(1887) Discours et conférences « Préface »
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(1887) Discours et conférences « Préface »

Préface

Les discours qu’on a recueillis dans le présent volume ont été pour la plupart imprimés séparément au moment où ils furent prononcés. Les brochures qui les contenaient étant épuisées, on a jugé à propos de réunir ici les moins oubliées de ces paroles jetées au vent. Quelques répétitions ont été la conséquence d’un pareil rapprochement, fortuit à certains égards. L’indulgence du lecteur admettra facilement que de brèves allocutions, parties du cœur sans nul apprêt, à peu d’intervalle les unes des autres offrent des pensées qui se ressemblent. On a mieux aimé compter sur cette indulgence que de pratiquer des suppressions qui eussent changé le caractère de petites pièces marquées au coin d’une inspiration toute spontanée. La parole une fois émise est un fait qui a une date. Il n’y faut rien changer, même quand, en se relisant à huit et dix ans de distance, on peut trouver que certaines assertions seraient à confirmer, d’autres à atténuer, quelques-unes à présenter sous un jour différent.

Le morceau de ce volume auquel j’attache le plus d’importance et sur lequel je me permets d’appeler l’attention du lecteur, est la conférence : Qu’est-ce qu’une nation ? J’en ai pesé chaque mot avec le plus grand soin ; c’est ma profession de foi en ce qui touche les choses humaines, et, quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l’équivoque funeste de ces mots : nation, nationalité, race, je désire qu’on se souvienne de ces vingt pages-là. Je les crois tout à fait correctes. On va aux guerres d’extermination, parce qu’on abandonne le principe salutaire de l’adhésion libre, parce qu’on accorde aux nations, comme on accordait autrefois aux dynasties, le droit de s’annexer des provinces malgré elles. Des politiques transcendants se raillent de notre principe français, que, pour disposer des populations, il faut préalablement avoir leur avis. Laissons-les triompher à leur aise. C’est nous qui avons raison. Ces façons de prendre les gens à la gorge et de leur dire : « Tu parles la même langue que nous, donc tu nous appartiens », ces façons-là sont mauvaises ; la pauvre humanité, qu’on traite un peu trop comme un troupeau de moutons, finira par s’en lasser.

L’homme n’appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n’appartient qu’à lui-même, car c’est un être libre, c’est un être moral. On n’admet plus qu’il soit permis de persécuter les gens pour leur faire changer de religion ; les persécuter pour leur faire changer de langue ou de patrie nous paraît tout aussi mal. Nous pensons qu’on peut sentir noblement dans toutes les langues et, en parlant des idiomes divers, poursuivre le même idéal. Au-dessus de la langue, de la race, des frontières naturelles, de la géographie, nous plaçons le consentement des populations, quels que soit leur langue, leur race, leur culte. La Suisse est peut-être la nation de l’Europe la plus légitimement composée. Or elle compte dans son sein trois ou quatre langues, deux ou trois religions et Dieu sait combien de races. Une nation, c’est pour nous une âme, un esprit, une famille spirituelle, résultant, dans le passé, de souvenirs, de sacrifices, de gloires, souvent de deuils et de regrets communs ; dans le présent, du désir de continuer à vivre ensemble. Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir. Le droit des populations à décider de leur sort est la seule solution aux difficultés de l’heure présente que peuvent rêver les sages ; c’est dire qu’elle n’a aucune chance d’être adoptée. Les grands hommes qui, en ce moment, gouvernent les affaires des peuples (avec quel succès ? l’avenir le dira) n’ont pour de telles naïvetés que le dédain. Mais il y a une raison, je l’avoue, qui m’a rendu insensible au dédain des politiques sûrs d’eux-mêmes. Depuis que j’ai pu observer les choses humaines, j’ai vu huit ou dix écoles d’hommes d’État qui se sont crues en possession de la sagesse et ont traité ceux qui doutaient d’elles avec la dernière ironie. Une ironie supérieure, celle du sort, a donné successivement de cruels démentis à ces infaillibles d’un jour. Et cela n’a pas rendu les autres modestes !… Ah ! quel profond penseur était ce juif du vie  siècle avant Jésus-Christ, qui, à la vue des écroulements d’empires de son temps, s’écriait : « Et voilà comme les nations se fatiguent pour le néant, s’exténuent au profit du feu !1 »