Europe ; on jouit ici du plus pâle bonheur qu’on puisse imaginer. La vie politique s’y passe à discuter s’il faut raccommoder un chemin ou bâtir un pont. Aux États-Unis donc, on regarde l’exécution d’une belle prison comme la pyramide de Chéops, ni plus ni moins, et, par contre-coup, nous qui passons en quelque sorte pour le système pénitentiaire fait homme, quand on nous place à côté de la pyramide, nous sommes des espèces de géants. Vous sentez bien que, pour que le Gouvernement français nous ait chargés de visiter les prisons d’Amérique, il faut que nous soyons des hommes de la première volée. Car quoi de plus grand qu’une prison ? Si nous disions aux Américains qu’il n’y a pas cent personnes en France qui sachent au juste ce que c’est que le système pénitentiaire, et que le Gouvernement français est tellement innocent des grandes vues qu’on lui suppose, qu’à l’heure qu’il est il ignore probablement qu’il a des commissaires en Amérique, ils seraient bien étonnés sans doute. Mais vous savez que la véracité consiste à ne pas dire ce qui est faux, et non à dire ce qui est vrai. Je vous avouerai, du reste, que la gloire a son mauvais côté ; le système pénitentiaire étant notre industrie, il nous faut, bon gré, mal gré, l’exploiter tous les jours ; en vain cherchons-nous à nous en défendre, chacun trouve moyen de nous glisser une petite phrase aimable sur les prisons. Dans toutes les sociétés où nous allons, la maîtresse de la maison ou sa fille, à côté de laquelle on a bien soin de placer l’un de nous, croirait manquer au savoir-vivre si elle ne commençait par nous parler de pendus et de verrous. Ce n’est qu’après avoir épuisé un sujet qu’on sait nous être agréable et sur lequel on présume que nous aurons quelque chose à dire, qu’on essaye de diriger la conversation vers des objets plus vulgaires. »

Sur l’aspect du Canada et des grands lacs, sur les pionniers, ces avant-coureurs sauvages d’une civilisation en marche, sur les Virginiens et leur caractère de gentilshommes qui tranche avec celui des Américains du Nord, sur le départ et l’expropriation des restes de l’antique et puissante tribu des Chactas, M. de Tocqueville a des pages d’une peinture modérée, dans laquelle l’observation et le sentiment moral se combinent de manière à former dans l’esprit une image durable. Je ne sais rien de mieux présenté et de plus touchant, en ce genre de tableau raisonné et senti, que la scène d’émigration dont il fut témoin à Memphis dans l’État de Tennessee, sur les bords du Mississipi. Mais les scènes, chez lui, ont besoin d’être préparées et comme expliquées d’avance ; il est de ceux qui croient devoir disposer la pensée avant de parler aux yeux :

« Vous saurez donc, dit-il en écrivant à sa mère (25 décembre 1831), que les Américains des États-Unis, gens raisonneurs et sans préjugés ; de plus, grands philanthropes ; se sont imaginé, comme les Espagnols, que Dieu leur avait donné le Nouveau Monde et ses habitants en pleine propriété. Ils ont découvert, en outre, que, comme il était prouvé (écoutez bien ceci) qu’un mille carré pouvait nourrir dix fois plus d’hommes civilisés que d’hommes sauvages, la raison indiquait que, partout où les hommes civilisés pouvaient s’établir, il fallait que les sauvages cédassent la place. Voyez la belle chose que la logique. Conséquemment, lorsque les Indiens commencent à se trouver un peu trop près de leurs frères les blancs, le président des États-Unis leur envoie un messager, lequel leur représente que, dans leur intérêt bien entendu, il serait bon de reculer un tant soit peu vers l’Ouest. Les terres qu’ils habitent depuis des siècles leur appartiennent sans doute : personne ne leur refuse ce droit incontestable ; mais ces terres, après tout, ce sont des déserts incultes, des bois, des marais, pauvre propriété vraiment. De l’autre côté du Mississipi, au contraire, se trouvent de magnifiques contrées, où le gibier n’a jamais été troublé par le bruit de la hache du pionnier ; où les Européens ne parviendront jamais. Ils en sont séparés par plus de cent lieues. Ajoutez à cela des présents d’un prix inestimable, prêts à payer leur complaisance : des barriques d’eau-de-vie, des colliers de verre, des pendants d’oreilles et des miroirs ; le tout appuyé de l’insinuation que, s’ils refusent, on se verra peut-être contraint de les y forcer. Que faire ? les pauvres Indiens prennent leurs vieux parents dans leurs bras ; les femmes chargent leurs enfants sur leurs épaules ; la nation se met enfin en marche, emportant avec elle ses plus grandes richesses. Elle abandonne pour toujours le sol sur lequel, depuis raille ans peut-être, ont vécu ses pères, pour aller s’établir dans un désert où les blancs ne la laisseront pas dix ans en paix. Remarquez-vous les résultats d’une haute civilisation ? Les Espagnols, en vrais brutaux, lâchent leurs chiens sur les Indiens comme sur des bêtes féroces ; ils tuent, brûlent, massacrent, pillent le Nouveau Monde comme une ville prise d’assaut, sans pitié comme sans discernement… Les Américains des États-Unis, plus humains, plus modérés, plus respectueux du droit et de la légalité, jamais sanguinaires, sont plus profondément destructeurs, et il est impossible de douter qu’avant cent ans il ne restera pas dans l’Amérique du Nord, non pas une seule nation, mais un seul homme appartenant à la plus remarquable des races indiennes… »

L’exposition ainsi faite, le moral et l’esprit de la scène ainsi expliqués complètement, il la raconte si bien que cela finit par être une peinture navrante :

« Six à sept mille Indiens ont déjà passé le grand fleuve, ceux qui arrivaient à Memphis y venaient dans le dessein de suivre leurs compatriotes. Logent du Gouvernement américain qui les accompagnait et était chargé de payer leur passage, sachant qu’un bateau à vapeur venait d’arriver, accourut au rivage… Il s’agissait d’embarquer notre tribu exilée, ses chevaux et ses chiens. Ici commença une scène qui, en vérité, avait quelque chose de lamentable. Les Indiens s’avancèrent d’un air morne vers le rivage : on fit d’abord passer les chevaux, dont plusieurs, peu accoutumés aux formes de la vie civilisée, prirent peur et s’élancèrent dans le Mississipi, d’où on ne put les retirer qu’avec peine : puis vinrent les hommes, qui, suivant la coutume ordinaire, ne portaient rien que leurs armes ; puis les femmes, portant leurs enfants attachés sur leur dos ou entortillés dans les couvertures qui les couvraient ; elles étaient, en outre, surchargées de fardeaux qui contenaient toute leur richesse. On conduisit enfin les vieillards. Il se trouvait là une femme âgée de cent dix ans ; je n’ai jamais vu plus effrayante figure : elle était nue, à l’exception d’une couverture qui laissait voir, en mille endroits, le corps le plus décharné dont on puisse se faire idée ; elle était escortée de deux ou trois générations de petits enfants. Quitter son pays à cet âge pour aller chercher fortune sur une terre étrangère, quelle misère ! Il y avait, au milieu des vieillards, une jeune fille qui s’était cassé le bras huit jours auparavant ; faute de soins, le bras avait gelé au-dessous de la fracture : il fallait cependant qu’elle suivît la marche commune. Quand tout fut passé, les chiens s’approchèrent du rivage ; mais ils refusèrent d’entrer dans le bateau et se mirent à pousser des hurlements affreux : il fallut que leurs maîtres les amenassent de force.

« Il y avait dans l’ensemble de ce spectacle un air de ruine et de destruction, quelque chose qui sentait un adieu final et sans retour ; on ne pouvait y assister sans avoir le cœur serré. Les Indiens étaient tranquilles, mais sombres et taciturnes. Il y en avait un qui savait l’anglais et auquel je demandai pourquoi les Chactas quittaient leur pays. — « Pour être libres », me répondit-il. — Je ne pus jamais en tirer autre chose. Nous les déposerons demain dans les solitudes de l’Arkansas. »

C’est là, convenons-en, une manière bien française, — française de l’ancienne école, — de voir les choses et de les montrer. Rien n’est donné à la curiosité ni à l’amusement. Nous ne voyons, il est vrai, ni les plumes, ni les armes, ni le tatouage des Chactas, ni bien des singularités frappantes dont le détail ne nuirait certes pas au relief et à la vie : on dirait que Chateaubriand n’est pas venu. En revanche, rien ne manque de ce qui peut faire comprendre la douleur profonde. L’artiste, après avoir lu, désire quelque chose : l’homme est satisfait.

Cette Correspondance nous initie parfaitement à l’esprit et au cœur de Tocqueville ; elle nous indique aussi avec assez de précision le degré de croyance religieuse où il était resté et auquel il se fixa pour toujours. Il apprend, pendant ce voyage d’Amérique, la mort de son ancien précepteur, âgé de quatre-vingts ans, l’abbé Lesueur, l’un de ces abbés d’autrefois, attachés pour toute la vie à la maison qu’ils avaient d’abord adoptée, devenus membres de la famille et considérant les fils comme les leurs : « un être dont toutes les pensées, toutes les affections se rapportaient à nous seuls et qui ne semblait vivre que pour nous. » C’est à son frère, également élève de l’abbé Lesueur, que Tocqueville adresse cette lettre, où il s’épanche en pleurs amers et en regrets pénétrants :

« Oh ! si tu savais, mon pauvre Edouard, quelle fête je me faisais de le revoir ! avec quel bonheur je me représentais sa joie en me serrant de nouveau dans ses bras ! Dans mon avant-dernière lettre, je m’adressais à lui comme s’il avait encore pu m’entendre ; je lui peignais ma joie au retour. Au lieu de cela, je verrai sa chambre déserte ; je ne vous embrasserai tous qu’avec de l’amertume au fond du cœur ! Non, je ne puis encore me figurer que je sois séparé de lui pour toujours… Oh ! mon pauvre ami, je voulais t’écrire tranquillement ; mais ces cruelles idées sont plus fortes que ma volonté, et je vois à peine ce que j’écris. La pensée de cette séparation éternelle pèse comme un poids insupportable sur mon âme. Je la retrouve partout : elle semble s’attachera tous les objets. Ne craignez pas cependant pour ma santé.

Je vous le dis en vérité, elle est bonne, et la nécessité absolue où je suis de m’occuper m’aidera, j’espère, à supporter cette cruelle épreuve. Au milieu de ma douleur, il y a une idée qui me soutient : il est peut-être heureux d’avoir cessé de vivre dans les circonstances où nous vivons. Il est parti pour un monde meilleur, nous laissant tous sinon heureux, du moins encore tranquilles. Qui sait le sort qui attend sa famille adoptive à l’entrée d’une époque de révolutions comme celle où nous sommes ? Peut-être eût-il été réservé à des épreuves qu’il lui eût été impossible de supporter. Et puis, mon cher ami, jamais je n’ai été sûr du bonheur éternel de personne comme du sien. J’ai lu beaucoup de choses dans ma vie sur l’immortalité de l’âme, et je n’en ai jamais été aussi complètement convaincu qu’aujourd’hui. Que celui qui, comme notre bon ami, n’a vécu que pour bien faire, subisse le même sort que les plus grands criminels, voilà contre quoi ma raison et mon cœur se soulèvent avec une violence que je n’avais jamais sentie. Hier au soir, je l’ai prié comme un saint ; j’espère qu’il a entendu ma voix et qu’il a vu que ses bienfaits n’avaient point été tout à fait perdus… »

Cette mort d’un vieillard, à laquelle il semble qu’il pouvait s’attendre, assombrit pour le jeune voyageur les spectacles auxquels il va désormais assister ; il le dit et le redit à toutes les personnes de sa famille avec des accents d’une sincérité profonde, et qui mettent à nu, à n’en pas douter, l’état contristé de son âme :

« (A Mme de Grancev, 10 octobre 1831)… Bien des gens croient que nous n’avons fait qu’une perte ordinaire ; mais vous savez que c’est presque un père que nous pleurons. Il en partageait la tendresse comme les soins. C’est sur ses genoux que nous avons appris à discerner le bien du mal ; c’est lui qui a commencé pour nous cette première éducation de l’enfance dont on se ressent toute sa vie, et qui a fait de nous sinon des hommes distingués, du moins d’honnêtes gens. Je vous avoue que ce malheur a singulièrement diminué pour moi l’intérêt journalier que je prenais dans ce voyage. Les objets qui m’entourent sont bien encore les mêmes, mais il me semble que je les vois sous un autre jour. Il y a bien des moments où je voudrais me retrouver en Europe, et cependant je vous avoue que l’idée du retour n’est pas sans amertume. »

On a quelquefois comparé Tocqueville à Montesquieu. Un de nos meilleurs critiques, M. Scherer, dans un article où il a parfaitement apprécié Tocqueville pour ses mérites, a conclu en disant : « La postérité lui érigera un buste au pied de la statue de Montesquieu. » Mais ici on est loin de Montesquieu, dont les plus grands chagrins, on le sait, ne résistèrent jamais à une heure d’étude et de lecture. Je dirai presque qu’après avoir lu ces pages sur la mort de son vieil instituteur, on, ne peut s’empêcher de penser que Tocqueville avait la sensibilité trop vive et trop tendre, le cœur trop gros pour un philosophe.

Ses sentiments religieux et philosophiques, nous venons de les voir, au sein même de cette douleur : il les confondait volontiers et évitait peut-être de distinguer le point précis, la ligne exacte où il aurait pu établir entre eux, entre la religion et la philosophie, une différence essentielle. Une lettre fort belle, de ce temps, écrite par lui d’Amérique à un jeune homme que travaillait le mal du siècle, le mal de Werther ou de Rem, nous le montre déjà mur et tel qu’à cet égard il sera toute sa vie :

« Vous vivez, mon cher ami, si je ne me trompe, dans un monde de chimères : je ne vous en fais pas un crime ; j’y ai vécu longtemps moi-même, et en dépit de tous mes efforts je m’y trouve encore ramené bien des fois. Lorsqu’on entre dans la première période de la jeunesse, on aperçoit devant soi la vie entière, comme un ensemble complet de malheurs ou d’infortunes, qui peut devenir votre partage. Je crois qu’il n’en est point ainsi : on espère ou on craint trop. Il n’y a presque pas d’hommes qui aient été continuellement malheureux : il n’y en a pas qui soient continuellement heureux. La vie n’est donc ni une excellente ni une très-mauvaise chose, mais, passez-moi l’expression, une chose médiocre, participant des deux. Il ne faut ni trop en attendre ni trop en craindre, mais tâcher de la voir telle qu’elle est sans dégoût ni enthousiasme, comme un fait inévitable, qu’on n’a pas produit, qu’on ne fera pas cesser, et qu’il s’agit surtout de rendre supportable. Ne croyez pas que je sois arrivé sans de grands Combats intérieurs à considérer l’existence sous ce point de vue, ni que je m’v tienne toujours. Comme vous, comme tous les hommes, je sens en dedans de moi une passion ardente qui m’entraîne vers un bonheur sans limite, et me fait considérer l’absence de ce bonheur comme la plus grande infortune. Mais c’est là, soyez-en sûr, une passion folle qu’il faut combattre. Ce sentiment-là n’est point viril et ne saurait rien produire qui le soit. La vie n’est ni un plaisir ni une douleur, c’est une affaire grave dont nous sommes chargés, et dont notre devoir est de nous acquitter le mieux possible…

Il y a encore une des chimères de la première jeunesse contre laquelle il est bien important de se prémunir. Quand j’ai commencé à réfléchir, j’ai cru que le monde était plein de vérités démontrées ; qu’il ne s’agissait que de bien regarder pour les voir : mais lorsque j’ai voulu m’appliquer à considérer les objets, je n’ai plus aperçu que doutes inextricables. Je ne puis vous exprimer, mon cher Charles, dans quelle horrible situation cette découverte m’a mis. C’est le temps le plus malheureux de ma vie ; je ne puis me comparer qu’à un homme qui, saisi d’un vertige, croit sentir le plancher trembler sous ses pas et voit remuer les murs qui l’entourent ; même aujourd’hui, c’est avec un sentiment d’horreur que je me rappelle cette époque. Je puis dire qu’alors j’ai combattu avec le doute corps à corps, et qu’il est rare de le faire avec plus de désespoir. Eh bien ! j’ai fini par me convaincre que la recherche de la vérité absolue, démontrable, comme la recherche du bonheur parfait, était un effort vers l’impossible. Ce n’est pas qu’il n’y ait quelques vérités qui méritent la conviction entière de l’homme ; mais soyez assuré qu’elles sont en très-petit nombre. Pour l’immense majorité des points qu’il nous importe de connaître, nous n’avons que des vraisemblances, des à peu près. Se désespérer qu’il en soit ainsi, c’est se désespérer d’être homme, car c’est là une des plus inflexibles lois de notre nature…

Il faut donc prendre son parti de n’arriver que très-rarement à la vérité démontrée. Mais, quoi qu’on fasse, me direz-vous, le doute sur lequel on se risque est toujours un état pénible. Sans doute, je considère ce doute comme une des plus grandes misères de notre nature ; je le place immédiatement après les maladies et la mort ; mais c’est parce que j’ai cette opinion-là de lui, que je ne conçois pas que tant d’hommes se l’imposent gratuitement et sans utilité. C’est pour cela que j’ai toujours considéré la métaphysique et toutes les sciences purement théoriques, qui ne servent de rien dans la réalité de la vie, comme un tourment volontaire que l’homme consentait à s’infliger… »

Ainsi il n’a point échappé à la crise inévitable des nobles esprits, an doute ; mais il s’en est tiré en l’éludant, en composant : il a mis quelques vérités à part, il ne dit pas lesquelles, mais on les devine aisément (Dieu, spiritualité, immortalité de l’âme, une portion de christianisme…). De peur d’avoir à revenir dessus et pour plus de sûreté, il proscrit la métaphysique et les recherches théoriques inutiles ; il se refuse à pousser à bout le libre examen et lui prescrit une limite. Le philosophe en lui restera jusqu’à la fin le disciple et l’élève du digne abbé Lesueur. Il n’y pas eu pour Tocqueville, comme pour d’autres, émancipation complète, décisive, réaction violente contre son passé et séparation, avec déchirement, de la première souche morale et religieuse. Il ne s’est pas révolté contre son premier maître. Ce sera ainsi en tout : cette nature honorable tâchera de ne pas rompre absolument et de composer.

En matière de démocratie comme en matière de philosophie, s’il ne s’en tient pas à la surface, il n’ira point pourtant jusqu’au fond. Il y a en tout des abîmes qu’il ne songera pas. Il y a des choses dont il s’étonnera plus qu’il ne convient à un penseur, des négations audacieuses qui le confondront. A ces esprits, si distingués d’ailleurs, il manque, pour connaître tout l’homme et toute la société, d’être allé jusqu’aux dernières limites, d’avoir fait le tour entier des vérités ou des réalités. Il est, dans la sphère humaine, dans le domaine de la pensée comme dans l’ordre social, des couches profondes, des cercles extrêmes qu’il faut avoir visités et traversés, qu’il faut sans cesse oser pénétrer du regard, sans quoi l’on n’est jamais un philosophe achevé ni même un parfait et consommé politique. On n’en est quelquefois que plus estimable moralement pour n’être point allé jusque-là.

Tocqueville n’a pas l’esprit assez hardi ni assez alerte pour croire qu’il va faire sur place un tableau de l’Amérique complet et satisfaisant : « Si je fais jamais quelque chose sur l’Amérique, ce sera en France, écrivait-il, et avec les documents que je rapporte. » Il se considérait, en partant de l’Amérique, comme en état seulement de comprendre les documents qu’il n’avait pas eu encore le loisir d’étudier. Il n’avait d’ailleurs, disait-il, que des notes sans ordre et sans suite, des idées détachées dont seul il avait la clef : « Ce que je rapporte de plus curieux, ce sont deux petits cahiers où j’ai écrit mot pour mot les conversations que j’ai eues avec les hommes les plus remarquables de ce pays-ci. Ce chiffon de papier a pour moi un prix inestimable, mais pour moi seul qui ai pu sentir la valeur des demandes et des réponses. » L’idée de publier ces documents de première main, en les développant dans un simple récit, ne souriait nullement à son esprit plus compliqué et plus exigeant, qui aimait à avoir en vue plus d’un but à la fois :

« Vouloir présenter un tableau complet de l’Union serait une entreprise absolument impraticable pour un homme qui n’a passé qu’un an dans cet immense pays. Je crois, d’ailleurs, qu’un pareil ouvrage serait aussi ennuyeux qu’instructif. On pourrait, au contraire, en choisissant les matières,, ne présenter que des sujets qui eussent des rapports plus ou moins directs avec notre état social et politique. L’ouvrage, de cette manière, pourrait avoir tout à la fois un intérêt permanent et un intérêt du moment. Voilà le cadre ; mais aurai-je jamais le temps, et me trouverai-je la capacité nécessaire pour le remplir ? C’est là la question. »

On voit le mélange d’ambition et de modestie, la haute visée en même temps qu’une certaine méfiance de ses forces. Je l’arrête sur un seul mot. Le tableau, tel qu’il l’eût pu présenter plus simplement, n’eût certes point été ennuyeux. Il se trompe. Ce tableau aurait eu une moindre portée, sans doute, et eût donné une moindre idée de son auteur que le savant ouvrage composé que nous possédons ; mais il n’eût pas été, je le crois, moins instructif ; il l’eût peut-être été davantage. — La première partie de l’ouvrage, pleine de réflexions applicables à notre société, et de vues réversibles sur notre Europe et notre France, réussit complètement et mérita son succès : l’auteur, en le continuant, poussa trop loin sa méthode et l’épuisa, ainsi que son sujet, dans la seconde partie qui parut quelques années après et qui ne répondit pas en intérêt à la première87. A force de vouloir suivre l’influence de la Démocratie sur les sentiments et les mœurs, il retombait et tournait presque inévitablement dans le même cercle de considérations et dans les mêmes pronostics. Pour varier le ton, pour relever la matière et accidenter, si j’ose dire, le paysage, il n’avait pas à son service l’imagination, comme Montesquieu. Il le sentait tout le premier, lorsqu’il écrivait à son ami M. de Beaumont (8 octobre 1839) :

« Je ne puis vous dire quel désir j’éprouve devoir ce manuscrit terminé, afin qu’il vous passe sous les yeux. Il m’importe de vous le remettre tout à la fois dans les mains. Le vice de l’ouvrage n’est pas dans tel chapitre en particulier, il est dans la monotonie du sujet et le peu d’art qui m’a empêché de combattre cette monotonie naturelle : on ne peut juger un semblable défaut qu’en lisant le livre d’une haleine. C’est ce que je vous demanderai de faire. Je suis déjà sur d’être grave, et j’ai une peur abominable d’être ennuyeux. »

Cette seconde partie, un peu fatiguée, trahit le défaut assez habituel à cet esprit méditatif et consciencieux ; il s’appliquait trop. Dans ses lettres, il pense et ne s’applique pas, et c’est ce qui en fait le charme.

II.

La Correspondance de Tocqueville avec M. Royer-Collard est un véritable ornement de ce volume nouveau. De tous les hommes du temps, M. Royer-Collard était celui dont le rôle semblait le plus fait pour tenter Tocqueville. Évidemment, c’était un type, un noble exemplaire idéal qu’il eût été beau et glorieux de reproduire, en le renouvelant, même dans un cadre diminué et moins favorable. Tocqueville, à son entrée dans la carrière publique, eut certainement l’idée et l’ambition d’être un Royer-Collard jeune. Les choses ne s’y prêtèrent pas ; mais il n’en avait, non plus, ni la force ni la stature. Il embrassait plus comme écrivain ; il avait plus que Royer-Collard le talent d’écrire, cette faculté que M. Royer s’était, en quelque sorte, refusée de bonne heure à lui-même par la hauteur et la difficulté de son goût ; mais, comme homme, Tocqueville était plus faible, moins décisif ; sa complexion physique le disait assez ; la nature, à première vue, ne l’avait pas destiné à une grande autorité actuelle et présente, à une prépondérance imposante dans les Assemblées ; il ne tranchait pas comme l’autre ; il ne se faisait pas écouter. Les qualités du lendemain, celles que l’écrivain conserve et déploie dans ses livres, il les possédait, et c’est en cela seulement qu’il a l’avantage. La Correspondance fait bien sentir le rapport légèrement inégal de ces deux esprits, somme toute, si éminents. Il y a cinq Lettres de M. Royer-Collard à Tocqueville. Dans la première, le majestueux vieillard s’attache à tempérer l’impatience du jeune et déjà célèbre publiciste qui va risquer sa première candidature pour la députation, en 1837. Les paroles sont magnifiques : elles excèdent un peu la familiarité épistolaire M. Royer-Collard n’est pas exempt de roideur ; il ne sait pas se baisser. Mais si son expression n’est pas simple, elle est toujours grande, originale et unique ; il ne dit rien comme un autre :

« (31 juillet 1837.)… Dans un temps d’instabilité, il n’est pas bon d’entrer très-jeune dans les affaires publiques ; si j’avais eu ce malheur, j’aurais été incapable de la conduite que j’ai eue sous la Restauration, et tout ce que j’ai de vie publique est là. La grande réputation, que vous estimez le plus précieux bien de ce monde, est plus assurée aujourd’hui par des livres tels que les vôtres, qu’elle ne peut l’être par la tribune. Vous vous êtes éprouvé comme penseur et comme écrivain, vous vous ignorez comme orateur, et il faut à l’orateur bien autre chose que du talent.

Il a besoin de circonstances favorables, d’un certain état du Gouvernement et d’une certaine disposition des esprits. Le succès a toutes sortes de conditions qui lui sont en quelque sorte étrangères. Non, je ne vous crois pas un orgueilleux, un ambitieux ; je mets, il est vrai, moins de prix que vous à l’opinion, c’est-à-dire à l’opinion du grand nombre ; car l’opinion du petit nombre, c’est-à-dire des juges éclairés, est ce qu’il y a de plus digne d’être ambitionné : c’est la vraie gloire. Mais je ne parle que pour moi à qui, dans mes rêves d’amour-propre, la distinction et la considération suffisent. Il y a, je le sais, de plus hautes vocations, et la vôtre est de ce nombre ; je les reconnais, je les honore, je les admire, en leur adressant toutefois ce conseil dont Bossuet fait honneur au grand Condé : qu’il faut songer d’abord à bien faire, et laisser venir la gloire après. »

En même temps qu’il le tempère, il l’encourage, il l’élève, il l’exalte même : à ses conseils particuliers il mêle des paroles d’oracle, des éclairs de prophétie qui portent loin. Il présage, dès ce moment, un coup de vent soudain qui peut tout renverser, un 24 février possible ; il songe même, lui homme d’un autre temps, au rôle de courage et d’audace qu’il aurait à remplir, tel cas échéant et en telle rencontre : le Si forte virum quem… lui revient à l’esprit, et il a conscience que ce jour-là il ne se tairait pas comme Sieyès et qu’il oserait. Sentiments, pensée, langage, tout cela est grand, fier et beau :

« (Châteauvieux, 28 septembre 1837.) Oui, monsieur, je vous gronde, puisque vous m’en donnez la permission ; oui, vous avez tort, lorsque votre impatience dévore le temps : mais ne vous en découragez pas. Vous avez en vous-même le remède de cette maladie dans le besoin de bien faire. C’a été, vous le savez, le besoin de tous les esprits supérieurs, et nous lui devons la perfection de leurs œuvres. Ainsi, je suis avec vous lorsque vous vous imposez de ne pas laisser aller une idée avant que vous l’avez mise dans tout son lustre ; et ce lustre, c’est la clarté, la simplicité, la concision, la pureté et la plénitude de l’expression ; ce qui fait enfin que ce qu’on dit, c’est précisément ce qu’on a voulu dire. A cette lutte, vous deviendrez athlète et vous vaincrez dans les Jeux olympiques. Tout dégradé qu’est ce temps-ci, il est encore plus capable d’admiration qu’il ne l’est d’un vrai respect… Vous êtes dans la raison, laissez faire sans trop vous produire et sans vous dérober. Vous appartenez à la Providence : résignez-vous donc à ce qui arrivera ; vous aurez lieu de vous consoler, quel que soit l’événement. L’état de notre société vous est connu comme si vous étiez vieux. Ni l’ordre social ni le Gouvernement ne sont assis ; tout s’écroulerait au premier choc. Il est vrai qu’on ne voit pas dans les natures actuelles, de main capable de l’imprimer ; mais il n’est pas toujours besoin de marteau contre des édifices mal construits ; un coup de vent peut suffire… »

Revenant à lui-même, à sa prochaine réélection, au rôle ultérieur et suprême qui lui était réservé peut-être, et s’expliquant comme il aimait à le faire sur ses goûts favoris, il disait :

« Sans m’occuper aucunement de mon élection, je reviendrai à la Chambre, si d’eux-mêmes les électeurs qui m’y ont envoyé neuf fois m’y renvoient encore. J’v reviendrai, non pour prendre part aux affaires courantes, mais dans cette confiance présomptueuse, qu’il y aura peut-être telle circonstance, tel jour où il me serait permis de devancer les hommes de ce temps-ci et d’oser ce qu’ils n’oseraient pas.

Ce qui surabonde en vous, monsieur, me manque : je n’ai point d’entreprise. C’est en grande partie la faute du temps où je suis né et que j’ai traversé.

Je retourne à mes vieilles études philosophiques et littéraires. Il s’en faut bien que, dans le cours de ma longue vie, j’aie épuisé les classiques anciens et modernes : plus avant on pénètre dans cette mine et plus on y découvre. Loin donc que mon loisir me pèse, il ne me suffit pas… »

Tocqueville échoue cette première fois. Il fait part à M. Royer-Collard de toutes les vicissitudes de cette campagne électorale : il n’a pas besoin de consolations dans son échec. Aussi M. Royer-Collard ne lui en donne-t-il point ; il serait plutôt disposé à le féliciter :

« (21 novembre 1837.)… Je ne tiens pas absolument à ce que vous ayez échoué ; cependant je le préfère. Vous me demandez pourquoi, et quand donc il sera temps. Il me semble que nous nous sommes déjà expliqués là-dessus. Vous êtes jeune et destiné à traverser bien des événements : il n’est pas avantageux de s’être engagé de si bonne heure, au risque d’être jeté violemment hors de sa route, et si violemment qu’on n’y peut plus rentrer. Votre caractère est complet, et votre esprit très-près de ce qu’il sera jamais ; mais votre autorité n’est pas ce qu’elle sera plus tard ; et il vous importe, il nous importe encore plus qu’à vous, qu’elle soit établie et autant inattaquable qu’il est possible, quand elle se produira dans les affaires publiques. Ne vous ai-je pas dit que vous appartenez à la Providence ? laissez-la vous appeler quand votre moment sera venu. Il viendra, et peut-être encore trop tôt. Mais à quels signes pourrez-vous reconnaître qu’il est venu ? Je vous demande pardon d’oser vous répondre et suivre avec vous une telle controverse ; mais, puisque vous le voulez, je vous dirai que le moment sera venu quand vous aurez terminé votre grande entreprise, et mis par là le sceau à votre réputation ; car vous serez plus fort, plus puissant, plus imposant, et cette considération a d’autant plus de poids que vous ne terminerez peut-être pas, si vous êtes jeté dès à présent dans le mouvement des affaires. La vie du député, aujourd’hui, est une vie vulgaire, si même elle n’est pas abrutissante pour le grand nombre. Ce n’est pas là qu’il faut chercher la gloire, il faut l’y apporter. Achevez donc d’abord votre livre, ce sera là un signe providentiel… »

En s’exprimant de la sorte, M. Royer-Collard obéissait à sa propre loi, à la forme élevée et dominante de son jugement qui agrandissait tout ce qu’il ne déprimait pas. Tocqueville appartenait sans doute à la Providence, mais il y appartenait dans le même sens que tout le monde y appartient, et, quelque exception que méritât son talent, ces signes providentiels auxquels on en appelait sont une exagération qui saute d’elle-même aux yeux. M. Royer-Collard, baissant un peu le ton dans l’une des lettres suivantes, était plus dans le vrai lorsqu’il insistait sur l’action utile et prolongée de l’écrivain, sur cette vocation qui n’avait pas été la sienne, à lui, et qui était de nature moins viagère ; on ne saurait définir d’une manière plus noble toute l’ambition permise à une littérature élevée, toute sa portée dans l’avenir, en même temps que ses difficultés, ses arrêts et ses limites :

« … Vous, monsieur, il vous est donné de marquer autrement votre passage sur la terre et d’y tracer votre sillon ; vous l’avez commencé ; vous le suivrez sans l’achever jamais ; car aucun homme n’a jamais rien fini. Les pensées que vous aurez produites à la sueur de votre front ne seront bien comprises qu’après vous, et elles ne porteront point tout leur fruit. Cependant vous seriez infidèle à la Providence si vous vous arrêtiez ; le prix n’en sera pas dans le retentissement de votre nom (vanitas vanitatum), il sera tout entier dans l’action que vous exercerez sur de nobles esprits… »

Un jour, M. Royer-Collard fatigué et sentant sa robuste constitution fléchir se décide enfin à quitter la scène publique ; il renonce à faire partie de la Chambre et à continuer de siéger au sein de ces débats journaliers auxquels il n’assistait plus guère depuis longtemps que par son dédain et son silence. Cette fois, c’est le tour de Tocqueville de le féliciter, et, en motivant ses raisons, il trace du même coup un portrait vivant, et déjà historique, du personnage :

« (Octobre 1842.)… Nous sommes malheureusement et nous devenons tous les jours si différents de vous, que votre place, au milieu de cette Assemblée, était de plus en plus difficile à remplir. Vous représentez, monsieur, un autre temps que le nôtre, des sentiments plus hauts, des idées, une société plus grandes. Vos paroles n’eussent plus été bien comprises, et la prolongation indéfinie du silence avait des inconvénients graves à mes yeux. Il ne m’appartenait pas assurément de vous donner un conseil ; mais, la chose étant faite, vous me permettrez de m’en réjouir. Réjouir n’est pas le mot, puisque votre résolution diminue les occasions que j’avais de vous voir : le mot dont il faudrait se servir est celui qui peindrait cette sorte de satisfaction grave qui accompagne un acte pénible, mais utile et honorable. Je sais qu’il y a de vos amis qui craignaient pour vous l’ennui et l’espèce de vide qu’éprouvent ceux qui quittent la vie active : quant à moi, je n’ai jamais conçu ces inquiétudes ; j’ai eu plus de confiance dans la force si entière de votre esprit. Et d’ailleurs, je vous l’ai entendu dire à vous-même, depuis longtemps vous viviez déjà à part, vous étiez plus spectateur qu’acteur. A mon avis, votre carrière active a fini en 1830. A partir de cette époque, vous avez eu de grands jours ; mais l’action continue a cessé : c’est par l’époque de la Restauration que vous marquerez dans notre histoire. L’idée simple (et les idées qui demeurent dans l’esprit des peuples sont toujours simples), qui restera de vous, est celle de l’homme qui a le plus sincèrement et le plus énergiquement voulu rapprocher l’un de l’autre et retenir ensemble le principe de la liberté moderne et celui de l’hérédité antique. La Restauration n’est autre chose que l’histoire de cette entreprise. Quand toutes les idées secondaires auront disparu, celle-là seule restera, et vous en serez le représentant.

« Vous êtes bien heureux d’avoir vécu dans un temps où il fût possible de se proposer un but, et surtout un but haut placé. Rien de pareil ne saurait se présenter de notre temps : la vie publique manque d’objet… »

M. Royer-Collard fut flatté du portrait ; il ne le désavoua point ; il daigna y sourire :

« Vous n’avez pas seulement bien de l’esprit, monsieur, mais votre esprit est aimable : il pare tout ce qu’il vous plaît de dire. Vous me parez moi-même, mais avec tant de bonne grâce que, sans accepter toutes vos paroles, je n’ai cependant point à baisser les yeux.88»

Le regret de Tocqueville, de ne pouvoir trouver dans les circonstances de son temps un objet digne de lui et, en quelque sorte, le joint d’une grande cause, comme l’avait rencontré M. Royer-Collard, vient de nous être bien nettement accusé : ce fut là l'embarras et comme l’empêchement de sa vie publique. Il n’avait cessé de songer à cette idée principale et maîtresse dont il pourrait se faire le chef auprès des générations nouvelles, et qu’il pourrait inscrire sur son drapeau : « Mon plus beau rêve en entrant dans la vie politique, écrivait-il à son frère, homme monarchique et catholique, était de contribuer à la réconciliation de l’esprit de liberté et de l’esprit de religion, de la société nouvelle et du Clergé. » Mais cette réconciliation s’en alla en fumée avant qu’il eût pu en rallier les éléments et en formuler la doctrine. Il avait de même rêvé de personnifier l’alliance de l’ancien régime avec la démocratie ; mais il n’y réussit pas davantage. Son rôle ne put jamais se dessiner assez au large, pour ainsi dire ; l’homme manqua toujours d’espace autour de lui et d’essor. On conçoit de grands aristocrates passant à la démocratie et devenus populaires, puis, à un certain moment, se retournant vers le peuple pour essayer de le modérer : c’est le cas des Mirabeau et des La Fayette ; il y eut deux temps dans leur carrière. Chez Tocqueville, il n’y eut jamais de dégagement assez sensible et assez manifeste. M. Guizot lui disait un jour à la Chambre en causant : « Vous êtes pour moi un aristocrate vaincu qui accepte sa défaite. » On aurait pu dire aussi et en toute équité : « Vous êtes un aristocrate converti qui plaide la cause du vainqueur, mais qui la plaide sans joie. » Tocqueville ne se donna jamais pleine carrière, en effet ; il ne sut jamais prendre à temps son élan ; il se méfiait des autres et de lui ; raisonnable, consciencieux et prudent, dès le point de départ il enraya sa roue et prit garde de ne point se briser à la borne : il ne courait qu’en signalant le danger. Ami sincère d’une certaine démocratie, il ne lui apparut jamais que le front chargé de soucis et de nuages. De là un rôle très-honorable, mais restreint et comme étouffé au point de vue de l’action. Sa pleine valeur est dans ses écrits.