(1903) Hommes et idées du XIXe siècle
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(1903) Hommes et idées du XIXe siècle

[Dédicace]

À
Monsieur Victor BROCHARD
membre de l’Institut
professeur à la Sorbonne

Hommage de profonde affection.

Bonaparte au dix-huit Brumaire

L’histoire est notre passion. Elle tient aujourd’hui auprès du public sérieux la place laissée libre par plusieurs autres genres littéraires. C’est d’abord que nous sommes arrivés à nous faire de ses méthodes et de son art une conception de plus en plus nette. Les grands romantiques avaient réveillé dans les âmes le sens du passé ; mais trop souvent ils n’avaient cherché dans l’histoire qu’un cadre à leur fantaisie pittoresque et un prétexte à exprimer leurs propres sentiments. Les progrès de l’érudition firent justice de ce lyrisme ; et, pour un temps, confinée dans les recherches de détail, également en défiance contre l’imagination et contre les idées, l’histoire se tint en dehors de la littérature. Ces années de retraite et de pénitence ne lui furent pas inutiles : elle y prit un souci de l’exactitude dont elle ne devait plus se départir ; elle put s’initier aux méthodes de sciences voisines, histoire naturelle, physiologie, psychologie des peuples, sciences sociales ; surtout elle acquit la preuve que toutes les sciences ensemble ne sauraient nous donner une expression complète de la vie, et que l’art seul, en ajoutant à leurs données le principe qui lui est propre, peut y réussir. Alors commença pour elle une période nouvelle qui a été féconde en travaux remarquables.

À ces causes d’ordre technique s’en sont jointes de sociales et de morales. Beaucoup d’écrivains et de lecteurs se réfugient dans l’histoire afin d’échapper à l’obsession du présent ; ils se réchauffent au contact de nos gloires anciennes, et l’étude même des pires heures de notre passé leur est une consolation, puisqu’elle atteste l’extraordinaire vitalité de notre pays. Ajoutez une raison de fait. Au moment où l’histoire devient plus maîtresse de ses procédés et trouve auprès du public lettré une faveur croissante, elle entre en possession de toute sorte de ressources encore inexploitées. Les archives nationales, longtemps inaccessibles, s’ouvrent aux curieux, en même temps que des liasses de documents sortent des collections privées. C’est une matière toute neuve jetée dans la circulation et qu’il reste à mettre en forme.

C’est ainsi, en fouillant le dépôt de nos archives diplomatiques, que M. Albert Vandal a vu s’esquisser les premières lignes de son œuvre d’historien. À feuilleter ces pages jaunies parle temps, il éprouvait ce plaisir singulier de surprendre dans son intimité la pensée des siècles écoulés. Il en a tiré d’excellentes études : Louis XV et Élisabeth de Russie, Une ambassade française en Orient sous Louis XV, et un récit amusant, coloré, vivant, qui tient du roman d’aventures et du conte fantastique, les Voyages du marquis de Nointel, livre aussi précieux pour l’histoire des lettres que pour l’histoire proprement dite, puisque la mission de Nointel à Constantinople était la réponse à certaine turquerie parodiée par Molière dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme, que notre ambassadeur emmenait avec lui Antoine Galland, le futur traducteur des Mille et une Nuits, et qu’il allait lui-même, entraîné par son humeur de dilettante, faire, avant Chateaubriand et Lamartine, le double pèlerinage en Grèce et en Terre-Sainte.

Le danger, pour qui se consacre à l’histoire diplomatique, est de limiter son horizon à celui des chancelleries. Parce qu’il a découvert le secret des négociations, l’historien est tenté de croire que ce secret explique tout. À voir les questions se débattre entre quelques individus dont il démêle les visées prochaines, il cesse d’apercevoir l’ensemble et les conditions générales de la vie des peuples. Ce défaut devient d’autant plus grave, à mesure qu’on se rapproche de l’époque moderne où les affaires semblent relever davantage de l’opinion. C’est le mérite de M. Vandal d’avoir su l’éviter. Dans son œuvre maîtresse, Napoléon et Alexandre, tout en s’appliquant à mettre en plein relief les figures principales et à concentrer la lumière sur de si grands acteurs, il s’est continûment soucié d’évoquer autour d’eux le tableau concret d’une époque aperçue dans sa complexité. On retrouvera le même procédé appliqué avec autant de largeur et de sûreté dans le volume qu’il vient de publier sur l’Avènement de Bonaparte 1. Le lecteur est séduit d’abord par l’aisance et la variété du récit : peu à peu, il s’aperçoit que les faits y apparaissent sous un jour assez différent de celui où on a coutume de les présenter. Cette histoire de l’acte de Brumaire est en effet une histoire nouvelle.

Que l’histoire du coup d’État de Brumaire fût encore à écrire, cela ne fait doute pour personne, et le contraire seul aurait lieu de nous surprendre. Trop de conséquences sont issues de cet acte : il nous est devenu presque impossible de ne pas l’apercevoir à travers elles. Trop de gens avaient intérêt à le défigurer : du concours de la colère des uns et de l’enthousiasme des autres une notion s’est dégagée que poètes, orateurs, romanciers ont, chacun pour sa part, contribué à nous imposer, et dont voici les traits essentiels. Du cerveau de Bonaparte serait sortie tout armée l’idée d’un coup d’État consistant dans l’étranglement de la liberté et le renversement de la légalité ; elle aurait abouti, grâce au dévouement aveugle de soldats prétoriens et à la complicité de la nation qui, de toutes ses forces, appelait un sauveur et un maître… Telle est bien la façon dont nous nous représentons le 18 Brumaire, et c’est pour se l’être ainsi représenté qu’on l’a, tour à tour, célébré, honni, exalté et flétri. Or, pas un de ces traits qui ne soit une erreur ; cette image figée et fausse est le résultat d’une série d’anachronismes ; elle procède d’une entière méconnaissance des conditions dans lesquelles les idées parviennent à se réaliser. Pour notre part, nous voudrions montrer comment l’auteur du nouveau livre sur Brumaire est parvenu à mettre dans son récit plus de vérité historique par le soin même qu’il a apporté à y faire œuvre d’art et de littérature.

Une théorie fameuse veut qu’en présence de toute œuvre de la nature ou des hommes on se rende compte d’abord du « moment » où elle apparaît. De toute évidence, la condition indispensable pour que s’accomplisse un acte liberticide, c’est que la liberté existe. Si par hasard la liberté n’avait pas existé à la veille du 18 Brumaire, il faudrait donc convenir que Bonaparte ou tout autre était dans l’impossibilité matérielle de la détruire. Ne la rencontrant pas devant lui, il ne pouvait la supprimer ; et ne la trouvant pas vivante, il ne pouvait la tuer. Tel est le cas. « Parmi les légendes qui se sont accréditées sur le 18 Brumaire, écrit M. Vandal, il n’en est pas de plus erronée que celle de l’acte liberticide. Ce fut longtemps lieu commun historique que de présenter Bonaparte brisant d’un revers de son épée une légalité réelle et étouffant sous le roulement de ses tambours, dans l’orangerie de Saint-Cloud, les derniers soupirs de la liberté française. En présence des faits mieux connus et étudiés, il n’est plus permis de répéter cette solennelle niaiserie. » De déroute en désastre, la liberté avait fini par disparaître complètement. Ni liberté de la tribune, ni liberté de la presse ; la volonté du pays de redevenir catholique violemment comprimée ; les ennemis eux-mêmes des jacobins animés du plus pur esprit jacobin ; le pays façonné à l’oppression. C’est ce qui devait rendre si facile le passage d’une tyrannie à une autre tyrannie. Aussi bien les choses ne vont jamais autrement. Quand on parle d’un tyran qui confisque les libertés, ce n’est qu’une métaphore et la plus inexacte qui se puisse imaginer. Où il n’y a rien, le tyran lui-même perd ses droits. Il est bien vrai que le despotisme s’installe sur les ruines de la liberté ; mais il les a trouvées toutes faites.

Après le moment, le milieu. M. Vandal observe justement que l’étude de l’esprit public qui nous donne le ton et le sens d’une époque doit prendre dans l’histoire une place de plus en plus considérable. Autant qu’il lui a été possible, il a « cherché à démêler les aspirations des différentes classes, leurs besoins, l’instinct des masses, écouté les plaintes des ateliers et des chaumières, le bavardage des boutiques autant que les cris du forum et les discussions des assemblées ». Le témoignage qui résulte de toutes ces dépositions atteste une lassitude universelle. Inertie, affaissement des volontés, désintéressement de la chose publique, c’est ce qu’on retrouve partout répandu dans la masse sociale. Le peuple, c’est-à-dire l’ensemble des artisans et des petits bourgeois, n’a soif que de tranquillité. Après tant de secousses, de luttes étrangères et civiles, de déchirements intérieurs et de crimes, il n’aspire qu’au repos. Il a cessé d’avoir foi dans les principes de la Révolution qui a menti à toutes ses promesses. Il subit un gouvernement qu’il méprise, faute d’avoir le courage de le renverser et faute surtout de savoir par quoi le remplacer. L’expérience l’a instruit et il sait combien peu il lui a servi de changer tant de fois de régime. Cette apathie des gouvernés garantit seule aux gouvernants la possession du pouvoir. Faible assurance ! et ceux-ci se rendent bien compte qu’ils sont à la merci du premier choc, péril extérieur, retour offensif des jacobins ou conspiration royaliste.

Chez qui donc va naître l’idée d’un coup de force ? Chez ceux-là mêmes qui détiennent le pouvoir et qui craignent de le perdre. La France est aux mains d’une oligarchie, elle est devenue la propriété d’une caste exclusive, fermée, qui s’est détachée de la nation, qui vit en dehors d’elle, étrangère à ses besoins, indifférente à ses maux. C’est la bande de ceux que M. Vandal appelle les « révolutionnaires nantis ». À côté d’eux un certain nombre de philosophes et de savants de l’Institut. « C’étaient pour la plupart des hommes d’aspect grave, de mœurs douces et d’esprit orgueilleux. Parce qu’ils étaient pour l’époque très savants dans leur partie, ils se croyaient appelés à régenter l’esprit public. Laissant au pouvoir proprement dit les attentats contre les personnes, les laides violences devant lesquelles ils s’inclinaient toujours, ils s’étaient réservé une autre tâche, et prétendaient façonner l’âme française conformément à leur haut et froid idéal. » Ces parlementaires, ces politiciens, ces idéologues, voilà de qui se composera le parti brumairien. Il s’agit pour eux non de sauver les institutions, mais de sauver le personnel.

L’idée est dans l’air. Comment va-t-elle prendre corps ? C’est une loi de la nature qu’elle ne procède jamais par innovations brusques. Elle tâtonne. Elle s’essaie à une série d’ébauches. De même en est-il dans l’art, dans les sciences où il est rare que les grandes découvertes soient l’œuvre de ceux qui s’en sont les premiers avisés, et de même encore dans la politique. Pour que le coup d’État de Bonaparte réussît, il était indispensable qu’il eût été d’abord tenté et manqué par d’autres. C’est ce qui arriva. L’entreprise a été une première fois réglée dans le plus grand détail : mêmes moyens, même mise en scène ; rien n’y manquera, sauf la réalisation effective. Sieyès avait fortement combiné le projet. Comme le remarque M. Vandal, on a tort de ne voir en Sieyès que l’esprit chimérique, l’abstracteur de quintessence, le constructeur de systèmes compliqués et inapplicables. C’est méconnaître les qualités pratiques dont il fit preuve dans toute cette affaire. Comprenant la nécessité de recourir à la protection d’un général, il s’était adressé au jeune Joubert : qu’il s’en allât sur les champs d’Italie faire ample et rapide moisson de gloire et qu’il revînt en sauveur ! On avait tout prévu, excepté que Joubert pouvait être tué. À la nouvelle de sa mort à Novi, il y eut un instant d’affolement. À qui s’adresserait-on ? Qui prendre ? Moreau, Macdonald ou Beurnonville ? On délibérait encore ; déjà Bonaparte avait débarqué à Fréjus.

Entre le projet de Sieyès et ceux qui hantaient l’esprit de Bonaparte il y a rencontre. C’est encore une des lois de la création géniale qu’elle soit le résultat d’une collaboration et c’est ce qu’on exprime en disant que l’homme de génie n’est pas isolé dans son temps. Sans doute, Bonaparte n’a attendu le conseil de personne pour songer à se rendre maître de l’État ; mais chez lui le rêve ambitieux était encore indécis et flottant ; il va se concréter et se préciser au contact du projet de Sieyès, tandis que Bonaparte, en reprenant à son compte le projet du Directoire, va le transformer et y mettre sa marque.

Nous avons peine à nous représenter aujourd’hui la nuance exacte des sentiments qui accueillirent Bonaparte à son retour en France. Nous sommes tentés de croire que la nation tout entière, dans un élan spontané, dut se précipiter aux pieds de César. Volontiers nous placerions déjà à cette date le mot fameux : « L’Empire est fait ! » Rien de plus faux, et c’est un des points que M. Vandal a le mieux mis en lumière. Certes, de longs siècles de monarchie avaient façonné le caractère français à accepter le pouvoir d’un seul ; mais ce souverain qui personnifie en lui l’État, on ne s’avisait pas qu’on pût le trouver en dehors d’une famille privilégiée. L’idée césarienne n’existe pas encore chez nous et n’y a pas de sens. Que signifiait donc l’enthousiasme dont on salua celui qui revenait de son glorieux exil oriental ? Qu’était-ce alors que Bonaparte pour l’ensemble de la nation ? Rien qu’un général extraordinaire, celui auquel la victoire avait été le plus constamment fidèle, le seul dont le génie fût assez redoutable pour tenir en respect les prétentions de l’étranger et nous délivrer une fois pour toutes de nos ennemis de l’extérieur. Si puissant est l’instinct de notre nature qui nous porte à interpréter les événements dans le sens de nos désirs et à colorer l’avenir de la teinte de nos espérances ! Parce que le pays souhaitait ardemment la paix, il s’empressait d’imaginer que le général vainqueur revenait tout exprès pour la lui apporter. Parce que Bonaparte était un grand homme de guerre, il voyait en lui le plus sûr instrument de pacification. Cette association d’idées lui paraissait aussi naturelle qu’elle nous paraît aujourd’hui paradoxale : Bonaparte et la paix !

D’ailleurs, la présence même de Bonaparte ne suffit pas à secouer d’une façon décisive et durable l’apathie où s’était si parfaitement endormie l’énergie nationale. On attend sans impatience les événements. Pendant les journées du 18 et du 19 brumaire, la rue est calme. On assiste sans fièvre à la naissance d’un nouvel ordre de choses : c’est un spectacle qui excite plus de curiosité que d’émoi et amuse la badauderie. L’événement une fois accompli, l’annonce en produit une satisfaction, une détente, mais du reste rien de comparable à cette effervescence, à cette exaltation que nous imaginons volontiers à distance. Il faudra du temps pour que le Premier Consul communique à la masse son propre élan et fasse affleurer les réserves d’enthousiasme qui étaient en elle à l’état latent.

Voici un fait non moins curieux : les politiciens, les hommes d’intrigue, les hommes à idées, ne soupçonnèrent pas qu’en prenant Bonaparte pour protecteur ils abdiquaient entre les mains d’un maître. Il semble bien que, jusqu’au bout, leur clairvoyance ait été en défaut et que ni le souci de leurs intérêts, ni la plus complète antipathie de nature n’aient suffi à les inquiéter. Dans ce général qui se glorifiait d’appartenir à l’Institut et qui se déclarait l’ennemi de la superstition, les métaphysiciens crurent reconnaître un des leurs ; les idéologues s’imaginèrent qu’il travaillait pour eux ; ils se persuadèrent qu’il créerait à leur usage un gouvernement selon leurs vœux, ami de la philosophie et des lumières. Telle était la force de l’illusion ou l’énormité du malentendu !

Ce qui achève de dérouter les idées reçues et de ruiner la légende, c’est l’analyse des dispositions de l’armée. D’esprit très révolutionnaire, soldats et officiers n’aspiraient nullement à établir le régime du sabre. Le fait est que dans les journées de Brumaire les fameux « prétoriens » brillent par leur absence. En effet, la définition du mot de prétorien s’applique aussi peu qu’il est possible aux grenadiers à qui était confiée la garde des Conseils. « Les prétoriens de Rome ne connaissaient que leur chef et le plaçaient au-dessus des lois : pour eux la patrie était le camp et non pas la cité. Autour des Conseils et du Directoire, on avait affaire à des hommes dont la plupart ne connaissaient pas Bonaparte et restaient imprégnés de passions civiques. Chauds démocrates, durs policiers, grands assommeurs de muscadins et autres aristocrates, ils s’estimaient gardiens des institutions. Les grands mots qui avaient tant de fois sonné à leurs oreilles : souveraineté du peuple, sanctuaire des lois, inviolabilité de la représentation nationale, n’avaient pas perdu sur eux tout empire. Vis-à-vis d’une entreprise qui les mettrait en cas de se tourner contre l’une des assemblées, quelles seraient leurs dispositions ? » En réalité, pour les décider à marcher, il fallut que la présence du président des Cinq-Cents leur facilitait l’illusion qu’ils étaient réquisitionnés par le représentant de l’autorité légale.

Une fois que l’historien nous a fait connaître le cadre et le fond du tableau, qu’il a massé la foule, qu’il a fait circuler l’air en nous montrant quelles idées y étaient flottantes et en suspens et de quelle électricité l’atmosphère était chargée, les choses sont au point pour que nous voyions nettement se dessiner la figure des individus et se préciser leur rôle. Plutôt que de nous présenter chaque acteur du drame en un médaillon d’une effigie arrêtée, M. Vandal a préféré laisser aux événements le soin de tracer peu à peu les portraits et de faire apparaître, à mesure qu’ils se révèlent en action, les aspects de chaque caractère. Voici d’abord les comparses et les dupes : Barras, dont Bonaparte avait songé à se rapprocher, dont il s’éloigna promptement, à cause de la corruption dégoûtante du personnage autant qu’en raison de son inconsistance, et qui va soudain rentrer dans son néant ; Gohier, Moulins, qui servent à immobiliser Moreau, tandis que celui-ci sert à les surveiller. Moreau, dont le Directoire avait songé à faire un Bonaparte, se réduit, pendant la journée du coup d’État, à tenir l’emploi de geôlier en fumant des pipes ! Puis voici les acteurs : Sieyès s’acquittant de son rôle en conscience et ne négligeant rien pour rester au premier plan : n’avait-il pas installé un manège au Luxembourg et travaillé l’équitation pour que l’ex-abbé qu’il était ne fît pas trop piteuse figure auprès du brillant général ? Assez vite d’ailleurs, parce qu’il est très intelligent et qu’il a le sens des réalités, il se rendra compte que la partie n’est pas égale, se rejettera vers les combinaisons systématiques et l’idéologie. Fouché, l’homme nécessaire et dont on se méfie au point de ne lui avoir pas dévoilé tout le projet, prêt à tourner avec la fortune, se réservant jusqu’à la fin, et pareillement disposé à fermer les portes de Paris à Bonaparte, si la légalité triomphe, ou aux parlementaires, s’ils sont vaincus. Lucien, dont le rôle fut considérable au dernier moment et qui sut devant le danger trouver mille ressources. Bonaparte enfin, qui avait envisagé toutes les possibilités, — sauf pourtant celle d’une défaillance de Bonaparte !

Maintenant, renseignés sur les conditions de la partie et sur le caractère de ceux entre qui elle se joue, nous sommes en mesure d’apprécier toute la valeur dramatique de l’épisode principal ; comme, au théâtre, nous écoutons haletants la scène décisive à laquelle un auteur, sûr de son métier, nous a savamment préparés. C’est ainsi que nous assisterons aux deux journées de Brumaire. Je ne connais guère de récit qui atteigne, avec moins d’apparence de recherche, à une plus réelle intensité d’effet, nous faisant passer par toutes les émotions qui furent celles des acteurs eux-mêmes, et, pour ainsi dire, nous tenant, jusqu’à la dernière minute, incertains de l’issue.

La journée du 18 n’avait été qu’une sorte de prologue. Dès le soir même, une certaine indécision et impuissance se manifestait chez les ordonnateurs de la grande scène du lendemain. Le 19, ce sont des retards, des lenteurs, une situation qui se prolonge et, en se prolongeant, menace davantage d’aboutir à un échec. Le plan a été mal combiné, comme il arrive toutes les fois qu’il n’est pas l’œuvre d’une seule pensée et d’une seule volonté. Bonaparte, dont les proclamations sont parmi les chefs-d’œuvre de l’éloquence militaire, n’a pas cette autre sorte d’éloquence qui entraîne les assemblées. Le général qui, sur le champ de bataille, regarde la mort en face, se trouble devant la mascarade parlementaire des députés costumés de rouge. Pour enlever les soldats, il lui faudra recourir à une ruse, montrer sur son visage d’imaginaires traces de poignard. Et qui sait si, prononcée à temps, une « mise hors la loi » ne sera pas l’obstacle où toute son ambition et tout son prestige iront se briser ? Sans doute, les leçons de l’histoire n’ont guère coutume d’être entendues. Quelle leçon cependant pour les amateurs de coups d’État ! Être l’un des plus prodigieux hommes de guerre de tous les temps, avoir derrière soi les campagnes d’Italie et d’Égypte, avec soi le gouvernement, la majorité d’une des deux assemblées, le président de l’autre, la complicité de l’opinion, l’appui des forces policières et militaires, et tout cela pour risquer de n’être le soir qu’un général hors la loi !

Maître enfin du pouvoir, comment Bonaparte va-t-il en user ? N’y verra-t-il qu’un moyen de contenter son ambition personnelle, et ne se servira-t-il de la France que comme d’un instrument pour réaliser un rêve de gloire insensé ? À cette date du moins, c’est encore une erreur d’interpréter ainsi la pensée de Bonaparte. Contrairement à ce qu’ont répété la plupart des historiens, il a cherché sincèrement le bien de la nation ; par-delà les factions, leurs rivalités et leurs intérêts, il a aperçu le pays ; il en a discerné les profondes aspirations ; il a eu pitié de ses longues souffrances ; il a voulu être, au lendemain de l’universelle anarchie, l’homme de la réconciliation nationale. Sous quelle forme, d’ailleurs, lui sera-t-il permis finalement de s’incorporer aux destinées de cette France qu’il entend d’abord pacifier et reconstruire ? Il ne le sait pas encore. « Que feront de lui les circonstances ? Monter plus haut, toujours plus haut, c’est la loi et la fatalité de sa nature. Cependant, pour monter au sommet où son ambition prendra nettement conscience d’elle-même et d’où elle pourra embrasser d’illimités espaces, six mois lui seront nécessaires ; son avènement à la pleine puissance, fondée sur l’absolue possession de l’esprit public, ne sera que progressif, et il faudra Marengo pour compléter Brumaire. » Chez César même, l’idée césarienne n’est pas née.

Ces conclusions, qui sont celles où aboutit l’historien de Brumaire, se dégagent du récit des faits sans qu’on y puisse jamais surprendre le souci d’une démonstration. Au contraire, la souplesse d’une narration qui se modèle exactement sur la réalité nous permet de suivre les événements à mesure qu’ils se produisent dans un enchaînement naturel plutôt que logique, et nous montre l’histoire en train de se faire ; c’est ce qui nous a paru caractéristique de la manière de M. Vandal. Voilà ce qui donne à son livre sa valeur d’art. Romanciers, auteurs dramatiques, historiens, tous ceux qui ont entrepris de nous faire assister à la comédie humaine se conforment aux mêmes lois parce qu’elles leur sont imposées par les conditions mêmes de la vie. Grouper les faits autour d’une idée maîtresse, emprisonner les caractères dans une formule, c’est le moyen peut-être de frapper davantage l’imagination et de produire des effets d’une intensité plus saisissante ; c’est le moyen sûrement de fausser la réalité. Comme nous sommes disposés, d’ailleurs, par suite de l’infirmité de notre nature et pour venir en aide aux défaillances de notre mémoire, à apercevoir les événements en bloc et les figures en raccourci, c’est le rôle de l’historien évocateur du passé d’y faire rentrer la notion de l’incomplet, du relatif et du successif.

Encore faut-il, pour que l’écrivain nous donne l’impression de la vie, qu’il l’ait lui-même ressentie. L’historien n’est pas uniquement un savant, et sa tâche ne consiste pas seulement à constater des faits pour les ranger sous une étiquette : s’il a le devoir d’être impersonnel, pas plus que le poète il n’a le droit d’être impassible. Nous en voudrions à l’historien français capable d’assister avec curiosité et froideur à l’un des épisodes les plus dramatiques de la vie française, et nous aurions peine à lui pardonner que l’étalage de tant de misères, l’approche d’un avenir si chargé d’orage n’eussent rien fait vibrer dans son cœur. C’est le dernier mérite, et non le moindre, que nous signalerons dans ce livre où se devine à chaque page l’émotion contenue.

Madame de Staël et Napoléon

Ce qui expliquerait, s’il en était besoin, la curiosité si vive qui nous reporte aujourd’hui vers les souvenirs de l’époque napoléonienne, c’est que plus on ramène sur elle notre attention, plus nous nous apercevons combien elle nous réserve de surprises.

Sur presque tous les points il faut substituer l’histoire à la légende, et tel a été l’objet des travaux qui se sont multipliés en ces derniers temps, sans lasser l’intérêt. À son tour, M. Paul Gautier vient de consacrer au différend de Mme de Staël et Napoléon 2 une étude qui jette sur cet épisode un jour tout nouveau. Ce livre remarquable par l’abondance et la précision de renseignements, dont beaucoup étaient inédits, l’est aussi bien par l’art de l’exposition. M. Paul Gautier sait conter et il sait peindre. Les portraits qu’il a semés dans le récit, ceux d’un Necker, d’un Fouché, d’un Bernadotte, sont d’une touche juste, fine, spirituelle. La figure de Mme de Staël apparaît en plein relief ; voilà bien l’incurable ennui dont souffre cette femme de génie et qui la jette dans toute sorte d’agitations, cet orgueil, cette personnalité exubérante, ce besoin de tout rapporter à soi, et aussi ce courage, cette énergie, cet amour vrai des idées, cette noblesse d’âme, ce continuel progrès, cette sorte d’ascension vers un idéal supérieur. Le nouvel historien de ce duel fameux a su conserver à la question elle-même toute son ampleur ; en outre, les vues qu’il nous ouvre de plus d’un côté nous aident à mieux comprendre certains aspects du gouvernement de Napoléon,

Si l’on s’en rapportait au témoignage de Mme de Staël, elle aurait été dès le premier jour l’ennemie de Bonaparte ; elle aurait deviné son ambition, prévu son despotisme ; elle aurait aperçu tout de suite l’attitude qu’elle avait à prendre et choisi le rôle qu’elle se devait à elle-même de jouer en face du tyran ; elle aurait jusqu’au bout persévéré dans son hostilité irréconciliable. Nous, d’autre part, apercevant à distance Napoléon à travers tout l’appareil de sa gloire, il nous semble que la lutte dut être prodigieusement inégale entre une femme qui n’a pour elle que son éloquence, et le souverain que la France adore, devant qui tremble l’Europe et qui dispose du dévouement aveugle de ses agents et de l’organisation incomparable de sa police !… Ce sont autant d’erreurs. À cette conception simpliste et qui fige les personnages dans un rôle arrangé après coup, M. Paul Gautier substitue la réalité complexe, variée, mouvante, vivante et singulièrement plus curieuse.

Il s’en faut que Mme de Staël ait débuté par haïr Bonaparte, puisque, au contraire, elle commença par faire de lui son idole. Doit-on croire qu’elle ait éprouvé à son égard un sentiment différent de l’estime, plus tendre et plus passionné ? Elle avait écrit au général d’Italie, qu’elle ne connaissait pas encore, des lettres où elle le comparait à Scipion et à Tancrède. Il semble même à M. Gautier qu’elle ait dépassé les termes ordinaires de l’admiration. Bonaparte était très épris de sa femme et Mme de Staël lui aurait écrit que « c’était une monstruosité que l’union du génie à une petite insignifiante créole, indigne de l’apprécier ou de l’entendre ». Plus tard, Joseph disait à son frère : « Si vous montriez pour elle seulement un peu de bienveillance, elle vous adorerait. » Mais ce sont là propos sans consistance et vagues on-dit ; et c’est dans cet ordre de sentiments qu’il faut se garder de rien affirmer ou même de rien insinuer ! Comparer un général à Scipion, fût-ce à Tancrède, ce n’est pas tout à fait la même chose que le prier d’amour. Et il n’y a guère lieu de s’étonner que Mme de Staël ait complimenté dans la phraséologie du temps celui qui avait si bien mérité les éloges même les plus emphatiques.

Ce qui ne fait pas doute, c’est qu’elle ait ressenti pour le jeune vainqueur l’enthousiasme le plus vif. Elle était romanesque, elle aimait la gloire : ce qu’il y avait d’étrange et d’énigmatique dans la figure de Bonaparte contribuait encore à la séduire. Elle l’admirait après la campagne d’Italie ; après la campagne d’Égypte elle en raffola : il lui apparut comme un personnage fabuleux, ce fut son héros. Autant que de gloire, Mme de Staël était éprise de liberté, et comment ne pas croire que la cause de la liberté eût en Bonaparte son plus ferme champion ? C’est sur lui qu’on pouvait compter pour terminer la Révolution, c’est-à-dire pour mettre un terme au règne de l’arbitraire, à la série des coups de force, et assurer définitivement le jeu des institutions républicaines. Aussi Mme de Staël est-elle au premier rang dans ce parti de l’Institut qui applaudit au 18 Brumaire. Renseignée sur les événements qui se préparaient, elle accourt de Coppet : Mme de Staël rentrant à Paris le soir du 18 Brumaire et se croisant sur la route avec Barras qu’une escorte de dragons reconduit à sa terre de Grosbois… c’est un de ces spectacles où se complaît l’ironie de l’histoire ! Le 19, Benjamin Constant, qui s’est hâté de courir à Saint-Cloud, lui envoie des messages d’heure en heure. Elle apprend que les grenadiers conduits par Murat ont envahi l’Orangerie, que les représentants se sont enfuis par la fenêtre. Alors « je pleurai, dit-elle, non la liberté, elle n’exista jamais en France, mais l’espoir de cette liberté sans laquelle il n’y a pour le pays que honte et malheur ». Le fait est qu’elle pleura de joie : la liberté triomphait ! Rien n’égale désormais l’ivresse, l’enchantement de Mme de Staël : Bonaparte est premier consul et Benjamin Constant est tribun !

Durant toute cette période, Mme de Staël ne cesse de poursuivre Bonaparte de ses assiduités. Elle va au-devant de lui, elle l’invite, elle le provoque, elle s’arrange pour se trouver partout sur son passage. Le rêve qu’elle avait conçu apparaît avec évidence et dans toute l’étendue de sa naïveté. Hantée du désir de jouer un grand rôle, elle avait fait choix de Bonaparte pour qu’il gouvernât d’après ses inspirations : elle aurait été la tête, il aurait été le bras. Son malheur fut que Bonaparte perça tout de suite ses intentions et se soucia aussi peu que possible de les réaliser. Outre qu’il n’aimait pas ce genre de femmes, il redoutait qu’une telle alliée ne fût pour lui singulièrement compromettante. Tout en la ménageant, il mit à la fuir autant de soin qu’elle en apportait à le rechercher. N’ayant pas réussi à plaire, Mme de Staël essaya de se faire craindre. Ce fut le secret de l’intrigue ourdie avec Benjamin Constant et qui aboutit au discours que celui-ci prononça au Tribunat contre Bonaparte. L’effet fut immédiat, mais très différent de celui qu’avaient escompté les conjurés. Le soir même, Mme de Staël donnait un dîner en l’honneur de Constant : en quelques heures, elle reçut dix lettres d’excuses. Elle apprit avec étonnement la colère de Bonaparte, elle s’aperçut avec stupeur que le vide se faisait autour d’elle. L’intimidation ne lui avait pas réussi mieux que la coquetterie : elle fut atterrée. D’ailleurs les mécomptes allaient se succéder rapides et cruels. Les desseins de Bonaparte se découvraient : ils tendaient sûrement au pouvoir personnel. La plus grande désillusion pour Mme de Staël, ce fut de le voir signer le Concordat. Elle ne lui reprochait pas de reconnaître une religion d’État ; mais que cette religion d’État fût le catholicisme, c’est le coup auquel elle ne s’attendait ni ne se résignait.

Elle s’était expliquée sur ce point de façon fort nette, quatre ans auparavant, dans le livre : Des circonstances actuelles, que les événements de Brumaire l’avaient empêchée de publier. Elle y proclamait la nécessité de restaurer en France l’idée religieuse ; mais « en bonne calviniste », disait-elle, elle proposait d’établir comme religion d’État la religion protestante. Elle exposait longuement les raisons de ce choix. La religion catholique donne trop d’importance au dogme qui choque les principes de la raison ; son sort est intimement lié à celui de l’ancienne monarchie ; elle rappelle des souvenirs détestables comme celui de la Saint-Barthélemy. Au contraire, la religion protestante assure la plus grande place à la morale ; elle est l’ennemie de la royauté qui l’a persécutée ; par l’organisation même de son culte et de ses ministres, elle s’inspire des grands principes de liberté et d’égalité. Le protestantisme devenu religion d’État sera la plus formidable machine de guerre qu’on ait jamais dirigée contre le catholicisme et ses alliés. « Je dis aux républicains, écrivait Mme de Staël, qu’il n’existe que ce moyen de détruire l’influence de la religion catholique. Alors l’État aura dans sa main toute l’influence du culte entretenu par lui, et cette grande puissance qu’exercent toujours les interprètes des idées religieuses sera l’appui du gouvernement républicain. »

L’effondrement était complet. Mme de Staël était à la fois déçue dans ses rêves d’ambitieuse, dans ses croyances de libérale, dans ses sympathies de protestante. Il lui restait à engager les hostilités contre l’ennemi qui lui avait été si cher. Elle va se jeter dans ce parti désespéré avec l’impétuosité qui lui est naturelle ; toutefois, dans son attitude nouvelle on retrouve la trace des sentiments anciens. Si elle n’est pas Hermione poursuivant Pyrrhus de sa vengeance, elle est Clorinde harcelant Tancrède de ses coups. Chaque fois que Bonaparte reconnaît sa main dans les blessures faites à son pouvoir, elle en éprouve une sorte de satisfaction. Elle consent qu’il la persécute, mais non pas qu’il l’ignore. Elle préfère la haine à l’indifférence. Elle est femme.

Chacun des livres de Mme de Staël ne sera qu’un épisode de sa lutte contre Bonaparte : cela fait l’unité de son œuvre. C’est un des points que M. Paul Gautier a le mieux vus et mis en lumière. « Toutes les fois qu’on examine un de ses ouvrages, il faut bien se pénétrer de cette idée : tout livre de Mme de Staël est un acte. Elle n’écrit pas pour chanter, mais pour penser et agir. Cette formule convient à ses romans mêmes, à Delphine, à Corinne ; elle s’applique mieux encore au livre De la littérature. Tel qu’il est et paraissant à son heure, c’est plus qu’un acte, c’est un véritable manifeste. » Mme de Staël y soutient cette thèse de la perfectibilité dans laquelle les philosophes du xviiie  siècle avaient mis toutes leurs complaisances ; elle y appelle la philosophie et l’éloquence au soin de diriger les États ; elle humilie le prestige de l’esprit militaire devant l’éclat des lumières et de la raison ; elle rallie le parti des idéologues.

C’est le mérite de Mme de Staël d’avoir fait entrer dans le roman la discussion des questions sociales, et son originalité d’y avoir, la première, fait entendre certaines réclamations ; seulement ces réclamations n’étaient pas du goût de Bonaparte, et, sur toutes les questions qu’elle soulevait, elle se trouvait en opposition formelle avec lui. Il voulait rendre à la société un peu de cet ordre et de cette régularité que dix années de troubles, succédant à une époque de relâchement, lui avaient si bien fait perdre ; c’est le moment que l’auteur de Delphine choisissait pour proclamer, en face de la société, les droits de l’individu et notamment son droit au bonheur ! Il constatait les ravages faits par l’extrême fréquence du divorce et il travaillait à faire disparaître de la législation cette cause d’immoralité ; c’est le moment que choisissait Mme de Staël pour faire l’apologie du divorce ! Ajoutez qu’elle opposait les vertus du protestantisme aux erreurs du catholicisme, qu’elle vantait les bienfaits de la liberté, et enfin qu’elle louait les Anglais !

Ce panégyrique de l’Angleterre recommence de plus belle dans Corinne, où la frivolité des Français, personnifiés par le comte d’Erfeuil, est raillée en contraste avec le sérieux des Anglais, représentés par le digne Oswald ; cela, au moment où la lutte de Napoléon contre l’Angleterre était le plus âpre ! Mme de Staël y montrait encore que, sans liberté et sans institutions, il n’y a rien qui exalte les cœurs, qu’une nation languit, que le ressort de l’énergie s’y énerve ; c’est cette théorie de « l’enthousiasme », qu’elle devait reprendre ailleurs pour lui donner sa forme définitive. Et quel est l’instant où elle s’avise de nous peindre une Allemagne rêveuse et toute absorbée dans la spéculation métaphysique ? C’est celui où, réveillée par le coup de tonnerre d’Iéna, l’âme allemande avait compris la nécessité de redescendre des nuages sur la terre. Fichte, qui avait commencé par se dire citoyen du monde, proclamait dans ses leçons à Berlin que le bon moyen de servir l’humanité est de servir et d’aimer la patrie. Les poètes comme les philosophes, et les pasteurs comme les poètes, travaillaient à rallumer l’ardent amour de la patrie. Le livre De l’Allemagne, s’il avait paru alors, aurait pu, suivant une remarque de Goethe, aider à se reformer la nationalité allemande. Après cela, et si rien ne justifie d’ailleurs les brutalités policières et le ton lourdement ironique de la lettre de Savary, est-il bien étonnant que Napoléon ne fût pas pressé de voir lancer ce livre, pareil à un brûlot, dans une Europe prête à s’enflammer ?

M. Paul Gautier a fait ressortir avec beaucoup de force, et non peut-être sans quelque excès d’insistance le rôle « européen » de Mme de Staël. Il remarque que l’attitude prise par celle-ci ne pouvait manquer d’entraîner une conséquence résultant de la logique même des faits. Les destinées de la France s’étant, pendant toute la durée de l’Empire, confondues avec celles de l’Empereur, l’ennemie de Napoléon était exposée à ne plus distinguer nettement que combattre la fortune particulière de celui-ci, c’était combattre du même coup les intérêts généraux du pays. Elle ne fait pas difficulté d’avouer le chagrin que lui cause l’annonce de telle de nos victoires : Marengo la consterne. « Je souhaitais que Bonaparte fût battu », écrit-elle ; comme s’il était admissible qu’à aucun moment le bien de la France exigeât qu’elle fût humiliée et vaincue ! Lorsqu’on signe à Londres les préliminaires de la paix, elle retarde son retour à Paris « pour ne pas être témoin de la grande fête de la paix ». Lorsqu’elle connaît les conditions de cette paix, elle s’étonne que l’Angleterre rende tout à une puissance qu’elle a constamment battue sur mer. Au moment où règne dans le camp de Boulogne une fiévreuse activité, elle fait chorus avec ceux qui ne trouvent dans l’expédition projetée que matière à railleries. Elle ne tarit pas d’épigrammes sur « la grande farce de la descente », sur les bateaux plats et les péniches que l’on construit au bord des grands chemins, sur les écriteaux qui portent : route de Londres ! À Berlin, elle s’attache Auguste-Guillaume Schlegel, chez qui la haine de la France allait jusqu’à la rage. À Vienne, elle est accueillie par tous ceux, Russes, Autrichiens, Allemands, qui ne peuvent aimer la France, ayant été trop souvent vaincus par elle : on s’y presse au cours de Schlegel où, sous couleur de combattre l’influence française en littérature et en art, il s’agit de hâter le réveil du peuple allemand exalté par les souvenirs de son histoire. Elle entretient une correspondance active avec Gentz, l’agent de la politique anglaise, l’ancien conseiller privé de Prusse passé au service de l’Autriche. En Russie, elle est fêtée par les vaincus de Zurich, d’Austerlitz, d’Iéna, d’Eylau, de Friedland. Elle est écoutée d’Alexandre, qu’elle peut renseigner sur les avantages qu’il retirerait de l’appui du prince royal de Suède, et à qui elle a peut-être suggéré l’idée que Moreau fût rappelé d’Amérique. En Suède, elle retrouve Bernadotte, ce cadet de Gascogne qui avait si parfaitement oublié ce qu’il devait à son ancien compagnon d’armes. Elle a une part à la rédaction de la brochure Sur le Système continental, qui paraissait au début de la campagne de 1813 et contenait une invitation à la Suède de se joindre à la Russie et à l’Angleterre. Elle arrive enfin à Londres et elle y est acclamée.

Mme de Staël a une excuse qui lui vient de son cosmopolitisme même. Elle est née d’un père genevois et d’une mère vaudoise ; elle a épousé un Suédois ; elle réside à Coppet, à quelques lieues de Genève ; et comme Genève, située à la rencontre des grandes routes d’Europe, est le confluent de toutes les nationalités, Coppet est le lieu de rendez-vous de tous les étrangers de marque. Cosmopolite par sa parenté intellectuelle avec nos philosophes du xviiie  siècle, Mme de Staël l’est encore par son genre. de vie, par celui que lui impose Napoléon en la tenant à distance de Paris et la forçant d’aller chercher à l’étranger ce mouvement d’idées, cette société des hommes distingués qui est un besoin pour sa vive intelligence. Le cosmopolitisme est la marque de l’esprit de Mme de Staël ; c’est une bonne part de son originalité et c’est par où elle a rendu un service inappréciable aux lettres françaises, qu’elle a mises en communication avec les littératures du Nord ; cela explique qu’elle ait ignoré les susceptibilités et les révoltes d’un esprit de pure tradition française. Ce qui est encore à la décharge de Mme de Staël, c’est qu’elle a souffert de son cosmopolitisme et qu’elle en a vivement ressenti la tristesse. Elle erre de la France à l’Allemagne, à la Suède, à la Russie, à l’Angleterre. Il lui arrive d’écrire : « Tous ces pays délivrés ne sont pas le mien et le mal du pays me prend sur ces vents de nuages. »« De quel pays parle-t-elle ? demande M. Paul Gautier. De la France, sans doute ? Au fond, elle est une errante, elle n’a pris racine nulle part. Il lui manque ce qui soutient les autres hommes, aux heures tristes et troublées : le souvenir de la terre natale, la tradition des ancêtres, la communauté longtemps éprouvée des joies, des peines, des espérances. Elle est emportée par les vents de nuages… » Et enfin elle a cruellement souffert d’être éloignée de la France, vers laquelle la ramenait une invincible nostalgie.

Il faut dire surtout à la louange de Mme de Staël, qu’un moment est venu où ses yeux se sont ouverts ; elle a compris enfin, — bien tard, il est vrai, — et elle a su dire que les ennemis de Napoléon étaient ceux de la France. Elle a eu pitié de la France souffrante, envahie, déchirée par les alliés. Alors elle a changé d’attitude et son cœur a recommencé de battre à l’unisson du nôtre. Pour apprécier la dignité de son langage en ces heures de crise, il n’est que de le mettre en contraste avec celui de Benjamin Constant. C’est lui qui est coupable d’impénitence finale ; c’est lui qui trouve élégant de déblatérer contre la France meurtrie et de piétiner les vaincus. Il écrit dans son Journal intime : « Les Français sont toujours les mêmes : fous et méchants. » Il ne comprend pas que les Français se fassent tuer sous la conduite de celui qui défend le sol de leur pays : « Nous verrons si les Français tiendront à cet enragé qu’ils nomment Empereur… Je n’aurais pas cru cette nation bête à ce point. » Il charge Mme de Staël de faire imprimer à Londres sa brochure sur l’Esprit de Conquête, où il flétrit la nation conquérante. Mme de Staël lui répond : « Ne voyez-vous pas le danger de la France ?… Je suis comme Gustave Wasa ; j’ai attaqué Christiern, mais on a placé ma mère sur le rempart. Est-ce le moment de mal parler des Français, quand les flammes de Moscou menacent Paris ?… Que Dieu me bannisse plutôt de France que de m’y faire rentrer par le secours des étrangers. » Constant est incorrigible, et la beauté d’une âme de dilettante se fait voir chez lui dans tout son jour. Il écrit, à la veille de l’entrée des alliés dans Paris, que la France doit être mise « au ban des nations », et il adresse à Mme de Staël un mémoire de même encre pour qu’elle le mette sous les yeux des ministres anglais. Cette fois elle lui envoie cette apostrophe indignée : « J’ai lu votre mémoire ; Dieu me garde de le montrer ! Je ne ferai rien contre la France. Je ne tournerai contre elle dans son malheur ni la réputation que je lui dois, ni le nom de mon père qu’elle a aimé ; ces villages brûlés sont sur la route où les femmes se jetaient à genoux pour le voir passer. Vous n’êtes pas Français, Benjamin ! » C’est la punition de Benjamin Constant d’avoir mérité cette flétrissure, mais c’est l’honneur de Mme de Staël de la lui avoir infligée.

Non seulement Mme de Staël est incapable d’aucune bassesse, même dans la haine, mais la pitié et la générosité sont parmi les traits essentiels de sa nature. Cela explique son attitude pendant la dernière période de l’Empire agonisant et définitivement condamné. Ici encore, la réalité des faits est en désaccord avec le témoignage de Mme de Staël. Tandis qu’elle veut, aux yeux de la postérité, passer pour, avoir été l’ennemie irréconciliable, au contraire elle s’est laissé adoucir. Elle avait eu, pendant le séjour de File d’Elbe, l’occasion de rendre service à l’Empereur dans une circonstance singulière que rappelle M. Gautier. « Un jour, elle est avertie par un de ses amis que deux sicaires ont formé le projet de se rendre à l’île d’Elbe pour assassiner Napoléon. L’imagination de Corinne s’enflamme ; son cœur s’émeut ; elle accourt à Prangins, hors d’haleine. Ce jour-là, Joseph recevait Talma à sa table. Mme de Staël leur fait part du complot, et, avec l’impétuosité de son caractère, s’offre à partir sur-le-champ pour l’île d’Elbe. Talma lui dispute cet honneur. Il fallut que le prudent Joseph les mît d’accord en choisissant comme envoyé un personnage obscur, moins capable d’attirer l’attention que l’illustre tragédien et la femme célèbre. » Napoléon pouvait donc lui dire, à son retour en France, qu’il savait combien elle avait été généreuse pour lui pendant ses malheurs. La glace était rompue. Joseph Bonaparte fut le trait d’union entre les deux adversaires. D’ailleurs Napoléon se donnait pour respectueux de la liberté, appelait Benjamin Constant à rédiger l’Acte additionnel. Mme de Staël se rallie à une cause qui semble bien être celle de la France et de la liberté. Et tandis que jadis elle se servait de son influence pour exciter contre Napoléon les nations étrangères, dans une lettre adressée à Crawfurd et destinée à être mise sous les yeux du prince régent d’Angleterre elle affirme les intentions libérales et pacifiques de Napoléon. Elle plaide pour lui contre l’Europe. C’est la situation retournée.

Il reste à montrer quelle fut la portée de l’opposition faite par Mme de Staël, et pourquoi Napoléon vit toujours en elle sa plus redoutable ennemie. Aurait-il pu, avec plus d’adresse, moins d’impatience et de raideur, rallier à lui Mme de Staël en faisant des concessions à sa vanité ? On l’a beaucoup dit ; rien, d’ailleurs, n’est moins certain, attendu qu’il y avait entre ces deux esprits une profonde antipathie de nature et, sur tous les points essentiels, une complète divergence de vues. Ce qui est établi, au contraire, c’est que Napoléon aperçut avec une parfaite clairvoyance toute l’étendue du danger que lui créait l’hostilité de Mme de Staël. Certes, il avait en Chateaubriand un adversaire passionné et éloquent ; mais Chateaubriand, quoiqu’il en eût bonne envie, ne réussit jamais à lui faire peur. Il n’avait pas eu de peine à comprendre que la haine de Mme de Staël était d’une tout autre conséquence. C’est pourquoi il s’en montre en maintes rencontres si préoccupé et si inquiet. Du camp de Boulogne et au moment où il arrêtait le plan de la magnifique campagne de 1805, il ne croit pas prendre un soin superflu en écrivant à Fouché pour qu’il interdise à Mme de Staël le séjour de Paris. Le 31 décembre 1806, il écrit de Pultusk à Fouché en ce sens. Le 15 mars 1807 : « Vous devez veiller à l’exécution de mes ordres et ne pas souffrir que Mme de Staël approche à quarante lieues de Paris. » Il ne cesse de revenir sur ce sujet qui apparemment lui tient au cœur. À cinq cents lieues de sa capitale, au lendemain d’Eylau, il trouve le temps de s’occuper d’une femme de lettres et de stimuler contre elle le zèle de sa police. S’il la laisse encore libre de voyager où il lui plaît et s’il enjoint même à ses agents de la traiter avec déférence, un moment vient où il la fait au contraire traquer par sa police, devenue celle de Savary et non plus de Fouché. Il s’enquiert de qui elle reçoit : quiconque l’approche est impitoyablement frappée. Il est de toute évidence qu’en persécutant Mme de Staël Napoléon l’a singulièrement grandie : il l’a signalée à l’admiration de l’Europe ; il a augmenté son influence. Mais c’est qu’il ne doutait pas qu’en tout cas elle ne disposât d’une grande influence.

Le fait est que Chateaubriand n’est qu’un poète ; Mme de Staël a, au plus haut degré, les facultés qu’exige l’action. Elle a le goût de l’intrigue ; si l’opinion de Napoléon sur ce point nous était suspecte, nous pourrions nous en rapporter à celle de Benjamin Constant : le premier la traitait d’intrigante, mais le second l’appelle intrigailleuse. Elle entretient la plus vaste correspondance. Elle est en relations avec tout ce que l’Europe compte de personnages marquants, depuis les écrivains jusqu’aux diplomates et depuis les grandes dames jusqu’aux souverains. Elle réalise ainsi contre Napoléon une coalition d’autant plus dangereuse qu’elle est insaisissable. Elle est une puissance ; et sa puissance est celle de l’opinion.

On comprend alors l’intérêt supérieur qu’il y avait pour Napoléon à ne pas permettre à Mme de Staël de séjourner dans Paris. Entre deux dangers il choisissait le moindre ; et il préférait encore la laisser libre de communiquer avec ses ennemis du dehors, plutôt que de laisser derrière lui, dans sa capitale, cette « machine de mouvement », alors que lui-même était retenu sur les lointains champs de bataille. C’est que cette capitale il la savait toujours frémissante, inquiète et près de se reprendre. De toute l’étude de M. Paul Gautier cette conclusion se dégage et peut-être en est-ce la partie la plus neuve et la plus saisissante. Aujourd’hui et tout éblouis que nous sommes des gloires de l’époque impériale, il nous semble qu’aucun pouvoir ne dut être plus solide que celui de Napoléon : le fait est qu’il n’en fut pas de plus instable. Ce n’est qu’à coups de victoires qu’il parvient à raffermir, pour un temps, une autorité sans cesse remise en question.

Aux premiers jours du Consulat, il a devant lui le parti républicain qui dispose encore de forces considérables, comptant des généraux illustres, des écrivains, des orateurs. Son ambition commence à éveiller le soupçon, à provoquer des résistances. Il était perdu s’il n’avait disposé de moyens qui, à vrai dire, lui étaient particuliers : Marengo vint consolider son pouvoir. L’exécution du duc d’Enghien ravive contre lui les haines. Le procès du général Moreau est très impopulaire et révolte les anciens compagnons d’armes du vainqueur de Hohenlinden ; le public est favorable aux accusés ; l’opinion se prononce nettement contre Bonaparte ; le faubourg Saint-Germain conspire. L’Empereur répond, encore une fois, à sa manière : par le bulletin de victoire d’Austerlitz. La situation, après Eylau, est des plus critiques : on répand des bruits sinistres, que la Garde Impériale a été détruite, que 500.000 Russes s’avancent pour écraser l’armée française ; les fonds publics sont en baisse, l’industrie souffre, la conscription soulève des clameurs dans le peuple qui veut la paix ; Fouché transmet à l’Empereur des rapports alarmants. Il était urgent que la nouvelle de Friedland vînt remettre les choses dans l’ordre. En 1808, l’Empereur sent que sa fortune chancelle ; les événements d’Espagne ont soulevé une réprobation unanime ; en France même on admire le courage des Espagnols ; la capitulation de Dupont à Baylen, celle de Junot à Cintra portent au prestige de l’Empereur un coup fatal. Napoléon n’est plus l’invincible : le charme est rompu. C’est bien pis en 1809, en 1812. La conspiration de Mallet fut à deux doigts de réussir. D’autres, qui nous semblent des échauffourées, mirent en danger le trône ou les jours de l’Empereur. S’il a un petit groupe de fidèles, Napoléon est d’ailleurs environné d’ennemis. Les modérés, les idéologues, le parti de l’Institut, la coterie Staël le détestent. Les jacobins ne lui pardonnent pas d’avoir étranglé la République. Les royalistes servent dans ses antichambres, par habitude, et en attendant que les circonstances leur ramènent le prince qu’ils n’ont pas su conserver. Les grands chefs militaires, ses anciens compagnons d’armes, le jalousent et ne lui font cortège qu’en maugréant. Ses ministres, les agents directs de son gouvernement, ceux qui sont associés le plus intimement à sa pensée, comme un Fouché, un Talleyrand et tant d’autres, n’aspirent qu’à le trahir, et, de longue main, préparent leur entente avec le régime qui recueillera sa succession.

Telle est la faiblesse prodigieuse de ce gouvernement : il lui faut à tout prix le succès, ou plutôt un continuel renouvellement du succès. Après des moissons de gloire, après le bienfait de l’ordre rétabli, des ruines réparées, tout est sans cesse à recommencer. Il ne se maintient qu’à la condition d’éblouir la nation et de l’étourdir, et la nécessité d’aller chercher sur de nouveaux champs de bataille de nouveaux aliments à l’enthousiasme est pour lui en quelque sorte une nécessité d’existence. Quel jour jeté sur l’histoire d’une époque ! Napoléon est continûment dans la situation du joueur qui engage la partie décisive et qui joue le tout pour le tout. C’est, pour une bonne part, l’explication de ses colères, de ses imprudences, de ses coups d’autorité. Dans ces conditions, la durée même de son règne est un prodige. C’est le prodige, chaque jour renouvelé, du génie et de la volonté tendus dans une lutte inégale et qui d’ailleurs devait fatalement aboutir à une catastrophe, puisqu’elle était engagée contre les lois de l’histoire.

L’unité d’inspiration chez Victor Hugo

À mesure que l’œuvre de Victor Hugo nous apparaît avec plus de recul, nous sommes davantage frappés de ce qu’elle a d’unique, non pas seulement dans ce siècle, mais dans l’histoire de notre littérature. Cela explique l’attitude que prennent vis-à-vis du poète ses plus récents critiques3 Le premier devoir de la critique est de comprendre, et le seul moyen qu’on ait pour comprendre est de comparer. Aussi avait-on commencé par comparer Victor Hugo avec ses plus illustres contemporains, les Lamartine, les Vigny, les Musset. La méthode est des plus légitimes, et on continuera de l’appliquer ; mais elle est insuffisante, et on s’est aperçu que, par certains aspects, l’œuvre du poète échappe au rapprochement et n’offre avec celle des écrivains de notre temps aucune commune mesure. Force était donc d’aller chercher des analogies dans d’autres époques, si lointaines fussent-elles. C’est la voie où s’engage résolument la critique d’aujourd’hui. Elle envisage le génie de celui qui a empli de sa personne et de son nom tout le xixe  siècle comme une sorte de prodigieux anachronisme. Venu dans un siècle de pensée réfléchie, d’analyse, d’histoire, de critique, de science positive, il est de la famille des poètes primitifs. Par le don qu’il a d’enfermer dans des symboles magnifiques des idées morales ou des hypothèses sur la nature des choses, il fait songer aux aèdes créateurs de mythes. Par l’intensité avec laquelle il traduit sa vision de l’invisible et fait parler l’ombre et le mystère, il semble qu’il aurait eu sa place dans le groupe des poètes prophètes. Par ses prestigieuses et naïves évocations du passé, il rappelle les trouvères de notre moyen-âge, à moins que ce ne soit le vieil Homère lui-même. Et par l’abondance, la violence et la continuité de ses invectives, qui déconcertent les hommes d’aujourd’hui médiocres même dans la haine, il éveille en nous l’idée des Archiloque et des Tyrtée.

Il est clair qu’à de telles distances le rapprochement ne saurait avoir aucune espèce de précision ; toutefois, tel est bien le point de vue où n’ont pas craint de se placer les derniers commentateurs du poète. C’est M. Renouvier, qui nous donne un livre curieux et neuf dont le titre seul, Victor Hugo, le philosophe, semble déjà un paradoxe ; c’est M. Eugène Rigal, qui, dans un travail consciencieux, solide et louable de tous points, étudie Victor Hugo, le poète épique ; enfin, M. Stapfer, dans Victor Hugo et la grande poésie satirique, consacre au sujet annoncé par le titre un certain nombre de pages noyées dans des digressions pour lesquelles il est bien évident que le livre a été écrit. Chacune de ces études a un caractère général, l’auteur s’étant proposé, non pas seulement de mettre en lumière un coin particulier de l’œuvre du poète, mais plutôt d’en apercevoir d’un certain angle l’ensemble. Ce sont trois essais d’interprétation du génie de l’écrivain. Cherchons donc ce que vaut chaque explication en elle-même, et si d’ailleurs cette triple faculté philosophique, épique et satirique, ne pourrait pas se ramener à une autre, par laquelle le génie de Victor Hugo, à travers ces diverses manifestations, se retrouverait identique à lui-même.

Considérer Victor Hugo comme philosophe, c’est, il faut l’avouer, ce à quoi nous sommes le moins préparés. C’a été longtemps un des thèmes ordinaires de la critique d’opposer sur ce point les prétentions du poète à leurs résultats effectifs ; et la solennité de ses déclarations ou la magnificence de ses promesses ne servait qu’à mieux faire ressortir l’impuissance où il était de les tenir. On se répétait les belles strophes de Ibo :

Je suis le poète farouche,
       L’homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
       Du clairon noir ;

Le rêveur qui sur ses registres
       Met les vivants,
Qui mêle des strophes sinistres
       Aux quatre vents ;

Le songeur ailé, l’âpre athlète
       Aux bras nerveux ;
Et je traînerai la comète
       Par les cheveux.

On se souvenait de maints endroits où Victor Hugo a exprimé cette conception toute personnelle, que le poète est un penseur, un songeurs un mage, qu’il lui appartient d’éclairer les route, de l’humanité, et d’y faire métier de flambeau ; puis, venant à reconnaître les lueurs qu’a jetées ce flambeau, on s’apercevait sans peine que ces lueurs sont ou très courtes ou singulièrement troubles. Banales et rebattues, les idées philosophiques de Victor Hugo ne sont que prétexte à métaphores souvent magnifiques et à déclamations souvent insupportables. Ce fracas et ce fatras ne nous en imposent pas ; mais le poète en est dupe : il se prend la tête dans les mains, il se frappe le front, il s’extasie sur la profondeur de ses inventions ; et toute cette mise en scène n’est que pour encadrer un truisme enfantin ou une vision cornue. Bref, on concluait que Hugo a tous les dons : voir, sentir, imaginer, conter, hors un qui est précisément celui qui fait le penseur.

C’est cette opinion que M. Renouvier heurte avec tranquillité. Analysant avec méthode des pièces telles que la Bouche d’Ombre, ou Pleurs dans la Nuit, des poèmes tels que Dieu et la Fin de Satan, ne dédaignant pas même les œuvres de la dernière manière : l’Âne, la Pitié Suprême, Religions et Religion, il étudie la part faite par Victor Hugo au pessimisme, à l’optimisme, au messianisme, au criticisme. Il serait aisé de répondre à M. Renouvier : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. Philosophe, vous tirez l’œuvre du poète à la philosophie, vous avez pour votre part approfondi toutes les doctrines philosophiques ; au moment où vous en apercevez l’ombre chez votre auteur, vous leur prêtez une précision et une signification qu’il n’a pas su leur donner. Vous en agissez trop libéralement avec le poète en lui faisant honneur de vos propres lumières… » Mais la réponse, en effet, serait trop aisée. Si M. Renouvier, qui naguère dans Victor Hugo, le poète, avait exposé avec une pénétration remarquable les procédés de l’imagination poétique de Victor Hugo, a cru devoir compléter comme il l’a fait son étude, et si un penseur dont l’autorité est incontestée a cru devoir accorder son attention à la philosophie du poète, nous devons de notre côté, simples lettrés que nous sommes, tenir de son opinion le plus grand compte.

À vrai dire, il faut commencer par s’entendre sur le sens même qu’on donne au mot philosophie. Si le philosophe est celui qui a des idées, et qui réfléchit sur des conceptions abstraites, nul moins que Victor Hugo n’en mérite le titre. Si l’esprit philosophique réside dans le pouvoir de lier des idées, de les enchaîner logiquement, de les construire en systèmes d’une savante architecture, nul n’en fut plus parfaitement dépourvu. Mais M. Renouvier a bien soin de faire ressortir le manque de cohésion ou l’absolue contradiction des doctrines auxquelles le poète s’est prêté tour à tour avec une souveraine indifférence. S’agit-il de sa vision des premiers temps du monde ? « Il ne faut pas demander au poète que n’inquiète point la construction logique des idées, comment il concilie le tableau de la venue de l’homme dans une nature déjà constituée en ses trois règnes et les images d’un moment de la création où l’homme, la chose et la bête eussent pu former ensemble une alliance idéale, avec la thèse de la chute universelle entraînant l’homme et la création tout entière dans la commune descente dont la Bouche d’Ombre nous a décrit les degrés. » S’agit-il de la fin du monde ? « La Légende des Siècles se trouve avoir deux conclusions. L’une s’inspire de la divinisation de l’homme par l’intelligence et par l’audace, grâce à la victoire remportée sur les éléments et même à une sorte de violence faite à la destinée ; l’autre, de la croyance à la fin du monde et à la comparution de l’homme pécheur devant le tribunal de Dieu. »

Pareillement M. Renouvier juge avec sévérité certaines des idées les plus chères au poète, et, traitant décidément de philosophe à philosophe, argumente contre lui avec cette âpre franchise qui donne leur saveur aux discussions entre spécialistes. Oubliant qu’il lui a reconnu ce droit qu’ont les poètes de se passer d’esprit critique, il lui reproche rudement d’avoir accepté sans contrôle le dogme admis autour de lui du progrès continu. « On ne peut attribuer qu’à la sottise ambiante cette image familière d’un progrès qui va de lui-même et d’une marche qui marche toujours… Le dogmatisme optimiste de la philosophie de l’histoire, qui a détourné des voies de l’expérience et du bon sens tous les penseurs influents du xixe  siècle et forcé l’inaliénable sentiment du mal à se porter tout entier sur le passé, ce dogmatisme imbécile, entré peu à peu dans toutes les têtes, a exercé sur les idées et sur les œuvres de Victor Hugo une influence déplorable. » Apparemment, c’est à ce « dogmatisme imbécile » qu’il faut rattacher la plupart des rêveries humanitaires du poète sur la fraternité des peuples, la suppression de la guerre, l’avènement d’une république universelle, les crimes des prêtres et la sainteté des révolutions. L’écho sonore mis au centre de tout répète les voix du siècle et ne choisit pas entre elles.

Il reste que Victor Hugo a été préoccupé des questions philosophiques, sociales et morales. Certes il a été surtout un artisan de mots ; mais après des siècles de réflexion les mots nous arrivent tout chargés de pensée, et Victor Hugo en retrouve tout le contenu. Sans doute encore il n’a développé que des lieux communs ; mais ce qu’on entend par lieux communs, ce sont les plus précieuses des vérités, puisque ce sont celles qui, par leur généralité, s’imposent à la méditation des hommes de tous les temps et sans lesquelles l’humanité ne pourrait continuer de vivre. Un lieu commun peut être méprisable par la façon dont on le traite, il ne l’est pas en lui-même. Or le lieu commun, chez Victor Hugo, s’exprime en images ; et non seulement l’image sert à le rajeunir en l’illustrant, mais, chez un si grand poète, elle est elle-même génératrice d’idées. Il se peut que Victor Hugo n’ait pas eu « l’intelligence » des problèmes supérieurs de notre destinée, attendu que ce n’était pas son affaire ; mais il en a eu la « sensation ». Cette sensation a été chez lui si forte, il l’a éprouvée avec une telle sincérité, il l’a rendue avec une si grande puissance verbale, qu’elle passe en nous, que l’ébranlement s’en communique au plus profond de nous-mêmes et qu’à sa suite il s’éveille en nous tout un monde de sentiments et même d’idées.

Ni sur l’existence d’un Dieu personnel, rémunérateur et vengeur, d’un Dieu de providence et de bonté qui nous voit, nous connaît et nous juge, ni sur l’immortalité de l’âme, ni sur la liberté humaine, Hugo n’a varié. Les moralistes n’ont cessé de donner comme sanction à la loi morale le remords ; mais qui nous en a fait sentir l’implacable hantise mieux que l’auteur de la Conscience ou du Parricide ? Les prédicateurs chrétiens font assaut d’éloquence pour nous recommander la bonté, la pitié, la charité ; mais qui nous en a donné des leçons plus sensibles que l’auteur des Pauvres gens et des Malheureux, ou même du Crapaud et de Sultan Mourad ? On a maintes fois répété qu’une poésie, une morale, une religion s’apprécie à la place qu’elle fait à la méditation de la mort : c’est de là que tout dépend, et pour savoir ce que nous pensons de la vie, le bon moyen est de nous interroger sur ce que nous pensons de la mort… Beaucoup d’hommes et même de poètes n’en pensent rien… L’idée de la mort apparaît en cent endroits de l’œuvre de Victor Hugo, et elle s’épanouit dans l’Épopée du ver. Il est enfin une sensation que Victor Hugo excelle à nous donner : celle du mystère, de l’infini, de l’au-delà. C’est cette strophe des Mages :

Nous vivons, debout à l’entrée
De la mort, gouffre illimité,
Nus, tremblants, la chair pénétrée
Du frisson de l’énormité ;
Nos morts sont dans cette marée ;
Nous entendons, foule égarée
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d’âmes
Sous la falaise du tombeau.

Ce sont ces vers de la Bouche d’Ombre :

Les mondes, dans la nuit que vous nommez l’azur,
Par les brèches que fait la mort blême à leur mur,
Se jettent en fuyant l’un à l’autre des âmes.

Rien n’est plus caractéristique de la poésie de Victor Hugo. Il a, mais à un degré extraordinaire, la sensation de tout cet inconnu qui nous entoure, et il en a l’effroi. Il éprouve une horreur sacrée devant cette immensité où nous sommes perdus, au contact de ces ténèbres qui s’épaississent à mesure qu’on les regarde, de cette ombre qui peu à peu envahit son cerveau et son œuvre. Le frisson qu’il nous en communique ne cesse d’être philosophique que pour devenir religieux.

Pour ce qui est du caractère épique, il est si fortement accusé dans toute l’œuvre de Victor Hugo qu’il est à peine besoin d’y insister. Il apparaissait déjà là où il avait le moins de raison d’être, je veux dire dans son théâtre. Les Ruy Gomez et les Saint-Vallier sont des vieillards d’épopée. Et les Burgraves ne sont un drame si impossible que parce qu’ils sont un beau fragment épique. Victor Hugo était donc tout prêt pour nous donner, à défaut de ce poème attendu et réclamé depuis trois siècles, manqué par Ronsard, par Chapelain et par Voltaire, la suite de fragments de la Légende des Siècles. Dénué de psychologie autant que de sens historique, mais doué de la faculté de grossissement, peintre et conteur, il était servi cette fois par ses défauts aussi bien que par ses qualités. De même pour le caractère satirique. Hugo est de tempérament combatif et taillé en lutteur ; par besoin de nature, il faut qu’il bataille ; il est l’athlète, le redresseur de torts ; ajoutez qu’il a une puissance de haïr et une longueur de rancune dont on connaît peu d’exemples aussi frappants.

Les divers points de vue auxquels se sont placés les auteurs des études qui nous occupent sont donc justes. Et non seulement ils sont justes, mais ils le sont ensemble. Car, si Victor Hugo est plutôt satirique dans les Châtiments, plutôt visionnaire dans le dernier livre des Contemplations, et plutôt épique dans la Légende des Siècles, d’ailleurs aucun de ces recueils n’appartient entièrement à une seule inspiration. D’un bout à l’autre de l’œuvre de Hugo, quoiqu’en des proportions différentes, les trois souffles se rencontrent dans un même recueil et parfois se mêlent dans une même pièce. Et peut-être dans ce mélange et cette indétermination des genres faut-il voir encore un trait par lequel la poésie de Hugo, échappant aux nettes classifications de notre art moderne, se rapproche de la poésie primitive.

C’est qu’à vrai dire ces trois inspirations ne procèdent que d’une seule. Il y a eu dans la poésie de Victor Hugo développement plutôt que changement. Il a pu appliquer son génie à des sujets différents ; ce génie restait le même, c’est-à-dire essentiellement lyrique. Le poète lyrique est-il celui qui, dans ce vaste monde, ne connaît que lui et ne s’intéresse qu’à lui seul ? C’a été le cas de plusieurs dont, au reste, la poésie est bientôt morte d’inanition. Disons plutôt que le poète lyrique est celui qui se fait le centre de l’univers, n’aperçoit rien que par rapport à lui-même et prend en lui la mesure de toutes choses. Il étale sa personne avec une indiscrétion où il entre bien autant de candeur que de vanité. Persuadé que tout ce qui vient de lui doit avoir pour nous autant d’intérêt que pour lui-même, il nous fait part des moindres incidents de sa sensibilité comme des plus vaines fantaisies de son imagination. Faussant toutes les proportions, par suite d’une erreur initiale de perspective, il donne à tout ce qui le touche une importance démesurée, change un dépit en désespoir, fait couler à flots le sang d’une égratignure et semble croire, pour une déception qu’il a eue, que le monde va s’arrêter de tourner ; et c’est cela même qui fait la beauté de ses chants. Il s’imagine que, dans la nature et dans le monde, tout n’existe que pour lui faire cortège ; les vents n’ont un murmure et l’océan n’a une voix que pour orchestrer sa douleur ; les forêts n’ont de verdure et les matins n’ont de clartés que pour encadrer sa joie ; les hommes eux-mêmes ne vivent, ne sentent, ne souffrent que pour offrir à ses propres sentiments des termes de comparaison : et c’est cela qui fait l’ampleur et la variété de sa poésie. Tandis que le poète réaliste guidé par la raison se soumet à l’objet, le lyrique, à la façon dont nous le définissons, fait le contraire. Accepter la soumission à l’objet, c’est-à-dire à la réalité qui existe en dehors de lui, c’est accepter une limitation à sa personnalité, et c’est ce dont il est incapable. Faute de pouvoir supprimer les choses et les êtres, il lui reste à se les subordonner. Supposez que ce lyrique cesse de composer des odes ou des élégies, et qu’il aborde d’autres genres, il y apportera les mêmes habitudes d’esprit. Écrit-il pour le théâtre ? Il ne se souciera d’observer ni la diversité que la nature met entre les individus, ni la logique intérieure aux passions : c’est lui-même qu’on retrouvera dans tous ses personnages, agissant et dialoguant au gré de sa fantaisie et au mépris du bon sens. S’applique-t-il à l’histoire ? Il ne saura que nous dire les émotions personnelles que suscitent en lui les images défilant sous ses yeux. Ces images elles-mêmes s’ordonneront et se nuanceront de façons différentes, suivant qu’il sera organisé pour apercevoir certaines formes et certaines couleurs plutôt que d’autres. En sorte que c’est toujours à lui, à l’espèce de sa sensibilité, à la constitution de son esprit, qu’il en faut revenir.

Victor Hugo a été ce lyrique dans les recueils antérieurs à 1850, dans son théâtre, dans ses romans. Mais peu à peu il se lasse des thèmes ordinaires du lyrisme de son temps : émotions de l’amour, sentiments de famille, hymnes à la nature, célébration des gloires nationales. Les circonstances de sa vie vont lui ouvrir d’autres horizons. Il devient un homme politique ; et, si la politique a nui à beaucoup d’écrivains, on ne saurait dire combien elle a été utile à Victor Hugo. Je ne songe pas même à l’essor inouï qu’elle a fait prendre à sa renommée ; mais elle a fait entrer dans ses préoccupations ordinaires certaines données sur lesquelles son imagination a commencé le travail qui lui était propre. Liberté, progrès, justice, droit des individus, destinée des peuples, avenir de l’humanité, à mesure que ces mots s’imposent à son esprit, ils commencent d’y faire leur travail de création d’images et déroulent aux yeux du poète d’immenses fresques où les siècles passés font cortège aux événements contemporains. Puis l’ébranlement causé chez Victor Hugo par ce qui fut la grande douleur de sa vie, la fin tragique de sa fille Léopoldine, l’incline par une pente qui n’est que trop naturelle aux rêveries sur la mort. Et voilà que la vieillesse arrive !

Tel est bien l’ordinaire progrès qui se fait dans notre pensée. Tant qu’un sang jeune circule dans nos veines et que la sève, au retour de chaque printemps, monte intacte à notre cœur, il nous suffit que la réalité s’enveloppe d’un manteau superbement brodé ; nous lui sommes assez reconnaissants de la fête qu’elle donne à nos yeux. Puis, nous nous passionnons pour les objets qui de tout temps ont sollicité les hommes à l’action, et nous voulons, nous aussi, posséder des biens pour lesquels on lutte si âprement. Enfin le bruit s’apaise, l’illusion se décolore ; il nous vient un désir de savoir ce qu’il y a derrière ces apparences dont le jeu a cessé de nous suffire. Quel visage se cache sous le voile de l’éternelle Isis ? Ne pourrons-nous pénétrer jusqu’à la cause première et mettre sous nos pieds les terreurs de l’Achéron ? Cette inquiétude se fait jour, à un certain moment de leur vie, chez presque tous les écrivains qui n’étaient pas des baladins. Tandis que les autres ne se lassent pas d’exécuter leurs tours et de faire sonner leurs grelots, ils s’en voudraient de quêter encore sous leurs cheveux blancs les applaudissements de jadis. Ayant commencé en artistes, ils finissent en penseurs. La plupart du temps le penseur ne vaut pas l’artiste, mais la dignité de l’homme est sauve ; et c’est le grand point que la mort, quand elle vient nous prendre, ne nous trouve pas nonchalants d’elle.

Morale sociale, évocations historiques, méditations sur la mort, essais pour déchiffrer l’énigme de notre destinée, voilà sans doute tous les éléments d’une poésie impersonnelle. Seulement, et par un phénomène inverse, en même temps que cette matière de poésie s’offrait à lui, la personnalité du poète allait de jour en jour en s’exaspérant. La politique a pour l’artiste ce danger qu’elle change sa célébrité en popularité et risque de lui faire monter au cerveau un encens de qualité plus épaisse et plus troublante. Il ne s’aperçoit pas que les applaudissements dont on le salue ne s’adressent plus exclusivement à lui ; c’est l’expression de leurs propres passions que les hommes applaudissent dans ses paroles et dans ses actes. Victor Hugo, moins qu’un autre, est capable de faire la distinction. Exilé, il s’oppose lui seul à un ordre de choses, à un système de gouvernement, et fait de sa protestation un reproche pour des millions d’hommes. Il habite la solitude et lui-même a dit : « La solitude dégage une certaine quantité d’égarement sublime. C’est la fumée du buisson ardent. Il en résulte un mystérieux tremblement d’idées qui dilate le docteur en voyant et le poète en prophète. » Il a pour voisin l’Océan et désormais sa rêverie s’harmonise au mugissement énorme de la mer. Il a pour horizon le ciel ; son œil, en s’y fixant, distingue des formes dans le nuage, aperçoit dans l’azur des ouvertures mystérieuses qui sont les puits de l’abîme. Cependant, de plus en plus, le monde tel qu’il est pour les hommes agissant, vivant en société, se mouvant dans la vie journalière, lui devient lointain et s’efface. La réalité perd ses contours. La voix de l’opinion cesse de lui être perceptible. Le souci de l’opinion d’autrui, qui se traduit par la crainte du ridicule, nous est un continuel avertissement à nous surveiller nous-mêmes, à restreindre le débordement de notre personnalité dans les limites qui sont celles du bon sens et du goût ; ces limites pour Victor Hugo n’existent décidément plus. Il va jusqu’au bout de son originalité et tire des procédés particuliers à son imagination leurs dernières applications. Et par suite ce sont eux que nous allons retrouver démesurés, enflés, grossis, mais non certes dénaturés par ce lyrisme qui a rompu ses digues.

Le trait essentiel du génie de Hugo est à coup sûr son verbalisme. Personne n’a été un plus grand trouveur de mots, et sur personne les mots n’ont exercé un pouvoir plus absolu. C’est des mots que dérivent chez lui les idées, les sentiments, les actes. On peut en croire M. Stapfer, quand il nous dit que ces évolutions de doctrines ou de croyances, dont on a si souvent fait reproche ou fait gloire à Victor Hugo, ne sont que les évolutions de sa faculté verbale et ont leur source dans les nécessités de son vocabulaire : « Son catholicisme et son royalisme lui étaient entrés au cœur par l’imagination ; ils en ont été chassés non point par une profonde crise de l’intelligence, mais par les besoins nouveaux de son vocabulaire, par la rapide extension de sa gamme poétique, qui, d’abord contente d’un simple clavier, exigea bientôt d’autres notes et la symphonie de tout un orchestre. C’est l’image, c’est le verbe, c’est le mot qui seul a engendré toutes les théories religieuses, politiques, sociales, morales et littéraires de Victor Hugo. » Ces mots sont des images, et — c’est la remarque la plus curieuse et pleine de conséquences qu’on ait faite sur les procédés de Victor Hugo4, — le travail d’analyse, qui est pour nous le résultat de longs siècles de culture, n’existe pas pour lui. Tandis que nous distinguons soigneusement l’idée des sensations à propos desquelles nous l’avons conçue, et les sensations elles-mêmes de l’objet qui les a provoquées en nous, pour Victor Hugo, l’idée, la sensation, l’objet ne font qu’un. Pour que les données de la sensation s’organisent en images, il est nécessaire qu’elles se simplifient et qu’elles s’exagèrent ; simplification et outrance sont les procédés habituels de Victor Hugo. Ces images, pour se préciser, s’opposent ; tel est le rôle de cette figure de l’antithèse qui est pour Victor Hugo non pas un moyen de rhétorique, mais la condition même du jeu de sa pensée. Il pense en images et il imagine en antithèses. Mots, images, oppositions, voilà les ressources inépuisables que Victor Hugo trouve en lui toutes prêtes, la matière qui n’attend pour s’animer que l’appel de ses émotions personnelles, de ses sympathies, de ses colères, de ses aspirations.

Il est un vaincu de la politique. Sa déception va être le scandale du siècle ; son échec va être la défaite du droit et celle de la conscience humaine. La confusion se fait spontanément dans son esprit. Il ne s’inquiète pas si les théories auxquelles il se range sont en contradiction avec celles dont il s’est fait naguère le héraut, et pas davantage si les hommes qu’il injurie aujourd’hui sont de ceux qu’il encensait hier. Hommes et idées ne changent-ils pas de valeur suivant qu’ils s’accordent ou s’opposent à sa personne ? Surtout il se reconnaît un droit supérieur pour injurier à tort et à travers, et ramasser à destination de ses adversaires toute la boue et toutes les pierres du chemin. C’est ici que le doute ne l’effleure même pas. Cette assurance fait sa force et cet emportement son éloquence. Cependant, à l’appel de cette voix enflammée, s’éveillent les images, tantôt sombres et tantôt gracieuses. C’est une merveilleuse ouvrière de poésie que la passion et la passion ici parle toute pure ! Cette passion irraisonnée, débordante et naïve, fait bien de la satire politique une des applications directes du lyrisme.

On a vu souvent dans la conception de la Légende des Siècles un effet des tendances nouvelles qui, vers le milieu de ce siècle, font entrer le réalisme et l’impersonnalité dans notre littérature. Cette vue n’est qu’en partie exacte. Que, d’ailleurs, Victor Hugo, parce qu’il était homme de génie et que le génie a ses intuitions, ait eu d’heureuses trouvailles qui valent même comme résurrection du passé, cela n’est ni contestable ni surprenant. Mais on sait déjà par ce qu’il en a mis dans ses drames quelle est la façon dont Hugo se sert de l’histoire. L’étalage qu’il fait de son érudition suffirait presque à dénoncer sa complète ignorance. Il ignore l’histoire et il ne se soucie pas de la connaître : il n’a besoin ni de l’étudier ni de la comprendre, puisqu’il l’invente. Il projette à travers le temps son imagination. Celle-ci procède par grands partis pris d’ombre et de lumière. L’ombre est pour lui le mal, et la lumière est le bien. Les deux principes sont en lutte ; mais, pour le tempérament optimiste de Victor Hugo, il faut que, finalement, le bien l’emporte. Cette lutte des deux principes, Victor Hugo va la rendre sensible par une série de scènes dont il crée à sa fantaisie les personnages ; il va l’encadrer dans une succession de décors dont il compose à son gré les lignes et les couleurs. Et l’histoire se changera en cette fantasmagorie où des tyrans monstrueux succombent sous la main de justiciers énormes, où l’humanité, par une série d’épreuves et d’expiations, fait son ascension vers le bien. On se demande où le poète a trouvé cette histoire pleine de héros et de traîtres : elle est sortie tout armée de son cerveau. Elle ne concorde pas avec les faits, mais elle s’apparie à ses vues, à ses haines et à ses sympathies. Du droit de son lyrisme, Victor Hugo crée l’histoire pour s’en faire le grand ordonnateur.

Le mot est pour Victor Hugo un être réel et vivant :

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant :
La main du penseur vibre et tremble en l’écrivant.

La même imagination qui lui a fourni une politique et une conception de l’histoire pourra donc lui fournir une philosophie et une religion. Autant qu’au mouvement historique, Hugo est indifférent au mouvement de la philosophie et de la science de son temps, et on voit de reste, sitôt qu’il s’avise de les citer, quelle est sa prodigieuse inintelligence ou ignorance des penseurs de tous les temps. Aux religions, aux philosophies, aux découvertes scientifiques il emprunte ce dont il a besoin pour traduire l’émotion dont il est actuellement possédé. Ces idées sont-elles justes ou fausses ? Peu importe, pourvu qu’il se les soit appropriées. Son opinion d’aujourd’hui heurte-t-elle son opinion d’hier ou la raison commune ? Il suffit que ce soit la sienne. Elle vaut par cela même. Et le poète, qui se sent infaillible, nous l’impose comme l’expression de la vérité. C’est une manière de révélation dont le cerveau du poète a été le Sinaï et le Thabor. Tandis que nous avons la croyance en Dieu, et que nous en concevons l’idée, il a la sensation de sa présence, converse avec lui et parle en son nom. C’est de la sorte qu’à travers toute l’œuvre de Hugo un même principe, celui du lyrisme, se développe en satire, en épopée, en poésie apocalyptique. Le poète a d’abord chanté la fraîcheur et célébré l’éclat de ses premières impressions, il s’est amusé au jeu des déclamations, des couleurs et des rythmes : son lyrisme s’est exprimé en chansons, en drames, en romans. Puis, il s’est posé en face de la société de son temps et, au nom de ses ambitions déçues, il a traduit son lyrisme en invectives. Puis il s’est posé en face des sociétés disparues et, au nom de son sentiment personnel, il a traduit son lyrisme par l’assurance avec laquelle il distribuait le blâme et l’éloge, la condamnation et l’absolution. Puis encore, il s’est posé en face de l’ensemble de la création et il lui a dicté des lois qui étaient celles de son imagination lyrique. Ainsi ce Moi, toujours plus exigeant, absorbait peu à peu toute la nature, toute la société, tout le drame humain, le présent, le passé et le futur, pour devenir, par une progressive expansion, le Moi Conscience d’un temps, le Moi Conscience de l’Humanité et le Moi Conscience du Monde.

Alexandre Dumas père

« Grand homme tout à fait ! dit Sganarelle ; un homme qui était plus grand que moi de tout cela… » Au sens où l’entend Sganarelle, il n’y a pas de doute qu’Alexandre Dumas n’ait été un grand écrivain dépassant de beaucoup Chateaubriand, Balzac et même Victor Hugo ; ce fut l’un des plus grands écrivains de son temps, comme Thiers et Louis Blanc en étaient les plus petits.

C’était un géant. Aucun de ceux qui nous ont parlé de lui, afin de nous le faire admirer, n’a négligé de nous renseigner sur cette particularité de sa complexion physique. C’était un homme qui n’avait pas son pareil pour enfoncer les portes d’un coup d’épaule ou enlever les gens à bout de bras. Il dut, paraît-il, à ce tempérament d’athlète quelques-unes des plus précieuses qualités qui le firent aimer de tous ceux qui l’approchaient : générosité, facilité, bonté de colosse joyeux. S’étant mis à fabriquer des pièces de théâtre et confectionner des romans, il se signale dans son métier par des prouesses, toujours gigantesques, de labeur infatigable et de production énorme. Il abat de l’ouvrage avec une verve intarissable, fait représenter soixante drames avec une belle humeur qui ne se dément jamais, y ajoute sans fatigue dix comédies et sans gêne trente romans, publie deux cent cinquante volumes, essouffle l’équipe de collaborateurs qui travaille sous sa direction, fait gémir les presses, alimente les scènes du boulevard, emplit le rez-de-chaussée des journaux, encombre les cabinets de lecture, envahit l’Europe, déborde sur l’Amérique, prend la foule pour public, se fait applaudir par des millions de spectateurs et trouve dans tous les pays du monde des lecteurs charmés, ravis, amusés, qui lisent ses livres et, sans entendre le français, comprennent tout de même la langue où ils sont écrits.

Seulement ce n’est ni à la taille de l’ouvrier, ni aux dimensions de l’œuvre que se mesurent les écrivains. Prendre la toise ou le mètre pour unité de mesure littéraire, quand ce n’est pas une plaisanterie, est une faute de goût des plus regrettables. Aussi faut-il en effet regretter qu’elle ait été commise par ceux qui dirigent la collection, d’ailleurs si justement estimée, des études sur les Grands écrivains français, et par l’auteur qu’ils ont chargé d’écrire l’étude sur Alexandre Dumas père 5, M. Hippolyte Parigot, l’un des plus brillants professeurs de l’Université.

Pour nous faire apprécier en Dumas un émule de ses plus illustres contemporains, il est clair qu’il faut se placer à un point de vue assez spécial et qui n’est pas ordinairement celui de la critique. Historiens des lettres, amateurs de théâtre, critiques de tout bord et de tout rang s’étaient accordés jusqu’ici à saluer en Dumas le plus « prodigieux » amuseur de son siècle, et, chaque fois qu’il s’était agi de célébrer la fertilité de son invention, ils n’avaient pas marchandé les superlatifs ; mais tous, et sans en excepter J.-J. Weiss lui-même, ils s’étaient obstinément refusés à voir en lui un écrivain. Il s’en est trouvé plusieurs aussi pour avancer qu’il avait un méchant style et que son tour d’esprit n’était pas sans vulgarité. M. Parigot dit son fait à cette « critique transcendante, sans fantaisie et qui ne sait pas sourire ». Cette critique « rebute l’imagination sous prétexte de science, mais en vérité par impuissance et sécheresse d’esprit ». Il n’est que d’appeler les choses par leur nom, et, en toute occasion, de remonter aux causes véritables. Le livre de M. Parigot pourra du moins nous donner quelque idée d’une critique qui n’est frappée ni d’impuissance ni de sécheresse, et de l’agrément que peuvent y répandre la fantaisie et le sourire.

M. Parigot a beaucoup d’esprit, et, comme il arrive souvent en pareil cas, il ne se lasse pas d’en avoir. Le caractère de la critique souriante semble être ainsi de sourire sans interruption. Pas un instant elle ne perd le souci d’être agréable, pas une minute elle ne renonce à plaire. Chaque développement s’y relève par l’ingéniosité du tour, et chaque phrase s’achemine vers une malice. Dès les premières pages on apprend qu’Alexandre Dumas « ouvre les yeux au soleil de Thermidor, en attendant que son cerveau tropical s’échauffe sous le soleil d’Austerlitz. Il est en vérité un privilégié de la naissance : je veux dire qu’il prend bien son temps pour venir au monde et y prospérer ». Quelques lignes plus bas, on voit que les enfants du début du xixe  siècle étaient des « petits d’hommes libres », et qu’au temps de Napoléon « la splendeur de l’Énergie éblouit les yeux » ; façons de s’exprimer que les récents succès de librairie ont fait entrer dans la circulation. M. Parigot donne volontiers à sa phrase un air un peu énigmatique : sa pensée se fait chercher. « Cela est peint, vous dis-je, j’entends que ce n’est que fard adroitement appliqué… Les visages poudrés minaudent. Mais voilà qu’une mouche les pique qui n’est pas peinte sur le visage… Les grands bourgeois de 1845 tirent vanité d’être venus à Paris en sabots. Dantès y vient presque numéroté : j’entends qu’il sort de prison ; nos numerus sumus. » M. Parigot s’entend lui-même ; nous l’entendons moins bien : il raffine trop. Est-il besoin de rappeler à un lettré tel que lui ce passage de La Bruyère : « Vous voulez me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : il fait froid ? »

Son plus grand effort en ce genre est sans doute celui qu’il a dû faire pour appliquer à l’analyse d’Un Mariage sous Louis XV le langage des exploitations de chemins de fer. Le dramaturge est comparé à un « aiguilleur qui, du haut de son poste, manœuvre les voies et les signaux. Parce qu’il a ouvert la voie montante ou descendante, Dumas pense que nous y sommes naturellement engagés. La comtesse désire-t-elle avoir un équipage ? entendez qu’elle prend la direction de l’amour conjugal ; si le comte refuse, la ligne de jalousie est ouverte. Notes et missives se suivent, pour éviter une fausse manœuvre ou quelque accident à la bifurcation. Tout est si bien ordonné et prévu que toutes ces indications, signaux et bulletins, se mêlent et se brouillent, que les personnages hésitent et s’étonnent. Et l’on réfléchit que ces sentiments si adroitement agencés ne semblent pas indiscutables… et qu’enfin, pour pousser à bout cette comparaison digne d’un ingénieur préposé aux enclenchements, cette mécanique exploitation de la psychologie ne pouvait, comme sur nos grandes voies ferrées, échapper à quelque catastrophe ». Dans cette métaphore prolongée nous ne prenons que le plaisir ; mais l’auteur s’est donné beaucoup de peine. Ces grâces, pour être souriantes, n’en sont pas moins laborieuses.

Il reste à voir quelle est dans cette sorte de critique la part de la fantaisie. Elle est grande. Par exemple personne encore, pas même Dumas, n’avait songé à réclamer pour l’exactitude des reconstitutions historiques de la Dame de Montsoreau ou du Vicomte de Bragelonne. M. Parigot y songe : « la Reine Margot, le début de la Dame de Montsoreau et deux tiers des Trois Mousquetaires sont des prodiges d’interprétation animée. Le Vicomte de Bragelonne, inspiré de l’Histoire d’Henriette d’Angleterre, met tout ce monde de la cour de Louis XIV, les filles de Madame, la Montalais, Malicorne, de Vardes, de Guiche, comme à portée de la main. Les indications morales de Mme de La Fayette se transforment en récits et en scènes qui font une étonnante illusion. Ceux qui raillent les incidents surprenants dont les romans de Dumas sont remplis nous font sourire (toujours !). N’ont-ils pas lu l’histoire écrite par Mme de La Fayette ?… Je méprise le paradoxe, prouesse facile ; mais il faut avoir le courage de dire que nul n’a mieux restitué la manière et le sentiment de ce xviie  siècle. Les personnages ont un air de vérité que les documents confirment ; un écrivain moderne a vu Richelieu, un Richelieu plus rigoureusement vrai dans son existence d’homme vivant et agissant que celui de Vigny et d’Hugo, qui le maltraitèrent et d’Émile Augier, qui le méconnut : cet écrivain a nom Dumas… » C’est un point sur lequel M. Parigot reviendra à l’occasion. Il est d’avis que le Richelieu de Dumas est Richelieu et non pas, comme on avait cru jusqu’ici, un croquemitaine ou un fantoche ; il tient que le roman de Dumas ne trahit pas l’histoire ; il se défend de le dire en manière de paradoxe ; c’est son opinion. Elle est à lui, bien à lui, et il n’y a pas de risque qu’on lui en conteste la pleine et entière propriété.

Le nouveau panégyriste de Dumas s’est proposé de venger le vieux conteur des dédains des « humanistes ». Les humanistes sont ceux qui prétendent que les genres n’ont pas tous même valeur : « Laissez-moi ces épais volumes de classification et de synthèse littéraire a priori, et prenez en main, ayant le courage de votre plaisir, les Mémoires de Monsieur d’Artagnan de Courtils de Sandras, avec les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas !… » Les humanistes sont encore ceux qui, en assistant à un drame, ne peuvent s’empêcher de songer que tout de même la tragédie avait plus de tenue. « Par un sentiment héréditaire, les choses en vers apparaissent à Dumas comme d’un genre plus relevé. Faut-il s’étonner de cette superstition quand, aujourd’hui encore, nos humanistes, fermement attachés aux beautés supérieures de la tragédie, s’obstinent à définir le drame par comparaison avec un genre qui en est philosophiquement le contraire ? » S’il n’écoutait que ses préférences et se croyait libre de suivre son goût, il est bien probable que M. Parigot se rangerait au parti des humanistes, étant lui-même un humaniste qui fait métier d’initier les jeunes gens aux beautés supérieures de la tragédie et qui y excelle. Mais, par excès de scrupule, les professeurs de l’Université se croient parfois obligés d’emprunter un air qui ne sente pas l’école et de se montrer fort détachés de ce qu’ils enseignent. Ils pousseraient la liberté d’esprit jusqu’à la désinvolture, et, préoccupés avant tout de l’élégance, ils seraient prêts à sacrifier à ce souci un peu frivole les raisons mêmes qu’a la critique d’exister. Car la critique n’a pas de raison d’être ou son rôle consiste à mettre en regard de l’opinion irraisonnée de la foule un jugement réfléchi qui peut concorder avec elle ou en différer, mais qui en tout cas repose sur d’autres fondements. Au théâtre ou dans les livres, le public ne cherche le plus souvent que son plaisir ; souhaitons qu’il l’y trouve, mais ne lui permettons pas de se faire à ce propos de trop flatteuses illusions. Notre rôle est de lui rappeler que le plaisir de la lecture ou celui du théâtre n’est qu’en de certains cas, et à des conditions qui d’ailleurs n’ont en soi rien de cabalistique, un plaisir littéraire.

L’œuvre de Dumas tient une grande place dans l’histoire littéraire du xixe  siècle et n’en tient aucune dans la littérature, — telle serait, à prendre les choses sérieusement et sans fantaisie, la conclusion d’une étude sur le dramaturge et sur le romancier. Qu’il ait eu les dons les plus remarquables, et, si l’on y tient, des facultés « prodigieuses », nul ne le conteste ; mais plutôt que d’égarer l’opinion en cherchant à lui attribuer des mérites auxquels lui-même ne prétendait guère, il serait plus judicieux de chercher à définir ceux qui étaient réellement les siens, et plus utile de montrer comment son extraordinaire complexion d’esprit était en rapport avec sa complexion physique et sa formation intellectuelle. Dumas fils, dont on connaît l’admirable piété filiale et qui fut un des plus ardents défenseurs de la gloire de son père, lui adressait, au cours d’une de ses Préfaces, cette apostrophe : « C’est sous le soleil de l’Amérique, avec du sang africain, dans le flanc d’une vierge noire, que la nature a pétri celui dont tu devais naître et qui, soldat et général de la République, étouffait un cheval entre ses jambes, brisait un casque avec ses dents et défendait à lui tout seul le pont de Brixen contre une avant-garde de vingt hommes. » Il appelait ainsi notre attention sur un curieux phénomène d’atavisme. Certes la psychologie des races sera toujours difficile à déterminer avec quelque précision, et l’étude en est aujourd’hui des plus décevantes ; pourtant, et à s’en tenir aux généralités, on aperçoit tout de suite quelques-uns des traits caractéristiques des races noires : naïveté, vanité, familiarité, exubérance, goût du clinquant, amour du bruit. Surtout ce qui nous intéresse ici, c’est que, pour ces races primitives où ne s’est pas encore fait ce long travail de complication et d’affinement critique, résultat chez nous de l’œuvre des siècles, la différence n’existe pas entre le monde de la fiction et celui de la réalité ; elles imaginent abondamment et elles sont dupes de ce qu’elles imaginent. Cette faculté de merveilleux et cette bonne foi héritées de la « vierge noire », l’éducation les conserva intactes chez Dumas ; la culture sommaire qu’il reçut fit de lui, aussi peu qu’il était possible, un humaniste ; dès ses premières lectures, son imagination s’enflamma et elle atteignit aussitôt à ce degré d’incandescence, où elle devait désormais et jusqu’à la fin se maintenir.

Ainsi s’est trouvé réalisé chez Dumas un état d’esprit qui est celui même des cerveaux populaires. Tandis que d’autres sont obligés de faire effort pour se rapprocher de l’imagination des simples et n’y arrivent qu’incomplètement, Dumas, par nature, est de niveau et de plain-pied avec elle. Héritier d’une race enfant il porte en lui cette simplicité enfantine qui, en tout temps, est celle du peuple. Il trouve en lui les sentiments qui sont ceux de la foule, s’amuse de ce qui la fait rire et vibre à ses émotions. Il a même façon de concevoir la vie et de s’expliquer le train du monde, mêmes sympathies, mêmes désirs, mêmes emportements, mêmes colères qui changent aisément d’objet.

Rien de plus compliqué et aussi rien de plus simple que la vie telle qu’elle apparaît à la foule. Inapte aux opérations de la pensée réfléchie et n’en ayant ni le loisir, ni le goût, elle imagine donc cette vie, non comme une série ininterrompue de phénomènes se résolvant de l’un dans l’autre, mais comme une succession fragmentaire et brusque de coups de théâtre éclatant soudain à la manière de jets de lumière qui jailliraient sur un fond d’ombre. Des instincts grondent en elle et des appétits qu’elle ne peut assouvir ; c’est pourquoi elle est hantée par des visions de toute-puissance et de richesse démesurée. Au-dessus de la sphère où elle se traîne et où elle peine, elle situe quelques privilégiés qui remuent l’or à pleines mains et dont le pouvoir n’a d’autres limites que leurs désirs. Obscurément elle ne cesse d’aspirer à une révolution qui, humiliant les puissants, rétablirait pour un jour la justice. La théorie qui assigne aux faits les plus considérables les plus petites causes lui est familière ; toute sa politique consiste à regarder vers le cabinet des grands et vers leur alcôve ; et la raison des changements qui se font dans la condition des peuples est pour elle dans les fantaisies des princes et surtout dans les caprices de leurs maîtresses ; car elle est femme et se plaît aux histoires d’amour. Le merveilleux est pour elle la condition même du vraisemblable. Le mélange de bien et de mal qui est au fond de toutes les affaires humaines, comme il est au fond de presque toutes les âmes, est de toutes les notions celle qui lui échappe le plus. Elle fait de l’humanité deux parts et met d’un côté les héros, d’un autre côté les traîtres. Au reste, ce qui la détermine dans ses sympathies, ce sont d’abord des considérations tout extérieures. Un garçon solidement campé et de forte carrure a bien des chances pour lui plaire ; elle est sensible au ton sur lequel il dit les choses, plutôt qu’aux choses mêmes ; de mauvaises raisons clamées par un rhéteur à cou de taureau ont tout de suite fait de la convaincre. Elle est en proie à tous les esbroufeurs. Au surplus, pour ceux qui ont une fois gagné sa faveur, elle est d’une indulgence et complaisance extrêmes. Elle leur permet de prendre avec la morale d’assez grandes libertés et n’y regarde pas de fort près, d’autant que sur ce chapitre ses idées sont un peu troubles…

Cette conception populaire de la vie et de l’histoire, il est aisé de voir que c’est celle des drames et des romans de Dumas. Et ce héros si parfaitement peuple, phraseur impitoyable, vaniteux comme un cabotin et toujours en scène, grand redresseur des torts des autres et indulgent à ses propres peccadilles, qu’il s’appelle Antony, Buridan ou d’Artagnan, c’est le héros lui-même de Dumas.

Au moment où Dumas fit irruption dans la littérature, celle-ci était en train de se transformer aussi profondément que l’avait fait la société, et dans le même sens. Les cadres de l’ancienne société avaient été brisés et, par suite, les traditions qui y étaient attachées avaient sombré. Le public subitement élargi, auquel les auteurs devaient désormais s’adresser, excédait de toutes parts l’élite sociale de jadis ; et tandis que les représentants de l’ancien goût se faisaient de plus en plus rares, la masse qui venait de faire son avènement réclamait un art qui fût assorti à son humeur.

Cet art triomphait sur les scènes populaires ; involontairement les novateurs regardaient vers elles. Les succès de Pixérécourt ne les laissaient pas dormir. Le désir de réussir par les mêmes moyens se dissimule mal sous la magnificence de leurs déclarations, programmes et préfaces ; il y avait longtemps déjà que la critique s’était avisée du danger et Geoffroy, à maintes reprises, l’avait dénoncé avec une entière netteté de vue. Toutefois les Stendhal et les Mérimée, les Hugo et les Vigny étaient retenus par des scrupules qui leur venaient de leur éducation et de leurs habitudes d’esprit ; le désir du succès ne suffisait pas à l’emporter sur les répugnances de leur goût. D’autre part, l’individualisme partout déchaîné s’accommodait mal des contraintes qui continuaient de s’imposer à la scène ; on souffrait impatiemment le vieux joug ; on rêvait d’une littérature émancipée, où chacun n’aurait d’autre règle que sa fantaisie. Cependant ce besoin d’affranchissement était contrarié, chez les plus clairvoyants, par un juste sentiment des conditions de l’art. Ils se rendaient compte que l’art ne saurait exister sans des limites qui le déterminent et que sa définition même est contradictoire avec celle de l’absolue liberté. Ils hésitaient. Il fallait, pour les aider à franchir le pas et à faire le saut, un homme rebelle à toutes les timidités… Dumas fut celui qui ne savait pas hésiter.

Il est exact qu’Henri III et sa Cour marque une date de notre histoire littéraire ; c’est celle où, sous le nom de drame historique, le mélodrame s’installe sur notre scène aux lieux et place de la tragédie agonisante. Voilà bien où nous attend M. Parigot. « Ici, écrit-il, un humaniste hausse les épaules, ouvre la main, étend les doigts et dit : l’histoire ne s’abaisse point à ces péripéties de mélodrame. Dumas, qui la viole, n’a d’elle que des bâtards. Il la fourvoie en des imbroglios indignes. Mélodrame, vous dis-je, mélodrame ! Il est vrai que mélodrame est une injure fort à la mode (?) et un argument qui vaut tarte à la crème. » Mais, au contraire, c’est un mot qui dit fort bien ce qu’il veut dire, et tous ceux qui s’en servent y entendent les même choses.

Le genre consiste essentiellement à remplacer l’analyse des sentiments par l’invention des circonstances les plus romanesques. Exemple. On a fait maintes fois la tragédie de l’ambition, mais voulez-vous en voir le mélodrame ? Supposons donc qu’une jeune aristocrate s’est éprise du bourreau, qu’une chaise de poste s’arrête sous les fenêtres d’un docteur, et que le docteur reçoit d’un homme masqué le soin d’élever l’enfant du mystère. L’enfant devient un homme, se marie par intérêt, veut se rendre libre et jette donc sa femme par la fenêtre. À ce moment, surgit un inconnu : c’est son père et c’est le bourreau ! Voilà ce que s’engagent à admirer les admirateurs de Richard Darlington.

Le mélodrame vit de l’absurdité, comme la tragédie vivait de la logique. Car il se peut bien qu’il y ait toujours dans la destinée de chacun de nous beaucoup d’inexpliqué et que l’imprévu y joue son rôle ; cependant, nous restons convaincus que nous en sommes en partie les maîtres et qu’il y a un lien entre nos sentiments, nos actes et notre fortune. Dans le mélodrame tout est remis au hasard, et le jeu des passions est remplacé par celui des portes, fenêtres, trappes, déguisements et manteaux couleur de muraille.

Le spectacle de la souffrance physique s’y substitue à l’angoisse morale : la duchesse de Guise crie sous l’étreinte du gantelet de fer qui lui meurtrit le poignet ; les hommes qui ont assassiné Du Gast assassinent sous nos yeux Saint-Mégrin ; Monaldeschi, frappé à mort, implore le coup de grâce. Ajoutez les déclamations contre la société, soit que les habitués de tavernes disent leurs quatre vérités aux reines et aux grandes dames, ou soit que Kean interpelle le prince de Galles. — Ces raisons font que beaucoup de gens tiennent le mélodrame pour un genre inférieur. C’était l’avis de Dumas. « La littérature que je fais, disait-il sans barguigner, est mieux jouée sur le boulevard qu’au Théâtre-Français. »

La voie était ouverte, les romantiques s’y jetèrent éperdument. Les pièces en vers de Hugo se rachètent en partie par la forme et reçoivent de la magnificence des vers toute leur valeur littéraire ; Hugo avait bien vu en effet que, si le drame romantique venait à se passer de la versification, il ne se distinguerait plus par aucun signe des pièces du boulevard. Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo sont tout à fait du même ordre que les pièces de Dumas, sans avoir ni leur mouvement dramatique, ni cette espèce de bonhomie dans l’horreur qui fait que, faute de frissonner aux inventions du dramaturge, on y peut rire. Mais, au fond de tout drame romantique, sans en excepter Hernani ou même Chatterton, on retrouve une intrigue de mélodrame : cela explique à la fois le peu de valeur du genre et son peu de durée ; il y avait quelque chose de paradoxal à essayer de traiter avec les procédés de la littérature un genre qui s’en passe si avantageusement !

Antony est dans l’histoire de notre théâtre une autre date, qui n’a guère moins d’importance. Le héros byronien avait déjà fait son apparition sur notre scène : on n’y manquait ni de bâtards sublimes, ni d’insupportables fanfarons ; ni le meurtre, ni l’amour coupable n’y étaient des nouveautés. Toutefois, ce qui était nouveau ici c’était d’encadrer ces vilenies et ces horreurs dans le décor moderne, et c’était de nous montrer cet énergumène en costume bourgeois. Le « genre forcené » allait s’imposer. Le crime passionnel avec ses sophismes, avec sa trouble rhétorique et son louche attrait prenait possession de notre scène. L’enthousiasme fut grand. Une foule en délire arracha les pans de l’habit de drap vert que portait l’auteur et s’en partagea les morceaux, en guise de reliques. De même, c’est sur le patron d’Antony et dans la même étoffe qu’ont été taillées des centaines de pièces. Les admirateurs de Dumas lui font gloire d’avoir ce soir-là fondé le drame moderne. Il n’y a pas de quoi être fier. On ne dira jamais assez de quel poids le succès d’Antony a pesé sur le drame de passion au xixe  siècle, sur la comédie de mœurs et notamment sur le théâtre de Dumas fils.

Ainsi l’influence de Dumas se rencontre à l’origine du théâtre moderne, et elle consiste à y introduire les pires éléments ; on la retrouve par ailleurs au terme d’un autre genre, et au moment précis où celui-ci sort de la littérature pour entrer dans la production industrielle. Le roman historique avait eu chez nous une vogue considérable, tout en y faisant une médiocre fortune littéraire ; nous n’avons rien de comparable à l’œuvre de Walter Scott, et nos meilleurs livres en ce genre ne sont pas excellents. Peut-être y a-t-il dans le mélange de l’historique et du romanesque quelque chose d’irrémédiablement faux où notre esprit, amoureux de précision et de franchise, se trouve mal à l’aise. Mais l’objet même du roman historique est de nous présenter l’évocation d’un tableau d’histoire qui reste exact, quand bien, même on y mêle des personnages ou des événements imaginaires. La valeur de ce tableau dépend de celle des renseignements recueillis par l’auteur, comme de l’intelligence avec laquelle il les interprète. Dumas se contente de ces indications sommaires qui pour des écoliers ont bien l’air de résumer toute la science, mais qui, en fait, ne sont rien. Le moyen âge : débauche et mystère ! La cour des Valois : astuce et superstition ! L’époque Louis XIII : duels et conspirations ! Le style Louis XV ; impertinence et libertinage ! Puis ce sont les Mémoires hâtivement dépouillés ou les ouvrages apocryphes pillés de bonne foi, à moins pourtant que l’imagination ne supplée à tout. On nous conte que Dumas s’étant engagé à fabriquer un roman d’Ange Pitou sur des documents qu’on devait lui fournir, il n’eut pas les documents, mais il confectionna tout de même le livre ; il n’est pas douteux que l’anecdote ne soit des plus significatives. Un autre mérite du roman historique est dans les descriptions ; mais Dumas connaît trop bien le public pour ignorer que la description ennuie ; c’est l’action qui intéresse, et encore l’action ; le lecteur n’est curieux que d’aventures, et Dumas l’en fournit à souhait. Le roman historique se vide donc de tous les éléments qui avaient élevé le genre en dignité pour retomber à l’état où on l’avait vu lors de ses plus modestes origines, entre les mains de La Calprenède lui-même, l’auteur gascon. Il redevient le roman de cape et d’épée, et il est tout prêt pour fournir à la consommation du roman-feuilleton.

Peut-être voit-on maintenant comment Dumas a pu avoir une grande influence sur les écrivains de son temps, sans être lui-même nullement un écrivain. Les qualités dont il était pourvu avec abondance sont de celles qu’on n’a aucun droit de confondre avec les qualités littéraires. Il avait le sens du théâtre qui faisait si complètement défaut à ses camarades romantiques ; il l’avait à un degré éminent ; il était homme de théâtre, comme Hugo était poète, Vigny penseur, Stendhal analyste, et Mérimée dilettante. Il représente avec Scribe tout le théâtre de son temps. Mais on sait assez bien que le sens du théâtre qui consiste dans l’entente de l’agencement scénique, dans la science du raccourci et de l’effet, est un mérite spécial et qui se suffit à lui-même. Une pièce peut être excellente, pourvu qu’elle remplisse les conditions particulières de la scène ; le mérite littéraire, peinture des passions, humanité, observation, poésie, y est de surcroît : elle s’en passe à merveille. Le répertoire tout entier de Scribe en témoigne et nous en avons tous les jours de nouvelles preuves. Où en serait l’industrie du théâtre, et à quelle misère effroyable serait condamnée la nombreuse population qui en vit, si elle était réduite à n’exploiter que des œuvres d’écrivains ? Quel marasme et que de chômages !

Dumas avait une surprenante fertilité d’invention ; drame ou roman ne le trouvent jamais à bout de ressources et à court d’expédients. Encore faut-il dire que toutes les sortes d’invention ne sont pas de même ordre. L’invention des caractères, des sentiments, des mœurs, des couleurs, fait le moraliste, le romancier, l’historien, le poète ou le peintre. Il est une invention subalterne qui consiste à multiplier les incidents et varier leurs combinaisons : surprises, enlèvements, escapades, duels, séquestrations, jeu de cache-cache, surprises, reconnaissances et autres machinations ténébreuses. On retrouverait ce genre d’invention dans l’œuvre de Corneille ; mais ce n’est pas par là qu’il est le grand Corneille. On le signalerait aussi bien chez Balzac ; mais ce n’est pas ce que nous admirons dans la Comédie humaine. Reste enfin la question de forme, qui n’est pas le tout de l’art, mais qui en est une partie essentielle. Il n’y a pas d’exemple qu’une œuvre ait vécu, à laquelle manquait le mérite du style ; on discute sur les caractères du style, non sur l’absence de style ; de très grands écrivains écrivaient mal, mais ils écrivaient. Dumas avait à son usage une espèce de charabia où éclatent par endroits des formules qui, sans contestation possible, atteignent à une manière de sublime.

En fin de compte, et c’est ici que l’esthétique rejoint en quelque façon la morale, il faut toujours en revenir à se demander quel but un auteur a poursuivi. Dumas s’est uniquement proposé d’amuser ses contemporains ; et nous ne songeons certes pas à le lui reprocher : il remplissait ainsi sa destinée et l’office qui lui était propre. S’il eût voulu instruire son public, le railler, le consoler, lui donner à réfléchir, il est probable qu’il n’y eût pas réussi. Il s’est connu lui-même, et, se tenant dans la mesure de ses moyens, il a fait excellemment ce qu’il pouvait faire. Il a beaucoup amusé les gens de son temps. Notons en passant qu’il amuse beaucoup moins ceux du nôtre. Son théâtre est presque entièrement devenu injouable. On remontait assez souvent ses pièces pendant les dernières années de la vie de Dumas fils : à la reprise d’Antony, à l’Odéon, J.-J. Weiss fut obligé de constater que la salle s’ennuyait ; la reprise d’Henri III et sa Cour, à la Comédie-Française, fut lamentable et ne servit qu’à faire ressortir la pauvreté de l’ouvrage. Il reste la Tour de Nesle qui gardera sa place sur les théâtres du boulevard, comme type de mélodrame, entre le Bossu et le Courrier de Lyon, et sur le même rang. Les romans de Dumas, font, paraît-il, encore prime sur le marché des livres ; c’est que les conteurs d’aujourd’hui manquent cruellement de ce don précieux de l’invention, et qu’ils ne nous divertissent plus guère ; encore est-il bon, si l’on veut se plaire à la lecture des Trois Mousquetaires ou de Monte-Cristo, de ne pas attendre qu’on ait dépassé la quinzième année.

Mais, si Dumas a été cet amuseur que nul ne se refuse à vanter en lui, c’est une gloire qui peut lui suffire, sans qu’il y ait lieu d’en réclamer pour lui aucune autre. « Je te baptise carpe », prononce dom Gorenflot en étendant la main sur un magnifique faisan. Il est plus difficile de baptiser Dumas écrivain. Une collection des « grands écrivains français » qui l’accueille, compromet son titre. Un critique qui prend pour lui feu et flamme y perd inutilement sa peine et dépense en vain sa fantaisie. Dumas a connu d’assez grands succès de popularité pour qu’il n’ait que faire de récolter en outre notre estime. Mais nous sommes, vis-à-vis des maîtres de notre littérature, tenus à des devoirs de respect et à des égards : ce serait y manquer que de leur imposer la compagnie de l’auteur de la Tour de Nesle et du père de d’Artagnan.

L’œuvre du Romantisme au théâtre

Un bel enterrement est beau. Il a son charme propre fait de l’ordonnance sévère de la cérémonie, de la magnificence triste du spectacle, de l’harmonie grave de la musique et du recueillement des assistants. À cet ordre de jouissances appartiennent celles dont nous sommes redevables à la Comédie-Française pour la solennelle reprise qu’elle a faite des Burgraves. Apparemment, ce n’est pas pour nous donner la sensation de l’immortalité du génie de Victor Hugo, qu’elle a choisi dans son théâtre tout juste la pièce tombée jadis de la chute la plus retentissante ; elle n’a pu songer à faire réviser par le public de 1902 l’arrêt du public de 1843, l’opinion étant établie sur une œuvre où mérites et défauts sont pareillement énormes, éclatants, aveuglants ; elle n’a pas davantage cherché une occasion de nous faire admirer la valeur d’ensemble de sa troupe, ni l’art avec lequel les chefs d’emploi de cette troupe disent les vers : c’est toujours ce qu’il va chez elle de plus défectueux. Mais les Burgraves marquent une date, celle de l’échec définitif du romantisme au théâtre. Ce à quoi on nous a convié, il faut donc que ce soit à la pompe funèbre du drame romantique : on nous invite à méditer sur la destinée qui fut celle de ce genre depuis si longtemps défunt.

Nous y serons aidés par plusieurs publications récentes. L’époque romantique est tout à fait à la mode parmi les curieux d’histoire littéraire. Après le Dumas de M. Parigot, voici un livre tout plein de renseignements sur Vigny, son intimité ; ses aventures sentimentales et ses relations littéraires, Alfred de Vigny et son temps 6, par M. Léon Séché. Puis ce sont deux volumes sur Victor Hugo 7 rédigés par les élèves de l’École normale supérieure. Enfin M. Léon Lafoscade a consacré une thèse au Théâtre d’Alfred de Musset 8. De Hugo à Vigny et de Dumas à Musset, voyons donc comment les romantiques ont marqué leur passage dans notre littérature dramatique et comment un même principe, en traversant le drame, l’a stérilisé, pour aller s’épanouir dans des œuvres qui n’ont de commun que le nom avec celles de la scène.

Cette destinée si bruyante du drame romantique a été étrangement courte : c’est ce qui frappe d’abord. Elle n’a pas rempli quinze années : le public était déjà dégoûté de ce genre, sans peut-être avoir jamais eu pour lui un goût très prononcé ; les écrivains qui l’avaient créé s’en désintéressaient Victor Hugo a désormais dit un adieu définitif au théâtre et, durant quarante-deux années de production ininterrompue, il ne se souciera pas d’y revenir ; Alfred de Vigny est monté dans sa tour d’ivoire ; le seul Dumas continue d’écrire pour le théâtre, parce que, seul de son groupe, il avait « le don ». C’est la preuve que les auteurs eux-mêmes n’ont eu guère de foi dans la vitalité de leur œuvre au théâtre. Ou, pour mieux dire, ils se sont aperçus qu’ils y avaient totalement échoué ; ils ont dû constater que la campagne menée avec tant de violence avait tourné en déroute : splendeur des préfaces, fracas des promesses, tapage des réclames, choc des batailles, tout se résolvait dans le néant.

Leur programme n’avait jamais été fort net ; néanmoins on s’était entendu sur quelques points essentiels. Les romantiques se proposaient de doter le théâtre d’un genre nouveau, le drame historique, qui n’aurait été que le roman de Walter Scott découpé en actes et en scènes. Il aurait différé de la tragédie par deux traits principaux : d’abord, au lieu d’exprimer la vérité universelle, il aurait exprimé une vérité relative, celle de sentiments en rapport avec une époque déterminée ; ensuite, à l’action resserrée dans un cadre étroit il aurait substitué une action plus libre, se répandant en scènes variées par la couleur et par le ton. De ce genre, à peine serait-il exact de dire, comme nous le faisions tout à l’heure, qu’à une certaine date il soit mort : car cela impliquerait qu’à une autre date il aurait été vivant. Or, dès le moment où il s’essayait à naître, il s’était trouvé pris entre deux genres trop fortement constitués : la tragédie, vieil arbre où la sève ne montait plus, mais qui, par sa masse, bouchait encore la route et le mélodrame qui alors faisait fureur. Tous deux répondaient à des besoins réels et tous deux avaient des racines dans la nature de l’esprit. Le drame n’avait su qu’osciller entre les deux, tantôt se laissant absorber par l’un, tantôt se confondant avec l’autre, sans jamais arriver à se réaliser lui-même sous une forme volontaire et indépendante. Au début, il s’était tenu plus près de la tragédie encore en possession de la scène et dont le prestige continuait de s’exercer sur ceux mêmes qui voulaient la détruire. Cromwell est une tragédie, dans la plus précise acception du terme : l’exposé sous forme dramatique d’une crise morale. Hernani est une tragédie dont la scène voyage en plusieurs endroits. Chatterton est une tragédie, quoiqu’en prose, et Racine en eût approuvé la simplicité d’action. Plus tard et à mesure que les auteurs perdent de leurs scrupules, c’est vers le mélodrame que penche le drame, et il y penche au point d’y tomber. Non seulement c’est le cas de tous les drames en prose de Victor Hugo, et Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo n’ont rien à envier à la Tour de Nesle, mais le superbe manteau poétique des Burgraves n’est jeté que sur une armature de mélodrame. Rien n’y manque : souterrains, fenêtres sanglantes sur l’abîme, philtre, cercueil, une bohémienne qui dans l’espèce est une Corse, l’enfant perdu et retrouvé, les déguisements, les changements de nom, les reconnaissances. En sorte qu’à l’heure où les romantiques renoncent à écrire pour le théâtre, le répertoire de la tragédie s’est accru de quelques tragédies altérées et faussées, celui du mélodrame de quelques mélodrames mieux écrits que les autres ; mais on n’a pas vu s’installer à la scène un troisième genre, ayant son originalité propre, et différant par sa constitution intime de tout ce qui n’est pas lui.

D’où vient d’ailleurs chez Hugo et ses amis cette impuissance à créer ce genre dont ils avaient si péniblement échafaudé la théorie ? La raison en est toute simple : c’est qu’amenés par les circonstances à faire irruption au théâtre, où leurs tendances naturelles ne les portaient pas, ils n’ont pas considéré que le théâtre eût des lois auxquelles ils dussent se soumettre. Cette idée ne leur est pas venue que, pour mener à bien l’œuvre nouvelle qu’ils entreprenaient, il leur fallût changer de procédés. Lyriques ils étaient, lyriques ils sont restés. Ils ont continué de se développer dans le même sens, et tragédie ou mélodrame n’ont été que des cadres où ils ont laissé courir leur fantaisie. Le théâtre est par excellence le genre impersonnel : des acteurs dont chacun a son caractère sont aux prises avec une situation qui met en conflit leurs passions ou leurs intérêts ; ils agissent et dialoguent en conformité avec cette situation et avec leur caractère. Pour le poète romantique l’acteur n’est que son porte-parole, la situation n’est que la matière sur laquelle sa verve s’exercera. Lui-même ne cesse d’intervenir de sa personne ; pas un acte ne s’accomplit sur la scène et pas un propos ne s’y débite qui ne soit déterminé par rapport à lui. Aussi, tandis qu’on ne pourrait citer un élément dramatique constituant l’apport des romantiques au théâtre, en revanche on retrouve dans leur drame tous les thèmes de leur lyrisme et tous les procédés par lesquels chacun d’eux a coutume de les développer.

Un des thèmes les plus habituels du lyrisme moderne est la rêverie amoureuse. Elle reparaîtra sous toutes ses formes dans le drame romantique, et nous aurons des sérénades, des romances, des épithalames et des lamentos. D’acte en acte, le duo d’amour reprend avec une orchestration différente, comme dans un opéra : il n’y manque que la musique, si toutefois aucune musique peut égaler celle des vers de Hugo. Le duo de Hernani et de Dona Sol exprime tour à tour la frénésie de l’amour dans les éclairs et dans le tonnerre, le triomphe de l’amour heureux, la lamentation de l’amour et de la mort ; l’amour de Ruy Blas et de la Reine a des soupirs d’élégie ; celui de Régina pour Otbert, c’est l’amour s’appariant aux teintes de l’automne et à la mélancolie des fins de jour. Dans chacun des « morceaux » exécutés par le poète, on retrouverait la coupe et le mouvement qui sont ceux de l’ode. Ruy Gomez exprime-t-il à Dona Sol ses angoisses de vieillard amoureux ? un premier couplet est pour traduire sa jalousie « quand passe un jeune pâtre », un second est fait sur cette idée que les vieux aiment plus fidèlement que les jeunes, un troisième exalte le dévouement de la jeune fille qui accepte pour mari un vieillard ; les brèves interruptions de Dona Sol ne sont qu’autant de points de repère qui permettent au développement lyrique de reprendre son essor. D’autre part, Olympio est aussi bien l’auteur de la Rêverie d’un passant à propos d’un Roi ; il aime à méditer sur les grandes catastrophes de l’histoire, sur les révolutions des empires et sur la chronique au jour le jour des événements publics : le monologue de Charles-Quint n’est qu’une « méditation » sur l’Europe de Charlemagne, celui de Barberousse est une « méditation » sur l’Allemagne féodale.

Souvent médiocres par la pensée et par le sentiment, les premiers recueils lyriques de Victor Hugo sont déjà d’une incomparable valeur pittoresque. La couleur, qui avait été dans les Orientales la grande nouveauté, est pareillement le mérite le moins contestable des drames de Hugo. On n’avait encore rien vu à la scène, on n’y a rien vu depuis qui fût d’un coloris si riche et si chaud. Les exigences de cette faculté de vision colorée n’expliquent pas seulement pourquoi le décor et le costume feront désormais partie intégrante du drame, elles rendent compte du choix des sujets : Hernani et Ruy Blas sont des débauches de couleur espagnole, Marion Delorme est une fantaisie pittoresque dans le genre Louis XIII et les Burgraves dans le genre moyenâgeux. Par là encore s’explique l’invention de certains personnages, le rôle tout picaresque d’un Saltabadil, la truculence d’un Don César, héritier en droite ligne du burlesque de Scarron. Ce goût du burlesque, qui a été de tout temps un travers de l’esprit de Victor Hugo, lui avait inspiré l’étonnante théorie du grotesque qui tient dans la Préface de Cromwell une place si démesurée, et où il ne faut voir que l’expression d’une tendance de son esprit dont il fait hardiment et complaisamment une loi de l’esthétique. De là sa sympathie pour le rôle « shakespearien » du fou : il y a dans Cromwell quatre fous d’ailleurs inutiles, il y a dans Marion Delorme un fou lugubre, et tout vient aboutir à la conception vraiment délirante du rôle de Triboulet, le fou tragique et sublime !

Certes il faudra attendre les Châtiments pour voir la verve satirique de Hugo se déployer dans toute son ampleur ; mais, à travers son théâtre, elle avait fait déjà plus que de s’essayer. La déclamation passionnée et furieuse y éclate à tout instant, et la scène s’y change en une tribune d’où le poète vengeur, avec des éclats de voix et un luxe de rhétorique exaspérée, fait la leçon aux grands de la terre. Le Roi s’amuse n’est d’un bout à l’autre qu’un pamphlet ; c’est tantôt Saint-Vallier qui y injurie la royauté, et tantôt Triboulet qui humilie la noblesse. Et l’apostrophe de Ruy Blas aux ministres de Charles II fait assez bien pressentir de quel ton l’exilé de Jersey apostrophera les ministres de Napoléon III.

Ce qu’on suivrait mieux encore à travers le théâtre de Victor Hugo, c’est le développement de son génie épique. Déjà dans Hernani tout ce qui n’était pas lyrisme était épopée. Ruy Gomez et plus tard Nangis et Saint-Vallier sont des vieillards qui semblent détachés de nos anciennes chansons de geste. Tel acte de Ruy Blas aurait sa place dans la Légende des Siècles, à côté de la Rose de l’Infante. Les Burgraves tout entiers y feraient belle figure à côté d’Éviradnus. C’est sous la forme d’une vision poétique du passé qu’est apparue à Victor Hugo, pendant son voyage du Rhin, l’idée de ce dernier drame, et il y a merveilleusement exprimé tous les sentiments qui sont l’âme même de la poésie primitive : foi inébranlable dans la survie des héros légendaires qui reviendront à l’heure choisie par eux pour sauver leur pays, culte de la vieillesse, religion du serment, devoir de l’hospitalité, respect du mendiant envoyé par le ciel, nostalgie des temps anciens, sensation douloureuse que l’humanité dégénère et que les hommes d’aujourd’hui sont moins grands que les hommes d’autrefois. Aussi les Burgraves peuvent bien être un des pires entre les mélodrames ; ils sont par ailleurs un des plus beaux poèmes qu’il y ait dans notre littérature.

Enfin, c’à quoi il faut toujours revenir quand on parle de Victor Hugo, c’est à sa prodigieuse puissance d’invention verbale. C’est chez lui que du mot naît l’idée. De même, dans son théâtre, des scènes entières ne sont que des prouesses de développement verbal. Taine reprochait à la tragédie de Racine d’être oratoire : comment eût-il qualifié le drame de Hugo ? Entre toutes, une figure de mots, l’antithèse, a sur son esprit un pouvoir si impérieux qu’elle semble avoir présidé à la genèse de toutes ses pièces. Hernani oppose le bandit à l’empereur et le jeune homme au vieillard ; le Roi s’amuse oppose au roi le bouffon ; Marie Tudor l’ouvrier au grand seigneur ; Angelo la courtisane à la grande dame ; Ruy Blas le valet au ministre et le ver de terre à l’étoile. Non seulement, dans ce théâtre, l’antithèse oppose un personnage à un autre, mais dans un même personnage elle oppose les sentiments à la condition et un trait de caractère à un autre trait de caractère. Marion Delorme est la courtisane à qui l’amour a refait une virginité, âme pure dans un corps souillé ; Triboulet est le bouffon transfiguré par l’amour paternel, âme tendre dans un corps biscornu ; Marie Tudor est la reine sacrifiant à son amour la raison d’État, la femme dans la reine. Tisbé est la fille sublime ; Ruy Blas est l’homme de génie sous la livrée d’un laquais. Antithèse dans les rapports des personnages entre eux, antithèse dans la conception intime des caractères ; dans ce théâtre tout n’est qu’antithèse.

Sentimental, déclamatoire, pittoresque, satirique, épique, verbal, tel est le lyrisme chez Victor Hugo ; chez Vigny, il se charge de philosophie. L’auteur d’Éloa ne voyait dans un poème qu’un symbole pour traduire une idée ; c’est à la même fin qu’il fera servir les moyens du théâtre. Il écrit dans la préface de la Maréchale d’Ancre : « Au centre du cercle que décrit cette composition, un regard sûr peut entrevoir la Destinée, contre laquelle nous luttons toujours, mais qui l’emporte sur nous dès que le caractère s’affaiblit ou s’altère… » Chatterton ne lui sert qu’à exprimer une fois de plus l’idée qui lui avait déjà inspiré Moïse et Stello : le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation du poète. Aussi chaque personnage, dénué de réalité vivante, n’y incarne-t-il qu’une entité : Chatterton, la souveraineté et la misère du poète ; Kitty Bell, la pitié de la femme ; John Bell, l’égoïsme de la société ; le lord-maire, l’indifférence des pouvoirs publics ; le quaker, la raison supérieure, à moins que ce ne soit le pédantisme et l’ennui. — Pour ce qui est de Dumas père, nous nous sommes trop abondamment expliqué sur son cas pour avoir le courage d’y revenir ; mais sans doute il ne serait pas très difficile de montrer que c’est lui qui parle par la bouche d’Antony, de Kean ou de Buridan.

Le drame romantique, où l’auteur est perpétuellement en scène, est donc un perpétuel contresens. Car il est absurde de prêter à des gaillards du temps de François Ier, de Cromwell ou de Louis XIII, les langueurs, la mélancolie, la révolte et la fièvre de la génération de 1830 ; puisque le cadre du drame nous est donné pour historique, nous ne pouvons nous empêcher de constater que la date des sentiments n’est pas celle du cadre ; puisque le drame est le développement d’une situation, nous ne pouvons nous empêcher de constater que l’action y est toujours au rebours des exigences de la situation ; comme si, par une espèce de gageure, les personnages s’y étaient imposé la loi de dire toujours le contraire de ce qu’ils devraient dire et de faire le contraire de ce qu’ils devraient faire. Cela révolte notre besoin de logique ; cela met à la torture notre bon sens ; cela est faux ; et, en art, ce qui est faux n’est pas viable. — Pour tout dire, il y a, dans le drame romantique, contradiction essentielle entre deux principes : celui du théâtre, qui est l’impersonnalité, celui du lyrisme, qui est la personnalité. Quand ces deux principes se trouvent en présence, il faut que l’un chasse l’autre. Ou bien l’élément dramatique se libère du lyrisme, et c’est ce qui est arrivé pour notre tragédie. Ou bien le lyrisme reste seul maître de la place. C’est ce qui arrivera pour les pièces de Musset. Aussi ne seront-elles pas des œuvres dramatiques, mais elles seront des œuvres d’art. Par un juste instinct de poète, ou par un effet de sa hardiesse cavalière, l’auteur réalisera dans ses œuvres purement lyriques ce qui avait manqué au drame : l’unité de composition.

Quel service a rendu à Musset le public qui sifflait la Nuit vénitienne, Musset ne s’en est peut-être jamais douté, mais nous le voyons nettement, nous qui lisons les Caprices de Marianne, Fantasio, Barberine, On ne badine pas avec l’amour, le Chandelier, Il ne faut jurer de rien. Dans un accès de mauvaise humeur, le poète s’était promis de ne plus rien donner au théâtre ; il tenait sa parole et se contentait d’envoyer au directeur de la Revue des Deux Mondes ses comédies et proverbes. D’un coup il s’était affranchi de toutes les exigences de la scène : il avait conquis sa liberté, il en usait avec délices pour composer un théâtre où il était spectateur autant qu’acteur, se donnant à lui-même la comédie de son esprit et de son cœur. Plus de cadre historique brossé à grand renfort d’érudition hâtive, sauf dans Lorenzaccio, mais un décor créé par le poète, assorti à son humeur, et imaginé à souhait pour s’harmoniser à sa fantaisie. Cela se passe dans une Bavière familiale, dans une Bohême de conte bleu, dans des seigneuries imaginaires, dans des châteaux peuplés de vieilles gens ridicules et aimables, en Italie, en France et partout ailleurs où il vous plaira. L’important est qu’il y ait une place pour s’y rencontrer, une taverne pour s’y enivrer, un jardin pour s’y donner rendez-vous, de grands arbres qui font de l’ombre, une clairière qui laisse filtrer le soleil, un banc de mousse pour y parler d’amour, une fontaine pour s’y mirer, un parterre où cueillir des fleurs pour les mettre en bouquets à Chloris et les faire entrer dans les comparaisons. Le décor s’arrange suivant le besoin de chaque scène : nous étions dans un château, nous voici sur la grande route ; nous étions dans une auberge, et nous voici dans un parc. Sitôt qu’on songe à un personnage, il apparaît. « Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l’ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine et je suis toute portée… Voilà Perdican qui approche avec Rosette. » Les conditions d’espace et de temps sont supprimées. Les choses se passent ainsi dans les rêves où nous voyons les images surgir sans cesse, se suivre sans lien, se succéder sans transition, s’évanouir et se reformer.

Une atmosphère de rêve baigne en effet ces pièces légères, noie les contours des paysages, assourdit les teintes des costumes, donne aux êtres comme aux choses on ne sait quoi d’immatériel. Rien qui pèse à l’esprit, rien qui contraigne son caprice, rien qui gêne son essor. Tandis que le décor du drame romantique, avec ses indications minutieuses et précises, s’impose à l’imagination et de toutes parts limite devant elle l’horizon, les quelques traits sommaires dont Musset se contente laissent notre imagination libre, active, maîtresse de composer avec nos propres souvenirs, de renouveler et de modifier à mesure ce décor qui sans doute n’est pas tout à fait le même pour chaque lecteur. Cela ne suffirait-il pas, au surplus, à montrer combien les comédies de ce théâtre se déforment et se dénaturent, sitôt qu’on commet la faute de les transporter à la scène où elles sont emprisonnées entre la toile de fond et les portants de carton peint ? Cette invention du décor est la plus heureuse trouvaille du poète ; c’est ici le point essentiel, le trait décisif. C’est le décor qui donne à ce théâtre son charme et son harmonie ; il fait plus et j’allais dire qu’il lui donne sa vraisemblance. Dans ces pièces dont la rêverie du poète a façonné le cadre, il deviendra naturel que le poète place sa propre rêverie souriante et mouillée de larmes. Dans ce décor qui n’est que l’imagination du poète projetée au dehors, quoi d’étonnant si nous trouvons Musset lui-même et si nous le retrouvons encore dans le choix des interlocuteurs qu’il lui a plu de grouper autour de lui afin d’avoir qui lui donne la réplique ?

« C’est au souvenir des folies du carnaval que Fantasio a dû le jour, nous dit l’éditeur des œuvres complètes du poète. Alfred de Musset écrivit cette comédie vers la fin de 1833, peu de temps avant de partir pour l’Italie, dans un moment où il n’avait que des idées riantes. » Il en écrira d’un autre ton au retour de ce voyage d’Italie. C’est donc Musset lui-même qui, pour clôturer dignement une semaine de carnaval, s’affuble de la défroque du bouffon saint Jean et va pêcher au bout d’un hameçon la perruque du prince de Mantoue. Il est aussi bien Fortunio, dont il a le joli visage, les cheveux blonds et les yeux bleus, Fortunio, c’est-à-dire Chérubin attendri, devenu sentimental pour avoir lu les Méditations, et dont la hardiesse de page s’est changée en mollesse élégiaque de « rêveur à nacelle ». Il est le jeune Rosemberg, étourdi, fat, impatient de réussir auprès des femmes, naïf dans sa suffisance et charmant dans sa fatuité. Comme Perdican, il est esprit fort, il a lu les philosophes du xviiie  siècle, il ne croit pas à l’immortalité de l’âme, et il déclame contre les couvents. Son dandysme fait la roue dans les déclarations paradoxales de Valentin. Enfant du siècle, il en a les lassitudes et la désespérance. Homme à la mode, il est le causeur de salon de ses proverbes mondains. Ailleurs, il lui arrive de se dédoubler, et, de même que l’auteur de la Nuit de décembre conversera avec le jeune homme vêtu de noir qui lui ressemble comme un frère, déjà Octave et Cœlio ne sont que le Musset libertin conversant avec le Musset sentimental. « Moi seul, je l’ai connu… C’était la bonne partie de moi-même. Je ne suis qu’un débauché sans cœur. Je n’estime point les femmes. L’amour que j’inspire est comme celui que je ressens : l’ivresse passagère d’un songe. » Ainsi se lamente Octave sur la tombe où il vient d’ensevelir Cœlio, ainsi pouvait parler Musset dans les heures de clairvoyance et de repentir où il s’apercevait lui-même et se jugeait.

Dans ce monde créé par un jeune homme de vingt-cinq ans, il ne fait bon vivre que pour ceux qui ont « jeunesse de visage et jeunesse de cœur ». Il va sans dire que le mari y jouera un sot personnage et ne cessera d’être ridicule que pour devenir odieux. Il sera « horrible et idiot » comme le prince de Mantoue, crédule comme maître André, imbécile et cruel comme le juge Claudio. Les régents et autres empêcheurs de s’amuser seront traités suivant leurs mérites et on nous les donnera pour ce qu’ils sont : des pédants comme Blasius, des ivrognes comme Bridaine, des chefs-d’œuvre de laideur comme dame Pluche aux coudes effilés. Derrière ces grotesques, c’est Musset que nous devinons, sa raillerie et son impertinence. Les personnes d’âge n’ont vraiment qu’un moyen d’obtenir l’indulgence de ces jeunes gens, c’est de se montrer elles-mêmes indulgentes à la jeunesse. Van Bück prend son rôle d’oncle à la manière des oncles du Gymnase, et acquitte les lettres de change de son mauvais sujet de neveu dont les fredaines le ragaillardissent. Hermia, la mère de Cœlio, se souvient d’avoir été belle et conte à son fils le drame d’amour dont elle fut l’héroïne. Le baron de On ne badine pas avec l’amour s’enferme dans son cabinet de travail pour ne pas voir d’étranges choses qui se passent dans ses terres seigneuriales. La baronne de Il ne faut jurer de rien est trop attentive à sa partie de whist ou trop occupée à chercher son peloton de laine pour empêcher sa fille de recevoir des billets doux ou de courir la nuit à un rendez-vous. Voilà de braves gens qui se tiennent à leur place ; il leur est beaucoup pardonné parce qu’ils ne sont guère gênants.

Il faudrait évoquer en regard ces images féminines qui sont les formes que prend la rêverie amoureuse de Musset, images toutes différentes et vivantes. Dans le drame romantique, il y avait vingt héroïnes, toujours pareilles, et pas une femme ; il y a une galerie de femmes dans le théâtre de Musset, et c’est presque le seul où l’on rencontre des jeunes filles. Jeunes gens tous spirituels, jeunes filles toutes gracieuses, jeunes femmes toutes belles, quelle affaire ces personnages peuvent-ils avoir entre eux ? L’amour, unique souci et culte unique, leur crée une morale à leur usage et une religion. Il n’est de péché que contre lui ; mais vouloir se soustraire à ses lois, voilà le péché, voilà le crime ! Marianne a péché contre l’amour : ne s’avise-t-elle pas, avec ses dix-neuf ans et un mari qui a l’encolure de Claudio, d’être fidèle à ce mari ? Ceux qui ont arrangé le mariage de la petite princesse Elsbeth ne sont-ils pas de grands coupables ? Qu’est-ce que la raison d’État au prix des raisons du cœur, et la paix entre deux peuples n’est-elle pas achetée trop cher si l’union qui la scelle doit faire couler deux larmes sur un voile d’épousée ? Camille aime son cousin, et l’aveu monté du cœur lui brûle les lèvres ; mais orgueilleuse et coquette elle se livre à un marivaudage forcené : c’est pécher contre l’amour et il faut qu’elle soit punie cruellement.

Musset n’a jamais rien su que l’amour ; mais de cet amour, joie et tourment de nos cœurs, charme et supplice de notre vie, il a su de bonne heure la double nature :

Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur !

On peut le suivre à la trace, et reconnaître son passage aux ruines qu’il a semées. André del Sarto a volé l’argent du roi et gâché son génie pour une femme qui le trahit ; pendant que Marianne s’éprend d’Octave, qui ne l’aime pas, Cœlio, qui l’aime, tombera sous les coups destinés à un autre ; l’amour prend aujourd’hui pour victime l’innocente Rosette ; ce sera, demain, soyez-en sûrs, le trop heureux Fortunio. Comment se résoudre pourtant à ignorer toujours le mot de l’univers, à mourir sans avoir vécu ? « Hélas ! l’homme tend à la nature une coupe aussi large et aussi vide qu’elle. Elle n’y laisse tomber qu’une goutte de sa rosée ; mais cette goutte est l’amour. » Loi cruelle, c’est la loi : il faut que l’extase s’achève en sanglots. L’atmosphère de ce théâtre est saturée de volupté et chargée d’orage ; étonnez-vous de la trouver si troublante !

Ainsi ce théâtre, dont l’unique inspiratrice est la fantaisie, et une fantaisie personnelle entre toutes, nous en apprend plus sur les choses de la vie que tout le théâtre d’histoire, de philosophie et de prédication sociale des romantiques. À coup sûr, le cercle en est des plus restreints ; il n’y tient que l’émotion d’un instant fugitif. Mais si mince qu’elle soit, c’est beaucoup d’avoir mis dans une œuvre d’art une parcelle d’humanité. Musset y est arrivé parce que, poussant jusqu’au bout dans le sens où les romantiques s’étaient arrêtés à moitié route, il a résolument fait abstraction de tout ce qui n’était pas lui-même. C’est encore un moyen de découvrir la réalité humaine que de la chercher dans son cœur : « J’ai mon cœur humain, moi ! » Musset, n’ayant connu que lui seul, n’a donc mis que lui dans ses pièces ; et, à force de hardiesse insouciante et de sincérité égoïste, il a fait rentrer dans la littérature théâtrale ce que les romantiques en avaient si outrageusement banni : la vérité.

Hymnes et méditations, la musique et les couleurs, satire, épopée, philosophie, le romantisme a jeté tous ces éléments dans le théâtre sans arriver à les fondre avec lui. Il a essayé sans succès à la scène d’un composé mi-partie de lyrisme et mi-partie de drame, tandis que Musset réalisait le type d’une comédie toute lyrique imaginée loin de la scène en dehors de son optique et de ses conventions. Ceux des drames de Hugo et de Vigny qui n’ont pas péri valent par des mérites étrangers au théâtre, et les comédies de Musset ne sont pas du théâtre.

Est-ce à dire que l’œuvre du romantisme au théâtre ait été tout à fait vaine ? D’abord, en passant par le théâtre, les écrivains romantiques s’y sont modifiés. Le lyrisme de Victor Hugo s’y est peu à peu dépouillé de ce qu’il avait de trop personnel ; en ressuscitant le décor des époques disparues, il s’est acheminé vers la fantaisie épique de la Légende des siècles. L’individualisme révolté de Vigny s’élargit en un pessimisme d’une valeur universelle. Dumas, libre enfin d’un ambitieux fatras, s’installe dans sa fonction de dramaturge et de conteur populaire. Ne disons rien de Musset, qui, en 1843, n’est déjà plus, hélas ! Que le « jeune homme d’un très beau passé ». Ensuite le romantisme n’a pas été sans influence sur les destinées elles-mêmes du théâtre : il a donné le coup de grâce à la tragédie moribonde ; la comédie de mœurs lui doit plusieurs de ses éléments et quelques-uns d’ailleurs des plus fâcheux. Mais ce dont le romantisme a été incapable, ç’a été de créer un genre. On sait ce que c’est qu’une tragédie, une comédie, un mélodrame, un opéra, un vaudeville ; on ne sait pas ce que c’est qu’un drame romantique. Veut-on le définir ? on ne peut le faire que par des traits qui ne sont pas de l’ordre dramatique et qui, d’ailleurs varient, avec chaque auteur : notion décevante et qui échappe.

Le drame romantique n’est jamais arrivé à l’existence : peut-être est-ce pour cette cause que les discussions auxquelles a donné lieu son histoire sont restées toujours obscures. Une distinction assez facile à faire y mettrait un peu de clarté : c’est qu’il y a dans l’histoire de notre théâtre une période romantique, mais il n’y a pas de théâtre romantique.

Beyle-Stendhal

Beyle a eu une destinée assez extraordinaire. Il ne fut nullement goûté de ses contemporains, ce dont il conçut un vif chagrin ; son livre de l’Amour passa presque inaperçu : il eut en onze années dix-sept acheteurs ; l’impression produite par le Rouge et le Noir fut surtout celle du scandale, et ce fut prudence à l’auteur de la Chartreuse de Parme de dédier son livre à quelques lecteurs de choix. Quand Beyle mourut, il avait si peu de réputation que les journaux estropièrent son nom et confondirent son pseudonyme avec le titre d’un roman de Kératry : ils annoncèrent la mort de « M. Bayle, plus connu dans le monde littéraire sous le pseudonyme de Frédéric Styndall ». Il n’était pas l’un des plus profonds parmi les « écrivains penseurs » de son temps, il n’était à aucun degré un « écrivain artiste », et pourtant c’est l’un de ceux dont l’influence a été le plus réelle.

On peut la suivre de façon ininterrompue à travers tout le xixe  siècle. Beyle a « déteint » sur Mérimée, auquel il a transmis son tour d’esprit d’ironiste et de mystificateur, son affectation de sécheresse, sa prédilection pour les époques et les pays de mœurs violentes. Il a aidé Balzac à discerner cette ambition effrénée et ce désir de parvenir à tout prix dont est travaillée l’âme de ses jeunes gens. Taine s’est rencontré avec lui, parce que l’un et l’autre avaient fréquenté chez les mêmes maîtres, les philosophes sensualistes du xviiie  siècle : il lui a emprunté des vues dont Beyle n’avait sûrement pas soupçonné la portée, et qu’il a développées et organisées en système de critique ; il lui doit encore ses idées sur l’énergie, sur la vie de salon dans la France de l’ancien régime, sur la parenté de Napoléon avec les condottières italiens. Beyle tenait à l’école romantique par son individualisme ; d’autre part, son horreur de l’emphase, sa curiosité du « petit fait » lui valurent d’être considéré comme un précurseur par l’école réaliste. Une fois de plus, dans les dernières années du siècle, les idées et les sentiments, l’esthétique et la morale viennent à changer : on se dégoûte du naturalisme pour sa grossièreté et du positivisme pour l’étroitesse avec laquelle certains de ses représentants l’ont formulé. « Je serai lu vers 1880 », avait prononcé Beyle. Ce n’était qu’une fanfaronnade, ce n’était que le dernier recours de l’amour-propre exaspéré chez l’auteur méconnu qui en appelle à la postérité ; il se trouva que ce souhait fut réalisé. L’école de 1880 goûta le psychologue qui se donnait pour être, par profession, « observateur du cœur humain », le cosmopolite devant lequel il n’y avait pas à se gêner pour médire de la France, car, disait-il, vengo adesso di Cosmopoli , le dilettante qui réduisait la science de la vie à un art de la jouissance égoïste et raffinée. Ce fut le temps de la grande vogue de Stendhal, moment unique dans l’histoire de sa réputation, point culminant de sa célébrité. Enfin le beylisme avait passé religion ! Il avait ses initiés, ses dévots, ses confesseurs de la foi ! Grâce aux Stendhaliens, il devint difficile de parler de Stendhal sans un peu d’irritation. L’engouement avait été vif ; il a été de courte durée.

Le moment est venu, non plus seulement pour l’essayiste à la manière de Taine ou de M. Bourget, mais pour l’historien. Aujourd’hui le biographe de Stendhal a en sa possession tous les documents, depuis qu’avec un zèle infatigable M. Casimir Stryienski a déchiffré les brouillons, ébauches et autres « inédits » de l’écrivain grenoblois. Il est placé à bonne distance pour juger l’homme et son œuvre. M. Arthur Chuquet a voulu être cet historien de Stendhal ; il lui consacre un volume de l’information la plus minutieuse et la plus précise, Stendhal-Beyle 9. L’exactitude et la sûreté qui sont les qualités habituelles des travaux de M. Chuquet étaient ici d’un prix tout particulier, Beyle s’étant ingénié à dépister le lecteur, ayant travaillé à se composer une légende, et menti avec application. M. Chuquet le juge sans prévention. L’homme lui paraît avoir été un vilain personnage, et le moraliste avoir gâté par un mélange d’idées fausses ses aperçus les plus originaux ; mais il rend justice à l’un et à l’autre. La conclusion du livre est tout à fait équitable, et on peut s’y associer. « Beyle, écrit M. Chuquet, fut un amateur et un fantaisiste plutôt qu’un artiste, un original plutôt qu’un écrivain original, un écriveur plutôt qu’un écrivain. Il n’avait pas appris de La Bruyère que c’est un métier de faire un livre et qu’il faut plus que de l’esprit pour être auteur. Il manque trop souvent de mesure et de justesse. Mais on en voudrait aux historiens de la littérature française qui ne citeraient pas son nom. » Quelques personnes trouveront l’éloge un peu mince : M. Chuquet sera frappé d’excommunication par les pontifes du stendhalisme et ne s’en portera pas plus mal.

L’idée la plus originale de Beyle, et qui est au centre même du beylisme, c’est le culte qu’il professe pour l’énergie. Mais d’ailleurs en quel sens prend-il ce mot ? Cela n’est pas très clair, et l’est même si peu qu’on a pu soutenir que Beyle entend par l’énergie ce qui en est le contraire. Ce n’est pas faute que Beyle soit revenu souvent sur le sujet : il est homme à ressasser cent fois pour une l’idée dont il est entiché. Seulement il a le secret de dire avec une apparence de clarté et de précision des choses obscures. Afin de définir l’idée, et d’en mesurer la signification et la portée, demandons-nous comment elle a pu se présenter à Beyle et germer dans son cerveau, et comment elle s’accorde avec ce que nous savons de son esprit et de son humeur.

S’il faut en croire une des assertions qui reviennent le plus ordinairement sous la plume de Beyle, le trait caractéristique du Français est la vanité : cela est vrai du moins pour le Français que fut Henri Beyle. Ce trait est le premier qui apparaisse en lui, et par lequel se manifeste d’abord sa nature : de son propre aveu, il avait dès son enfance un orgueil intolérable. Cela fit qu’il ne put supporter aucun joug, aucune contrainte. Il est rebelle à l’autorité et réfractaire à l’éducation. « Nos parents et nos maîtres sont nos ennemis naturels, quand nous entrons dans le monde », avait-il coutume de dire. Il ne se sentait du reste pas en sympathie avec les enfants de son âge. Beyle est de ceux qui n’éprouvent ni n’éveillent la sympathie ; ils se sentent différents des autres, ou, comme ils disent, supérieurs ; ils font le vide autour d’eux. Les vaniteux sont des timides ; c’est le cas de Beyle, tout cynique qu’il ait pu être. Il est atteint de timidité au sens où la timidité est une maladie de l’esprit, une manie qui relève de l’observation médicale. Comme le héros de son premier roman, Octave de Malivert, il reste toute sa vie « fidèle au mystère qui marquait toutes ses actions ». Il est sinon coupable de fausseté, du moins coutumier de procédés tortueux. Il se cache, se travestit, s’affuble de titres imaginaires et de noms d’emprunt, se donnant tantôt pour un officier de cavalerie et tantôt pour un commis-voyageur. Il s’imagine être persécuté par la police, signe ses billets les plus insignifiants des pseudonymes les plus baroques ; un soir, dans un salon, il se fait annoncer sous le nom de Cotonnet. Tandis que l’homme tout à fait sain d’esprit va droit devant lui, exprime ses idées parce qu’il les croit justes, et tient compte de l’opinion d’autrui dans la mesure où elle est pour lui un utile contrôle, le vaniteux par timidité est, vis-à-vis de l’opinion, dans une dépendance continuelle, étroite et douloureuse. Il regarde sans cesse vers elle avec inquiétude, craint toujours qu’elle n’empiète sur ses droits et ne porte atteinte à sa liberté ; et, pour être plus sûr de ne pas être absorbé par elle, il s’y oppose. Il prend le contrepied de l’avis commun, s’installe dans l’attitude contrariante et contredisante. Par crainte de se faire moquer de lui, il s’empresse de se moquer des autres ; il mystifie par crainte d’être dupe. Il défend ses idées non comme justes, mais comme siennes, et s’y entête. Pour les mieux affirmer, il les exagère, et, pour n’en rien laisser tomber, il les force et les outre jusqu’au paradoxe. Il est irritant, désobligeant, cassant. Enfin, pour échapper tout à fait au soupçon de condescendance, il devient brutal. Méfiance soupçonneuse, humeur contrariante, ironie, manie du paradoxe, affectation de cynisme et de brutalité, ce sont chez Beyle autant de conséquences de sa vanité foncière.

Beyle a le tempérament sensuel. On le devine à voir, d’après ses portraits, son enveloppe épaisse et triviale. Ceux qui l’ont connu ne se souviennent d’aucun temps où il n’ait été engagé dans quelque intrigue amoureuse : cela, depuis l’extrême jeunesse jusqu’à la fin de sa vie où il a figure de vieux beau. Ses conquêtes sont parfois des femmes du monde, du monde de l’Empire ou du monde cosmopolite ; ce sont d’autres fois des filles d’auberge. Où l’entraîne son plaisir, il suit. Nous le trouvons à Marseille employé de commerce, parce qu’une petite actrice dont il est l’amant, et qui, bien entendu, le trompe, y a un engagement. Il reste en Italie pendant les Cent-Jours, parce qu’il y est retenu par des raisons de même nature. Son enthousiasme pour l’Italie vient de ce que dans nul autre pays il n’a trouvé autant de facilité pour faire l’amour. On nous dit que sa conversation trahissait le goût de l’obscénité. George Sand, qui n’était pas prude, l’ayant rencontré lors de son voyage en Italie avec Musset, fut révoltée de la crudité de son langage.

Enfin cet observateur narquois, ce moraliste curieux, ce subtil psychologue, est un homme d’action. D’avoir suivi les armées de Napoléon, cela le distingue de beaucoup des littérateurs de la Restauration. Certes sa carrière militaire a été sensiblement plus courte et moins glorieuse qu’il ne se l’est par la suite imaginé ; pourtant il a été dragon et il a fait campagne. En Allemagne, en Russie, en Saxe, il n’a été que spectateur, non acteur ; il n’a vu ni Marengo, ni Iéna, ni Wagram, ni la Moskowa ; la seule bataille à laquelle il ait assisté est la bataille de Bautzen, et il était sur les derrières. Pendant que Moscou brûlait, il a été surtout sensible à l’effet de pittoresque ; mais enfin il a vu l’entrée de Napoléon à Berlin et l’incendie de Moscou. Pendant la retraite de Russie, est-il vrai que Daru l’ait complimenté de s’être chaque jour fait la barbe ? L’anecdote ne nous est connue que par le témoignage de Beyle, et c’est un témoignage sujet à caution ; toujours est-il qu’il assistait à la retraite de Russie, qu’il a fait preuve de présence d’esprit au passage de la Bérésina, et qu’il serait puéril de contester la bravoure d’hommes qui ont été aux prises avec de pareilles épreuves. Il ne s’est avisé d’admirer Napoléon qu’un peu tard, et quand le bonapartisme était devenu une forme de l’opposition ; toutefois il est hors de doute qu’il a trouvé en lui-même cet enthousiasme napoléonien qu’il a placé dans l’âme de Julien Sorel et de Fabrice. Comme eux, il a pris Napoléon pour son héros. Comme eux, il a subi le prestige de ce grand professeur d’énergie et il lui doit l’unique exaltation dont son âme fût capable.

Ce sont nos goûts qui président à la naissance de nos idées et déterminent le choix que nous faisons d’une doctrine. Beyle a une philosophie dont il nous donne, dans une de ses lettres, la substance : « Je lisais les Confessions de Rousseau, il y a huit jours. C’est uniquement faute de deux ou trois principes de beylisme qu’il a été si malheureux. Cette manie de voir des devoirs et des vertus partout a mis de la pédanterie dans son style et du malheur dans sa vie. Il se lie avec un homme pendant trois semaines : crac, les devoirs de l’amitié, etc. Cet homme ne songe plus à lui après deux ans ; il cherche à cela une explication noire. Le beylisme lui eût dit : deux corps se rapprochent, il naît de la chaleur et une fermentation, mais tout état de cette nature est passager. C’est une fleur, dont il faut jouir avec volupté. » Nous sommes fixés, et nous n’éprouverons aucune hésitation à déclarer que le beylisme est une philosophie fort courte. C’est celle qu’on pouvait attendre d’un homme qui tenait Helvétius pour le plus grand des philosophes. Beyle professe que toute la vie se résume dans la chasse au bonheur et il définit le bonheur par le plaisir. « La vertu, c’est augmenter le bonheur ; le vice, augmente le malheur ; tout le reste n’est qu’hypocrisie ou ânerie bourgeoise. » Comme la morale, la religion n’est qu’un système pour faire des dupes : les croyants sont des sots et les prêtres sont des fripons. Ces théories ont leur date et nous ne sommes pas embarrassés pour les situer dans l’histoire des idées : elles sont d’un élève docile de Condillac, d’Helvétius, du baron d’Holbach, de Cabanis et de Tracy. Un sensualiste, un athée, un épicurien à la mode du xviiie  siècle finissant, mais chez qui l’imagination a reçu l’ébranlement de la gloire napoléonienne, voilà Beyle.

Représentons-nous le maintenant dans cette société de la Restauration, où il va commencer à écrire. Il n’y trouve rien qui ne soit en contradiction avec ses goûts. C’est une société bourgeoise, prudente et pacifique. Elle fait état de respecter des principes où Beyle n’a jamais voulu voir que des préjugés. Le mouvement littéraire, issu des exemples de Chateaubriand, n’est-il pas lui-même marqué par un retour au christianisme ? À Paris, dans les hautes classes, « les jeunes gens de vingt ans songent déjà à être députés et craindraient de nuire à leur réputation de gravité en parlant plusieurs fois de suite à la même femme ». Dans les petites villes règne la tyrannie de l’opinion. Aussi bien dans les pays étrangers, un seul excepté, l’état des mœurs est le même, et c’est à toute la civilisation moderne que Beyle fait le procès. Le Français est plus vaniteux, l’Anglais est plus positif : le premier représente l’esprit de société et le second l’esprit d’association. La vie est morose en Angleterre ; elle n’est pas plus réjouissante en Amérique. « Je désire, comme honnête homme, surtout quand je suis en butte aux vexations des polices italiennes, que toute la terre obtienne le gouvernement de New-York ; mais, dans ce pays si moral, en peu de mois l’ennui mettrait fin à mon existence. » De la vie moderne on a chassé l’imprévu ; à la place s’est installé l’ennui. À ces sociétés si bien civilisées que manque-t-il ? L’énergie.

L’énergie a existé en France à certaines époques de notre histoire, au temps des guerres de religion, de la Ligue et de la Fronde. Le règne de Louis XIV, cent cinquante années de vie de salon, d‘honneur mondain et de galanterie l’ont étouffée. Elle reparaît avec la Révolution qui rend du naturel aux mœurs, du sérieux aux caractères, suscite des génies dans des classes qui ne fournissaient jusqu’alors que des avocats et des officiers subalternes, crée des types admirables, tels que ceux de Mme Roland et de Danton. Elle décline sous l’Empire, parce qu’on vit sous le regard du maître, qu’on se soucie de l’avancement, qu’on s’assouplit dans les antichambres des Tuileries. Elle est définitivement ruinée par la bonne compagnie de 1820. L’énergie existait dans l’Italie de la Renaissance : elle éclate alors dans les luttes des petits États, dans les violences et les exactions des princes, dans les meurtres, pillages, brigandages, grâce à un état social qui permettait leur entier développement à toutes les facultés et à toutes les convoitises d’une humanité débridée. C’est une des époques de prédilection de Beyle : il y place la scène de ses Nouvelles italiennes. Jules Branciforte, qui, à la tête de ses bravi, donne l’assaut au couvent où s’est réfugiée la future abbesse de Castro, était un homme qui ne manquait pas de caractère. Même dans l’époque contemporaine, Beyle trouve encore de l’énergie. Il y en a dans l’Italie de 1815. C’est un pays où l’on ne se soucie pas des convenances, où les mœurs ont du naturel, de la « bonhomie », du laisser-aller : on fait ce qui plaît. L’esprit n’y gâte pas l’amour ; on a des passions profondes quoique vives : une femme voit un homme pour la première fois, le trouve à son goût, se jette dans ses bras ; cette même femme, si elle apprend que son amant est malade, s’échappera de sa chambre la nuit par une corde attachée à sa fenêtre, et grimpera par le même chemin dans la chambre de celui qu’elle aime : cela, treize nuits de suite. Voilà des mœurs !

D’une façon générale, Beyle est d’avis que l’énergie, qui a disparu de la bonne compagnie, s’est réfugiée dans les basses classes : il donne pour preuve les assassinats, « Cette nuit, il y a eu des assassinats. Un boucher presque enfant a poignardé son rival, jeune homme de vingt-quatre ans. Ils étaient tous deux du quartier des Monti : ce sont des gens terribles. L’autre assassinat a eu lieu près Saint-Pierre, parmi des Transtévérins : c’est aussi un mauvais quartier, dit-on, superbe à mes yeux ; il y a de l’énergie, c’est-à-dire la qualité qui manque le plus au xixe  siècle… »« J’ai deux ou trois histoires de voleurs, à faire frémir si l’on considère les cruautés affreuses, mais à frapper d’admiration si l’on est assez philosophe pour voir le génie de ces gens-là et leur sang-froid… »« En France, où le caractère manque, c’est aux galères que se trouve la réunion des hommes les plus singuliers. Ils ont la grande qualité qui manque à leurs concitoyens, la force de caractère. »« L’an passé, les tribunaux nous ont appris plusieurs assassinats commis par amour ; les accusés appartenaient tous à cette classe ouvrière qui, grâce à sa pauvreté, n’a pas le temps de songer à l’opinion du voisin et aux convenances. M. Lafargue, ouvrier ébéniste, auquel la Cour d’assises de Pau vient de sauver la vie, a plus d’âme à lui seul que tous nos poètes pris ensemble. » Ajoutez les suicides : « C’est du cinquième étage qu’on se jette par la fenêtre. » Italiens forcenés du xvie  siècle, révolutionnaires farouches, Italiennes énamourées, galériens, meurtriers par amour, suicidés, ils ont tous un trait en commun : ils ont senti la passion avec violence, et, pour la satisfaire, ils n’ont reculé devant aucun obstacle, cet obstacle fût-il l’existence d’autrui ou leur propre existence.

Dans les types les plus significatifs qu’il a créés, Beyle s’est appliqué à personnifier l’énergie ainsi conçue. Julien Sorel est un ambitieux : le fond de son être est fait d’orgueil perverti et d’amour-propre exaspéré. Satisfaire à tout prix cet amour-propre, c’est en quoi consistera pour lui l’énergie. Beyle posait en principe que, si l’on se trouve seul avec une femme, on doit se donner cinq minutes pour se préparer à l’effort de lui dire : « Je vous aime. » « Dites-vous : je suis un lâche, si je n’ai pas dit cela avant cinq minutes. » Il conformait sa conduite à ce principe rigoureux. Un jour qu’il se promenait avec une dame dans un parc : « Je ne suis qu’un lâche, se dit-il, si je ne me déclare pas lorsque nous serons arrivés à tel arbre de l’avenue », et il se déclara. Julien fait de même. Il est admirable pour se créer des « devoirs » qu’une fois imaginés il accomplira, sous peine de perdre l’estime de soi. Les obstacles dont il aura à triompher dans son rôle de séducteur sont sans nombre : sa gaucherie de novice, sa terreur d’être surpris, enfin sa parfaite froideur. Lorsqu’il déclare à Mme de Rénal qu’il ira dans sa chambre, la nuit, à deux heures, il souhaiterait de toute son âme qu’on le lui défendît, et, s’il n’obéissait qu’à son penchant, il ne bougerait de chez lui. Mais quoi ! le devoir commande. « Je lui ai dit que j’irais chez elle à deux heures, se dit-il en se levant ; je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au fils d’un paysan ; mais, du moins, je ne serai pas faible… Julien avait raison de s’applaudir de son courage, jamais il ne s’était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui… » Mêmes angoisses quand il escalade la fenêtre de Mlle de La Mole. « De sa vie, Julien n’avait eu autant de peur. Il ne voyait que les dangers de l’entreprise et n’avait aucun enthousiasme… Il n’avait pas d’amour du tout. » Mais posséder, lui, plébéien, la femme élégante qu’est Mme de Rénal, humilier dans la personne de Mlle de La Mole toute l’aristocratie, voilà ce qui, chez lui, tient lieu de l’amour et voilà l’objet qu’il se doit à lui-même de réaliser, quoi qu’il puisse lui en coûter. — Elle aussi, Mathilde de La Mole est une beyliste. Elle a la nostalgie de ces temps héroïques où l’on trouvait des hommes grands par le caractère comme par la naissance, où les Français n’étaient pas des poupées. Elle se sent dépaysée dans une époque d’où la civilisation a banni le hasard et l’imprévu. Elle en veut aux jeunes nobles de son temps de n’être pas des gentilshommes du temps de Henri III. Elle s’avise que sa liaison avec Julien lui apportera le bonheur tel qu’elle le rêve, et à cette idée du bonheur entrevu elle doit, parce qu’elle est une nature supérieure, sacrifier les vulgaires obstacles de la morale et des convenances. « Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire ; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. À la noblesse près qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole. » — Fabrice a une altercation, dans un café de Genève, avec un inconnu : « Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout à fait du xvie  siècle : au lieu de parler de duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui pour l’en percer. » Tels sont les héros de Stendhal. Ce sont de tristes héros, cela va sans dire. Mais sont-ils énergiques ?

Ce sont des impulsifs. M. Faguet en faisait naguère la remarque et tirait de là des conséquences spécieuses. L’impulsion chez eux est si violente qu’elle les jette à la poursuite de l’objet qu’ils convoitent, sans leur laisser le moyen de réfléchir, de se reprendre, de s’arrêter ; l’image du but à atteindre les hante si complètement, leur apparaît avec une telle intensité qu’en comparaison toute autre image, par exemple celle du danger, s’atténue, s’efface, se ternit, s’évanouit ; chez eux, l’instinct va tout de suite à sa satisfaction ; ils ne mettent pas d’espace entre le désir et l’acte. Or, objecte-t-on, c’est dans cet espace qu’il y aurait place pour l’énergie, car elle consiste essentiellement à refréner la passion, à faire prévaloir par-dessus l’instinctif désir de jouissance des mobiles supérieurs, à imposer une discipline à nos facultés, à les tendre, à maintenir et à régler leur effort en vue d’un but lointain… De toute évidence, l’énergie ainsi entendue est celle à laquelle nous réservons notre admiration ou même notre estime ; c’est la seule qui ait une valeur morale et sociale. Il est fâcheux que Stendhal ne s’en soit pas avisé ; mais il lui manquait pour cela bien des choses. Il lui manquait d’abord de s’être fait de la vie une autre conception, et d’admettre qu’elle puisse avoir un autre but que la poursuite de la jouissance immédiate. Il lui manquait d’avoir dépassé cette vulgaire et plate doctrine d’après laquelle tout ce qui relie les hommes entre eux, religion, morale, sentiment de la patrie, n’est qu’hypocrisie et duperie. Il lui manquait de pouvoir se résoudre à prendre vis-à-vis de la société une autre attitude que celle de mystificateur. C’est dire qu’il lui manquait d’avoir une autre humeur que la sienne, une autre complexion, une autre formation intellectuelle. Beyle n’est qu’un épicurien exalté par le napoléonisme, ou, si l’on préfère, c’est un romantique resté fidèle aux idées du xviiie  siècle.

Il reste que l’énergie, telle qu’il la définit, n’est pas le contraire de l’énergie proprement dite : elle en est la condition et la matière. Dépouillons sa théorie de la forme paradoxale dont il l’a enveloppée, ce qu’on y trouvera c’est une remarque si juste qu’elle en est banale : à savoir que, pour obtenir d’un individu une action vigoureuse, il faut avoir commencé par ne pas briser chez lui le ressort de l’action.

Qu’est-ce en effet que vouloir ? Une idée s’empare fortement de notre esprit, descend dans la sensibilité, s’y imprègne d’émotion, devient le principe de conduite au service duquel nous mettons notre puissance de supporter la douleur, de braver l’insulte, d’affronter le danger. Voilà la volonté. Elle met à profit toutes les ressources de l’être. Mais, pour que nous en soyons capables, encore faut-il que notre sensibilité ne soit pas atrophiée, notre tempérament usé, notre esprit anémié. On fait l’éducation de la volonté : cela consiste à endiguer, canaliser, diriger nos instincts, non pas à les supprimer. Le sage n’est pas celui qui n’a jamais senti les ardeurs du sang ; mais c’est Socrate qui dirige vers le bien des instincts qui d’eux-mêmes tendaient vers le mal. L’ascète n’est pas celui qui ne désire pas le bonheur ; mais il le fait résider dans la privation des jouissances vulgaires. Le héros et le martyr ne sont pas des êtres dénués de passions fortes ; mais ils ont pour passion celle de la gloire ou l’enthousiasme religieux. L’homme qui se dévoue, la femme qui se consacre à la charité ne sont pas dénués du pouvoir d’aimer ; mais ces trésors d’amour qui sont en eux, ils les répandent sur l’humanité souffrante. Où il n’y a rien, la volonté perd ses droits. Vous pouvez donc, si vous vous adressez à des natures intactes, leur proposer un idéal en conformité avec les fins supérieures de l’homme : elles iront au sublime. Proposez ce même idéal à des natures appauvries, vous perdez votre peine : vous ne secouerez pas cette torpeur, vous ne réveillerez pas cette impuissance, vous ne ranimerez pas cette mort. C’est la vérité même.

Ce qui n’est pas moins exact et que Beyle a bien vu, c’est qu’il y a des formes de société, des courants d’idées, des façons de vivre qui ont pour effet de ruiner dans son principe cette possibilité d’énergie que le moraliste, le chef d’État ou le chef de religion aurait transformée en énergie utile et noble. Il y a des systèmes d’éducation où tout est combiné pour empêcher l’enfant de devenir un homme. « Personne ne sait vouloir, écrit Beyle ; notre éducation nous désapprend cette grande science… » Et ailleurs : « L’éducation couleur de rose et si remplie de douceur que les Français donnent à leurs enfants ôte à ceux-ci l’occasion d’oser et de souffrir. Cette éducation parisienne anéantit la force de vouloir. » Il y a des systèmes de gouvernement où tout est combiné pour tuer l’initiative chez l’individu et lui enlever toute sa force de résistance. Il y a des conditions sociales, qui n’atténuent pas seulement la personnalité dans la mesure où cela est nécessaire pour établir l’harmonie sociale, mais qui minent et ruinent le caractère. Il y a des courants d’idées qui, en exagérant le prix de chaque vie humaine, font que nous en venons à mettre au-dessus de toute autre considération celle de la conservation de notre existence. Perdons l’honneur et perdons le bonheur, mais sauvons notre peau !…

Sous de telles influences l’égoïsme ni le désir de jouissance ne diminuent ; l’égoïsme devient seulement plus timide et l’instinct de jouissance est réduit à sa seule bassesse. Ces dangers sont ceux de l’extrême civilisation. Les gens du xvie  siècle ou ceux du temps de la Révolution française vivaient dans des époques atroces ; l’Italie de 1815 est soumise à un gouvernement déplorable et ne se doute pas de ce que peut être une éducation raisonnable ; mais, dans de tels milieux, l’individu est sans cesse en présence d’un obstacle ; il a l’occasion et il est dans la nécessité de lutter ; toutes ses facultés sont tendues, prêtes au bien comme au mal ; toutes les forces du génie sont développées, prêtes à faire leur poussée en n’importe quel sens, à éclater dans la guerre ou dans les beaux-arts : « la plante homme » jaillit dans toute sa vigueur. Beyle a eu soin de compliquer, d’exagérer, de contourner son idée ; il a eu soin de n’y apporter aucune des réserves et des corrections qui lui eussent attiré le désagrément de passer pour avoir du bon sens. Mais l’idée était juste : c’est que l’homme a besoin d’être mis continuellement en lutte avec les obstacles, et que les formes de vie qui lui épargnent l’effort ont vite fait de l’étioler.

C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour apercevoir la portée de l’œuvre de Stendhal. En suivant ce principe de l’énergie à travers notre vie moderne, en recherchant les formes qu’il y peut prendre, les effets qu’il y peut produire, Beyle a écrit un des livres qui comptent dans la littérature du xixe  siècle et créé un type qui est significatif d’une époque. « Tandis que les hautes classes de la société parisienne semblent perdre la faculté de sentir avec force et constance, avait-il dit, les passions déploient une énergie effrayante dans la petite bourgeoisie, parmi ces jeunes gens qui, comme M. Lafargue, ont reçu une bonne éducation, mais que l’absence de fortune oblige au travail et met en lutte avec les vrais besoins. Soustraits par la nécessité de travailler aux mille petites obligations imposées par la bonne compagnie, à ces manières de voir et de sentir qui étiolent la vie, ils conservent la force de vouloir parce qu’ils sentent avec force. »

C’est en quelques lignes tout le contenu du caractère et tout le dessin du rôle de Julien Sorel. Sous l’ancien régime, confiné dans sa classe et voyant ses ambitions limitées, Julien se fût borné à remplir de son mieux sa tâche et à manifester tout son mérite à la place et dans la condition où sa naissance l’avait mis. Au temps de la Révolution, il eût été Danton, eût fait couper des têtes et, sous la pression de la Terreur, poussé ses compatriotes aux frontières. Au temps de l’Empire, il se fût exposé sur le champ de bataille pour ramasser dans la victoire le bâton de maréchal. Mais il est placé dans notre société moderne, qui est fondée sur l’intérêt et dans laquelle le principe de l’égalité a abaissé toutes les barrières. Il a de l’intelligence, de l’instruction, des passions et pas de sens moral. Le champ est ouvert à ses convoitises ; il peut prétendre à tout et il veut tout obtenir. Il est l’envieux, le jouisseur forcené, principal danger de notre société. C’est le déclassé. Beyle l’a le premier aperçu, analysé, défini. C’est cela qui est capital dans son œuvre : tout le reste n’y est que gentillesses.

Son mérite est d’avoir, dès les premières années du siècle, mis en son jour cette vérité : par suite de l’atonie des classes jadis dirigeantes, la poussée. se fait par en bas au profit de ceux qui, délestés de scrupules moraux et débarrassés de toutes les entraves sociales, apportent dans la mêlée des appétits exigeants, des passions violentes et la force de haïr.

La science et la littérature

La littérature n’a jamais été tout à fait indépendante des sciences : le poète, au moment même où il laisse à son imagination le plus de liberté, se conforme à la représentation du monde que lui fournit, telle quelle, la physique de son temps ; et le moraliste, au moment où il croit uniquement travailler sur les données de l’observation intérieure et dégager les leçons de l’expérience, est bien obligé de tenir compte de la façon dont il voit que la science autour de lui explique la formation des idées, des sentiments, des passions. Le mathématicien Descartes et le géomètre Pascal ont mis l’empreinte de leur esprit sur notre littérature classique. Toutefois il est certain que les littérateurs du xviie  siècle n’ont pas cru que les sciences dussent leur être d’aucun secours pour faire un bon poème épique, une tragédie raisonnable ou un livre de maximes. Au xviiie  siècle, les écrivains s’intéressent aux progrès des sciences, parce qu’ils en attendent des arguments à l’appui de leur philosophie ; mais il ne leur vient pas à l’esprit que le travail même du littérateur puisse, sur certains points, se confondre avec celui du savant. Pendant la première moitié du xixe  siècle, et tant que règne le romantisme, la séparation entre la littérature et les sciences est aussi complète que possible ; c’est même un des traits curieux et caractéristiques du moment que l’absolue insouciance de la plupart des écrivains d’alors pour un mouvement scientifique qui, sous leurs yeux, se faisait chaque jour plus considérable.

Dans la seconde moitié du siècle il n’en est plus de même, ou plutôt c’est le contraire qui a lieu. À l’indifférence a succédé l’engouement, et la littérature s’est faite tributaire des sciences. Quel a été pour elle le résultat de cette dépendance, et y a-t-elle gagné ou perdu davantage ? Que restera-t-il de l’effort qui a été fait pour rapprocher les procédés de l’écrivain des méthodes du savant ? Faut-il craindre que l’esprit scientifique, en pénétrant la littérature, ne l’altère et ne réduise quelque jour jusqu’à entière suppression ce qu’il y avait en elle de valeur artistique ? Ou faut-il espérer que la littérature s’assimilera l’esprit scientifique, au point d’en faire un élément, entre les autres, de la production de l’œuvre d’art ? Tel est le sujet qu’a traité M. Robert Fath dans une consciencieuse dissertation10. Examinons le à notre tour ; nous laisserons d’ailleurs de côté la critique, comme l’histoire et comme tous les genres qui, ayant l’érudition pour moyen, sont eux-mêmes voisins des sciences.

Que le xixe  siècle soit dominé par le mouvement scientifique, c’est un point sur lequel il est difficile de ne pas être d’accord ; au surplus, les savants et surtout les non-savants l’ont proclamé assez haut pour qu’il soit inutile d’y insister. Ce qui frappe l’esprit de la foule, ce sont les applications industrielles de la vapeur et de l’électricité ; et on ne peut en effet s’empêcher de voir qu’elles rendent chaque jour le monde plus inhabitable… Mais c’est ailleurs, dans l’acquisition de connaissances et de méthodes nouvelles, que s’est fait le véritable progrès. Il a été magnifique, et c’est chose curieuse d’en suivre le prolongement dans la littérature. À mesure que, grâce à une grande découverte, à une intuition de génie, une science nouvelle se constituait et accaparait l’attention, aussitôt elle provoquait dans les genres littéraires des nouveautés correspondantes. C’est d’abord l’astronomie qui est révolutionnée par les idées de Laplace ; et, de toute évidence, montrer à l’homme le rang exact qu’il occupe dans le système du monde, cela ne saurait être sans conséquence au point de vue de la littérature. « Enfin, écrit Laplace, plusieurs siècles de travaux ont fait tomber le voile qui cachait à ses yeux le système du monde. Alors il s’est vu sur une planète presque imperceptible dans le système solaire, dont la vaste étendue n’est elle-même qu’un point insensible dans l’immensité de l’espace. » Il n’y avait pas si longtemps encore que Buffon, dans son Histoire naturelle, prenait l’homme pour point de départ de ses classifications. Quoi d’étonnant que la littérature se conformât à l’exemple qui lui était donné par les savants eux-mêmes ?

Jusqu’au xixe  siècle, ce qu’on avait appelé du nom de science ce n’était guère que les mathématiques ; mais voici qu’avec Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, les sciences naturelles s’organisent ; or, l’étude des êtres vivants qui est leur objet fait aussi l’objet de la littérature. La discussion sur « l’unité de composition organique », où Goethe intervient, s’impose à l’attention de tous. C’est d’elle que s’inspire dix ans plus tard Balzac, dans sa Préface de la Comédie humaine, pour comparer l’humanité à l’animalité et assimiler le travail du romancier à celui du naturaliste. « Il n’y a qu’un animal. Le Créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend la forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques résultent de ces différences… Sous ce rapport, la société ressemble à la nature. La société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ?… Il a donc existé, il existera donc de tout temps des espèces sociales, comme il y a des espèces zoologiques. » Une conception analogue se fait jour dans ces lignes de la Préface des Poèmes antiques de Leconte de Lisle : « L’art et la science, longtemps séparés par suite des effets divergents de l’intelligence, doivent désormais tendre à s’unir étroitement, sinon à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure, l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse. Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée. C’est à la science de lui rappeler le sens de ces traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. » Et vers la même époque Flaubert écrit dans le même sens : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science. Elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique… Jusqu’à présent, on a fort peu parlé des autres. Le roman n’a été que l’exposition de la personnalité de l’auteur… Il faut pourtant que les sciences morales prennent une autre route et qu’elles procèdent comme les sciences physiques par l’impartialité. Le poète est tenu maintenant d’avoir de la sympathie pour tout et pour tous, afin de les comprendre et de les décrire. Nous manquons de science avant tout ; nous pataugeons dans une barbarie de sauvages ; la philosophie telle qu’on la fait et la religion telle qu’elle subsiste sont des verres de couleur qui empêchent de voir clair parce que : 1o on a d’avance un parti pris, 2o parce qu’on s’inquiète du pourquoi avant de connaître le comment, et 3o parce que l’homme rapporte tout à soi : le soleil est fait pour éclairer la terre, on en est encore là. » La forme est embarrassée, mais les idées sont claires et ce sont aussi bien celles auxquelles se réfère le romancier de Madame Bovary.

C’est aux environs de l’année 1865 que se place pour l’influence des sciences le moment décisif et que s’opère la grande poussée scientifique. C’est l’année où paraît l’Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard ; l’Origine des Espèces de Darwin vient d’être traduite ; Taine a déjà donné, outre ses Essais, dont la deuxième série paraît cette année même, son Histoire de la Littérature anglaise, et il a exprimé la plupart des idées qu’un peu plus tard on retrouvera systématisées dans le livre de l’Intelligence. La physiologie et la médecine sont alors les sciences qui s’imposent tout particulièrement à l’attention et influent sur la direction des esprits ; l’expérimentation y remplace l’observation, et après avoir été longtemps un art où régnait en maître l’empirisme, la médecine va de plus en plus, grâce à Claude Bernard et à Pasteur, devenir une science. Théorie de l’évolution, déterminisme de tous les phénomènes, nécessité pour quiconque veut généraliser d’avoir collectionné les petits faits, utilité d’étudier les formes anormales de l’activité, telles sont les idées qui se trouvent soudain jetées toutes ensemble dans la circulation.

Elles opèrent parmi les littérateurs de subites conversions, et, par exemple, celle de Dumas fils, dont les Préfaces révèlent pour l’expérimentation un goût parfaitement inattendu et une ferveur surprenante. Il écrira un peu plus tard dans la Lettre à Cuvillier-Fleury : « Français ayant à parler surtout à des Français, pour commencer, j’avais à savoir ce que des âmes françaises donnent dans leurs combinaisons avec leurs lois et leurs mœurs particulières. Je résolus de solliciter la production des faits que je voulais observer quand ils ne se présenteraient pas tout seuls, et de tâcher d’en assigner la loi, d’en déterminer les causes et de reconnaître la manière dont ces causes agissent, ce qui est la véritable méthode d’expérimentation. » La gaucherie même avec laquelle l’auteur de la Femme de Claude manie ce jargon scientifique témoigne assez d’une bonne volonté éperdue de se mettre à la mode du jour. C’est alors que la littérature à prétentions scientifiques fait son apparition. Les romanciers naturalistes se donnent pour mission de mener sur la société de leur temps une enquête vaste et méthodique. M. Zola croit, de bonne foi, que le roman peut être expérimental. On connaît assez la confusion qu’il a commise sur ce point et on n’a pas oublié ces stupéfiantes affirmations : « Nous autres naturalistes, hommes de science. » M. Sully-Prudhomme, dans la Justice et le Bonheur, fait du « long poème » un instrument d’investigation philosophique. M. Paul Bourget qualifie tel de ses romans d’être une planche d’anatomie morale.

Les savants eux-mêmes sont frappés d’avoir à constater les progrès que font leurs idées dans les esprits et d’en retrouver tant d’échos dans la littérature. Ils s’en applaudissent. « Si je vous disais, s’écriait Pasteur, que vous trouveriez encore dans Buffon des phrases comme celle-ci : “Cherchons une hypothèse pour ériger un système !” Comprenez-vous le progrès maintenant, lorsque de nos jours un romancier se croit tenu de nous dire : “L’expérience est mon guide.” C’est là ce que j’admire et qui me fait dire que la philosophie des sciences fait partie intégrante du sens commun. » Le fait est que depuis cinquante ans l’écrivain s’est cru obligé de parler le langage de la science et de donner même à ses raisonnements, même à ses fictions, un support scientifique.

Nous nous sommes tenus jusqu’ici aux théories, aux programmes et aux promesses des préfaces ; et sans doute c’est autre chose de lancer dans une préface de solennelles déclarations, autre chose de s’y conformer dans son livre ; sans doute aussi les écrivains ne se sont pas interdit, au cours de leur œuvre et chemin faisant, de redevenir tout uniment des hommes d’imagination et de sensibilité. Toutefois il serait fort injuste de prétendre que ces professions de foi scientifique n’aient été que pour impressionner la galerie. Bien au contraire. Le zèle des écrivains est indiscutable. Et si beaucoup d’entre eux ne sont jamais arrivés à s’approprier le tour d’esprit scientifique, ce n’est pas faute d’y avoir tâché. Du moins leur respect ou leur superstition de la science s’accuse par le choix de leurs personnages et de leurs sujets, par la nature des questions qu’ils abordent et par la qualité du style dans lequel ils les traitent. On tire le savant de son laboratoire pour l’amener sur la scène et le faire entrer dans le roman : Pierre Chambaud, le héros de Un beau mariage, travaille à liquéfier les gaz, et Desroncerets, dans Maître Guérin, se ruine pour la statilégie ; Jacques Vignot, du Fils naturel, est un économiste ; Claude, de la Femme de Claude, invente des engins de guerre ; et Rémonin, de l’Étrangère, est chimiste. Et que de médecins ! Depuis ce pauvre Bovary jusqu’à ce grossier docteur Pascal, et depuis les grotesques des Morticoles jusqu’aux pontifes de l’Évasion et de la Nouvelle Idole, on peut dire que toutes les variétés de l’espèce ont été épuisées. Quelquefois ridicules et plus souvent sublimes, encensés plus souvent que bafoués, il leur arrive de soulever des colères, mais nul ne songe à traiter sans conséquence des personnages aussi importants. Ils ont, beaucoup d’adulateurs et quelques ennemis, comme c’est l’habitude des puissants du jour. Ils parlent avec assurance et on les écoute avec déférence. Ils ont auprès des familles, hérités de ce rôle de confidents qu’y jouait le directeur de conscience au temps où les questions de conscience primaient toutes les autres, et qui avait passé au notaire du jour où la question d’argent avait passé au premier plan. Et n’est-il pas remarquable que, dans la littérature de ces cinquante dernières années, le type le plus étudié et le mieux venu, le plus solidement campé et le plus vivant, soit celui d’un pharmacien ? Pour ce qui est des ingénieurs, n’essayons pas d’en faire le compte : ils sont trop !

Mais voici que les gens du monde se mettent à parler au théâtre le langage de l’amphithéâtre : Olivier de Jalin, devenu le Cygneroi de la Visite de noces, soumet l’amour à une étude physiologico-philosophico-chimique. Pareillement les Goncourt font dans leurs romans la « clinique de l’amour ». Tel récit n’est que l’illustration d’un cas médical ; tel autre est un chapitre de préhistoire et tel autre de géophysique. On a besoin d’un effort d’intelligence et surtout de bonne volonté pour concevoir que la littérature puisse encore avoir ici quelque chose à faire. Jadis, le vieil enfant qu’était La Fontaine eût pris un plaisir extrême à entendre conter Peau d’âne ; mais on ne conte plus les contes de fées ; entre les mains des folkloristes, ils sont devenus, eux aussi, objet de science. Nous autres, le seul merveilleux dont on ait bercé notre enfance a été celui des problèmes de l’aéronautique et de la navigation sous-marine. Encore les enfants d’aujourd’hui reprochent-ils aux « Voyages extraordinaires » de Jules Verne d’être trop extraordinaires et de mêler trop de rêveries à trop peu de données positives !

Tous ces exemples, et tant d’autres qu’il serait facile d’y ajouter, montrent assez quel prestige ou quelle espèce de fascination la science a exercée sur les écrivains pendant toute la seconde moitié du xixe  siècle. Reste à savoir comment, sous cette influence, la littérature s’est trouvée modifiée dans sa conception générale d’abord et ensuite dans quelques-uns de ses résultats particuliers. La transformation a été profonde et on n’en imagine guère de plus complète, puisque c’est en grande partie à l’action de l’esprit scientifique que la littérature doit d’être passée du mode romantique au mode réaliste. Service inappréciable, d’ailleurs. Le romantisme a été pour la fantaisie individuelle une période bénie. C’a été le triomphe du subjectif dans l’art. Non seulement l’écrivain romantique ne s’intéresse qu’à lui seul et croit que le monde entier fait cortège à sa personne, mais il estime qu’il trouve en lui-même la mesure de toutes choses. Qu’on ne lui parle ni de la réalité, dont les indications ne sauraient prévaloir contre les exigences de sa faculté imaginative, ni de la nature humaine, dont les lois ne sauraient être une contrainte aux impulsions de sa sensibilité. Il suffit qu’il ait éprouvé une émotion pour avoir le droit de la traduire, et tout ce qu’on peut lui demander, c’est de l’exprimer telle qu’il l’a éprouvée. L’histoire elle-même doit lui renvoyer l’écho de ses passions ; et, s’il lui arrive d’avoir à décrire les mœurs d’un autre temps ou le décor d’un autre pays, il les invente.

Au contraire, le propre de la science est que ses résultats, une fois obtenus, sont acquis une fois pour toutes ; ils s’imposent à tous, et il n’appartient pas à l’individu de les rejeter. Les principes de la certitude scientifique sont en dehors et au-dessus du bon plaisir de chacun de nous, et ils ne nous laissent d’autre alternative que de les ignorer ou de nous incliner devant eux. Or, le premier des résultats obtenus par la science au xixe  siècle a été, comme nous venons de le voir, de replacer l’homme à son rang dans l’ensemble de la nature et de détruire l’illusion qu’il avait d’être au centre de tout. Le second a été de lui montrer depuis combien longtemps avant sa venue existait cette nature soumise à des lois que n’a pas dérangées son apparition. Tout ce qui est en son pouvoir, c’est par de longs efforts et de pénibles balbutiements, de s’essayer à déchiffrer ces lois qui ne l’avaient pas attendu pour régir la série des êtres animés. La plus générale de ces lois est que tout phénomène est déterminé par ses conditions en sorte que le devoir de l’artiste est d’abord de se rendre compte de ces conditions. Qu’il s’agisse des sociétés disparues ou de la société actuelle, il n’a droit de nous en rien dire, s’il ne s’est livré d’abord à une enquête minutieuse et menée suivant les mêmes procédés, soit qu’elle porte sur les mœurs de l’antique Carthage ou sur celles d’Yonville-l’Abbaye, et sur l’âme d’un Hindou primitif ou sur celle d’un Parisien de la décadence. Après quoi ce n’est pas à lui, c’est à une autorité supérieure qu’il importe de décider du degré de vérité auquel il aura pu atteindre. La littérature redevient ainsi impersonnelle et objective.

C’est là le point. C’est ce qui domine la question. C’est ce qui permet de dire que, si la science a par ailleurs nui à la littérature, elle lui a, tout compte fait, été plus utile que nuisible. Elle l’a, par son intervention, utilement secondée dans l’effort qu’elle commençait de faire pour reprendre plus nette conscience d’elle-même. Mais cette intervention était nouvelle, et aucune nouveauté ne va sans engouement, sans indiscrétion, sans applications intempestives ; celles-ci n’ont pas manqué de se produire. C’est surtout le roman qui a servi de champ d’expérience aux littérateurs épris des méthodes scientifiques. Les romanciers naturalistes se sont attachés avec ténacité à des formules qu’ils comprenaient mal. Ils ont notamment pris au pied de la lettre ce qui avait été dit par Taine avec une exagération voulue et en manière de boutade. Et sans doute la science ne doit pas être tenue pour responsable d’erreurs qu’il faut mettre sur le compte de l’insuffisante préparation des esprits ; mais elle en a été l’occasion et le point de départ.

La première consiste dans une espèce de recul de la notion même de l’art. De cette idée juste qu’une généralisation suppose d’abord la réunion d’un nombre considérable de petits faits, est issue la méthode du « document humain » connue surtout pour l’abus qu’on en a fait. Le romancier s’est transformé en un fiévreux preneur de notes. Il ne s’est pas aperçu que la note figée sur son carnet n’était plus qu’une chose morte, comme l’insecte piqué par l’épingle de l’entomologiste. Il a déversé dans ses livres le trop-plein de ses carnets : de là tant de niaiseries, tant de détails inutiles où s’éparpille l’intérêt, où se noie l’impression d’ensemble. Hanté par le dogme d’après lequel le romancier travaille sur la réalité présente comme l’historien travaille sur la réalité passée, il ne s’est plus soucié que de fournir quelque jour à l’historien la plus grande somme possible de renseignements sur la société de son temps. Le champ de sa vision a été ainsi limité à l’actualité, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus superficiel, de plus changeant et de plus décevant. Surtout il s’est habitué à considérer que la valeur d’une œuvre littéraire dépend du nombre des matériaux utilisés et s’apprécie d’après son contenu. C’est, en quelque manière, le contraire qui est vrai, puisque le mérite de littérature n’y apparaît qu’avec le travail de la forme. C’est par elle-même que vaut une œuvre littéraire, non par la réalité dont elle est significative. L’envisager surtout comme un signe, c’est méconnaître ce qui chez elle est essentiel, ce qui fait qu’elle est une œuvre d’art.

En second lieu, le botaniste a rempli tout son office quand il nous a instruits des lois qui régissent la croissance et le développement des plantes, et le naturaliste a rempli le sien quand il a distribué dans ses classifications les espèces animales. Il se peut d’ailleurs que, lorsqu’on parle de la plante humaine ou de l’animal humain, l’expression ait une autre valeur que celle d’une simple métaphore ; il n’en reste pas moins que l’homme ne devient lui-même qu’en se différenciant de la plante et de l’animal. Le chimiste ne connaît que les propriétés de la matière et le physiologiste que les modifications de l’organisme ; il n’en reste pas moins que le caractère d’humanité commence au point précis où s’arrête l’empire des nécessités physiologiques. On peut avoir disserté longuement des fonctions de nutrition et doctement des facultés génésiques, sans avoir encore rien dit de l’homme. C’est ce que n’ont pas même soupçonné les romanciers naturalistes, au surplus dupes d’eux-mêmes plutôt encore que de la science, et égarés moins par le souvenir de leurs graves lectures que par le tour de leur imagination. Ils ont su mettre au jour tout ce qui nous rapproche de la brute, les instincts et les appétits, tout ce qui sommeille dans les profondeurs de notre nature et tout ce qui s’agite dans les parties basses de notre être ; ils ont échoué au seuil des régions intellectuelles et morales, ou plutôt ils ne se sont pas souciés d’y pénétrer, persuadés que la réalité cesse d’être elle-même si elle cesse d’être vulgaire et grossière.

Le médecin étudie la marche des maladies, afin de savoir du moins pourquoi il ne peut l’enrayer ; il les décrit, il leur donne un nom, à défaut de leur trouver un remède ; c’est une satisfaction pour lui, si c’est une duperie pour le malade. Le psychologue, pour définir l’esprit et marquer les limites de son activité normale, décrit les formes rares, curieuses, extrêmes, extraordinaires de cette activité, et inventorie les cas anormaux. En compulsant les traités de médecine, ceux de psychologie, de physio-psychologie, d’anthropologie et de quelques autres sciences annexes, ce qu’y ont trouvé les romanciers, ç’a donc été tout uniment le répertoire des cas pathologiques. Leur sensibilité d’hommes qui n’étaient point endurcis par l’habitude professionnelle en a été vivement remuée, en même temps que leur imagination de littérateurs à peine échappés du romantisme a été séduite par tout ce que cette flore malsaine avait pour eux d’étrange, de fantastique et de troublant. Ils se sont complus parmi ces déformations, ces aberrations, ces déviations et ces perversions ; et, avec une exacte « soumission à l’objet », ils ont donné de toutes ces monstruosités une image aussi fidèle que complaisante.

De là ce personnel où le roman moderne n’a pas encore cessé de recruter ses types, détraqués, hystériques, névrosés, hallucinés, maniaques, aliénés, dégénérés, personnel d’hôpital et de Salpêtrière. Mais on n’entre pas dans un livre comme on entre dans une clinique et on ne lit pas un roman comme un tome de la Gazette médicale. À la clinique, on s’attend à rencontrer des malades ; dans les traités spéciaux, on s’attend à trouver la description de cas morbides ; c’est ce qu’on y est venu chercher. Ce qu’on cherche, au contraire, dans l’œuvre des romanciers, c’est ce qu’aussi bien ils ont promis d’y mettre, les résultats d’une large et impartiale enquête, le tableau de la société telle qu’elle est. Comment ne pas voir alors que le but est manqué, que l’enquête est viciée, que l’image est faussée ? Toute société, si saine qu’elle soit, a ses blessés et ses infirmes : elle en fait le compte, elle ne leur refuse ni ses secours ni sa pitié ; mais elle ne peut s’hypnotiser dans la contemplation de maux qui, par bonheur, ne sont que les maux de quelques-uns ; elle ne cesse pas de se mouvoir afin de se mettre à l’unisson de ses ataxiques, et ne se condamne pas aux ténèbres sous prétexte que l’un des siens est atteint de photophobie : elle continue d’aller, de lutter et de vivre. Elle tient à l’écart et loin de notre vue ses malades, car elle sait que de toute sorte de manières le spectacle de la maladie est mauvais et dangereux. Or, ceux que toute société organisée tient à l’écart, ce sont ceux que le roman naturaliste a fait venir sur le devant de la scène : ce qui, dans la réalité, est à l’arrière-plan, c’est ce qu’il a eu soin de mettre au premier plan ; ce qui est l’exception morbide, c’est ce dont il a fait le tout de notre société. Les romanciers naturalistes nous donnent à juger de l’organisme tout entier par ses parties malades : leur déposition est celle d’un voyageur décrivant une ville dont il n’aurait visité que les hôpitaux et les maisons de fous.

Le résultat a été celui que l’on sait : à force de ne peindre que des névrosés, ils nous ont fait croire à l’universelle névrose ; à force de ne présenter que des dégénérés, ils ont contribué à répandre la théorie de la dégénérescence contemporaine. Et, de la sorte, ce n’est pas assez de dire qu’ils ont détruit les proportions, renversé les rôles et faussé l’ensemble ; mais, en outre, ils ont diminué d’autant la valeur et la portée de leurs études, qui, en devenant de plus en plus spéciales, ne cessaient de devenir plus vides d’intérêt humain !

Voici une dernière conséquence des mêmes erreurs initiales. Au spectacle de nos misères et de nos déchéances, une tristesse nous étreint, tristesse qui n’a en soi rien de noble et de généreux, mais qui est bien plutôt déprimante, étant faite de la honte que nous éprouvons à nous reconnaître dans un portrait désobligeant. De là vient cette impression d’amertume, de malaise et de dégoût de l’humanité que nous laisse la lecture des meilleurs romans de cette école. La désespérance des romantiques était déclamatoire et ce ton de déclamation servait à nous mettre en garde contre elle ; le pessimisme des naturalistes se présente avec des airs de déduction rigoureuse ; mais, d’ailleurs, il n’y a en lui rien de scientifique, car la science n’est ni pessimiste ni optimiste : elle constate des phénomènes, elle dégage des lois ; c’est notre sensibilité qui intervient pour gémir, s’indigner et maudire.

Abus du document, étalage de grossièreté, recherche des phénomènes morbides, affectation d’humeur morose, ce sont quelques-unes des tares que la littérature a contractées au voisinage de la science. Aussi bien le procès du roman naturaliste a été suffisamment instruit et il n’est pas besoin d’y revenir. Est-ce à dire que de son long effort rien ne doive subsister ? Nullement. Parce que la littérature a été souvent mal inspirée par des théories scientifiques mal comprises, est-ce à dire qu’elle doive tenir la science pour ennemie ? Pas davantage. Les rapports sont établis et il n’appartient à personne de les briser. La science continuant de se développer, ce serait pure sottise au littérateur d’en ignorer les découvertes ou d’en tenir les résultats pour non avenus. Il suffira qu’il sache dans quelle mesure et à quelles conditions il peut en profiter.

Que le littérateur évite d’abord de se prendre pour un savant. Le moindre accident auquel il s’exposerait, en cédant à cette illusion fâcheuse, serait encore de se faire moquer de lui. Qu’il écoute plutôt sur quel ton les savants parlent de la science des littérateurs ! Au reste, s’il fait des romans ou des pièces de théâtre, au lieu de disséquer des corps et de se pencher sur le microscope, c’est apparemment que son tour d’esprit et le genre de ses études l’ont préparé à devenir romancier ou auteur dramatique plutôt que médecin ou chimiste. Quand il traite de sujets scientifiques, et faute d’apercevoir la complexité des questions, il a une tendance à tenir pour résolus les problèmes que la science avec tout son effort a réussi seulement à poser ; il s’empare des hypothèses qui séduisent son imagination et en tire avec assurance des déductions qui le mènent tout droit à l’absurde.

Eût-il réussi à s’approprier la matière des livres de science, l’écrivain n’aurait encore rien fait de ce qui concerne son métier. Mettre en vers la loi de Mariotte, ou découper en actes les traités des spécialistes, comme le faisait hier M. Brieux dans les Avariés, est pareillement vain. La vulgarisation scientifique est une besogne qui peut avoir son utilité, mais qui n’intéresse ni la science, ni la littérature. La science a son objet et ses méthodes, que la littérature ne parviendra jamais à s’assimiler ; inversement, certains éléments lui sont tout à fait étrangers, et ce sont justement ceux qui constituent la littérature. Le savant constate l’enchaînement des phénomènes et toute sa science n’aperçoit rien au-delà ; du point de vue où il se place, il n’en découvre pas la laideur ou la beauté. De même, attentif aux conditions par lesquelles ils sont déterminés, il aperçoit leur caractère de nécessité, mais il ne les juge ni bons, ni mauvais. Les idées de bien ou de mal, comme les notions de beauté et de laideur, sont pour le savant des notions vides de sens et dont il a le droit de ne tenir aucune espèce de compte. La science est en dehors de l’esthétique et de la morale ; mais esthétique et morale c’est toute la littérature.

En raison même de ces différences essentielles, la science, si loin qu’elle étende son domaine, ne saurait devenir par elle-même un danger pour la littérature. On a dit que, dans un monde conquis par les découvertes scientifiques, il ne reste plus de place pour la poésie. C’est s’abuser étrangement sur le pouvoir même de la science. Dans aucun ordre de recherches elle n’atteint le dernier mot ; elle recule le mystère, elle ne le supprime pas, et l’humanité restera jusqu’à sa dernière heure aussi ignorante du problème de ses origines et de sa destinée, en proie au même tourment de l’infini qui est la source de toute grande poésie. Sans dépasser même le cercle de la réalité immédiate, elle ne cessera de se heurter aux mêmes interrogations : « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » Et l’homme, qui n’est pas toute intelligence, continuera d’avoir mêmes besoins de sensibilité et d’imagination. Ne croyons pas davantage que le sentiment littéraire doive nécessairement reculer chaque fois que l’esprit scientifique fait un pas en avant, et ne mettons pas au compte de la science les fautes de l’utilitarisme et de l’industrialisme. Le danger, très grave à vrai dire, ne commencerait pour notre littérature que le jour où les jeunes gens cesseraient chez nous de recevoir une éducation littéraire, je veux dire une culture gréco-latine.

Jusque-là, et à condition qu’elle agisse d’une façon très générale et de loin, l’influence de la science peut s’exercer utilement sur la littérature. La science peut servir de contrôle à l’imagination, elle peut faire contracter à l’écrivain de bonnes habitudes intellectuelles, rigueur, sévérité, modestie. C’est dire que le rôle de l’esprit scientifique devrait être, dans la littérature de demain, analogue à ce que fut, dans la littérature du xviie  siècle, le rôle de la raison.

Deux essais sur Taine

Aujourd’hui, en France, tout homme qui écrit est débiteur de Taine. L’influence de ce maître est celle qui, depuis trente ans, s’est répandue de la façon la plus générale, exercée avec le plus de puissance et de continuité. Critiques, historiens, philosophes, romanciers, [poètes, tous se sont inspirés des idées qu’il a, par son impulsion féconde et vigoureuse, contribué à répandre et fait entrer dans la circulation. Parmi les écrivains les plus réfléchis de l’heure présente, les uns ne font, suivant la belle expression de M. de Vogüé, que creuser dans le sillon que Taine a ouvert ; d’autres, qui se séparent de lui et s’écartent de plus en plus de quelques-unes de ses théories, ont, pour en diverger ensuite, pris dans ces théories mêmes leur point de départ. Altérées, faussées, défigurées et pourtant reconnaissables en dépit de ces déformations, elles ont pénétré dans le domaine commun et servent aux illettrés pour exprimer sur des questions d’histoire et de littérature des opinions décisives. C’est dire qu’avant de longues années encore il sera bien impossible de formuler sur l’œuvre de Taine un jugement d’ensemble, d’en apprécier l’originalité et d’en mesurer la portée. Cette œuvre nous est, pour ainsi dire, trop intérieure ; il faudra que nous nous en soyons progressivement détachés, afin d’en venir à l’apercevoir du dehors dans sa juste perspective ; il faudra que nous en ayons vu peu à peu tomber les parties mortes et que nous en ayons suivi dans leurs dernières conséquences les principes actifs ; il faudra enfin qu’elle ait elle-même subi le lent et minutieux travail de la critique. Ce travail est commencé. Aux études critiques déjà publiées sur l’œuvre de Taine viennent de s’ajouter deux livres des plus recommandables : un essai sur la Philosophie de Taine 11, dû à M. Giacomo Barzelotti, le savant professeur d’histoire de la philosophie à l’Université de Rome, un Essai sur Taine 12, dû à notre jeune compatriote, M. Victor Giraud, professeur à l’Université de Fribourg.

L’aspect sous lequel nous apparaît un écrivain est le résultat d’un travail à peu près inévitable de simplification. Nous ramenons à quelques grandes lignes les traits de sa physionomie intellectuelle. Nous le figeons dans une attitude. Son nom étant pour nous inséparable de deux ou trois idées essentielles, nous cédons à l’illusion de croire que ces idées ont jailli un beau jour toutes formées en son esprit, et qu’il les a jusqu’au bout appliquées sans défaillance. Cette conception n’est pas seulement incomplète, elle est fausse. Pour la rectifier, il y faut faire rentrer les notions de complexité, de formation successive, de changement, c’est-à-dire la vie. Chez Taine particulièrement, tout contribue à nous donner l’impression d’une rigide unité, d’une fidélité absolue à quelques principes très simples, d’une sorte d’immutabilité dans une pensée rectiligne. Un des hommes qui l’ont le mieux connu et qui en ont parlé dans les meilleurs termes, M. G. Monod, écrivait, il y a quelques années : « De la première ébauche de sa thèse sur les Sensations au dernier chapitre de ses Origines, Taine reste semblable à lui-même et la préface du Tite-Live, la conclusion des Philosophes français, l’introduction à la Littérature anglaise, le livre De l’Intelligence marquent les points de repère d’un système plutôt que les étapes d’une pensée qui évolue. » Parce qu’il n’a cessé d’appliquer à tous les sujets, qu’il s’agît de Tite-Live ou de Napoléon, le même appareil critique, on s’y est trompé. Parce que les cadres étaient les mêmes, on a pensé qu’il y faisait tenir les mêmes choses. Sous cette uniformité de surface les récents biographes de Taine se sont proposé de retrouver l’initiale diversité des éléments du système et les retouches qu’avec le temps et sous diverses influences Taine y a apportées. En effet, loin d’être le développement d’une idée unique, le système de Taine est fait de la réunion d’un grand nombre d’éléments de provenance diverse ; et loin que Taine se soit emprisonné dans son propre système avec un aveuglement peu philosophique, il s’en est lui-même peu à peu écarté notablement, à mesure qu’éclatait à ses yeux comme à ceux de ses contemporains l’insuffisance de ses méthodes pour atteindre l’objet qu’il s’était proposé.

Taine n’a pas été, à proprement parler, inventeur en philosophie ; il n’a pas apporté à la spéculation métaphysique un principe nouveau ; mais il a repensé pour son compte, fait entrer dans une forte combinaison systématique et appliqué à des sujets où on ne les avait pas encore transportées les idées qu’il devait à son immense lecture. D’où lui viennent donc ces idées ? Où en sont les racines ? Et par conséquent quelle place lui appartient dans le mouvement de la pensée contemporaine et dans la suite du développement philosophique ? Tout l’effort de M. Barzelotti a consisté à mettre en lumière une de ces influences subies par Taine ; il l’a fait saillir aux dépens de toutes les autres ; c’est l’idée dirigeante de son travail, celle qui le rend tout à la fois original et contestable. « J’ai voulu particulièrement dans cette étude aborder un point qu’ont à peine effleuré les critiques qui se sont occupés du grand écrivain : Taine peut-il être défini, et en quel sens, une intelligence foncièrement française fécondée par des idées d’origine et de tradition germaniques ? » Dans une étude sur Taine, M. Boutmy avait écrit : « Taine avait une imagination germanique administrée et exploitée par une raison latine. » L’écrivain italien se rencontre avec lui ; tout son livre n’est que l’illustration de ce point de vue. À l’en croire, c’est d’Allemagne que seraient venues au penseur français ses idées fondamentales. « La conception de l’unité organique du monde humain et de ses principales variétés de type et de structure psychologiques, qui est le fond de toute sa doctrine, il les doit à l’école historique allemande et à Goethe. » Lui-même n’en faisait-il pas volontiers l’aveu ? « De 1780 à 1830, écrivait-il dans son étude sur Carlyle, l’Allemagne a produit toutes les idées de notre âge historique, et, pendant un demi-siècle encore, pendant un siècle peut-être, notre grande affaire sera de les repenser. » Et il ajoutait que toutes ces idées se réduisent à une seule, celle du « développement » (Entwickelung). L’œuvre de Taine n’aurait donc guère été que le véhicule de la pensée allemande, telle qu’elle est représentée par Goethe, — et surtout par Hegel.

Que Taine ait beaucoup lu Hegel, on ne songe guère à le contester. Quand ses livres ne seraient pas là pour le prouver, cela ressortirait assez de son témoignage. « J’ai lu Hegel tous les jours pendant une année entière en province ; il est probable que je ne retrouverai jamais des sensations égales à celles qu’il m’a données. De tous les philosophes il n’en est aucun qui soit monté à des hauteurs pareilles, ou dont le génie approche de cette prodigieuse immensité. C’est Spinoza multiplié par Aristote et assis sur cette pyramide de sciences que l’expérience moderne construit depuis trois cents ans. » Ajoutons toutefois qu’ailleurs il s’exprime sur un ton assez différent : « Je viens de lire la Philosophie de l’histoire de Hegel : c’est une belle chose, quoique hypothétique et pas assez précise. » Notons en outre qu’au moment où Taine se met à l’étude de Hegel, il possède déjà quelques-unes des idées qu’il aurait pu y puiser, mais qui lui sont venues d’ailleurs. C’est en province, au sortir de l’École normale, qu’il se livre à une étude approfondie de Hegel ; c’est à l’École normale qu’il avait commencé à le lire sérieusement ; or, à cette époque, un autre maître avait fait prendre à son esprit le pli définitif : il s’appelle Spinoza. L’élève de philosophie qui, en 1847, suivait au collège Bourbon le cours de M. Bénard, avait déjà un système du monde tout pénétré de déterminisme spinoziste. Il avait appris chez Spinoza la négation absolue du libre arbitre, qui est restée pour lui un dogme immuable ; il y avait trouvé tout à la fois un étalage de logique abstraite et d’imagination somptueuse ; il s’y pénétrait de l’idée de l’unité des choses dont la loi est en même temps celle de notre raison et celle de la nature. L’action de Spinoza est l’une des premières en date et l’une des plus profondes qui se soient exercées sur l’esprit de Taine.

Une autre n’est pas moins ancienne et n’a pas été moins durable : celle de la philosophie française du xviiie  siècle représentée par Condillac. La première œuvre philosophique que Taine ait songé à écrire et dont il projetait de faire sa thèse de doctorat devait être un nouveau Traité des sensations où se fût affirmée l’influence de Condillac. Le 1er août 1852, il envoie à Prévost-Paradol le plan d’un Mémoire sur la connaissance : « Tu y verras entre autres choses la preuve que l’intelligence ne peut jamais avoir pour objet que le moi étendu sentant…, plus une théorie sur la faculté unique qui distingue l’homme des animaux, l’abstraction, et qui est la cause de la religion, de la, société, de l’art et du langage ; et enfin, là-dedans, les principes d’une philosophie de l’histoire. » Ce sont les idées fondamentales qu’on retrouvera dans le livre De l’Intelligence, écrit seize ans plus tard, et resté par la suite le livre de prédilection de Taine. Par cette affinité d’esprit s’explique son goût pour les écrivains qui, dans le xixe  siècle, continuent la tradition du xviiie  : Balzac, Stendhal qu’il proclame « le plus grand psychologue de notre siècle », et Sainte-Beuve. « Ce sont nos deux maîtres en critique, écrit-il à propos de ces derniers, et j’ai plusieurs fois aperçu dans le lointain une étude complète sur eux ; ce serait en raccourci toute la psychologie moderne : l’un a fait les races, les groupes, les époques, la psychologie générale ; l’autre les individus, la psychologie biographique. Ils sont les deux fondateurs de la critique psychologique et de l’histoire naturelle de l’homme. » Lui-même affirmait n’avoir de toute sa vie fait autre chose que de la psychologie.

Comme les écrivains du xviiie  siècle, il ne cesse de regarder du côté de l’Angleterre. L’auteur des Notes sur l’Angleterre et de l’Histoire de la Littérature anglaise se montre suffisamment épris de la vie anglaise et du génie anglais. Et c’est en Angleterre que l’auteur des Origines de la France contemporaine a pris la plupart de ses idées politiques : foi dans l’individualisme tempéré par l’esprit d’association, respect de la tradition, rêve d’une aristocratie dirigeante, tendances décentralisatrices. C’est en Angleterre qu’il trouve ceux des philosophes contemporains avec qui il se sent le plus de rapports : Bain, Spencer, mais surtout Stuart Mill. « Tous les demi-siècles, et plus ordinairement tous les siècles, paraît un homme qui pense… En ce moment la scène est vide en Europe… Dans ce grand silence et parmi ces comparses monotones, voici un maître qui s’avance et qui parle. On n’a rien vu de semblable depuis Hegel. » Mais celui que Taine annonçait en termes si magnifiques était lui-même tout pénétré d’idées françaises. À travers Stuart Mill et les positivistes anglais, c’était Comte et le positivisme français que Taine était en train de découvrir.

Les derniers biographes de Taine restreignent outre mesure la part d’influence qui revient à Auguste Comte dans la constitution de son système. Il se peut que Taine n’ait lu d’ensemble le Cours de philosophie positive qu’aux environs de 1860. Mais il en avait lu déjà des fragments, il connaissait les idées de Comte, il les avait retrouvées chez les positivistes anglais : le contact avec la philosophie de Comte a été pour lui décisif et lui a permis d’écrire son premier grand ouvrage de généralisation. L’historien d’Auguste Comte, M. Lévy-Bruhl, l’indiquait justement : « Taine, il est vrai, doit beaucoup à Spinoza et à Hegel, davantage encore à Condillac. Parmi les contemporains, il semble se rattacher surtout à Stuart Mill et à Spencer. Mais c’est de Comte qu’il procède à travers eux. Là se trouve l’origine de la plupart de ses idées directrices. Sa conception de l’histoire littéraire, de la critique, de la philosophie de l’art, son effort en un mot pour transporter aux sciences morales la méthode des sciences naturelles, tout cela dérive principalement d’Auguste Comte. L’Histoire de la littérature anglaise est, en un sens, une application de la théorie positive selon laquelle l’évolution des arts et des littératures est régie par des lois nécessaires qui la font solidaire de celle des mœurs, des institutions et des croyances. La théorie du “moment” et du “milieu”, qui est capitale dans l’œuvre de Taine, n’était certes pas inconnue au xviiie  siècle ; mais c’est Comte qui l’a généralisée en rapprochant Lamarck de Montesquieu ; c’est lui qui a enseigné à Taine la définition générale, à la fois biologique et sociale, de l’idée de milieu13. » Entre le courant venu de Condillac et la rencontre avec le positivisme d’Auguste Comte, la part de l’hégélianisme chez Taine se rétrécit singulièrement. C’est Renan qui, chez nous, continue et vulgarise la philosophie de Hegel. À Taine appartient la diffusion parmi nous des idées positivistes. Comte n’était à aucun degré un écrivain, et il était médiocrement muni de culture générale ; Taine va prêter aux idées positivistes l’éclat de son style ; il va appliquer la méthode positiviste à la critique, à l’histoire de la littérature, à celle des beaux-arts, à l’histoire générale. Tout ce qu’on peut en tirer pour ce genre d’étude il l’a montré dans un chef-d’œuvre : l’Histoire de la littérature anglaise.

À ce moment, le système de Taine est complet ; c’est alors qu’il va commencer à se désorganiser. Parlons plus juste : Taine n’a jamais traité de littérature et d’histoire que pour éprouver ses idées ; il va mieux apercevoir les limites au-delà desquelles ces idées deviennent impuissantes, à mesure qu’il prendra une plus exacte connaissance des conditions de l’œuvre d’art et qu’il aura une expérience plus directe de la vie. C’est ce qu’a bien montré M. Giraud, et c’est la partie la plus intéressante de son Essai. Longtemps, en effet, enfermé dans son immense labeur, Taine n’a guère vécu que dans le domaine de l’abstrait : il n’a aperçu la réalité qu’à travers ses livres, l’humanité qu’à travers ses formules. Il a eu dans les idées abstraites une foi absolue. Il a cru non seulement que la science peut tout expliquer, mais qu’on peut jusqu’au bout envisager les choses de la vie du seul point de vue du savant. La vérité scientifique, dit-il, n’est ni gaie, ni triste ; les lois des choses ne sont en elles-mêmes ni bonnes, ni mauvaises ; et il raille ceux qui, affirmant qu’une doctrine est vraie parce qu’elle est utile ou belle, la rangent ainsi parmi les machines de gouvernement ou parmi les inventions de la poésie. Ne pas dépasser ce point de vue, ne pas apercevoir quelque jour de combien la réalité déborde les définitions de la science abstraite, c’est le cas de certains penseurs ; mais c’est chez eux signe d’infirmité de l’esprit ou peut-être d’entêtement. Dompter par un effort de dialectique les révoltes de sa sensibilité, c’est prouver qu’on est un bon dialecticien, mais aussi qu’on a une sensibilité peu exigeante. Or, la probité de l’esprit est chez Taine un trait de caractère ; c’est même, s’il faut en croire M. Faguet, « la faculté maîtresse ». C’en est un autre que l’excès de la sensibilité : toute une partie de son œuvre, la violence de ses appréciations comme celle de son style, s’expliquent par la qualité particulière de cette vive, frémissante, excessive sensibilité. On ferait sur l’œuvre de Taine une étude curieuse et « dramatique » en y suivant la lutte entre la volonté et la sensibilité.

Cette sensibilité peu à peu lui révèle tout un ordre nouveau ; et, à mesure qu’il lui est révélé, il est de trop bonne foi pour refuser d’en tenir compte. On a souvent cité cette belle page du Voyage en Italie : « Que de ruines et quel cimetière que l’histoire !… Quand l’homme a parcouru la moitié de sa carrière et que, rentrant en lui-même, il compte ce qu’il a étouffé de ses ambitions, ce qu’il a arraché de ses espérances et tous les morts qu’il porte enterrés dans son cœur, alors la magnificence et la dureté de la nature lui apparaissent ensemble… » C’est la note humaine au lieu de l’indifférence du savant. Sous l’influence de Balzac et de Stendhal, Taine avait admiré sans réserve la violence de l’instinct débridé. Il est revenu de ce paradoxe. « Vous dites avec Alfieri que la plante homme naît en Italie plus forte qu’ailleurs, vous vous en tenez là… C’est prendre l’homme isolément, à la manière des artistes et des naturalistes, pour voir en lui un animal puissant et redoutable, une pose expressive et franche. L’homme pris tout entier est l’homme en société et qui se développe. » Et l’homme pris tout entier a des aspirations que la science ne peut ni comprendre, ni satisfaire ; c’est ce qui légitime l’existence des religions et fait la vitalité du catholicisme : « Toujours la difficulté de gouverner les démocraties lui fournira des partisans ; toujours la sourde anxiété des cœurs tristes ou tendres lui amènera des recrues ; toujours l’antiquité de la possession lui conservera des fidèles. Ce sont là ses trois racines, et la science expérimentale ne les atteint pas, car elles sont composées non de science, mais de sentiments et de besoins. » Voilà sans doute des préoccupations nouvelles ; sous leur empire, nous verrons rentrer dans l’œuvre de Taine tout ce qu’il en avait volontairement et artificiellement banni.

Ramenant la critique à n’être qu’une branche de l’histoire naturelle, Taine ne lui demandait donc que de constater des faits, de rechercher des lois ; il lui interdisait de préférer et de juger. Non seulement dans la Philosophie de l’art il ne cesse de porter des jugements, mais voyons de quels principes il autorise ces jugements ! Ce qu’il appelle du nom de convergence des effets, ce n’est autre chose que la perfection de la forme ; et il avoue donc que la science est incapable de rendre compte du mérite tout entier de l’œuvre d’art sans invoquer les considérations de l’esthétique. C’est un retour au jugement de goût. Il y a plus. Taine classe les œuvres d’après la bienfaisance du caractère. « Toutes choses égales, d’ailleurs, l’œuvre qui exprime un caractère bienfaisant est supérieure à l’œuvre qui exprime un caractère malfaisant. » Avec ce critérium, c’est la morale qui rentre dans l’esthétique. Et Taine témoigne à son tour de la parenté de l’art et de la morale.

Il lui restait une dernière étape à franchir. La commotion violente qu’il reçut des événements des années 1870 et 1871 le détermina à passer à l’action. Il avait assisté au triomphe brutal de la force. Il avait vu en pleine civilisation réapparaître la barbarie primitive, et se déchaîner, à la faveur de la guerre civile, le « gorille féroce et lubrique ». Il lui sembla que les temps étaient finis de la spéculation désintéressée ; il lui fut désormais impossible de se tenir dans l’attitude du chercheur qui reste indifférent aux conséquences des doctrines et aux effets qu’elles produisent dans la pratique. Dès lors il cesse d’être le naturaliste uniquement soucieux de classer les espèces, pour devenir le médecin appelé en consultation et qui s’efforce d’être utile. Un pur déterministe n’aurait vu dans la chute de l’ancien régime, dans l’établissement du gouvernement révolutionnaire, dans l’avènement de l’Empire qu’une succession de faits inévitables : Taine parle de fautes et de crimes. Un zoologiste eût catalogué avec une curiosité amusée les monstres humains que la tourmente amène à la surface de l’histoire : Taine s’indigne contre eux. Il n’assiste pas aux spectacles de la Terreur comme il avait fait à ceux des révolutions d’Italie et d’Angleterre, et tout ce qu’il avait goûté si fort chez les condottières du xve et du xvie  siècle, il le déteste chez Napoléon. C’est que dans les erreurs de la France d’hier il voit se préparer les souffrances de demain. C’est que maintenant il se met tout entier dans son œuvre, esprit et cœur, raison et sensibilité, et que, pour être un savant, il ne se croit plus obligé de cesser d’être un homme. Telle est la façon dont s’est opéré chez Taine le changement : ce n’a pas été par développement ou par évolution, mais en quelque sorte par reprise.

En même temps que Taine, poursuivant son œuvre, y faisait rentrer des éléments qu’il avait au début éliminés, ses idées faisaient leur chemin par le monde, et d’autres, en les appliquant, pouvaient en mesurer la portée et en constater les limites. La critique lui doit sans aucun doute les plus grands progrès qu’elle ait accomplis dans le milieu de ce siècle : prenant au pied de la lettre ce qui pour Sainte-Beuve avait été surtout une métaphore, il a fait de la critique une « histoire naturelle des esprits ». Par la théorie de la « faculté maîtresse » et par celle de la « race, du moment et du milieu », il lui a donné une solide armature scientifique. Toutefois, on n’a pas tardé à apercevoir tout ce que la critique ainsi pratiquée laisse en dehors d’elle-même. Faire saillir la faculté maîtresse, ce n’est pas seulement simplifier à l’excès le portrait, mais c’est risquer de le fausser et c’est un bon moyen pour manquer la ressemblance. L’explication tirée des « grandes pressions environnantes » vaut pour tous les contemporains et ne nous apprend rien sur l’individu. À peu près suffisante quand il s’agit des hommes de talent, elle ne nous apprend rien sur l’homme de génie : et celui-ci est le seul dont fasse état la littérature.

L’influence de Taine sur le roman n’a pas été moins grande. C’est lui d’abord qui a, pour sa forte part, contribué à relever ridée qu’on se faisait du genre. Si de nos jours nombre d’esprits sérieux n’ont pas dédaigné de donner à leur pensée la forme du récit romanesque, ils ont en cela suivi les indications de Taine. C’est lui surtout qui a donné le conseil d’introduire dans le roman les procédés de la critique et partant de la science : « Du roman à la critique et de la critique au roman, la distance aujourd’hui n’est pas grande… Si le roman s’emploie à nous montrer ce que nous sommes, la critique s’emploie à nous montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme. Par leur sérieux, par leur méthode, par leur exactitude rigoureuse, par leur avenir et leurs espérances, tous deux se rapprochent de la science. » Quelle influence Taine a-t-il eue sur le roman réaliste ? C’est une question à laquelle il est impossible de répondre avec précision, puisque le mouvement réaliste était déjà commencé à l’époque où Taine a publié ses premiers livres, puisqu’il l’a lui-même en partie subi, et que son rôle n’a pu guère consister qu’à donner aux écrivains contemporains une conscience plus nette de leurs propres aspirations. Mais l’école naturaliste procède entièrement de lui ; et le fameux Essai sur Balzac a été pour elle ce qu’avait été pour l’école romantique la Préface de Cromwell. Assurément il serait bien injuste de rendre Taine responsable des erreurs et des excès du roman naturaliste ; ce n’est pas la faute du penseur si ses idées ont passé par des cerveaux étrangement organisés. Néanmoins, on voit aisément la filiation entre quelques-unes de ses idées et les théories dont s’est le plus bruyamment recommandé le naturalisme. Le « petit fait » est devenu le « document humain » ; et les romanciers naturalistes se sont empressés de croire que la valeur documentaire et la valeur littéraire sont une même chose. Trouvant commode la théorie d’après laquelle le romancier, pas plus que le savant, ne doit se préoccuper du point de vue moral, les naturalistes s’en sont servis pour parer d’un masque superbe leur goût furieux pour l’indécence. Aujourd’hui si le roman, de même que la critique, a chance de se renouveler, c’est en s’écartant des voies où il s’est engagé sur la foi des théories, plus ou moins mal comprises, de Taine.

Souder les sciences morales aux sciences physiques, conquérir à la science la critique et l’histoire, c’est en quoi a consisté l’effort de Taine. Il y a déployé de merveilleuses ressources de génie et de labeur. Il a, au cours de sa tâche, reconnu des provinces nouvelles, atteint à des vérités qui resteront acquises. Écrivain autant que philosophe, et artiste autant que logicien, il a enrichi notre littérature de quelques-unes de ses pages maîtresses. L’œuvre ne pouvait être menée avec plus de décision et de persévérance, ni avec le secours d’une plus riche information. Et c’est pourquoi l’échec en est plus significatif. C’est la conclusion de l’Essai de M. Giraud et on peut s’y associer. « Au-delà ou au-dessus de l’ordre de la nature qu’étudient les sciences positives s’élève et s’étend l’ordre purement humain : dans le domaine de la psychologie et de l’histoire, de l’art et de la psychologie, de l’art et de la sociologie, de la philosophie enfin, les méthodes positives, Taine est là pour le prouver, sont foncièrement inefficaces : on peut les y transporter ; elles auront quelque prise sur ce par quoi l’homme rentre dans la nature, non sur ce par quoi il s’en distingue, c’est-à-dire sur ce qui fait l’homme. » C’est en ce sens que le mouvement de la pensée contemporaine s’écarte de la voie que Taine a suivie. Les méthodes que Taine a empruntées au positivisme d’Auguste Comte étroitement interprété, pour les appliquer à l’étude de l’homme, sont sans doute très précieuses ; mais à la condition qu’on voie à quoi elles servent : c’est à circonscrire l’objet de la recherche et à montrer très précisément où commence le domaine qu’il nous importerait de connaître et où elles n’ont pas accès.

La vie de Pasteur

« De la vie des hommes qui ont marqué leur passage d’un trait de lumière durable recueillons pieusement, pour l’enseignement de la postérité, jusqu’aux moindres paroles, aux moindres actes propres à faire connaître les aiguillons de leur grande âme ! » En formant ce souhait, Pasteur exprimait une des idées qui lui étaient chères : c’est que pour chaque pays le culte de ses grands hommes, en même temps qu’un principe de vie, est un moyen d’éducation. Il aurait voulu qu’en dehors des villes, sur la place de la commune, dans l’école du hameau, on plaçât le portrait d’un enfant du pays qui se serait illustré : il y aurait ainsi sur divers points de la France des leçons d’hommes, plus efficaces que les leçons de choses. Ce serait pour la jeunesse une première initiation à une vie supérieure. Sans doute nous ne pouvons emprunter à ces grands hommes leur génie ; mais nous avons toute sorte de conseils à leur demander. Comment se sont-ils comportés devant ces épreuves qui ne sont épargnées à aucune existence d’homme ? Quelle attitude ont-ils observée en présence de ces questions qu’il est aussi impossible d’éluder que de résoudre ? D’où leur est venu le courage qui les a soutenus et leur a permis de mener leur œuvre jusqu’au bout ? Quelles raisons avaient-ils d’espérer, de travailler, d’agir ? Ces leçons, à l’efficacité desquelles croyait Pasteur, aucune vie n’en a été plus riche que la sienne. Elle contient d’admirables enseignements qu’il importe de dégager et de répandre. C’est ce qui donne sa signification au livre que vient de publier M. Vallery-Radot : la Vie de Pasteur 14. Rien n’y est pour la vaine curiosité ; tout y est pour l’instruction et pour l’élévation de l’esprit.

S’il appartient en effet aux savants de décider en quoi consiste l’originalité du génie scientifique de Pasteur, et si nous pouvons mesurer chaque jour au nombre des existences qui lui doivent d’être préservées la vertu de ses découvertes, il reste à savoir quel homme était cet homme de génie, à le surprendre dans l’habitude de sa vie quotidienne et dans l’intimité de son cœur. M. Vallery-Radot a voulu nous y aider, et tel est précisément l’objet qu’il s’est proposé en écrivant cette biographie. Cela explique la méthode qu’il y a adoptée. Se laissant guider par les faits et par les dates, suivant, étape par étape, cette existence si remplie, il s’est interdit tout artifice de composition, tout procédé qui sentirait son artiste ou son avocat. Il ne s’est pas appliqué à faire saillir certains traits de son modèle, à éclairer de préférence un côté du portrait. Il n’a voulu être que le témoin fidèle, le biographe abondant et consciencieux. Cela donne à ce récit, dont la trame est tout unie, à cette déposition dont le ton est volontairement assourdi, une autorité particulière. Dans cette vie d’un homme de science et d’un homme de famille, nous passons d’une expérience de laboratoire à un tableau d’intérieur ; les émotions de l’existence journalière se mêlent aux préoccupations de la recherche scientifique ; les tristesses et les joies du foyer alternent avec la fierté des découvertes : c’est l’image même de la réalité. Parcourir toute la carrière d’un Pasteur, depuis les humbles et pénibles débuts jusqu’à l’apothéose finale, assister aux efforts de l’écolier et aux premiers succès du maître, l’accompagner dans ses voyages d’études, le voir entouré de ses disciples ou aux prises avec ses contradicteurs, apprécier en lui le chef de famille et l’ami, goûter le charme de simplicité grave qui était en lui, tel est le plaisir que nous devons à ce livre. Il nous apprendrait, si nous ne le savions déjà, qu’après avoir rendu hommage à Pasteur pour son génie, il nous reste à l’admirer pour son caractère.

Ce qui fait le charme de cette biographie en fait aussi bien la portée. Trop souvent, en effet, lorsque nous avons voulu lier connaissance un peu intime avec les penseurs dont les œuvres nous avaient enthousiasmés, nous avons éprouvé de si cruelles déceptions que, faute de savoir refréner notre curiosité, du moins nous sommes-nous fait sur ce sujet une philosophie. Nous avons commencé par déclarer que les défauts du caractère ne diminuent pas le rayonnement de l’esprit ; nous avons continué par concéder que ces défauts pourraient bien être l’inévitable rançon de la supériorité de l’esprit, et que les bizarreries, les caprices, l’orgueil, l’égoïsme, les excentricités maladives et les monstruosités sont l’accompagnement nécessaire du génie, qui lui-même est une monstruosité… Autant de sophismes dont la vie de Pasteur fait justice.

Par quelque côté qu’on l’envisage, et à quelque période de son développement qu’on la prenne, on retrouve dans cette vie le même caractère de simplicité. Pasteur ne se distingue du commun des hommes que parce qu’il porte à un plus haut degré les qualités d’honnêteté, de droiture, de conscience scrupuleuse, de volonté tenace, de saine et d’harmonieuse raison. S’il en devait tout au moins le germe au coin de terre où il était né, à la famille où il avait été élevé, ce n’est pas lui qui eût permis qu’on l’oubliât. Les pages où M. Vallery-Radot a décrit le milieu d’origine et conté les années d’enfance de Pasteur sont parmi les plus précieuses de ce livre. Elles nous font deviner beaucoup de choses. Pasteur est le fils de petites gens : son père était tanneur ; il avait servi en Espagne et fait la campagne de France ; c’est le type de ces soldats de Napoléon en qui s’incarnait l’enthousiasme populaire pour l’Empereur. Sa mère était une paysanne. Les premières années de Pasteur se sont écoulées dans la modeste tannerie d’Arbois ; il a suivi l’école primaire, puis les cours du lycée. C’est un élève régulier, laborieux, probe, assez lent à concevoir, sans aucune espèce de brillant, et particulièrement médiocre dans les examens. Une première fois on l’envoie à Paris, et, quel que soit son désir d’y profiter des ressources d’instruction qu’il y trouve et de répondre aux sacrifices que s’imposent pour lui ses parents, un malaise s’empare de lui, le mal du pays le mine et le ronge, en sorte qu’on fut obligé de venir le rechercher. Dans cet intérieur d’artisans, la vie qu’on mène, pauvre et difficile, s’éclaire d’un rayon d’idéal. « Les parents de Pasteur avaient une façon élevée de juger la vie, de l’apprécier avec ce goût de perfection morale qui seul donne à l’existence, si humble qu’elle soit, sa dignité et sa grandeur. » Voilà l’héritage intellectuel dont Pasteur portait en lui le dépôt, le milieu moral où son caractère s’était formé.

Comment s’élabore la constitution intellectuelle de chacun de nous, c’est un problème qui sans doute restera toujours obscur. Toutefois, dans l’énergie créatrice, dans la puissance de concentration d’un génie tel que celui de Pasteur, peut-être n’est-il pas impossible de discerner une force neuve due aux réserves accumulées par des générations que le travail de la pensée n’avait pas épuisées. Du moins, Pasteur aimait à dire qu’il devait beaucoup à cette hérédité. Le jour où fut posée une plaque commémorative sur sa maison natale, il s’écriait : « Ô mon père et ma mère, ô mes chers disparus, qui avez si modestement vécu dans cette petite maison, c’est à vous que je dois tout ! Tes enthousiasmes, ma vaillante mère, tu les as fait passer en moi. Si j’ai toujours associé la grandeur de la science à la grandeur de la patrie, c’est que j’étais imprégné des sentiments que tu m’avais inspirés. Et toi, mon cher père, dont la vie fut aussi rude que ton rude métier, tu m’as montré ce que peut faire la patience dans les longs efforts. C’est à toi que je dois la ténacité dans le travail quotidien. »

Chaque année, il se plaisait à venir passer les mois de vacances dans ce pays du Jura qui était le sien, dont les aspects lui étaient familiers, auquel il tenait par toutes les fibres de son cœur. Aussi, lorsque éclatèrent les malheurs de l’année terrible, Pasteur eut l’âme déchirée. Nul n’avait plus que lui admiré l’Allemagne pour son mouvement intellectuel, pour le labeur opiniâtre et fécond de ses savants. Récemment, lorsque l’Université de Bonn lui avait décerné le diplôme de docteur en médecine, il s’était montré fier de cette distinction. Maintenant la vue de ce parchemin lui était odieuse et il le renvoyait au doyen avec une lettre frémissante d’indignation : « Tout en protestant hautement de mon profond respect envers vous et envers tous les professeurs célèbres qui ont apposé leur signature au bas de la décision des membres de votre ordre, j’obéis à un cri de ma conscience en venant vous prier de rayer mon nom des archives de votre Faculté. » En présence des désastres qui se multipliaient, il ne se résignait pas à la pensée d’accepter la défaite, mais il croyait que pour les vaincus il reste encore une chance de salut dans le désespoir d’une lutte à outrance. « Je voudrais que la France résistât jusqu’à son dernier homme, jusqu’à son dernier rempart ; je voudrais la guerre prolongée jusqu’au cœur de l’hiver, afin que, les éléments venant à notre aide, tous ces vandales périssent de froid, de misère et de maladie. » Il fallut bien s’incliner devant les faits et subir la force brutale. Le temps apaisa cette vivacité de colère ; il n’emporta ni la tristesse, ni le souvenir. Jusqu’à la fin la blessure continua de saigner.

C’est enfin un trait souvent observé chez l’artisan des campagnes qu’une certaine gravité de caractère qui consiste à traiter la vie sérieusement, à prendre les choses pour ce qu’elles sont, à donner aux faits toute leur valeur réelle, aux mots tout leur sens. L’ironie est assez bien une élégance de l’esprit des villes. Nul ne fut plus que Pasteur étranger à l’ironie ; elle répugnait à la franchise et à la robustesse de sa nature ; il la tenait pour un agent de décomposition. Rien ne lui paraissait sans importance. Aucun soin, aucun détail, si mince fût-il, ne le laissait indifférent. Nous ne manquons ni de jeunes savants, ni de jeunes littérateurs à qui il semble que les besognes du professorat sont indignes de leur mérite et qu’en s’y abaissant ils se font à eux-mêmes une espèce d’injure. Rappelons-leur que, lorsqu’il acceptait les fonctions de professeur de physique en province et se croyait honoré de les remplir, Pasteur était déjà l’auteur de ces fameuses découvertes sur la cristallisation qui arrachaient au physicien Biot des pleurs d’émotion. Nous ne manquons ni d’écrivains notoires, ni de spécialistes éminents qui, placés à la tête d’une importante administration, considèrent qu’on a voulu leur ménager des loisirs honnêtement rentés et qu’en remplissant les devoirs de leur charge ils manqueraient à un devoir supérieur. C’est pour leur édification qu’il faut noter sur le cahier de Pasteur, nommé administrateur de l’École normale, des notes du genre de celle-ci : « Voir à l’École polytechnique quel est le poids de grammes de viande donné pour chaque élève… Cour qu’il faut sabler… Salle qu’il s’agit d’aérer. Porte de réfectoire à refaire… » Et enfin si, pour notre part, nous sommes d’avis que jamais ni l’État, ni les particuliers ne se montrent trop généreux quand il s’agit de doter les laboratoires, rappelons pourtant à ceux qui se plaignent de ne pouvoir travailler, faute d’instruments de travail, qu’un Pasteur, comme aussi bien un Claude Bernard, a exécuté ses plus merveilleux travaux dans des installations dérisoires, au milieu du plus parfait dénuement.

Quelles luttes Pasteur eut à soutenir pour mener à bien ses découvertes et pour les imposer, nous l’avons déjà presque oublié, depuis que les doctrines du maître sont universellement admises, entrées dans le domaine commun et consacrées même par le langage courant. Il était donc opportun de nous les rappeler, ne fût-ce que pour nous montrer que l’œuvre du savant, comme toute œuvre humaine, ne s’accomplit qu’au prix de beaucoup de force morale. Ces luttes, Pasteur les a soutenues d’abord contre lui-même. Car un savant est un poète : des lueurs soudaines illuminent devant lui la route et lui font entrevoir le résultat dans un éclair de divination ; de son imagination surgissent en foule les idées et naissent de séduisantes hypothèses. Certes, ces hypothèses, qui sont un précieux stimulant de recherche, n’ont aucune valeur par elles-mêmes et tant qu’elles n’ont pas été vérifiées par l’application de sévères méthodes expérimentales ; mais quelle tentation de les tenir pour vérités acquises ! Quel drame intime s’engage chez le savant en lutte contre les créations mêmes de son génie ! Pasteur nous en a confié les angoisses. « N’avancez rien, disait-il, qui ne puisse être prouvé d’une façon simple et décisive. Ayez le culte de l’esprit critique. Réduit à lui seul, il n’est ni un éveilleur d’idées, ni un stimulant de grandes choses ; sans lui, tout est caduc. Il a toujours le dernier mot. Ce que je vous demande là est ce qu’il y a de plus difficile à l’inventeur. Croire que l’on a trouvé un fait scientifique important, avoir la fièvre de l’annoncer et se contraindre des journées, des semaines, des années à se combattre soi-même, à s’efforcer de ruiner ses propres expériences et ne proclamer sa découverte que lorsqu’on a épuisé toutes les hypothèses contraires, oui, c’est une tâche ardue. » Au témoignage des hommes compétents, les découvertes de Pasteur sont une merveille d’enchaînement, chacune naissant des autres par voie de conséquence. C’est contre les prestiges mêmes de cet enchaînement logique qu’il se met en garde : « Lorsqu’on voit la bière et le vin éprouver de profondes altérations parce que ces liquides ont donné asile à des organismes microscopiques qui se sont introduits d’une manière invisible et fortuitement dans leur intérieur où ils ont ensuite pullulé, comment n’être pas obsédé par la pensée que des faits du même ordre peuvent et doivent quelquefois se présenter chez l’homme et chez les animaux ? Mais, si nous sommes disposés à croire que cela est parce que nous le jugeons vraisemblable et possible, efforçons-nous aussitôt, avant de l’affirmer, de nous rappeler l’épigraphe de ce livre : Le plus grand dérèglement de l’esprit est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient. » Forte maxime qui, sans doute, en aucun temps plus qu’en celui-ci, ne trouverait son application.

Les luttes que Pasteur eut à soutenir contre ses adversaires ne viennent qu’ensuite ; encore faut-il dire que ces adversaires furent légion et que leur résistance fut acharnée. Quand on apporte des nouveautés aussi hardies et qui vont à révolutionner la science, il est inévitable qu’on voie se lever contre soi tous ceux dont on contredit les notions acquises, qu’on dérange dans leurs habitudes et dans leur routine. Chaque fois que Pasteur annonce une expérience loyalement préparée et dont le succès sera un bénéfice net pour la science impersonnelle, il sent peser sur lui le regard malveillant de tous ceux qui ont personnellement intérêt à ce que l’expérience manque et à qui cela fera plaisir. Après les partisans de la génération spontanée, ce sont les vétérinaires d’Alfort, et après les vétérinaires d’Alfort ce sont les « orateurs » de la « tribune » de l’Académie de médecine. Molière est mort, mais les médecins de Molière sont toujours vivants. Ce sont eux qui, écrasant Pasteur sous le poids de son incompétence, renvoyaient le « chimiâtre » à ses cornues, et, prenant le parti d’en rire, répondaient aux preuves et aux faits par des épigrammes qui tâchaient d’être spirituelles. Contre leurs attaques Pasteur ne savait pas rester indifférent ou du moins calme. Il portait dans la discussion une fougue, une rudesse, une âpreté qui donnait prétexte à l’accuser d’humeur intolérante et despotique. C’est qu’il avait conscience de défendre non pas « sa » vérité, mais la vérité ; c’est qu’il tenait pour des expériences rigoureuses contre des expériences mal faites ; c’est que l’intérêt même de la science était engagé à ce qu’elle ne restât pas solidaire d’erreurs qui entravaient sa marche en avant et retardaient d’autant son progrès. « Quand la lumière a été faite sur un sujet par des preuves expérimentales sérieuses et non réfutées, il ne faut pas que la science traîne à sa suite des assertions sans preuves qui remettent tout en question. » Encore Pasteur eût-il pu prendre en pitié l’ignorance et pardonner à l’erreur ; mais la mauvaise foi lui était insupportable.

À mesure que les résultats de ses travaux devenaient plus éclatants et que la bienfaisance en était plus évidente, la gloire de Pasteur se répandait ; l’écho lui en revenait de tous les côtés ; pour lui, il trouvait exagérés les honneurs qu’on lui rendait. Un jour qu’arrivant en retard à un congrès scientifique à Londres, il vit toute l’assistance se lever, il songea avec inquiétude : « C’est sans doute le prince de Galles qui fait son entrée : j’aurais dû arriver plus tôt. » Cette idée ne s’était pas présentée à son esprit qu’un tel témoignage de respect pût s’adresser à lui. Bien loin qu’il tirât avantage pour sa propre personnalité de tant d’hommages, il les reportait à la science, à ses maîtres, à son pays. Aussi bien ces honneurs qu’il n’avait pas recherchés, il s’en montrait touché, il les recevait avec émotion, avec reconnaissance. Il était homme à revenir de voyage pour s’entendre décerner un prix dans une exposition. Il avait le respect des puissances établies. Il croyait à la réalité des distinctions. Ce révolutionnaire de science était très pénétré du sentiment de la hiérarchie. Il était dénué de mépris transcendant. C’est donc qu’il était pareillement dépourvu de ces deux sortes de vanité dont l’une consiste à se plaire aux honneurs et l’autre à les dédaigner.

À cette ardeur pour la science, à cette opiniâtreté dans l’effort, à cette modestie dans la gloire un trait s’ajoute pour achever de peindre ce grand homme, c’est la bonté. Les marques en abondent dans ce livre consacré à Pasteur intime ; on nous cite de lui toute sorte de traits touchants qui témoignant de la vive sensibilité d’un cœur aimant ; tous ceux qui l’ont approché ont fait l’épreuve de son affection, de sa tendresse, d’une sollicitude toujours en éveil. Pour nous, ce qui nous intéresse, c’est de voir comment cette bonté se mêle à son œuvre de savant, la sert et souvent la dirige. Est-il vrai qu’il y ait des savants pour qui la chair humaine n’est que de la chair à expériences, et qui ne se font pas scrupule de donner la mort pour vérifier une hypothèse et satisfaire à une suggestion de leur cerveau en travail ? On l’affirme, et cela nous fait d’autant plus respecter Pasteur pour les angoisses dont il se sentit assailli la première fois qu’il fit sur un être humain l’épreuve de sa doctrine de vie.

Il avait par devers lui le succès d’expériences multiples et décisives ; pourtant, lorsqu’il s’agit d’inoculer le vaccin de la rage au petit Joseph Meister, ce furent des inquiétudes, des doutes, des nuits sans sommeil. Ceux qu’il avait sauvés d’une mort atroce, il ne se croyait pas encore quitte envers eux. Il s’attachait à eux, il les aidait, il les accompagnait d’une tendresse paternelle. On nous donne quelques-unes des lettres qu’il écrivait à ses humbles protégés : elles sont d’une simplicité délicieuse. En voici une adressée à Jupille, ce petit berger cruellement mordu en défendant ses camarades et qui avait failli périr victime de son courage d’enfant héros : « Mon cher Jupille, j’ai bien reçu toutes tes lettres. Les nouvelles que tu me donnes de ta bonne santé me font grand plaisir. Mme Pasteur te remercie de ton souvenir. Avec moi elle souhaite, et tout le monde au laboratoire, que tu ailles toujours bien et que tu fasses le plus de progrès possible en lecture, en écriture et en calcul » Ton écriture est déjà bien meilleure que par le passé ; mais fais beaucoup d’efforts pour apprendre l’orthographe. Où vas-tu en classe ? Qui te donne des leçons ? Travailles-tu chez toi autant que tu le peux ? Tu sais que Joseph Meister, le premier vacciné, m’écrit souvent. Or, je trouve, quoiqu’il n’ait que dix ans, qu’il fait des progrès bien plus rapides que toi. Applique-toi donc le plus que tu pourras. Perds peu de temps avec les camarades et suis en toutes choses les avis de tes maîtres et les conseils de ton père et de ta mère. Rappelle-moi au souvenir de M. Perrot, maire de Villers-Farlay. Peut-être que, sans sa prévoyance, tu aurais été malade. Et être malade de la rage, c’est la mort infailliblement. Tu lui dois donc une grande reconnaissance… » Il n’oubliait qu’une chose, c’est la reconnaissance que l’enfant lui devait à lui-même.

Aussi est-il permis d’affirmer que ce qui a doublé ses forces, excité sa faculté d’invention, accru sa puissance d’application, ç’a été l’espoir qu’il trouverait quelque jour le moyen de diminuer la souffrance dans le monde. De bonne heure, cette idée lui était apparue, au cours de ses travaux sur les fermentations, que le principe pourrait en être appliqué à l’étude et au traitement des maladies contagieuses. Dès l’année 1860, il écrivait : « Ce qu’il y aurait de plus désirable serait de conduire assez loin ces études pour préparer la voie à une recherche sérieuse de l’origine des diverses maladies. » Devant lui s’ouvraient de merveilleuses perspectives dont il ne cessa plus d’avoir l’obsession. Quel stimulant plus actif pour son génie ? C’est lui qui a dit : « Elle serait bien belle et bien utile à faire cette part du cœur dans le progrès des sciences. » La part du cœur est très large dans son œuvre. Pour faire à l’humanité tout le bien que lui a fait Pasteur, la condition essentielle est d’aimer passionnément l’humanité.

C’est pourquoi l’opinion de Pasteur a une singulière autorité pour décider d’une question qu’autour de nous on embrouille à plaisir. C’est à ce bienfaiteur de l’humanité et c’est à ce savant que nous demanderons s’il est vrai que le double culte de la science et de l’humanité exige qu’on sacrifie au préalable l’amour de la patrie. Cette question il se l’est posée à lui-même et il y a répondu plus d’une fois, sans jamais varier, et de la façon la plus catégorique. La science, affirmait-il, n’a pas de patrie. Je ne sais si cette assertion même n’appellerait pas certaines réserves. Toute œuvre porte la marque et reflète les qualités particulières de l’esprit qui l’a élaborée ; les savants ne s’y trompent pas et distinguent aisément le pays d’origine d’un travail scientifique. Il est des traits auxquels on reconnaît la science française, et, par exemple, en voici un dont l’œuvre de Pasteur témoigne avec éclat : comme on lui demandait pourquoi il ne tirait pas de ses découvertes un profit bien légitime. « En France, répondit-il, les savants croiraient démériter en agissant ainsi. » Mais voyez quel correctif Pasteur se hâtait d’ajouter à son aphorisme. Dans un congrès international, il faisait cette déclaration : « Je me sens pénétré de deux impressions profondes : la première c’est que la science n’a pas de patrie, la seconde, qui paraît exclure la première, mais qui n’en est pourtant qu’une conséquence directe, c’est que la science doit être la plus haute personnification de la patrie. La science n’a pas de patrie, parce que le savoir est le patrimoine de l’humanité, le flambeau qui éclaire le monde. La science doit être la plus haute personnification de la patrie parce que de tous les peuples, celui-là sera toujours le premier qui marchera le premier par les travaux de la pensée et de l’intelligence. Luttons donc dans le champ pacifique de la science pour la prééminence de nos patries respectives. » Il faisait encore, et en y attachant le même sens, cette distinction bien simple : « Si la science n’a pas de patrie, l’homme de science doit en avoir une, et c’est à elle qu’il doit reporter l’influence que ses travaux peuvent avoir dans le monde. » Le jour où il fut sûr d’une de ses découvertes les plus importantes, remontant du laboratoire à son appartement, il l’annonçait aux siens en ces termes : « Je ne me consolerais pas, si cette découverte que nous avons faite, mes collaborateurs et moi, n’était pas une découverte française. »

C’est ainsi que, dans son cœur, tout ce qu’il y avait de noble trouvait un écho. Tous les grands sentiments y tenaient ensemble et y tenaient à l’aise. Le culte de la science, celui de la patrie, celui de l’humanité, il les avait célébrés à la fois et il les recommandait tous au même titre à la jeunesse. « Jeunes gens, confiez-vous à ces méthodes sûres, puissantes, dont nous ne connaissons encore que les premiers secrets, et tous, quelle que soit votre carrière, ne vous laissez pas atteindre par le scepticisme dénigrant et stérile, ne vous laissez pas décourager par les tristesses de certaines heures qui passent sur une nation. Vivez dans la paix sereine des laboratoires et des bibliothèques. Dites-vous d’abord : Qu’ai-je fait pour mon instruction ? Puis, à mesure que vous avancez : Qu’ai-je fait pour mon pays ? Jusqu’au moment où vous aurez peut-être cet immense bonheur de penser que vous avez contribué en quelque chose au progrès et au bien de l’humanité. » Admirable langage et, au surplus, le seul digne de la jeunesse, à qui on fait injure quand on essaie de la décharger d’un devoir !

Sur un autre point, le témoignage de Pasteur n’est pas moins précieux à recueillir. C’a été la prétention de quelques savants de notre temps que la science dût donner sur toutes choses l’explication suprême et nous dire le mot de notre destinée. Ils se portaient garants qu’il n’y a plus de mystère. Ils se vantaient d’avoir exorcisé le surnaturel. À les entendre, dans l’état si avancé où sont les sciences, l’esprit humain ne saurait plus admettre aucune notion qui ne puisse être contrôlée par les méthodes ordinaires de la science. Ces savants ont fait école : ils ont vu aussitôt accourir à eux la foule des demi-savants et des faux savants. Or, apparemment, personne en ce siècle n’a eu plus que Pasteur le droit de parler au nom de la science expérimentale. Personne n’a été plus convaincu que la science doit être indépendante et maîtresse chez elle dans le domaine qui lui est propre. Mais ce domaine, si vaste soit-il, a ses limites, au-delà desquelles expirent les droits et s’évanouit le nom lui-même de la science. « En chacun de nous il y a deux hommes, le savant, celui qui a fait table rase, qui, par l’observation, l’expérimentation et le raisonnement, veut s’élever à la connaissance de la nature, et puis l’homme sensible, l’homme de tradition, de foi ou de doute, l’homme de sentiment qui pleure ses enfants qui ne sont plus, qui ne peut, hélas ! prouver qu’il les reverra, mais qui le croit et qui l’espère, et qui ne veut pas mourir comme meurt un vibrion, qui se dit que la force qui est en lui se transformera. Les deux domaines sont distincts et malheur à celui qui veut les faire empiéter l’un sur l’autre, dans l’état si imparfait des connaissances humaines ! » Cette imperfection des connaissances humaines, à vrai dire, beaucoup de gens en soupçonnent l’étendue ; mais il importe qu’elle ait été proclamée par l’homme de notre temps qui a pénétré le plus avant dans les secrets de la vie.

Il y a plus, et Pasteur ne se contente pas de réclamer en faveur de la croyance et du sentiment. C’est au nom même de la raison qu’il condamne une science courte et qui croit se suffire à elle-même. C’est au nom des principes du positivisme qu’il reproche à certains des adeptes de cette doctrine de ne pas tenir compte de la plus importante des notions positives, celle de l’infini. « Celui qui proclame l’existence de l’infini, et personne ne peut y échapper, accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il n’y en a dans tous les miracles de toutes les religions ; car la notion de l’infini a ce double caractère de s’imposer et d’être incompréhensible. Quand cette notion s’empare de l’entendement, il n’y a qu’à se prosterner… » Il avait soin d’ajouter que l’humanité ne se montre nulle part plus noble que dans cette méditation de l’infini, inspiratrice de tout ce qui se fait de grand dans le monde. « Heureux celui qui porte en soi un dieu, un idéal de beauté, et qui lui obéit : idéal de l’art, idéal de la science, idéal de la patrie, idéal des vertus de l’Évangile ! Ce sont là les sources vives des grandes pensées et des grandes actions. Toutes s’éclairent des reflets de l’infini. » Ainsi, ce n’est pas assez de dire qu’il écartait la prétention de supprimer, par une révolte puérile de l’entendement, l’existence du mystère ; mais d’après lui la pensée prouvait son étendue justement alors qu’elle se heurtait à ce dessous mystérieux où les choses nous échappent, et touchait, par une sorte de tact de l’esprit, à ce mystère dont nous sommes enveloppés.

Tels sont quelques-uns des traits de la figure de Pasteur, au témoignage d’un homme qui l’a connu de tout près. Et c’est bien pourquoi il n’est aucun lecteur qui ne puisse trouver dans cette Vie de Pasteur matière à s’instruire et peut-être occasion à se réformer soi-même. Les ignorants et les humbles comme nous, verront en lui l’un des plus nobles types d’humanité à qui puisse aller leur admiration. Mais ceux mêmes qui ont été le plus richement doués des dons de l’intelligence et qui ont encore développé ces dons naturels par une large culture, peuvent de toutes façons se mettre à l’école de ce savant. Il est l’auteur d’une œuvre qui, à ne l’apercevoir même que par l’extérieur, apparaît considérable ; il a apporté des méthodes nouvelles et dont la fécondité est attestée chaque jour par une série de découvertes qui en sont les conséquences ; il a révolutionné la science ; en nous révélant le rôle des infiniment petits, il a ouvert à la pensée des perspectives sans limites. Si grands sont les services qu’il a rendus que c’en est encore le moindre d’avoir sauvé de la misère des provinces entières et défendu de grandes industries contre la ruine ; il a lutté victorieusement contre la maladie et la mort, rayé de la surface de la terre des fléaux dont le souvenir assombrit l’histoire, fait taire des cris que la douleur n’avait cessé de pousser à travers les siècles, épargné à des milliers de créatures aimantes les deuils les plus atroces, et fait courir à travers l’humanité, avide de moins souffrir, une immense espérance qui ne sera pas déçue. Et d’une œuvre si magnifique il n’a tiré ni vanité pour son esprit, qui en avait été l’ouvrier, ni confiance présomptueuse en cette science qui en avait été l’instrument ! Il s’est gardé de toutes les ambitieuses chimères. Il n’a prétendu ni organiser scientifiquement l’humanité, ni organiser Dieu. Il n’a essayé de ruiner aucun des appuis dont l’âme humaine a de tout temps étayé sa faiblesse. Il n’a voulu arracher du cœur de l’homme aucun des sentiments qui y sont comme la chair de sa chair. Voilà par où son exemple mérite d’être proposé à tous ceux qui, n’ayant ni trouvé la dissymétrie moléculaire, ni découvert les organismes microscopiques, ni pénétré le secret des fermentations, ni guéri la rage, ni fait avancer la science d’un pas, ni peut-être compris ce que c’est que la science, tranchent avec tant d’assurance et un si imperturbable dogmatisme des questions qui d’ailleurs ne sont pas du domaine de la science, et donnent au monde le spectacle affligeant et scandaleux de leur orgueilleuse insuffisance.

La psychologie collective

On sait la mésaventure de ce personnage qui avait perdu son ombre ; plus malheureux que lui, c’est notre personne même que nous sommes en train de perdre. Au temps où les disciples de Cousin reconnaissaient et décrivaient les facultés de l’âme, comme autant de provinces distinctes d’un pays aux limites précises, chacun de nous était assuré de la réalité, de l’unité, de l’impénétrabilité du Moi. On était tranquille : on vivait chacun chez soi. Il n’en est plus de même, et ç’a été le rôle de la psychologie contemporaine que de dissiper cette illusion. Nous nous sommes aperçus d’abord que la plupart des idées et des sentiments dont nous nous faisions honneur et parfois honte ont été déposés en nous par la longue série des générations qui nous ont précédés ; nous avons discerné en nous tout un concert de voix lointaines ne laissant à notre propre voix que la valeur d’un faible écho. Sous l’influence de la psychologie des races et de la philosophie de l’inconscient, notre personnalité s’évanouissait dans le passé ; voici qu’elle va s’évaporant dans le présent. C’est l’affaire d’une science de fondation récente : la psychologie collective.

M. Tarde en France, M. Sighele en Italie sont les maîtres de cette science nouvelle15. Mais la psychologie collective est-elle une science ? Elle en est à ses débuts, aux premières définitions et classifications ; et, fût-elle plus avancée, on sait de reste que toute étude qui a l’homme pour objet n’est qu’imparfaitement une science. À la complexité de la nature humaine s’ajoute ici, pour rendre tout résultat plus précaire, la complexité des rapports sociaux. D’autre part, si la psychologie collective, en tant que science, est récente, elle est, en fait et en pratique, aussi vieille que la société elle-même. Ceux qui, de tout temps, ont su parler aux foules et les manier, en appliquaient d’instinct les règles ; les orateurs, les chefs d’État et aussi les auteurs dramatiques en possédaient les secrets ; Shakespeare, dans une scène fameuse de Jules César, les mettait en action avec une sûreté qui ne laisse rien à désirer ; et les écrivains de notre littérature classique si profondément sociale, ont par avance réuni pour elle une riche provision de matériaux. Enfin, il n’est aucun d’entre nous qui ne fasse au jour le jour de la psychologie collective sans le savoir ; et beaucoup des remarques que nous trouvons dans les livres de ses nouveaux théoriciens nous surprennent d’abord par leur air de banalité. Il reste que ces remarques prennent une valeur nouvelle parleur liaison en système, et qu’elles entraînent des conséquences dont le littérateur, l’historien, le moraliste et même l’homme politique peuvent tenir compte.

La psychologie collective est d’abord la psychologie des foules. Qu’est-ce donc qu’une foule ? Pour la constituer, est-il besoin d’un grand nombre de personnes et suffit-il que ces personnes se trouvent ensemble ? Ni l’un ni l’autre. Mais imaginez que plusieurs personnes qui diffèrent par le caractère, par la condition sociale, par la culture se soient groupées, en nombre d’ailleurs plus ou moins considérable, dans un même endroit ; supposez qu’elles soient réunies en vue d’un même but à atteindre et par une émotion commune. On constate alors un singulier phénomène. De cette collectivité se dégage un esprit qui n’est pas la somme de tous les esprits individuels, mais qui en est le produit, différent tout à la fois et de chacun d’eux et d’eux tous. Cet esprit collectif se substitue en chacun des individus à son esprit propre ; en sorte que, sa personnalité s’effaçant, l’individu qui fait partie d’une foule pense, sent, agit autrement qu’il n’eût fait s’il eût été laissé à lui-même. C’est là un fait attesté par toute sorte d’exemples. Consultons l’histoire : en temps de révolution, il arrive maintes fois que des hommes d’un caractère paisible s’associent aux actes violents commis par la foule ; dans les assemblées délibérantes, des membres connus personnellement pour leur libéralisme s’associent à des mesures de proscription. Au théâtre, des spectateurs dont les mœurs sont parfaitement cyniques sont en toute sincérité épris de pudeur et de saine morale. Rappelons-nous notre propre expérience : combien de fois ne nous est-il pas arrivé, au sortir d’une réunion quelque nature qu’elle fût, de ne plus retrouver en nous aucune trace de l’état d’esprit qui tout à l’heure était le nôtre ? Nous ne comprenons plus que nous ayons pu exprimer et surtout éprouver des sentiments qui, pourtant, furent bien réellement en nous. Celui qui alors applaudissait, riait, pleurait, s’indignait, il nous semble que ce fût un autre. De là vient en partie l’effet tout nouveau que nous produit le discours que nous venons d’entendre, si nous en prenons le texte pour le lire à part nous : lecteur isolé, nous le jugeons autrement que nous ne faisions lorsque nous étions mêlé à l’auditoire. C’est à cela que se ramène cette optique théâtrale dont on a fait tant d’affaire. Nous nous demandons parfois comment un directeur de théâtre a pu accepter et mettre à la scène des ouvrages dont la pauvreté nous apparaît avec évidence ; et, d’autres fois, nous nous étonnons de la fortune que font au théâtre de misérables niaiseries : le juge collectif a été impressionné autrement que le juge individuel. Un bon directeur de théâtre est celui qui, au moment où il reçoit une pièce, la lit avec les yeux et l’entend avec les oreilles du public ; inversement, un critique de théâtre digne de ce nom est celui qui, au milieu du public, résiste à l’entraînement général et conserve l’indépendance de son jugement personnel. Placé dans une foule, un homme d’esprit peut devenir un sot, un pleutre peut devenir un héros : pour le temps qu’a duré le contact, il a revêtu une personnalité étrangère ; une âme a vibré en lui qui n’était pas son âme.

Les causes de ce phénomène peuvent être indiquées sans trop de peine. Nous avons d’abord un instinct d’imitation, qui est en rapport avec nos instincts de sympathie et de sociabilité ; cet instinct, dont M. Tarde a finement analysé les procédés, nous porte à nous mettre à l’unisson de ceux qui nous entourent. Il y a en outre ici quelque chose de physiologique ; il se produit une électrisation par le contact ; même, on a observé qu’elle se produit avec moins d’intensité dans une foule assise ; la foule n’est tout à fait elle-même que lorsqu’elle est debout et en marche. Quelles qu’en soient d’ailleurs les causes, le fait est incontestable. La foule devient un être nouveau distinct des éléments qui la composent : elle a sa personnalité, elle a son âme, elle a sa manière de concevoir les idées, de ressentir les émotions, de passer enfin du sentiment à l’acte. Voilà justement la matière de la psychologie collective.

Constatons d’abord la médiocrité intellectuelle de la foule. Aucune découverte n’a jamais été due à cet être impersonnel. Dans les révolutions, ce qui lui appartient, ce sont les violences, non les nouveautés heureuses. Il n’y a pas d’exemple qu’un plan de campagne ait jailli d’une armée. S’il y a des héroïsmes collectifs, il n’y a pas de trait de génie collectif ; dans les régions de l’esprit, les foules ne peuvent s’élever très haut, elles ne peuvent que descendre très bas, et il est vrai qu’elles tombent en d’insondables abîmes de sottise. « C’est que l’acte de vertu le plus héroïque est quelque chose de très simple en soi et ne diffère de l’acte de moralité ordinaire que par le degré ; or, la puissance d’unisson qui est dans les rassemblements humains où les émotions et les opinions se renforcent par leur contact multipliant est outrancière. Mais l’œuvre de génie ou de talent est toujours compliquée. Il s’agit, avec des perceptions et des images connues, de faire des combinaisons nouvelles. » Ce qui est vrai d’une multitude, l’est même de réunions qui ne méritent pas, à proprement parler, l’appellation de foules. Presque toujours une assemblée est moins intelligente que ses membres, un conseil de guerre moins que les généraux, un jury moins que les jurés. Sitôt que les hommes sont réunis, le niveau intellectuel s’abaisse : au moins voilà une particularité qui prête à la méditation !

Pour qu’une idée parvienne jusqu’à la foule, ce n’est pas assez de dire qu’elle doit au préalable se dépouiller de tout ce qui fait son originalité, rejeter toutes les nuances qui en garantissaient la justesse. Elle ne lui devient vraiment accessible que sous la forme d’image. Cette image peut d’ailleurs être fausse, et elle est nécessairement inexacte ; peu importe, c’est elle qui frappe et qui émeut. L’émotion de chacun se communique au voisin et se multiplie par le nombre des assistants ; puis, une fois déchaînée, elle noie toutes les différences, emporte tous les scrupules, triomphe de toutes les résistances. Que l’occasion se présente, le passage à l’action suit incontinent. L’être qui réfléchit, qui se détermine suivant la raison et conserve la maîtrise de soi, admet qu’il y ait un intervalle entre la naissance de son désir et sa réalisation, entre la conception de son projet et son accomplissement. C’est ce dont la foule est bien incapable. Patienter, c’est ce à quoi elle ne peut se résigner. Elle veut se satisfaire immédiatement. Soufflez-lui la haine : elle passe sans délai au pillage, à l’incendie et au meurtre. Telle est la simplicité de ce mécanisme qui, sans presque de transition, change l’idée en image, l’image en sensation, la sensation en acte.

La foule est femme, disent les sociologues en leur langage dépourvu de galanterie ; j’aime mieux dire que la foule est un être primitif, un être enfant. Elle est à la merci de ses impressions, et, pour lui faire impression, il suffit d’un rien, d’un geste, d’un son de voix, de moins que cela. Elle s’engoue du premier beau parleur qui prend la peine de la flatter, et succombe infailliblement à la séduction. Crédule, elle s’empresse de croire tout ce que lui disent certaines gens qui savent lui parler sur un certain ton. Elle croit naïvement et absolument. Rien n’est plus facile que de l’abuser, et ceux qui s’en mêlent n’ont pas besoin de se mettre en frais d’invention : c’est merveille de voir comme les mêmes moyens, qui ont déjà servi tant de fois, sont toujours les meilleurs. Docile, elle suit où on la mène, sans savoir où et tête baissée, à moins pourtant qu’elle ne se révolte, ne s’échappe et ne se reprenne comme elle s’était donnée, sans raison. Car les images qui passent dans le champ borné de sa vision sont incohérentes et s’y succèdent sans lien. De là ses brusques revirements. Bénévole et pacifique, elle devient tout à coup impatiente, trépidante, fiévreuse : on sait quelquefois d’où vient un rassemblement, on ne sait jamais ce qui en sortira. Furieuse, il suffit d’une plaisanterie pour la désarmer : elle va pendre à la lanterne l’abbé Maury. « Quand vous m’aurez pendu, y verrez-vous plus clair ? » L’abbé est sauvé. Sérieuse, il suffit d’une drôlerie pour mettre en déroute son attention : on cite plus d’une tragédie qu’un bon mot lancé du parterre a frappée à mort. Elle tombe de l’exaltation au désespoir et son emportement se tourne en panique. Ignorant toute mesure et ne sachant ni aimer, ni haïr à demi, elle n’a que des idoles dont elle est toujours près de faire des victimes. C’est ici le domaine de la sensibilité, du caprice et des nerfs.

La foule est folle. Entendez par là qu’il y a une espèce de délire, bien connue des aliénistes, nettement classée et caractérisée, qui est le « délire en commun ». La foule est sujette à certaines hallucinations collectives. De ce qu’un fait est attesté par des milliers de témoins, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il soit faux ; mais il est possible aussi que ce soit une illusion et qui résulte précisément de la réunion de ces milliers de personnes. On constate dans la foule les mêmes troubles cérébraux dont souffrent les aliénés : folies partielles, manies, monomanies, incapacité de faire attention ou, au contraire, d’échapper à une obsession. Entendez encore que la foule présente toute sorte de traits de caractère analogues à ceux qu’on observe chez les pensionnaires des asiles spéciaux. Celui qui les domine tous, c’est un orgueil insensé. Il y a une hypertrophie du moi collectif aussi bien que du moi individuel. Les despotes ont été parfois dégoûtés par l’épaisseur de certaines flatteries : il n’est encens de si bas prix dont la foule n’ait respiré avec délices le parfum grossier. Par suite, elle est intolérante : car elle croit, dans sa monstrueuse infatuation d’elle-même, que tout lui est dû, et, dans l’ivresse de sa puissance, que tout lui est permis. D’une susceptibilité ombrageuse, elle flaire dans tout contradicteur un ennemi et regimbe au moindre avertissement. Un soupçon, une chimère, une rumeur sans consistance, le plus vain des bruits la rend malade de peur. Par peur, elle devient terroriste, et sa folie a tôt fait de dégénérer en folie furieuse et manie de destruction.

C’est surtout des foules criminelles que se sont occupés les sociologues : foules d’émeutiers, cabochiens, jacques, assommeurs des villes et des campagnes, septembriseurs, bandes de grévistes. C’est bien en effet par le danger qui émane d’elles que les foules devaient d’abord s’imposer à l’attention, et leur puissance malfaisante n’est que trop évidente. Chacun des êtres qui les composent est par nature plus porté à la malignité qu’à l’indulgence ; les sentiments haineux se propagent toujours plus aisément que les autres ; et, si l’on peut dire avec raison que chez l’homme le plus civilisé subsiste quand même et sommeille un ressouvenir de la férocité primitive, c’est dans la foule que ces instincts brutaux trouvent pour se réveiller les meilleures conditions. L’homme, alors, retourne en quelque manière à l’état de barbarie et met d’abord en commun ce qu’il y a en lui de plus profond, les instincts qui lui viennent du plus lointain atavisme. En outre, la foule n’a pas cette peur salutaire du gendarme qui nous aide si puissamment à rester d’honnêtes gens : elle a le double sentiment de la force et de l’irresponsabilité du nombre ; ce qu’elle a envie de faire, elle peut le faire ; et c’est une tentation à laquelle on ne résiste guère.

Toutefois, les crimes de la foule ne doivent pas nous rendre injustes envers elle et nous faire méconnaître les actes d’héroïsme dont elle est aussi bien capable. C’est sur une foule que les idées généreuses et les mots magnifiques d’honneur, d’abnégation, de dévouement à la patrie produisent le plus d’effet : l’individu échappe à leur prestige, non la collectivité. L’enthousiasme religieux jette les foules des Croisades dans les souffrances et les périls sans nombre des aventures « aux pays étranges ». L’élan patriotique, s’il ne suffit pas pour gagner des victoires, donne pourtant aux armées le facteur que les stratégistes reconnaissent pour essentiel, le facteur moral. Sur le champ de bataille, des troupes entières font, sans hésitation comme sans doute possible, le sacrifice de leur vie. Les foules peuvent aller à l’extrême dans le bien comme dans le mal ; c’est une force sous pression, et tout dépend de savoir dans quel sens le chef la dirigera.

Il faut en outre aux foules criminelles opposer celles que M. Tarde baptise du nom de « foules d’amour », et dont il a très justement mis en relief le rôle utile. Non certes qu’il ait grande tendresse de cœur pour la foule empressée autour d’une idole, généralement indigne de cet excès de faveur : « C’est pour Marat surtout qu’elle déploie tout son enthousiasme. L’apothéose de ce monstre, le culte rendu à son “cœur sacré” exposé au Panthéon, est un éclatant spécimen de la puissance du mutuel aveuglement dont les hommes assemblés sont capables. » Mais la foule qui se répand par les rues, un jour de fête, unie dans un même sentiment d’allégresse et dans le plaisir de sympathiser, contribue par cela même à créer les liens de la paix sociale. Plus puissant encore est le lien créé par un deuil communément ressenti. Ainsi les hommes prennent conscience de faire partie d’une même humanité. « Si l’on met en balance, écrit M. Tarde, l’œuvre quotidienne et universelle des foules d’amour avec l’œuvre intermittente et localisée des foules de haine, on devra reconnaître que les premières ont beaucoup plus contribué à tisser ou resserrer les liens sociaux que les secondes à déchirer par endroits ce tissu. » Telle est, au sujet du rôle des foules, la conclusion du sociologue.

Reste pour le moraliste à examiner une série de questions dont il semble bien que l’intérêt aigu ne puisse échapper à personne : ce sont les questions qui touchent à la responsabilité. Je ne veux pas parler de celle de la foule elle-même, prise dans son ensemble et formant par sa réunion une personne morale : elle ne fait pas doute, et c’est justement qu’on applique aux foules les dénominations de criminelle ou d’héroïque ; la personne collective est, comme l’autre, responsable de ses actes, justiciable de la loi et de l’opinion, digne d’infamie ou d’admiration. Mais, dans une action collective, que devient la responsabilité individuelle ? Est-elle supprimée, ou, si on n’admet jamais et dans aucun cas l’entière disparition de la responsabilité de l’individu, dans quelle mesure peut-on accorder qu’elle soit atténuée ?

C’est d’abord à propos du meneur que la question se pose. Toute foule a son meneur : c’est une règle qui n’admet pas d’exception. On parle de soulèvements spontanés ; mais il faut toujours que quelqu’un ait donné le signal, et, pour obscure qu’elle soit, l’existence d’un ou de plusieurs meneurs n’en est pas moins réelle. Il arrive aussi fréquemment qu’une foule absorbe son meneur ; mais c’est lui d’abord qui l’a rassemblée et mise en mouvement ; c’est par lui que s’est établie sa cohésion ; c’est lui qui souffle à la foule l’idée qu’elle adopte ensuite d’enthousiasme ; son action sur elle peut être considérable. Sa responsabilité individuelle est donc fortement engagée. Néanmoins, remarquons que, si le meneur influence la foule, il est d’autre part influencé par elle. Il n’a fait souvent que formuler les aspirations de celle-ci, après les lui avoir empruntées. Il a, lui aussi, été entraîné. « Il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef ! » Et il n’est pas toujours possible de prévoir les déformations que subira une idée pendant qu’elle va courir parmi les rangs pressés des hommes. « Une assemblée, une association, une foule, une secte n’a d’autre idée que celle qu’on lui souffle. Cette idée a beau se propager du cerveau d’un seul dans le cerveau de tous, elle reste la même… Mais l’émotion jointe à cette idée et qui se propage avec elle ne reste pas la même en se propageant. Elle s’intensifie d’après une progression mathématique. Ce qui était désir modéré, opinion hésitante, devient passion, haine, fanatisme. » Il pourrait donc, à l’occasion, être aussi injuste de rendre le meneur responsable de l’acte collectif que d’accuser un savant parce que ceux qui ont mal compris sa doctrine en ont tiré des conséquences et lui ont prêté des applications qu’il désapprouve.

Plus délicat encore est le problème, s’il s’agit non des meneurs de la foule, mais de ceux qui en ont fait partie. La foule peut-elle changer un honnête homme en assassin ; et celui-ci est-il aussi peu responsable du crime commis sous l’influence enivrante de la foule, qu’il le serait d’un crime commis sous l’empire d’une suggestion hypnotique ? Ce n’est là qu’une comparaison, et elle est empruntée aux plus récentes hypothèses médicales : nous sommes donc avertis de nous en méfier deux fois. En outre, M. Sighele, qui examine le cas dans une discussion très serrée, conteste qu’on puisse, même dans la suggestion, faire commettre à un individu un acte dont il soit totalement irresponsable. Il faut lutter contre la volonté du sujet qui se révolte et résiste plus souvent qu’il ne cède. Les médecins citent des exemples d’actes qu’ils n’ont jamais pu faire commettre à leurs sujets, et concluent que, si l’individu est absolument rebelle à une idée, il est impossible que cette idée, même suggérée dans l’état hypnotique, se change en action. L’individu n’accomplit que les actions qu’il aurait pu accomplir dans certaines conditions, à quelque moment de sa vie : l’acte commis dans l’état d’hypnotisme suppose déjà une prédisposition. En fait, les crimes commis dans les foules le sont, la plupart du temps, par des criminels d’habitude, par des fous ou par des hommes que leur métier avait familiarisés avec la vue du sang. Les autres restent coupables, tout au moins, de faiblesse. Leur responsabilité est non supprimée, mais atténuée dans une mesure qui varie avec chacun des cas.

Très différentes de la foule, la corporation et la secte en diffèrent parce qu’elles sont organisées et parce que leur existence n’est pas accidentelle. Substituer à la faiblesse des individus la force de l’association en vue de la défense d’intérêts communs, c’est la raison d’être de la corporation ; et c’est encore de perpétuer à travers le temps l’action de celui qui en fut l’initiateur. De là vient qu’à l’inverse de ce qui se produit dans la foule le niveau intellectuel de la corporation est fréquemment supérieur à celui des individus qui la composent. L’esprit de corps est, dans son essence, une force qui maintient et soutient les individus, les discipline et les moralise. Pour ce qui est de « l’esprit de secte », personne n’a oublié la puissante monographie qu’en a donnée Taine, lorsqu’il traçait la psychologie du Jacobin dans des pages qui restent un des plus parfaits modèles des études de psychologie collective.

Mais il est de la foule une forme presque nouvelle, moderne en tout cas, infiniment complexe et dont l’importance va sans cesse grandissant : c’est le « public » créé aujourd’hui par diverses causes, mais surtout par notre organisation de la presse. Tandis que les individus qui composent la foule sont massés dans un même endroit, ceux qui constituent le public sont disséminés çà et là, peuvent être séparés par des millions de lieues et ne pas se connaître. Or, entre ces êtres qui ne se touchent ni ne se voient, il s’établit des communications à distance et des influences réciproques analogues à celles que produit dans une foule le contact matériel. Physiquement séparés, ils sont unis mentalement. Ils savent qu’au même moment un même événement s’impose à leur curiosité et les passionne. Ils savent que leur opinion est partagée au même moment par un grand nombre d’hommes ; cela suffit. Chacun d’eux est influencé par tous les autres pris en masse : il prête plus de valeur à cette opinion qui a pour elle l’autorité du nombre, il s’y attache avec plus de passion, il fait d’instinct un effort pour se mettre à l’unisson de tous. Par-là s’explique l’attrait de ce qu’on appelle l’actualité ; elle nous plaît, non pas seulement parce qu’elle est rapprochée de nous dans le temps, mais à cause de l’espèce de magnétisme que lui prêtent tous les esprits fixés au même instant sur elle. Entre un article de journal que nous lisons dans son actualité et celui qui est déjà vieux d’un jour, il y a la même différence qu’entre une pièce de théâtre que nous entendons au milieu de mille spectateurs et la même pièce lue au coin de notre feu. Cette suggestion à distance s’opère inconsciemment d’un lecteur à un autre lecteur ; l’écrivain la subit, lui aussi, et de façon plus consciente. Ainsi se forme un être collectif, le public, dont la pensée s’appelle : l’opinion.

À mesure que la pensée a pu voyager plus aisément par l’espace, l’opinion a fait un progrès. Elle a bénéficié de la sécurité des routes, de la facilité des échanges commerciaux, de la multiplicité des conversations et des correspondances. Elle est devenue toute-puissante depuis que, sous la Révolution, les journaux ont pullulé. Public, opinion, presse, autant de termes quasiment inséparables. La foule est le groupement social primitif : le public, groupe abstrait, foule spiritualisée, n’a pu naître qu’après de longs siècles de vie en commun. Et sa psychologie nous importe sans doute tout particulièrement, puisque l’action de la foule n’intervient que de façon intermittente dans les affaires, tandis qu’au contraire l’opinion du public influe constamment sur la vie des peuples modernes.

Or, cette psychologie est sensiblement la même que celle de la foule ; et, à certaines nuances près, avec des différences de degré, ce qui est vrai de la foule l’est aussi bien du public. Il est un peu plus intelligent, un peu moins crédule, moins capable aussi de désintéressement et d’élan vertueux. Mais, d’ailleurs, un public peut être présomptueux, infatué de soi-même, intolérant. Et son intolérance est beaucoup plus redoutable que celle d’une foule, parce qu’elle se soutient et s’amasse pendant des années. Il a ses engouements et ses revirements, ses partis pris, ses injustices, et ce qui lui manque par-dessus tout, c’est le sentiment de la mesure. Il y a des publics fous, qui vivent sous l’empire d’une obsession, qui sont sujets à des hallucinations collectives. Il y a des publics criminels, ceux par exemple qui, par leur pression, amènent un gouvernement à prendre des mesures oppressives ou ceux qui, par leurs excitations, déchaînent une foule criminelle. Car d’un public sort une foule qui lui ressemble. « Chacun de ces grands et odieux publicistes, Marat, Desmoulins, le Père Duchesne avait son public, écrit M. Tarde, et l’on peut considérer les foules incendiaires, pillardes, meurtrières, cannibales qui ont ravagé la France d’alors du Nord au Midi et de l’Est à l’Ouest comme des excroissances, des éruptions malignes de ces publics auxquels leurs malfaisants échansons versaient tous les jours l’alcool vénéneux des mots vides et violents. » Le crime de la foule a commencé par être celui du public, et celui du public est surtout le crime du publiciste.

Notez que le public est aussi variable dans sa composition que mobile dans ses allures. Il se forme à propos et autour d’une question ; il groupe des personnes qui d’ailleurs n’avaient peut-être entre elles aucun point en commun ; il ne s’étend pas seulement aux habitants d’une même région, aux citoyens d’un même pays, mais il passe les frontières et devient international. Son unité factice, sa cohésion passagère est faite de l’inspiration de quelques meneurs. Cette unité ne tarde pas à se dissoudre, et le public se modifie, se désagrège, se transforme ou se reforme avec d’autres éléments. Le résultat est de rendre instable, compliquée et mouvante la vie des peuples d’aujourd’hui. Tandis que jadis les partis, nettement tranchés, pouvaient traverser les siècles en restant semblables à eux-mêmes et continuer de s’opposer ou de se faire équilibre, nous voyons aujourd’hui surgir tout d’un coup des partis nouveaux qu’il faut nous hâter de saluer, car nous ne les reverrons plus. Tandis que jadis la tradition fournissait à l’activité d’une nation un cadre, souple d’ailleurs et qui pouvait lui-même évoluer, le public met sa vanité à se former une opinion qui sorte des voies traditionnelles. Et de là viennent tant de surprises de la politique moderne. De là vient que, d’un bout à l’autre du monde civilisé, on voit les peuples s’échapper pour ainsi dire de leur propre histoire, renier l’œuvre pour laquelle ils ont accumulé les efforts de tant de générations, et suivre, affolés, les sautes d’un vent qui souffle on ne sait d’où.

Une science n’est définitivement constituée qu’autant qu’on en peut tirer des enseignements. Savoir n’est rien, s’il ne sert à prévoir. Aussi les initiateurs de la psychologie collective ne manquent-ils pas de déduire de leur science des pronostics pour l’avenir des peuples. Ces pronostics sont des plus rassurants. « On peut affirmer, écrit M. Tarde, que l’avenir est à une conversation tranquille et douce, pleine de courtoisie et d’aménité. » On ne s’en douterait guère. Mais, puisque M. Tarde l’affirme, il faut le croire ; nous voudrions seulement que cet avenir ne fût pas trop éloigné, afin d’en pouvoir du moins saluer l’aube. Avec le même optimisme, M. Tarde attend beaucoup des bienfaits de la presse. « J’incline à croire que les profondes transformations sociales que nous devons à la presse se sont faites dans le sens de l’union et de la pacification finales. » Nous le souhaitons avec lui ; mais, avec lui aussi, nous nous faisons assez peu d’illusions sur la valeur de ces hypothèses. Ce qui a plus d’importance, c’est de voir à qui revient, depuis que le public et l’opinion occupent la scène, le gouvernement du monde.

En effet un public, comme une foule, est parfaitement incapable de rien créer ; il ne saurait ni prendre une initiative, ni s’aviser d’aucune idée nouvelle : « Toute initiative féconde émane d’une pensée individuelle, indépendante et forte ; et, pour penser, il faut s’isoler non seulement de la foule, comme le dit Lamartine, mais du public. » Même, un public n’existe que par la volonté du meneur qui l’a fait naître, et il est à sa ressemblance. Car on a remarqué qu’une foule conserve certains traits de race, que les foules latines ou, si l’on veut, méridionales, se ressemblent et diffèrent des foules des pays du Nord. Il n’en est pas de même du public qui reflète uniquement l’humeur et l’esprit du publiciste. Celui-ci peut d’ailleurs retenir longtemps son public et c’est par là qu’il se distingue du meneur de foule. Le journaliste en renom est comme le comédien en réputation : il dure, tandis que passent autour de lui, se succèdent et s’usent les hommes d’État. On lui pardonne de vieillir. On lui pardonne jusqu’à ses palinodies, ou plutôt, telle est ici la force d’une espèce d’envoûtement ! on ne s’en aperçoit pas. C’est ce que prouve le cas de tant de lecteurs qui ne cessent pas d’être de l’opinion de leur journal, encore que leur journal en change assez souvent. D’autre part, les progrès modernes et l’outillage perfectionné de la presse ont pour résultat de mettre à la disposition de l’homme entreprenant et hardi des moyens tout nouveaux et d’une puissance inouïe pour manifester, répandre, propager sa pensée. Rien d’ailleurs ne s’oppose à lui ; il ne trouve devant lui, grâce à l’universel nivellement, aucun obstacle, et il peut à son gré, suivant son caprice ou son intérêt, créer les mouvements de l’opinion.

Ainsi tout est remis entre les mains de quelques meneurs et le vieil adage continue de se vérifier, à savoir que tout le genre humain vit pour quelques hommes. Cela est plein de conséquences, parmi lesquelles il peut en être de fâcheuses ; car encore reste-t-il à savoir qui seront ces quelques hommes et qui mènera les meneurs. Bornons-nous à indiquer la conclusion piquante, et d’ailleurs logique, à laquelle on aboutit quand on vient d’étudier l’importance grandissante de la vie et de la pensée en commun : c’est que le temps de la démocratie, du suffrage universel et de la vulgarisation à outrance, Père des foules et du public marque, de l’aveu des maîtres de la psychologie collective, l’avènement du pouvoir sans contrepoids de l’individu.

Les crimes passionnels

« Qui comptera les tasses de poison, les coups de poignard et les coups de revolver que l’amour a fait donner, les bols de vitriol qu’il a fait jeter, les nœuds coulants qu’il a formés ?… » Cette statistique imposante et instructive, M. Louis Proal n’a pas même essayé de la dresser dans son livre sur le Suicide et le Crime passionnels 16, puisqu’il serait plus facile de compter les arbres de la forêt ou les cailloux du rivage. Toutefois, il a réuni un ensemble de faits qui est très propre à nous renseigner sur quelques-unes des manifestations les plus curieuses et les plus communes de la passion célébrée par les poètes.

Ce sont, comme dans une vision d’hôpital ou de champ de carnage, des corps meurtris, lacérés, déchiquetés, des plaies béantes, des membres brisés, des blessures d’où s’échappent des flots de sang. Des hommes, des femmes, de tout âge et de toute condition, des jeunes filles, des enfants même se précipitent par-dessus le rebord des fenêtres ou le parapet des ponts, allument des réchauds, vident des fioles de laudanum, se défoncent la tête à coups de pistolet, la poitrine à coups de couteau, ou bien, pareils à des fauves, la tête congestionnée, les yeux fous, voyant rouge, ils s’acharnent contre l’être que tout à l’heure ils couvraient de leurs baisers, et, poussant des cris de rage où se mêlent d’étranges soupirs, ils redoublent les coups sans que la vue même de leur victime étendue à terre et morte puisse apaiser leur frénésie. Et celui qui conduit cette danse, plus macabre que l’autre, c’est l’enfant divin, l’Amour, volupté des hommes et des dieux !

En composant ce recueil de toutes les variétés du crime passionnel, M. Proal n’a pas cherché le seul plaisir d’étaler sous nos yeux les tableaux d’une sorte de musée des horreurs ; mais à l’aide des observations qu’il a pu faire à l’audience ou dans son cabinet de juge d’instruction et de procureur de la République, il s’est efforcé d’étudier la psychologie de l’amoureux criminel, de la femme délaissée, de l’assassin par jalousie, du meurtrier par honneur, du suicidé par amour contrarié. Magistrat lettré, il a voulu rapprocher des types créés par la littérature les exemples fournis par la réalité. « La peinture de l’amour, de ses égarements et de ses crimes est le principal objet du théâtre. Il y a peu de tragédies sans meurtre et sans suicide d’amour. Dans Andromaque, par exemple, il y a un meurtre, celui de Pyrrhus, et deux suicides, ceux d’Oreste et d’Hermione. Dans Bajazet, il y a trois meurtres, ceux de Bajazet, de Roxane et d’Orcan, et un suicide, celui d’Atalide. C’est une tuerie. La plupart des héros de théâtre sont des héros de cour d’assises. La littérature copie le crime passionnel, comme le crime passionnel copie la littérature. Pour savoir si la peinture littéraire du crime d’amour est fidèle, il n’est donc pas inutile de rapprocher les assassins amoureux que nous montre le théâtre des assassins amoureux que juge la cour d’assises… Après tous les commentaires qui ont été donnés sur le théâtre de Corneille et de Racine, j’ose espérer que ce commentaire par la cour d’assises ne manquera pas d’intérêt. »

Ce que peut avoir de déplaisant et de pénible ce « commentaire par la cour d’assises », on le devine aisément. Je me hâte de remarquer qu’il fait tort à la plupart des œuvres auxquelles on l’applique, et que le principe même n’en saurait être accepté. L’atmosphère morale de nos tragédies, celle du théâtre antique ou celle des drames de Shakespeare, n’est pas l’atmosphère des tribunaux. Entre Hermione et l’ouvrière vitrioleuse, entre Othello et le garçon qui plante son tranchet dans le dos de sa maîtresse, il y a des différences essentielles et qu’on supprime arbitrairement pour rendre l’assimilation possible. Recherchant les causes des crimes passionnels, M. Proal indique surtout l’imitation des types littéraires ; c’est même la seule sur laquelle il insiste : si une moitié de son livre est réservée à énumérer et décrire les crimes passionnels, l’autre moitié est consacrée à en étudier la contagion par le roman et par le théâtre. Peu à peu on est amené à conclure que, si le cœur humain n’avait pas été perverti par la littérature, jamais le crime n’eût souillé la face du monde. On s’attend que l’auteur va requérir contre les écrivains de théâtre et les conteurs, et les citer à la barre comme accusés de complicité de meurtre. Autant vaudrait contester à la littérature le droit d’exister. Elle nous doit une image fidèle de la vie, et si les passions de l’amour ne sauraient être l’unique sujet de ses peintures, on serait pareillement embarrassé pour lui interdire une matière aussi riche en émotions que fertile en enseignements. Les écrivains qui nous parlent d’amour s’engagent du même coup à en parler avec vérité : s’ils ne nous en montraient que les charmes et non les hontes, c’est alors qu’ils feraient œuvre mauvaise. Qu’ils comprennent donc leur responsabilité ! elle est grande. Qu’ils se soucient de leur dignité ! Elle a tôt fait d’être compromise. Qu’ils mesurent les limites où les enferment et les intérêts de la morale et les conditions mêmes de leur art ! Mais qu’ils maintiennent leur droit, un jour contre les anathèmes des théologiens, un autre jour contre les condamnations des criminalistes et des juges d’instruction dans l’exercice de leurs fonctions.

Ces réserves indiquées, il n’est que juste de reconnaître ce qui fait la valeur du livre de M. Proal. Il aide à mettre en lumière l’absurdité d’un sophisme aujourd’hui presque universellement répandu. Dans la classification des crimes, on s’accorde à faire au crime passionnel une place à part : on le range dans une catégorie d’exception et de faveur. On convient que ce n’est pas un crime pareil aux autres, et que le meurtrier par amour ne saurait être confondu dans la foule des meurtriers. On s’intéresse à lui, on le plaint, on l’excuse ; ce n’est pas assez de dire qu’il peut compter sur beaucoup d’indulgence, il devient objet de sympathie et d’admiration. À peine les journaux nous ont-ils appris qu’un amant a frappé mortellement sa maîtresse, et pour peu que le crime se soit commis dans des conditions qui en augmentent l’atrocité, il se remue au fond des âmes on ne sait quelle sentimentalité trouble. Des gens parfaitement honnêtes, dont la conduite est irréprochable et le jugement droit, se surprennent à être plus émus qu’indignés. Des femmes attachées à leurs devoirs, fermes sur les principes, et qui ne sont pas dénuées de délicatesse morale, se rencontrent dans une même fièvre de curiosité avec le bataillon des femmes galantes et l’armée des détraquées avides de sensations. Vienne le jour des débats, la salle s’emplira d’une foule où toutes les classes de la société seront représentées et communieront dans une même angoisse. Et douze bourgeois pacifiques, amis de l’ordre et de la régularité des mœurs, rapporteront un verdict d’acquittement.

Cette sympathie pour le crime passionnel, c’est elle dont on peut dire qu’elle a ses origines dans la littérature : entendez, dans celle d’aujourd’hui. Car il s’est de tout temps commis des crimes par amour et de tout temps la littérature les a représentés ; mais elle ne les glorifiait pas. Ici même il est nécessaire de marquer une différence et de mettre notre littérature classique hors de cause. Les personnages que l’amour rend criminels, notre tragédie les présente comme les victimes d’une sombre folie : elle en fait des monstres, non pas des héros. Elle considère que la passion est un fléau, attendu qu’elle nous enlève la maîtrise de nous-mêmes et qu’elle nous fait, jusque dans nos actes, subir « passivement » une impulsion étrangère à notre raison et à notre volonté, c’est-à-dire à nous. La passion est une cause de diminution de l’être. Bien loin qu’elle l’élève au-dessus de lui, elle le fait déchoir et elle l’abaisse. Telle est la vérité, celle que proclame le bon sens. On a commencé à s’en écarter depuis que Jean-Jacques Rousseau nous a proposé de voir dans la passion une vertu. De ce renversement des notions tout le reste a suivi, et de ce sophisme initial toute une série de conséquences a découlé logiquement.

Pour l’école romantique l’amour ne mérite son nom, que s’il est un amour passionné ; nous sommes loin du temps où Pascal affirmait que l’amour et la raison, ce n’est qu’une même chose : au contraire, la folie devient une condition essentielle de l’amour et elle fait partie de sa définition. Démesuré, violent, absorbant tout l’être, brisant tous les obstacles, renversant toutes les lois, cet amour frénétique ressemble à une attaque : c’est un « cas » proposé aux études de la science aliéniste. D’autre part, les romantiques se font un jeu d’embellir et de poétiser le crime : meurtre et suicide leur semblent infiniment louables ; ils se plaisent à mettre en scène les types nouveaux et extravagants de l’assassin vertueux et du bandit héroïque. Par un enchaînement naturel, ils en viennent à conclure que l’amour trouve dans le meurtre sa suprême expression. Il faut un crime à une grande passion. Celui dont l’amour recule devant le meurtre, celui-là ne sait pas aimer. L’amour se prouve par sa criminalité. C’était l’avis de Stendhal. Il ne se lasse pas d’enregistrer les plus vulgaires faits divers et de les exalter pour la beauté qu’il y trouve. « Cette nuit, il y a eu deux assassinats. Un boucher presque enfant a poignardé son rival. L’autre assassinat a eu lieu près de Saint-Pierre, parmi les Transtévérins ; c’est aussi un mauvais quartier, dit-on, superbe à mes yeux ; il y a de l’énergie, c’est-à-dire la qualité qui manque le plus au xixe  siècle. » Nulle part autant qu’en Italie il ne constate de facilité et de promptitude à tirer le poignard, et c’est bien pourquoi l’Italie est pour lui la terre d’élection.

De tous ces paradoxes débités en cent façons, répandus par le livre, par le théâtre, par les journaux, mis en aphorismes par les beaux esprits à prétentions de penseurs, en analyses quintessenciées à l’usage des délicats, en drames et en romans feuilletons à l’usage du peuple, un faux idéal s’est dégagé. L’homme qui a pu aimer jusqu’au crime, on pense qu’il était plus que d’autres capable d’amour. C’était un privilégié, un être d’élite. Quelle était la violence d’un amour qui pouvait se porter à de telles extrémités, et quelle en dut être la douceur ! Quelles caresses que celles qui, si tôt, pouvaient se changer en menaces ! Quelle volupté que celle dont l’ivresse fut exaltée par le voisinage du danger ! Pour nous, qui sommes restés à l’abri de ces tempêtes et de ces fureurs, nous pouvons bien nous applaudir d’une tranquillité qui a son charme ; mais avouons que, faute d’avoir souffert de ces sublimes égarements, nous aurons ignoré le grand amour !…

Or, il y a beaucoup de sortes d’amour et qui n’ont entre elles d’autre rapport que d’être désignées par le même nom. C’est une duperie de vouloir les imposer pareillement à notre admiration, comme si nous devions juger de la même manière ce qu’il y a en nous de plus noble et ce qu’il y a de plus bas. L’amour peut être un sentiment dans lequel nous mettons le meilleur de notre âme et les aspirations les plus relevées de notre nature. Il est fait de ce besoin que nous avons de ne pas être à nous-mêmes l’unique fin de notre existence, mais de nous détacher de nous, de mourir à nous pour revivre en autrui. L’oubli de soi, le dévouement, l’esprit d’abnégation et de sacrifice en font partie intégrante. Cet être que nous préférons à nous-mêmes, nous voulons lui plaire, au beau sens du terme, c’est-à-dire que nous voulons mériter son estime et nous rendre dignes de lui. Nous sommes donc induits à nous réformer, à corriger en nous ce qu’il y avait de défectueux ; et forts d’une énergie nouvelle, nous devenons capables de grandes choses. Nous marchons plus sûrement sur la route et nous y parvenons plus haut, parce que devant nous une étoile brillait… L’amour ainsi entendu, et celui-là seulement, est admirable. Mais ce n’est pas cet amour-là qui devient meurtrier.

Dans l’amour qui tue le premier élément que nous apercevons, c’est le désir des sens. L’amour sensuel, voilà celui qui rend méchant, haineux, violent. Un lien étroit rattache la volupté à la cruauté : les preuves qui l’attestent ne sont que trop nombreuses et trop éclatantes ; on les puiserait à pleines mains dans l’histoire. Les cultes voluptueux de l’antiquité s’accompagnaient de scènes sanglantes. Les princes les plus fameux par leur cruauté l’ont été aussi par leur frénésie de jouissance. Le débauché est méchant : une des formes de la débauche consiste justement à aviver le plaisir par le spectacle de la souffrance. C’est ici que les faits recueillis par le juge d’instruction peuvent servir d’utiles renseignements : « Le désir de la possession est quelquefois si violent qu’il s’irrite d’un simple retard. J’ai observé, rapporte M. Proal, le cas d’un jeune homme qui a tué sa fiancée parce qu’elle refusait de se donner à lui avant le mariage. La mère de la jeune fille lui ayant fait observer qu’il l’aurait à Pâques, il répondit : “À Pâques, c’est trop tard, je ne puis pas attendre…” L’homme devient féroce pour satisfaire ses désirs sexuels ; il prend le couteau pour frapper la femme qui lui résiste, comme le mâle chez les animaux se sert de ses ongles et de ses dents pour soumettre la femelle à ses désirs ou se venger de sa résistance. » Il est naturel qu’il en soit ainsi : je veux dire que cela est dans la nature. Car c’est ici l’obscure région où ne brille aucune lueur d’humanité supérieure. Ce que nous y trouvons, réduites à elles seules et unies ensemble, ce sont ces forces aveugles et brutales disposées par la nature en vue de la conservation de l’espèce : l’instinct du meurtre par lequel l’être se protège contre ce qui lui fait obstacle, l’instinct du sexe par lequel il se reproduit.

Un second élément est l’amour-propre avec toutes ses nuances, depuis l’orgueil jusqu’à la fatuité. Comme nous nous adorons nous-mêmes, nous ne pouvons ni supporter, ni même comprendre qu’on ne rende pas à notre personne le même culte que nous lui décernons. Qu’on nous compare à d’autres et que ce ne soit pas pour nous préférer, voilà une idée qui ne nous entre pas dans l’esprit. Pour ne pas apercevoir cette éclatante supériorité qui est en nous et qui nous distingue du reste de l’univers, il faut donc qu’on le fasse exprès et qu’on y mette de la malice. Nous n’admettons pas qu’il y ait en nous quelque chose qui puisse déplaire, ou, si par malheur nous le découvrons, c’est alors que notre fureur ne connaît plus de bornes. Est-ce bien moi qu’on repousse, moi qu’on dédaigne, moi qu’on trahit ? Je consens à avouer que j’aime, et cet amour que j’offre, au lieu de l’accepter avec des démonstrations de joie et un débordement de reconnaissance, on le refuse, comme si toute la félicité de la terre n’y était pas contenue ! Quel outrage et qui mérite bien d’être puni ! Ou c’est après expérience faite qu’on déclare ne pas avoir trouvé dans cet amour toutes les satisfactions annoncées. Une femme que j’ai tenue dans ces bras que voici n’est pas désormais possédée par mon image et pour toujours vibrante du plaisir qu’elle me doit ! Elle s’inquiète, et, songeant que l’amour n’eût pas trouvé de si ardents panégyristes, s’il ne procurait de plus vives jouissances, elle les demande à un autre. Quoi de plus humiliant pour mon amour-propre ? Quelle blessure plus directe et plus intime ? Quelle injure plus insupportable que celle qui atteint en moi précisément ma vanité de mâle ? Si encore nous étions seuls à connaître l’affront qui nous est fait ! Mais d’autres en seront informés. Ces autres, nous croyons les voir qui se moquent de nous. C’est notre rival, ce sont des indiscrets, c’est un public toujours avide d’entendre conter les mésaventures de ce genre, et prêt à s’en égayer. Des yeux sont sur nous dont nous sentons le regard malicieux et hostile. Puisque ces yeux réclament un spectacle, on leur en donnera donc un et qui vaille la peine. Mieux vaut passer pour odieux que pour ridicule. La douleur de l’affront peut disparaître dans les satisfactions du cabotinage.

L’exaspération de l’orgueil est plus fréquente chez l’homme, la jalousie est plus commune chez la femme. La jalousie est généralement tenue pour une preuve d’amour. En fait on constate que la jalousie peut exister sans l’amour. Une femme est jalouse d’un mari qu’elle n’aime pas ; un mari punit l’infidélité d’une femme qu’il délaisse. Bien plutôt la jalousie est un indice de caractère : elle trouve son aliment dans l’humeur de ceux qui l’éprouvent, beaucoup plus souvent que dans les actes de ceux qui l’inspirent. Un jaloux est un maniaque toujours prêt à prendre pour des réalités les chimères que forge son imagination. M. Proal cite l’exemple d’un mari de cinquante-neuf ans qui, jaloux de sa femme âgée de cinquante et un ans et dont il avait dix enfants, la frappa de quinze coups de poignard, bien qu’elle ne lui eût jamais donné le moindre motif de soupçonner sa conduite. La jalousie est ensuite et surtout un effet de l’égoïsme. « Malheureuse avec moi, plutôt qu’heureuse avec un autre ! » c’est le mot que nous arrache la jalousie ; et c’est donc que nous n’aimions en autrui que nous-mêmes et notre propre plaisir.

Enfin le crime passionnel dénote toute sorte de traits de caractère, sauf un pourtant, qui est l’énergie. Ceux qui tuent par amour sont ceux qui, à l’occasion, tueraient pour d’autres causes. Il arrive souvent que leur casier judiciaire fût déjà abondamment rempli. Ils sont de tempérament brutal : la colère leur met aussitôt une arme à la main ; ils saisissent celle que leur profession tient à leur portée. Il paraît que les cordonniers figurent en belle place sur la liste des crimes passionnels : ce n’est pas sans doute que les cordonniers soient les plus amoureux des hommes ou les plus énergiques, mais ils appartiennent à une classe sociale où les discussions ont tôt fait d’engendrer les coups. Chez les femmes, chez les jeunes filles, chez les enfants, si ce n’est pas la poussée du sang qui conduit au meurtre et au suicide, c’est la prédominance des nerfs. On remarque qu’il y a un rapport entre la recrudescence des crimes passionnels et le développement du nervosisme. Le nerveux, en effet, est à la merci de ses impressions. Il s’émeut, il souffre, il est incapable de réagir. Tantôt il devient la proie de l’idée fixe, et il ne trouve pas en lui la force suffisante pour en écarter l’obsession ; tantôt il cède à l’impulsion immédiate, et il ne parvient pas à mettre entre elle et l’acte qui suit le temps nécessaire à la réflexion. Dans les deux cas, c’est la volonté qui, anémiée, atténuée, impuissante, n’a pas rempli sa fonction. Brutalité ou nervosisme, violence ou impressionnabilité maladive, ce sont autant de noms de la faiblesse.

Sensualité qui voisine avec la cruauté, amour-propre blessé, égoïsme déçu, brutalité du tempérament, exaspération des nerfs, défaillance de la volonté libre, voilà ce que l’analyse révèle chez les auteurs de crimes passionnels ; ce qu’elle n’arrive pas à trouver parmi les éléments dans lesquels leur acte se décompose, c’est un atome de véritable amour.

Une fois dépouillé de sa poésie mensongère, privé de sa fausse auréole, ramené à ses causes véritables et réduit à sa laideur foncière, il reste à apprécier le crime passionnel, comme on fait tous les crimes, au double point de vue du danger social et de l’infraction à la loi morale. Heureux, en vérité, les assassins par amour, puisqu’ils trouvent auprès des juges eux-mêmes, et des moins suspects de prévention en leur faveur, des excuses inattendues ! M. Proal les déclare moins dangereux que d’autres, car, dit-il, ils ne recommencent pas. Cette catégorie n’a pas de récidivistes. Une femme peut dormir sans crainte auprès de l’amant qui a tué la maîtresse qu’elle remplace ; qui a empoisonné n’empoisonnera pas ; le crime passé est ici une garantie pour l’avenir. Faible garantie ! Puisque, les mêmes conditions se trouvant réunies, les mêmes causes produiraient les mêmes effets. Il y suffirait d’une occasion. Pour établir d’ailleurs le danger du crime passionnel, il n’est pas nécessaire que l’assassin recommence, et c’est bien assez qu’il ait commencé ! Songez en effet que, contre le criminel de profession nous sommes en garde et nous avons certains moyens de défense : il y a des verrous aux portes et des policiers au coin des rues. Contre les excentricités de l’amour, la société n’est ni avertie, ni armée. Car la violence qui couvait au fond du cœur du futur meurtrier, rien ne faisait prévoir qu’elle dût un jour éclater. Voici donc un homme dont le caractère semblait sociable, dont les mœurs étaient régulières, la conduite droite et raisonnable. Il a toujours vécu dans un milieu honnête : il a reçu l’éducation des principes et celle de l’exemple. Il est entouré de tout ce qui rend la vie plus agréable et plus facile : fortune, élégance, distinction de la naissance et du rang. Il est dans toutes les conditions qui doivent faire qu’on ne soit pas même effleuré par la tentation du crime, et qu’on se tienne parfaitement tranquille dans une société où l’on occupe une place si confortable. Supposez qu’une lubie d’amour lui passe par la tête. Ce n’est plus un homme que vous avez devant vous, c’est un forcené qui frappe au hasard. Le crime passionnel est celui qui, sans antécédents, sans préparation, sans apprentissage, éclate tout à coup : c’est en ce sens qu’on n’en imagine pas de plus dangereux.

Aussi bien l’existence même de la société est liée à un principe : c’est que l’individu n’a pas le droit de se faire justice. Dans l’état de barbarie, l’individu venge son injure personnelle ; dans l’état de civilisation, il délègue à la communauté le soin de réparer le tort qui lui a été fait. Le créancier n’a pas le droit de se venger du débiteur qui n’acquitte pas sa dette, ni le débiteur n’a celui de se venger du créancier qui le fait poursuivre. Le patron n’a pas le droit de se venger du domestique qui l’a mal servi, ni le domestique du patron qui l’a renvoyé. Où donc la femme prendrait-elle le droit de se venger de l’amant qui l’a trahie ? Où, le mari de tuer la femme qui l’a trompé ?

Signalons en passant une erreur communément accréditée et que répètent à l’envi tous les littérateurs qui s’occupent de la question de l’adultère. Comme le remarque M. Proal, parmi les erreurs juridiques qui circulent dans le monde, il n’en est pas de plus répandu que celle qui attribue au mari le droit de tuer sa femme et son complice surpris en flagrant délit d’adultère. Il cite l’exemple d’un mari qui, ayant assassiné l’amant de sa femme et tenté de tuer celle-ci, déclara à l’instruction qu’il avait agi conformément à la légalité, puisqu’il avait sur eux droit de vie et de mort. Cette erreur a servi de base à l’argumentation d’écrivains même instruits et fourni le dénouement de vingt pièces de théâtre. Dans le Supplice d’une Femme, le mari dit à l’amant : « J’ai interrogé la loi et lui ai demandé quels moyens elle m’offrait. Je puis vous tuer, elle et vous. » Dans Diane de Lys, le mari refuse de se battre avec l’amant. « À quoi bon me battre avec vous, demande-t-il, quand j’ai le droit de vous tuer ? » Et il le tue. Dans l’Affaire Clémenceau et dans la Femme de Claude le mari tue également en vertu de son droit. Mais quoi ! Ce droit n’existe pas. La loi le conteste en termes exprès ; et l’erreur des romanciers réformateurs et des dramatistes sociologues vient de ce que, par ignorance du langage juridique, ils ont mal interprété ces termes. La loi déclare que « le meurtre commis par l’époux sur son épouse ainsi que sur le complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable ». Or, l’excuse ne supprime pas la culpabilité : elle l’affirme bien plutôt et sert uniquement à abaisser la peine. On peut même croire que, si le législateur a admis ici l’excuse, c’est pour atteindre plus sûrement le mari coupable de meurtre : il a prévu le cas où, plutôt que d’appliquer une peine trop rigoureuse, les tribunaux préféreraient renvoyer le mari indemne. Alexandre Dumas fils s’était fait le grand théoricien de la vengeance sentimentale. Il en a déterminé les circonstances et réglé les conditions. — Homme, si tu as épousé la guenon de Nod, tue-la ; femme, si tu as épousé le vibrion, tue-le ! — Cette légitimité ou cette légalité de l’assassinat a été son principal argument pour réclamer le rétablissement du divorce. Du jour, affirmait-il, où le mari pourra répudier la femme adultère, il n’aura plus de raisons d’exercer contre elle son droit de vengeance. L’expérience n’a pas justifié ces prévisions. Le divorce a été rétabli : on a continué de frapper l’infidèle. Le nombre des divorces augmente tous les jours : le nombre des vengeances maritales ne diminue pas. C’est que, la vengeance n’ayant jamais été un droit, elle n’a pu être remplacée par l’exercice d’un autre droit. Et c’est que, la vengeance n’ayant jamais été un acte raisonnable, elle continue à se passer de raisons : elle n’est qu’un effet de la colère qui se satisfait par le meurtre.

Encore la loi sociale peut-elle attribuer une « excuse » au meurtrier ; la loi morale ne lui en connaît pas. Le commandement est formel : « Tu ne tueras pas » ; hors le cas de légitime défense, quiconque y contrevient abdique son caractère d’homme. Attenter aux jours d’autrui, ce n’est pas toujours tuer sa victime, mais c’est sûrement tuer en soi la personne morale. Cette personne morale ne subsiste, elle n’a été créée que par la domination de la volonté sur l’instinct. Les médecins eux-mêmes en tombent d’accord. « Les centres supérieurs, qui résident dans la région frontale, dit le docteur Magnan, règlent et modèrent les appétits et les instincts, qui ont pour base organique la vaste région située en arrière de la pariétale ascendante. » Qui donc prétend que la morale n’a pas de secours à attendre de la physiologie ? Et que souhaitent les moralistes les plus sévères, si ce n’est d’imposer un frein aux désordres qui ont pour théâtre « la vaste région située en arrière de la pariétale ascendante » ? Les religions, les morales, les codes et les catéchismes n’ont d’autre objet que d’augmenter chez nous la force de résistance à cette poussée d’en bas. Les idées de devoir, de justice, de charité, de pitié, ces créations de notre esprit, n’ont d’autre objet que d’y faire contrepoids. La civilisation les développe à travers le monde et l’éducation les développe chez l’individu. À mesure que nous y sommes plus fortement attachés, nous devenons davantage des hommes. C’est tout ce travail, accompli en vue de substituer à l’état de nature l’état d’humanité, qui se trouve défait d’un seul coup dans la minute du crime ; et c’est bien pourquoi, dans cette minute, nous retombons exactement au rang de la brute.

Une considération ajoute encore à l’odieux du crime passionnel. C’est le seul qui n’ait pas son origine dans la nécessité ou tout au moins dans la poursuite d’un avantage matériel. À vrai dire, tel est bien l’argument que font valoir en sa faveur ses avocats. Comment comparer, demandent-ils, celui qui assassine pour s’approprier le bien d’autrui et celui qui frappe pour venger son honneur ? Dans l’acte du premier, il n’y a rien que les plus vulgaires mobiles ; l’acte du second peut être une erreur, c’est une erreur où il entre de la générosité. Telle est l’opinion des jurés qui, propriétaires petits ou grands, n’admettent pas que la propriété puisse être menacée. M. Proal, en la reproduisant et en la prenant à son compte, montre à son tour qu’il ne parvient pas à se dégager entièrement lui-même du préjugé sentimental qu’il travaille à combattre. En effet, parmi tant de droits qu’on invoque aujourd’hui et pour lesquels on a inventé des formules inattendues, s’il en est un qui mérite d’être au moins discuté, c’est le droit à la subsistance. Nous n’avons peut-être ni le droit à l’insurrection, ni le droit à la diffamation, ni le droit à l’amour, mais nous avons le droit de ne pas mourir de faim. La famine, qui fait sortir le loup du bois, met un couteau dans la main de l’homme. On tue pour voler quarante sous. La vie sociale a créé toute sorte de besoins factices. Ils conspirent avec la paresse, avec les mauvais exemples, avec d’autres excitations pour mettre le voleur sur le chemin du meurtre. Le crime passionnel se suffit à lui-même et trouve sa fin en lui.

Dans quelle mesure enfin est-il juste de prétendre que dans le crime passionnel la responsabilité soit atténuée ? On compare l’ivresse de la vengeance à celle du vin ; mais l’ivrogne reste coupable d’avoir bu. On compare la fureur de la passion à un accès de folie ; on parle d’impulsions irrésistibles ; mais l’impulsion irrésistible n’est pas un fait constaté, c’est une hypothèse que ceux-là surtout qui en bénéficient ont intérêt à mettre en circulation. Dans la plupart des cas, le crime passionnel a exigé un temps de préparation, des combinaisons qui nécessitent le concours de la volonté. D’ailleurs, la théorie de l’irresponsabilité ne se limite pas au crime par amour, et il y a toute une école qui prétend ne voir dans les assassins que des malades, dignes d’être soignés plutôt que d’être punis. C’est la question même du droit de punir qui se trouve ainsi mise en jeu : elle est trop grave pour que nous songions ici à l’aborder. Au surplus, pour atténuer la responsabilité du criminel d’amour, tout ce qu’on trouve de mieux, c’est donc de l’assimiler à l’ivrogne ou au fou furieux. Cela nous suffit, notre dessein n’étant que de ruiner le préjugé qui fait du crime passionnel un « beau crime ».

Ce préjugé n’est pas à la veille de disparaître : il est trop enraciné dans les esprits ; trop de causes, et de trop puissantes, concourent à l’entretenir, puisqu’il trouve une complicité dans les plus mauvais de nos penchants. C’est une raison de plus pour le dénoncer, et c’est bien pourquoi nous avons tenu à signaler le livre de M. Proal. Les mots eux-mêmes contribuent ici à accréditer l’erreur, et le langage sert à la répandre. En parlant de crime d’amour, on fait bénéficier le crime de tout ce que le nom seul de l’amour éveille en nous de souvenirs tendres et d’émotions poétiques. Mais dire qu’on tue par amour, c’est abuser des mots, et l’amour n’est ici que le prétexte ou le prête-nom : le fait est qu’on tue par férocité, on tue par vanité, on tue par suggestion maladive, on tue par cabotinage, on ne tue pas par amour. Le crime passionnel est pareil aux autres : il est signe, non de sensibilité ou d’énergie, mais de bestialité ; il a pour cause l’explosion des pires instincts que tout le travail des siècles n’a pu supprimer ; il est le réveil effroyable de la brute qui sommeille au fond de nous. Et la curiosité qu’il excite, le frémissement de sympathie par lequel on l’accueille, l’indulgence dont on le fait profiter, ce sont autant de preuves que, sous le vernis de notre civilisation, sous la parure de nos élégances, et chez ceux ou celles qui se croient le plus à l’abri des faiblesses et des souillures, subsiste quand même la tare originelle de notre nature.

Barbey d’Aurevilly

Jules Barbey d’Aurevilly touchait à l’extrême vieillesse lorsqu’il vit briller pour lui les premiers feux de la gloire : il était définitivement classé parmi les curiosités de Paris. De tout temps, on s’était retourné dans les rues sur son passage : son accoutrement faisait la joie des badauds. Mais peu à peu on arrivait à mettre un nom sur ce portrait descendu de son cadre. Le nom sonnait bien, la figure ravinée semblait porter dans ses sillons la trace d’orages anciens, l’allure était cavalière, la voix était martiale, le chapeau à rebords de velours cramoisi était d’un mousquetaire, la cravate de dentelles était d’un gentilhomme, la redingote à jupe bouffante et le pantalon collant à galon d’or étaient d’un dandy. Le tout formait un composé qui réjouissait par l’incohérence. Paris a pour ceux qui l’amusent des trésors de sympathie. Une légende se créait, favorisée par l’obscurité dont s’enveloppaient les origines et une bonne partie de la carrière de ce singulier personnage. On savait, en gros, que ce gentilhomme était un homme de lettres. Mais comme d’ailleurs ses romans n’avaient eu que peu de lecteurs, et comme on n’avait jamais fait grande attention aux éclats de sa critique, le champ était libre pour les chasseurs de renommée. L’obstination est une vertu : celle de Barbey d’Aurevilly allait avoir sa récompense. Des jeunes gens, en quête d’un ancêtre, avaient l’œil sur lui. Il allait passer grand homme et chef d’école. On était en train de le découvrir. Il mourut sur ces entrefaites, car il était âgé de plus de quatre-vingts ans.

Peut-être eût-il été à souhaiter pour la mémoire de Barbey d’Aurevilly que sa renommée ne sortît pas de ce propice demi-jour, et que sa figure continuât de baigner dans les brumes de la légende. Ses amis en ont décidé autrement. On a réédité ses romans. La publication de son œuvre critique, qui comprend déjà une vingtaine de volumes, se continue. Enfin il a trouvé un biographe. Un lettré normand, M. Eugène Grelé17, consacre à la vie et à l’œuvre de son compatriote un consciencieux travail dont la première partie vient de paraître Le devoir d’un biographe est de substituer partout à la légende la réalité, à la fiction le vrai qui est souvent plus merveilleux. M. Grelé n’y manque pas. Grâce à lui, les années de jeunesse du mystérieux dandy de lettres n’ont plus pour nous de secret. Nous lui devons de connaître l’homme tel qu’il était au naturel et au vif, avant le déguisement. La comparaison est des plus divertissantes.

Il ne s’appelait pas d’Aurevilly. Ce nom, qui n’est qu’un nom de terre, appartenait à un de ses oncles ; pour sa part, il était fils de Théophile Barbey, et il avait dépassé la trentaine qu’il n’avait pas cessé de s’appeler Barbey, comme père et mère. Il n’était pas gentilhomme. Les Barbey n’étaient de petits propriétaires terriens qui n’avaient jamais possédé ni titres, ni charges, ni offices, jamais paru à la cour et jamais frayé avec la noblesse de la contrée. Il n’a jamais tenu une épée. Tout jeune, il avait éprouvé quelque velléité de se faire soldat ; mais la prudence de sa famille contraria ses instincts belliqueux. Comme guerrier, ses états de service se réduisent à avoir fait partie de la garde nationale et refusé de monter sa garde. Il n’a pas davantage bataillé dans les rangs de la jeunesse catholique et royaliste de son temps : son catholicisme fut longtemps aussi tiède que peut l’être celui d’un jeune homme élevé dans un milieu bien-pensant et à qui pèse l’austérité de son entourage ; en politique, il faillit être républicain. Il n’a jamais eu les mœurs d’un dandy : ce genre de vie suppose une certaine aisance ; or il était pauvre, et c’est même son plus grand mérite que de s’être toujours accommodé de la pauvreté et de l’avoir dignement supportée. Ni descendant des croisés, ni homme de guerre, ni chevaux léger, ni dandy, que pouvait bien être Jules Barbey, sinon le type lui-même du petit bourgeois de province ?

C’est là son fond. Natif de Saint-Sauveur-le-Vicomte, il y passe toute son adolescence. À dix-neuf ans, on l’envoie achever ses études au collège Stanislas, où il se lie avec Maurice de Guérin. Il n’aurait pas mieux demandé que de se fixer tout de suite à Paris. Sa famille ne l’entend pas ainsi et le rappelle dans cette Normandie, dont le charme le laissait alors parfaitement insensible ; on l’envoie à Caen pour faire ses études de droit ; il prend ses grades docilement, tout en s’occupant de littérature avec son ami Trébutien et fondant de concert avec lui de vagues revues. Il s’essaie à composer des nouvelles ; il rime quelques vers. Surtout il s’ennuie. « Je vais recommencer un journal. Cela durera le temps qu’il plaira à Dieu, c’est-à-dire à l’ennui, qui est bien le dieu de ma vie. Quand je serai las de me regarder, je fermerai ce livre, et tout sera dit. Pourquoi ne se débarrasse-t-on pas aussi facilement de soi-même, cet inexorable quelque chose qui est malgré lui-même, car le suicide nous en débarrasse-t-il entièrement ? Qui le sait ? Le sommeil sans rêves que souhaitait Byron n’était pas une réponse à l’angoissée question de Shakespeare. »

Ce sont de mornes années, à peine égayées par quelques aventures de jeunesse. Il semble bien que ce durent être les plus médiocres aventures du monde. Sur ces questions délicates nous laissons la parole à son biographe. « Il n’y a que la femme, en ce moment, qui intéresse Barbey, écrit M. Grelé. Mais, par exemple, elle se glisse toujours dans sa pensée inquiète. Cette vision l’arrache à ses tristesses. Il ne s’analyse plus quand il aperçoit “un bel animal”, “un de ces Attilas femelles qui ravagent le monde sans épée”. » Il est tout occupé à contempler et à admirer la beauté des formes du beau sexe ; il en détaille les moindres contours et rôde avec des frémissements de volupté aux abords de la splendide image en qui s’incarne la divinité de l’amour. Ce « n’était qu’une fille de la terre, dit-il d’une femme qu’il a rencontrée dans ses pérégrinations, avec des dents blanches sous de longs anneaux noirs tombant aux joues brunes, et des yeux hardis. Un délicieux modèle de courtisane et qui serait affolante avec une bande en velours écarlate sur le front, à la grecque, et ses larges épaules roulées dans une mantille. Elle sucerait l’or, le sang, la vie ! Ne dirait-on pas qu’il va tomber à genoux devant cette déesse et l’adorer avec des transports d’idolâtrie ?… » Disons-le, si cela peut faire plaisir à M. Grelé ; mais ce qui est certain, c’est que ce langage n’est pas celui de Don Juan. Ce frémissement devant la plastique des dames de Caen n’est pas d’un grand débauché. Le libertinage de l’honnête garçon fut surtout libertinage d’imagination. C’est un trait à retenir, sans que nous songions d’ailleurs à en exagérer l’importance. Il n’y a dans la physionomie du jeune Barbey rien d’exceptionnel ; et elle ne nous frappe que par son air d’absolue banalité.

Mais ce provincial qui s’ennuie a été touché par la manie romantique. À la date de 1838, où nous sommes parvenus, le romantisme commençait à se démoder à Paris : c’est donc le moment où il se répandait en province. L’auteur des lettres de Dupuis et Cotonnet a décrit les ravages qu’il faisait vers le même temps à La Ferté-sous-Jouarre ; il n’incendia pas moins le Cotentin. La lecture de Byron enflamma les cœurs bas-normands. Dans ses heures d’oisiveté, de tristesse et de désenchantement, Jules Barbey dévorait Manfred et le Corsaire. Il se passionnait pour les héros superbes et solitaires. Il enviait les orages de leur âme et leur destinée chargée d’anathème. Il se composait un idéal de vie à l’instar de la leur. Il entrait en révolte contre une société dont il n’avait que trop d’occasions de sentir la mesquinerie, l’étroitesse et les préjugés. Il s’imaginait brisant avec toutes les conventions, bousculant les convenances, se campant dans une indépendance farouche, s’isolant dans l’âpreté de son orgueil, défiant l’humanité du geste et du regard, hautain, méprisant, beau d’insolence. Et tandis que d’autres n’avaient rencontré l’image de leur héros que dans les vers des poètes et dans les vignettes des éditions romantiques, lui, il l’avait vu de ses yeux ; car il avait croisé, dans les rues de Caen, Georges Brummel !

Ç’avait été un triste personnage que ce père du dandysme, et sa frivole impertinence avait pour châtiment une fin lamentable. Après avoir régné sur la mode et révolutionné l’histoire du costume par l’invention du frac, il était tombé dans une profonde détresse. Disgracié par le prince dont il avait été le protégé et dont il avait eu le tort de se croire le camarade, et d’ailleurs parfaitement ruiné, il était passé en France où, grâce aux aumônes d’amis restés fidèles, il avait essayé de maintenir son prestige. Mais la fidélité au malheur ne dure qu’un temps. Brummel se vit bientôt réduit aux expédients. Finalement, il tomba de l’extravagance dans la démence et mourut fou. Mais, aux yeux du jeune provincial, quelle destinée ! Avoir été l’arbitre des élégances et s’échouer à l’hôpital ! Avoir été l’oracle de la société la plus aristocratique et s’éteindre dans un cabanon ! Avoir conquis les femmes par sa grâce, ébloui les hommes par son esprit, et se sentir terrassé par la folie ! Quel contraste ! Quel exemple d’un sort extraordinaire ! Barbey en demeura pour le restant de ses jours frappé d’admiration. — Dandysme et byronisme, il est là tout entier. Plus tard, et dès qu’il en aura l’occasion, il ne fera que réaliser cet idéal entrevu pendant de longues années de rêverie ennuyée.

Lorsqu’il débarque à Paris, nous assistons à une lutte entre ses instincts bourgeois et ses aspirations byroniennes. Il frappe à la porte de maisons honorablement connues dans la littérature, de celles même qu’il devait plus tard poursuivre de ses plus furieux sarcasmes. Il se fait recommander à François Buloz et insère un article au journal des Bertin. Il aurait consenti à être sage, pourvu qu’on l’y aidât. On ne vint pas à lui avec assez d’empressement. Il s’impatientait. Il résolut alors d’aller au plus court. Il entreprit d’étonner Paris.

C’était le Paris de la monarchie de Juillet, bourgeois, voltairien et constitutionnel. De toute évidence, le moyen de s’y singulariser devait consister à prendre en toutes choses le contrepied du goût régnant. Qu’est-ce que le fils de Théophile Barbey pouvait bien trouver en lui-même qui fût de nature à faire scandale ? Il le chercha avec angoisse. Il se livra à un scrupuleux examen de conscience et inventaire de famille. C’est alors qu’il s’avise d’un certain nombre de découvertes. La première est qu’il y a du mérite à être des environs de Valognes ; c’est une distinction ; cela vous crée une originalité telle quelle, pour peu qu’on vive à Paris. À la barbe des Parisiens, l’enfant de Saint-Sauveur-le-Vicomte sera Normand. « Quand ils disent de partout que les nationalités décampent, plantons-nous hardiment, comme des Termes, sur la porte du pays d’où nous sommes, et n’en bougeons pas ! » Il y a bien des manières d’être Normand ; mais, à coup sûr, celle du duc Rollon en vaut une autre. Sans s’arrêter aux intermédiaires, Barbey dans la lignée de ses ancêtres, remonte droit aux pirates dont les barques aperçues à l’horizon faisaient pleurer Charlemagne. « J’ai des corsaires et des poissonniers dans ma race, puisque je suis Normand et de race scandinave. » Et lui aussi il est « le corsaire » !

De même il n’avait eu jusque-là que peu de sympathie pour les idées professées dans sa famille et qu’il jugeait par trop rétrogrades. Mais justement par ce qu’elles avaient de suranné elles devenaient une manière de défi jeté à l’esprit moderne. Il n’était que de les arborer avec hardiesse. En y songeant, le néophyte se disait qu’il pouvait y avoir là pour lui une espèce d’obligation, une tradition de famille qu’il se devait à lui-même et aux siens de reprendre. S’il n’avait pas eu d’ancêtres aux croisades, il était bien impossible que quelqu’un de ses parents n’eût pas fait le coup de feu avec les Chouans. Ce n’était sûrement pas son père, homme d’habitudes pacifiques ; mais ce pouvait être son oncle. Précisément il avait perdu, quelques années auparavant, un oncle dont il nous a laissé ce portrait d’une adorable truculence : « C’était le Normand pur, le Rob-Roy du Cotentin, bouvier, agriculteur, et conduisant parfois sa charrette avec ses mains de gentilhomme qui auraient cassé celles de tous les paysans d’alentour. Il faisait de ses chevaux les chevaux de Diomède. Il était obligé de se battre avec eux pour les monter ; cela durait une heure, mais l’homme finissait par mettre le joug de ses cuisses de fer sur le dos vibrant du rebelle. Il est mort grandiosement, comme il avait vécu. Son cheval l’a tué en s’abattant sur lui sans pouvoir le désarçonner et en revenant lui piler, sous ses pieds, cette tête qui, à moitié écrasée, alla jouer le whist chez mon père, le soir, à l’horreur et à l’admiration de tous. Après sa mort, cette nature hémorragique attesta encore sa puissance. De sa maison assez éloignée du cimetière, une rivière de sang marqua sa route en coulant par les jointures de son cercueil. » Ce morceau d’un lyrisme macabre est tiré d’une lettre familière. C’est de cette encre que Barbey écrit à ses amis quelques lignes sans prétention. Le Rob-Roy du Cotentin devait avoir chouanné. Notez que c’était celui-là même qu’on appelait d’Aurevilly. Le neveu jugea le moment venu de reprendre le nom, jadis dédaigné, en même temps qu’il endossait les sentiments du Chouan défunt.

Ce dut être vers la même époque qu’il arrêta la forme et choisit les couleurs de son costume, quoique l’idée ne lui soit venue que bien plus tard d’adopter la limousine pour vêtement d’intérieur. Une note de son Memorandum fixe la date de cet événement : « Oublié de noter qu’avant la promenade je suis allé acheter une limousine semblable à celle des charretiers bas-normands, et dans laquelle je veux envelopper mon dandysme cet hiver. Je la ferai doubler de velours noir comme Jean Bart avait fait doubler d’or sa culotte d’argent. » Mais, pour la cravate de dentelles, nous sommes réduits aux conjectures. Toutefois, l’attitude était trouvée. Le fils de Théophile Barbey s’était métamorphosé en homme d’autrefois. Juché sur les principes de l’ancien régime, isolé dans ses traditions d’aristocrate, il n’avait plus rien à craindre du contact avec les vulgarités de l’heure présente. Survivant des âges disparus, héraut des vérités méconnues, il pouvait à son aise enfler la voix et jeter l’anathème aux hommes d’aujourd’hui. Et, puisque le malheur des temps ne lui laissait pour arme que sa plume, du moins elle deviendrait entre ses mains la massue du pirate et le fusil du Chouan.

On comprend que la confection d’un tel personnage ait été laborieuse. Barbey d’Aurevilly n’est tout à fait en possession de son rôle qu’à partir de l’année 1846. Cette année-là, il fait paraître à un mois de distance : les Prophètes du Passé et Une vieille maîtresse.

De ces deux ouvrages, le premier n’est qu’un opuscule ; mais le format ne fait rien à l’affaire. La préface n’est pas seulement d’un absolutiste en matière religieuse : elle est d’un tortionnaire. « Si, au lieu de brûler les écrits de Luther dont les cendres retombèrent sur l’Europe comme une semence, on avait brûlé Luther lui-même, le monde était sauvé, au moins pour un siècle. » Après avoir brûlé Luther, encore aurait-il fallu trouver le moyen de supprimer Descartes. En effet, le cartésianisme a été accepté tranquillement par les esprits de la plus haute orthodoxie comme Bossuet par exemple ; donc Descartes a fait plus de mal que Bacon, quoique celui-ci ait inventé l’expérimentalisme qui mène, au matérialisme qui est la « philosophie de la digestion et du fumier ». Vient ensuite un panégyrique enthousiaste de Joseph de Maistre et de Bonald ; et l’œuvre se termine par quelques mots sur Lamennais. « Démocrate isolé, momie sans arome et sans bandelettes d’un républicanisme pourri, qui coule en déliquescence et flue de toutes parts autour de nous, il n’est dangereux qu’à la manière de l’infection. » Tel est, chez Barbey d’Aurevilly, l’apologiste de la religion chrétienne et le polémiste.

Joseph de Maistre n’a pas écrit de romans licencieux, et Bonald n’a pas conté d’histoires d’alcôve. C’est par où le disciple se distingue de ses maîtres. La tradition que représente ici Barbey d’Aurevilly est celle de Crébillon fils et de Laclos. Un homme marié à une femme jeune, belle, et qu’il aime, revient à une ancienne maîtresse vieillie, laide, et dont il a une espèce d’horreur. À quelle obscure servitude obéit-il ? Quels liens le souvenir d’anciennes voluptés a-t-il noués entre ces deux êtres ? Le héros d’Une vieille Maîtresse, Ryno de Marigny constate avec effroi et satisfaction ce pouvoir qu’a sur lui la Vellini. « Avec une inflexion de ses membres de mollusque dont les articulations d’acier ont des mouvements de velours, elle faisait tout à coup relever les désirs entortillés au fond de mon âme, comme le soleil fait retourner vers lui des convolvulus repliés. » Tel est le sujet et tel est le style. Les meilleurs amis de l’écrivain s’étonnent et déplorent qu’un défenseur de la foi se complaise à de pareilles peintures. Il ne s’embarrasse pas pour si peu. Il a une réponse toute prête. « Le catholicisme est la science du bien et du mal. Il sonde les reins et les cœurs, deux cloaques remplis, comme tous les cloaques, d’un phosphore incendiaire. Il regarde dans l’âme : c’est ce que j’ai fait. Ce que j’y ai montré s’y trouve-t-il ? J’ai fait comme un confesseur et un casuiste, j’ai jaugé les immondices du cœur humain. Me préserve le bon sens de comparer le prêtre et l’artiste ! Mais tous deux ont leur fonction. J’ai dit la passion et ses fautes, et, certes, je n’en ai pas fait l’apothéose. Seulement j’ai fait trembler sur sa puissance, sur ses encharmements (sic), sur la barre qu’elle fourre dans notre libre arbitre comme sur un écusson faussé. Ah ! N’étriquons point le catholicisme ! » Théorie commode, sur laquelle l’auteur est maintes fois revenu, et qu’ont reprise après lui tous ceux qui y trouvaient leur profit. Disons plus simplement que Barbey d’Aurevilly avait un certain tour d’imagination sensuel, et qu’il n’éprouvait aucune envie de renoncer à ce qui lui faisait plaisir.

L’esthétique du romantisme en fait de romans tient dans la recette célèbre : « Fabriquons des monstres. » Barbey d’Aurevilly en fabrique avec application. C’est un monstre, de la catégorie des goules, que cette Vellini, la Malagaise, fille d’une duchesse et d’un toréador. Elle a bu du sang de son amant et lui a fait boire de son sang ; et l’auteur ne nous cache pas que telle est sans doute la cause qui rend leur union indissoluble. Écrit-elle à son amant ? C’est, bien entendu, en lettres de sang. Ils ont eu un enfant : ils ont brûlé son cadavre. Mort et damnation !

C’est un monstre que l’abbé Jehoël de la Croix-Jugan, véritable phénomène de laideur. Songez que, pour ne pas survivre à une défaite des Chouans, cet hercule a tenté de se suicider, et que la décharge de son fusil lui a labouré le visage ; après quoi, les Bleus lui ont arraché les linges posés sur ses blessures, ont emporté des lambeaux de chair et promené sur cette face meurtrie des tisons enflammés. Ce n’est plus un visage qu’a Jehoël de la Croix-Jugan, c’est on ne sait quoi de tuméfié, de raviné, de mutilé qui n’a plus de nom dans aucune langue. Tel qu’il est, le héros de l’Ensorcelée inspire l’amour. C’est pourquoi un mari jaloux l’abat d’un coup de feu au pied de l’autel. Depuis lors, c’est un fait qu’à la date anniversaire de ce tragique événement l’église de Blanchelande s’éclaire d’une façon surnaturelle, et qu’au dernier coup de minuit, Jehoël de la Croix-Jugan revient achever de dire sa messe, si malencontreusement interrompue. Car Barbey d’Aurevilly raffole du fantastique, de la sorcellerie, des apparitions et des revenants.

Voulez-vous enfin un type accompli de paria ? C’est le Prêtre marié. L’abbé Sombreval, prêtre défroqué, marié et veuf, revient vivre précisément dans son pays natal, parmi ceux dont il est le plus sûr d’être exécré. Il a une fille, Calixte, sujette à des crises de catalepsie. Le somnambulisme de la fille est le châtiment de l’apostasie du père. C’est ainsi que le romancier a cru traduire l’idée chrétienne de l’expiation. Il était tout particulièrement fier de la création de la jeune malade Calixte, en qui il voyait un être tenant à peine à la terre, mitoyen entre la femme et l’ange. De même le dénouement du roman l’enchantait par son horreur « shakespearienne ». On y voit l’abbé Sombreval déterrer avec ses ongles sa fille morte et se sauver en portant dans ses bras le cher cadavre. — Il est clair que ces personnages ne sont pas taillés sur le patron de l’humanité moyenne. L’auteur les a découpés en pleine fantaisie comme autant de marionnettes horrifiques et cocasses.

Reste une dernière forme du romantisme dont Barbey d’Aurevilly ne pouvait manquer d’être dupe : c’est le satanisme. Il consiste, comme on sait, à chercher dans la foi un condiment à la jouissance. Pour goûter la joie de blasphémer, il faut croire en Dieu. Le pécheur trouve à savourer sa faute un plaisir que les incrédules ne peuvent connaître. C’est le mot de la Napolitaine regrettant que son sorbet ne fût pas un péché, pour le trouver meilleur. Ce raffinement malsain a reçu chez nous son expression la plus complète dans la poésie de Baudelaire : aussi, lorsque les Fleurs du Mal parurent et firent scandale, Barbey d’Aurevilly s’empressa-t-il de se ranger parmi les plus chauds partisans de leur auteur. Lui-même ne s’est pas tenu de s’essayer dans ce genre : de là les Diaboliques. Je n’engagerais personne à lire ce méchant recueil de nouvelles qui veulent être inconvenantes, car il n’est guère de lecture plus ennuyeuse. Et pourtant, il n’y a pas moyen sans cela de connaître pleinement l’âme de Barbey d’Aurevilly. C’était une âme éperdument naïve. Son innocence foncière éclate dans les efforts que fait le malheureux écrivain pour paraître pervers. Les Diaboliques sont une manière de chef-d’œuvre : c’est le chef-d’œuvre de la candeur dans l’incongruité.

Avec l’humeur que nous lui connaissons, s’il est un métier auquel Barbey fut particulièrement impropre, c’était à coup sûr celui de critique : c’est aussi celui qu’il a exercé le plus assidûment. Il est vrai de dire qu’il ne l’avait pas choisi : il s’y était laissé reléguer, faute de mieux et sans résignation. Mais dans les journaux où on l’accueillait, on se méfiait de ses incartades ; on pensait que, venant à se produire dans les questions de bibliographie, elles tireraient moins à conséquence. « J’aspirais à la politique, mais on a pensé que j’étais trop net, trop vibrant, imprudent, un casse-cou armé d’un casse-tête ; et les douceâtres et les nuageux de l’endroit m’ont mis à la bibliographie. Comme exercice d’humilité, j’ai pris ce qu’on me donnait, sans mot dire. Saint Bonaventure lavait les assiettes. Je tâcherai de les laver comme lui, avec des mains de cardinal. » Ces assiettes qu’on lui donnait à laver, pour reprendre son élégante métaphore, il lui arriva souvent de les casser et plus souvent de les jeter à la tête des gens. Sous la forme d’articles de journaux, ces baroques improvisations pouvaient avoir un certain agrément. Mais il les a lui-même réunies en volumes sous ce titre collectif : les Œuvres et les Hommes du xixe  siècle. Rien qu’en copiant au hasard et à la file quelques-uns des jugements de ce singulier critique sur les écrivains et les artistes de son temps, on aurait un choix des opinions les plus abracadabrantes et d’ailleurs les plus contradictoires. Mais ce ne serait même pas amusant.

Il manque à la critique de Barbey ce léger grain de bon sens qui rend l’extravagance piquante. Ce n’est pour lui qu’une occasion d’exprimer ses sympathies, ses emportements, ses impressions, son humeur du moment ; et cette humeur est toujours au paroxysme. Traitant indifféremment de questions religieuses, politiques, morales, de littérature ancienne et moderne, étrangère et française, de philosophie, de théâtre et de peinture, il y apporte une égale incompétence et ne s’en cache guère. Au besoin il se vante d’ignorer jusqu’au premier mot des sujets dont il disserte. Cela fait qu’il est plus libre pour en décider. Chargé d’un compte-rendu de Salon, il intitule sa profession de foi : « Un ignorant au Salon. » « C’est moi, écrit-il fièrement, qui suis cet ignorant-là. Parmi les critiques d’art autorisés, comme on dit, et qui ont pignon sur rue, en voici un qui n’a pas même, pour s’y abattre et y percher, le soliveau de l’hirondelle. Il n’est pas, lui, professeur juré ou non juré d’esthétique. Il n’a pas de cravate empesée. Il n’endoctrinera pas pédantesquement. Il ne dira jamais que ce qui lui viendra. » Sa fantaisie est son unique règle pour juger de tout ; et il n’avait pas besoin de nous en avertir : on s’en aperçoit de reste. Donc, il s’en donne à cœur joie, exaltant ceux-ci, éreintant ceux-là, frappant à tort et à travers et criant comme un sourd. Ce n’est peut-être pas la meilleure méthode en critique ; au surplus, elle est assez communément employée.

Mais voici ce qui devient digne de remarque et un peu attristant. En dépit de ces travers, de ces ridicules, de ces tics, de ces manies et de ces fanfaronnades, Barbey d’Aurevilly n’était pas dénué de qualités. Il avait d’abord toutes les qualités du cœur, ce qui est quelque chose, même pour un écrivain. Il passe pour avoir eu de l’esprit et excellé dans la conversation. Sur ce point, tous ceux qui l’ont entendu s’accordent. « Quel esprit ! s’écrie l’un d’eux. Depuis Rivarol et le prince de Ligne, personne n’a causé comme M. d’Aurevilly, car il n’a pas seulement le mot comme tant d’autres, il a le style dans le mot, et la métaphore, et la poésie. » Un autre vante cet esprit cinglant et caustique qui le fait songer au fouaillement de la cravache et à la morsure du fer rouge. Nous ne pouvons que nous incliner devant ces témoignages. À vrai dire, les conversations que le romancier a intercalées dans ses récits ne nous donnent guère l’idée de toutes ces merveilles. Les mots qu’on cite de lui, ou qu’on lui prête, ressemblent fort à des pantalonnades. Il pratiquait le calembour et l’a peu près. Il cultivait le paradoxe. C’est un genre qui peut plaire ; mais il faut l’aimer, sans quoi, il vous met au supplice. D’Aurevilly fut le causeur fringant, piaffant, ébouriffant ; celui qui vous fait apprécier le bon sens de M. Prudhomme. Toutefois l’art de la conversation est un art très particulier, d’un agrément immédiat et dont on ne peut juger après coup. Le premier mérite d’un causeur est d’aimer à causer. D’Aurevilly adorait les succès de salon. Il parlait du faubourg Saint-Germain comme en parlent les jeunes gens de Balzac et le tambourinaire d’Alphonse Daudet. « Au faubourg Saint-Germain, ils disent que j’ai un esprit effroyable !… » Puis l’à-propos, le geste, l’accent ajoutent beaucoup à la valeur des choses qu’on dit. Un des « effets » du fameux Galiani, dans les salons où il donnait le ton, consistait à lancer prestement en l’air sa pantoufle. C’est une sorte d’esprit dont aujourd’hui la drôlerie nous échappe. Il n’est nullement prouvé que d’Aurevilly n’eût pu faire sa partie au milieu des causeurs les plus réputés du xviiie  siècle.

Ce qui est plus curieux encore, c’est qu’il avait des dons d’écrivain. Son style est maniéré, contourné, alambiqué, poussé à l’effet, peinturluré, surchargé et surchauffé, et il n’y manque aucune des variétés de la prétention. Mais l’armature de la phrase est bonne, et sous l’appareil de la grandiloquence on devine une certaine vigueur d’expression. Il avait quelque chose de la vision du peintre. Les paysages de sa Normandie lui étaient restés dans l’œil, et il est hors de doute que les meilleures de ses pages sont celles qui lui ont été inspirées par les aspects de sa terre natale. Il est le peintre du Cotentin. Il a décrit non sans poésie la Normandie des plages et des landes, évoqué non sans relief les rues tortueuses et les vieilles maisons des petites villes ; Valognes a trouvé en lui son Balzac. Les parties descriptives qu’il consacre à la cité normande au début du Chevalier Destouches sont d’une belle venue. Ce livre est, à tout prendre, de tous ceux qu’a écrits Barbey d’Aurevilly, le seul qui soit encore lisible. Le neveu des Chouans savait assez bien redire avec sa grosse voix ces histoires de la chouannerie normande qu’il avait recueillies sur place… Mais il a tout sacrifié à sa manie de la singularité.

Quand on vient d’assister à ce long et vain effort d’un homme pour étonner ses contemporains, une question se pose, qu’il est bien difficile d’éluder. A-t-il réussi à s’étonner lui-même ? A-t-il été sa propre dupe ? On le voudrait. Car l’homme était sans méchanceté et sa destinée fut mélancolique. Jusqu’au bout, il a été aux prises avec les difficultés d’argent et il a vécu dans une espèce de dénuement. Il a eu toutes les peines du monde à faire éditer ses livres et à placer sa copie dans les journaux. Ses romans les plus sensationnels ont paru au milieu de l’indifférence presque générale et ses plus bruyantes invectives sont restées sans écho. Ceux qu’il assommait ne s’en portaient pas plus mal, et ceux qu’il exaltait ne se souciaient pas des éloges d’un tel panégyriste. Ce défenseur de la morale a été inquiété par la censure, sans toutefois arriver à se faire taxer d’immoralité. Cet apôtre de l’orthodoxie a été désavoué par l’Église. Ce disciple de Brummel n’avait pas convaincu de son élégance les boutiquiers dans les glaces de qui il se mirait en passant. L’intrépidité de bonne opinion où il était de lui-même a-t-elle suffi à lui adoucir toutes ces amertumes ? Jusqu’où va le pouvoir de l’illusion, et n’a-t-il pas ses défaillances ? Le rôle qu’on s’est imposé et qu’on finit par jouer au naturel, ne le sent-on pas à de certaines heures peser lourdement sur ses épaules ? N’y a-t-il pas des instants de lassitude et des lueurs de clairvoyance ?

C’est par là que le cas de Barbey d’Aurevilly intéresse le moraliste. L’écrivain intéresse l’historien des lettres parce qu’on retrouve dans son œuvre toutes les tares du romantisme : le goût de l’exceptionnel, de l’étrange, de l’absurde, le culte de l’énergie, de la passion frénétique et de l’individualisme forcené. Par un don de sa nature et une particularité de sa complexion, l’auteur de l’Ensorcelée et des Diaboliques semble avoir été créé pour montrer ce qu’il y avait d’enfantillage au fond de l’âme romantique. Il est de ceux qui nous font comprendre comment les écoles finissent. Très probablement,  l’histoire de la littérature ne lui fera aucune espèce de place. Mais, quelque jour, un amateur de curiosités littéraires s’amusera à reconstituer le portrait de cet oublié pour l’accrocher dans quelque galerie des excentriques, avec ceux de Georges de Scudéry et de Cyrano de Bergerac, et ceux peut-être de quelques-uns des capitaines Fracasse qui sont la gaieté du journalisme d’aujourd’hui.

Paul Verlaine

C’est une heureuse idée qu’a eue l’éditeur de Paul Verlaine, le jour où il a entrepris de publier l’édition des œuvres complètes du poète18 ; il a rendu aux lettres un service signalé, et, quoiqu’il ne l’ait pas fait exprès et que les choses mêmes aient tourné au rebours de ses intentions, il a droit à notre gratitude. Ces minces plaquettes qui, du vivant de Verlaine, paraissaient isolément, tapageuses et furtives tout à la fois, forment maintenant un corps compact de cinq forts volumes qui font monument. L’édition est détestable, pleine de fautes, sans ordre, sans méthode, sans indication de dates et sans aucun de ces éclaircissements qui seraient souvent si nécessaires. Mais cela n’empêche pas qu’elle ne soit précieuse, utile et telle qu’on pouvait la souhaiter.

C’est une édition complète, et cela seul importe. Nous avons ici tout ce qu’a écrit Verlaine, poésie et prose, souvenirs et rêves, impressions et confessions, nouvelles, récits autobiographiques, essais de critique, les vers marmoréens et les chansons balbutiantes, les polissonneries et les élévations à Dieu, les cantiques à Marie et les obscénités, les invocations, les imprécations, les mièvreries, les niaiseries, les farces, les calembours, les jurons, les ordures, les non-sens, tout le bavardage, tout le radotage, tout le fatras où sont noyés quelques vers d’un charme morbide. Le voisinage des recueils et leur succession, l’accumulation des traits et leur progression, c’est ici ce qui est instructif. Lire Verlaine d’ensemble, voilà ce qu’on ne faisait guère, et c’est à quoi l’on nous convie. Cette lecture, pour désobligeante qu’elle soit la plupart du temps, a un mérite incontestable, c’est que, dissipant toute légende et tout malentendu, prévalant contre les glorifications ingénues ou ironiques, elle remet les choses au point : je veux dire qu’elle fait apprécier l’égale platitude du personnage et de son œuvre. Aussi ne saurait-on la trop recommander aux débutants de lettres qui, sur la foi de leurs aînés, seraient tentés de croire au génie de Verlaine. Elle leur évitera d’être à leur tour victimes d’une sorte de plaisanterie énorme et dupes d’une insolente mystification.

Car c’est bien ainsi qu’il faut envisager l’extraordinaire renommée de Verlaine. C’a été une mystification, fâcheuse, à vrai dire, et qui ne tourne pas à l’honneur de ceux qui s’y sont prêtés, mais une mystification. Il est curieux d’en rappeler l’histoire. Les premiers recueils de Verlaine : les Poèmes saturniens, les Fêtes galantes, la Bonne Chanson, contenaient plusieurs des pièces qu’on devait par la suite admirer comme autant de bijoux délicats et de frêles chefs-d’œuvre. Or, ils avaient paru au milieu de la plus complète indifférence ; on n’avait vu dans leur auteur qu’un disciple souvent maladroit de Leconte de Lisle, de Banville, de Baudelaire, un parnassien dont les prétentions à l’art impeccable n’étaient guère justifiées ; on en avait tout juste retenu quelques vers où se formulait d’une façon hautaine et un peu comique la plus pure doctrine parnassienne :

À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement,
À nous qu’on ne voit point les soirs aller par groupes
Harmonieux au bord des lacs et nous pâmant,

Ce qu’il nous faut, à nous, c’est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté,
C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes
C’est l’obstination et c’est la volonté !

Libre à nos inspirés, cœurs qu’une œillade enflamme,
D’abandonner leur être aux vents comme un bouleau :
Pauvres gens ! L’art n’est pas d’éparpiller son âme.
Est-elle en marbre, ou non, la Vénus de Milo ?

Puis on avait perdu de vue leur auteur. Un beau jour on apprit que Verlaine, après un plongeon de dix ans, faisait sa rentrée dans le monde des lettres ; pendant ces dix ans il avait, disait-on, et on disait vrai, descendu tous les degrés de la déchéance morale, commis toutes les fautes et jusqu’à celles qui tombent directement sous le coup de la loi, il s’était échoué en prison, il y avait composé des vers dévots, et ses pieuses élucubrations paraissaient à une librairie catholique. C’était bien là le concours de circonstances paradoxal, absurde, « amusant », qui constitue un « événement parisien » et déchaîne la célébrité. C’est à cette occasion qu’on « découvrit » Verlaine.

Ceux qui dès lors travaillèrent à sa réputation, ce ne furent pas les rédacteurs des petites revues et les littérateurs de brasseries, attendu qu’ils sont bien incapables de faire ou de défaire aucune réputation. Cette renommée a été l’œuvre des représentants autorisés de l’art, du goût et de la morale. Parnassien de jadis, Verlaine retrouvait ses anciens compagnons tout chargés d’honneurs et de considération bourgeoise : ceux-ci se souvinrent du rimeur qu’ils avaient coudoyé dans la boutique de Lemerre et se crurent obligés par une sorte de lien de confraternité à porter témoignage pour le camarade tombé dans le malheur. La critique, en ce temps-là, se divertissait aux jeux de l’impressionnisme et de l’ironie. Elle vit aussitôt le parti qu’on pouvait tirer des façons de vivre et d’écrire de cet irrégulier ; avec une pointe de malice que se gardèrent bien d’apercevoir le public naïf et les bons jeunes gens, elle se plut à humilier tous les principes et toutes les règles, comme autant de conventions, devant les merveilles spontanées que créait l’instinct de cet impulsif. Les gens d’église, empressés à constater les effets de la grâce et à enregistrer les conversions, se hâtèrent d’ouvrir au pécheur repenti les portes du sanctuaire. Et comme il se trouve toujours quelque groupe flottant qui, pour devenir école, a besoin de trouver un chef et s’accommode volontiers du premier qu’il rencontre, Verlaine ne fut pas plutôt sacré poète et garanti chrétien, qu’il passait chef d’école.

Alors ce fut, nul ne voulant se laisser distancer, la rivalité dans l’engouement, le ricochet d’épithètes admiratives, le crescendo d’hyperboles qui se grossissent en se faisant écho. Notre époque avait trouvé son Villon et le rapprochement devint bientôt banal. C’était d’abord d’être un « mauvais garçon » qu’on félicitait Verlaine, et de jeter si hardiment le défi à tous les scrupules de nos sociétés policées ; et M. Anatole France créait à la ressemblance de l’auteur de Sagesse et de Parallèlement les figures délicieuses de Gestas et de Choulette. C’est déjà M. France qui avait salué en Verlaine « le poète le plus singulier, le plus monstrueux et le plus mystique, le plus compliqué et le plus simple, le plus troublé, le plus fou, mais à coup sûr le plus inspiré et le plus vrai des poètes contemporains ». Il le proclamait bien haut « le meilleur poète de son temps… un poète comme on n’en voit pas deux dans un siècle ». M. Jules Lemaître, en dépit de toutes sortes de réserves prudentes, n’en croyait pas moins devoir comparer Verlaine à l’auteur de l’Imitation, à sainte Catherine de Sienne et à sainte Thérèse. Toute la critique suivit, moutonnière comme à son habitude. Elle s’épuisa en variations sur le génie étrange du poète, son cynisme ingénu, sa perversité naïve, et autres fariboles. Cependant les publicistes chrétiens venaient à la rescousse des panégyristes profanes. Et ceux du clergé régulier ne le cédaient pas à ceux du clergé séculier. C’était un abbé qui, étudiant « la religion des contemporains », commençait par nous entretenir de Verlaine ; mais c’était un Père jésuite qui ne craignait pas de rapprocher du nom de Verlaine celui de Dante, et dans un chapitre sur « Verlaine et la mystique chrétienne », écrivait bravement : « Tout est là de pure inspiration chrétienne et de franche orthodoxie. C’est bien la conversion par la pénitence et l’eucharistie, non les variations d’une religiosité quelconque, mais les chants d’une âme qui retourne vers les bras ouverts de l’Église. » Désormais il demeura convenu que Verlaine avait trouvé d’instinct cette poésie mystique et symboliste à laquelle aspiraient les plus jeunes de ses contemporains, que de son œuvre datait une ère nouvelle dans l’histoire de notre poésie, et que, grâce à lui, cette poésie s’en allait retrouver une fraîcheur, une fécondité toute neuve.

Autant d’erreurs et de sophismes, dont une lecture de l’œuvre complète de Verlaine fait aussitôt justice. Car il ne s’agit plus ici de le juger sur un vers harmonieux, sur une plainte musicale, sur la rencontre d’un rythme berceur. Ce que nous avons sous les yeux, c’est tout l’écrivain et tout l’homme, avec la tournure habituelle de son esprit, avec les tendances permanentes de sa nature, avec ce qui le détermine et le définit.

En dépit des amateurs de parallèles à l’ancienne mode, il faut renoncer à la comparaison jadis obligatoire entre Verlaine et Villon. C’est une rengaine dont on nous a suffisamment rebattu les oreilles, mais qui, en outre, a le défaut de ne rien signifier. Qu’un petit bourgeois, soigneusement élevé et pourvu d’un emploi modeste, soit conduit par sa paresse, par son ivrognerie, par toute sorte de vices à la prison et à l’hôpital… j’avoue pour ma part ne pas voir ce qu’il y a dans une telle destinée de hardi et de rare, de pittoresque et de poétique. Rien de plus lamentable, au contraire, rien de plus médiocre et de plus tristement banal. Peu importe d’ailleurs qu’il s’agisse d’un noctambule du xixe  siècle ou d’un mauvais garçon du xve  ; à ce point de vue, ils se valent, et la différence des temps n’y fait rien. Mais ce n’est pas pour les tours pendables des Repues franches que nous admirons Villon, et ce n’est pas pour ses vers à la belle haulmière ou à la gente saulcissière que l’histoire de la littérature a retenu son nom. Seulement, il a souffert de son abjection, il a eu honte de lui-même, et, dans un temps où l’âme humaine était toute imprégnée de christianisme, le retour sur soi l’a mené à exprimer de graves et de mélancoliques pensées. Cette humilité, ce mépris et ce dégoût de soi, ce sentiment de repentir et de regret, c’est ce qui a manqué au Verlaine de l’œuvre complète. Non content de nous initier, d’un bout à l’autre de cette œuvre, à toutes les turpitudes de sa vie, il se plaît à en évoquer l’image et à en prolonger le souvenir. Il s’installe paisiblement dans son abjection. Il l’étale avec un cynisme tranquille et gai. Il détaille le récit de ses fautes, non dans une pensée d’expiation, mais pour le plaisir de nous en éclabousser. Il se compare au reste des hommes, et ce qu’il trouve au bout de cet examen c’est la satisfaction de soi et la fierté. « L’ensemble de mon œuvre en vers et en prose témoigne assez, d’aucuns trouvent que c’est trop, de beaucoup de défauts, de vices même et d’encore plus de malchance plus ou moins dignement supportée. Mais tout de même, sans trop de vanité ou d’orgueil même, le mot de Rousseau peut servir de morale moyenne à ma vie : on est fier quand on se compare. » C’est pourquoi il se met en devoir, avec l’autorité qui lui est propre, de tancer vertement son époque et de lui reprocher avec une vertueuse indignation qu’elle ait renié l’idéal de jadis. Il gémit sur l’état de la France qu’il voit,

Dépravée, insensée, une fille, une folle
Déchirant de ses mains la pudeur des aïeules,
Et l’honneur ataval et l’antique parole,
La parlant en argot pour des sottises seules,
L’amour s’évaporant en homicides vils
D’où quelque rare enfant, pâle fantôme, sort,
Son Dieu le reniant, pour quels crimes civils ?

Il compose encore tout un livre d’invectives où il s’en donne à cœur joie d’injurier ses contemporains et de déverser sur eux des trésors de fiel. La vanité et la haine habitaient le cœur de ce poète de la douceur.

On lui a fait honneur de sa sensualité elle-même, on a magnifié cet « orgueil de la vie » qui se traduit par un appétit de toutes les jouissances, on a célébré en lui le satyre à la face camuse, et trouvé une sorte de beauté farouche à ce débordement de l’instinct. Le fait est que les images polissonnes hantaient son cerveau, que le goût de la grivoiserie va chez lui grandissant avec l’âge et que la manie érotique est le trait permanent et foncier de son imagination. C’est un chapitre sur lequel il est difficile d’insister. Prenons pourtant une strophe, de celles qu’on peut transcrire :

Que ton âme soit blanche ou noire,
Que fait ? Ta peau de jeune ivoire
Est rose et blanche et jaune un peu,
Elle sent bon ta chair perverse
Ou non, que fait ? Puisqu’elle berce
La mienne de chair, N. d. D.

Ces vers et des centaines d’autres traduisent moins la sensualité d’un Lucrèce que la gaudriole à la manière de Béranger ou l’indécence à la manière des pornographes de tous les temps. — Il est un autre trait de l’esprit de Verlaine auquel on n’a pas fait assez d’attention, et qui est essentiel pour qui veut trouver la véritable signification de son œuvre : c’est son humeur goguenarde. Le pauvre Lélian a une « humeur spécialement communicative et relativement toute ronde ». On le plaint pour son habituelle mélancolie ; mais lui : « Mon caractère au fond philosophe, ma constitution restée robuste en dépit de cruels et surtout des plus incommodes fins et commencements de maladie, rhumatismes, bronchites, le cœur maintenant, m’ont amené jusqu’ici solide encore de corps et de tête. » C’est le cynique portant sa besace gaillardement, parce qu’elle est pleine de bons tours à bafouer les gens. Il a tantôt une malice sournoise, tantôt une verve de ruisseau, une drôlerie à la Vautrin. Il se moque, et de ceux-là d’abord qui le prennent au sérieux. Il cultive ce genre de plaisanterie qui n’a toute sa saveur et son plein succès qu’autant que la galerie en est dupe. C’est la blague. Elle est à la base de son esthétique. Elle modifie sensiblement la valeur et change la portée de quelques-uns des principes d’art qu’ont pieusement recueillis des adeptes dénués du sens de l’ironie. — Polissonnerie et gouaillerie, c’est le fond et le tréfonds du tempérament de ce poète.

Cela déjà nous renseigne amplement sur la qualité de son mysticisme. Ce qui achèverait de nous édifier, s’il en était besoin, c’est cette prétention émise avec assurance d’exploiter « parallèlement » dans des recueils différents ou dans un même recueil, la veine pieuse et la veine sensuelle. « Le ton est le même dans les deux cas, grave et simple ici, là fiorituré, languide, énervé, rieur de tout ; mais le même ton partout, comme l’homme mystique et sensuel reste l’homme intellectuel toujours dans les manifestations diverses d’une même pensée qui a ses hauts et ses bas. » C’est donc que dans les deux cas l’état d’esprit du poète est en effet le même : dans l’émotion religieuse comme dans l’excitation des sens, il ne poursuit que la jouissance. Qui ne voit que ce dilettantisme est tout le contraire du sentiment chrétien ? Au surplus, l’exemple de Verlaine n’est pas isolé, et il est vérifié par celui de tous nos récents chrétiens de lettres. La rêverie alanguie de nos contemporains s’est mêlée d’un mysticisme inquiétant et trouble ; ç’a été une des maladies de la littérature de ces dernières années : tout juste peut-on dire que Verlaine en a été plus profondément atteint qu’aucun autre et qu’il en a donné l’expression la plus aiguë. Après cela, il est bien superflu de discuter sur le degré de sa sincérité, et c’est une question oiseuse de rechercher jusqu’à quel point il a été dupe lui-même de son émotion au moment où il la ressentait. Il suffit de ne pas s’abuser sur la nature de cette émotion et d’y voir ce qu’elle est réellement : une forme de l’énervement, un cas de sensualité triste.

Autant il est éloigné des façons de sentir des chrétiens qui l’ont si imprudemment adopté pour un des leurs, autant Verlaine est étranger aux préoccupations des jeunes poètes qui, par suite d’un violent malentendu, se sont groupés autour de lui. Il est exact, eu effet, que nous assistons depuis une vingtaine d’années à un effort intéressant et méritoire pour renouveler la poésie ; mais cet effort, dans ce qu’il a d’efficace, va précisément à l’inverse des exemples donnés par Verlaine. Cette poésie qui s’essaie à naître a reçu de ceux qui l’ont qualifiée de symboliste son appellation la plus juste. Elle est tout ensemble une réaction contre la poésie des romantiques et contre celle des parnassiens. Tandis que les romantiques se bornaient à subir la poussée de leurs sentiments personnels ou de leurs sensations, elle s’efforce de laisser à l’arrière-plan la personnalité du poète et suppose chez celui-ci une sorte de sérénité. Tandis que l’art des parnassiens était tout extérieur, elle s’efforce de réintégrer l’idée dans ses droits. Suggérer des idées à l’aide de symboles qui ne sont que des images organisées et vivantes, tel est son objet. Mais nul n’a été plus que Verlaine incapable de traduire autre chose que les états de sa propre sensibilité ; nul n’a été plus que lui incapable de concevoir aucune espèce d’idée ; nul n’a été moins que lui créateur de symboles. Si la trame de son style, le plus souvent prosaïque, se relève çà et là d’ingénieuses images, ce ne sont que de subites trouvailles sitôt abandonnées. Il ne peut les suivre ; il est vite essoufflé. Son art est tout en spasmes et en sursauts. Il n’a rien de vivace, rien de fécond, rien de jeune. Cet art est le contraire d’un art nouveau ; et voilà ce qu’on ne saurait trop redire à la jeunesse. Elle se tromperait en prenant pour guide un Verlaine. Elle qui doit regarder vers l’avenir, elle se condamnerait elle-même, en liant sa destinée à celle d’un écrivain dont l’œuvre appartient à un passé déjà lointain et qu’on pouvait croire aboli. Bien loin d’être un commencement, l’art de Verlaine est la dernière convulsion d’une poésie qui se meurt. Cette poésie, ce n’est que le romantisme à bout de sève qui s’exaspère, et, poussant ses principes jusqu’aux dernières limites de l’absurdité et de la folie, se donne à lui-même le coup de grâce par une espèce de suicide.

Rien qu’à le voir déambuler par les rues, Verlaine évoquait le souvenir des vieux romantiques, de ceux du temps des bousingots, fiers de porter par la ville un costume qui les faisait remarquer, et persuadés que la bizarrerie de l’accoutrement a en elle-même on ne sait quelle vertu secrète. Le savant désordre et la déroute concertée de ce costume n’est qu’une variété du dandysme. Verlaine le sait et l’avoue volontiers. Il n’ignore pas qu’une mise décente lui ferait perdre une bonne part de sa personnalité, et il soigne donc son attitude. « Son visage, d’ordinaire ouvert et plutôt gai, se fronça par degrés, finissant par entrer en complète harmonie avec le costume qu’il portait, quelque chose de gris-de-souris, avec, par endroits, des détails mal élégants, un bouton sauté, quelques effilochages aux boutonnières, des rires jaunes vers les coutures. Son chapeau mou semblait lui-même se conformer à sa triste pensée, inclinant ses bords vagues tout autour de sa tête, espèce d’auréole noire à ce front soucieux. Son chapeau ! Pourtant joyeux à ses heures, lui aussi, et capricieux comme une femme très brune, tantôt rond, naïf, celui d’un enfant de l’Auvergne et de la Savoie, tantôt en cône fendu à la tyrolienne et penché, crâne, sur l’oreille, une autre fois facétieusement terrible, on croirait voir la coiffure de quelque banditto, sens dessus dessous, une aile en bas, une aile en haut, le devant en visière, le derrière en couvre-nuque… Le chapeau, certes, eut son suffrage, les irrégularités des vêtements aussi ; mais ce qui l’étonna le plus ce fut, je le crains, certain foulard de cachemire, nuance de vitrail xiiie  siècle, noué autour du cou avec désinvolture, mais sans la bonne grâce admise. Car le poète est un dandy. » Ces enfantillages servent tout au moins à rendre extérieurement sensible, chez notre contemporain, la survivance du goût romantique.

Les romantiques qui sont des bourgeois, quand bien même ils jouent au gentilhomme, affichent l’horreur du bourgeois, déclarent la guerre à la société bourgeoise et à sa morale. Pour eux, cela seul est intéressant qui sort de l’ordre commun, et il faut que le poète soit un être d’exception. Ils préfèrent à la santé la maladie, à la beauté la laideur, au bon sens l’extravagance et le dérèglement. De là tant de déclamations sur le désordre et le génie, et de là cette conception falote de la vie de bohème comme seule digne d’un artiste. « La société, écrit à son tour Verlaine, n’est pas pour glorifier les poètes qui souvent vont à l’encontre, sinon toujours de ses lois positives, du moins très fréquemment de ses usages les plus impérieux. Et par contre le poète pourtant avide de luxe et de bien-être autant, sinon plus, que qui que ce soit, tient sa liberté à un plus haut prix que même le confortable, que même l’aisance d’un chacun qu’achèterait la moindre concession aux coutumes de la foule. De sorte que l’hôpital au bout de sa course terrestre ne peut pas plus l’effrayer que l’ambulance le soldat, ou le martyre le missionnaire. Même c’est la fin logique d’une carrière illogique aux yeux du vulgaire, j’ajouterais presque la fin fière et qu’il faut. » Byron, Musset, et le bon Dumas père avaient célébré la débauche et l’orgie ; Mürger avait dit le sentimentalisme de la vie de bohème. Verlaine continue la série des poètes de cabaret et d’hôpital.

Le romantisme est par essence une explosion de littérature individualiste. Il vit de l’exaltation du Moi. Le poète se fait le centre de l’univers, ramenant et subordonnant toutes choses à sa propre fantaisie. Il ne s’intéresse qu’à lui seul et pense que le monde entier porte à sa personne autant d’intérêt que lui-même. C’est pourquoi il ne cesse de raconter ses propres aventures, et trouve en lui Punique matière de son œuvre, estimant que rien de ce qui le touche ne saurait être indifférent. Le romantisme est, d’autre part, un débordement de la sensibilité. Il ne connaît que la passion et ses cris, ardeurs et lassitudes, enthousiasmes et découragements, joies, tristesses, emportements et blasphèmes. Toute émotion, pourvu qu’elle ait été ressentie et quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, mérite d’être traduite et devient matière d’art. L’émotion est le tout de l’art ; et, par une conséquence logique, l’art, plutôt que de se passer de l’émotion, en vient à la feindre, à la simuler, à la parodier.

Verlaine est le représentant forcené de la poésie intime ainsi conçue en conformité avec le credo du romantisme. On ne citerait aucune œuvre où le moi se fût encore étalé avec un cynisme aussi orgueilleux. Le poète ne nous entretient que de lui et de sa vilaine âme ; prisonnier de son impression du moment, il est incapable de traduire autre chose que l’état actuel et passager de sa sensibilité. Cette émotion, un jour mystique, un jour sensuelle, il suffit qu’il l’ait éprouvée pour avoir le droit autant que le besoin de l’exprimer : aucun scrupule de goût ou de convenance ne saurait l’arrêter. Il ne se soucie pas de mériter l’approbation et ne s’inquiète pas d’encourir le blâme. Impressions, émotions, sensations sont-elles nobles ou honteuses ? Ce n’est pas son affaire. Il suffit que ce soient les « siennes ». De là toutes ces vilenies qu’on a sans doute le droit et le devoir de reprocher à Verlaine, mais à la condition de n’avoir pas d’abord adopté les théories du lyrisme romantique.

Ce même principe de la souveraineté de l’individu, le romantisme l’introduit dans le domaine de l’expression au nom de la « liberté dans l’art ». Une langue, on le sait de reste, n’est l’œuvre ni d’un jour, ni d’un homme ; et nous ne pouvons donc nous arroger toute espèce de droits vis-à-vis de cette langue que nous n’avons pas créée. Les mots ont un sens qu’il ne nous appartient pas de changer ; les phrases se construisent d’après les lois que nous sommes obligés de subir : la versification a des règles qui ne font que constater le lent et collectif travail des siècles. Aussi les meilleurs écrivains du romantisme, guidés-parleur instinct qui valait mieux que leur doctrine, ont-ils soigneusement évité de mettre leur théorie en pratique. L’ardeur belliqueuse de Victor Hugo s’arrête au seuil de la syntaxe, et son vers s’écarte à peine du type classique. Verlaine, avec la logique de l’absurde, s’est chargé de montrer à quelles conséquences devaient aboutir les réformes préconisées par le cénacle. Son bon plaisir est sa règle unique en art comme ailleurs. Sa fantaisie individuelle, opérant comme un sûr agent de décomposition, va dissoudre le vocabulaire, la syntaxe, le dessin et le rythme du vers.

Verlaine a toujours été un très médiocre écrivain. Au temps même de sa ferveur parnassienne, quand il se donnait pour un puriste et un artiste sévère, il était coutumier d’étrangetés qui n’étaient pas voulues, d’une incohérence dans les images et d’une impropriété dans le choix des termes qui sont tout uniment le fait d’un homme qui ne sait pas bien sa langue. Ce sont de vulgaires incorrections qui échappent à son ignorance. Mais qui parle d’incorrections ? Et, si chacun est maître de sa forme, ne suis-je pas libre d’entendre les mots au sens où il me plaît et de les associer à mon gré ? Il me suffit que je m’entende et que je trouve aux mots ainsi agencés un charme qui n’est que pour moi. Et c’est si commode ! Par-là se trouvent excusées d’avance les fautes de français, les obscurités, les contournements de phrases, le tortillage et la clownerie les répétitions, le pathos, le galimatias, l’emploi des chevilles, des « en somme », des « en réalité », des « certes », des « sans doute », des « évidemment », des « oui-dà », des « que », des « hein », des « là ». C’est des recueils les plus vantés de Verlaine que j’extrais quelques spécimens de ce genre de style auprès duquel celui de Banville fait l’effet l’être simple, et la prose des Goncourt d’être naturelle. Voici des vers tirés de Bonheur :

Plus la foi, sel des âmes,
Plus la peur de l’enfer,
Et ni plus l’espérance
Pour le ciel mérité
Par combien de souffrances.
Rien. Si. La charité.

Voici de vers tirés du recueil intitulé Amour :

Que soient suivis des pas d’un but à la dérive
Hier encor, vos pas eux-mêmes tristes, ô
Si tristes, mais que si bien tristes ! Et qui vive
Encor, alors ! Mais par vous pour Dieu ce roseau
Cet oiseau, ce roseau sous cet oiseau, ce blême
Oiseau sur ce pâle roseau fleuri jadis,
Et pâle et sombre, spectre et spectre noir : moi-même
Surrexit hodie, non plus De profundis
Avez-vous comme su, moi je l’ai, qu’il fallait
Peut-être bien, sans doute, et quoique et puisqu’en somme
Éprouvant tant d’estime et combien de pitié
Laisser monter en nous, fleur suprême de l’homme,
Franchement, simplement, largement, l’amitié.

Ou encore :

Il patinait merveilleusement
S’élançant qu’impétueusement
Arrivant si joliment vraiment…

Ces vers sont parmi ceux auxquels n’ont pas manqué les admirateurs. Et combien d’autres on en pourrait citer de plus amphigouriques et de plus dégingandés, si d’ailleurs cela n’était fort inutile ! Les meilleures pièces de Verlaine sont gâtées par ces défaillances de l’expression : cela suffirait à les empêcher de durer. Cette même décomposition la fantaisie de Verlaine l’introduit aussi bien dans la structure des vers, changeant brusquement le rythme, remplaçant la rime par de vagues assonances. Comme il arrive, Verlaine a érigé sa pratique en théorie : son « Art poétique », moitié fumisterie et moitié plaidoyer personnel, n’est que le résumé de ses procédés présentés sous forme de code. C’est la rhétorique de sa manière. Ce qui est intéressant, c’est de constater que cette rhétorique est le prolongement de celle du romantisme.

L’exaspération libertine, l’impuissance à se gouverner soi-même et à dominer ses sensations, l’inconscience où se brouillent les notions, l’obscurcissement de la raison, l’incohérence des idées et des mots, la niaiserie dolente, l’incontinence du verbiage qui coule et qui flue, ce sont, dans l’art comme dans la vie, les signes ordinaires de la décrépitude. Cette « naïveté ingénue », ces « maladresses adorables », ces « gaucheries de Primitif », qu’on a tant louées dans cette poésie, sont, à vrai dire, autant d’effets de la sénilité. Il arrive, au surplus, que le terme de la vie ressemble à son commencement et que les deux formes de l’enfance se rejoignent. Ces balbutiements, ces impropriétés de langage, ce jeu d’assonances font le charme imprécis, musical et mystérieux des chansons populaires et des rondes enfantines. Cela ne veut rien dire et tout de même remue au fond de nous on ne sait quoi de triste et de tendre. Verlaine a composé quelques-unes de ces mélopées incertaines : « Les sanglots longs, Des violons, De l’automne… Il pleure dans mon cœur, comme il pleut sur la ville… Ah ! triste, triste était mon âme ce soir-là. À cause, à cause, d’une femme… » C’est la part de Verlaine, et il convient de la lui laisser. l’art tout à fait stérile d’ailleurs, maigre et pâle floraison qui s’attarde sur un arbre mort. Grâce à lui le trésor presque anonyme de la chanson se sera enrichi de quelques romances et complaintes. On continuera de les chantonner sans bien savoir qui en est l’auteur.

Encore est-ce là ce qu’on pourrait souhaiter de mieux pour Verlaine et pour nous. Mais il est à craindre que plus tard Verlaine ne soit pas complètement oublié. Qu’il ait pu grouper des admirateurs, parmi lesquels plusieurs étaient de bonne. foi, que sa poésie ait pu trouver un écho dans des âmes qui y reconnaissaient donc quelque chose d’elles-mêmes, c’est un exemple qu’on citera pour caractériser un moment de notre littérature et montrer en quelle déliquescence les notions morales et le sentiment artistique ont, à une certaine date et dans un certain groupe, failli se dissoudre, se perdre et sombrer.