(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — II » pp. 161-173
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — II » pp. 161-173

II

Je voudrais bien établir et déterminer en traits précis cette figure sympathique du jeune général, sans lui faire tort et sans la surfaire. Je n’ai pour cela qu’à profiter des documents mêmes que me fournit la publication nouvelle, en tirant un peu moins du côté de l’éloge que ne l’a dû faire naturellement l’estimable biographe (tout biographe devient aisément un apologiste ou un panégyriste), et en me tenant d’ailleurs dans les lignes exactes du récit de Napoléon, le premier des juges, ainsi que dans les termes des meilleurs témoins, auteurs de mémoires. La juste mesure et la proportion dans un portrait sont la première loi de la ressemblance.

Nous n’en sommes encore qu’au rôle militaire et au début des grades supérieurs. Joubert, général de brigade à vingt-six ans, au moment de l’entrée en campagne (1796), est un des bras les plus actifs de cette jeune et déjà vieille armée d’Italie. Il commence à se signaler et à être nommé dans les faits de la première campagne de quinze jours, un chef-d’œuvre de l’art, où le général en chef sépare les Autrichiens des Sardes, les coupe violemment dans une suite de combats acharnés, écarte et refoule les uns, et finalement a raison des autres. Il est curieux de voir dans le récit de Napoléon, à côté des noms des grands divisionnaires d’alors, Laharpe, Masséna, Augereau, Stengel trop tôt enlevé, poindre coup sur coup et comme s’échelonner les nouveaux noms destinés à l’illustration prochaine : Joubert en tête, distingué pour le combat du 13 avril à l’attaque de Cosseria et à la prise des hauteurs de Biestro ; Lanusse, adjudant général, décidant de la victoire du 15 à Dego ; Lannes fait colonel pour sa conduite dans le même combat ; Murat suppléant et vengeant dans une charge dernière Stengel tué le 21 à Mondovi. C’est une seconde génération de braves qui pousse la première et qui va l’égaler ou la remplacer ; les promotions se font vite à la guerre. Joubert se distingua particulièrement à l’attaque du château de Cosseria, position des plus fortes sur le sommet le plus élevé de cette partie de l’Apennin ; il y fut blessé d’un coup de pierre, ce qui ne l’empêcha pas d’aller toujours et de poursuivre. Il a raconté ainsi cet assaut qui manqua, mais qui amena la reddition le lendemain :

Rien de plus terrible que l’assaut où j’ai été blessé en passant par un créneau : mes carabiniers me soutenaient en l’air ; d’une main j’embrassais le mur, je parais les pierres avec mon sabre, et tout mon corps était le point de mire de deux retranchements dominant à dix pas. J’ai paré deux pierres et n’ai reçu qu’un coup de feu dans mon habit, et j’ai été abattu au moment où je pénétrais. Ma colonne étonnée de ce nouveau genre d’attaque, était ébranlée. Il avait fallu me sacrifier, et je me suis ressouvenu d’avoir été grenadier26. Un officier m’a aidé à me relever. Toute ma colonne me croyant tué avait reculé de trente pas. Cet assaut n’a pas réussi ; nous y avons eu un général et un adjudant-général tués ; mais l’ennemi, intimidé du premier coup de main, s’est rendu. Je m’étends sur cette affaire, parce qu’il n’y a rien de plus terrible. Pannetier (son compatriote de l’Ain et son aide de camp) était auprès de moi. J’ai été consolé de ma blessure en entendant mes chasseurs crier : Vive notre général !

Le lendemain de cet assaut, dans une lettre adressée à Joubert et où il lui donnait ses ordres, Bonaparte, vainqueur à Millesimo et se portant sur Dego, s’excusait presque de ne pas l’avoir appelé pour prendre part au dernier combat : « Je conçois que vous allez nous faire bien des reproches de ne vous avoir pas appelé ; mais vous étiez trop sur la gauche. Demain vous aurez l’avant-garde. » Voilà ce qui s’appelle un dédommagement.

Atteint à la poitrine d’une balle morte à Mondovi, il marchait toujours et était lancé à l’avant-garde sur Turin. Cependant sa moralité militaire avait à souffrir à la vue des désordres, suite de la victoire ; il y eut en effet de grands excès commis après tant de privations, à l’arrivée dans ces riches plaines, à l’entrée dans la terre promise :

La richesse du pays rend à notre armée son amour du pillage, et je fais peste et rage auprès du général en chef pour faire fusiller quelques coupables ; car je prévois de grands malheurs si elle continue.

Bon gré, mal gré, tout le monde profitait de ce superflu de la victoire, succédant à une pénurie si extrême :

Nous avons bien travaillé : en quinze jours détruire deux armées et forcer un roi à la paix. Je me ressens du bonheur général : j’ai huit chevaux, une collection de sucre et de café que je vous destine, bonnes prises sur l’état-major ennemi. Je ne loge que chez des comtes, des marquis qui nous appellent des héros et qui nous trouvent encore le caractère aimable des Français. Nous ne parlons pas politique ; nous ne nous mêlons pas de leur gouvernement.

L’entrain du triomphe et de la jeunesse, la familiarité militaire et républicaine, l’amabilité naturelle, la gaieté et même un peu d’étourderie française, respirent dans le récit, qu’on va lire, de l’accueil fait à Joubert et à Masséna dans la citadelle d’Alexandrie (6 mai 1796) :

J’aurais voulu dater ma lettre d’Alexandrie ; mais j’ai passé si rapidement avec mon avant-garde, que j’ai à peine eu le loisir de profiter des honnêtetés de M. le gouverneur (Solaro), homme à crachats et à deux ou trois ordres au moins. Cette réception singulière me sera toujours présente à l’esprit. Figurez-vous deux généraux, qui guerroient depuis un mois, qu’on vient prendre en carrosse et conduire dans la citadelle la plus renommée du Piémont, qui se trouvent au milieu de tout un état-major de généraux et officiers ennemis, qui faisaient entre eux plusieurs siècles, et qui brillaient comme des soleils.

Les Allemands venaient de quitter Alexandrie au moment où le général Masséna et moi nous y faisions une reconnaissance avec 200 chevaux et 600 chasseurs à pied. Nous nous mîmes en bataille sous les murs de la ville, et nous envoyâmes un officier prévenir M. le commandant (de la place) que nous allions lui présenter nos devoirs. Le commandant répondit qu’il dépendait du gouverneur de la citadelle qu’il allait prévenir… Nous lui fîmes dire que nous ne venions pas avec des vues hostiles, et sans attendre davantage nous entrâmes avec quarante dragons. Il pleuvait fort. Toutes les fenêtres étaient garnies de têtes, toutes les rues remplies de curieux ; la place d’armes fut pleine en un instant, et nous fûmes obligés de traverser une foule innombrable qui venait voir ses vainqueurs. Le peuple n’était ni joyeux ni triste. On ne distinguait que des mouvements de curiosité, et la tranquillité que l’armistice avait fait naître. Nous descendîmes au palais du gouvernement. Il cavaliere Solaro, décoré d’un crachat de tous les grands ordres, arrivait de la citadelle ; il nous pria à dîner, fit monter Masséna et moi dans son carrosse, et fit accompagner nos officiers par des colonels.

Lorsque je me vis dans la citadelle, séparé de nos troupes, avant que l’armistice fût officiellement connu, je craignais qu’on ne nous retînt pour l’échange des officiers généraux pris aux Piémontais. Je communiquai mes craintes à Masséna, qui était d’autant moins tranquille qu’il est du comté de Nice, quoique ayant toujours servi en France.

Nous en fûmes quittes pour la peur. Nous dînâmes avec trois généraux, quatre colonels. Rien ne fut plus gai.

Nous ne nous attacherons pas à suivre Joubert dans les diverses actions qui marquent les temps glorieux de cette multiple campagne. Il montre partout intrépidité et intelligence : nous irons là où il prouve sa supériorité. Il est à l’avant-garde de Masséna, et de bonne heure il se trouve placé entre le lac de Garde et l’Αdige, à la forte position de Corona, au-dessus de Rivoli, regardant le Tyrol italien et faisant face aux troupes impériales qui tendent sans cesse, à chaque recrue considérable, à déboucher et à forcer de ce côté. Tantôt il a l’avantage, et il pousse en avant jusqu’à l’entrée du Tyrol ; tantôt il est repoussé et obligé lui-même à faire retraite sur Rivoli et jusqu’en arrière de Rivoli. Le brave La Noue, cet excellent homme de guerre du xvie  siècle, a soutenu dans ses Paradoxes militaires « qu’il est profitable à un chef de guerre d’avoir reçu une route », c’est-à-dire d’avoir, une fois dans sa vie, essuyé une déroute ou du moins un échec qui lui est une leçon ; Joubert essuya une première défaite à Corona, et cela dut lui servir : il paraît bien, d’ailleurs, qu’il avait reconnu tout d’abord, et mieux que Masséna son chef, l’importance de ce poste de Corona, qui est la clef, le point stratégique des opérations dans cette contrée du Montebaldo :

Pour ce qui me regarde, dit-il, je n’osais, après ma défaite de Corona, me présenter à Bonaparte ; mais tous les volontaires avaient parlé de ma défense. Il me prévint lui-même et me dit que j’avais fait mon devoir.

Mandé la veille de la bataille de Castiglione, il arrive à temps pour y prendre sa bonne part :

J’arrivai à l’heure indiquée (le 4 août à six heures du soir) : Voilà Joubert, dit un des aides de camp du général en chef, c’est un bon augure pour la journée de demain. — « Il faut encore que tu donnes un coup de collier, me dit Bonaparte, et nous nous reposerons ensuite. » Je l’ai vivement donné ce coup de collier…

On sourit involontairement : on songe à cette longue série de coups de collier, depuis Montenotte, depuis Castiglione jusqu’à Moscou, jusqu’à Montmirail. Encore un, et ce sera le dernier… Illusion et mobile des héros !

Joubert n’est pas nommé dans tous les bulletins et rapports où il devrait l’être. Son père s’en plaint : il s’excuse ; Masséna se tait assez volontiers sur Joubert dans quelques-uns de ses bulletins :

Au reste, si vous me demandiez où j’étais, je vous répondrais que je laisais l’avant-garde de Masséna le 2, le 3 (août, combat de Lonato), et qu’à la bataille du 5 (Castiglione), je faisais celle du général Augereau, attaquant le centre de l’ennemi. Les généraux divisionnaires ont encore tout eu pour eux : Sic vos non vobis fertis aratra boves.

Joubert est un militaire qui a fait ses études ; il sait le latin.

Il y a un moment de cette campagne où Joubert voit tout en noir et ne présage que malheurs. Sans doute, il est un peu blessé de l’oubli qu’on a fait de sa brigade dans le rapport sur le combat de Lonato ; mais, indépendamment de cela, il obéit à sa disposition philosophique et assez prudente dès qu’il n’est pas au feu. Loin d’être enivré du succès, il ne voit que les difficultés surgissantes, et il se méfie de la Fortune « qui aime, dit-il, à changer de parti ». C’est d’un titre tout pareil (« Tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre ») et d’un seul mot en sa belle langue27, qu’Homère, ce premier chantre des combats, s’est plu à désigner Mars et la Victoire.

Joubert paraît aussi avoir essuyé quelque froideur de la part du général en chef à cette date (août-septembre 1796). Il écrivait des lettres dans son pays, et un de ses correspondants en avait fait imprimer une dans un journal. Cela était revenu à Bonaparte, qui lui en avait parlé.

Cependant le moment approchait où il allait se dégager du second rang et être appelé à se produire en première ligne. Il s’usait beaucoup de généraux28 dans cette guerre sans cesse renaissante et où les victoires elles-mêmes, en récidivant, épuisaient une armée que le Directoire ne renforçait pas.

Les blessés sont l’élite de l’armée, écrivait Bonaparte au Directoire (13 novembre 1796) : tous nos officiers supérieurs, tous nos généraux d’élite sont hors de combat ; tout ce qui m’arrive est si inepte, et n’a pas la confiance du soldat ! L’armée d’Italie, réduite à une poignée de monde, est épuisée. Les héros de Lodi, de Millesimo, de Castiglione et de Bassano, sont morts pour leur patrie ou sont à l’hôpital ; il ne reste plus aux corps que leur réputation et leur orgueil. Joubert, Lannes, Lanusse, Victor, Murat, Chabot, Dupuy, Rampon, Pigeon, Chabran, Saint-Hilaire sont blessés, ainsi que le général Ménard. Nous sommes abandonnés au fond de l’Italie…

Joubert, en tête de cette élite dont chaque nom est celui d’un héros, quel plus bel éloge ! Le général en chef comptait désormais sur lui.

Commandant à Legnago en octobre, il avait reçu ordre du général en chef de lui faire un rapport sur la défense de Corona en été et en hiver, et sur toute la ligne de l’Adige au lac de Garde. Cette étude, cette connaissance approfondie de l’un des grands chemins du Tyrol en Italie, était devenue comme la spécialité stratégique de Joubert, et le point capital sur lequel le général en chef allait se confier à lui pour un grand commandement : « Je ne peux confier une division, disait Bonaparte, sans avoir éprouvé, par deux ou trois affaires, le général qui doit la commander. » Joubert avait eu ses trois affaires, et au-delà ; il était éprouvé, il était mûr. La grande carrière pour lui commence.

Le général Vaubois s’est laissé battre. Bon officier dans l’ordinaire, s’acquittant bien des emplois réguliers, il s’est trouvé au-dessous du poste de guerre qui lui a été confié dans le Tyrol, et sa retraite a dégénéré un moment en déroute. Joubert est nommé général de division pour le remplacer (22 novembre 1796). Nous avons dit ses craintes, ses effrois, son double refus. Bonaparte y ferme l’oreille, et dit tout haut, de manière à ce qu’on le lui rapporte29 : « Je compte sur lui comme sur moi. » Enfin il se résigne, et il écrit au général en chef, le 18 décembre :

Je n’accepte ce grade qu’avec inquiétude. Au reste, sous vos ordres j’agirai toujours avec confiance. Et puis il faut laisser quelque chose à César et à sa fortune.

Et à son père, trois jours après (21 décembre) :

Je vais donc encore faire l’épreuve de la fortune. Je m’en défie furieusement. Mais enfin je suis poussé, il faut relever mon vol. Je vois malheureusement aujourd’hui qu’il est plus difficile de l’arrêter que de le commencer.

Faire son devoir, le faire avec distinction sans se mêler des partis, voilà le vrai patriote, l’homme estimable ; et voilà bien pourquoi je ne me soucie guère d’une grande charge où l’on est entraîné dans les partis, ou du moins l’on est entraîné à des liaisons qui décident souvent de votre sort, avec des gens qui ne peuvent exister sans troubler l’État par des opinions exclusives.

Prévision étrange ! paroles presque prophétiques, et comme s’il avait déjà sa fin en perspective !

La gloire militaire de Joubert, et qui le mit réellement en vue, il va l’acquérir à Rivoli et dans le Tyrol, c’est-à-dire dans les dernières opérations qui couronnèrent une campagne que rien depuis n’a surpassée.

L’armée d’Italie, toujours victorieuse, était cependant dans une position difficile, à cette fin de 1796. Si peu nombreuse au début, n’atteignant pas d’abord le chiffre de 40 mille hommes, n’ayant jamais, avec les renforts reçus, passé de beaucoup le chiffre de 50 mille, elle avait dû vaincre successivement l’armée sarde et l’armée de Beaulieu, fortes ensemble de 73 mille hommes (Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi) ; — puis l’armée de Beaulieu (Lodi), renforcée des 20 mille hommes de Wurmser (Salo, Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano) ; — puis l’armée de Wurmser, renforcée des 36 mille hommes d’Alvinzi (Arcole). Enfin, une dernière fois, et Wurmser plus que jamais bloqué et enfermé dans Mantoue, on allait avoir affaire aux débris de toutes ces armées, à l’armée d’Alvinzi, renforcée de 30 à 35 mille hommes. Le Directoire n’envoyait que peu de monde.

De quel côté Alvinzi, avec le gros de ses forces, essayerait-il de percer ? Dans son plan il y avait diversion et double attaque : une sur le bas Adige, l’autre, la principale, par Corona. Cette dernière ne se démasqua qu’au dernier moment. Bonaparte à Vérone, dans l’intervalle et prêt à tout, attendait. Joubert, attaqué le 13 janvier, se défend avec vigueur, se sent débordé, se replie en ordre sur le plateau de Rivoli, et avertit le général en chef que le danger sérieux est là et non pas ailleurs. Bonaparte, qui avait prévu le mouvement, s’y porte aussitôt. Il arrive sur le plateau de Rivoli dans la nuit. Au clair de lune et par un froid excessif, il fait, accompagné de Joubert, la reconnaissance de l’armée ennemie et observe les lignes des feux sur les différentes hauteurs. Toutes les dispositions sont prises pour prévenir l’ennemi et l’attaquer deux heures avant le jour (14 janvier) : c’est Joubert qui commence. Masséna, avec sa division fraîche, n’arrive qu’à huit heures. Je ne recommencerai pas un récit de cette journée de Rivoli : on ne refait pas un tableau après les maîtres30. Qu’il suffise de dire que Joubert, avec sa division, a été comme le centre et le noyau de Rivoli, qu’il a porté le premier poids de l’affaire, qu’elle a roulé longtemps sur lui, qu’il avait commencé la veille, qu’il a été chargé d’achever le lendemain de la victoire ; que dans l’immortelle journée, au moment le plus critique de la mêlée, quand on était tourné au revers de la chapelle de San Marco et qu’on allait être cerné, quand pendant deux heures d’horrible confusion et de refoulement les charges étaient alternatives ainsi que les déroutes, quand chacun sur son point et par où il pouvait, faisait rage (Berthier, Masséna, Leclerc, Lasalle), lui, il redevint grenadier, chargea à pied le fusil à la main, et reprit à la baïonnette les ouvrages de Rivoli. Certes, s’il avait vécu, personne n’aurait eu plus de droits que lui à être duc de Rivoli. Mais, cette part faite (et elle est assez belle), qu’on n’essaye pas un seul instant de séparer Joubert de Napoléon dans toute la conduite de cette affaire ni dans ses suites. C’est le plus admirable lieutenant, le plus parfait élève qui vient de gagner l’estime, l’amitié du maître, et à qui Bonaparte, dès le lendemain (le 15), écrit : « Je vous apprends avec plaisir, mon cher général, que le général Augereau a attaqué hier l’ennemi, lui a pris quelques hommes, douze pièces de canon, lui a brûlé ses ponts, etc. » Joubert, enfin, chargé seul de poursuivre et d’achever Alvinzi dans cette journée du 15, écrit à Bonaparte, le soir même :

J’ai parfaitement suivi vos dispositions pour l’attaque de la Corona ; le succès a été au-delà des espérances : trois pièces de canon, quatre ou cinq mille prisonniers ; Alvinzi lui-même, précipité dans les rochers et se sauvant comme un éclaireur sur l’Adige et sans soldats : tel est en abrégé le résultat de cette affaire.

Mais à la guerre rien n’est fait tant qu’il reste à faire quelque chose. Joubert se voit chargé encore de tirer les conséquences dernières du succès de Rivoli, c’est-à-dire d’envahir le Tyrol italien jusqu’à Trente. On est au cœur de l’hiver ; l’opération peut rencontrer des difficultés très grandes, et Joubert n’est pas homme à se les dissimuler : elles sont présentées avec des alternatives de crainte, même d’accablement, puis tout à coup des reprises d’ardeur et d’espérance, dans des lettres charmantes et naïves (sauf quelques lauriers qu’il craint de voir changer en cyprès ; c’était le style du temps). Je regrette de ne pouvoir citer davantage. Il faudrait dans une réimpression, si elle se fait, en rapprocher les lettres que Napoléon écrivait à Joubert dans le même temps, pour le guider, pour le rassurer. Je signale notamment celle du 17 février 1797, écrite pendant les négociations de Tolentino, et quand Joubert, après son succès, était à Trente. Tous les cas y sont prévus, et en particulier celui d’une retraite après les lignes forcées et devant un ennemi supérieur. Joubert y est guidé pas à pas, étape par étape ; cette lettre n’est plus seulement d’un général en chef qui lui donne des ordres, mais d’un maître qui se plaît à l’initier au grand art.

La campagne suivante est le plus beau fleuron militaire de notre jeune héros. Il eut ordre, après la bataille du Tagliamento et pendant que l’armée française s’avançait en Carinthie pour arracher la paix sous les murs de Vienne, de partir de Trente (17 mars 1797), de s’enfoncer dans le Tyrol allemand, d’y battre l’ennemi auquel il était supérieur en forces, et couvrant ainsi la gauche de l’armée, de la rejoindre en débouchant par le Pusterthal. Il réussit dans toutes ces opérations, combats vigoureux, marches rapides, par un pays de montagnes, avant la fonte des neiges, au milieu de paysans soulevés. Il modifia ses ordres avec intelligence, selon les conjectures. Le 10 avril, deux jours après avoir rejoint l’armée en Carinthie, il écrivait à son père :

Je suis sorti vainqueur du Tyrol. On aura peut-être fait courir le bruit que j’y ai succombé avec toutes mes troupes, parce que j’ai interrompu de suite toutes mes communications avec Trente, et que laissant un corps ennemi derrière moi, je me suis jeté au milieu des gorges, à travers une multitude de paysans armés, pour forcer les passages et faire ma jonction avec le général Bonaparte qui est aux portes de Vienne. Mon projet a réussi ; je fais à présent l’arrière-garde, j’espère bientôt faire une aile de son armée. Pendant vingt-quatre heures je me suis vu sous le fer homicide des Tyroliens levés en masse, et pendant une marche de vingt lieues, dans les pays les plus terribles ; je les ai contenus. Ma marche est quelque chose d’extraordinaire ; avec Bonaparte peut-on faire autre chose ? Puissent tant d’efforts héroïques nous amener la paix !

Il n’eut jamais de plus beau moment. C’est pour le coup qu’il avait de quoi se consoler, dans sa modestie, d’avoir été mis à la tête d’une division. Il apportait le poids de ses succès dans la balance de la paix glorieuse qui s’agitait encore et qui se réglait huit jours après.

Pendant ce temps, il faut être juste, on faisait des caricatures et des chansons sur Joubert dans son pays natal. On l’avait cru perdu dans le Tyrol, et l’on s’en réjouissait. Il était républicain sincère, il aimait la loi et la discipline ; il s’indignait de la connivence des autorités du département qui favorisaient les déserteurs et n’envoyaient pas à l’armée les réfractaires. Une lettre qu’il avait écrite en ce sens, rendue publique, était devenue un texte à calomnies et à diatribes. Ceux qu’on appelait anarchistes, les chauds révolutionnaires de l’Ain s’en étaient emparés pour s’en faire une arme ; les blancs, au contraire, n’y avaient vu qu’une excellente occasion pour en décrier l’auteur et le cribler d’épigrammes. Il écrivait noblement à son père, que ces méchantes rumeurs avaient fort troublé (18 avril, lendemain de la signature de la paix de Léoben) :

Est-ce ma faute, et faut-il que je fasse des rétractations puériles et inutiles ? on me chansonnerait bien plus encore. Vous vous alarmez en vain. Peu m’importe qu’on parle bien ou mal de moi dans les partis ! je ne suis jaloux que des suffrages des Français qui n’en adoptent aucun, qui aiment la gloire de leur pays et la prospérité d’un gouvernement établi, ne ressemblant ni à la royauté ni à l’anarchie, qui enfin n’ont aucune pensée, royaliste ou jacobine.

Pendant que se signait cette paix achetée par tant de travaux et de victoires, l’esprit de parti, l’esprit royaliste continuait d’infester la France ; la réaction levait la tête et avait pris pied partout, jusque dans les pouvoirs publics ; et le 18 fructidor, ce coup d’État fâcheux, mais nécessaire, n’était pas encore venu rappeler à l’ordre les mauvais Français, ou ceux qui, se croyant bons, s’égaraient assez pour laisser naître et s’élever en eux des désirs de malheur. On est bien près de former des vœux pour l’ennemi du dehors, quand on désire que les choses aillent très mal au dedans.