(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXXIV » pp. 141-143
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXXIV » pp. 141-143

XXXIV

lerminier. — lamartine. — disette de nouveautés en librairie. — m. arthur ponroy. — début des frère et sœur de mademoiselle rachel. — l’esprit humain peu inventif. — eve, par léon gozlan. — la fille d’alexandre soumet. — un poëme de six mille vers.

Lerminier a fait un très-bon et très-sage article sur la querelle catholique (Revue des Deux Mondes du 15 octobre). C'est ancien, mais il mérite éloge, il a été impartial. Il a parlé à Michelet avec autorité, en homme que la calomnie n’a pas épargné et qui ne s’en étonne plus ; il a parlé de Quinet convenablement, et le jugement qu’il a porté des jésuites est, je crois, celui que l’histoire enregistrera. Lerminier, qui a été un orateur brillant, un professeur éloquent, mais hasardeux, est devenu un écrivain plein de maturité ; on peut dire cela de bien peu aujourd’hui.

— Lamartine continue ses incartades et ses programmes. Il fait en politique comme en tout, de vastes plans improvisés, des esquisses rapides, crayonnées à peine ; il n’achève pas. Il passe d’un épisode à l’autre. Aujourd’hui c’est le tour des Girondins. Il s’en occupe, dit-on. Je ne sais si, en écrivant leur histoire, il y lira, pour moralité, le sort qui attend tout homme éloquent, généreux, naïf, qui se croit plus fin que les violents et qui s’expose à l’occasion à être croqué par eux.

— Voilà cinq mois environ que ce que la Revue Suisse a appelé le dada de la quinzaine manque ici. Pas de nouveauté qui réveille un peu et qui recommence. En fait de publications, cela est sensible : Masgana, le Barbin des galeries de l’Odéon, se plaint de n’avoir rien de nouveau à offrir à la jeunesse des écoles qui revient la bourse bien garnie, mais qui ne l’aura pas longtemps.

— Le directeur de l’Odéon essaye de retrouver et de contrefaire son succès de Lucrèce. Il y a une tragédie, le Vieux Consul (un Marius, je crois), dont on veut faire le Cid d’un nouveau petit Corneille : celui-ci serait, cette fois, un M. Arthur Ponroy qui a publié incognito un volume de poésies intitulé : Formes et Couleurs, où il y a quelques beaux vers, mais de l’école de Victor Hugo, d’ailleurs avec beaucoup de prétention et d’emphase.

Il n’est pas jusqu’au père de mademoiselle Rachel (on l’appelle M. Félix) qui ne fasse débuter ses autres enfants, encore mineurs, à l’Odéon, espérant retrouver les succès et les profits de l’aînée. — On dit que l’esprit humain est inventif ; ce qui me frappe plutôt, c’est combien il l’est peu, et combien on se traîne sur les mêmes traces et l’on épuise les mêmes moyens à satiété, jusqu’à ce que vienne quelqu’un qui redonne du coude, comme on dit, et qui vous retourne d’un autre côté. Ce quelqu’un-là est rare ; aussi, quand il vient, on lui dresse des autels. — En attendant, nous sommes au plus bas fond de l’ornière ; nous ne roulons plus.

— Au Théâtre-Français, hier samedi 4, on a eu la première représentation du drame d’Ève, de M. Léon Gozlan. Cette Ève est une quakeresse, une espèce de Judith qui veut tuer un ennemi et un persécuteur de sa secte, mais qui s’attendrit. La scène se passe aux États-Unis et au Canada, au commencement de la guerre de l’Indépendance. L'auteur a cru rajeunir l’éternel don Juan, le maréchal de Richelieu, le Valmont des Liaisons dangereuses, le roué de la Régence, en le transportant sous cette latitude. On est donc encore en pleine Régence et en orgie, mais c’est au Canada, ce qui relève la saveur de la chose et y ajoute des épices ; les quakers sont là pour faire un contraste mieux assorti. Il y a des détails spirituels, mais un ensemble désagréable, odieux. On sent la fatigue d’imagination qui ne sait qu’inventer et qui renchérit sur le connu.

— La fille du poëte Alexandre Soumet, madame d’Altenheim, vient de publier (il y a deux mois) un poëme de six mille vers, intitulé Berthe et Bertha. Il y a de jolis vers ; elle a du genre de talent de son père :

Ève perdit l’Éden, afin de le rêver !

C'est encore de l’école de la Muse française de 1824. Et qu’on dise que nous n’avons pas du nouveau !