(1894) Écrivains d’aujourd’hui
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(1894) Écrivains d’aujourd’hui
À M. Georgesperrot
Membre de l’Institut
Professeur à la Faculté des Lettres
Directeur de l’École normale supérieure
Hommage de respectueuse gratitude.
R. D.

M. Paul Bourget

La réputation d’un écrivain s’établit généralement au rebours de ses mérites solides. On lui sait gré de ses qualités les plus superficielles et de ses plus aimables défauts ; c’est par là qu’il séduit la mode. Une affectation de mise en scène distinguée, quelques mièvreries de sentiment et une réelle délicatesse de forme ont valu à M. Paul Bourget un succès de romancier mondain et de moraliste de salon. Or, c’est à l’envisager sous cet aspect que son œuvre prête le plus à la critique. M. Bourget n’a presque aucune des qualités qui font le romancier mondain. Il a l’admiration un peu étonnée des élégances de la vie, ce qui est le contraire même de l’élégance. Nulle légèreté de main : il n’a jamais pu se débarrasser de certaines habitudes d’école et d’un tour d’esprit de professeur. Il a des insistances fatigantes ; il n’aborde pas un sujet que ce ne lui soit un besoin de tout dire et d’épuiser la question ; de là dans tous ses livres des longueurs et des parties ennuyeuses. Il n’a pas cet art charmant qui se joue à la surface. Il manque de frivolité. Et il manque d’esprit. On ne songerait pas à en faire la remarque, si parfois il ne se plaisait à égayer ses récits de traits agréables ; dans ce cas, les plaisanteries des anas, les à peu près, les confusions de mots des illettrés et les cuirs lui semblent du meilleur goût. Il lui arrive de s’essayer à prendre des airs dégagés ; c’est alors qu’on aperçoit quelle est au vrai sa nature d’esprit. C’est une nature de travailleur appliqué, consciencieux et un peu lourd. Il a la gravité du moraliste, s’il n’en a pas l’autorité. Son mérite est d’avoir, au même titre que les philosophes et par des procédés analogues aux leurs, ajouté un chapitre à la science de l’âme.

I. Comment il est devenu écrivain. Sa curiosité de la vie intérieure

Quiconque fait choix du métier d’auteur, si ce n’est par l’effet d’une vanité niaise entre toutes, c’est qu’il espère y trouver le moyen de satisfaire un besoin de son esprit. On veut prolonger ses rêves et les préciser en les exprimant, on veut soulager sa souffrance en la confessant, répandre ses idées, conseiller, consoler, avertir : on devient poète, romancier, moraliste. Pour ce qui est de M. Bourget, cette sollicitation à écrire lui est venue de sa curiosité des choses de la vie intérieure

Nous sommes assez instruits des manifestations extérieures de l’activité humaine : c’est ce jeu des intérêts et des ambitions, cette poursuite de la fortune, ce souci de la profession, tout ce qui compose la vie sociale et ou nous n’engageons que la partie la plus grossière de nous-mêmes. Mais ce n’est que la surface ; qu’y a-t-il par-delà ? Nous vivons au milieu d’hommes qu’on appelle nos semblables, qui ont mêmes facultés que nous, qui sont nés à un même moment de l’humanité. Nous les voyons agir, nous les écoutons parler, nous les jugeons, nous déclarons qu’ils sont intelligents, honnêtes, ou le contraire. Mais, au moment où nous le disons, nous nous rendons compte à quel point une telle opinion est sans valeur et qu’il nous manque justement de quoi la motiver. Derrière cet homme qui fait des affaires, élève une famille, tient un rang dans la société, quelle personne morale se cache ? Il a un cœur ; quel tressaillement y éveille le contact avec la vie, quelles traces y ont laissées les illusions mortes et les espoirs brisés ? De quels sentiments l’amour s’accompagne-t-il chez lui ? Sous quelle forme lui apparaît le devoir ? Quelles ombres ont pu obscurcir pour lui la notion du bien ? A quels compromis sa conscience s’est-elle prêtée ? Sait-il vouloir ? Quels mobiles le déterminent ? Mais quel obscur travail se fait dans cette partie secrète de l’être où s’élabore la personnalité ? C’est ce qui nous échappe et c’est ce qu’il serait si intéressant de savoir, puisque c’est la vie intérieure qui donne à toute la vie sa saveur et son prix.

Cette curiosité peut devenir chez quelques-uns une inquiétude et presque une angoisse intolérable… Ceux qui ont aimé connaissent ce tourment, l’un des plus ordinaires comme des plus cruels. Avoir tout près de soi une créature qu’on aime, comprendre que jusque dans la possession quelque chose d’elle nous échappe, sentir qu’on ne résisterait pas au désir de briser ce front, si l’on pensait que derrière on pût trouver le secret et le dernier mot de l’énigme !… C’est une angoisse analogue qu’éprouvent ceux qui sont doués à un degré éminent de la curiosité psychologique et qui ont le goût de l’âme des autres. Et pourtant ! On sait qu’il y a des lois de la vie psychique. Les problèmes de cet ordre, pour qui en posséderait les données, comporteraient une solution au même titre que les autres. De là ce désir de créer des êtres à notre ressemblance, de les faire vivre et de les regarder vivre, de les animer de sentiments qui sont les nôtres, et d’étudier en eux le développement, le progrès, la perversion et les infinies transformations de ces sentiments.

Afin de pénétrer le secret de l’âme contemporaine, M. Bourget s’est d’abord renseigné dans les livres. C’est à coup sûr un moyen d’information qu’on ne doit pas négliger. Dans une époque de culture aussi avancée qu’est la nôtre, et pour les plus distingués d’entre nous, le livre est un des plus puissants initiateurs. Nous ne serions pas le même homme si tel livre à une telle heure n’était tombé sous nos yeux. Il y a dans la pensée de chacun de nous beaucoup plus de la pensée d’autrui que de la nôtre. — Puis, ses lectures lui ayant révélé qu’un des traits de l’âme d’aujourd’hui est le cosmopolitisme, consciencieusement il s’est mis à voyager. Il ne s’est pas contenté des impressions sans profondeur du touriste ; il a fait de longs séjours en Angleterre, en Ecosse, en Italie, en Espagne. Il a taché de s’accommoder à d’autres milieux, afin de jouir de sensations nouvelles et de se faire une intelligence plus riche et plus souple… Mais les voyages ne satisfont qu’une vaine curiosité. Le cosmopolitisme peut bien être un moyen pour les oisifs de tromper leur ennui en le promenant sous des cieux différents : il n’est pas pour le moraliste un moyen d’investigation. Ni en six mois ni en six ans on n’atteint à ce qu’il y a d’essentiel dans l’âme étrangère. La diversité des races subsiste sous l’uniformité du costume et des usages. Et les peuples, longtemps séparés, ont beau se rapprocher, ils se restent les uns aux autres inintelligibles. M. Bourget a mis du temps à s’en apercevoir ; mais telle est bien sa conclusion dernière. Ce qu’il a rapporté de ses séjours hors de chez nous, ç’a été la conviction de leur inutilité. — Il s’est forcé encore à aller dans « le monde » ; il s’est condamné à la conversation des hommes de club et des hommes de sport ; il a confessé des dames… Mais ce qu’on désigne sous le nom de la vie mondaine est précisément le genre d’existence le plus vide, quelque chose comme la mise en commun de toutes les frivolités et de toutes les hypocrisies. C’est donc où il tient le moins d’humanité. Aller dans le monde n’est pour un artiste qu’un enfantillage pardonnable, pourvu toutefois que le ridicule n’aille pas jusqu’au scandale et pourvu qu’on se retire à temps, avant de s’être laissé gagner par l’envahissante contagion de la futilité.

Pour qui veut s’instruire dans la science de l’homme, c’est le procédé le plus décevant que celui qui consiste à disposer sa vue sur beaucoup de spectacles. La vérité humaine ne se rencontre guère ni dans les salons ni dans les sleeping-cars. Il n’est que de se cantonner dans le coin de monde et dans le coin de vie où la destinée nous a placés et de regarder on soi. Une expérience suffit, à qui sait y lire, pour tenir lieu de l’expérience. Quand on se souvient de ceux qui ont dit sur l’humanité le plus de vérités profondes, on est étonné de voir combien peu ils doivent à la fréquentation des hommes. C’est qu’un écrivain porte en lui cette conception de la vie d’après laquelle il trace l’image qu’il en met ensuite dans ses livres. Tout dépend de sa complexion intellectuelle, de la trempe de son esprit et de l’espèce de sa sensibilité.

II. Sa vigueur d’esprit. Sa tendresse. Libertinage d’imagination.

Ce qui frappe d’abord chez ce psychologue qui a mis à la mode le dilettantisme, et chez ce romancier aimé des femmes, c’est la vigueur de l’esprit. Il se plaît à la pensée, pensée abstraite et pensée pure. Parmi les maîtres dont il se recommande, celui qui a exercé sur son esprit l’influence la plus profonde, c’est un philosophe, et le plus austère de ce temps : Hippolyte Taine. Aussi parmi les écrivains d’aujourd’hui, et sans en excepter même les philosophes de profession, n’en citerait-on pas un qui ait apporté dans l’expression des idées autant de précision et de sûreté. Quelques pages du Disciple suffiraient comme exemple. Elles dénotent chez celui qui les a écrites l’habitude de se mouvoir à travers les systèmes et leurs abstractions. Elles témoignent non de cette curiosité superficielle, qui est aussi bien commune à beaucoup de lettrés d’aujourd’hui, mais d’une rare aptitude à pénétrer la pensée d’autrui, à dégager d’une doctrine ses principes essentiels et l’âme de vie qu’elle enferme. Les deux volumes des Essais de psychologie sont l’un des livres de ce temps où l’on trouverait le plus de remarques neuves et profondes sur les modernes conditions de la vie morale, avec des aperçus qui vont dans tous les sens et qui vont très loin.

Quoiqu’il fasse, d’ailleurs, M. Bourget restera par la suite l’auteur des Essais : j’entends qu’il ne concevra pas le roman comme le récit d’une destinée particulière et comme l’histoire d’une sensibilité individuelle. Chez lui, le récit n’est que l’illustration de l’idée, et chacun de ses livres a été écrit pour mettre en lumière un fait général et une loi de la sensibilité. Il a le sens des idées générales : cette tendance de l’esprit qui rattache un fait à la série de tous ceux qui l’ont produit et voit chaque phénomène dans ses causes, ce besoin de ne s’arrêter dans la chaîne des causes qu’à la plus lointaine et la plus générale. De l’esprit philosophique il a la rigueur, procédant volontiers par déduction et ne reculant pas devant le pédantisme de l’appareil logique. Et il en a le courage, celui qui consiste à aller jusqu’au bout de ses idées, à les pousser dans leurs dernières conséquences, jusqu’au point où une conclusion pour sembler une contradiction. Il n’est pas besoin d’y regarder de très près pour constater qu’en quelques années la pensée de M. Bourget s’est profondément modifiée. Parti d’une sorte de scepticisme paresseux, il a évolué dans le sens d’une doctrine de plus en plus positive et toute voisine du christianisme. Ce sont autant de signes d’une pensée laborieuse, vigoureuse, active.

C’est la sensibilité qui détermine le choix de nos idées. Chez M. Bourget, la sensibilité n’est pas seulement très vive, mais elle est presque maladive et souffrante. C’est un tendre. Il est l’un des premiers qui aient si complètement rompu avec les habitudes de sécheresse qui ont sévi sur trente années de notre littérature. On ne trouverait chez lui pas même trace de cette ironie qui est signe de la dureté d’âme. Tous ses personnages, ceux du moins dont on devine qu’ils sont tout près de lui, ont ce trait en commun : l’acuité de la sensation, une aptitude à recevoir trop vivement l’impression des choses ; ils ont un cœur sur qui tout fait blessure. A ce point de vue, une étude des caractères propres au style de M. Bourget suffirait presque à nous renseigner. Ce style, qui est arrêté dans ses détails, est flottant dans son allure générale. Chaque terme y est précis ; la phrase a des mollesses en ses contours, une lenteur dans sa démarche, quelque chose d’alangui et d’attendri. La musique particulière à ce style est d’une sorte de plainte continue.

Cette alliance, en effet, d’une constitution intellectuelle vigoureuse avec une sensibilité très aiguë a pour conséquence inévitable une habituelle disposition à la tristesse. Les esprits très clairvoyants ne sont pas forcément tristes. Ils acceptent le cours des choses ; le plaisir de n’être pas dupes leur suffit ; de savoir, ce leur est plus qu’une consolation, c’est une jouissance. Les âmes tendres ne sont pas forcément mélancoliques ; elles suivent volontiers la pente de leur sensibilité et refont le monde au gré de leurs désirs : elles sont romanesques et optimistes. D’autre part, il est bien des causes qui produisent la tristesse, sans compter les physiologiques. Mais celle-ci est une des plus sûres, qui réside dans l’union d’un esprit sans illusions avec un cœur sans sécheresse. Pour qui n’a pas la haine des hommes, voir quelles nécessités pèsent sur notre destinée, cela mène tout droit à souffrir.

Il est enfin chez M. Bourget un dernier trait sans lequel une partie de son œuvre resterait inexpliquée : c’est un certain libertinage d’imagination. Lui-même l’a indiqué avec trop de franchise pour qu’on hésite à le souligner. Rappelant le mot très cru qu’Augier lui appliquait à propos d’un livre qui lui valut un prix Montyon, il parle « du naïf désespoir que ce mot lui causa, comme à un écrivain chaste dans sa vie et hardi dans ses livres ». Cette protestation, au surplus, était inutile, et c’est bien ainsi qu’on l’entendait. Mais c’est un fait qu’un côté de l’esprit du XVIIIe siècle finissant reparaît en lui. On voit assez bien par où il a pu lui venir. Stendhal avait été élevé dans cette fin du XVIIIe siècle. Laclos en était. Et ce n’est pas trop de dire que le livre de Laclos a été pour M. Bourget une sorte de bréviaire. Il n’est pas un de ses romans où l’on ne puisse signaler la trace des Liaisons dangereuses ; quelques-uns n’en sont qu’une sorte de transposition. Ses blasés sont les cousins germains de Valmont. Cruelle énigme et Crime d’amour ne sont qu’une même histoire de liaison dangereuse, les rôles seulement étant renversés d’un livre à l’autre. L’attrait qui porte Casal vers Mme de Tillières, dans Cœur de femme, est le même qui faisait souhaiter au roué des Liaisons l’amour d’une dévote. Dans les Sensations d’Italie, les pages les plus éloquentes, sans en excepter même celles que M. Bourget consacre à saint François d’Assise, sont celles où il célèbre Laclos. Or il aura beau dire, et parler de la « moralité » de l’œuvre, et protester qu’il y a là un procès littéraire à réviser ; en dépit de cet essai de réhabilitation, d’ailleurs tortillé et gêné, il reste que les Liaisons dangereuses sont un livre de libertinage sec et froid, où la dépravation toute sensuelle n’emprunte même pas l’apparence d’une excuse sentimentale. Comment, d’ailleurs, le libertinage d’imagination peut s’accommoder du mysticisme lui-même, c’est ce que M. Bourget a bien montré dans son étude sur Baudelaire et dans les moins insignifiantes des poésies qui composent la Vie inquiète. — Il est arrivé que, dans l’œuvre de M. Bourget, un livre entier procédât de cette tendance toute seule : ç’a été cette Physiologie de l’amour moderne, un des plus méchants livres que je sache, moins déplaisant encore par la nature des questions qui y sont gravement traitées que par une affectation d’homme fort qui va jusqu’à la puérilité. Mais, au demeurant, cette tendance n’est complètement absente d’aucun des livres de M. Bourget ; et c’est bien elle qui leur donne un je ne sais quoi d’inquiétant.

Un esprit vigoureux, une sensibilité maladive, une imagination libertine, ce sont les facultés avec lesquelles M. Bourget va aborder les problèmes de l’âme dont il a l’inquiétude et le noble tourment.

III. Sa psychologie. La multiplicité du Moi

« Dans l’arrière-fond de toute belle œuvre littéraire, écrit M. Bourget, se cache l’affirmation d’une grande vérité psychologique1… » Du moins est-il nécessaire de rechercher sur quel principe se fonde la psychologie d’un romancier qui fait profession d’être psychologue. La psychologie classique se plaisait à montrer la lutte de facultés nettement opposées : c’était le conflit de la raison et de la sensibilité, de l’idée du devoir avec la passion. De cette lutte le personnage chez qui elle se livrait n’ignorait aucune phase, comme aussi bien il connaissait à chaque instant tous les éléments dont se composait son être moral. Les héros et les héroïnes de notre tragédie, au plus fort de la passion, se possèdent encore, s’examinent et se jugent. — Chez les personnages de Balzac, une faculté, grandie jusqu’en des proportions monstrueuses, absorbe toutes les autres et s’impose en maîtresse. — Les romanciers naturalistes, par un procédé de simplification hardi ou candide, réduisent l’homme à ne subir que les confuses impulsions de l’instinct et les poussées de la matière. Et, sous ces formes très différentes, une même croyance se retrouve, la croyance à « l’unité » du moi. — C’est sur le principe justement opposé de la « multiplicité du moi » que repose la psychologie de M. Bourget.

Les leçons de l’auteur du livre de l’Intelligence et les découvertes des psychologues anglais ont fait pénétrer jusque dans l’enseignement de l’école la théorie d’après laquelle le moi n’est que la collection des états de conscience et la série des petits faits de la vie psychique. En sorte que ce moi, qu’on nous présentait comme étant constitué une fois pour toutes, se modifie et se renouvelle sans cesse, et ne fait que mourir et renaître. D’heure en heure notre personnalité nous échappe ; et ce n’est que par une illusion, bienfaisante mais grossière, que nous nous imaginons, après des années d’intervalle, que nous sommes le même. — A chaque moment de la durée de ce moi, combien d’êtres et venus d’origines combien diverses entrent dans la composition de l’être que nous sommes ! C’est l’atavisme, qui fait que de lointaines existences laissent dans notre existence un écho d’elles-mêmes. Nous héritons de l’ébranlement qui a suivi des émotions que nous n’avons pas ressenties. Pour ne prendre que cet exemple, l’incrédule d’aujourd’hui a beau faire, la foi des aïeules a pendant des siècles façonné la matière dont est pétrie son cœur. C’est l’éducation, qui greffe sur l’être de nature un être artificiel. Sous l’action du milieu, au contact des personnes et des choses, mille perceptions se sont inscrites on nous. De quelque nom d’ailleurs qu’on appelle les deux principes spirituel et corporel, ils existent en nous et ils s’opposent moins qu’ils ne se mêlent et ne se pénètrent ; en sorte qu’il n’est pas de sensation qui ne tende à se transformer en idée, comme il n’est pas d’idée qui ne soit près de se résoudre en sensation. — Encore si nous étions avertis de tout ce qui se passe en nous ! Mais nulle analyse n’est assez subtile pour démêler cette complexité, et nul regard d’homme n’est assez pénétrant pour descendre jusqu’au fond de ces obscurs replis. Des êtres dorment en nous dont l’existence nous est inconnue et probablement nous restera toujours ignorée. Mais peut-être aussi, sous un choc imprévu, leur existence nous sera brusquement révélée. Et c’est bien cela qui est de nature à nous effrayer. Car il se peut qu’à un détour de la route quelqu’un se dresse devant moi, que je ne reconnaîtrai pas, qui en effet ne ressemblera guère à celui que je suis d’habitude, et qui tout de même et encore sera moi. Nul n’a le droit, dans l’ignorance où nous sommes des énergies qui se cachent en nous, de déclarer : Jamais je ne serai cet homme, jamais je ne ferai cette chose…

Il est clair que dans cette doctrine il ne reste pas de place pour la volonté, au sens du moins d’une faculté distincte des autres, qui les surveille et qui les dirige. Le mobile le plus fort l’emporte ; mais nous nous faisons honneur de chacune de nos défaites. — De même la notion chrétienne de responsabilité disparaît, ou du moins doit elle être modifiée. Et, sans doute, il serait inexact de prétendre que du même coup toute morale soit ruinée : les mêmes lois morales subsistent, quelle que soit d’ailleurs notre théorie de la connaissance ; mais ce sont d’autres bases qui soutiennent le vieil édifice.

Le jeu de l’activité humaine étant ainsi conçu, quelle devra être l’attitude du moraliste devant les spectacles de la vie ? Le déterminisme n’est pas nécessairement une doctrine impitoyable. La dureté de cœur y peut trouver des prétextes à se justifier, — car éprouve-t-on de la sympathie pour des machines ? — et telle est la conséquence qu’en ont tirée nos écrivains réalistes. Mais il est aussi bien légitime d’en tirer la conséquence justement opposé ; et les tendres et les compatissants n’y trouvent qu’une raison de plus pour y aviver leur pitié. Car si les hommes ne sont pas maîtres de leurs actes, c’est donc qu’on ne doit pas leur en vouloir de leurs fautes. Et s’ils ne sont pas libres de se faire leur destinée, toujours est-il qu’ils souffrent de cette destinée mal faite. Nous n’avons pas besoin d’en chercher davantage. De savoir qu’il y a des gens qui souffrent, cela doit suffire pour que nous formions le projet de n’être jamais cause de cette souffrance chez autrui, mais de la soulager partout où nous la rencontrerons. Telle est cette doctrine de la « pitié », qui vaut mieux à coup sur que celle de l’indifférence ; cette « religion de la souffrance humaine » qui n’est, pour lui restituer son vrai nom, que le christianisme, mais un christianisme timide et inefficace.

IV. Analyse de l’amour.

Une psychologie fondée sur le principe de la multiplicité du moi sera merveilleusement propre à l’analyse de l’amour. Celui-là, en effet, n’est pas seulement le plus complexe entre les sentiments, mais c’est le seul où nous nous mettions tout entiers et où toutes les tendances de notre nature se trouvent engagées à la fois. Il y a un grain d’idéal partout où se rencontre l’amour ; c’est ce qui le distingue du désir brutal. D’autre part, il n’est amour si noble et si désintéressé qu’il n’enferme le désir, habile à se dissimuler sous les formes les plus différentes de soi. Car, pour ce qui est du platonisme, on en parle souvent, mais depuis le temps qu’on on parle, une malchance fait que nul encore n’a pu le rencontrer. C’est pourquoi toute conception simpliste de l’amour est insuffisante. Les romanesques n’en veulent voir que les sublimités ; et c’est là un parti pris trop abandonné par la littérature d’aujourd’hui pour qu’il soit besoin d’en souligner le mensonge. Mais le système des réalistes, qui consiste à ne nous montrer que les malpropretés et les hontes de l’adultère, n’est pas moins incomplet. Il rend la faute plus difficile à comprendre, au lieu de l’expliquer. Un atome d’amour, — celui-là même que le théoricien de la Visite de noces se refuse à apercevoir au fond du creuset où il a mis la vanité de l’homme, l’ennui et la curiosité de la femme, — il subsiste au fond du creuset un atome d’amour. Cela même fait le danger : c’est qu’on amour les parties supérieures de notre nature conspirent avec les autres pour nous engager sur la pente des pires déchéances.

Que si d’ailleurs le psychologue est doublé d’un moraliste, s’il ne s’intéresse pas seulement à la formation des sentiments, mais à leurs conséquences, pas seulement à la production des actes, mais à leur valeur, il n’hésitera pas : il ira tout droit aux problèmes de l’amour. — On s’est plaint maintes fois que toute la littérature moderne reposât uniquement sur la peinture de l’amour. N’est-il pas d’autres sentiments dans le cœur et pas d’autres événements dans la vie ? Même, la place laissée à l’amour n’est-elle pas infiniment petite en comparaison de celle que remplissent les autres affections, les devoirs et les intérêts de toute sorte ?… Cela est vrai. L’amour ne tient qu’une heure dans la vie de la plupart des hommes ; mais cette heure est décisive. Car dans la façon dont nous comprenons l’amour nous nous montrons au vrai tels que nous sommes : c’est l’épreuve d’un caractère. Et aussi bien de l’expérience que nous en avons faite tout le reste dépend : il dépend que notre vie morale soit à jamais compromise.

Rien n’est plus charmant, et rien ne semble plus pur que les premiers temps d’une passion. C’est l’attrait d’une sympathie dont on ne songe pas même à se défendre. On veut plaire. On montre ce qu’il y a en soi de meilleur. On se sent devenir meilleur. Les très jeunes gens sont entièrement dupes de cette illusion ; mais les plus blasés, dans l’émotion d’un amour vrai, se retrouvent capables d’une fraîcheur et d’une délicatesse de sentiment toutes neuves… Repassez au bout de quelques mois, de quelques semaines. Où vous aviez laissé une jolie intimité d’âme, il n’y a plus que l’histoire de deux sensualités. Voici la conclusion de Cruelle énigme : « Il avait aimé cette femme du plus sublime amour ; elle le tenait maintenant par ce qu’il y avait de plus obscur et de moins noble en lui… La Dalila éternelle avait une fois de plus accompli son œuvre, et, comme les lèvres de la femme étaient frémissantes et caressantes, il lui rendit ses baisers. » Celle de Mensonges est toute pareille : « René venait de découvrir chez lui-même cette monstruosité sentimentale : l’union, du plus entier mépris et du plus passionné désir physique pour une femme définitivement jugée condamnée… C’était cette chair blonde et blanche qui troublait son sang, plus rien que cette chair. Voilà où en était descendu son noble amour, son culte pour celle qu’il avait d’abord appelée sa madone. » Toute poésie a disparu, toute émotion d’ordre intellectuel et sentimental. Le besoin des sens a seul survécu. Il survit au mépris, au dégoût, à la haine. Il ne saurait être détruit que par lui-même. Toute la question reste de savoir combien de temps se fera attendre la lassitude.

C’est ainsi que l’amour se dégrade lui-même ; mais, en même temps, une dégradation correspondante s’accomplit dans toute la personne morale. Elles ne s’y trompent pas les deux Marie-Alice, les deux mères d’Hubert Liauran. Elles ont tôt fait de deviner sous quelle influence leur aimable et doux Hubert a pu devenir tout d’un coup si dur. Une femme, gémissent-elles, lui a gâté le cœur ! C’en est fait de ce travail délicat d’une éducation où deux femmes d’élite avaient mis tant de soin, tant d’habile sollicitude et de tendresse ingénieuse. « Quelque chose était mort dans sa vie morale, qu’il ne devait plus jamais retrouver. C’était un de ces naufrages d’âme que ceux qui les subissent savent irrémédiables. » — Quelles lâchetés une femme peut faire commettre à un homme !… songe Armand de Querne, au moment où il vient de mentir au mari de sa maîtresse. Car trahison et mensonge sont des actions auxquelles on trouve, dans l’espèce, toute sorte d’excuses ; mais c’est tout de même la trahison et c’est le mensonge. « Se peut-il qu’un homme d’esprit en descende là ?… » se demande René Vinci en voyant son ami enfoncé dans une liaison sans dignité et toute pareille d’ailleurs à la sienne. Mais jusqu’où certaines liaisons ne peuvent-elles pas faire descendre un homme de cœur et d’esprit ? — Que si nous regardons maintenant dans des cœurs de femmes, nous constaterons mêmes désastres. Thérèse de Sauve, ayant trompé son mari pour un homme qu’elle aime, en vient à tromper son amant pour un homme qu’elle n’aime pas. Hélène Chazel fait ainsi, emportée par une frénésie de perdition. Dans la vie de Suzanne Moraines, il n’est pas une minute qui ne soit de mensonge et de perfidie.

Nous sommes assez loin des déclamations des romantiques sur l’amour qui relève et qui purifie. Mais c’est qu’en effet, pour rencontrer la vérité, c’est le contre-pied de leur théorie qu’il fallait prendre. Un libertin n’est pas sauvé par l’amour d’une femme restée jusque-là honnête, mais il la déprave (Crime d’amour). Une femme déjà pervertie n’est pas sauvée par un homme qui l’aime naïvement ; mais elle en fait un libertin qui à son tour en pervertira d’autres (Cruelle énigme, Mensonges). En ces rencontres de deux êtres d’inégale valeur, c’est une loi que celui qui est moralement inférieur en arrive toujours à dominer l’autre. Ce pouvoir d’une âme sur une autre âme n’est qu’un pouvoir de perdition. C’est en ce sens que toute histoire d’amour est l’histoire d’une liaison dangereuse.

Tels sont les drames de la vie intérieure. Dans cette sûre décomposition de l’amour par lui-même et de tout le caractère par l’amour, tout a sombré. En vérité, c’est là, — indépendamment des conséquences matérielles et des événements extérieurs, vengeances, meurtres, scandales, qui peuvent aussi bien se produire ou ne pas se produire, — c’est ce qui fait que l’amour illégitime est toujours et forcément tragique.

V. Ses personnages. Les hommes. La femme.

C’est au point de vue de leur expérience de l’amour que se place M. Bourget pour nous présenter ses personnages. Et donc ses caractères d’hommes se divisent, comme d’eux-mêmes, en deux catégories : les innocents et les blasés.

Le « jeune homme selon Bourget » est un joli type de fin de race. Trop élégant et trop gracieux, son teint trop pâle, sa taille trop frêle, ses épaules trop minces, tout est signe chez lui d’affaissement et d’appauvrissement. Le sang n’est pas assez généreux, la sève n’est pas assez abondante, la vie animale n’afflue pas avec assez de libéralité : rien ne faisant contrepoids, la machine est abandonnée tout entière à l’influence des nerfs. L’éducation, au lieu de réparer les torts de la nature, les a aggravés. Elle a été, cette éducation, trop douce : chef-d’œuvre de la tendresse imprévoyante des parents d’aujourd’hui, qui s’appliquent à écarter toutes les pierres du chemin de l’enfant, en sorte que plus tard l’homme se heurtera au premier écueil. D’ailleurs, pour ceux que les études ne préparent pas à un métier, la culture que donne notre enseignement classique peut avoir de dangereux effets. La pensée une fois mise en mouvement ne s’arrête plus. Elle continue de travailler, dût-elle travailler à vide : elle deviendra elle-même son propre objet. On se regarde vivre : l’analyse redouble toutes les perceptions et avive une sensibilité déjà trop aiguë. On devient impropre à l’action, et pour ainsi dire impropre à la vie. On est froissé par un souffle. Toute émotion éveille dans l’organisme un retentissement trop profond et disproportionné d’avec sa cause. On est à la merci des autres et de soi-même. On a perdu sa propre maîtrise. On ne peut dominer une douleur, vaincre un désir. On vit dans l’attente, sans qu’on sache de quoi, dans l’inquiétude de toutes choses, incertain, frémissant et tremblant… Ce jeune homme dans sa plus aimable incarnation, c’est Hubert Liauran. Ou ce sont encore René Vinci, André Cornélis. Pour ce qui est de Robert Greslou, le « disciple », son histoire n’est que l’étude d’un cas, la monographie d’une monstruosité.

La sensibilité s’use par son excès même ; ou plutôt, comme on l’a souvent noté, une aptitude à ressentir trop vivement les émotions se concilie assez bien avec le plus complet égoïsme. D’ailleurs l’abus de l’analyse est desséchant, et l’égoïsme trouve son compte à ce perpétuel repliement sur soi. Il se pourrait donc qu’entre Hubert Liauran et Armand de Querno la principale différence fût celle de l’âge. Mais il se trouve que des influences particulières ont contribué à faire de celui-ci le sceptique qu’il est devenu à trente ans. « La vie de collège et la littérature moderne m’ont souillé la pensée avant que je n’eusse vécu. Cette même littérature m’a détaché de la religion à quinze ans. Les massacres de la Commune m’ont révélé le fond de l’homme, et les intrigues des années suivantes le fond de la politique2 » La débauche a fait le reste. Il est maintenant un désenchanté, « un enfant du siècle sans élégie, un nihiliste à bonnes fortunes et sans déclamation ». Tout de même un fond de tendresse subsiste en lui. C’est par où il se distingue de son maître Valmont. Il n’a pas de méchanceté d’esprit, il ne prend pas de plaisir aux souffrances qu’il fait. D’être désenchanté, c’est là encore une supériorité morale : c’est signe qu’on s’était fait de la vie une conception relevée et qu’on avait un idéal. Au plus bas degré se trouve le simple viveur, celui qui ne souhaite rien au-delà du plaisir immédiat et à qui suffisent pour toutes maximes de conduite quelques aphorismes de fumoir : tel ce Casal, le Don Juan aux soixante paires de chaussures.

De l’un de ces viveurs, M. Bourget a tracé un portrait d’un admirable relief, celui peut-être qui donne au plus haut degré l’impression de la réalité concrète directement aperçue. Nous le voyons avec les yeux du corps, et tel que M. Bourget nous le montre, ce baron Desforges, cet épicurien de cinquante ans, aux cheveux grisonnants, à la moustache encore blonde, au teint un peu trop coloré, aux muscles toujours vigoureux grâce aux observances d’une savante hygiène. Desforges est un individu, et il est un type. C’est une création d’une véritable largeur. Il incarne une génération, il représente les idées de toute une classe d’hommes, une philosophie de l’existence, et j’allais dire : un système de gouvernement. Il appartient à cette aristocratie du second Empire dont ce fut la constante méthode d’accepter les faits pour ce qu’ils sont. Ces hommes prouvèrent par là qu’ils s’entendaient du moins à tirer parti de la vie. Car la vie n’est difficile que pour ceux qui veulent en la traversant garder intactes certaines idées ; elle n’est douloureuse que pour ceux qui s’attardent à constater la différence qu’il y a entre ces idées et leur réalisation. Mais elle répond assez volontiers et se montre complaisante à ceux qui ne lui demandent que la plus grande somme de jouissances possible.

Les figures d’hommes qu’a tracées M. Bourget ne manquent donc ni de variété ni de relief. Ses figures de femmes, au contraire, se ressemblent ou ne diffèrent que par de faibles nuances Il en devait être ainsi. C’est une remarque qu’on peut faire au sujet de tous ceux qui ont eu l’inquiétude et l’intelligence du féminin. Il n’y a dans leur œuvre qu’une figure de femme, toujours reprise, recommencée cent fois, en sorte qu’il est bien clair que c’est le point de vue qui change et la manière de peindre, mais que le modèle est le même qui s’est imposé au peintre et dont il s’efforce de plus en plus de s’approcher. Un même aspect de la nature féminine les sollicite et les attire, et le problème se présente à eux sous une forme toujours la même. Sous les différences d’images individuelles persiste une seule conception de « la femme ».

« Thérèse de Sauve avait été douée par la nature des dispositions qui sont les plus funestes à une femme dans la société moderne. Elle avait le cœur romanesque, et son tempérament faisait d’elle une créature passionnée : c’est-à-dire qu’elle nourrissait tout à la fois des rêveries de sentiments et d’invincibles appétits de sensations3… » Cette double disposition se retrouve, à des degrés divers et dans des proportions différentes, chez toutes les héroïnes de M. Bourget. Elles sont sentimentales ; c’est ce qui les fait si gracieuses. Mais il n’en est aucune chez qui ne soit éveillée la curiosité des sens. Hélène Chazel n’est séparée de son mari que par un malentendu physiologique. Suzanne Moraines et l’actrice Colette, qui ne sont qu’une même femme dans des conditions sociales différentes, sont tout uniment des voluptueuses. Il n’est pas jusqu’à la pieuse et l’idéale Mme de Tillières qui ne fasse payer cher au noble comte de Poyanne d’être trop exclusivement un intellectuel4 — Par là, elles sont de la famille d’Emma Bovary. Car c’est ce qui arrive chaque fois que la hardiesse d’un écrivain a mis au jour un aspect nouveau de notre nature : pendant des années c’est dans le même sens qu’on cherche et qu’on découvre. Mais Flaubert par ses origines est un romantique ; si profonde et si large qu’ait été sa conception, il en a restreint la portée par la façon dont il l’a traduite ; en déchaînant chez Emma la fureur des sens, en l’acheminant vers le suicide, il a fait d’elle un type d’exception. C’est ce type que M. Bourget ramène aux proportions d’une humanité plus commune et voisine de nous. — La femme qui appartient à cette catégorie de femmes n’est ni violente, ni impérieuse, ni méchante. Elle n’est point même coquette et ne trouverait aucune satisfaction à torturer un cœur d’homme. Elle est moins passionnée qu’elle n’est tendre. Elle éprouve à se donner, dans le complet abandon et le parfait oubli de soi, un plaisir qui n’est qu’une forme pervertie du plaisir qu’on trouve dans le sentiment de l’abnégation. Elle est pour celui qu’elle aime toute confiance, toute indulgence, tout dévouement. Ce sont comme des vertus qui se trompent d’adresse.

Ces femmes ont dans les plus coupables égarements une excuse, la seule qu’il y ait en amour, et qui réside précisément dans l’amour lui-même : « Nous autres, dit l’une d’elles, nous ne savons rien qu’aimer quand nous aimons. » Tel est, dans cet infini du cœur de la femme, le point qui a fixé l’attention de M. Bourget, qu’il a cherché à rendre sensible et à éclairer : c’est ce pouvoir que conservent les plus perverties au milieu des trahisons et des perfidies, le pouvoir d’apporter dans l’amour une entière sincérité.

C’est par là que la femme retrouve une sorte de noblesse. A des titres divers, les hommes que M. Bourget a mis en scène souffrent tous de cette maladie qu’ailleurs il a si finement analysée : impuissance à aimer. Aiment-ils, ces tristes jeunes gens Alexandre-Hubert et René ? Tout au plus peut on dire qu’il se laissent aimer. Chez de Querne et chez ses pareils, la constante habitude de se surveiller soi-même a détruit jusqu’à la possibilité de l’amour. Héroïnes du cœur ou victimes de la chair, en vérité ces femmes valent mieux que leurs médiocres amants. « Si perfides que soient en amour la plupart des femmes, écrit profondément l’auteur de Mensonges, leur infamie ne punira jamais assez les secrets égoïsmes de la plupart des hommes. » C’est ainsi que toute étude qui met en présence l’homme et la femme dans l’amour doit aboutir à mettre en relief l’égoïsme foncier de l’homme.

VI. Influence littéraire. Influence morale. La « lectrice de Bourget. » Conclusion.

Les livres de M. Bourget n’ont jamais atteint de fort gros tirages. Il en est peu dont l’influence ait été plus réelle. C’est d’abord une influence littéraire. M. Bourget est le premier qui ait rappelé les écrivains à l’étude de la vie intérieure et à l’analyse des faits de conscience. Il nous a rappris que nous avons une âme. Il a remis en faveur une forme de roman qui est vraiment dans la tradition française. En leurs moins méchantes parties, les grands romans du XVIIe siècle étaient déjà des romans d’analyse, et ces chefs-d’œuvre : la Princesse de Clèves, Manon Lescaut, René, Adolphe, appartiennent au même genre. Il a fait entrer dans la littérature un type nouveau, — ce type de l’homme de fin de civilisation, trop intelligent et qui souffre de l’excès de culture cérébrale, — qui a, depuis, si souvent reparu dans les livres.

Mais il est une autre sorte d’influence dont il faut s’occuper à propos de M. Bourget. Car l’auteur des Essais est persuadé que de nos lectures dépend en partie notre conduite. Tout un livre, le Disciple, est consacré à l’étude de cette question de la responsabilité morale du penseur. La question se pose au sujet du romancier aussi bien que du philosophe. M. Bourget est d’avis que l’écrivain, quel qu’il soit, a charge d’âmes. Pour sa part, il n’aspire à si bien connaître l’âme de ses contemporains qu’afin de la diriger. C’est pourquoi il n’est pas de reproche dont il ait mis plus de soin à se défendre que celui qu’on lui a si souvent adressé d’être un auteur immoral.

Ce terme d’immoralité, qui semble si clair, est au contraire un des plus obscurs qui soient ; l’employer est un des plus sûrs moyens pour compliquer un problème qui, par lui-même, n’est pas simple. Car un écrivain peut être immoral en prêchant la vertu : il est une certaine horreur du bien que nous inspirent les livres de morale en action. Il est rare d’ailleurs qu’un écrivain prêche le mal, et l’on compte les conseillers de mauvaises mœurs. La portée morale d’une œuvre dépend moins des préceptes qui y sont formulés que de l’image de la vie qui y est contenue. Or, c’est un mauvais calcul que de peindre la réalité sous de trop belles et de trop séduisantes couleurs. Mais, d’autre part, il se pourrait que le spectacle de la réalité fût entre tous un spectacle déprimant, et que la vie fût la pire école d’immoralité. — Il reste qu’il est des livres d’où l’on sort mieux armé pour cette lutte contre les penchants inférieurs de notre nature, en quoi consiste toute la vie morale. D’autres, au contraire, vous préparent comme insensiblement à la défaite. De ceux-ci, on peut tout au moins dire, et à coup sûr, qu’ils sont des livres dangereux. Voici des signes où on peut les reconnaître.

Est dangereuse toute œuvre qui, dans l’interprétation qu’elle donne du jeu de l’activité humaine, diminue la part de la volonté. — Car dans l’ordre moral, et là seulement peut-être, se vérifie l’aphorisme que vouloir c’est pouvoir. Mais si cette conviction s’établit en nous que toute résistance est vaine et tout effort illusoire, c’est l’énergie elle-même qui est tarie dans sa source. A quoi bon tâcher inutilement ? Il n’est que de subir sa destinée et d’accepter ce qu’on ne peut éviter. On est vaincu pour n’avoir pas essayé de lutter.

Est dangereuse toute œuvre qui remue le fond malsain de notre nature. — Car, à mesure que ces éléments mauvais affleurent et à proportion que nous en prenons une plus nette conscience, ils en deviennent plus redoutables. C’est un phénomène que nous avons observé chaque fois qu’il nous est arrivé de lire des traités de médecin : il nous semblait découvrir en nous tous les symptômes des maladies qui y étaient décrites ; mais, pour les maladies de l’âme, s’imaginer qu’on les a, c’est les avoir. Aussi, parmi ceux qui les décrivent, n’en est-il pas un qui ne doive s’avouer qu’il travaille en même temps à les propager.

A ce compte, je sais plus d’un chef-d’œuvre qui est aussi bien une œuvre dangereuse. Et si l’on voulait envisager la littérature et l’art à ce point de vue, on arriverait à d’étranges conclusions. Mais je me demande comment M. Bourget s’y prendrait pour soutenir que ses livres sont de ceux qu’on peut lire sans danger. Car, pour ce qui est de dire qu’il n’y a point de livres dangereux mais qu’il y a seulement des lecteurs en danger, c’est une duperie ; puisque aussi bien la question ne se pose même pas au sujet de ces âmes saines à qui tout est sain.

Sur qui s’est exercée cette influence ? Sur les jeunes hommes d’abord qu’on voyait, il y a quelques années, affecter le dilettantisme et le pessimisme. Mais parmi les jeunes gens, les modes littéraires vont vite. Le dilettantisme a cessé de passer pour une élégance, et M. Bourget lui-même le raille. Pour ce qui est de l’amour, ce n’est pas par les livres ordinairement que les hommes se corrompent. L’action du romancier s’exerce surtout sur les femmes : elles forment presque toute sa clientèle. Or, il me semble apercevoir assez clairement quelles émotions éveille chez certaines d’entre elles la lecture des romans de M. Bourget. Je la choisis, cette « lectrice de Bourget », non dans la haute société, où l’on n’a guère le temps ni le souci de lire, — non dans la riche juiverie, dont il paraît que les femmes ont servi de modèle au romancier ; — mais je l’imagine faisant partie de cette moyenne bourgeoisie où les femmes sont instruites et où le livre est souvent le seul auxiliaire qu’elles aient pour s’échapper hors du cercle d’une vie qui est, à tout prendre, difficile à vivre, triviale et morose.

… Elle est assise dans un coin familier de son salon, de ce salon où elle a pu, grâce aux magasins à bon marché, mettre l’apparence d’un demi-luxe : tentures en faux, meubles en imitation, bibelots inauthentiques, tout ce qui dénote chez celle qui l’habite le besoin de se donner l’illusion d’une condition supérieure à la sienne. C’est, vers le milieu du jour, une heure qu’elle s’est réservée pour s’appartenir à elle-même, après qu’elle est libérée des soins de sa maison, avant le moment venu de recevoir ou de rendre quelques visites… Elle l’a passée bien souvent, cette heure, en de vagues rêveries, travaillée de désirs inexpliqués. Avec mélancolie, elle a songé à sa destinée qui lui semble si incomplète, aux premiers temps de son mariage et à ce qui a suivi. Elle a épousé un homme honnête, laborieux, elle estime et qu’elle a cru aimer. Mais il est d’habitudes vulgaires, avec une certaine épaisseur d’esprit. C’est le malheur des ménages bourgeois que presque toujours la femme y soit de nature plus distinguée et de culture plus affinée que le mari. Un malentendu s’est établi, impossible à formuler et dont on ne saurait indiquer aucune cause précise… Le livre qu’elle tient aujourd’hui dans ses mains, c’est le Crime d’amour, ou c’est Mensonges ; ses mains, en le tenant, tremblent un peu, et il y a un peu de fièvre au bout de ces doigts qui tournent hâtivement les feuillets. Car on lui a déconseillé cette lecture ; mais la curiosité a été la plus forte. Au surplus, elle a conscience qu’elle ne fait pas mal ; elle sait qu’elle est attachée à ses devoirs ; elle condamne, sans hésiter, toute erreur et toute faute ; et elle s’assure qu’elle est de celles qui peuvent tout lire… Ce qu’elle trouve d’abord dans ce livre, c’est ce décor d’une vie élégante après quoi elle a tant de fois soupiré ; elle subit le prestige qu’exerce la richesse sur ceux qui la désirent ; elle consent que ce cadre s’accommode à une morale un peu différente, à des mœurs moins sévères que celles du monde mesquin où elle est enfermée. Les femmes dont on lui conte l’aventure ont ce charme souverain qui fait tout pardonner, mêlé de grâce physique, de douceur d’âme et de tristesse. Elle ne s’étonne déjà plus de ne point haïr ces sœurs coupables ; même, par instinct de femme, elle entre en sympathie avec elles. Et pourquoi n’aurait-elle pas été l’une d’elles ? Car ce n’est ni d’esprit qu’elle manque, ni de beauté. Maintenant, dans les replis les plus intimes de son être elle est troublée, souffrante dans ses nerfs malades, remuée dans ce fonds de sensualité qu’on retrouve aussi bien chez la plupart de nos Parisiennes, produit du tempérament anémique et des excitations d’une vie factice. Rien d’ailleurs ne la met en garde et ne vient rompre le charme. Car il n’y a rien là qui choque ses instincts de délicatesse. Ce sont les mots qui font peur ; et jamais n’avait-elle entendu parler de choses si précises en un style plus dépourvu de brutalité. Même, dans ces histoires de la chair, une sorte de spiritualité est répandue ; il y flotte un parfum de christianisme ; et c’est par ou elles s’insinuent plus aisément en son âme chrétienne… Les femmes sont incapables de lire avec désintéressement ; elles rapportent tout à elles-mêmes et vivent pour leur compte les aventures qu’imagine le romancier. Celle-ci, au moment elle ferme le livre, vient de faire en esprit une expérience qui facilitera singulièrement les autres…

Cette troublante analyse de l’amour menée avec tant de sincérité inquiète et tant de candeur, c’est par quoi M. Bourget aura mis sa marque sur la sensibilité contemporaine. Mais on sait assez qu’un écrivain n’a d’influence sur une époque qu’autant qu’il en porte l’âme en lui, et qu’il en a les façons de sentir et de penser. Cette analyse de l’amour, — destructive, comme toute analyse, du sentiment auquel elle s’applique, — n’était possible que dans un temps qui a cessé de croire à la bienfaisance de l’amour, et qui, au lieu d’y voir l’attrait idéal de notre activité, s’y abandonne comme à une nécessité triste et le subit comme une déchéance. C’est le dernier terme de la réaction contre le romantisme. Les écrivains de cette période, qui voyaient toutes choses avec des yeux de jeunes gens, ont célébré la souveraineté de la passion ; et il semble bien qu’en établissant, par un renversement de toutes les notions reçues, la passion à la place du devoir, ils aient eu tort. Mais on peut se demander si, à tout prendre, leur enthousiasme imprudent ne valait pas mieux que notre sagesse fatiguée ; c’est une question de savoir si on rend service à l’humanité en perçant les mensonges dont elle s’enchante… Peu importe d’ailleurs, au point de vue de la découverte psychologique, ce que vaut en soi le principe d’où l’on part ; ce qui importe, c’est d’avoir un instrument de découverte, un point de vue particulier qui dirige notre regard et nous permette d’apercevoir très loin dans un sens déterminé. Venu dans une époque d’affaissement moral, de clairvoyance intellectuelle, de hardiesse littéraire, M. Bourget a montré avec plus de précision et plus de netteté qu’on n’avait encore fait ce qu’est l’amour quand on le dépouille de cette puissance d’illusion et de ce mirage qui en sont toute la poésie. Il porte témoignage pour une génération lassée qui aura eu, avec le dégoût de toutes les formes de la vie, la peur de l’amour.

Guy de Maupassant

I. Son caractère. L’écrivain impersonnel. Comment il invente. Son éducation littéraire.

Une vie qui tient tout entière dans les dix années d’une production incessante et d’un labeur qui était fécond sans être hâtif, commencée par la conquête immédiate de la célébrité et terminée brusquement par la chute dans une folie sans remède ; vie d’un homme qui a voulu jouir de tout et à la fois par le corps et par l’esprit ; vie d’un artiste qui, depuis le premier jour où il a fait œuvre d’art, jusqu’au dernier où sa plume s’est brisée entre ses doigts, n’a subi dans son talent aucune diminution, mais qui au contraire n’a cessé d’aller les yeux fixés sur l’image de la perfection ; vie brève et pleine qui a sa beauté, au sens esthétique du mot, et qui aussi a sa beauté morale, puisque, par la lutte contre les difficultés de la forme et par celle plus poignante contre l’envahissement du mal, elle témoigne d’un continuel effort de volonté ; — une œuvre une et variée, déterminée par l’action d’un principe intérieur et qui pourtant se modifie sous les influences qui font l’atmosphère d’une époque d’art, dirigée vers l’étude de certains sujets et qui néanmoins reflète les aspects de la réalité multiple et changeante ; une œuvre où il n’y a presque rien de médiocre et d’insignifiant, mais dont quelques parties nous apparaissent faites de matériaux solides et capables de résister à la morsure du temps ; — ç’a été la vie et c’est l’œuvre de Maupassant. C’est pourquoi l’annonce de sa mort n’a laissé personne indifférent. Aujourd’hui encore, et quelque effort qu’on fasse pour se tenir en garde contre les surprises d’une sensibilité un peu grossière, il est impossible, au moment de parler de lui, de se défendre d’une émotion ; il faut l’exprimer quand ce ne serait que pour retrouver ensuite cette liberté d’esprit qui est indispensable au travail du critique.

La vie de Guy de Maupassant a été tout à fait dépourvue d’événements au sens vulgaire où on emploie ce mot. Pour ce qui est des événements de la vie du cœur et de l’esprit et de ces épisodes de la sensibilité qui souvent ont sur un écrivain une influence décisive, il a mis un soin jaloux à nous les laisser ignorer. Il a caché sa vie Il ne se met pas en scène dans ses livres ; il n’y fait pas étalage de ses préférences et de ses goûts ; il n’y parle jamais en son nom, sauf dans un seul, qui est des derniers temps, et dont la publication lui fut presque arrachée. Nul plus que lui n’a échappé à cette manie qui, de nos jours, s’est développée parallèlement dans le public et chez les artistes, celui-là voulant connaître la personne quand il ne devrait qu’admirer le talent, ceux-ci se prêtant complaisamment à cette curiosité qui flatte en eux je ne sais quelle coquetterie presque féminine ou quel instinct profond de cabotinage. Toutes les fois qu’on l’a sollicité à se raconter lui-même, il s’y est refusé obstinément. Il a fermé sa porte à tous les indiscrets. Il a protesté par avance contre toutes les indiscrétions. Il a élevé un mur entre les hommes et lui.

Cela vient en partie d’une méfiance maladive et qui était chez lui affaire de tempérament. Jamais ni à personne il ne s’est livré. Dans le monde, réservé et froid, il aborde volontiers tous les sujets, sauf pourtant ceux qui le touchent d’un peu près. Ses lettres ne contiennent ni confidences ni épanchements. Il n’a pas d’amis. Très persuadé de cette vérité, dont la constatation est pour lui une souffrance, qu’il nous est impossible d’entrer dans l’âme des autres, mais que chaque être au milieu des autres êtres forme un tout impénétrable et isolé, véritablement il a vécu seul. — Et cela vient aussi de la conception très haute et un peu hautaine qu’il se faisait de son métier d’écrivain. Car il affectait de n’y voir qu’un métier et un gagne-pain. C’était une affectation qui ne trompait personne. Mais c’était surtout une manière de protester contre cette vanité sotte et ce gonflement trivial de tant d’autres qui ne parlent des Lettres qu’avec une emphase ridicule, et, parce qu’ils y emploient leurs loisirs, se croient les pontifes d’une religion qui les élève au-dessus de l’humanité. Si sobre de détails sur lui-même, Maupassant ne nous renseigne pas davantage sur ses méthodes de travail ; il redoute les dissertations et les exposés de principes, quoiqu’il ait réfléchi à l’objet et aux conditions de l’art. Il pense que de l’écrivain rien n’appartient au public que son œuvre, indépendamment des origines d’où elle est sortie, des éléments dont elle est composée, des procédés par quoi elle a été élaborée ; rien que l’œuvre formant un tout à la manière des êtres organisés, vivante et impersonnelle.

Aussi l’impersonnalité est-elle le caractère qui frappe d’abord dans l’œuvre de Maupassant. L’auteur s’efforce d’en être comme absent, ne laissant pas percer son émotion, ne trahissant jamais sa présence par l’expression d’un jugement, mais content de faire passer sous nos yeux des êtres et des événements, à la manière de la nature féconde et indifférente. D’autres, obstinément repliés sur eux-mêmes, ne sauront, sous des formes différentes, que retracer l’histoire de leur âme. Pour lui, au contraire, il tâche à sortir de soi afin d’aller vivre la vie de personnages qui diffèrent de lui comme ils diffèrent entre eux. Il prend toutes les attitudes et tous les tons. Que si le lecteur, malgré cela, arrive à découvrir derrière ces récits la nature elle-même du conteur, l’espèce de son tempérament et de sa sensibilité, son humeur triste ou gaie, c’est qu’une œuvre, à moins d’être médiocre et sans portée, ne peut manquer de nous renseigner sur le tour d’esprit de celui qui l’a conçue. Il reste que l’écrivain impersonnel, au lieu de ne chercher qu’un moyen détourné pour se mettre en scène, a eu pour unique souci de créer un monde de personnages animés de leur vie propre. Son art est extérieur et objectif.

Cela dit, il faut se hâter d’ajouter que nul ne doit plus que Maupassant à l’expérience qu’il a faite de la vie, et pour ainsi dire au matériel de cette expérience : spectacles auxquels il a assisté, rencontres qu’il a faites, anecdotes qu’on lui a rapportées. En sorte que si on voulait, comme on dit, rendre compte de la genèse de son œuvre, il faudrait le suivre pas à pas, énumérer les milieux qu’il a traversés, les incidents dont il a été le témoin, les personnages qui ont posé devant lui ; mais en les énumérant on ferait le catalogue de tous ses récits. Cela est pour le moins curieux ; et il faut y insister, puisque nous découvrirons par là quel est spécialement le tour d’esprit de Maupassant, cette disposition originelle qui fait qu’un homme devient un écrivain et d’une famille déterminée d’écrivains.

Guy de Maupassant est né en Normandie ; il y a passé toute sa jeunesse ; il y a fait par la suite de fréquents séjours. C’est aussi la Normandie qui a fourni le plus de matière à son observation. Elle lui a fourni paysages et personnages : chemins bordés de pommiers, intérieurs de fermes, places de marchés, cabarets et tribunaux, coutumes locales, longues mangeailles après les noces, les baptêmes et les enterrements, et toute cette population née du sol, hobereaux, fermiers et filles de ferme, paysans rusés, processifs et farceurs. Par sa famille, dont il ne s’est rappelé que tard et sur le déclin de son intelligence les origines nobiliaires, il a été mêlé surtout à un monde de petite bourgeoisie. Ces petits bourgeois reparaîtront dans son œuvre, figures disgracieuses, âmes rétrécies par les préoccupations d’une vie mesquine et difficile. Ses études terminées, il a été quelque temps employé de ministère. Voici défiler les bureaucrates malchanceux, défiants et potiniers, courbés sur la besogne ingrate, ployés sous la terreur du chef, rattachés au seul espoir d’un avancement, visités par le rêve unique de la gratification, produits d’une déformation spéciale introduite dans le type humain par la discipline de l’Administration. Épris d’exercice physique et de sport nautique, il a ses canotiers, ivres de grand air et de jeunesse, dans le cadre habituel de leurs exploits, entre Bougival et Meudon. Ayant fréquenté dans toutes les régions du monde où l’on vend l’amour, il en rapporte les descriptions les plus précises. Mis en relations par les nécessités du métier avec le personnel des journaux du boulevard, il y prend sur le vif les types d’hommes et de femmes de Bel Ami. Aux souvenirs de la guerre il doit ses récits de l’invasion. Obligé pour les soins de sa santé d’aller vers le Midi, il en rapporte, avec ses récits de voyage, des aspects et des types nouveaux. Et, subissant malgré lui dans les derniers temps la séduction des élégances mondaines, il se fait à son tour l’historien de l’humanité qu’on rencontre dans les salons. C’est ainsi qu’il est étroitement dépendant des milieux par où il passe. Il semble que tout son effort consiste à en dégager la « littérature » qu’ils contiennent, ou encore que son œuvre lui soit imposée successivement par chacun d’eux.

De même, presque tous les individus qu’il met en scène ont existé, mêlés réellement aux aventures qu’il leur prête. Boule-de-Suif a existé, telle qu’il nous la montre et digne de son surnom ; elle a été l’héroïne de l’exploit d’un genre spécial pour lequel sa mémoire a mérité de ne pas périr. Mouche a existé, et aussi le Rosier de Mme Husson. La maison Tellier existe à Rouen et ses pensionnaires ont figuré à la pieuse cérémonie qui les remua si profondément. L’aventure de « ce cochon de Morin » s’est déroulée entre Gisors et les Andelys. Le fond d’autres nouvelles a été fourni à Maupassant par des amis ; on nous dit quand et par qui5. Mais il y a plus. Quand on trouvait, dans tous les recueils de Maupassant, de ces troublantes histoires : récits de nuits passées sous l’étreinte d’angoisses innommées, hallucinations, visions d’êtres étranges et de spectacles de l’autre monde, phénomènes de dédoublement, comme si dans notre fauteuil et devant notre table, au moment de nous y asseoir, nous nous apercevions assis déjà, sensations douloureuses de l’Invisible devenu soudain palpable et hostile, et toutes ces pages haletantes et frémissantes du frisson de la folie, — on croyait que l’écrivain ne fit qu’exploiter, après d’autres, cette mine de récits, et ce « genre » : le fantastique. Quelques-uns le lui reprochaient. Hélas ! ici encore il se contentait d’enregistrer des histoires arrivées : il décrivait ce qu’il avait vu, ayant lui-même ces fois-là servi d’objet à son observation et, par un don de double vue, fixé sur lui son propre regard.

Tel est le procédé ordinaire de Maupassant. Il n’invente pas. Il n’imagine pas. On devine bien qu’en le constatant je n’entends en rien diminuer la part de création qui lui revient. Mais il y a pour le moins deux familles d’écrivains. Les uns partent d’une idée dont l’espèce peut d’ailleurs varier à l’infini, depuis le rêve du poète jusqu’à la conception abstraite du moraliste ; cette idée est génératrice de l’œuvre ; elle appelle, évoque, fait se lever, se grouper, s’agencer autour d’elle les éléments qu’elle emprunte à la réalité ; elle les modifie et elle les vivifie ; elle se crée à elle-même ses moyens d’expression. Ces écrivains devancent et ils dominent l’impression reçue de la réalité. D’autres, au contraire, dépendent de cette impression. Ils partent d’un fait. Le travail qu’ils accomplissent s’opère sur une donnée qui leur vient du dehors. Maupassant est de ceux-ci.

Il définit quelque part la faculté spéciale à l’écrivain. « Son œil est comme une pompe qui absorbe tout, comme la main d’un voleur toujours en travail. Rien ne lui échappe ; il cueille et ramasse sans cesse ; il cueille les mouvements, les gestes, les intentions, tout ce qui passe et se passe devant lui ; il ramasse les moindres paroles, les moindres actes, les moindres choses6. » Ce n’est encore que la sensibilité réceptive, qui emmagasine les images. Elle peut suffire au peintre. Elle ne suffit pas à l’écrivain. Pour celui-ci, un geste n’a de valeur qu’autant qu’il traduit un mouvement de l’âme, une attitude ne vaut qu’autant qu’elle est significative d’une émotion, et toute l’apparence physique qu’autant qu’elle est révélatrice du caractère. Aux données de la sensation il faut que s’ajoute le travail de d’intelligence. Ce travail se fait chez Maupassant à la fois très rapide et très intense. Il se trouve en présence d’un individu qu’il ne connaît pas ou que de longue date il a perdu de vue : « Dans un seul élan de ma pensée, plus rapide que mon geste pour lui tendre la main, je connus son existence, sa manière d’être, son genre d’esprit et ses théories sur le monde7. » C’est ainsi. Dans la vision d’un homme de province, c’est toute la vie de province qui lui apparaît. De même, à rencontrer un vieil homme affalé sur les banquettes d’une brasserie, il devinera tout le caractère avec toute l’existence, la veulerie primitive de la volonté, et la crise d’où ce faible est sorti à jamais vaincu. Et la maigre silhouette et le profil anguleux d’une ménagère lui dirent mieux que toutes les confidences la longue médiocrité d’une existence rétrécie. — Il en va pour les faits comme pour les êtres. Si, de la vie où nous sommes mêlés, tant d’épisodes nous semblent indifférents et passent inaperçus, sans avoir fixé notre attention, c’est que le sens nous en échappe, comme les mots d’une langue inapprise frappent vainement notre oreille. Mais il est clair qu’un fait reprend sa signification, et avec elle son intérêt, dès que nous apercevons les mobiles d’où il est issu, et que nous le voyons naître dans ses causes. C’est ce qui arrive pour l’observateur qui, dans le raccourci de chaque vision, découvre tout le long travail que résume chaque moment d’un être ou d’une vie.

Maupassant, possède à un degré éminent « ces deux sens très simples : une vision nette des formes et une intuition instinctive des dessous8 ». Ce don d’apercevoir par l’inspection rapide de l’extérieur le dedans qui y est contenu, c’est chez Maupassant le don primitif et essentiel qui rend possible pour lui le travail de l’écrivain et qui le détermine par avance. Induit à écrire, non par la poussée d’une idée, mais par l’impulsion qu’il reçoit des choses, des êtres et des faits, il se tiendra tout près de la réalité. Et cette réalité lui apparaîtra divisée en tableaux ou en actes, dont chacun forme un tout isolé et complet.

L’éducation littéraire à laquelle fut soumis Maupassant accentua encore chez lui cette disposition de nature. Voici comment il résume l’enseignement qu’il reçut de Flaubert : « Il s’agit, disait Flaubert, de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il y a dans tout de l’inexploré… Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus pour nous à aucun autre arbre et à aucun autre feu… Ayant en outre posé cette vérité qu’il n’y a pas de par le monde entier deux grains de sable absolument pareils, il me forçait à exprimer en quelques phrases un être ou un objet de manière à le particulariser nettement9. » Tout donc a contribué à fixer l’œil de Maupassant sur la réalité particulière aperçue directement, puis étudiée en elle-même et creusée dans ses dessous.

Quelle fut d’ailleurs l’influence de l’auteur de Madame Bovary sur celui qu’il appelait « son disciple » ? et fut-elle profitable ou fâcheuse ? En tout cas elle fut profonde. Entre beaucoup de choses que Maupassant dut à Flaubert, il lui doit quelques-uns de ses plus incontestables défauts. L’hypocondrie du maître, s’ajoutant à celle de l’élève, contribua à rendre plus méprisant le regard que celui-ci jetait sur l’humanité, comme si un homme avait le droit de mépriser les hommes et comme si le premier devoir de l’artiste n’était pas un devoir de sympathie. Et l’élève acceptait de confiance quelques-uns des partis pris les plus aveugles du maître c’est ainsi qu’il a mis dans son œuvre tant de Bouvards et un peu trop de Pécuchets. Par bonheur, il s’est, sur certains points et grâce à la vigueur de sa propre personnalité, défendu de cette influence. Il n’a jamais cru, comme Flaubert, que la littérature fût le tout de la vie, si même celle-ci n’a été instituée uniquement afin d’être traduite par celle-là. Il n’a pas davantage eu part aux puérilités que conseillait à Flaubert sa superstition du style ni cru qu’un hiatus fût une affaire d’État. Sur d’autres points il a su se dégager peu à peu de cette influence ; et, par exemple, ayant conçu d’abord le réalisme sur le modèle de celui de l’Éducation sentimentale, il s’en est fait par la suite une conception différente, plus personnelle, et mieux en accord avec les instincts d’artiste qui étaient en lui. C’est de même qu’entré dans les lettres sous les auspices de M. Zola et dans le temps où le naturalisme triomphait, il a dû à ce compagnonnage des débuts presque toutes les erreurs et les affectations regrettables de sa première manière : comme le souci de ne décrire qu’une humanité restreinte étudiée dans des types d’exception choisis encore entre les plus bas, comme dans certaines peintures l’exagération du trait poussé jusqu’à la caricature, et comme la grossièreté de l’expression soulignant celle des sujets. Le naturalisme avait fait ce miracle de brouiller la vue de cet observateur au regard si net. Il lui fallut un peu de temps pour se remettre au point.

Apparemment le plus grand service que ses amis Bouilhet et Flaubert aient rendu à Maupassant dans l’apprentissage auquel ils l’ont soumis, ç’a été de le soumettre à un apprentissage. Bouilhet, pour sa part, lui répétait que cent vers, s’ils sont irréprochables, suffisent à la réputation d’un artiste ; il lui faisait comprendre que le travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent, dans un jour d’heureuse rencontre, amener cette éclosion de l’œuvre courte, unique, et aussi parfaite que nous la pouvons produire. Et sans doute en lui donnant ce conseil il l’exprimait avec une conviction d’autant plus âpre qu’il se rendait compte, en honnête ouvrier de lettres, d’avoir toujours manqué cette perfection toujours souhaitée. Flaubert, pendant sept années, fit déchirer à Maupassant vers, contes, nouvelles, drames, et enfin tous ces essais dont plus d’un sans doute eût été bien accueilli des lecteurs. Il lui épargna ainsi ces premiers et perfides succès dont le plus grand danger est d’égarer un écrivain hors de sa véritable voie et dont le moindre n’est pas de l’encourager à aller dans le sens de ses défauts. Les leçons sont trop rares aujourd’hui de l’art difficile et des laborieuses préparations. Lorsque Maupassant commença de publier, il était en pleine possession de son talent. Il avait eu le temps loin du public, de dégager son originalité. Cette originalité était assez accentuée pour qu’il pût réagir contre la mode, ou même pour qu’il pût s’y prêter sans péril. Du premier au dernier de ses recueils, l’inspiration, dans ce qu’elle a d’essentiel, restera la même. Pour ce qui est de la forme et des procédés, il n’a varié qu’autant qu’on peut varier tout en restant soi-même.

II. Son œuvre.

Maupassant a d’abord écrit des vers. C’est la règle. La forme versifiée est celle qui s’impose aux littératures commençantes et aux littérateurs qui débutent. Presque tous les maîtres de la prose contemporaine ont commencé par écrire des vers. M. Alexandre Dumas lui-même en a fait. Ils ont ensuite témoigné de leur sens critique en ne recommençant pas. Deux pièces : Au bord de l’eau et Vénus rustique contiennent le meilleur du recueil intitulé : Des vers. Elles ne sont pas médiocres. Encore ne font-elles pas regretter, que Maupassant n’ait pas persévéré. C’est qu’en effet nous n’y trouvons rien qui ne se retrouve dans les livres qui ont suivi. Ce sont histoires sensuelles contées en un style dru, qui, en dépit des rimes, reste très voisin de la prose. Maupassant n’était pas né poète. Cela ne veut pas dire qu’il ne fût pas capable de sentir en poète. La poésie ne tient pas tout entière dans le lyrisme, ni surtout dans une certaine sorte de lyrisme, dans les effusions sentimentales et dans le rêve. Maupassant écrit quelque part10 : « Je sens frémir en moi quelque chose de toutes les espèces d’animaux, de tous les instincts, de tous les désirs confus des créatures inférieures. J’aime la terre comme elles et non comme vous les hommes : je l’aime sans l’admirer, sans la poétiser, sans l’exalter. J’aime d’un amour bestial et profond, méprisable et sacré, tout ce qui vit, tout ce qui pense, tout ce qu’on voit ; car tout cela, laissant calme mon esprit, trouble mes yeux et mon cœur : tout, les jours, les nuits, les fleuves, les mers, les tempêtes, les bois, les aurores, le regard et la chair des femmes. » Lui-même est ici dupe des mots quand il parle de cet amour de la nature qui ne la « poétise » pas. Car ce sentiment d’une communion avec tous les êtres est par excellence un. sentiment poétique, et celui-là même qui défraie une bonne partie de la poésie des anciens. Mais ce n’est pas par le sentiment qu’un poète se distingue de celui qui ne l’est pas : c’est par le don de l’expression. Ce n’est pas par la tête ou par le

cœur qu’on est poète : c’est par l’oreille et c’est par les yeux. Il faut être sensible à l’harmonie particulière des mots, à la sonorité des syllabes, aux effets du rythme et de la cadence. Il faut en outre être prédisposé à traduire ses idées en images. La phrase de Maupassant, d’une harmonie pleine et d’un dessin arrêté, n’est pas musicale. Son style est plus précis qu’il n’est imagé.

Boule-de suif, la Maison Tellier Mademoiselle Fifi, les Contes de la Bécasse, Clair de Lune, les Sœurs Rondoli, auxquels il faut ajouter Une vie, Bel Ami, Mont-Oriol, sont les livres d’après lesquels on a une fois pour toutes arrêté la physionomie d’écrivain de Maupassant. Ce sont livres d’un conteur de santé exubérante, de verve abondante, de gaieté bruyante, à la touche brutale, au rire cynique. Boule-de-suif est un défi tranquillement jeté à toutes les conventions sociales et à quelques convenances, à la pruderie bourgeoise et à l’hypocrisie mondaine, une sorte de gageure et de comique réhabilitation de la « fille » qui se trouve incarner l’idée de Patrie et personnifier toute seule la résistance à l’ennemi. La Maison Tellier est un exercice du même genre. L’auteur s’y amuse visiblement à scandaliser les badauds en leur montrant l’humanité vue de l’intérieur d’une maison de tolérance. Le conteur prend soin de nous avertir par les courts préambules qui précèdent la plupart de ses Contes et qui ne sont pas inutiles : c’est après boire, à l’issue d’un repas d’hommes, quand les cerveaux sont échauffés par les vapeurs du vin et par la fumée des cigares. C’est l’heure où des profondeurs de l’être remonte et affleure la bestialité qui n’est absente pas même des plus intellectuels d’entre nous. Il faudrait pour l’ignorer, n’avoir jamais suivi au fumoir des hommes distingués et graves. Le commis voyageur qui est en nous réclame ses droits : il a besoin de plaisanteries énormes et grasses. Maupassant l’en a fourni libéralement. Une bonne moitié de ses nouvelles appartient au genre qu’on appelle « gaulois ». On sait quels en sont les thèmes ordinaires ; ils ne sont pas variés ; et peut-être le premier mérite du conteur, en pareille affaire, est-il d’avoir évité la monotonie. Mais ce genre est toujours en possession de plaire dans un pays où l’imagination nationale se développant librement s’est exprimée par les fabliaux et chez un peuple qui range parmi les joyaux de sa littérature les Contes de la Fontaine et ceux de Voltaire. La gauloiserie, à de certaines époques, s’est faite raffinée et savante ; et elle est alors devenue ce qu’il y a sans doute, parmi les choses écrites, de plus répugnant et de plus odieux. Contre ce défaut, du moins, Maupassant a été toujours tenu en garde par la verdeur de son imagination. Dans son fond et au plus large sens du mot, il est un Gaulois.

C’est encore à la manière de nos aïeux qu’il se plaît à narrer des aventures plaisantes et des récits de bonnes farces qui ne prétendent qu’à provoquer le rire, un gros rire sonore et sans pensée. Dans ces histoires des personnages défilent d’une laideur triviale, d’une difformité grotesque, d’un ridicule excentrique, et aussi de solides garçons aux reins prodigieusement exigeants, jetés à la poursuite de femmes dont les résistances, dans les rares cas où elles résistent, sont invariablement vaincues, mais dont la chute a lieu parfois sur un canapé et d’autres fois au revers d’un fossé, — car il est des distinctions sociales. Çà et là éclatent des récits tragiques, puisqu’on ne saurait oublier que l’homme est par nature un animal méchant, féroce en même temps que lubrique, et doué de l’instinct de destruction. Quelques « études » s’y rencontrent aussi qui toutes mettent en relief l’égoïsme foncier de l’homme, et tantôt son immoralité inconsciente, tantôt les perversions chez lui de l’idée morale. Et jamais de détente. Jamais une note de tendresse ou de pitié. Toujours la violence de l’observateur sans illusions, du moraliste ironique et dur.

Sans doute ces traits jusqu’au bout resteront ceux de la physionomie de Maupassant. Pourtant on les verra dans la suite ou s’adoucir ou se compléter par quelques autres dont le voisinage donnera à l’ensemble moins de rudesse. La littérature de ces dix dernières années a été marquée par un attendrissement de l’âme humaine qui en a été aussi un élargissement. Nos écrivains ont compris que si, comme la science semble tendre à le démontrer, la nécessité est la loi de l’activité humaine, — non pas cette nécessité extérieure telle que la concevaient les anciens et qui appelait les luttes héroïques, mais une nécessité intérieure provenant des instincts de notre nature et des penchants hérités, et féconde en défaites obscures, — il faut donc plaindre cette humanité pour des misères auxquelles il n’est pas en son pouvoir d’échapper. Le mépris est un déni de justice et il ne sert de rien de haïr. Maupassant n’est pas demeuré étranger à ce mouvement ; à mesure qu’il avançait, il s’y abandonnait davantage.

Il ne se contente plus de se placer en dehors de ses personnages pour faire saillir leurs ridicules et leurs travers, pour éclairer les replis obscurs où se cachent de puissants et honteux mobiles, ou encore pour les humilier devant l’inutilité de leurs efforts et devant les résultats dérisoires où aboutissent leurs meilleures intentions. Mais, pénétrant en eux, il suit avec eux leur voie douloureuse. Yvette est l’histoire d’une fille de courtisane contrainte, par la fatalité de ses origines et du milieu où elle a été élevée, à devenir telle à son tour que sa mère. Ses velléités d’être une honnête femme, une révolte de pudeur instinctive, une tentative désespérée pour s’évader, tout sera inutile. La condamnation a été portée, par avance et sans appel. C’est le Demi-Monde avec son dénouement vrai : Mlle de Sancenaux y devenant non la femme, mais la maîtresse d’Olivier de Jalin. Et cela est si admirablement présenté, sans déclamation et sans vain apitoiement, que nous sommes saisis sur la fin par la tristesse de cette souillure imposée par la vie à une créature humaine. Monsieur Parent est un de ces bourgeois bonasses et crédules que leur niaiserie prédestine au sort de George Dandin. Mais cette fois l’auteur ne s’égaie plus aux dépens de ce bravo homme. Il le rend intéressant par sa confiance même et par la coquinerie de ceux qui le trahissent, respectable par cet élan de son cœur soulevé de tendresse paternelle pour l’enfant né d’un autre. La mésaventure de Monsieur Parent, ce n’est plus un vulgaire accident, c’est un malheur, le malheur où sombre toute une vie et qui fait d’un homme désormais sans courage et sans dignité je ne sais quelle épave incertaine et quel débris sans nom. Mademoiselle Perle, où s’entendent les battements étouffés d’un cœur discret et qui s’est sacrifié volontairement, Mademoiselle Perle est, peu s’en faut, une nouvelle sentimentale. Dans la Petite Roque, Maupassant étudie ce problème, un des plus angoissants qu’il y ait : comment un honnête homme peut-il, dans une heure d’aberration, devenir l’égal des pires criminels, on proie désormais au remords, et tremblant chaque soir au retour des ténèbres où il verra, dans l’effacement de toutes choses, réapparaître l’image lumineuse de son crime ?

Maintenant il n’ignore plus que, dans le cœur des hommes agité par tant de sentiments contraires, des batailles se livrent, et combien la lutte est douloureuse contre l’envahissement d’une idée. C’est ce qui donne à ce roman de Pierre et Jean son allure tragique. Un fils se sent peu à peu gagné par le soupçon et enfin empli par la certitude que sa mère a eu un amant. Toutes ses idées sur le monde en sont brusquement bouleversées. Il a vu, suivant une belle expression qui est de Maupassant, « l’autre face des choses » ; et pour l’avoir vue il se déprend à jamais de cette vie d’apparence et de mensonge. Il ira, cœur brisé, loin de ceux qui peuvent vivre calmes dans l’infamie, heureux par le bien-être acheté honteusement. Mais voici qu’à l’instant de partir, après avoir pendant des mois souffert et fait souffrir, et que ce soit lassitude ou pitié, il sent se produire en lui ce curieux phénomène de l’apaisement. Il n’a plus de haine. Dans Fort comme la mort, qui nous retrace l’agonie du cœur d’un vieil homme amoureux d’une jeune fille, c’est décidément la pitié qui triomphe. Quand le peintre Olivier Berlin, vaincu par la violence d’une passion sans espoir comme sans raison, éprouve le besoin de crier du moins son mal, c’est auprès de l’amante délaissée qu’il trouve un refuge, auprès de l’amante qu’il n’aime plus et qui souffre tant de n’être plus aimée. En ses derniers livres, c’étaient les crises des âmes qui intéressaient Maupassant, singulièrement revenu de son impassibilité de jadis. Il avait repris à son tour cette forme du roman de psychologie qui redevenait à la mode ; il l’avait prise telle qu’il la voyait pratiquée autour de lui : dans Notre cœur, la description des élégances mondaines ne tient guère moins de place que dans les romans les plus réputés à ce point de vue de M. Bourget. Maupassant avait une inquiétude de se renouveler qu’on n’a pas assez remarquée. Ses plus récentes tentatives allaient vers le théâtre. Si je n’insiste ni sur Musotte ni sur la Paix du ménage, c’est qu’il y a dans la première beaucoup de M. Jacques Normand et dans la seconde beaucoup de M. Alexandre Dumas ; aussi bien dans l’une et dans l’autre ce qu’il y a de meilleur n’est-il pas ce que ces pièces ajoutent aux nouvelles d’où elles sont tirées.

Or, quand on vient de fermer ces livres, parmi lesquels il en est de presque entièrement amusants et uniquement drôles, on se sent le cœur serré par la plus pénible impression de malaise et d’angoisse. Pour l’expliquer, il ne suffit pas de dire que l’inspiration de Maupassant a été sans cesse en s’attristant, ni même de rappeler certaines confessions terrifiantes comme celle du Horla. C’est de tous les coins de l’œuvre du romancier que cette impression se dégage. Le fond même ici est aride et désolé. Dans un temps d’universelle désespérance, nul autre plus que cet écrivain n’a montré le vide de tout et donné la sensation de l’absolu néant.

On dirait qu’il procède par une espèce d’élimination de tout ce qui sert d’objet à l’espérance des hommes, de but à leur activité, d’attrait et de soutien à leur énergie. Ce n’est pas qu’il ait une pénétration d’esprit particulière et qui lui ait permis d’aller tout de suite au fond de certains problèmes ardus. Ce serait plutôt pour la cause contraire. Maupassant n’est aucunement un penseur. On le voit, chaque fois qu’il se hasarde à exprimer une idée sur quelque question abstraite. Dans l’Inutile Beauté un homme du monde nous confie la conception qu’il se fait de Dieu : « Sais-tu comment je conçois Dieu ? Comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui sème par l’espace des milliards de mondes, ainsi qu’un poisson unique pondrait des œufs dans la mer. Il crée parce que c’est sa fonction de Dieu, mais il est ignorant de ce qu’il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produites par ses germes éparpillés .11 » Sans doute Maupassant ayant un don merveilleux de prêter à ses personnages un langage en rapport avec leur caractère, on ne peut lui faire porter la responsabilité des propos de cet imbécile en habit noir. Cependant, quand on songe à telles autres déclarations qui sont de lui, et quand on sait quels sont les thèmes habituels où se complaît sa pensée, il semble bien que cette conception de Dieu comme d’un Poisson unique pondant ses œufs dans la mer ne lui semble pas particulièrement déraisonnable. Et quand Rodolphe de Salins continue, exposant ses théories sur la destinée humaine, à savoir que la pensée est dans la création un accident à jamais regrettable, et que la terre a été faite pour les animaux non pour les hommes, décidément, par sa bouche, c’est Maupassant qui parle.

III. Sa conception de la vie. L’amour. La mort. L’universel néant.

Tout ce qui est d’ordre intellectuel, œuvre ou conquête de l’esprit, lui échappe. Et, comme il arrive, ce qu’il ne comprend pas, il le nie. « Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien ; nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain !… La pensée de l’homme est immobile. Ses limites précises, proches, infranchissables une fois atteintes, elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une bouteille fermée, voletant jusqu’aux parois où elle se heurte toujours. » Alors, à quoi bon les philosophes, faites qu’elles sont des explications parfois saugrenues et toujours insuffisantes que les hommes essaient de donner à des problèmes dont ils ne trouveront jamais la solution, attendu que, peut-être, ils n’ont pas de sens ? A quoi bon la science, qui, si loin qu’elle croie avoir poussé ses investigations, aboutit toujours à l’inconnaissable, ne servant qu’à nous faire mieux sentir combien nous ignorons tout ce qu’il nous importerait de savoir ? A quoi bon les arts, qui ne consistent que dans limitation vaine et dans la reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? « Les poètes font avec des mots ce que les peintres essaient avec des nuances. Pourquoi encore ? Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il est inutile d’en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. » Tous les efforts des hommes sont inutiles : à moins encore qu’ils ne se tournent contre eux. Les hommes se sont organisés en société afin de travailler en commun à l’œuvre de la civilisation qui est le progrès et l’adoucissement des mœurs ; et de l’institution sociale est sortie la guerre qui n’est pas seulement un retour à la sauvagerie originelle, mais qui en est une aggravation, car les « vrais sauvages ne sont pas ceux qui se battent pour manger les vaincus, mais ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer. ». Les sociétés sont régies par des lois, et ces lois ne font que perpétuer, en les consacrant, d’odieuses coutumes et des préjugés criminels. Au-dessus des lois il y a la morale, et c’est on son nom que se commettent les pires iniquités. Au-dessus de la morale, il y a la religion, et la religion, quand elle n’est pas une hypocrisie, est un leurre et une duperie. — A quoi donc aboutit, pour faire exactement le compte, tout ce travail où s’épuise depuis des siècles la pensée humaine, l’éternelle travailleuse ? Ah ! s’il n’était que stérile ! Mais c’est lui qui nous rend l’existence si douloureuse et qui nous fait à nous seuls, parmi tous les êtres qui peuplent la surface de la terre, un privilège du malheur. Car les bêtes, qui ne pensent pas, ne souffrent pas12.

Pour ce qui est des hommes que Maupassant rencontre dans la vie et de ceux qu’il met en scène dans ses livres, plus l’activité cérébrale est développée chez eux, et moins il les estime. A peine fait-il une exception pour les artistes et les écrivains, par camaraderie sans doute et solidarité confraternelle. Parmi tant de personnages qui traversent sa « comédie humaine », il n’y a pas un être de culture supérieure. Ceux qui mènent la vie élégante, les raffinés et les mondains, lui paraissent tout particulièrement méprisables. Ils passent à côté de tout sans rien comprendre. Leurs aspirations, leurs goûts, leurs sympathies et leurs plaisirs eux-mêmes, tout, chez eux, est factice, frivole, convenu et faux. Les bourgeois, peuple de bacheliers et de fonctionnaires, ne sont pas moins ridicules, et ils sont plus laids. Maupassant serait tout près de leur préférer ces paysans rusés qui mettent au service de leur convoitise tant d’ingénieuse et d’amusante sournoiserie. Mais toutes ses sympathies vont à des êtres simples, dont les corps sont vigoureux et sains et qui, uniquement jaloux de développer leurs muscles et de jouir des biens de la terre, retrouvent, en ne suivant que les impulsions de l’instinct, le vrai sens de la destinée humaine13.

L’unique sentiment à la peinture duquel Maupassant est sans cesse revenu, l’amour, dans lequel il voit aussi bien l’unique attrait de la vie, c’est de même qu’il l’a dépouillé de tout idéal. Il le vide de toute idée ; et, tel qu’il nous le montre, à peine est-ce encore un sentiment. L’humanité, habile à se tromper, rêve d’union des âmes dans l|amour, d’oubli de soi, de désintéressement et d’abnégation, d’unions mystiques, étrangères aux nécessités de la matière, supérieures aux surprises des sens et qui survivraient seules durables dans l’anéantissement et dans la destruction de tout. Ce sont de beaux rêves. C’est un tissu de mensonges, séduisant mais si frêle ! Cet idéal que « nous poursuivons sans jamais l’atteindre, derrière toutes les surprises de la beauté qui semble contenir de la pensée, dans l’infini du regard qui n’est qu’une nuance de l’iris, dans le charme du sourire venu d’un pli de la lèvre et d’un éclair d’émail, dans la grâce du mouvement né du hasard et de l’harmonie des formes », s’il nous échappe toujours et s’il nous laisse seulement plus lassés après une vaine poursuite, c’est apparemment qu’il n’est qu’une chimère. La Joconde, après des siècles, n’a pas livré le secret de son sourire, et ses amants sont désespérés pour avoir voulu déchiffrer une énigme dont le mot n’existe pas. Mais il y a dans le musée de Syracuse une admirable statue de Vénus : « Ce n’est point la femme-poétisée, la femme idéalisée, la femme divine ou majestueuse comme la Vénus de Milo, c’est la femme telle qu’elle est, telle qu’on l’aime, telle qu’on la désire, telle qu’on la veut étreindre. Elle est grasse, avec la poitrine forte, la hanche puissante et la jambe un peu lourde.14 » C’est la Vénus charnelle, et c’est la Vénus rustique : une paysanne faite en déesse. Elle est divine, non parce qu’elle exprime une pensée, mais seulement parce qu’elle est belle. C’est la Beauté, piège tendu par la nature à l’individu en vue de la reproduction de l’espèce. C’est elle que nous recherchons à travers les formes, si incomplètes soient-elles, qu’elle revêt dans nos corps imparfaits ; elle qui nous attire par un invincible attrait. Elle éveille au plus profond de notre être des ardeurs inexpliquées et violentes, aux époques surtout où le renouveau de l’année fait monter au cœur de tous les vivants une même sève et un même besoin d’aimer. On voit alors, à travers la forêt des usages, des lois et des conventions, s’unir ceux qu’entraîne l’un vers l’autre une même force irrésistible, et se ruer avec des sanglots que leur arrachent tour à tour ou tout ensemble le plaisir, la rage et la haine, comme on voyait dans les forêts primitives se ruer et s’entre-tuer les mâles pour l’amour de la femelle impassible, impudique et superbe.

L’amour ainsi compris, dépourvu de ce que Maupassant appelle quelque part la musique de l’amour, et réduit à n’être que le désir charnel et le plaisir des sons, est à coup sûr ce qu’on peut imaginer de plus décevant. Car il est de l’essence du désir de se détruire lui-même, et le plaisir ne laisse après soi que la lassitude et le dégoût. Mais en outre elle se flétrit, elle se fane, elle se décompose, elle disparaît tout entière, cette beauté réalisée pour un temps par l’harmonie des lignes et par le contour de notre chair périssable ! Elle s’en va, cette jeunesse qui nous faisait désirer d’être aimés et qui nous rendait aimables ! Rien ne nous reste que le regret, le regret de toutes les choses en allées et qui ne reviendront plus. Nous songeons que tout est fini. Et de toutes les avenues de la vie, de celles que nous avons parcourues et de celles où se traîneront encore nos années languissantes, une seule image se lève qui est celle de la Mort.

Cette image de la Mort est partout dans l’œuvre de Maupassant ; elle y répand partout son ombre : elle se dresse au moment qu’on s’y attend le moins, comme une rencontre imprévue et hideuse. Qu’on se rappelle, dans Bel Ami, après une série d’images libertines et d’aventures polissonnes, l’étrange effet que produit, éclatant tout d’un coup, le discours de Norbert de Varenne sur la mort « Il arrive un jour, voyez-vous, où, derrière tout ce qu’on regarde, c’est la Mort qu’on aperçoit… Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille, comme si je portais une bête rongeuse. Je l’ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule… Chaque pas m’approche d’elle ; chaque mouvement, chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver, tout ce que nous faisons c’est mourir… Moi, maintenant, je la vois de si près que j’ai souvent envie d’étendre les bras pour la repousser15. » Et il va, absorbé dans cette idée qui répugne si absolument à la créature vivante que celle-ci n’arrive pas même à la comprendre tout à fait : l’idée du complet anéantissement. Le monde, songe-t-il, continuera d’exister ; il naîtra encore des milliers et des milliers d’êtres, et pour ces êtres le soleil continuera de se lever ; il y aura pour eux des aurores et des soirs. Mais de tout cela il ne verra plus rien, et lui-même il ne sera plus rien. La petite Yvette, au moment de se suicider, pleure sa beauté et se lamente sur sa chair, cette figure, ces yeux, ces joues, qui ne seront plus qu’une pourriture noire au fond de la terre. La place où M. Parent s’assied dans une salle de brasserie et où il appuie son crâne plus dénudé chaque jour reflète elle aussi « les ravages du temps, qui passe et fuit en dévorant les hommes, les pauvres hommes16. ». Anne de Guilleroy, au moment d’ensevelir sa mère, fait un retour sur elle-même et songe qu’un jour viendra, qui n’est peut-être pas bien loin, où elle s’en ira à son tour. C’est cela qui empoisonne toutes les joies des hommes. « Si on y songeait, si on n’était pas distrait, réjoui et aveuglé par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre, car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous17. » Encore si elle n’était que probable, cette mort ! mais elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit après le jour. « Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, être joyeux sous cette éternelle certitude de la mort18 ! » Ici la plainte du matérialiste rejoint la méditation du chrétien : ce sont les mêmes idées, les mêmes tours, et presque des termes identiques ; car, religions ou philosophes, elles sont nées d’une même constatation, et par des chemins différents elles nous ramènent toutes à prendre conscience de la même irrémédiable misère.

On voit bien par là quelle espèce de tristesse morne est ensevelie au fond de l’œuvre de Maupassant. Car il est une tristesse généreuse qui nous élève l’âme et hausse nos courages. La tristesse peut être efficace et salutaire : on a dit, non sans raison, que le pessimisme est le plus sûr agent du progrès, puisqu’il nous porte, mécontents de l’ordre actuel des choses, à en souhaiter un autre, et qu’il prépare ainsi l’avènement du mieux. C’est qu’on songe alors à la grandeur de la destinée humaine et qu’on mesure la distance qui nous sépare du but aperçu là-bas, si loin ! La tristesse d’un Maupassant nous laisse, sans espoir et sans rêve, courbés sous un esclavage humiliant et dur. Toutes les inventions des hommes, on même temps qu’elles s’efforcent à refouler l’instinct et à diminuer la part de l’animalité, ont pour objet de nous masquer l’épouvante de la dernière heure. Les religions parlent d’une vie future par où cette vie terrestre se prolongerait à l’infini. La morale pose des principes qui témoignent, à travers tous les changements, de la durée de la conscience. Les lettres, les arts, les sciences attestent, à travers toutes les ruines, la perpétuité de la pensée humaine. Mais sous l’action de ce matérialisme si sombre, tous ces prestiges disparaissent. L’homme mortel reste en face de ce mystère dont la vue ne peut se supporter non plus que celle du soleil : il voit la Mort faisant continûment son œuvre, jusque dans l’amour même, dans l’amour dérisoire où deux êtres s’unissent pour donner la vie dans le moment même qui les emporte, ainsi que toutes les minutes et toutes les secondes, vers la destruction finale.

IV. Son art. Ses idées littéraires. Ses procédés. Sa place parmi les écrivains réalistes.

Cette philosophie, — si c’en est une, — philosophie à courte vue, mais dont Maupassant adopte avec une sorte d’âpre conviction les conclusions grossières et désolantes, donne à l’œuvre de l’écrivain sa signification et sa valeur humaine. Ce qui, au point de vue spécial des lettres, en fait la valeur, c’est que Maupassant, plus qu’aucun autre des écrivains de sa génération, a été un artiste.

Car nous avons des savants qui, sous couleur de littérature, promettent de nous donner de l’histoire, de l’histoire naturelle et de la sociologie ; nous avons des romanciers pour nous présenter la réalité toute nue et toute crue dans ce qu’elle a de décousu, d’incohérent et d’inchoatif, des dramatistes pour nous offrir des tranches de vie, des poètes pour suggérer, rien que par le jeu des voyelles, tout un monde de sensations, et, je pense, aussi des peintres et des sculpteurs et des musiciens de mots ; mais ce dont nous manquons le plus, c’est d’écrivains sachant qu’écrire est un art qui a ses moyens d’expression qui lui sont propres, ses règles et ses lois dont l’application est par elle-même quelque chose de beau, et qu’avant même d’être un art c’est un métier où l’on est d’abord apprenti et où, pour passer maître, il faut avoir fait son chef-d’œuvre. Ici encore Maupassant ne nous a pas laissé de bien longues confidences, mais il y suffit de quelques lignes telles que celles-ci : « Ceux, dit-il, que rien ne satisfait, que tout dégoûte parce qu’ils rêvent mieux, à qui tout semble défloré déjà, à qui leur œuvre donne toujours l’impression d’un travail inutile et commun, en arrivent à juger l’art littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques pages des plus grands maîtres. Nous autres, qui sommes seulement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons lutter contre l’invincible découragement que par la continuité de l’effort .19 » Et ce qui est plus éloquent, plus concluant surtout que des protestations, c’est en effet à travers l’œuvre la continuité de l’effort.

Le premier signe auquel l’artiste se reconnaît, c’est qu’il a de son art quelque idée ; il sait quel en est l’objet et quels en sont les procédés ; il sait lui-même l’œuvre qu’il y veut faire et par quels moyens il espère y réussir. Poètes et romanciers et tous ceux qui s’intitulent eux-mêmes « écrivains originaux », ils n’ont pas coutume d’en convenir. Ils mettent leur coquetterie à laisser croire qu’ils ne savent ce qu’ils font. Une belle œuvre leur semble plus belle s’ils ne l’ont pas faite exprès. C’est leur ambition de passer pour des producteurs inconscients, pareils aux forces aveugles de la nature. Mais l’événement leur donne un éclatant démenti, s’il est vrai qu’il n’y a guère de grand écrivain qui n’ait été doublé d’un critique avisé. Pour ce qui est de Maupassant, on a dit qu’il portait ses contes naturellement, comme les pommiers de sa Normandie portent leurs pommes. Cela n’est pas exact. Je ne sais même s’il serait exagéré de dire qu’il avait ses théories, quoiqu’il ait, lui centième, protesté contre les théories en littérature. Mais en tout cas il avait réfléchi à propos des théories qui avaient cours autour de lui ; et ici son originalité consiste dans les corrections et dans les réserves qu’il apporte à la théorie des écrivains réalistes ou naturalistes, et qui proviennent d’une connaissance plus judicieuse des exigences de l’art.

C’est la prétention de ces écrivains de « faire vrai » ; il n’en serait pas de plus légitime, si d’ailleurs ce souci du vrai n’avait tant de fois servi de prétexte à des recherches bizarres et aussi étrangères à la vérité qu’à la beauté. Ils prétendant, on outre, n’exprimant rien que la vérité, l’exprimer tout entière ; c’est-à-dire donner de la vie une image qui lui soit exactement semblable. Mais la vie est composée de menus faits parmi lesquels il en est d’indifférents, d’illogiques ou de contradictoires. L’artiste ne prendra, dans cette vie encombrée de hasards et de futilités, que les détails caractéristiques utiles à son sujet ; et c’est précisément en faisant œuvre de choix qu’il fera œuvre d’art. La vie présente tout au même plan, précipite les faits ou les laisse se traîner indéfiniment. « L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient. » Il corrige sans cesse les événements au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité. A ce prix, il arrivera, « au lieu de nous montrer la photographie banale de la vie, à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité elle-même ». Mais qui parle de réalité, et de quelle réalité parle-t-on, s’il est vrai qu’elle apparaisse différente à chaque individu ? « Chacun de nous se fait une illusion du monde… suivant sa nature. L’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer20. » — Tout cela aboutit à séparer nettement l’art et la vie, celui-là devant être de celle-ci une reproduction d’autant plus précieuse qu’il ne cherchera pas à en être une copie servile. Et cela ne cesse pas d’être le réalisme, mais c’est le réalisme interprété par un artiste.

Le dernier effort de l’art, c’est enfin de se dissimuler. Presque tous les écrivains d’aujourd’hui mettent une insistance, la plus déplaisante qui soit, à étaler sous nos yeux leur travail préparatoire. Les naturalistes vident dans leurs livres l’amas des notes entassées dans les portefeuilles. Les psychologues nous font repasser par tous les chemins qu’ils ont suivis pour arriver à la découverte qui seule nous intéresse. Mais l’artiste comprend que, s’il accepte de faire ce long et ce pénible travail, c’est précisément afin de l’épargner au lecteur. Un portrait achevé ne doit laisser transparaître ni les préparations ni les dessous. Cela même est la méthode de Maupassant, qui ne nous montre jamais que des résultats.

V. Sa perfection dans la « Nouvelle ».

De cet art, dont nous venons d’essayer d’indiquer les principes, si nous voulons maintenant trouver les meilleurs spécimens, ce n’est pas dans les romans de Maupassant qu’il faut les aller chercher. Non certes qu’ils soient sans mérite. Mais Maupassant y est moins original, y étant davantage sous la dépendance des modèles voisins. Ils ne forment pas sa part de contribution la plus personnelle au mouvement contemporain ; et si Maupassant ne les eût pas écrits, on comprend bien qu’il y manquerait de belles pages et qu’il y manquerait même un beau livre, Pierre et Jean ; mais il n’y manquerait rien d’essentiel. D’ailleurs, l’écrivain n’est pas à l’aise dans le cadre trop vaste pour lui du roman : habitué à voir la réalité découpée en petits tableaux complets, il compose un roman d’une nouvelle agrandie ou encore d’une succession de nouvelles ; et, vite lassé, à la manière des nerveux, ce n’est pas son goût de vivre longuement et de faire longue compagnie avec ses personnages. Il préfère, ayant campé hardiment un bonhomme, passer à d’autres ; la multiplicité des besognes lui agrée mieux que la lenteur d’une seule. Puisque d’ailleurs il n’admet pas qu’il y ait un type du roman, et puisque, d’après lui, toutes les formes en sont bonnes pourvu que l’auteur y ait réalisé son dessein, c’est sur ses intentions mêmes que nous le jugerons. A son roman Une Vie il donne ce sous-titre « l’humble vérité », et il semble donc n’avoir voulu, pour cette fois, qu’esquisser l’image d’une vie semblable à beaucoup d’autres. Mais, accumulant sur la tête d’une seule personne toutes les tristesses de la vie, il fait d’elle véritablement une privilégiée ; son cas, qui ne cesse ni d’être possible ni d’être vrai, n’est du moins pas d’une vérité humble, étant d’une vérité d’exception. Dans Bel Ami, il a voulu faire passer sous nos yeux les tableaux variés de l’existence d’une sorte d’aventurier de lettres ; mais de tous ses livres c’est celui qui laisse la plus forte impression de monotonie, et le seul peut-être qui, par endroits, donne celle de l’ennui. C’est que, le journaliste Deroy n’ayant pour réussir d’autre raison sinon qu’il est un beau mâle, et n’ayant pour parvenir qu’un moyen, celui de la nature, la répétition à la longue et malgré tout en devient fatigante… Dans Mont-Oriol, le cadre est bien vaste pour une aventure qui gagnerait à être plus lestement contée, et qui de fait l’a été maintes fois par Maupassant lui-même. Ou plutôt on saisit trop ici le procédé, emprunté par Maupassant aux écrivains de l’école naturaliste et qu’il eût mieux fait de leur laisser : il consiste à rattacher, à l’aide d’une aventure quelconque, et qui aurait pu être différente étant par elle-même insignifiante, la série des documents et des notes prises sur un milieu. Enfin, quittant ce qu’il appelle le « roman objectif » pour la forme qui en est exactement le contraire, « le roman de psychologie », Maupassant a prouvé par le succès de Pierre et Jean que son talent n’était pas seulement vigoureux, mais qu’il était souple et pouvait se prêter aux recherches les plus différentes. Si néanmoins il n’a retrouvé le même succès ni dans Fort comme la Mort ni même dans Notre Cœur, c’est peut-être qu’il pouvait bien faire dans le domaine de l’étude psychologique une excursion, mais que ce domaine n’était pas le sien, les personnages qu’il comprend le mieux étant aussi les moins compliqués, et les sentiments dont l’étude lui appartient en propre ne se prêtant guère à de très subtiles analyses.

C’est dans la nouvelle que Maupassant est tout à fait supérieur, et au point de défier toute rivalité. Il y est un créateur, ce qui est la condition indispensable pour être un maître. Il a renouvelé le genre ; il l’a mis à la mode. A cette vogue retrouvée du genre, nous devons la masse des contes médiocres et des nouvelles insipides dont nous sommes inondés chaque jour, la nouvelle étant devenue article de production courante et ayant sa place dans les journaux entre la chronique fantaisiste et l’article d’information. Ainsi se trouve confirmée la règle qui veut que nous payions cher chacun de nos plaisirs, et la loi est appliquée d’après laquelle l’impulsion donnée par un chef-d’œuvre doit se propager et se continuer jusqu’à ce qu’elle s’épuise dans la série d’imitations de plus en plus faibles. L’Histoire d’une fille de ferme, En famille, l’Héritage, Mon oncle Jules, les Bijoux, l’Enfant, dix autres que nous avons citées, vingt autres que nous pourrions citer, donnent cette impression qui est celle même qu’on cherche à produire en art : c’est l’impression de la plénitude et de la perfection du rendu, venant de ce que l’idée a été complètement réalisée et l’effet obtenu justement par les moyens appropriés. Il n’y a ni de manque ni d’excès, mais rien que justesse, harmonie, équilibre.

C’est d’abord la proportion du cadre avec le sujet ; car cela a son importance, bien qu’on l’ignore généralement et que ce soit assez l’habitude de faire tenir une simple anecdote dans les dimensions d’un tableau d’histoire. Le milieu est nettement indiqué, afin que les personnages y viennent prendre leur place comme d’eux-mêmes et afin qu’ils y baignent dans leur lumière naturelle. Ceux-ci nous sont présentés de face, en quelques traits bien appuyés, ceux qui signifient et qui tiennent lieu de tous les autres. Dans l’individu physique l’être moral apparaît déjà : il achève de se dessiner et il se révèle entièrement à mesure que le personnage parle et qu’il agit. Maupassant possède à un degré éminent ce don du récit, qui est aussi bien un don de la race, celui qui consiste à faire se dérouler une aventure ou plaisante ou tragique et à la mener, en suivant l’ordre naturel des faits, vers un dénouement rapide. Il se transforme avec une telle prestesse dans chacun de ses personnages, et il nous fait si bien entrer avec lui dans l’intimité de chacun d’eux, dans cette intimité grâce à laquelle rien ne semble plus indifférent, qu’en vérité nous arrivons à trouver de l’intérêt à l’aventure de ce Cochon de Morin et à l’histoire de la Bête à Maît’ Belhomme. Cela est conté d’ailleurs dans un style si clair, si sobre et surtout si simple, avec un tel bonheur d’expression venu non de l’imprévu des termes, mais de leur justesse, qu’il semble bien qu’il n’y eût pas moyen d’en employer d’autres, et que ceux-ci n’ont pas été choisis entre plusieurs, mais qu’ils sont venus d’eux-mêmes, attendu qu’ils étaient les seuls. Ce style de Maupassant échappe presque à l’étude : il fera à jamais l’admiration de tous les curieux de bonne langue française et le désespoir de tous les chercheurs de curiosités grammaticales. On pourrait en dire autant de ses nouvelles elles-mêmes. Plus on en goûte profondément la valeur, et moins on se sent capable d’en parler longuement. C’est Voltaire qui disait qu’on ne commente pas Racine, parce qu’il faudrait mettre au bas de toutes les pages : « Beau, admirable, sublime ! » ce dont au surplus les commentateurs ne se sont pas fait faute. Au bas de presque toutes les nouvelles de Maupassant, il faudrait mettre : « Cela est la perfection elle-même. »

On a comparé Maupassant à La Fontaine : c’est un La Fontaine qui n’a pas la même légèreté de touche, pas la même insouciance non plus et qui n’a pas d’esprit. On l’a rapproché de Mérimée : c’est un Mérimée qui n’en a ni la distinction, ni le scepticisme détaché, ni les raffinements de cruauté. Mais ce qui importe, ce n’est pas qu’il ressemble de plus ou moins loin à celui-ci ou à cet autre, c’est qu’il est un génie dans la tradition. Il a des ancêtres dans toute la lignée des écrivains de souche purement française. Sa verve remonte jusqu’à celle des vieux conteurs gaulois. Et Villon, qui parlait avec la même ardeur sensuel du corps de la femme « qui tant est tendre et souef », tremblait avec la même épouvante devant les affres de la mort. Maupassant a tous les traits qui caractérisent la race ; il n’en a point d’autres. Dans son clair génie, il n’y a nulle infiltration du génie étranger. Cela même, à la date d’aujourd’hui, pourrait lui faire une originalité. Les limites de son esprit sont aussi bien celles dont l’esprit français ne sort que rarement. Ni rêveur ni mystique, incapable de comprendre toute idée ou trop abstraite ou trop compliquée, médiocrement sensible au jeu des couleurs et à la musique des phrases, il est curieux des spectacles de la vie et s’applique à rendre dans ce qu’ils ont de plus particulier les cent actes divers de l’ample comédie. C’est avec ce fond de tempérament français et gaulois qu’il a traversé la société contemporaine. Venu dans une époque d’extrême civilisation et d’infinie lassitude, il a, par l’effet même de sa rude vigueur, traduit plus fortement que les autres ce dégoût de toutes les œuvres de l’esprit, et pareillement la désolation de la créature réduite à ne rien apercevoir au-delà des transformations de la matière. Et, venu dans une époque où la littérature, moins soucieuse de la vie intérieure qu’elle ne l’était jadis, s’attache surtout à décrire les rapports des hommes entre eux et ceux qu’ils soutiennent avec les choses, il a donné de la vie une traduction et de l’art une expression qui, en dépit de différences profondes venues de la différence des temps, s’en vont rejoindre, à travers les siècles, le réalisme des maîtres classiques.

M. Pierre Loti

Si l’on demandait M. Julien Viaud ce qu’il pense de Pierre Loti, nul doute qu’il ne répondît : « C’est une question que je me suis posée bien souvent. Je connais Loti mieux que personne autre ; je l’ai étudié avec la sollicitude la plus attentive et la plus inquiète ; je ne le connais pas tout entier. C’est un être très compliqué, un garçon invraisemblable et rempli de contradictions ; pour tout dire d’un mot, c’est un drôle de corps. » Nous ne pouvons mieux faire, pour notre part, que de nous en tenir à l’opinion du plus intime ami de Loti, et de chercher à découvrir quelques-unes des contradictions qui font de ce marin littérateur un si « drôle de corps ».

I. L’homme. Ses contradictions.

Loti a été d’abord un petit enfant pur et rêveur, élevé dans la douce paix de la famille. Il est né en Saintonge (non point on Bretagne, comme beaucoup se l’imaginent. Il n’a connu la Bretagne que bien plus tard ; encore ne l’a-t-il pas aimée tout de suite ; mais il s’est défendu de son charme avant de le subir ; il lui a fallu du temps et l’accoutumance, pour faire de cette Bretagne sa seconde patrie, sa patrie adoptée). Ses yeux ont eu pour premier horizon un milieu presque incolore, un coin tranquille de petite ville de province, les bois d’un domaine voisin, la Limoise, qui lui semblaient profonds comme les forêts primitives, la plage de l’île d’Oléron. Des grand’ mères, des tantes et des grand’tantes, une sœur et un frère beaucoup plus âgés que lui s’entendaient avec son père et sa mère pour le gâter. Il croissait, au milieu de toutes ces tendresses, comme une fleur de serre chaude, comme un arbuste trop soigné. Il était sage, obéissant, timide et réservé, toujours convenable) dans ses petites manières. Il était pieux, appartenant à une famille protestante très austère. Il déclarait vers ses huit ans qu’il serait pasteur. Il témoignait de sa future vocation par les infinis scrupules de sa conscience. Doux, point bruyant, il rêvait beaucoup, ne jouait guère, et seulement avec des petites filles, étant lui-même un peu petite fille.

On avait tout lieu d’espérer qu’il tournerait bien.

Mais on comptait sans l’atavisme. On comptait sans les fatalités d’un sang qui, depuis des générations, coulait dans des veines de marins. D’étranges visions hantaient ses rêves : visions de contrées lumineuses, de forêts tropicales, de solitudes d’Afrique, qu’il devinait avant de les avoir vues, dont il retrouvait en lui le souvenir légué par les navigateurs, ses ancêtres. Quand il lui arrivait de songer à l’avenir, et qu’il regardait autour de lui les hommes d’un certain âge, parvenus à des positions considérées comme belles et tout à fait enviables, il ne s’habituait point à cette idée qu’il pût, un jour, être comme l’un d’eux, « vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans une sphère déterminée ». Un désir instinctif, une envie s’éveillait en lui d’aller, lui aussi, par le monde, à l’aventure. Il avait vu son frère aîné partir pour les mers lointaines ; il avait suivi en imagination jusqu’à Tahiti, l’île délicieuse. Il voulait aller aussi loin, plus loin, partout, tout voir, fouiller cette planète en tous les sens. Résistances et supplications se brisèrent contre cette détermination une fois prise. Avant ses trente ans, Loti pouvait se rendre ce témoignage, qu’il avait vécu plusieurs vies d’homme, roulé par les cinq parties du monde, fait toutes les sottises possibles dans tous les pays imaginables, « grillé sa peau à tous les vents, à tous les soleils, et rôti par tous les bouts le balai de la vie »21.

Tout de même chez ce rouleur, revenu de tant de choses, il reste beaucoup de l’enfant de jadis. Loti revient sur ses souvenirs de ce temps-là avec une complaisance qui prouve qu’il n’est point devenu étranger au Loti d’alors. Tels de ces souvenirs ont conservé pour lui un charme que nous avons même quelque peine à nous expliquer ; celui, par exemple, d’un jour où il confectionna, avec ses petits amis, une belle omelette aux mouches. Il est resté très enfant. Au plaisir qu’il prend à décrire les aspects bizarres et les coutumes étranges des pays exotiques, on voit bien qu’il s’amuse de ce bariolage, comme les enfants qui ont d’instinct le goût de l’extraordinaire. Il aime à se parer de beaux costumes. A Stamboul, costumé en Turc, il n’a pu s’empêcher de rire devant cette vision d’opéra-comique. Mais de retour en France, il lui arrive de s’affubler d’oripeaux, lui et les siens, et toute sa maison, sans cause, cela va sans dire, et aussi sans crainte du ridicule, uniquement parce que cela l’amuse. Et encore, dans ce mépris où il affecte d’envelopper en bloc toutes les choses de la civilisation, il y a bien de l’enfantillage….

Dès son premier livre, et afin de prendre tout de suite position, Loti faisait sa profession de foi. C’est celle du plus complet désenchantement, exprimé dans un langage d’un absolu cynisme. « … Le temps et la débauche sont deux grands remèdes ; le cœur s’engourdit à la longue, et c’est alors qu’on ne souffre plus… Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale qui est la mort. Les vraies misères, ce sont les maladies, les laideurs et la vieillesse ; ni vous, ni moi, nous n’avons ces misères-là ; nous pouvons avoir encore une foule de maîtresses et jouir de la vie… Je vais vous ouvrir mon cœur, vous faire ma profession de foi. J’ai pour règle de conduite de faire toujours ce qui me plaît, en dépit de toute moralité ! de toute convention sociale. Je ne crois à rien ni à personne, je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi, ni espérance22… » Y a-t-il dans l’expression de ces principes quelque outrance, un peu de forfanterie et de bravade ? Cela est possible. Il semble bien néanmoins que ce soit ici le fond même de la pensée de Loti. De ces déclarations de la première heure on en peut rapprocher d’autres tirées de ses derniers livres, et la conception même qui se dégage de l’ensemble de son œuvre. Il ne croit à rien, en dehors des réalités présentes. Tout ce qu’il demande à la vie, c’est de lui procurer la plus grande somme de jouissance matérielle possible. « Laissons tout, et jouissons seulement, au passage, des choses qui ne trompent pas, des belles créatures, des beaux chevaux, des beaux jardins et des parfums de fleurs. » — Et ce sceptique rêve de l’infini, et ce cynique a d’exquises délicatesses de sensibilité, et cet égoïste a des tendresses infinies…

La force physique, la souplesse du corps, la vigueur des muscles, c’est tout ce que prise Loti. Il s’est efforcé de les développer en lui-même par l’escrime et l’acrobatie. Il cite avec une évidente satisfaction ce propos d’un directeur de cirque qui, voyant comme ses muscles se détendaient on ressorts d’acier, laissa tomber ces mots de regret : « Quel dommage, Monsieur, que votre éducation ait été commencée si tard !… » Par contre, il ne se lasse pas d’exprimer son dédain pour le métier d’homme de lettres, et pour les lettres elles-mêmes. Il nous apprend que de tout temps il a éprouvé pour les choses imprimées un invincible dégoût. Au cours de ses études, faites vraiment à bâtons rompus, les exercices de style étaient ceux où il échouait immanquablement. Depuis, il s’est écarté de toutes lectures. S’il écrit, c’est sans se soucier du jugement des hommes, dans l’ignorance de toutes les règles et de tous les procédés, sans songer même à faire œuvre d’art… Et ce dédain pour les livres peut sembler puéril, venant d’un homme qui fait des livres. Mais en outre il s’en faut que Loti n’ait point son esthétique. Il se connaît très bien lui-même ; il analyse et définit avec une rare précision l’espèce de son talent. Il a le souci de n’être pas banal ; souci louable à coup sûr, mais dépourvu de toute ingénuité. Ceci surtout est significatif. Il a eu de très bonne heure le besoin de fixer ses impressions sur le papier. Le « journal », destiné d’abord à n’être connu que de lui seul a fourni bientôt la matière de récits destinés au public. Loti s’est mis à chanter son mal et à le crier aux passants quelconques. Il prévoit que le jour approche où il confiera à ces passants quelconques des secrets de son âme plus intimes encore. Ce besoin de se raconter soi-même et de transformer les épisodes de sa vie sentimentale pour en faire la matière de beaux récits, n’est-ce pas le signe où on reconnaît ceux qui sont nés pour être des artistes ? Comment Loti s’en défendrait-il ? « Pourquoi, lui demande-t-on, avez-vous pris comme dérivatif à votre douleur la culture des muscles, qui tuera en vous ce qui seul peut vous sauver ? Vous êtes clown, acrobate et bon tireur, il eût mieux valu être un grand artiste… » Or, c’est cela même qu’est Loti avant tout et par-dessus tout, et quoi qu’il puisse penser de la vanité de l’art. Il est un artiste, — et très artiste.

II. Ses romans. L’étude des sentiments simples de l’humanité.

L’œuvre de Loti, faite presque entièrement de souvenirs personnels, se compose de romans où il se met le plus souvent en scène : Aziyadé, le Roman d’un spahi, le Mariage de Loti, Madame Chrysanthème ; de récits de voyages et de confidences : Fleurs d’ennui, Propos d’exil (avec les pages d’une si admirable simplicité sur la mort de l’amiral Courbet), Japoneries d’automne, Au Maroc, le Roman d’un enfant ; et de deux livres enfin dont il semble que tout le reste n’ait été que la préparation, où le talent de Loti s’est fait plus large, où sa pensée, en même temps que plus tendre, s’est faite plus grave et plus vraiment humaine : Mon frère Yves et Pêcheur d’Islande.

C’est Loti, ou à son défaut ce sera son ami Plumkett, qui démêlera pour nous de quoi est faite l’étrangeté des livres de Loti : « Ce qui est très particulier chez vous, ce qui donne à vos livres cette étrangeté qui attrape les badauds, c’est le mépris que vous semblez faire des choses modernes : c’est l’indépendance aisée avec laquelle vous paraissez vous dégager de tout ce que trente siècles ont apporté à l’humanité, pour en revenir aux sentiments simples de l’homme primitif ou à ceux des animaux antédiluviens des mers du Sud. Seulement, vous employez toutes les ressources, toutes les recherches de l’homme très civilisé, pour les rendre intelligibles, ces sentiments, et vous y parvenez dans une certaine mesure, je ne le conteste pas. » Cela est très net et très exact. En effet, c’est seulement au regard de l’homme trop civilisé que les êtres primitifs semblent intéressants. C’est en la comparant avec sa propre complication intellectuelle, qu’il se prend à aimer leur simplicité d’âme. Mais aussi voit-on par là de quelle convention initiale procèdent ces romans. Le rêve d’humanité primitive qui y est exprimé est lui-même le résultat d’un état de civilisation très avancé. Ils ont pour point de départ une gageure de blasé.

Les seuls personnages qu’on rencontre dans les romans de Loti, et qui y représentent toute l’humanité, ce sont des simples, débordants de vie physique, étrangers à tout travail de pensée : ces matelots dont il nous conte jusqu’à satiété les saouleries et les débauches dans un déchaînement de l’animal après les longues continences de la vie à bord ; le spahi Jean Peyral, un paysan des Cévennes transporté dans les solitudes de l’Afrique, et qui s’y est acclimaté ; des gens du peuple, des vagabonds, Samuel, Achmet, et toute une série de grands diables de sauvages, Africains ou Polynésiens. Loti les aime parce qu’ils sont beaux et forts ; et il les aime aussi parce qu’ils sont dévoués, plus capables que les gens policés d’un dévouement absolu et spontané, dévoué à la manière des bons chiens.

Ses femmes sont plus rapprochées encore, si cela est possible, de l’humanité primitive : ce sont des enfants, de petites esclaves, de petites sauvagesses. Aziyadé est une esclave circassienne qu’un riche vieillard de Stamboul acheta pour son harem : se coiffer, aplatir ses mèches de cheveux rebelles, teindre ses ongles en rouge orange, ce sont toutes ses occupations. Pasquala Ivanovitch est une gardeuse de chèvres dans les montagnes du Monténégro. Rarahu ne sait que se baigner dans son ruisseau d’Apiré et se tresser des couronnes de fleurs. Chez Fatougaye, certaine particularité physique : les mains qui sont d’un beau noir au dehors et roses en dedans, certaines intonations d’un fausset étrange, certaines poses, certains gestes inquiétants rappelaient de mystérieuses ressemblances qui troublaient l’imagination…

On devine ce que peut être un roman d’amour avec de telles amoureuses. Les sons s’y trouvent seuls engagés. Entre Loti et ses maîtresses, même entre le spahi Jean Peyral et la jolie singesse Fatougaye, il y a tout un abîme, un monde de pensées ; leurs âmes ne peuvent se toucher. « Je pense beaucoup de choses que tu ne peux comprendre », dit Loti à Rarahu. L’amour entre deux êtres chez qui toute communion intellectuelle est impossible se réduit à n’être plus que le plaisir. De fait, Loti n’admet guère qu’il puisse y avoir quelque chose dans l’amour qui dépasse la sensation physique. En ce sens, il a raison de noter en lui je ne sais quel phénomène d’atavisme lointain qui lui fait l’âme à moitié arabe, et concitoyenne des pays d’Islam. La conception qu’il se fait de la femme, comme destinée à n’être qu’un instrument de plaisir, est plus près du mahométisme que de la conception chrétienne. Encore s’il les aimait, à sa manière, ces maîtresses soumises comme des esclaves ! Mais il semble bien que tout l’amour fût du côté de celles-ci. C’est pourquoi les romans de Loti se terminent tous de la même manière, uniformément triste. L’abandon, l’oubli, la mort en sont les lugubres finales. Morte, Aziyadé. « Elle m’aimait, elle, de l’amour le plus profond et le plus pur, le plus humble aussi ; et tout doucement, lentement, derrière les grilles dorées du harem, elle est morte de douleur, sans m’envoyer une plainte. J’entends encore sa voix grave me dire : Je ne suis qu’une petite esclave circassienne, moi… mais toi, tu sais ; pars, Loti, si tu le veux, fais suivant ta volonté. » Morte, Rarahu, morte comme une petite fille perdue. Et si elle était tombée si bas dans les derniers temps, et si elle est morte, c’est deux fois la faute de Loti.

On voit à quoi aboutit cette mise en œuvre des « sentiments simples de l’humanité ». Dépouillées de tout prestige emprunté, ces idylles, uniquement sensuelles, ne sont que de vulgaires et déplaisantes histoires : histoires d’unions sans amour, suivies de l’abandon ; le fait divers lui-même dans sa répugnante banalité. Ce n’est rien de beau que l’humanité réduite à sa plus simple expression ! — Et c’est alors qu’on mesure toute l’étendue de l’art de Loti. On comprend tout ce qu’il a dû ajouter à ces médiocres épisodes de sa vie, et qui n’y était pas contenu, pour que le récit en devint si poignant, tout imprégné et chargé de poésie.

III. La poésie de la nature.

Il faut répéter, d’abord, que l’exotisme a sa part dans l’attrait des romans de Loti. Il semble, au premier coup d’œil, que tout ce bariolage, ces turqueries, ces japoneries, ces chinoiseries ne soient là que pour amuser le regard, pour satisfaire une curiosité badaude. Elles ont un autre et plus réel avantage : c’est de nous dépayser. On ne songe pas sans un peu de gêne à ce que serait le Mariage de Loti, transporté dans un décor qui nous serait plus familier, vers les parages des Batignolles. Dans son décor exotique nous songeons moins à nous en choquer. L’éloignement adoucit, atténue, estompe les contours des choses. — Au surplus, ces peintures des mœurs étrangères sont-elles exactes ? On l’a contesté. Mais la question est oiseuse et tout à fait dépourvue de sens, Loti n’étant ni historien, ni anthropologiste. Loti est un poète. Il ne se sert des souvenirs qu’il a rapportés

de ses courses à travers le monde que pour en composer des cadres appropriés à ses rêves.

Ce qui est essentiel chez Loti, ce qui donne à son œuvre son vrai caractère, c’est le grand souffle de poésie naturaliste dont elle est pénétrée. Loti a le culte de la nature, au sens où l’entendaient les anciens, de la nature créatrice, source de toute vie, et seule vivante, de l’éternelle Isis qu’a chantée Lucrèce. C’est vers elle qu’il se sentait attiré, dès l’enfance, par une sorte de panthéisme inconscient. Le double mystère de son immensité et de son éternité l’emplissait de crainte et le jetait en extase. Il voulait aller vers elle, vers « la nature effrayante aux mille visages ».

Il l’a vue, ayant, pour la voir, parcouru toutes les routes du monde ; il l’a possédée ; et il a réussi à la faire tenir dans ses livres, tout entière, étant de ceux qui ont le don de peindre les choses avec des mots et d’on composer des tableaux dont les tableaux des peintres n’égalent pas la magie. Dans ses descriptions, en effet, il ne se borne pas à reproduire avec toute la netteté possible le détail des objets ; mais il excelle à reproduire l’impression d’ensemble, à dégager ce qui est pour ainsi dire l’âme d’une contrée. Le suivons-nous au Sénégal ? l’impression que nous recevons continûment, qui peu à peu nous pénètre, s’empare de nous, c’est l’impression d’une nature farouche, ennemie de l’homme, avec le flamboiement sans répit de son soleil, l’aridité de ses déserts de sable, et cette atmosphère chargée de poisons. Nous emmène-t-il dans Tahiti, l’île délicieuse ? des images qu’il fait passer devant nos yeux l’impression se lève d’une nature paradisiaque, terre d’éternel printemps, tiède et parfumé, où les arbres n’ont point d’ombres perfides, où les plantes n’ont pas de sucs dangereux, où les bêtes sont inoffensives, où les hommes sans besoin ignorent le travail, où la vie s’écoule indolente et charmée dans un rêve de volupté. Nous-mêmes, bercés par la musique des phrases, enveloppés par la séduction des mots harmonieux, il nous semble que nous sommes transportés ailleurs sous d’autres cieux, et que nous échappons à l’oppression des horizons trop étroits où s’enferme notre vie.

On pouvait croire qu’au point où il était parvenu, grâce à l’effort des écrivains pittoresques de ce siècle, l’art de décrire n’avait plus de progrès à faire. En effet, pour ce qui est de rendre le contour précis des objets, leur relief et leur couleur, Loti n’a pas fait mieux, peut-être a-t-il réussi moins bien que tels de ses devanciers ; mais ce dont nul encore ne s’était avisé, c’est de rendre visible ce qui est sans contours arrêtés, ce qui n’a pas de forme, pas de couleur tranchée, et qui est fait au contraire de l’inconsistante harmonie de nuances indécises et imprécises. Telle cette description d’une nuit dans les mers équatoriales :

Les nuits mêmes étaient lumineuses, Quand tout s’était endormi dans des immobilités lourdes, dans des silences morts, les étoiles apparaissaient en haut plus éclatantes que dans aucune autre région du monde. Et la mer aussi éclairait par en dessous. Il y avait une sorte d’immense lueur diffuse dans les eaux. Les mouvements les plus légers, le navire dans sa marche lente, le requin en se retournant derrière, dégageaient dans les remous tièdes des clartés couleur de ver luisant. Et puis, sur le grand miroir phosphorescent de la mer, il y avait des milliers de flammes folles ; c’étaient comme de petites lampes qui s’allumaient d’elles-mêmes partout, mystérieuses, brûlaient quelques secondes et puis mouraient. Ces nuits étaient pâmées de chaleur, pleines de phosphore, et toute cette immensité éteinte couvait de la lumière, et toutes ces eaux enfermaient de la vie latente à l’état rudimentaire, comme jadis les eaux mornes du monde primitif23.

On mieux encore cette description de la lumière d’Islande, où il s’agissait de donner l’idée d’une atmosphère innommée, qui n’est ni jour ni nuit :

Dehors, il faisait jour, éternellement jour. Mais c’était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien ; elle traînait sur les choses, comme des reflets de soleil mort. Autour d’eux, tout de suite, commençait un vide immense qui n’était d’aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique.

L’œil saisissait à peine ce qui devait être la mer : d’abord, cela prenait l’aspect d’une sorte de miroir tremblant qui n’aurait aucune image à refléter ; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeurs, et puis plus rien ; cela n’avait ni horizon ni contours.

La fraîcheur humide de l’air était plus intense, plus pénétrante que du vrai froid, et, en respirant, on sentait très fort le goût du sel. Tout était calme, et il ne pleuvait plus ; en haut, des nuages informes et incolores semblaient contenir cette lumière latente qui ne s’expliquait pas ; on voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces pâleurs des choses n’étaient d’aucune nuance pouvant être nommée24.

On sent trop combien le terme de « description » que j’ai employé jusqu’ici est impropre. Ce dont il faudrait parler, c’est d’un merveilleux talent d’évocation. Loti n’a pas éprouvé, comme tant d’autres, le besoin de torturer la langue ; il n’emploie que les mots de tout le monde. Mais ces mots, dits par lui, prennent une valeur qu’on ne leur savait pas ; ils éveillent des sensations qui se prolongent en nous très profondément ; ils évoquent devant nous des aspects qui vont loin, très loin, jusque par-delà l’apparence sensible des choses.

La poésie de la nature est toujours une poésie de désenchantement, — puisqu’elle nous tient sans cesse en présence de cette mère de tous les êtres, qui est une mère aveugle et sans âme, continuant sans se soucier de chacun de nous son œuvre qui ne finira pas ; et puisqu’elle nous ramène perpétuellement à cette pensée, que nous ne sommes qu’un point dans un monde sans bornes. Loti a eu à un rare degré ce sentiment de l’immensité où nous sommes perdus. Immensité dans l’espace. Maintes fois, dans sa vie de marin, il a eu devant lui pendant des jours et des jours des étendues infinies de ciel et d’eau. Il nous conte que chaque matin il emploie ses premières minutes à se demander dans quel coin du monde il s’éveille, et si c’est dans notre vieille Europe, ou quelque part ailleurs, « en dessous ». Immensité dans le temps. Il est hanté par l’impression mal définie de la vétusté des choses, par la vague conception des durées antérieures à lui-même. Il songe combien de regards se sont promenés déjà sur ces aspects que nous contemplons aujourd’hui. Il découvre en lui-même des influences lointaines et mystérieuses, des reflets de pensées d’ancêtres, toute une partie qui appartient déjà au passé et à la mort. — Encore, ce peu que nous sommes nous échappe chaque jour. Tout s’émiette, s’écoule, nous passe entre les doigts. Que d’émotions poignantes, que d’aventures, que de lieux, que de visages nous avons oubliés ! Bientôt ce sera l’écroulement final, l’épouvante de la mort. Et après ? Y a-t-il un après ? Comment imaginer un lendemain à cette vie ? Nous ne serons plus qu’une poussière de poussière, et avec nous les civilisations auront disparu, les races se seront éteintes ; mais les grands aspects de la nature resteront les mêmes, dans des centaines de siècles, radieux éternellement. — C’est pourquoi le dernier mot de cette poésie est une aspiration au néant : « Un certain nulle part, fait d’inconscience universelle et d’anéantissement absolu, ce serait beau. Qu’il existe ou non, ce néant, éternel sommeil sans rêves, plus doux que tous les rêves, je l’aime.25 »

IV. De la « sympathie » en art. Mon Frère Yves, Pêcheur d’Islande.

Tous ces éléments, la poésie de la nature, la grande mélancolie, l’art de décrire, le don d’évocation, sont ceux encore qui nous charment dans Mon frère Yves et dans Pêcheur d’Islande. Cependant ces deux livres sont à part dans l’œuvre de Loti. Ils y représentent comme une « seconde manière », — à laquelle d’ailleurs il semble que l’auteur ait renoncé, puisqu’il s’est borné dans ses derniers livres à nous donner des descriptions qui ne sont tout de même que des descriptions, et qui ne laissent donc pas, à la longue, de devenir fatigantes. C’est qu’il y a dans ces deux livres une note nouvelle. Loti y renonce à son étalage de cynisme, à ses partis-pris d’ironie. Il y arrive à l’émotion vraie, à l’entière sincérité. Il s’est laissé toucher par le sentiment de l’universelle fraternité dans la souffrance, par la pitié douce et profonde. Et nous aussi nous sommes de plein cœur avec lui, et avec les êtres dont il nous montre la misère, voisine de la nôtre.

Le décor lui-même a changé. Certes, on nous promène encore à travers la vaste scène du monde. Comme son frère Loti, Yves en s’éveillant ne sait plus bien, à quelques milliers de lieues près, où il se trouve : il n’a pas la notion exacte des pays et confond tel lendemain de fête avec d’autres qui se sont passés ailleurs, en Amérique ou dans les ports de la Chine, à Buenos-Ayres ou à Rosario, à moins que ce ne fût à Hong-Kong. Mais cette fois il y a un centre qui ne change pas, un coin de terre où l’on revient, où l’on souhaite du moins de revenir et de se fixer. C’est cette Bretagne monotone et triste dont Loti a si bien compris la particulière séduction, ce charme d’intimité auquel on reste fermé d’abord et puis qui vous prend tout entiers. A Plouherzel, à Pors-Even, il y a des mères, des femmes, des fiancées ; et il y a aussi les sites familiers, de vieux murs et de vieux arbres avec des nichées de souvenirs. C’est pourquoi, lorsqu’ils ont repris pied sur ce coin de terre où toutes leurs tendresses se sont concrétées, les coureurs d’aventures, aux airs débraillés et gouailleurs, redeviennent ce qu’au fond ils n’ont pas cessé d’être : de grands enfants.

Ces grands enfants, ces humbles, ces simples et ces pauvres, combien vraiment Loti les a aimés ! Il ne s’agit pas de savoir, comme vous le pensez bien, s’il s’est apitoyé sur leur sort. Larmoyer ? ce n’est pas aimer. La seule sympathie qui ait de la valeur en littérature est celle qui permet à l’écrivain d’entrer en communion intime avec ses personnages, de s’intéresser aux moindres détails de leur vie, d’en pénétrer le sens et de faire une histoire ou un roman avec tous ces menus faits, qui sembleraient à d’autres insignifiants et sans prix. C’est cette sorte de sympathie qui fait apercevoir tant de choses à Loti, rien qu’à travers les feuillets jaunis d’un livret de marin. Derrière les chiffres, les noms et les dates qui s’accumulent sur un de ces livrets, il sous-entend tout un poème d’aventures et de misères : les premières années passées la poitrine au vent, en haut d’un mât de navire, sans souci de rien ; les années plus troublées où l’amour naissant se traduit tantôt en ivresses brutales et tantôt en rêves naïvement purs ; les éveils terribles du cœur et des sens, les grandes révoltes, le retour à la vie ascétique du large. Et toujours ce rêve de la retraite, de la vie très sage et très calme dans un coin de pays, rêve que tous les matelots commencent à faire en pleine jeunesse et que si peu réalisent26.

Si vous voulez apprécier les effets de cette sympathie artistique, comparez Yves Kermadec avec un personnage auquel il ressemble par plus d’un côté : le Coupeau de M. Zola. Tous deux, Yves et Coupeau, sont poursuivis par le même héritage d’alcoolisme : une force, venue de leurs ancêtres, les contraint à boire ; et l’ivresse éveille pareillement chez eux un être dans lequel ils ne se reconnaissent pas, une bête sauvage. Mais tandis que l’auteur de l’Assommoir se complaît au spectacle du progressif abrutissement de l’ouvrier zingueur et qu’il semble triompher quand la force fatale et mauvaise a enfin accompli toute son œuvre, elles sont poignantes et douloureuses, contées par Loti, les phases de ce drame qui met aux prises avec le fléau héréditaire les bonnes résolutions d’Yves, toujours renouvelées, toujours vaincues. — Yann, le pécheur d’Islande, avec les quelques sentiments très simples et très profonds qui composent toute son âme, est vraiment une figure de grande idylle, presque d’épopée. — Je ne sais pas de pages plus empreintes de patriotique émotion que le récit de la mort de Sylvestre, le petit héros tonkinois. Aussi bien, nul n’a su mieux que Loti célébrer les héros obscurs et leurs dévouements sans gloire. C’est dans le Roman d’un spahi que se trouvent ces lignes, qui font songer au langage dans lequel les anciens disaient adieu aux soldats morts pour la patrie : « Ils firent des prodiges de valeur et de force, les pauvres spahis, dans leur défense suprême. La lutte les enflammait comme tous ceux qui sont courageux par nature et qui sont nés braves ; ils vendirent cher leur vie, ces hommes qui, tous, étaient jeunes, vigoureux et aguerris. Et dans quelques années, à Saint-Louis même, ils seront oubliés. Qui redira encore leurs noms, à ceux qui sont tombés au pays de Diambour, dans les champs de Dialakar ? » — Et encore quelles touchantes figures de femmes suppliciées et résignées : la grand’maman Moan et Marie Keremenen, et cette petite Gaud, si pure !…

Nulle part aussi, d’ailleurs, Loti n’a poussé plus loin l’art littéraire. Ces deux livres sont d’une composition très libre et pourtant très savante. On ne l’a pas assez remarqué. Loti a su mettre, comme il le voulait, dans Mon frère Yves, la « grande monotonie de la mer ». Les tableaux dont il compose Pêcheur d’Islande, et pour lesquels il n’emploie que des couleurs assourdies et comme endormies, concourent à tenir l’œuvre dans une même teinte de mélancolie.

V. Pierre Loti et les représentants de l’exotisme en littérature

Quelle place faut-il donner à Loti dans le mouvement des lettres contemporaines ? A l’en croire, son œuvre échapperait à toute tentative de classification.

Je me déclare incapable de vous ranger dans une classe d’écrivains quelconque, observe le complaisant Plumkett dansFleurs d’ennui. Vous êtes très personnellement vous, et nul ne pourra jamais vous donner un nom, et on se trompera toujours en vous appliquant une appellation connue, tant que les médecins aliénistes, les paléontologistes ou les vétérinaires habitués à soigner les baleines malades dans les grandes houles du Sud ne se mettront pas à faire de la critique littéraire.

Voyez le merle blanc : on lui dit qu’il est une pie, on lui dit qu’il est un geai, on lui dit qu’il est un pigeon ramier.

Rien de tout cela ; il était une bête à part.

De même vous, mon cher Loti, vous êtes bien unique dans votre manière ; vous n’appartenez à aucune espèce connue d’oiseau27.

Si Plumkett a voulu dire que Loti est un écrivain très personnel, très original, il a raison ; et il n’avait pas besoin, pour nous le faire entendre, d’une si belle dépense de métaphores. Mais cet officier, qui semble aimer peu la critique et la connaître moins qu’il ne l’aime, ignore qu’en littérature il n’existe pas de bêtes à part. Il y a des influences de moment, il y en a d’autres plus lointaines, auxquelles on n’échappe pas. Loti continue chez nous la tradition de la littérature exotique. Il doit beaucoup à Bernardin de Saint-Pierre et à Chateaubriand. Peu importe d’ailleurs qu’il les ait lus, ou, puisqu’il semble y tenir, qu’il ne les ait pas lus. Ce n’est pas seulement par les livres que se propage l’action des grands écrivains. Même il faudrait remonter plus haut et jusqu’au père de tous les imaginatifs et de tous les désenchantés de ce siècle. Ce retour que Loti essaie de faire aux « sentiments primitifs de l’homme », qu’est-ce autre chose, sinon une variante de ce rêve d’un « état de nature » qui hantait Rousseau ? Loti doit beaucoup aux écrivains pittoresques qui, peu à peu, ont assoupli, enrichi notre langue et l’ont rendue capable de tant de notations nouvelles. Il doit beaucoup aux réalistes qui lui ont enseigné le souci du détail expressif. Et peut-être n’eût-il pas mis dans des livres ses marins et ses pauvres gens, si d’autres avant lui n’y eussent mis les gens du peuple et les ouvriers. — Enfin, si les romans de Loti ont trouvé si vite tant de lecteurs et tant d’amis, n’est-ce pas parce qu’ils venaient à leur heure, et qu’ils étaient les signes d’un état d’esprit fort répandu ? Cette complexité que Loti note en lui et dont il se plaint, c’est celle même dont il paraît que souffrent tous les hommes de sa génération. Il est, comme eux, dégoûté d’une civilisation vieillie, « fatigué de vivre et tremblant devant la mort, curieux de sensations, ennuyé quand même, las des autres et plus encore de lui, et désireux du néant. Comme eux, enfin, il essaie de se leurrer par le mirage de la simplicité, par l’illusion de la naïveté. Il est vraiment un enfant de cette partie du siècle.

Le mérite de Loti, c’est d’avoir rafraîchi cette littérature de blasés, d’avoir élargi le cadre où elle étouffait, d’y avoir fait rentrer le rêve, de l’avoir réconciliée avec la poésie.

M. Jules Lemaître

Il n’y a guère plus de dix ans qu’un jeune universitaire, du nom de Jules Lemaître, envoyait de province à la Revue bleue ses premiers articles de critique littéraire. Presque tout de suite le débutant devenait l’un des plus brillants écrivains de son temps. Il est aujourd’hui le plus séduisant, à coup sûr, et l’un de ceux aussi chez qui il y a le plus de fond et qui invitent davantage à penser. Il a pour lecteurs tous les lettrés. Je sais donc que je n’ai rien à vous en apprendre. Mais la critique est, d’après M. Jules Lemaître, un moyen pour lire les livres avec plus de plaisir. C’est dans ce dessein que nous pouvons reprendre les siens, — afin que cela nous amuse.

I. Ses origines : la province natale. Son éducation : le séminaire ; l’École normale.

M. Jules Lemaître est né dans un village de Touraine ; il a fait une bonne partie de ses études au petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs ; il les achevées au collège ; il a été élève à l’École normale ; il a été professeur au Havre, à Alger, à la Faculté de Grenoble, puis il a quitté l’Université pour se donner tout entier à son métier d’écrivain. — Ces années d’apprentissage n’ont rien d’exceptionnel ni d’extraordinaire. C’est une destinée tout unie. C’est la plus propice, s’il faut en croire M. Lemaître, à qui veut se promener en curieux à travers l’humanité et comprendre beaucoup de choses : être né du peuple et du plus petit, s’être élevé par la suite et avoir connu des mondes différents, avoir reçu une éducation tour à tour religieuse et purement laïque… En fait, on peut saisir sans trop de peine la trace que les premiers milieux qu’il a traversés ont laissée sur le talent de l’écrivain.

On a souvent exagéré l’influence que peut avoir sur l’esprit d’un écrivain sa contrée natale. Pourtant cette influence est très réelle. C’est quelque chose déjà que d’avoir un « pays », un coin de terre ami et qui est vôtre, et dont on peut à tout instant évoquer l’image faite de choses familières et qui n’ont pas changé. Nous autres, nés dans la grande ville trop grande et peuplée de trop d’étrangers, dans la ville qui va sans cesse en se transformant et ne nous laisse que le souvenir d’aspects disparus et d’images abolies, nous ne pouvons entendre sans un peu d’envie la jolie expression de ceux qui parlent d’un village qu’ils ont là-bas et qu’ils appellent : « chez moi ». Ceux-là possèdent dans la grande patrie une patrie qui est plus près d’eux et qui est à eux ; ils ne sont pas des isolés et des errants, mais ils tiennent au sol par toute sorte de racines délicates et fortes ; ils y découvrent les traces de ceux qui les y ont précédés, et peut-être sont-ils seuls à pouvoir goûter, tout à fait l’intime et pénétrante poésie du passé ; ils ont reçu là ces premières impressions si douces de la vie ; ils les retrouvent, liées à un aspect de nature, au détail de quelque usage, flottant dans toute l’atmosphère et qui y ont gardé leur fraîcheur. Toute cette tendresse dont les a entourés la terre maternelle leur est entrée dans l’âme ; et plus tard elle les protégera contre l’entier desséchement.

M. Jules Lemaître aime beaucoup son pays. Il ne manque pas d’y retourner chaque année. Il ne s’en est vraiment éloigné qu’une fois, étant d’humeur peu voyageuse. Le séjour qu’il a fait en Algérie, sous un ciel implacablement beau, lui a rendu plus chers les aspects de sa Touraine. Il aime cette nature pour ce qu’elle a de tempéré, de gracieux et de délicat, et aussi de mobile, ondoyant et changeant. Il en aime les paysages aux vagues contours, aux lignes dont l’indécision est une caresse pour les yeux ; le ciel y est léger, l’air y est doux, les teintes des prairies et des feuillages sont fines et un peu pâles ; pas de montagnes ni de grands bois, mais des coteaux modérés, des bouquets d’arbres, des ruisseaux clairs bordés de peupliers dont tremble la cime… Or, c’est de la façon dont elle nous apparaît que la nature extérieure peut agir sur nous : c’est par l’image que nous en recevons, et au sens où un paysage est un état d’âme. Et on voit assez par où M. Jules Lemaître est « en sympathie » avec la nature de son pays.

Il a dit maintes fois et pieusement tout ce qu’il doit au sol natal. Il est d’abord et avant tout « un Tourangeau, fils d’une race sensée, modérée et railleuse ». Toute exagération le choque. Les éclats de la passion le déconcertent. Ce qui est énorme et hors des justes proportions le met mal à l’aise et lui cause plus d’étonnement que d’admiration. De même ce qui est nuageux et trop loin de terre. Mystique, il ne l’est pas même un peu : et il n’est, comme il dit, pas Slave pour un sou. Il se défie des grandes spéculations et des théories dont il ne voit pas l’application prochaine. S’il se prête volontiers aux idées générales, encore est-ce à condition qu’elles se ramènent à la conduite de la vie. Peu curieux de philosophie pure, il a un goût très prononcé pour une sagesse pratique et à portée de la main. Cela même, chez lui, est essentiel. L’homme de lettres qu’il est, à la fantaisie brillante et ingénue, est guidé par un petit paysan, au bon sens aiguisé de malice, à l’esprit avisé et prudent, qui se tient sur ses gardes et s’enquiert des moyens pour n’être pas dupe.

On sait quel est le goût des gens de la campagne et de la province pour les choses de Paris, et qu’ils en sont très occupés. L’année de l’Exposition, tandis que la plupart des écrivains mettaient de l’affectation à ignorer le grand bazar du Champ-de-Mars, nul ne parla avec plus de complaisance des fontaines lumineuses et des petites Javanaises que le provincial qui, de Paris, adressait à sa cousine de si jolis « billets du matin ». Chaque « quatorze juillet », M. Jules Lemaître se promène dans les rues comme ceux qui sont venus par les trains de plaisir afin de voir la fête. Il est amusé par tous les spectacles de Paris, sans en excepter ceux qu’on voit au Moulin-Rouge et à la Foire de Neuilly ; et, bien qu’il soit par tempérament assez peu descriptif, il a donné de quelques « paysages de Paris » des descriptions d’un ton très juste et d’une note très vive. Mais, j’y songe, la, façon dont il est entré dans la littérature, n’est-ce pas un peu la façon dont les provinciaux débarquent dans Paris ? Ils vont droit aux curiosités, et ils veulent tout voir. C’est de même que l’auteur des Contemporains faisait avec une sorte de hâte amusante le tour des célébrités. Il allait de préférence aux plus parisiennes. Rappelez-vous de quel air il reprochait à quelques Soularys de n’être que des gloires lyonnaises. Ce critique, qu’on a si souvent taxé d’irrévérence, est plein d’égards pour tous ceux qui représentent le parisianisme à quelque degré que ce soit. Il n’est personne dont il ait parlé avec une admiration plus soutenue que Meilhac. Mais il respecte le parisianisme jusque chez Blum et Toché et jusque chez les chroniqueurs du boulevard. — On aime à avoir les qualités qu’on apprécie chez les autres. M. Jules Lemaître a souvent défini ce qu’on appelle « l’esprit parisien » ; il se trouve que quelques-uns des traits qu’il y découvre sont pareillement ceux de son esprit. Et, sans doute, si le parisianisme est une vanité, il en est revenu, comme de plusieurs autres. Il sait que d’être « très Parisien », c’est un mérite qui ressemble fort à un défaut. Tout de même, et si c’est un défaut, il serait un peu fâché d’en être tout à fait innocent.

Plusieurs des écrivains d’aujourd’hui ont été élevés par des prêtres ; peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles la littérature contemporaine se montre si préoccupée des choses de la religion. De cette première éducation ecclésiastique ils ont gardé le pli ineffaçable. C’est, dans les manières, une politesse excessive avec quelque chose d’humilié dans toute l’attitude. C’est, dans l’esprit, une allure discrète, insinuante et fuyante. En vérité, quand on y songe, on est tout étonné du malentendu qui écarta d’abord Lemaître d’Ernest Renan. Et c’est encore un retour nostalgique vers ce christianisme qui a d’abord été mêlé intimement à toutes les affaires de votre vie. On a beau avoir perdu la foi, du moins demeure-t-on capable de la comprendre chez les autres. On aime à en suivre les effets chez ceux qui vous entourent. On en parle volontiers. Soi-même des anciennes pratiques on a gardé des habitudes de vie intérieure avec le souci de la direction de conscience. Tout cela est très marqué chez M. Jules Lemaître. Il lui arrive d’emprunter les façons de parler des théologiens et de mêler à son style les termes spéciaux de leur langue. A l’occasion, il relève chez les auteurs trop peu familiers avec les exercices du culte des fautes contre le rituel ; il note, par exemple, « qu’on ne donne pas l’absoute aux enterrements des petits enfants ». Mais surtout nul n’a parlé mieux que lui de ce bon levain que le christianisme laisse dans nos âmes. L’honneur en revient, pour un peu, à ses maîtres du séminaire. M. Jules Lemaître nous conte quelque part qu’il figura jadis dans une Fête-Dieu où il y avait un reposoir : « Je représentais le petit saint Jean-Baptiste et je conduisais devant le dais un petit mouton vivant. J’étais frisé comme le mouton… » Je n’ai pas trop de peine à l’imaginer ainsi. Il est toujours resté en lui un peu de l’enfant de chœur habitué à jouer avec les vases de l’autel.

C’est une question souvent discutée, — combien oiseuse d’ailleurs ! — de savoir s’il y a un « esprit normalien ». Les normaliens consultés répondent uniformément qu’il n’y en a pas, et que rien ne diffère plus d’un normalien qu’un autre normalien. Je sais bien pourquoi ils s’entêtent dans ce paradoxe. C’est parce qu’on leur jette leur titre comme une injure, et parce que c’est un dogme dans certaines régions de la presse que l’éducation normalienne étouffe par avance toute espèce d’originalité. Or, à première vue, il semble un peu étrange que des jeunes gens qui ont même âge et mêmes ambitions, et qui ont fait par les mêmes méthodes des études préparant aux mêmes examens, n’aient entre eux aucuns points de ressemblance. Ils vivent pendant trois années dans une intimité quotidienne, se mêlant en des conversations et des discussions qui sont le charme de cette vie en commun, si même elles n’en sont le principal avantage. Avouez qu’il ne serait pas seulement étonnant, mais qu’il serait fâcheux que ce genre de vie ne laissât aucune trace. Si l’École n’avait ni son caractère, ni ses traditions, ni son âme, si elle ne donnait à ses élèves quelque chose qu’ils ne trouveraient ni aux cours de la Sorbonne ni ailleurs, cela ne vaudrait pas la peine qu’on s’y enfermât. L’esprit normalien est la raison d’être de l’École normale.

Un normalien a des chances pour être un lettré, un « mandarin », sans d’ailleurs être un érudit. Cela le mène tout naturellement à être un critique, et cela le distingue de plusieurs de ses confrères. Car ce n’est pas seulement parmi les romanciers et les chroniqueurs qu’on trouve des illettrés, et qui sont forts précisément de leur ignorance. Le fait est fréquent parmi les critiques. Je n’ai pas besoin de citer des noms que vous savez. Il en est qui « font autorité ». Après cela, que le normalien ait ses défauts, personne ne le conteste. On n’est pas parfait. Cet esprit, dans ce qu’il a tout ensemble de superficiel et d’agréable, a été personnifié pondant plus de vingt années par un professeur dont l’enseignement, paraît-il, est aujourd’hui démodé, et qui sans doute le serait moins s’il avait été plus impersonnel. C’est M. de la Coullonche, — un maître qui fut tenu dans la plus haute estime par Ernest Bersot, dont on n’a pas encore dit que ce fût une bête. — Les journaux dans ces derniers temps nous ont appris que ses élèves se sont conduits envers lui avec une cruauté inexcusable. Le feuilletoniste des Débats a bravement saisi l’occasion pour dire qu’il avait fait plus d’un emprunt au cours de ce maître qui a cessé de plaire. Il lui a emprunté surtout des procédés de style, des tours de phrases et des formules qu’il a seulement rajeunies. Et ses jeunes camarades ont pu s’amuser plus d’une fois à noter au passage, dans ses articles ce que, rue d’Ulm, on appelle en argot d’école « des coullonches ».

Enfin, M. Jules Lemaître a été professeur ; il a enseigné ; il a fait la classe. Je dirais que cela se voit surtout au soin qu’il a pris, — dans ses premiers articles, — pour ne pas le laisser voir. Non que le métier de professeur ait rien en soi de déshonorant ; mais il marque mal auprès des journalistes « de carrière ». On reproche aux professeurs d’être pédants, par goût, et dogmatiques, par devoir. C’est pourquoi M. Jules Lemaître s’est appliqué pendant quelque temps à paraître frivole. De là ses airs détachés et dégagés. De là ses affectations de scepticisme et de renanisme. A cette époque, il ne pouvait terminer l’analyse d’un vaudeville sans se demander : « Et puis, qu’est-ce que cela fait à Sirius ? » Et il était bien évident que cela ne faisait rien du tout à Sirius. Ses articles étaient divisés, — géométriquement, — en trois parties, dont l’une était la contre-partie de l’autre, et la troisième détruisait, les deux premières. C’était un jeu. Il s’y amusait à exécuter un exercice qu’il exécutait très bien. Il se complaisait dans sa propre virtuosité. Il y mettait de la gageure et du défi. Il a chagriné par là quelques esprits sérieux. Et il s’est acquis la faveur du public. Car c’est par ses défauts qu’on réussit auprès du public ; il est indispensable, pour fixer son attention, d’adopter une attitude où d’ailleurs il vous fixe et il vous fige une fois pour toutes. M. Jules Lemaître a eu beau renoncer très vite à son renanisme, et il pourrait devenir le plus affirmatif des hommes, beaucoup ne voudront jamais voir en lui qu’un aimable sceptique occupé à un jeu de contradictions aussi vain qu’élégant.

… Mais à mesure que je cherche, en énumérant les influences qu’il a subies, à démêler les éléments de la personnalité de M. Jules Lemaître, je me rends bien compte qu’en les isolant je les fausse, et que je le trahis. C’est que son talent est tout en nuances, que sa physionomie est infiniment mobile, et qu’elle cesse de ressembler dès qu’on en considère l’un des traits à l’exclusion de tous les autres…

II. Son impressionnisme.

« Ceux qui essayent comme moi d’entrer partout, c’est souvent qu’ils n’ont pas de maison à eux, et il faut les plaindre.28 » En parlant ainsi, M. Jules Lemaître nous donne à entendre qu’il possède ce pouvoir de sortir de soi et d’entrer en sympathie avec les autres, qui est celui même où on reconnaît le critique. — Il est un curieux. Comparant diverses existences, au point de vue du plaisir qu’on en peut attendre, il indique celle de Don Juan comme étant celle qui promet le plus de jouissances. Peut-être qu’il se trompe, car toute occupation, dès l’instant qu’elle devient professionnelle, perd infiniment de son charme. Mais il est une sorte de curiosité qui ne s’émousse pas on s’exerçant ; c’est la curiosité intellectuelle. — Ce don de sympathie et cette curiosité de l’esprit s’allient chez M. Jules Lemaître à un tempérament nonchalant et ennemi de l’effort. C’est chez lui une indolence et une mollesse naturelles, une paresse voluptueuse, un goût presque sensuel de se laisser aller et de se laisser vivre. Cela devait l’amener à concevoir la critique d’une façon qui lui est particulière et qui est tout à fait neuve : c’est, non comme un moyen de vérifier certaines théories, mais comme « un art de jouir des livres et d’enrichir et d’affiner par eux ses sensations29 » ; ou, pour parler avec encore plus de précision, comme un art de jouir de soi par les livres.

Dans la critique ainsi conçue, la jouissance est le but unique, la jouissance personnelle et, pour autant dire, égoïste : c’est de quoi tout dépend et à quoi tout revient. C’est une forme très distinguée de l’épicurisme. Aussi cette critique ne s’exerce-t-elle guère sur les écrivains d’autrefois : elle se contente de les saluer au passage, ainsi qu’il convient, quand elle les rencontre et que l’occasion s’en présente, mais sans aller au-devant d’eux et sans faire naître l’occasion. C’est qu’il faut, pour goûter les écrivains du passé, faire un effort afin de se remettre dans un milieu d’idées qui n’est plus le nôtre, revêtir des façons de penser et d’être ému qui sont comme des vêtements d’emprunt mal ajustés à notre taille, créer en soi par des moyens factices un état d’esprit qu’encore pouvons-nous imaginer plutôt que l’éprouver réellement. Mais, au contraire, il y a en chacun de nous un peu de la sensibilité de tous nos contemporains. Venus à un même moment de l’humanité, nous ne sommes complètement des étrangers pour aucun de nos compagnons d’âge. Ce qui chez tel d’entre eux est parvenu à l’entière maturité était chez nous tout au moins en germe. Ou c’était, si vous voulez, comme une énergie latente, un pouvoir d’être affecté par les choses d’une certaine manière ; ce pouvoir s’éveille, se développe et produit tous ses effets. Ainsi, quand nous parcourons les œuvres de nos contemporains, nous nous y retrouvons et à mesure nous prenons davantage conscience de nous-mêmes. Nous jouissons de toute l’âme moderne ; c’est le moyen de jouir de toute notre âme.

Pour ces raisons, M. Jules Lemaître n’a guère parlé que des écrivains de notre temps. S’il lui arrive de relire un de ces chefs-d’œuvre que nous, n’apercevons plus qu’à travers les jugements de tous les commentateurs et dont il nous est devenu à peu près impossible de recevoir une impression directe, il admire, sans doute, mais il n’est pas ému : il ne sent rien. Au contraire, la littérature contemporaine le trouble et le remue dans tout son être : « Ouvrant au hasard un livre d’aujourd’hui, il m’arrive de frémir d’aise, d’être pénétré de plaisir jusqu’aux moëlles : tant j’aime cette littérature de la seconde moitié du XIXe siècle si intelligente, si inquiète, si folle, si morose, si détraquée, si subtile : tant je l’aime jusque dans ses affectations, ses ridicules, ses outrances, dont je sens le germe en moi, et que je fais miens tour à tour30 ! » Les écrivains dont il a parlé avec le plus d’abondance de cœur, ce sont ceux qui appartiennent exactement à la même génération que lui : Loti, Bourget, Maupassant, Anatole France. Mais voyez en quel état peut le plonger la lecture des livres de l’un d’eux. « Au moment où je tourne la dernière page, je me sens parfaitement ivre. Je suis plein du ressouvenir délicieux et triste d’une prodigieuse quantité de sensations très profondes, et j’ai le cœur gros d’un attendrissement universel et vague… Il me fait trop de plaisir, trop aigu, et qui s’enfonce trop avant dans ma chair31. » C’est bien le plaisir dans toute son intensité, la sensation absorbant toutes les facultés de l’être.

C’est un bon moyen pour aviver le plaisir que de l’analyser : il y a dans la sensation même un élément intellectuel qui s’affine et s’aiguise ; et c’est pourquoi on dit qu’il y a une éducation des sens. En décrivant la sensation on la prolonge et on la renouvelle. Mais elle s’évanouit dès qu’on veut la dominer ; on la détruit par l’effort même qu’on fait pour s’en dégager afin d’en apprécier la qualité. D’ailleurs la sensation est essentiellement relative et changeante. Elle varie d’un individu à l’autre, et d’un jour à l’autre chez le même individu. Quand nous reprenons aujourd’hui des livres que nous avons tant aimés autrefois, nous sommes tout étonnés et chagrinés de n’y plus retrouver l’ivresse où ils nous plongeaient. C’est nous qui avons changé. Nous ne lisons pas deux fois un livre avec les mêmes yeux. Nous nous échappons sans cesse à nous-mêmes ; cela est triste, quand on y songe. Donc on s’abstiendra de juger. Tout jugement d’art, bien loin d’avoir une valeur absolue, ne signifie rien en dehors de nous. Il n’est que l’expression d’un plaisir individuel et variable, que d’autres peuvent ne pas partager et que peut-être nous-mêmes nous ne retrouverons jamais plus…

III. Ses jugements.

C’est à peu près cela qu’on appelle l’impressionnisme en critique.

On s’est demandé si cette conception de la critique n’on serait pas précisément la négation. C’est l’avis de M. Jules Lemaître : « Hélas ! soupire-t-il, je suis si peu un critique… » Notez que cela, en effet, serait fâcheux pour un écrivain qui a dit son mot sur toute la littérature d’aujourd’hui et qui est chargé de nous renseigner chaque semaine sur des ouvrages qui ont parfois des rapports avec la littérature. Par bonheur, M. Jules Lemaître se trompe en se défiant si fort de ses aptitudes de critique ; à moins peut-être qu’il ne s’y trompe pas du tout et que ce ne soit une prévenance de sa part afin de nous laisser le plaisir de nous on aviser nous-mêmes. En fait, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour retrouver dans la « critique impressionniste » tous les éléments, — sans en excepter un seul, — de la « critique » sans épithète.

D’abord cette « relativité de nos impressions » dont on fait tant d’affaires, je me demande si on ne l’exagère pas. Mais peut-être quelle n’est, elle aussi, qu’une apparence ; Des autres à nous y a-t-il une distance si grande ? Et chacun de nous ne reste-t-il pas toujours fort semblable à lui-même ? Et n’en est-il pas des esprits comme des visages, qui ne changent pas, mais qui se transforment suivant des lois ? Vraiment, est-ce que nous changeons tant que cela ? A l’âge où nous commençons, comme on dit, de penser par nous-mêmes, et où nous essayons de nous prouver notre liberté par nos « variations », si pourtant nous ne faisions que développer régulièrement et malgré nous des éléments qui nous sont venus d’ailleurs ! Au moment où notre personnalité se dégage, c’est qu’elle est déjà formée. Il y a des siècles que se préparent dans les existences de ceux qui nous ont précédés les éléments de notre propre existence, et des siècles que s’élaborent ces idées que nous recevons par l’éducation comme par toute sorte d’influences extérieures et que nous recevons toutes faites. L’espèce de notre sensibilité elle-même est déterminée par des émotions subies avant nous et lentement accumulées. C’est une illusion de croire que nous soyons très différents des autres, hélas ! et c’en est une aussi de croire que nous puissions, dans le court espace d’une vie d’homme, devenir très différents de nous-mêmes. En comparaison des instincts dont vit l’humanité, et de la masse des idées que les hommes se lèguent, qu’est-ce que l’agitation superficielle de nos goûts particuliers et de nos préférences d’un jour ? rides à peine soulevées sur des profondeurs immobiles…

Peu importe au surplus. Ce qui importe, c’est que le critique impressionniste, comme l’autre, comprend, explique, interprète, et, — en dépit du jeu des mots, — qu’il juge. Il ne parle que des écrivains qu’il aime, et qu’autant qu’il les aime ; or, on sait de reste qu’il faut aimer pour bien comprendre, et que l’intelligence n’est qu’une forme de la sympathie. Il comprend d’ailleurs à sa manière et suivant les indications de sa propre nature. Il est frappé surtout par un aspect de l’œuvre qu’il étudie, et il contribue à le mettre en relief. Il collabore ainsi véritablement avec chaque auteur. Cela suffirait à établir l’utilité de la critique et à montrer, — en admettant que la démonstration restât encore à faire, — « à quel point la critique littéraire peut être une chose exquise, et comme elle peut égaler en intérêt et quelquefois dépasser les œuvres mêmes sur lesquelles elle s’exerce… Critica scriptor additus scriptori. Le lecteur jouit et de l’œuvre critiquée et de son critique. Il saisit le reflet du monde dans un esprit, et de cet esprit dans un autre32 ». L’esprit du critique est un miroir sensible et vivant sur lequel il y a plaisir à voir passer les images venues de tous les coins de la littérature. Ce mérite appartient éminemment à l’œuvre de M. Jules Lemaître. Toute la littérature de ce temps s’y trouve reflétée comme dans un esprit largement ouvert et capable de nous renvoyer les images les plus différentes.

Pas plus qu’un autre, d’ailleurs, M. Jules Lemaître ne s’est soustrait à l’obligation de juger. Je n’insiste pas sur certaines exécutions justement féroces. Mais nul n’a mieux marqué et d’un trait plus sûr ce qu’il y a d’étroit chez Flaubert, de factice chez Feuillet, de bas chez Zola, de niais et de puéril chez plusieurs autres, la rhétorique de Richepin, l’erreur continue des Goncourt, l’enfantillage de Banville, et comment la préciosité, la scatologie et le mysticisme se partagent l’âme de M. Armand Silvestre. Pour ceux qu’il aime le plus, sa tendresse ne va pas jusqu’à l’aveugler et à lui cacher par où ils sont inférieurs à eux-mêmes : il a dit les choses les plus désagréables à quelques-uns de ses très bons amis. Même il ne résiste pas à la tentation, décidément bien forte pour un critique, de donner des places. Il s’est livré, tout comme un autre, à cette occupation d’ailleurs intéressante qui consiste à chercher de Hugo, de Lamartine ou de Musset, lequel mérite le premier rang. Il s’y est repris. Il a plusieurs fois modifié son classement. Et s’il consent enfin à maintenir Hugo au premier rang, c’est à condition qu’on ne soit pas injuste pour les deux autres et qu’on ne prétende pas, comme font les fanatiques, qu’il n’y a que lui. Tout son impressionnisme ne va qu’à mettre des ex æquo… Dans ses feuilletons de théâtre, il est bien vrai qu’il témoigne souvent, pour des œuvres évidemment non avenues, d’une indulgence si grande qu’elle équivaut à un refus de juger. Mais il a expliqué dans un article d’une adorable traîtrise qu’il est tout de même impossible de dire crûment certaines choses à des confrères qui sont au surplus d’aimables garçons, dont on serre fréquemment les mains et avec qui on se rencontre souvent dans les mêmes couloirs, dans les mêmes bureaux et autour des mêmes tables. Il a donc imaginé un système de séries d’épithètes se résolvant de l’une dans l’autre par des dégradations plus délicates que celles des nuances de l’arc-en-ciel. Il fait grand usage d’épithètes telles que « estimable » et « distingué ». Il y a une clef à ses articles. Que si parfois le procédé est si subtil que les finesses nous en échappent, et si cette clef est pour d’autres que lui d’un maniement trop difficile, du moins est-ce une sécurité pour nous, de savoir qu’il y a une clef. Non seulement M. Jules Lemaître juge ses contemporains, mais quelques-uns pensent (et je ne suis pas de leur avis) qu’il les juge d’un peu haut et qu’il y a quelque dédain à ses partis pris d’indulgence.

Les jugements de M. Jules Lemaître nous renseignent sur ses doctrines. Car il a des doctrines. Il peut bien les appeler des « préférences », si le mot lui semble moins pédantesque. Les deux termes sont synonymes. C’est pourquoi de l’un à l’autre des deux camps de la critique, on peut se les renvoyer, comme la balle qui change de camp, mais qui est toujours la même. « Ce que vous appelez vos doctrines, ce n’est que l’expression de vos préférences individuelles », disent les impressionnistes. Et les dogmatiques répondent, non sans à-propos : « Ce que vous appelez vos préférences, c’est l’expression d’un goût dont vous avez fait soigneusement l’éducation. » Mais qu’adviendrait-il des querelles littéraires, si on cessait de se quereller sur les mots ?… Voyons donc quelles sont les préférences de M. Jules Lemaître. Elles ne vont guère aux écrivains étrangers, et quoiqu’il ait parlé en bons termes de quelques-uns d’entre eux, et notamment d’Ibsen, il s’est toujours tenu en garde contre nos manies d’exotisme, de tolstoïsme et de wagnérisme. D’ordinaire bien disposé vis-à-vis des jeunes, il fait exception pour les décadents, les symbolistes, les mallarmistes et les mæterlinckistes. Ceux-ci n’ont guère trouvé auprès de lui la même sympathie accueillante qu’ils rencontrent auprès de M. Brunetière. Il leur reproche d’être obscurs, ayant, pour sa part un besoin invincible de clarté. Il en veut à Victor Hugo pour ce qu’il y a dans son art d’excessif et de monstrueux, Il avoue que, si nous étions francs, Shakespeare nous ferait encore bien souvent comme à Voltaire l’effet d’un sauvage ivre. En général, il a peu de goût pour ceux qui ne sont que des virtuoses de la forme, du style ou de la couleur. Il prise médiocrement ceux qui ne savent rendre des choses que l’extérieur. Il réserve toutes ses tendresses pour ceux qui ont mis dans leur œuvre le plus de pensée, le plus de sentiment, le plus d’utiles réflexions sur le train du monde et sur le cours de la vie.

Mais quoi ! Aimer la clarté, la mesure, le bon sens et le bon goût, considérer comme secondaires les qualités qui sont de pure forme, n’attacher de prix qu’à la somme de vérité humaine enfermée dans une œuvre, c’est cela même qui s’appelle, en France, avoir le goût classique. Il se pourrait, au surplus, qu’il n’y on eût point d’autre. — L’alliance d’un goût très classique avec une forme très moderne, c’est peut-être ce qui caractérise l’œuvre critique de M. Jules Lemaître.

IV. Son art.

Il me semble maintenant que j’aperçois assez clairement d’où vient ce grand charme qu’il y a dans tout ce qu’écrit Lemaître. Nulle morgue, nul pédantisme ; l’écrivain nous incline à penser comme lui, sans nous imposer son opinion, avec une réserve et une discrétion dont nous lui savons le meilleur gré. Il plaît, parce qu’il a le désir de plaire, une coquetterie presque féminine et cette séduction particulière aux êtres qui aiment à être aimés. Son talent est fait d’un ensemble de qualités qui le plus souvent s’excluent. Le sérieux a chez lui des dehors de frivolité. Sa raison s’achève en fantaisie. Il a toutes les sortes d’esprit, jusqu’à la blague du boulevardier et jusqu’à la gaminerie. Il fait volontiers, la plume à la main, des « imitations ». Il en a fait d’impayables. Tels les articles où, reproduisant les conférences de Sarcey, il nous donne l’illusion d’entendre l’accent et de voir les gestes du plus rond des critiques. On dirait un écolier en gaieté singeant son bon maître. Ce pétillement de gaieté, cette vivacité d’imagination, cette légèreté de touche, cette liberté l’allure, cette démarche aisée, ailée, rapide, qui court, et semble vouloir ne prendre de toutes choses que la fleur… ah ! comme cela est joli et comme cela flatte en nous les instincts les plus profonds de la race !

Très délicat et capable d’exprimer ce qu’il y a de plus fin dans une idée ou dans un sentiment, M. Jules Lemaître a parfois des allures négligées et qui en sont même débraillées. Il mêle à des phrases d’une extrême correction des termes d’argot qu’il souligne encore d’un « si j’ose m’exprimer ainsi ». Il parlera des admirateurs de Bossuet sur un ton qui excède une juste familiarité : « Ils sont là quelques bossuétistes qui passent leur temps à s’exciter sur le grand évêque… » Il dira à un personnage de théâtre : « As-tu fini, espèce d’échauffé ! » Ce tutoiement, je le crains, eût semblé à M. de Sacy insuffisamment académique. Il a de temps en temps des « Eh ! va donc… » qui sont d’une extrême saveur. Cela nous amuse, d’autant que la critique a cru longtemps qu’il était de ; son devoir d’être guindée, et parce que l’élégance continue ennuie. — De même, M. Jules Lemaître a beau afficher un général et un universel détachement, à l’occasion il y renonce et son indifférence s’émeut. Il a des révoltes. Il a des élans de franchise et de sincérité. Il a réclamé avec beaucoup de vivacité contre des engouements indiscrets et contre des admirations exclusives. Même, le jour où une mesure sottement oppressive, comme l’interdiction de Thermidor, l’a choqué dans ses habitudes de tolérance, il a protesté en des pages très vigoureuses. — Ces éléments contraires s’unissent et se mêlent chez lui en d’exquises proportions. L’ironie y circule, une ironie sans âpreté, car l’écrivain n’a aucune méchanceté de cœur, une ironie sans raideur, à la différence de ceux pour qui l’ironie n’est qu’une manière, une ironie indulgente venue du sentiment de ce qu’il y a d’incomplet dans tous nos jugements, ironie insaisissable, partout répandue et qui flotte…

Ce qu’on aime dans l’œuvre d’un écrivain, c’est à y trouver un homme. M. Jules Lemaître est très vivant. A travers ce qu’il nous confie de ses incertitudes et de ses faiblesses, on devine un homme de bonne foi. Il se met continuellement en scène ; et il n’est guère de livres où il soit plus parlé de celui qui les a écrits, que ces livres consacrés à nous parler des livres des autres. Il s’y raconte avec une très réelle ingénuité. Il y laisse transparaître son « moi » avec une complaisance que nous sommes loin de lui reprocher, car ce qui nous intéresse le plus dans ses livres, c’est lui-même. Il se répand en confidences, en souvenirs personnels, en songeries. Il nous dit les visions qu’il a rapportées des milieux qu’il a traversés et les réflexions qui lui sont venues. Il cherche avec nous quelle est la meilleure façon de vivre, et il nous expose quel est son propre rêve. On voit bien qu’il n’a pas de superstition à l’endroit de son métier d’écrivain. « Si le choix m’en avait été laissé, j’aurais choisi d’abord d’être un grand saint, puis une femme très belle, puis un grand conquérant ou un grand politique, enfin un écrivain ou un artiste de génie. » Il y a là un « enfin » qui est un peu humiliant pour la littérature, pour l’art et le génie. Ailleurs il se demande : « Que sont nos pauvres petits plaisirs intellectuels auprès des grandes joies animales de la vie physique ? » Sans doute, il y a dans tout cela une nuance de plaisanterie. Mais on comprend tout de même ce que cela veut dire. Il est fréquemment amené à parler de l’amour, attendu que c’est la question sur laquelle roulent plus des trois quarts de notre littérature, et parce que c’est en somme la grande affaire de la vie. Chose terrible que l’amour, quand on le laisse devenir une passion ! C’est pourquoi le moraliste, soucieux de notre repos, nous conseille l’amour à la française, fait d’un peu de libertinage avec un rien de sentiment. — On tirerait encore de son œuvre une galerie de portraits de femmes, suffisamment variée. La femme d’orgueil, « la plus haïssable variété de l’animal féminin, la petite créature aux mains rapaces, qui s’adore elle-même…, veut s’asservir tout ce qui l’approche et gâche les cœurs comme elle gâche les chiffons ». La romanesque, éprise d’un faux idéal, le plus souvent fabriqué d’après les livres, et à qui toute sa littérature est tombée de la cervelle dans le cœur. La révoltée, âme inquiète et cœur sec, poursuivant, à travers des aventures faites de la souffrance d’autrui et de sa propre déchéance, elle ne sait quel rêve. La curieuse, irrémédiablement blasée et perverse et qui n’a même presque plus de sens. De celles-là il faut fuir l’approche comme on fuit les portes de l’enfer, car c’est proprement un enfer que leur amour. Mais celle-ci mérite d’être aimée, qui est vraiment femme, n’étant rien que simplicité, douceur, inconsistance et faiblesse… Or, ceux qu’intéressent les questions purement littéraires sont peu nombreux ; et ceux qu’elles vont jusqu’à passionner sont infiniment rares. Mais il n’est personne que doivent laisser indifférent ces questions touchant à la conduite de la vie. C’est un charme que l’humaine façon dont les traite M. Jules Lemaître.

Et c’en est un que le style dans lequel il traite de toutes choses. Ce style est d’une souplesse et d’une aisance vraiment merveilleuses. Il est facile, coulant, sans rien qui dénote l’effort ni la recherche. On devine bien que les mots viennent d’eux-mêmes à l’appel de l’écrivain, mots de la langue de tout le monde, qui sont toujours les plus simples comme les plus justes, se prêtant à la traduction de toutes les idées et de toutes les nuances d’idées. La phrase est sinueuse, avec des contours qui, sans avoir jamais de sécheresse, ont tout de même assez de précision. L’harmonie en est enveloppante et caressante. Mais surtout ce qui fait l’incomparable mérite de ce style, c’est qu’il est dans la plus pure tradition de notre langue. Il va dans le sens de son développement régulier. Nous sommes préparés à le goûter par tout ce qui a précédé. C’est pourquoi il se peut bien que d’autres, à l’heure qu’il est, écrivent avec plus d’éclat ou de vigueur. Mais si quoiqu’un voulait se faire, d’après un livre d’aujourd’hui, l’idée la plus exacte de ce que c’est que la langue française, il n’y aurait pas à hésiter une minute : il faudrait lui mettre entre les mains un livre de M. Jules Lemaître.

V. Jules Lemaître romancier et auteur dramatique

Bravant le préjugé qui emprisonne chaque écrivain dans un genre, M. Jules Lemaître a voulu s’essayer aussi dans les genres que les romanciers et les dramatistes appellent « originaux », ce sont les romans et les pièces de théâtre. Et peut-être sa critique mêlée de fantaisie devait-elle quoique chose aux procédés du roman ; mais ses récits et ses drames sont conçus par un critique. M. Jules Lemaître, à la manière de ceux chez qui sont développées surtout les facultés d’analyse et de réflexion, part d’une idée sur laquelle il jette ensuite le voile léger d’une fiction. Les incidents et les personnages sont inventés après coup pour réaliser l’idée qui s’est présentée d’abord à l’esprit sous sa forme abstraite. Par exemple, M. Jules Lemaître songe que tous les efforts par où on essaye de nous faire prendre quelqu’un en haine peuvent n’aboutir qu’à nous le faire prendre en pitié et que cette pitié peut se convertir en amour. Afin de nous rendre sensible cette idée, il invente l’histoire de la petite Myrrha qui devint amoureuse de Néron pour l’avoir entendu maudire par ses amis les chrétiens. Ce même procédé, très légitime et qui en vaut un autre, lui a servi pour ses Contes, où il y a cet admirable Sérénus, et pour son roman des Rois où il y a un bien agréable chapitre, celui où le prince Renaud épouse une écuyère de cirque. Parmi ses pièces de théâtre, la première, Révoltée, est peut-être celle qui est davantage « du théâtre », parce qu’elle est faite d’éléments empruntés directement à la vie. Et la plus neuve et la plus significative est sans doute cette pièce manquée : Mariage blanc.

Ce qui est tout à fait intéressant, c’est de voir quels sont les sujets où s’est complu l’imagination de M. Jules Lemaître. Ce sont presque uniquement sujets de tendresse et de tristesse. Il y a dans les Contes beaucoup de petits enfants, bébés martyrs (En nourrice), pauvres petits qui meurent de froid (la Chapelle blanche). Il y a de pauvres êtres souffrants, qui souffrent sans se plaindre, et qui meurent de ne pas avoir fait entendre leur plainte. Misères d’institutrices, mariages manqués, choses d’église, de cloître et de couvent, récits mouillés de larmes et récits où traîne une odeur d’encens. Au théâtre, les personnages que M. Jules Lemaître a su le mieux faire parler, ce sont les simples d’esprit et les humbles de cœur. Dans Révoltée, Pierre Rousseau, le bravo homme marié à une peste et torturé par elle, cœur d’or dans une nature fruste, l’un de ces timides qui trouveraient à dire tant de choses et de si éloquentes, s’ils osaient ! Dans le Député Leveau, la bonne Mme Leveau, crucifiée par son amour pour un mari qu’affolent l’ambition et la vanité. L’héroïne de Mariage blanc est une phthisique : « Elle partira n’ayant connu des hommes que ce qu’ils ont de plus pur et de meilleur, la sympathie sans désirs et la chaste pitié. La maternité ne la flétrira pas, ni la vieillesse. Elle s’évanouira comme le parfum d’une fleur, et laissera au cœur de tous ceux qui l’auront rencontrée le souvenir d’une petite ombre charmante… » Cela est exquis ; et c’est justement la « poésie de la maladie », thème fort exploité du temps de Millevoye. Dès ses premiers vers, M. Jules Lemaître s’était déjà plu à dire on termes presque pareils le privilège de ces destinées mélancoliques (Phtisica, dans les Médaillons). On voit par là quel est le tour habituel de sa rêverie. Mais n’est-il pas curieux de constater que chaque fois qu’il fait œuvre personnelle et quand il tire les choses de son fonds, ce sont choses de sentiment, qui, pour un peu, confineraient au sentimentalisme.

VI. Sa conception de la vie. L’« honnête homme » à la manière d’aujourd’hui.

De l’ensemble de toute cette œuvre se dégage une conception de la vie qui est, je pense, commune à beaucoup d’hommes distingués d’aujourd’hui. Cela en fait le prix. Car, puisqu’il y a une solidarité entre les hommes, ce que nous écrivons n’a d’intérêt qu’autant qu’il est écrit pour plusieurs ; et peut-être n’avons-nous le droit d’écrire que parce que nous savons que notre esprit est l’image d’autres esprits et que les échos de notre sensibilité en éveilleront d’autres. L’œuvre de M. Jules Lemaître reproduit un aspect de l’âme contemporaine.

Chaque époque s’incarne en des types littéraires. La première moitié du dix-septième siècle est romanesque, et la seconde raisonnable. Le dix-huitième siècle est incrédule, frivole et libertin comme ses livres. Le dix-neuvième siècle commençant est passionné. Le type dans lequel se sont incarnés les hommes de l’époque qui nous a précédés est le type de « l’homme fort ». On le trouve à travers toute la littérature du second Empire, et, par exemple, chez tous les raisonneurs de théâtre. Ce qui le caractérise, c’est une prodigieuse assurance et l’intrépidité dans l’affirmation. Il part de l’estime de soi qui lui est un point fixe pour mesurer toutes choses. Il s’attache de préférence à ce qui est positif et précis comme sont les faits, ou comme est encore la valeur sociale, le rang dans le monde, la considération. Il doit à son expérience de la vie quelques vérités, en petit nombre, auxquelles il croit fermement comme à des dogmes. Ce credo lui suffit pour tous les usages et dans toutes les rencontres. De ces principes il tire des conséquences qu’il formule en aphorismes nets et brefs. Il condamne ou il absout, sans hésitation. Et il condamne plus souvent qu’il n’absout. Il est cinglant, mordant, cassant. Il a l’humeur hautaine, ayant l’esprit étroit.

Nous sommes bien revenus de cette grande assurance. Nous ne sommes plus si sûrs de rien, mais surtout de nous-mêmes. Nous savons ce que coûte une affirmation, et qu’il faut qu’elle laisse de côté tout ce qui la contrarie. Nous savons que toute idée, au-delà d’une certaine limite, devient fausse : la vérité réside dans les nuances. Nous comprenons plus de choses, et c’est pourquoi nous sommes devenus plus modestes. Nous ne méprisons personne, faute de savoir où nous on prendrions le droit. Nous nous connaissons mieux ; cela nous a rendus indulgents pour les autres. C’est quelque chose de singulièrement instructif qu’un retour sur soi ; et l’orgueil n’y résiste guère. Nos actes, quand nous les rapprochons des mobiles véritables qui les ont inspirés, en reçoivent tout d’un coup une signification fort inattendue. M. Jules. Lemaître s’est amusé, en prenant quelques pièces du théâtre d’Augier et de M. Dumas, a nous montrer que les personnages qu’on y représente comme odieux ne sont peut-être pas si méprisables, et qu’au contraire les personnages sympathiques n’y méritent peut-être pas tant d’estime33. Ce n’est pas là un pur jeu. Cela signifie que c’est une règle bien imparfaite, pour juger de nos actes, que de mesurer leur valeur à leurs conséquences, et que la vie extérieure et sociale n’est qu’une traduction grossière de la vie intérieure. Puisque nous n’apercevons que des effets, et puisque l’âme des autres nous est fermée, c’est donc que nous devons réserver notre jugement.

Encore si l’on était sûr des principes qu’on voit communément appliqués ! Mais on est effrayé de voir ce que sont devenues les idées les plus simples, depuis des siècles que l’humanité travaille à les raffiner et à les compliquer. Quels échafaudages que nos codes, et faits de quels matériaux ! C’est presque de l’horreur que nous avons pour l’être factice créé par la société, ou tout au moins déformé par elle et façonné lentement au gré de sa vanité et de ses hypocrisies. Mondains, politiciens, femmes incomprises, gens de club, gens de lettres, gens de théâtre, tous les cabotins, ceux qui ont pris le pli d’une profession ou celui d’un système… c’est en songeant à eux que nous nous sentons attirés par tant de sympathie vers ceux qui sont restés à peu près simples et qui ne se sont pas trop éloignés de la nature. — Qu’est-ce, d’ailleurs, que cette nature et que vaut-elle ? Nous avons renoncé à chercher le dernier mot des choses, puisque aussi bien ce mot doit nous échapper toujours. On se dégoûte des problèmes qui n’ont pas de solution. Cette vie est-elle bonne ou est-elle mauvaise ? Elle est la vie, et rien ne sort de réclamer contre. Il faut subir l’inévitable sans cris et sans révolte bruyante. Il se peut que tout soit vanité, et même cela est infiniment probable. Mais si tout est vain, c’est donc comme si rien ne l’était. Dans un monde d’apparences, nous ne cessons pas de soutenir avec les êtres qui nous entourent les mêmes rapports. Il reste essentiel que nous souffrions par eux le moins possible, et pareillement qu’ils n’aient pas à souffrir par nous.

Ce chemin, — un peu détourné, — nous ramène donc à la charité et à la bonté. D’aucuns dirent qu’il y a dans cette bonté bien de la lassitude et de la paresse ; mais c’est que l’époque n’est pas jeune, et on ne peut faire au-delà de ses forces. Bien sûr, nous ne sommes pas des héros. Et nous ne sommes pas des saints. Nous n’avons pas renoncé au monde. Nous tenons à son opinion. Les railleries elles-mêmes des sots ne nous laissent pas indifférents. Or, comme la vertu tient dans le monde un assez pauvre état, et comme la bonté n’a pas cessé d’y être un peu ridicule, nous nous appliquons à cacher au plus profond de nous ce qu’il y a de meilleur en nous. L’ironie nous y est d’un merveilleux secours.

L’honnête homme, à la manière que j’essaye ici de le définir, ressemble assez, en effet, à ce que pouvaient être ces esprits délicats de la Rome finissante. Il en diffère partout ce que le Christianisme a mis en lui de sentiments que les meilleurs parmi les anciens n’ont pas connus. Car il est chrétien en dépit de tout et quoiqu’il ait renoncé au dogme. Il a, suivant l’heureuse expression de M. Jules Lemaître, « la piété sans la foi ». Le cœur est resté chrétien pendant que la raison cessait de l’être. Il en résulte qu’il y a désaccord entre les deux parties de l’âme ; elles ne se soutiennent et ne s’entr’aident plus. De là une perte considérable d’énergie et c’est bien pour cela qu’on est si faible. Seulement le désaccord est si profond qu’on n’en souffre même plus. Ceux qui souffrent de ne plus croire, c’est qu’ils croient encore ; comme on souffre, dans les fins d’amour, de ne plus assez aimer. Pour l’homme d’aujourd’hui la perle de la foi n’est plus dramatique. Il n’a pas de nuits à la Jouffroy. Il est sans inquiétudes et ne connaît pas le grand tourment. S’il a un tour habituel de mélancolie, c’est qu’aussi bien la tristesse est au fond des choses. Mais il ne se plaint pas. Il remercie la destinée de l’avoir fait naître dans un temps où les conditions de vie sont bonnes pour plusieurs et en tout cas dans une époque qui est si amusante ! Il jouit de son intelligence, et il se sait gré de sa douceur. Il ne maudit pas la vie. Il est parfaitement tranquille, et il n’est pas malheureux…

Tel est cet état d’esprit, assez répandu parmi les « honnêtes gens » d’aujourd’hui. Ceux-ci ont plaisir à trouver dans les livres de M. Jules Lemaître le modèle d’une sagesse tempérée, railleuse et indulgente, ironique et tendre.

M. Ferdinand Brunetière

I. L’écrivain de France qui a le plus d’ennemis. Ce qu’on lui reproche.

Je n’aurai pas défini M. Brunetière, mais j’aurai donné déjà quelque idée de son caractère, de la nature de son talent, de la façon dont s’exerce son influence, quand j’aurai dit qu’il est aujourd’hui l’écrivain de France qui a le plus d’ennemis. Lisez : d’ennemis déclarés et acharnés, qui lui veulent mal de mort, et à qui il suffit d’entendre prononcer son nom pour entrer dans un état voisin de la rage. Nous essaierons d’en faire le compte. Ce simple dénombrement aura quelque chose d’imposant, comme ceux qu’on trouve dans les antiques épopées. Et peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt. Car si d’abord c’est quelque chose de beau en soi qu’une si riche et si complète collection, il se pourra en outre qu’on recherchant les causes qui ont valu à M. Brunetière tant de solides et de fidèles inimitiés, nous indiquions en même temps quelques-uns des éléments qui lui composent une si originale physionomie.

M. Brunetière a contre lui :

Les naturalistes de l’école de M. Zola. C’est contre eux qu’il dirigeait son article de début, ou, pour mieux dire, son manifeste contre le roman réaliste en 1875. Il y montrait, avec un peu plus de justesse et de sûreté qu’on n’eût voulu, la pauvreté de l’école ; et il y signalait comme tout proche le jour où cette doctrine, à laquelle on allait proclamant qu’appartenait l’avenir, ne serait plus qu’une doctrine morte et reniée déjà par ses plus fervents ou ses plus imprudents adeptes de la veille. — Les hugolâtres : car il a commis l’un des premiers cette impiété de parler du dieu sans superstition. — Les romantiques

attardés, ceux qui trouvent de la philosophie dans Tragaldabas et qui prennent encore Dumas père pour un écrivain. — Certains fanatiques de Voltaire, ceux à qui il ne saurait convenir, puisqu’ils en ont fait l’un des ancêtres de la démocratie, d’entendre rappeler qu’il fut le plus déterminé des aristocrates et le plus empressé des courtisans. — Les amis de ce Béranger, dont il n’a cessé de dénoncer la platitude et la vulgarité. — les Baudelairiens, et ceux qui ont organisé autour de ce prétentieux Beyle un petit culte de chapelle. — Les auteurs dramatiques, qui ne lui pardonnent pas d’avoir, comme on dit, « éreinté » Labiche et affecté de ne voir, dans ce candidat à l’Académie, que l’auteur de Si jamais j’te pince ! On sait que, nulle part, l’esprit de corps ne règne ou ne sévit plus fortement que dans le monde fermé des gens de théâtre. — La cohue des romanciers dont il a refusé de se faire le réclamiste et l’annoncier. — Les dilettantes et les impressionnistes, et tous ceux qui, s’étant fait du scepticisme une attitude, ne haïssent rien tant que de rencontrer chez autrui « l’horrible certitude ».

Ce que j’admire autant que le nombre des colères qu’a soulevées M. Brunetière, c’en est la diversité d’origine. Des hommes venus de points très différents et qui n’ont pas coutume de se rencontrer s’unissent dans une même animosité contre lui. Car, d’un côté, les boulevardiers, les journalistes, et généralement tous les illettrés, poursuivent en sa personne celui qui est, à leurs yeux, le représentant attitré de la critique universitaire et normalienne. Ils ignorent que nul n’est moins pourvu que lui de grades et de diplômes : il est tout juste bachelier. Et ils ne savent pas que, s’il est aujourd’hui l’un des maîtres les plus écoutés de l’École normale, il n’a pourtant pas été élevé à la rue d’Ulm. Mais je me souviens d’avoir trouvé, dans des études soigneusement documentées et divisées méthodiquement, un chapitre consacré à marquer la part qui revient à l’éducation normalienne dans les tendances d’esprit de M. Brunetière. Les mondains ne l’aiment pas beaucoup, ni les causeurs de salon ; ni les femmes, car il leur refuse quelque part le droit d’être juges en matière d’art, et il a montré ce que le souci de plaire a souvent coûté à de très grands écrivains. Mais, d’un autre côté, on se tromperait si l’on croyait que M. Brunetière est très populaire parmi les professeurs. Il y a des professeurs qui n’admettent pas volontiers qu’on apporte à l’appui de l’orthodoxie elle-même d’autres arguments que ceux qui ont déjà beaucoup servi ; il y en a qui pensent que s’occuper de la littérature d’aujourd’hui, même pour la combattre, et se commettre avec les contemporains, cela est indigne d’un esprit sérieux. Il y en a, je vous assure. — M. Brunetière a contre lui les érudits : les faux érudits, comme les moliéristes qu’il a certain jour massacrés en bloc ; et quelques véritables érudits aussi, ceux qui, confinés dans leur érudition, n’ignorent pas seulement, mais voudraient nier tout ce qui la dépasse : médiévistes, linguistes, chartiste, bibliographes… Je m’arrête, — uniquement parce qu’il faut s’arrêter.

Une critique qui soulève autour d’elle tant de réclamations, c’est la preuve à tout le moins qu’elle existe, qu’elle est vivante et bien vivante. Aussi je ne pense pas que M. Brunetière soit autrement fâché de savoir qu’il n’est pas entouré de l’universelle sympathie. S’il ne travaille pas à irriter ses contemporains, de parti pris et par jeu, il ne lui déplaît pas non plus de les entendre crier. C’est lui-même qui nous dira : « Grands dieux ! préservez ceux que nous aimons et que nous admirons, de la paix du silence34 ! » — Mais voici quelques-uns des reproches qu’on lui adresse le plus ordinairement.

On lui reproche son dogmatisme, l’étroitesse de son goût, l’exclusivisme de sa critique. — Et il est bien vrai qu’il est le contraire d’un éclectique. Il n’admet même pas qu’on puisse goûter également, aimer d’un aussi vif et sincère amour des formes d’art différentes ou opposées, l’architecture gothique et l’architecture grecque, la tragédie de Corneille et les Mystères. Tandis que c’est pour beaucoup d’entre nous une règle ou tout au moins une chère habitude de nous abandonner au plaisir que nous causent les belles choses, et de nous laisser prendre par les entrailles, pour lui, jamais il ne s’abandonne. Il chicane avec son plaisir, le mesure, le juge et le jauge. Au besoin, il s’empêche d’avoir du plaisir quand il lui semble que, pour des raisons supérieures, il n’a pas le droit d’on avoir. D’une très vaste lecture il a dégagé quelques principes et ce qu’il appelle ses « idées fondamentales ». Il les a discutées avec lui-même. Il les a éprouvées en les appliquant. Il les a reconnues justes et fondées. Il y croit et il y tient. Cela, dans notre époque de commune indifférence, a semblé extraordinaire. C’est de l’étonnement, et c’est une sorte de gêne aussi qu’a causée aux hommes de notre temps ce revenant d’un autre âge.

Son humeur grincheuse. — M. Brunetière est-il grincheux par tempérament et par complexion ? Ce qui est certain c’est qu’il est grincheux parce qu’il veut l’être, par suite de la conception qu’il se fait de son rôle et par une conviction raisonnée. M. Brunetière croit fermement à l’action de la critique. Il croit que nulle littérature n’aurait pu se développer sans la tutelle constante de la critique, et qu’en fait les théories ont le plus souvent précédé les œuvres. Mais encore, pour que cette action soit efficace, faut-il qu’elle s’exerce dans un certain sens. Et il proteste contre cette assertion de Chateaubriand « qu’à la critique stérile des défauts on doit substituer la critique féconde des beautés ». Bien au contraire, c’est la critique des beautés qui lui semble stérile ; c’est elle qui peut devenir dangereuse, car s’il y a des beautés dont le propre est d’être inimitables, en les louant et en nous invitant à les imiter, on nous amène à n’en produire que la parodie. La critique des défauts a du moins cet avantage qu’elle nous met à même de les éviter. Aussi bien on voit assez quels sont les résultats ordinaires de l’indulgence et de la complaisance, et combien elles ont aidé à édifier de renommées factices. Le premier devoir de la critique, et, si l’on veut, sa raison d’être, c’est de défendre la littérature contre les charlatans.

Sa brutalité. — Car il est véritablement parti en campagne contre le charlatanisme, et il s’est lancé dans la mêlée en champion armé de toutes pièces : c’est un batailleur, c’est un soldat de lettres. Il a une sorte d’ardeur belliqueuse ; il aime la lutte ; il a plaisir à contredire ; il prend volontiers des airs de défi ; c’est double satisfaction pour lui, quand il a raison, d’avoir raison contre tout le monde. Et il a le courage. Son article contre le naturalisme est de l’époque où le naturalisme triomphait. Son premier article sur Voltaire est de l’année même où on en fêtait le centenaire. Son article le plus sévère sur Victor Hugo est du temps où le culte du poète adopté par la démocratie était en train de passer religion d’État. Mais il n’a jamais hésité à remonter un courant, à résister à la mode et à se mettre en travers. De même, à combien de faux grands hommes ou de faux hommes de talent n’a-t-il pas dit ce qu’il pensait d’eux ? Il l’a dit « avec cette rude franchise qui est la probité du critique35 ». Il a apporté, dans ces « exécutions », un entrain, une verve copieuse et cette sorte d’esprit qui lui est propre, faite d’humour, de gaieté morose, d’ironie pesante. Je plaindrais ceux à qui telles de ces exécutions, faites au nom du bon sens, du bon goût et de l’honnêteté littéraire n’auraient pas procuré d’infinies jouissances. Je n’ai donc nulle envie de reprocher à M. Brunetière la rudesse de ses coups. Même je ne saurais que l’en louer, si ses attaques, presque toujours justifiées, avaient été, en outre, toujours opportunes et ses rigueurs toujours proportionnées au sujet. Mais il lui est arrivé de donner des grands coups de sa massue contre de si chétifs adversaires ! Il a contristé de braves gens, tout à fait inoffensifs, et dont l’opinion ne tirait pas à conséquence. Il est coupable de violences inutiles.

Son pédantisme. — Vous savez quel est pour beaucoup de gens le sens de ce mot, et que, pour eux, savant et pédant, c’est tout un. Il faut convenir alors que le reproche ne s’adresse à personne plus pertinemment qu’à M. Brunetière ; car l’étendue de son savoir n’en a d’égale que la solidité, et la variété de ses connaissances n’en saurait être comparée qu’à la profondeur. Il a tout lu ; j’entends : ce qui s’appelle lire. Il possède pour les avoir étudiés, fouillés dans tous leurs recoins, nos trois siècles de littérature classique. Et il ne s’est pas arrêté, comme d’autres, au seuil de l’époque moderne ; mais il suit avec une attention toujours en éveil la production courante : il est, autant que n’importe quel critique fin de siècle, à l’affût de la littérature de demain : les symbolistes n’ont-ils pas trouvé en lui presque un avocat et un défenseur ? Il ne s’est pas cantonné dans une période de notre histoire littéraire ; il voit d’ensemble ; il sait d’où les choses viennent et où elles vont. Il possède avec presque autant de sûreté les grandes littératures étrangères. C’est pour lui un moyen de comparer, de rapprocher ; et c’est un moyen surtout de discerner ces grands courants d’idées qui passent toutes les frontières et de suivre les formes littéraires dans les voyages qu’elles font à travers l’Europe. Il est informé encore de l’histoire générale dont les événements ont leur contre-coup dans l’histoire littéraire. Il a plus qu’une teinture des sciences physiques et naturelles, s’étant enquis de leurs méthodes avec une curiosité qui n’est nullement désintéressée. Il s’est mis enfin à l’école des grands penseurs de ce siècle : il s’est fait à lui aussi sa philosophie, persuadé qu’avant d’être des artistes ou des écrivains nous devons être des hommes, et que rien n’importe plus que d’avoir une conception de la vie, une idée du devoir et du bien. De ce fonds si riche de notions acquises provient cette abondance avec laquelle on voit que M. Brunetière traite tout sujet. Et cela suppose une infatigable puissance de travail, une mémoire capable de ne pas succomber sous le poids, mais surtout la plus rare aptitude à s’assimiler toutes connaissances, à les transformer, et à vivifier les matériaux et les faits par les idées. — Après quoi, il est exact de remarquer que M. Brunetière ne fait pas mystère de son savoir. Il en ferait montre bien plutôt, comme du véritable titre qui l’autorise dans son métier de critique. Il affectionne les termes d’école, et les querelles en isme ne lui font pas peur. Pour un peu je dirais qu’il y met de la coquetterie. Il s’est moqué quelque part de cette manie qu’ont aujourd’hui tous les professeurs, petits et grands, jeunes et vieux, d’éviter l’accusation de pédantisme. « Ils veulent enseigner en riant et ils feront bientôt jusqu’à de l’épigraphie punique en hommes du monde. » Comme si c’était une tare d’être de l’école ! Et comme si tous les pédants étaient dans l’école ! Mais il est des pédants de toute robe ; et pour n’on point citer d’autres, ceux qui font tant d’affaire de leur parisianisme ne sont-ils pas des pédants à leur manière et du plus déplaisant et du plus ridicule des pédantismes ?

La barbarie de son style. — C’est M. Camille Pelletan qui posait un jour cette question : Du cacologue Brunetière et du cacologue Faguet, lequel des deux est le plus horriblement cacologue36 ? La question a son prix, je le reconnais ; et il serait intéressant de savoir en quel sens l’ont résolue les lecteurs de la Justice. Et moi aussi peut-être, mon habileté irait-elle jusqu’à copier quelqu’une des longues phrases de M. Brunetière en soulignant les qui et les que dont elles s’encombrent ; puis je conclurais que, décidément, ce style manque de grâce. Ce qu’on a noté moins souvent, et qui pourtant en valait la peine, c’est le degré de précision absolument unique auquel atteint M. Brunetière. Or, si, pour un critique, les grâces du style sont un mérite accessoire, et si une imagination métaphorique serait même le pire des inconvénients, en revanche la précision est la qualité essentielle, que nulle autre ne remplace, et qui peut suppléer à toutes les autres. Cela, d’autant mieux que chez nous tous les termes de la langue littéraire sont des plus généraux qu’il se puisse et partant des plus vagues. Ajoutez que, par suite de l’abus qu’ont fait de ces termes tous ceux qui n’ont d’autre titre à traiter de la littérature que leur profonde ignorance, « il n’est presque pas un mot de la langue littéraire qu’il ne faille aujourd’hui définir avant de l’employer ». Ces fréquentes définitions de mots, et tout ce grand appareil d’incidences et de parenthèses, dont use M. Brunetière, lui sert du moins à ceci : qu’il dit exactement ce qu’il veut dire et comme il le veut. Que si enfin on décidait que l’œuvre d’un critique doit contenir de « belles pages », et si on convenait que les romanciers, les poètes, les philosophes et autres « auteurs originaux » ne suffisent pas à l’enrichissement de notre littérature, je ne serais pas embarrassé pour détacher des livres de M. Brunetière nombre de pages qui sont d’une belle venue, remarquables de vigueur, de forte substance et d’éclat solide.

… Peut-être ne me suis-je que trop attardé à rappeler ces querelles qu’on fait à M. Brunetière, qui fournissent aux petits journaux le thème de plaisanteries faciles, et où se complaisent aussi bien tous ceux qui ne peuvent pénétrer jusqu’à sa doctrine et en apprécier la nouveauté. Mais c’est cette doctrine qui importe, s’il est vrai, comme je le crois, qu’elle marque un progrès de la critique contemporaine, une étape de sa marche en avant. J’essaierai de l’exposer en me servant surtout des dernières études de M. Brunetière et de son ouvrage capital sur l’Évolution des genres. Ce sera montrer comment il a fait entrer dans la critique un élément nouveau, et qu’il a mis entre les mains des futurs historiens de la littérature un instrument de recherche et de découverte, dont ils pourront bien n’user qu’avec prudence, mais dont il y aurait de la puérilité à ne pas vouloir se servir.

II. La théorie de « l’évolution des genres ».

Il faut d’abord, et une fois pour toutes, le poser en principe : la critique n’est pas une science, et elle ne saurait le devenir. Entre l’objet de la critique et l’objet de toute science, il existe des différences fondamentales qu’il serait singulièrement dangereux de méconnaître. Il n’y a de science que de ce qui est général ; le pouvoir de la science s’arrête où commence l’individu ; or, c’est des grands écrivains que s’occupe l’histoire littéraire, c’est des hommes de génie, et précisément pour déterminer ce qu’il y a en eux d’individuel et donc d’irréductible. « Il n’y a de scientifique, au sens rigoureux du mot, que ce qui est conditionné de toutes les manières, dans sa cause, dans son cours et dans ses effets ; peut-être, au contraire, n’y a-t-il de vraiment humain que ce qui est libre ou passe pour l’être37. » Et encore : « L’étude prétendue scientifique des œuvres littéraires n’atteint, ne peut atteindre en elles que ce qu’elles on de moins littéraire ; mais ce qui en fait le caractère propre est justement ce qui en échappe aux prises de toute méthode, comme de toute formule scientifique38. » On peut bien comparer une œuvre littéraire à une plante. Mais encore faut-il savoir que c’est là seulement une comparaison, et que la critique n’est ni de l’histoire naturelle ni aucune autre science Elle est essentiellement un art.

Cela dit, et de telle sorte qu’aucune confusion ne soit possible, on peut se demander si la critique, toute distincte elle soit des sciences, ne doit pas s’aider de leurs méthodes. Or, il se trouve que chaque fois que la critique en ce siècle a fait un progrès, ç’a été lorsqu’elle a su emprunter quelque chose aux méthodes particulières des sciences. Villemain, aidé de Cousin et de Guizot, introduisit l’histoire dans la critique Il est désormais entendu que l’œuvre littéraire soutient d’étroites relations avec l’état social, avec l’état politique, avec les actions et les influences du dehors. Sainte-Beuve fait entrer dans la critique la psychologie et la physiologie ; et dans la meilleure partie de son œuvre il se propose de faire « l’histoire naturelle des esprits ». Taine prend à la lettre cette expression et fait en critique de l’histoire naturelle. C’est ici que M. Brunetière reprend la question à son compte. La théorie de l’influence des milieux telle qu’elle est exposée et appliquée dans l’Histoire de la littérature anglaise était conforme à l’histoire naturelle des naturalistes pour qui c’était un dogme que la fixité des espèces. Mais, depuis tantôt trente ans, à la théorie de la fixité des espèces s’est substituée celle de leur variabilité. L’idée d’évolution a depuis trente ans envahi pour les renouveler toutes les provinces de la science. L’histoire et la critique ne pourraient-elles pas aussi l’utiliser ? Peut-être cette idée n’est-elle qu’une hypothèse et qui s’en ira quelque jour rejoindre dans les profondeurs de l’oubli les « tourbillons » du cartésianisme ou les « quiddités » de la scolastique. C’est du moins l’hypothèse la plus récente, point si nouvelle cependant qu’elle n’ait ou le temps de faire ses preuves. C’est elle qui jusqu’ici donne l’explication du plus grand nombre de faits particuliers. Et donc, en attendant qu’elle ait été remplacée par une autre, il est légitime de s’en servir, ainsi qu’on fait des hypothèses, comme d’un principe directeur et d’un instrument de découverte. A la critique fondée sur les analogies qu’elle présente avec l’histoire naturelle de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, M. Brunetière s’est proposé de substituer ou d’ajouter une critique qui se fonderait sur l’histoire naturelle de Darwin et de Hæckel. En cela justement réside toute la nouveauté du système.

Voici à peu près ce qu’on veut dire quand on parle d’appliquer l’idée d’évolution à la critique. On remarque que, comme il y a des familles d’esprits, les œuvres qui sont des productions de l’esprit se groupent en familles, en espèces et en genres. Ces genres existent comme répondant à la diversité de l’objet et des moyens de chaque art, et à la diversité aussi des familles d’esprit qui poursuivent toutes un idéal différent ; au surplus, personne ne confond une épopée avec un vaudeville. Ces genres vivent de leur vie propre. Peu à peu, ils s’organisent, se différencient les uns des autres, et, comme d’un fonds d’indétermination primitive, dégagent leur individualité. Entre plusieurs formes voisines, une concurrence s’établit au profit de celle qui réalise le plus complètement l’idée même et la définition du genre. C’est alors que le genre, comme les œuvres de la nature, arrive à son point de maturité et de perfection. Il s’y fixe pour quelque temps. Puis, sous certaines influences, il se dissout, il se désorganise et il meurt. Mais de ses débris d’autres genres se forment. D’un genre à l’autre il n’y a pas seulement succession, mais génération. Ainsi, dans le monde de l’art comme dans l’autre, c’est une suite ininterrompue d’échanges, d’emprunts, d’héritages, une transformation et une évolution continues, la vie ne cessant d’y renaître de la mort…

J’indiquerai seulement quelques-uns des avantages que présente cette théorie, et par conséquent des motifs par où elle se justifie. C’est d’abord qu’elle fait sa place à la notion de l’individuel ; ou, pour mieux dire, elle restitue à cette notion l’importance qu’elle doit avoir, qu’elle a en effet, et qu’on avait précédemment méconnue. Car, dans la théorie des milieux, on montre bien ce que l’homme de génie a de « commun » avec tous les hommes d’une même race, d’un même pays et d’un même temps ; on ne montre pas par où il s’en distingue, ce qui fait qu’il est lui-même et pas un autre, et ce qu’il a de « différent ». Cet élément de différence est celui qui importe le plus, puisque c’est le propre du génie d’être individuel, et puisque, d’autre part, il n’est pas de grand écrivain qui ne fasse école. C’est aussi celui sur lequel on insiste davantage d’après la théorie de l’évolution. « Parmi les modificateurs des genres, écrit M. Brunetière, il en est un, c’est l’individualité, c’est-à-dire l’ensemble des qualités ou des défauts qui font qu’un individu est unique en son genre, qu’il introduit ainsi dans l’histoire de la littérature et de l’art quelque chose qui n’y existerait pas sans lui, qui continuera d’y exister après lui. Il a suffi quelquefois d’un seul homme pour dévier le cours des choses. Il n’y a rien de plus conforme à la doctrine de l’évolution, — puisque c’est l’idiosyncrasie qui serait le commencement de toutes les variétés. » De là un moyen pour simplifier l’historique de la littérature. Car elle ne se compose pas, cette histoire, de la série des tentatives qui ont avorté, mais seulement de celles qui ont réussi. On peut s’en tenir aux livres essentiels, à ceux qui ont apporté quelque chose de nouveau, qui marquent une date et qu’on ne pourrait retrancher sans qu’il y eût une lacune dans la littérature d’une époque. — Pendant qu’on simplifie cette histoire, on en rétablit du même coup la continuité. Car les œuvres sont dans le temps. Elles s’amènent et se produisent l’une l’autre, par l’effet de cette nécessité qui s’impose à tout écrivain de suivre les traces de ses prédécesseurs et de faire pourtant autre chose qu’eux. « En littérature comme en art, après l’influence de l’individu, la grande action qui opère, c’est celle des œuvres sur les œuvres. Ou nous voulons rivaliser, dans leur genre, avec ceux qui nous ont précédés, et voilà comment se perpétuent les procédés, comment se fondent les écoles, comment s’imposent les traditions ; ou nous prétendons faire autrement qu’ils n’ont fait, et voilà comment l’évolution s’oppose à la tradition, comment les écoles se renouvellent et comment les procédés se transforment. » C’est le commentaire de l’adage qui vaut aussi bien pour toutes les sortes de productions naturelles : natura non facit saltus .39

Un autre service que nous rend cette théorie, c’est qu’elle nous aide à comprendre la production de l’œuvre d’art et qu’elle explique en quoi consiste à vrai dire « l’invention ». Comment se fait-il en effet qu’on ne voie jamais les chefs-d’œuvre apparaître au début des littératures, et qu’il ne soit pas au pouvoir du génie lui-même de porter du premier coup un genre à sa perfection ? Comment se fait-il, d’un autre côté, que les écrivains les plus originaux ne soient jamais les inventeurs des sujets qu’ils traitent, et que jamais ils n’aient été les premiers à s’aviser des idées qu’ils développent ? On sait combien Shakespeare et Molière ont emprunté, et que Gœthe a repris de toutes pièces la légende de Faust. Ici intervient l’influence du « moment » à laquelle M. Brunetière serait tenté de rendre tout ce qu’il enlève à l’influence du milieu, et à celle surtout de la race. Il y a en art une lente élaboration des formes analogue à celle que la nature poursuit à travers les siècles. En ce sens surtout il est vrai de dire qu’on ne se passe pas du temps. « Il semble que la nouveauté défie l’habileté de l’artiste, et que, si savante que soit la main de l’ouvrier, aucune matière ne se laisse d’abord et du premier coup façonner en chef-d’œuvre… C’est seulement quand les idées se sont comme chargées de plus de sens à mesure qu’un plus grand nombre de siècles y reconnaissaient l’expression de la nature et de la vérité, qu’elles deviennent véritablement dignes d’être mises en œuvre40. » Alors l’écrivain s’emparant de cette matière diffuse et amorphe lui donne sa forme définitive. L’idée était devenue lieu commun. L’originalité consiste, non pas à tirer quelque chose de sa propre substance, mais à mettre aux choses communes sa marque individuelle. C’est proprement ce qu’on appelle : inventer.

Une conséquence immédiate de cette façon d’envisager la production de l’œuvre littéraire, c’est qu’il faudra désormais subordonner l’histoire des littératures particulières à l’histoire générale de la littérature de l’Europe. Car ce n’est pas nécessairement dans le coin de pays et sur le point même où elle est née, qu’une idée grandit, se développe et se mûrit ; mais elle passe les frontières, elle voyage, et au cours de ces migrations elle se modifie et elle s’enrichit. « Entre les grandes littératures européennes il se fait depuis trois ou quatre cents ans comme un perpétuel commerce d’idées. On dirait, sous des influences diverses et tour à tour déplacées d’Espagne ou d’Italie, par exemple, en France, de France en Angleterre et d’Angleterre en France et, plus près encore de nous, d’Angleterre en Allemagne et d’Allemagne en France, les transformations d’une même matière ductile en quelque sorte, et capable de recevoir du génie propre de chaque peuple une infime diversité de marques, d’empreintes et de formes41. » Il va sans dire qu’on devra continuer de parler de littératures française, anglaise, italienne, mais comme d’autant de manifestations nationales et locales d’une même littérature. — Par suite encore, à l’ancienne classification par siècles, il en faudra substituer une qui soit moins factice. Pour déterminer les époques d’une littérature, c’est apparemment la méthode la moins appropriée, que d’aller chercher des points de repère en dehors d’elle, et dans des circonstances même qui peuvent n’avoir eu sur elle aucune action, comme l’avènement d’un roi ou l’éclosion d’une constitution politique. C’est par rapport à elle, et par égard au développement d’un principe interne que devront désormais se déterminer les époques de l’histoire d’une littérature. Je pense qu’on aperçoit maintenant comment cette idée de l’évolution, une fois introduite dans l’histoire littéraire, pouvait la renouveler et l’animer et en élargir les horizons. C’est proprement la vie qui rentre à tous les degrés du monde de l’art. Les genres fixes, les règles immuables de l’ancienne critique sont remplacés par des espèces toujours changeantes, en vertu de leur plasticité, et dont les lois sont toujours en mouvement. Les littératures cessent d’être traitées comme des choses mortes. Détachées de leur auteur et de leur époque, les œuvres continuent de vivre d’une vie propre et indépendante : elles développent à travers le temps leur principe intérieur ; sans prendre une autre signification que celle qu’y avait mise leur auteur, elles deviennent tout de même un peu différentes de ce qu’elles étaient au regard de ceux qui les avaient vues naître. C’est ainsi que l’œuvre de génie se fait la contemporaine de tous les âges.

III. Les principes de la critique de M. Brunetière.

Après qu’on a replacé l’œuvre littéraire dans le temps, et qu’on en a expliqué la genèse, il reste à rechercher quelle en est la valeur, à la juger et à la classer. Ce n’est pas le moindre des devoirs de la critique, puisque c’est en le remplissant qu’elle se distingue de l’histoire naturelle et de toute science, et qu’elle devient une branche de l’esthétique.

C’est ici la grande querelle que soutient M. Brunetière contre les « impressionnistes ». Ceux-ci n’accordent pas qu’en matière d’art les jugements aient une valeur absolue. D’après eux, le critique peut seulement exprimer une préférence personnelle. Dire qu’une œuvre est belle, c’est dire qu’elle nous plaît, partant qu’elle pourrait ne pas nous plaire et que peut-être ne plairait-elle pas à d’autres. Tout se ramène, en dernière analyse, à un certain plaisir que nous éprouvons, qui varie d’une personne à l’autre et qui dépend de notre nature, de notre tour d’esprit, de l’éducation que nous avons reçue, des expériences que nous avons faites, et enfin de notre goût. C’est une illusion de croire qu’on puisse sortir de soi-même et regarder les choses avec d’autres yeux que les siens. Comme suprême argument à leur subjectivisme, et aussi je pense afin de taquiner M. Brunetière, ils s’efforcent de lui montrer que jamais on ne vit critique plus « personnel » que lui, et que son impressionisme se traduit précisément par cette grande haine du « moi » en littérature, qui est aussi bien une opinion particulière… Par là les impressionnistes prouvent qu’ils sont gens d’esprit ; mais ils ne prouvent pas qu’ils aient raison. Car on peut insister sur la « relativité des connaissances », il n’en reste pas moins qu’il y a, en littérature comme en morale, des points fixes. On peut préférer un écrivain à un autre ; mais la valeur de notre goût se mesure justement à nos préférences. On a trouvé des gens pour préférer Lucain à Virgile ; et on en trouve qui goûtent plus Labiche qu’ils ne font Molière. Mais ils ont tort. C’est dire qu’il y a des principes extérieurs et supérieurs à notre goût individuel ; l’éducation du goût, qui fait que l’opinion d’un ignorant ne compte pas à côté de celle d’un lettré, consiste à rendre notre goût plus conforme à ces principes ; le jugement esthétique est fondé en nature.

En fait, nul n’échappe à cette nécessité de juger : ni les partisans de la méthode historique, Taine ayant jugé, « proscrit » et « pardonné » autant qu’homme du monde ; ni les représentants de l’impressionnisme, M. Jules Lemaître ou M. Anatole France s’étant montrés, à l’égard de M. Ohnet par exemple, d’une sévérité toute voisine de la cruauté. Il en faut toujours venir à donner une « définition du beau », définition que les uns appliquent comme à leur insu, et que d’autres s’efforcent de formuler. — Seulement c’est ici que, commence la difficulté, rien n’étant plus malaisé que d’indiquer avec quelque clarté et quelque précision les motifs sur lesquels se fondent nos admirations.

La critique de l’école avait coutume de distinguer dans toute œuvre d’art deux éléments, qui sont la forme et le fond. Il se pourrait qu’elle n’eut pas entièrement tort, ou même que tout ce qu’on a fait depuis, ait été d’établir celle vieille distinction sur de plus solides fondements. En effet, une œuvre d’art est d’abord et indépendamment de son contenu une œuvre d’art : elle réalise par des moyens qui lui sont propres une certaine sorte de beauté. Avant d’être un enseignement pour l’esprit, la peinture est une joie pour les, yeux, la musique est une volupté pour l’oreille. Celui-là sera peintre qui est organisé pour sentir l’harmonie des couleurs ; celui-là sera statuaire qui est prédisposé pour goûter vivement les effets qui résultent de l’harmonie des lignes. Il en va de même en littérature, où rien ne saurait suppléer aux qualités de juste ordonnance, de composition, d’expression exacte ou figurée. En sorte qu’on peut poser cette loi : que, toutes choses égales d’ailleurs, une œuvre littéraire sera d’autant plus haut placée qu’elle réalisera davantage les conditions de la beauté qui lui est spéciale. Ce qui fait l’infériorité des écrivains du dix-huitième siècle, n’est-ce pas en effet qu’uniquement attentifs aux idées ils ont négligé de leur donner une forme plus artistique ou plus littéraire ?

Ce premier élément d’appréciation est indispensable ; peut-être aussi est-ce le moindre. Car nul ne prétendra que l’habileté de main soit le mérite où on reconnaît les grands artistes. Pour l’agencement des scènes, pour l’ingéniosité de l’intrigue, pour la qualité du style, Regnard est supérieur à Molière. D’où vient donc que Molière soit si haut placé au-dessus de Regnard, sinon de ce qu’il a enfoncé plus avant dans les caractères, de ce qu’il a imité plus fidèlement la vie, et de ce que son œuvre nous donne à penser ? C’est qu’on peut mesurer la valeur des œuvres de la littérature à ce qu’elles enferment de sens et de moralité. Encore faut-il s’entendre sur la signification de ce terme de moralité. Il ne suffit pas qu’une œuvre soit édifiante pour qu’elle soit bolle ; Grandisson n’est pas le dernier effort et le triomphe suprêmo de la littérature. Mais il reste vrai qu’une œuvre littéraire ne saurait être séparée ni de la vie dont elle doit être une représentation, ni de la nature humaine dont elle doit traduire les caractères, ni de la société que forment entre eux les hommes et dont elle doit exprimer les rapports. Plus elle exprimera de ces caractères et de ces rapports et plus elle en exprimera de permanents et d’élevés, plus elle s’élèvera dans la hiérarchie artistique et plus aussi elle aura de chances de durer. Telle est cette seconde loi : « A très peu de chose près, les sentiments ont dans l’art le degré d’importance et conséquemment d’intérêt qu’ils ont dans la vie même ou dans l’histoire de l’humanité… Solidaires que nous sommes de tous ceux qui nous ont précédés comme de tous ceux qui nous suivront, une œuvre d’art n’est qu’un tour de force ou adresse toutes les fois qu’elle n’exprime pas quelque chose de cette solidarité42. » Et c’est ce terme qui remplace, au point de vue du jugement littéraire, celui de moralité, trop précis, et qui prête tout de même à de trop dangereuses confusions.

Par là s’expliquent quelques-unes des théories accessoires auxquelles revient le plus fréquemment M. Brunetière. Par exemple, s’il fait de la « sympathie » la faculté à laquelle on reconnaît le grand artiste, et sans laquelle le plus habile tombe à un rang inférieur, c’est que la sympathie est le meilleur instrument d’analyse, la condition nécessaire pour comprendre le plus de choses. L’absence de la sympathie est cause ou effet d’inintelligence. — Par là s’expliquent les principaux de ses jugements sur notre littérature. D’abord son admiration pour le dix-septième siècle, et dans le dix-septième siècle pour un Bossuet ou pour un Pascal. En s’efforçant de saisir dans homme ce qu’il y a de plus général et de plus permanent, en éliminant tout ce qui est accident individuel et particularité locale, les écrivains du dix-septième siècle ont introduit dans leur œuvre cet élément d’universalité qui fait les modèles. — le tort des romantiques, ç’a été d’exalter le sentiment du Moi aux dépens du sentiment de solidarité. — les naturalistes, en peignant ce qu’il y a dans homme de plus simple et de plus conformo à « la nature », mais de moins adéquat à « l’humanité », ont abaissé l’art d’autant. — Pour ce qui est enfin des écrivains du moyen âge, il est vrai qu’ils n’ont eu nul sentiment de l’art ; mais en revanche ils n’ont rien su de la vie : ce sont deux titres qu’ils ont pour être relégués en dehors de la littérature.

« Rien ne dure que par la perfection de la forme et la vérité humaine du fond. » La maxime n’est pas neuve. Et on l’avait dit avant M. Brunetière. Mais c’est par des chemins nouveaux qu’il revient à cette conclusion.

Comme on le voit, ce qui fait la valeur de cette doctrine, telle que je pense l’avoir résumée fidèlement, c’est que des deux parties dont se compose la critique, M. Brunetière n’en a laissé tomber aucune. Il a compris qu’à moins de rester en dehors du courant moderne il fallait rapprocher autant que possible la critique de la science. Mais il a maintenu avec autant de fermeté le droit qu’elle a de juger les œuvres au nom d’un idéal. C’est ce qu’on pourrait exprimer, d’une façon d’ailleurs assez impropre, en disant qu’aux principes actifs de la critique de Taine, il a ajouté pour les compléter les principes toujours solides de la critique de Nisard. Il a retrempé à des sources nouvelles et vivifié à nouveau le classicisme.

IV. Les résultats de son œuvre.

Que les idées de M. Brunetière doivent influer sur le mouvement de la critique, je n’en doute pas. Mais quand même on découvrirait quelque jour, comme il n’est guère probable, que l’idée d’évolution ne saurait avoir aucune place en littérature, il resterait encore que M. Brunetière aurait servi les intérêts de la critique, par la conception qu’il s’est faite d’elle et par les exemples qu’il a donnés. Car c’est un fait que, pendant ces derniers vingt ans, la critique a traversé une période de crise. On allait, de toutes parts, lui contestant le droit à l’existence, l’abandonnant et la reniant. La critique aura toujours contre elle ceux qui en sont justiciables ; cela est trop naturel, et cet antagonisme est trop conforme à l’ordre des choses pour qu’on puisse s’en fâcher. Un comédien, qui a presque plus que du talent, disait à un jeune homme qui le consultait sur son avenir : « Surtout, ne faites pas de critique ! Cela est ravalant. » Et cette conception de la critique, comme étant analogue à l’un de ces métiers louches et qui déclassent, part d’une naïveté qui désarme. Il est également convenu entre romanciers que c’est pour être incapable de faire des romans qu’on tombe dans la critique ; en sorte que le signe qui caractérise tout critique et le mot qui le définit, c’est l’impuissance. N’est-ce pas au surplus une vérité d’évidence que les auteurs pourraient se passer de la critique, tandis que la critique ne peut se passer des livres sur lesquels elle épilogue ? La conclusion de ce beau raisonnement, ce serait qu’entre l’auteur des Essais de critique et d’histoire et le dernier des romanciers, — si tant est qu’il y ait un dernier romancier, — l’écrivain original, ce n’est pas H. Taine. Mais ceci est particulier à notre époque, à savoir : que les critiques eux-mêmes avaient cessé de croire à la critique. C’était un résultat direct de l’avènement de l’esprit historique et des méthodes positives. A considérer toutes choses au point de vue de l’histoire, on arrivait à la complète indifférence qui est la négation même de l’idée de critique. Les érudits, uniquement préoccupés des faits, professaient que la généralisation la plus compréhensive ne vaut pas la découverte du plus petit fait. C’est pourquoi ceux qui faisaient tout de même de la critique croyaient du moins devoir s’excuser s’ils se livraient encore à la plus vaine, à la plus inutile, à la plus décevante des besognes. Afin de rassurer d’abord leur conscience, ils tenaient à déclarer qu’ils ne se faisaient nulle illusion, et demandaient qu’il leur fût beaucoup pardonné, puisqu’aussi bien ils ne prenaient pas leur œuvre au sérieux.

C’est contre cet affaiblissement de l’idée de la critique que M. Brunetière est venu réagir. Il a montré que si la critique cesse d’être objective, elle perd aussitôt sa raison d’être : c’est ce qui fait l’intérêt de sa lutte contre l’impressionnisme. Il a rappelé aux érudits que si leurs minutieuses recherches sont la base de toute critique, elles ne servent pourtant qu’à préparer l’œuvre elle-même de la critique. Il a réclamé avec une sorte de bel enthousiasme en faveur des idées générales :

Ne nous défions pas des idées générales : ce sont elles qui font avancer la pensée, comme ce sont les grandes hypothèses qui font progresser la science… Je ne puis m’associer à ce dédain qu’on affecte encore quelquefois aujourd’hui pour les idées générales même prématurées, même arbitraires, même fausses. L’étonnement qu’elles provoquent, l’opposition qu’elles soulèvent, les contradictions qu’elles suggèrent, les recherches enfin dont elles deviennent ainsi l’occasion ou le point de départ, c’est ce qui entretient autour des grands problèmes cette agitation des esprits qui est, pour ainsi dire, la première condition de la découverte et du progrès. Les exclure de la science, c’est en ôter le levain même. Mais les exclure de renseignement, c’est le nier dans sa raison d’être, qui est de transmettre à la génération future, avec la science acquise, les moyens les plus propres à la pousser en avant43.

Du même coup, il faisait rentrer dans renseignement de la littérature un élément singulièrement discrédité : c’est l’éloquence. Il est une sorte de déclamation creuse, faite de mouvements oratoires et de phrases ronflantes, par laquelle quelques professeurs et beaucoup de conférenciers ont si bien dégoûté les auditeurs sérieux qu’ils leur ont fait aimer jusqu’à une sécheresse décharnée. Mais croit-on que les grands cours qui sont restés fameux dans l’histoire de la première moitié de ce siècle auraient si fortement agi sur l’esprit public si les Villemain, les Guizot ou les Michelet s’étaient contentés d’exposer des faits sans jamais y rien ajouter qui les reliât, et sans conclure ? Se rendre compte que les choses que l’on dit n’intéressent pas seulement une vaine curiosité, qu’elles ont du rapport avec le fonds général et humain, les dire avec une passion intérieure, résultat de l’étude patiente et de la conviction raisonnée, c’est le contraire de la déclamation et c’est l’éloquence. Et c’est parce que tel est le caractère de son enseignement, que M. Brunetière est, au bon sens du mot, un orateur.

En montrant enfin tout ce que la critique suppose de longue préparation, d’études en tout sens, de sincérité aussi et d’abnégation de soi, M. Brunetière en aura peut-être découragé quelques-uns, mais il aura soufflé aux autres le zèle qu’exige un métier difficile, et il leur aura rendu confiance dans leur tâche, qui n’est, à la bien prendre, que l’effort commun et la collaboration de tous les hommes de bonne foi « pour la certitude et pour la vérité44 ».

M. Émile Faguet

On se plaignait, il y a quelque vingt ans, que la critique littéraire fut en train de disparaître. C’est aujourd’hui l’un des genres où se produit le mouvement le plus intéressant. Écrivain de grand savoir, d’intelligence très pénétrante, d’esprit libre à un rare degré, M. Émile Faguet est parmi ceux qui auront le plus contribué à ce relèvement de la critique.

M. Faguet avait trente-cinq ans lorsqu’il publia ses premiers livres, vers 1883. Il ne s’était point hâté. C’est ce qu’auront peine à comprendre les jeunes gens d’aujourd’hui, si avides de publicité précoce. Une étude sur la Tragédie au XVIe siècle lui servit de thèse pour le doctorat. Le livre sur les Grands maîtres du XVIIe siècle est encore un livre de début et d’essai. Avec les Études sur le XIXe siècle M. Faguet a pris rang.

Entre temps il donnait des chroniques, qui valaient ce que valent les chroniques ; des comptes rendus de théâtre paraissant au lendemain de la représentation, travail rebutant, forcément hâtif et superficiel, où il fit preuve néanmoins d’une sûreté de jugement très remarquée. Enfin, pendant trois années, il a été chargé du feuilleton dramatique au Soleil.

Dans ses travaux de critique dramatique, M. Faguet apportait une qualité qui se fait aujourd’hui de plus en plus rare. Il aime le théâtre. De là un parti pris de bienveillance qui marquait surtout le désir de découvrir, partout où ils pouvaient se rencontrer, les germes de talent. De là un vaste éclectisme : M. Faguet écoute avec aussi peu de préventions un drame réaliste ou un vaudeville de la vieille école ; il admire franchement les Revenants d’Ibsen, après avoir, lui seul à peu près, échappé à l’engouement auquel a cédé presque toute la critique pour la Puissance des ténèbres de Tolstoï. D’ailleurs, à ses yeux, l’éclectisme est aujourd’hui le premier devoir d’un critique de théâtre : car, dans une période de transformation, et quand on ne peut encore prévoir quelle sera la formule vraiment féconde, il est nécessaire du moins de ne rien exclure a priori. De là encore cette belle humour qui éclatait dans les feuilletons de M. Faguet. Ils étaient écrits de verve, sur le ton d’un entretien familier, d’une conversation qui ne se surveille pas.

Aussi bien les trois volumes où M. Faguet a réuni ses Notes sur le théâtre contemporain ne sont que la moindre partie de son œuvre. C’est dans ses études sur l’histoire de notre littérature que nous irons chercher les traits qui caractérisent son talent.

I. Son caractère. Son indépendance. Sa franchise.

Celui qui frappe d’abord, c’est l’indépendance, l’absolue indépendance de la pensée. « Ce livre a été écrit avec une sincérité et une franchise de critique dont je compte ne jamais me départir. » « Il n’est que de tout voir et de ne rien dissimuler. » Tels sont les engagements que M. Faguet ne craint pas de prendre vis-à-vis de son lecteur, et qu’il réussit à tenir.

La première forme de l’indépendance consiste à ne mêler dans sos jugements aucune considération prise en dehors des lettres elles-mêmes, à ne dépendre d’aucun dogme politique ou religieux. C’est la forme la plus élémentaire et le plus bas degré de l’indépendance. Que si en effet vous jugez d’après un credo politique ou religieux, vous pouvez bien être un admirable polémiste ; vous ne méritez en aucune manière le nom de critique. Aussi est-ce un point sur lequel je m’abstiendrais d’insister ; mais on n’a pas oublié la sotte querelle que firent à M. Faguet, lors de la publication de son XVIIIe siècle, des personnes d’ailleurs étrangères à la littérature. Au cours de son étude sur Voltaire, M. Faguet exprimait cette idée, fort simple, que le temps est venu de soustraire la gloire du grand écrivain à certaines admirations compromettantes, et de le louer désormais pour ses vrais mérites et non pour la partie la plus contestable de son œuvre. « Le prince des hommes d’esprit, disait-il, est devenu le dieu des imbéciles. » Mais on ne dépossède pas les gens sans les faire crier. Ce fut un beau tapage. On put voir en cette circonstance l’absolue opposition qui existe entre l’état d’esprit du politicien et celui de l’homme de lettres ou du savant. Le politicien dont c’est le rôle, et presque le devoir, de tout subordonner aux intérêts de parti, n’a pas même la notion du désintéressement, de la docilité et de la soumission au vrai, qui sont pour un critique ou pour un historien les qualités essentielles. Par bonheur, l’opinion des politiciens, en pareilles matières, est chose négligeable. Les maîtres de la Sorbonne en appelant à eux M. Faguet, et le ministre de l’instruction publique en ratifiant leur choix, ont assez montré qu’à l’heure actuelle on n’est plus contraint à découvrir dans les livres ce qui n’y est pas, et qu’en littérature il n’y a pas de doctrine d’État. — Au surplus, pendant que M. Faguet passait pour un pamphlétaire auprès de ceux qui croient servir la cause de la liberté on décrétant le culte d’un Voltaire de fantaisie, une Revue dirigée par les Jésuites publiait un article tout exprès pour interdire au livre de M. Faguet l’entrée des maisons ecclésiastiques. Être mis à l’index par les deux partis, n’est-ce pas un joli succès pour qui se pique avant tout d’impartialité ?

Il est d’autres dépendances auxquelles on ne se soustrait pas aussi facilement. Celle d’abord des dogmes littéraires. M. Faguet s’est expliqué maintes fois sur ce sujet. Il n’est d’aucune école, il se peut bien que par éducation, et aussi par profession, il incline vers le goût classique. Mais tous ceux qui ont approfondi l’histoire de notre littérature ne font-ils pas de même ? Du moins M. Faguet est-il très éloigné de croire qu’il n’y ait qu’une forme du beau valable pour tous les temps ; il pense bien plutôt que la littérature est dans une continuelle évolution, et que le changement, à défaut du progrès, en est la loi. Il reconnaît que les règles de l’art ne sont que formules inventées par les écrivains de chaque génération pour traduire leurs penchants et leur goût ; et encore, que « les mêmes règles sont vraies ou fausses, selon les artistes qui s’y soumettent ou s’y dérobent ». Il estime qu’un système est de deux choses l’une. C’est « une passion chez ceux qui, incapables de penser autre chose que ce qu’ils sentent, d’un penchant de leur tempérament font une idée et y font comme inconsciemment rentrer tout ce que l’expérience ou la réflexion leur présente ». C’est « une idée chez ceux qui ne sont pas très capables d’en avoir deux, et qui, en ayant conçu ou emprunté une, y accommodent toutes les observations de détail qu’ils font sur les routes ». Pour lui, il répugne à toute conception systématique, et il ne lui arrive pas de chercher dans les livres la confirmation de théories préconçues. — En ce sens et dans cette mesure, il serait exact de dire qu’il est un critique « personnel ».

Faut-il conclure qu’il se rapproche des « impressionnistes » ? Nullement. Car s’il ne peut ignorer que nous sommes toujours pour une forte part dans l’impression que nous recevons des choses, il est persuadé surtout que le plus grand effort du critique doit tendre à sortir de soi. Le critique impressionniste est, pour tout dire, celui qui, soucieux avant tout de sa personnalité, ne cherche à travers les livres que lui-même. C’est, dans l’ordre intellectuel, un égoïste. Or, si le principal objet de la critique est de comprendre, n’est-il pas évident que pour comprendre l’œuvre d’autrui il faut commencer par s’oublier soi-même ? M. Faguet définit la critique « un don de vivre d’une infinité de vies étrangères, quelquefois d’une manière plus pleine et plus intense que ceux qui les ont vécues, et avec cette clarté de conscience que ne peut avoir que celui qui est assez fort pour se détacher et s’abstraire, et regarder en étranger sa propre âme, ou assez fort, en sens inverse, pour entrer dans une âme étrangère et la contempler de près comme chose à la fois familière et dont on sait ne pas dépendre ». Pour sa part, il a poussé jusqu’aux extrêmes limites cet effort de détachement.

Ne dépendre d’aucun dogme, dépendre aussi peu que possible de ses impressions, se mettre directement en face de l’œuvre qu’on étudie, en sorte que rien ne vienne altérer et brouiller la vue, c’est le moyen, et le seul connu, pour « tout voir ». — Reste à « ne rien dissimuler », c’est-à-dire à exprimer son opinion en son entier, dans toute sa force et sa netteté.

Mais avons-nous le droit de présenter sous forme catégorique et tranchée les résultats auxquels nous ont conduits nos recherches ? S’il est admis, et aujourd’hui personne n’en doute, que toute opinion soit fausse justement en tant qu’elle ne fait pas acception de son contraire, avons-nous le droit « d’être de notre opinion » ? Peut-on être tout à la fois un esprit libre et un critique affirmatif ? Je le pense, et M. Faguet avec moi. Un exemple fera comprendre comment il concilie cette apparente contradiction. Edmond Scherer lui reprocha jadis avec quelque vivacité d’avoir, en tête de son XIXe siècle, recommandé le Victor Hugo de M. Dupuy, qui est précisément la contrepartie de l’étude qu’il a consacrée au grand poète. En faisant l’éloge de ce livre, ne se donnait-il pas un démenti à lui-même, et ne renonçait-il pas à ses propres idées ? Voici, j’imagine, ce que M. Faguet aurait pu répondre : « Je n’abandonne nullement mes idées. Je m’y tiens, au contraire, et j’y tiens. Mais j’admets qu’un autre pense autrement que moi. Au point de vue où il se place, il se peut que M. Dupuy ait raison. Seulement c’est avec mes yeux que j’ai regardé, non avec ceux d’un autre. J’espère d’ailleurs avoir bien vu ce que j’ai vu. Que si je n’ai pu atteindre toute la vérité, du moins en ai-je atteint une partie. A d’autres de compléter mon étude, fût-ce on la contredisant. Pour moi, je n’ai qu’un moyen de faire œuvre utile, c’est de mettre en tout son jour cette part de vérité que je crois posséder. » L’opinion chez Faguet devient conviction. C’est peu de dire qu’il ait le courage de ses convictions : il en a l’audace et l’intrépidité. Il met une sorte de coquetterie à ne laisser planer aucun doute sur sa pensée. Il n’a que faire des réticences, des réserves et des retraites prudentes. Aux teintes atténuées, il préfère les couleurs vives et crues. Chacun des portraits qu’il a tracés s’enlève en plein relief. Au besoin il insiste, accentue le trait, force la note. Veut-il nous laisser cette impression que Balzac a manqué totalement d’esprit et tact ? Il le compare à un commis voyageur, à M. Homais, à un clerc de notaire de province, et encore à un étudiant de brasserie, à un vétérinaire, à un basochien de petite ville. Ce sont là de bien gros mots. Mais il n’est que de frapper fort, quand on sait d’ailleurs qu’on frappe juste. La franchise, M. Faguet la pousse jusqu’à la brutalité.

II. Son tour d’esprit. Défiance à l’égard des idées générales. Le peintre de portraits.

Sincérité et franchise sont des traits du caractère. Parmi les qualités de l’esprit, celle qui chez M. Faguet est dominante, c’est le goût de la précision, le besoin et la passion de l’exactitude. — De là une sorte de défiance à l’égard des idées générales. Certes, les idées générales, en critique littéraire, sont d’une incontestable utilité. Elles servent à diriger les recherches. Elles sont fécondes en aperçus. Mais encore ne sont-elles que des hypothèses, forcément incomplètes, fausses en partie, destinées à céder la place à d’autres qui à leur tour disparaîtront. M. Faguet ne manque pas d’idées générales. Mais il ne les applique qu’avec infiniment de circonspection. De même il s’interdit les vues d’ensemble. Car à mesure qu’on embrasse de plus vastes ensembles, plus il faut négliger de détails et oublier de vérités particulières. Tout juste se permet-il, au début de ses livres, quelques considérations qui ne sont que le résumé, fait après coup, des études contenues dans un volume. Il néglige les questions d’origines, si curieuses pourtant, mais dont c’est la nature de ne pouvoir jamais être entièrement débrouillées. Il évite de traiter les questions d’influences qui ne comportent pas davantage une solution précise. Dans quelle mesure une littérature est-elle l’expression d’une société ? Et inversement, dans quelle mesure les œuvres écrites façonnent-elles la société ? Et qu’est-ce au juste qui d’un écrivain a passé chez un autre ? On peut le conjecturer, non le déterminer. — En éliminant tous ces sujets de recherches, on en arrive, sans doute, à restreindre beaucoup le champ d’études. Dans ce champ qu’on a restreint volontairement, il s’agira de creuser et d’aller jusqu’au fond.

On voit assez qu’avec cette tournure d’un esprit très positif, M. Faguet devait se borner à étudier les individus et les œuvres.

Il est un peintre de portraits. Il s’applique à mettre chaque œuvre à son plan et à faire ressembler les figures. C’est à quoi lui servent l’étude du milieu, l’analyse des tendances de l’époque, la connaissance des contours du sujet. La biographie lui fournit quelques particularités significatives ; le plus souvent il la réduit à quelques lignes, quand il ne la relègue pas dans une note. Il insiste davantage sur le caractère de l’homme, les idées n’étant de coutume qu’une autre forme des sentiments : « Un philosophe, même grand, qui expose son système n’est qu’un homme qui explique son caractère, et peut-être son tempérament. » Encore ne retient-il du caractère que les traits qui ont influé sur l’œuvre. S’il lui arrive de relever les défauts du caractère de Victor Hugo, ce n’est en aucune manière par plaisir de dénigrement, mais c’est parce que les facultés du poète ont presque constamment souffert du voisinage de ces défauts. S’il insiste sur la vulgarité de nature d’un Balzac, c’est qu’il ne parviendrait pas sans cela à expliquer certaines parties de son œuvre. S’il s’applique à montrer dans Michelet le bourgeois libéral de 1840, c’est que, « de la politique retournant à l’histoire, Michelet y rapporte ses préoccupations du forum, des passions qui altèrent sa vue, un esprit rétréci par les petitesses de l’homme de parti ». — C’est le tort des philosophes, quand ils traitent de littérature, de ramener une œuvre tout entière à une seule idée et d’absorber toutes les facultés d’un homme dans une seule faculté maîtresse. La nature humaine est infiniment plus complexe. Ce penseur d’une si vigoureuse intelligence et d’esprit si moderne, Montesquieu, est encore un bel esprit qui ne se gardera jamais complètement de la préciosité, un petit esprit qui cède à la vanité nobiliaire, un libertin du temps de la Régence, l’amateur d’une antiquité de convention, le curieux de voyages et de mœurs singulières. André Chénier apparaît au premier abord comme un isolé au XVIIIe siècle et semble un paradoxe au milieu de ses contemporains ; et tout de même, par un autre côté, il est un homme de son siècle, dont il a les idées, les préjugés et les colères. Il n’est pas jusqu’au Contrat social où l’on ne trouve des traces de libéralisme. Au critique de les y apercevoir et de les signaler, s’il veut être « complet et consciencieux ». Il reste qu’il y a chez tout écrivain de génie ou de talent une qualité maîtresse, petite ou grande, qui fait son originalité, et par où il s’impose au souvenir de la postérité. Et on ne nie pas que ce ne soit celle qu’il faille en fin de compte faire ressortir et émerger par-dessus les autres. — Telle est la méthode que M. Faguet a appliquée uniformément, mais avec une sûreté toujours croissante. Relisez les études sur Buffon, Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau (XVIIIe siècle), les portraits de Chateaubriand et de Victor Hugo (XIXe siècle), de Joseph de Maistre et de Guizot et encore de Mme de Staël et de Benjamin Constant (Politiques et moralistes). Ce sont des études dont on ne saurait dire qu’elles soient définitives, puisque aussi bien, quand il s’agit de travaux historiques ou littéraires, ce mot n’a pas de sens. Du moins faudra-t-il attendre un peu de temps avant d’y vouloir ajouter. Il y aurait de la présomption à essayer dès aujourd’hui de les refaire.

III. Ses jugements.

« le critique explique toutes choses, mais au plaisir qu’il prend à en expliquer quelques-unes, sa secrète inclination se révèle. On peut comprendre toutes choses et en préférer une. » Il n’est pas sans intérêt de connaître les préférences d’un critique. Ce sont elles qui nous donnent la mesure de son esprit. Or, il semble bien que M. Faguet réserve toutes ses complaisances pour ceux que Mme de Staël appelait « les écrivains penseurs ». A ceux-là mêmes qui n’ont voulu être que des poètes et des artistes il ne pardonne guère d’avoir cru qu’ils pourraient aisément se passer d’avoir des idées. Il est féroce pour Théophile Gautier. Mais quoi ! Dans les pièces les plus merveilleusement ouvrées de Gautier il n’y a rien, ce qui s’appelle rien « Il ne part de rien, et c’est là aussi qu’il arrive. » M. Faguet place un peu plus haut peut-être qu’il ne convient le « chantre d’Éloa ». C’est qu’il l’estime pour la force et l’étendue de son esprit philosophique ; il lui sait gré d’avoir « promené sur les choses un regard désolé, mais d’une pénétration, d’une étendue et d’une sûreté qui ne le cède à aucun ». Si les écrivains du XVIIe siècle restent à ses yeux les « grands maîtres », c’est pour avoir été psychologues et moralistes si pénétrants, pour avoir lu si clairement dans l’âme humaine Si notre XIXe siècle lui semble si intéressant, c’est pour avoir soulevé tant de questions et remué tant d’idées. Les hommes du XVIIIe siècle sont pour la plupart superficiels et légers. Ils pouvaient fonder une littérature philosophique admirable. Ils n’y ont pas réussi. Aussi « le XVIIIe siècle, au regard de la postérité, s’obscurcira, s’offusquera et semblera peu à peu s’amincir entre les deux grands siècles dont il est précédé et suivi ». Dans le XVIII e siècle même, M. Faguet relègue au second plan ceux dont on a fait jusqu’ici les grands premiers rôles. Diderot : « Il faut savoir dire qu’il est décidément de second ordre. » Voltaire : « Un esprit léger et peu puissant, qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions, ni les grandes doctrines, ni les grands hommes, qui n’entend rien à l’antiquité, au moyen âge, au christianisme, ni à aucune religion, à la politique moderne, à la science moderne naissante, ni à Pascal, ni à Montesquieu, ni à Buffon, ni à Rousseau, et dont le grand homme est John Locke, peut bien être une vive et amusante pluie d’étincelles, ce n’est pas un grand flambeau sur le chemin de l’humanité. » Et je crois bien, en effet, démêler dans la façon dont est conduite cette étude sur Voltaire un peu d’impatience et de mauvaise humeur. C’est la sorte d’irritation qu’on emporte du commerce avec un esprit fuyant et toujours se dérobant, du spectacle d’un « grand esprit qui est un chaos d’idées claires ».

En revanche c’est, pour ainsi dire, d’abondance de cœur que M. Faguet parle de Buffon et de Montesquieu : les études qu’il leur consacre sont parmi les plus neuves qu’il ait écrites. Au portrait convenu d’un Buffon en manchettes de dentelles, il substitue celui, infiniment plus vrai, de Buffon « penché et à la loupe à son œil de myope…, homme du laboratoire, de l’observation cent fois reprise et de l’expérience cent fois répétée ». Il lui rend ses véritables titres de gloire, qui sont d’avoir fait lever toutes les idées dont la science moderne a fait des systèmes et des explications de la nature. Voici en quels termes, quasiment lyriques, il célèbre cette aptitude qu’a eue Montesquieu de pénétrer dans tous les mystères de la vie intellectuelle :

On sent qu’il n’y a pas eu de vie intellectuelle plus forte, plus intense et, avec cela, plus libre ni plus sérieuse. Personne n’a plus délicieusement que lui, à l’abri des passions, joui des idées. Voir les idées sourdre, jaillir, abonder, s’associer, se concerter, conspirer, former des groupes et des systèmes et comme des mondes ; voir « tout céder à ses principes », « poser les principes et voir tout le reste suivre sans effort » ; et aussi n’être point esclave de ses principes, et savoir s’y soustraire, et en aborder d’autres, et dans un ordre d’idées qui n’est point celui qu’il préfère, ouvrir des voies que ce sera une gloire à ses successeurs seulement de suivre ; ce jeu agile et sûr de l’intelligence est pour lui comme une sorte de délice, une ivresse calme et subtile.

Dans les Politiques et moralistes, M. Faguet excelle à dégager et à résumer les idées de chaque auteur, à exposer ses théories en y introduisant une suite, une dialectique serrée qui n’était souvent pas dans l’auteur lui-même. On devine que le jeu lui plaît ; c’est pourquoi il y réussit. — Ce goût pour les idées, cette admiration pour les écrivains qui ne se sont pas contentés d’être des virtuoses, mais qui se sont servis de la parole pour la pensée, et qui ont mis dans leur œuvre une conception nouvelle de l’homme, de la vie, de la société ; c’est, je crois bien, le fond même de la critique de M. Faguet.

Le style de l’écrivain est simple et loyal. Point d’apprêt ni d’ornements. Rien qui sente sa rhétorique et qui dénote le désir de plaire. Mais la clarté absolue et la propriété de l’expression. Le mot juste, frappant à force de justesse. Une allure rapide. Une phrase courte et saccadée. Un style qui se hâte, précipité, haletant. Ce style manque de souffle, il est sautillant : c’en est le défaut. Il risquerait en outre de paraître tendu et pénible. Mais c’est un danger que M. Faguet réussit à éviter, parce qu’il a de l’esprit, beaucoup d’esprit, de celui-là même qui convient à un critique et qui consiste dans le tour ingénieux, dans la forme saisissante donnée à une idée. Les bonheurs d’expression sont fréquents sous la plume de M. Faguet. Lamartine est un « génie qui a dédaigné d’avoir du talent ». Michelet, « un homme de cœur profond et tendre, un poète d’imagination puissante et exquise, et aussi un garde national des trois glorieuses ». Balzac « a des intuitions de génie et des réflexions d’imbécile ». Guizot : « un grand esprit rétréci par une grande volonté ; un penseur réprimé par un homme d’État. » Mme de Staël a « un esprit européen dans une âme française ». Benjamin Constant « avait en lui une intelligence claire, droite, et vigoureuse et rigoureuse, en face de passions désordonnées, une pensée froide témoin d’une âme trouble, et un homme qui regardait un enfant ». Toutes formules qui ne font qu’accuser le relief de la pensée. En sorte que ce style vaut encore par les mêmes qualités qui sont celles de l’intelligence de M. Faguet : il est clair et vigoureux.

C’est aux « étudiants de lettres » que M. Faguet dédie ses livres. Il semble qu’il y ait de la modestie à s’adresser spécialement aux jeunes gens qui sont encore sur les bancs de l’école et à leurs frères aînés. Prenez garde. En fait, les étudiants forment le plus exigeant des publics, celui qu’il est le plus difficile et le plus honorable de satisfaire. Ils ont peu de temps et n’en ont pas à perdre. Une erreur de direction serait funeste pour eux. Ils n’accordent pas aisément leur confiance. Ce n’est pas un mince honneur pour M. Faguet que d’avoir conquis ce public des « étudiants de lettres », d’être devenu pour ceux-ci un guide qu’ils suivent en toute assurance, et de mettre ainsi chaque jour un peu de sa pensée dans la pensée des jeunes gens qui apprennent dans ses livres à goûter et à aimer notre littérature nationale.

M. Ernest Lavisse

M. Lavisse ? Le professeur qui fait des discours dans les banquets d’étudiants… C’est en ces termes que le public ignorant et distrait ne manqua pas de résumer les titres de M. Lavisse quand il fut élu académicien. Sans doute, l’appréciation est sommaire, et la définition est incomplète ; mais elle n’est pas fausse. Car celui que l’Académie a voulu honorer, ce n’est apparemment ni le professeur disert dont les leçons furent solides et charmantes, ni l’écrivain auteur de livres appréciés. Il ne manque dans l’Université ni de ces professeurs ni de ces écrivains. Mais M. Lavisse s’est fait, au milieu de ses collègues et pour des raisons extérieures au mérite même de son enseignement, une place à part. Très actif et doué d’un esprit d’initiative, il a préparé d’importantes réformes. Sa parole fait autorité ailleurs même qu’à la Sorbonne. On le cite et on se recommande de lui dans les discussions des Chambres. C’est un personnage avec qui on a pris l’habitude de compter, une sorte de grand électeur de l’Université. Il se sert de son influence pour faire entendre à la jeunesse des conseils salutaires et des avis généreux. Il remplit avec zèle la mission qu’il s’est donnée d’être auprès de la génération nouvelle un prédicateur laïque. Il représente quelque chose de particulier, d’original et d’intéressant.

I. L’homme. Sa carrière. Son caractère.

On a coutume de dire, on parlant de M. La visse, qu’il est un homme habile. Pour le lui reprocher, il faudrait avoir commencé par prouver que la maladresse est une vertu. Mais il est vrai que ce petit paysan de Nouvion-en-Thiérache a joliment fait son chemin. Élevé chez Massin à titre de bête à concours, il achève au collège Charlemagne de brillantes études. Il entre à l’École normale le second de la promotion de 1862. En ce temps-là le jeune Lavisse avait des opinions de jeune homme. Il collaborait aux petits journaux du quartier latin : la jeune France, etc. Il faillit être poursuivi pour certaine lettre de Brutus à Cicéron. Il voyait Gambetta, Clémenceau, Onimus. Chez un cousin, sénateur, il scandalisait les personnages bonapartistes qu’il y rencontrait, en leur récitant des passages des Châtiments. A l’École, il se lie intimement avec Albert Duruy, et prend alors des opinions sérieuses conformes à l’ambition légitime d’un homme qui veut faire carrière. Après le concours d’agrégation où il est reçu le premier, et après une année passée au lycée de Nancy, il est appelé à Paris, au lycée Henri IV, et devient, sans aucun titre officiel, le véritable chef du cabinet de M. Duruy, dont le titulaire était Albert Duruy. Son influence y est toute-puissante. Aussi bien n’en use-t-il qu’avec discrétion et avec tact. On m’assure qu’ayant été chargé de porter à l’empereur, au camp de Châlons, une liste de décorations à signer, il refusa d’y laisser ajouter son nom, et ne voulut pas d’une distinction qui ne venait pas en son temps. Une telle anecdote en dit long sur le caractère d’un homme… et elle lui fait honneur.

C’est M. Lavisse qui fut consulté lorsqu’il s’agit de choisir un précepteur au prince impérial en remplacement de M. Monnior, qui s’était mis en hostilité avec le général Frossard, gouverneur. Il fit nommer Augustin Filon. Pour lui-même, il s’était réservé de venir deux ou trois fois par semaine expliquer au jeune prince la raison d’être de son travail, et lui enseigner la philosophie de l’histoire, à l’usage de ceux qui doivent un jour faire l’histoire. La guerre ne fit qu’interrompre ces leçons. Après la chute de l’Empire, chaque année, aux vacances, M. Lavisse allait à Arenenberg reprendre ses conférences et ses entretiens auprès du prince qu’il aimait et à qui il avait inspiré une entière confiance. A la mort du prince il prit le deuil. Il le porta avec dignité. Mais il ne pouvait se dissimuler qu’avec son chef le parti impérialiste était mort. Il se rapprocha de la République : il le fit sans précipitation, sans heurter personne, sans rien renier de son passé. Entre temps il avait séjourné en Allemagne, où le préfet de police Léon Renault, flairant quelque mission secrète auprès du gouvernement allemand, faisait exercer sur lui une surveillance occulte.

De ce séjour il avait rapporté une thèse de doctorat sur la Marche de Brandebourg. Candidat aux fonctions de maître de conférences à l’École normale, il eut pour premier garant auprès du ministre son camarade de promotion, Henri Aron. Depuis, il a quitté sa chaire de l’Écolo normale pour une chaire en Sorbonne. Il est aujourd’hui l’un des directeurs d’études à la Faculté des lettres de Paris. Toute sa carrière a été une carrière de professeur. Il n’a jamais été un homme politique. Il n’a pris d’engagements avec aucun parti. C’est ainsi qu’il a pu, candidat académique, réunir des suffrages qui n’ont pas coutume de fraterniser. Les républicains ont voté pour cet ancien professeur du prince impérial. Ce vieux bonapartiste a recueilli des voix orléanistes. Ce n’est pas le moindre effet de sa fameuse habileté.

C’est que M. Lavisse ne ressemble en aucune façon à « l’universitaire » tel qu’on se le représente ordinairement et non pas toujours à tort : confiné dans les choses de son métier, ignorant de colles de la vie, plus attentif aux idées qu’aux faits et plus ami des idées consacrées que des idées neuves, trop respectueux des souvenirs du passé pour ne pas se défier de son temps, vivant dans l’abstrait, rapportant dans la vie réelle une gaucherie et une raideur qui sont des effets de la timidité… Il a protesté maintes fois contre ces façons de vivre, chères à beaucoup de ses collègues, et qui aboutissent à une sorte d’isolement et d’exil à l’intérieur. « N’oublions pas, dit-il, nous qui vivons par nos études dans le passé, que la majorité des hommes vit dans le présent et a le souci de l’avenir. Ne nous excluons ni du présent ni de l’avenir45. » — « Il faut que la haute Université se mêle intimement à la vie nationale. Nous entendons bien ne pas ressembler à ces anciennes corporations qu’un savant illustre comparait à des statues oubliées dans un désert et montrant du doigt des routes depuis longtemps effacées46. » Pour lui, il est un moderne. Il est favorable à toutes les idées d’aujourd’hui. Quelques-unes qu’il a faites siennes lui doivent d’être passées de l’ordre de la spéculation dans celui de la réalité. Il les a soutenues avec toute l’ardeur et l’opiniâtreté de la conviction, répandus, propagées par une manière d’apostolat. — Il a le goût de l’action ; au besoin, ni l’agitation, ni le remuement, ni le bruit ne lui font peur. Il aime à se dépenser de fait, partout où il a passé, il a réveillé les bonnes volontés endormies et laissé derrière lui une activité toute neuve. — Il a le sens du réel : on ne l’a jamais vu épris de chimères et de rêveries, mais il les a laissées pour ne s’attacher qu’aux seuls projets qui pouvaient recevoir une application pratique. Les détails d’organisation et d’administration ne le rebutent pas. Il se met hardiment en face des choses. — Et il est un connaisseur et un manieur d’hommes. Dès le temps de l’École normale, il était de ceux autour de qui on se groupe et qui ont une clientèle. Depuis, tous ceux qui l’ont approché ont subi, sans chercher à s’en défendre, la séduction de sa personne. Elle lui a valu dans la haute société, en France et hors de France, de puissantes amitiés. Elle lui vaut l’influence très réelle qu’il exerce sur la jeunesse. Cet ascendant s’explique par la réunion chez M. Lavisse de deux qualités qu’il est rare de trouver ensemble. Il est énergique, et il est aimable. La carrure robuste, le port de tête, front haut et cheveux en brosse, le geste sobre, le ton de voix bref, toute l’allure volontaire et décidé semble d’un préfet à poigne. Mais l’œil bleu est caressant ; la caresse du regard est enveloppante. M. Lavisse est un autoritaire doux.

II. L’historien. Ses livres sur l’Allemagne.

C’est ce goût de tout ce qui est pour nous d’un intérêt immédiat et actuel, qui a déterminé la nature des travaux de l’historien, et lui a fait, choisir pour sujet de ces travaux les choses d’Allemagne et de Prusse. Dans les études sur la Marche de Brandebourg et sur l’Histoire de Prusse, il suit les accroissements territoriaux de la future monarchie prussienne. Dans la Jeunesse du grand Frédéric et Trois Empereurs, il montre comment l’État prussien s’est constitué sous l’action continue de princes travaillant à une même œuvre, en vue d’un même but, et pour ainsi dire sous l’œil d’un même maître : « Je suis, disait Frédéric-Guillaume, le général en chef et le ministre des finances du roi de Prusse. » C’est ce roi de Prusse, idéal et perpétuel, qui préside aux destinées de la nation. Dans les études sur l’Allemagne impériale, M. Lavisse passe en revue les principales questions politiques, sociales, économiques, financières, avec lesquelles l’Allemagne s’est trouvée aux prises au lendemain de la campagne de France.

Écrire l’histoire d’un pays étranger est toujours une entreprise difficile. Chacun de nous porte en son âme un instinct secret qui le guide à travers les époques de l’histoire nationale. C’est ce guide qui nous fait défaut quand il s’agit d’une histoire étrangère. — La difficulté se double d’une autre quand ce pays étranger est un ennemi, et cet ennemi, un vainqueur. M. Lavisse se défend d’avoir dans ces études laissé échapper une parole haineuse, un mot qui ne fût vrai au témoignage de sa conscience ; nous l’en croyons sans peine. Mais il est des préventions, des erreurs de jugement contre lesquelles il est plus malaisé de se tenir en garde que contre la haine elle-même : on est tenté d’admirer sans réserve des institutions dont on vient d’éprouver la force ; ou encore, et inversement, on accueille avec complaisance et en les exagérant tous les symptômes de lassitude, de décomposition et de décadence. C’est le mérite de M. Lavisse d’avoir échappé à toutes ces sortes d’illusions et d’avoir toujours conservé la même clairvoyance et la même impartialité dans des matières où le patriotisme a sitôt fait de nous égarer.

Sur les questions qu’il a traitées, M. Lavisse a-t-il d’ailleurs apporté des lumières très nouvelles ? La science historique le compte-t-elle au nombre de ses initiateurs ? Je ne le pense pas. Il n’est pas de la race de ces érudits qui de la poussière des textes font lever des vérités non encore soupçonnées. Il n’a pas perfectionné les méthodes de découverte. Il n’a pas lancé dans la circulation l’une de ces vidées qui renouvellent l’aspect des questions et autour desquelles se groupent et se coordonnent les résultats partiels. Il n’est un historien ni à la manière des fureteurs de l’École des chartes, ni à la manière des esprits synthétiques tels qu’un Taine ou un Fustel de Coulanges. Cela même fait que quelques-uns s’empressent de lui refuser purement et simplement le nom d’historien. — Il est juste néanmoins de reconnaître que, dans sa façon d’entendre l’histoire, il a transporté des qualités qui lui sont personnelles, et que son tour d’esprit se retrouve dans ses livres.

Incapable de se désintéresser de son temps, ce qu’il demande d’abord à l’histoire c’est comment elle prépare et elle annonce les événements de demain. En ce sens, l’histoire de Prusse est l’une de celles dont les enseignements sont les plus clairs et dont la leçon est la plus certaine. La Prusse est un produit de la volonté, une création non de la nature, mais des hommes. Cet être de raison, né sur un champ de bataille aux bords de l’Elbe, n’a reçu sa figure moderne qu’au dix-septième siècle ; et c’est son armée qui la lui a donnée. A son tour, c’est la Prusse qui a fait l’unité allemande. L’Allemagne impériale vient de la guerre et elle va vers la guerre. « A l’entrée de l’ère nouvelle inaugurée par les victoires de la Prusse, il faut laisser toute espérance d’un progrès pacifique de l’humanité. La haine aujourd’hui, demain la guerre, voilà pour l’Europe le présent et l’avenir47 » — Que si d’ailleurs l’Allemagne a cette vocation : revendiquer pour elle tout ce qui est germanique, exalter le germanisme, développer dans l’univers la puissance germanique ; nous avons nous aussi dans l’Europe moderne notre mission : c’est de représenter la cause de l’humanité. « Depuis que l’Europe coalisée nous a fait rentrer dans nos frontières, notre politique n’a jamais été violente ni provocatrice. Elle a fini par professer que toute conquête est injuste si elle prétend disposer d’êtres humains contre leur volonté. En face d’un empire fondé par la force, soutenu par elle et qui a immolé à des convenances de stratégie les droits de milliers d’hommes, la République française représente ces droits violés. Si quelque jour, dans une grande mêlée européenne, elle revendique le territoire arraché de la patrie indivisible, elle le pourra faire au nom de l’humanité48. » C’est précisément ce qui donne à la question d’Alsace sa signification, et qui en fait une question de morale internationale.

Mais ce que M. La visse porte surtout en histoire comme ailleurs ce sont de remarquables qualités de mouvement, c’est le don d’animer toutes choses et de faire vivre les gens. Il a tracé, de quelques-uns des principaux souverains de la Prusse une série de portraits qui témoignent d’autant de pénétration morale que d’art à reconstruire une physionomie. — Frédéric 1er, dévot de l’étiquette et grand pontife de la dignité royale : « Il se levait de grand matin comme pour jouir plus longtemps du plaisir d’être roi. Jusqu’au soir il officiait. Il avait de la majesté au conseil, à table, au fumoir, de la majesté chez la reine… » — Frédéric-Guillaume, le roi-sergent, l’un des plus extraordinaires enrôleurs de soldats que connaisse l’histoire militaire, avare, et prodiguant les millions pour satisfaire sa manie de « grands » hommes. Son horreur de tout cérémonial et son amour de la simplicité procèdent d’une tournure d’esprit naturellement grossière et triviale. Grand mangeur, grand buveur, fumeur intrépide, il faut le voir tenant sa cour dans une tabagie, offrant ou imposant à ses hôtes, dans les sociétés du soir, le jambon, la bière et la pipe. Les violences où il s’emporte accusent le dérangement du cerveau. Il bat ses soldats et ses domestiques, il bat serviteurs, amis, parents ; il bat son fils. Il distribue les coups de bâton à travers toutes les classes de la société ; il en gratifie tous les fonctionnaires du royaume. C’est dans toute la force du terme un despote. Ce despote est, au surplus, un bon chrétien. Il a une foi sincère en Dieu, dans le Dieu d’Israël, Dieu des armées, qui frappe, qui punit et qui se venge. L’empreinte qu’il a mise sur la Prusse ne s’est plus effacée. « La Prusse des bureaux et des casernes, dévote au Dieu des armées, obstinée au travail, fière d’elle-même jusqu’à l’orgueil, disciplinée jusqu’à la servitude, est bien celle que Frédéric-Guillaume a enfantée dans la douleur49. »

Entre ce père et le prince royal qui sera Frédéric II, la nature n’a mis que des contrastes. Celui-ci répugne aux grandes fatigues, aux gros vins, à la grosse nourriture, aux grosses gaietés. Il n’a de goût que pour les plaisirs de l’esprit : son intelligence est sollicitée par toutes les curiosités. Les croyances religieuses n’ont fait que glisser sur son âme. Dieu et la religion ne sont bientôt plus pour lui que des termes obligés de phraséologie royale. Il n’a aucune sorte de moralité. A quatorze ans il prévoit la mort ou l’internement de son père, prend ses dispositions, complote avec des ministres étrangers auxquels il fait des confidences que ceux-ci ne veulent pas confier au papier. Il est si dissimulé qu’il cache à tout le monde un certain Frédéric qui est en lui, que son père souhaitait et qu’il eût adoré : l’excellent militaire qui tient son régiment comme pas un colonel. Et dans les qualités et les vices du jeune homme on démêle déjà les éléments qui composeront le caractère du grand Frédéric : le mépris de toute loi, le cynisme et la perfidie, une sensibilité d’humanitaire, toute de tête, et l’inhumanité indispensable aux conducteurs d’hommes50

Guillaume Ier avait entendu, tout jeune, sa mère lui annoncer le désastre d’Iéna par ces mots coupés de larmes : « L’armée n’a pas répondu à l’attente du roi. » Il avait connu toutes les humiliations du temps où, comme a dit Henri Heine, Napoléon n’avait qu’à siffler pour que l’Allemagne n’existât plus. Depuis 1814, il ne quitte pas le rang. Il vieillit en faisant l’exercice. Il a arrêté un plan de réforme allant à doubler exactement les forces de son pays. Devenu roi, il l’exécute en dépit de son Parlement, au péril de sa couronne et de sa vie… Et voici Frédéric III, le prince philosophe instruit dans Kant et dans Schleiermacher, simple, modeste, épris de tranquillité domestique, bon père de famille, époux modèle, vivant avec sa femme dans une harmonie de pensées très nobles et de sentiments très élevés, rêvant ce rêve impossible d’une Allemagne pacifique, témoignant en toutes les occasions de son amour pour la tolérance et la liberté, célébrant la douceur de la paix, de la paix chérie, de la paix d’or, rappelant avec un esprit évangélique les droits de l’idéal et de l’humanité… M. Lavisse a écrit sur le « martyre de Frédéric III » des pages d’une émotion respectueuse. Celles qu’il a écrites lors de l’avènement de Guillaume II, et où il s’essaie à prévoir ce que sera le nouvel empereur, marquent un curieux effort de divination.

A mesure que ces figures s’animent, tout s’explique et tout s’éclaircit. Il n’est intrigue si embrouillée où l’on n’arrive aisément à se reconnaître. Tout le livre sur la jeunesse de Frédéric est un modèle de narration. Comment le contraste des natures faisait du père et du fils deux ennemis-nés. Comment le prince est encouragé par la reine Sophie-Dorothée et par sa sœur aînée Wilhelmine à ne pas aimer son père. Comment la question longtemps pendante du double mariage de Wilhelmine avec le duc de Glocester, et de Frédéric avec la princesse Amélie, contribue à aigrir les rapports de cette étrange famille royale. Comment Frédéric en vient à souhaiter que son père meure devant qu’il soit longtemps. Le complot, l’arrestation, le châtiment, le pardon. Et aussi les influences subies, la trace qu’elles ont laissée dans l’âme du prince, la formation du caractère, l’éclosion du génie… C’est ce qu’on suit à travers ce récit limpide et rapide, avec une sorte d’étonnement d’y voir si clair. M. Lavisse possède à un degré tout à fait éminent ce talent de l’exposition, cet art de la mise en œuvre et de la mise en scène. En sorte que s’il se trouvait par hasard qu’il ne fût pas un historien, il resterait du moins qu’il est un excellent professeur d’histoire.

Du professeur d’histoire M. Lavisse a les qualités les plus précieuses : et il n’a pas le défaut le plus ordinaire, qui est de mal écrire. Les professeurs d’histoire écrivent mal. Ils manient trop de documents, ils consultent trop de manuels, ils fréquentent trop habituellement dans les répertoires et dans les dictionnaires. Ils perdent le sens délicat de la valeur des mots. Encore s’ils se contentaient de laisser parler les faits ! Mais ils se piquent de bien dire. Il est de fausses élégances dont ils se parent indiscrètement. Des métaphores qui n’ont plus cours ailleurs sont assurées de trouver auprès d’eux un accueil sympathique.

J’en emprunte quelques exemples aux livres mêmes de M. Lavisse. Il écrira : « L’Allemagne ne sait pas ses frontières. La draperie de son manteau impérial, soulevée par tous les vents, tantôt étendue, tantôt repliée, flotte au-dessus du Rhin, des Alpes et des fleuves slaves de l’Orient d’Europe. » Et ailleurs : « Des profondeurs de sa conscience sort la Réforme qui aurait pu faire l’unité, mais qui a déchiré le sein maternel par une blessure inguérissable. » De même il est certaines banalités oratoires que ne peuvent guère éviter ceux qui parlent en public. On parlera des « fils d’une démocratie laborieuse » et de l’École normale, « cette pépinière de l’Université », et de « l’arène de la politique européenne ». On dira : « l’Université a besoin d’être bien servie : elle est honorée et enrichie des faveurs des pouvoirs publics ; mais, si elle est à l’honneur, elle est en même temps au péril. » Si je détache ces phrases et ces locutions isolées d’un ensemble de plusieurs volumes, on voit bien quelle est mon intention et que c’est de montrer combien ces taches sont rares dans les écrits de M. Lavisse. D’ordinaire, il écrit bien. Sa phrase est alerte, débarrassée de toute entrave, libre de tout ornement factice. Il trouve toujours le mot simple et le mot juste. Il a le style d’un homme d’action.

III. Essai pour reconstituer les « Universités ».

Et puisque M. Lavisse est surtout un homme d’action, il serait temps de voir en quelles matières s’est exercée son action et à quels résultats elle a abouti. Le plus important, et le moins contestable, c’est l’essai de reconstitution des Universités en France.

M. Lavisse, soit par son séjour en Allemagne, soit par ses études à travers l’histoire, avait été à même de juger des services rendus par l’université allemande. Pour n’en citer qu’un, il avait pu constater que la jeunesse des universités allemandes est en effet une puissance, qu’elle a une tradition, qu’elle a depuis le commencement du siècle rêvé, pensé, voulu l’unité de l’Allemagne51. Il se rappelait ce mot d’un roi de Prusse promettant, au lendemain d’Iéna, de fonder à Berlin une université nouvelle. « Il faut que l’État supplée par les forces intellectuelles aux forces physiques qu’il a perdues. » N’était-ce pas le cas après nos désastres de nous appliquer un remède de ce genre ? Sans doute, il ne s’agissait pas de transporter en France, et tel quel, le système allemand. Les deux races ont des différences nettement tranchées et dont il importe de tenir compte. Du moins pouvait-on acclimater le système. Et il y avait lieu de se souvenir que la France a donné à l’Allemagne, au déclin du moyen âge, le modèle des grandes corporations universitaires, qu’en le reprenant elle ne faisait que reprendre son bien, renouer une tradition et relever une partie de son passé historique. C’est pourquoi il ne craignait pas d’écrire : « Il n’y a peut-être pas d’œuvre française plus urgente que l’achèvement des universités.52 » Est-ce lui, est-ce Albert Dumont ou quelque autre à qui est venue la première idée ? Peu importe. Ce qui est certain, c’est que nul n’a fait plus que lui pour développer cette idée, pour la répandre et pour la populariser.

On sait ce qu’il faut entendre quand on parle du système des universités. Au surplus, M. Lavisse nous on fournira la meilleure et la plus complète définition.

Une université est une école qui enseigne toute la science et qui travaille à l’accroître. Elle est divisée en facultés : droit, médecine, sciences, lettres ; mais elle domine, coordonne et dirige chacun de ces ateliers ; elle communique à tous la force motrice, qui est l’idée même et le culte de la science universelle.

Une université prépare à la vie pratique. Chaque année elle fournit au pays des juristes, des médecins, des professeurs, des chimistes et des physiciens ; mais elle donne à chacun d’eux des lumières générales… Elle fait sentir aux étudiants qu’il est de leur dignité de n’être étrangers à aucune partie du travail intellectuel du siècle où ils sont nés.

Une université, bien qu’elle soit un institut de science universelle, n’est pas cosmopolite ; elle est nationale. Elle honore le pays natal ; elle le sert en augmentant la valeur de l’esprit, source de toutes les valeurs ; elle l’arme pour les luttes économiques ; elle cultive et fortifie le patriotisme.

Les universités d’un même pays ne doivent pas ressembler de point en point les unes aux autres. Pour qu’une université prenne racine à Lyon et à Bordeaux, il faut qu’elle sache qu’il y a des ouvriers à la Croix-Rousse, des vignerons dans le Médoc, et qu’elle s’applique à guérir les maladies du ver-à-soie et de la vigne…

Une université est un domicile de la jeunesse, un rendez-vous avant la dispersion, où l’on goûte le plaisir d’être jeune et d’être ensemble, où l’on chante et rit en même temps qu’on travaille, où l’on se prépare à la vie gaiement, sans pédantisme.

Voilà ce qu’est une université idéale.53

Voici les services qu’on en attend. Ils se ramènent tous à un seul, qui est de réagir contre le mal préparé pendant des siècles, aggravé et poussé à l’état aigu par la Révolution et par l’Empire : à savoir l’excès de centralisation parisienne. On créera des contres nouveaux d’études ; on ranimera sur plusieurs points la vie intellectuelle. On rompra avec cette uniformité, ennemie de toute initiative personnelle et qui est encore aujourd’hui la plaie de notre enseignement, au point que ce mot d’un ministre de Napoléon III n’a pas cessé d’être vrai : « A cette heure, dans telle classe, tous les écoliers de l’Empire expliquent telle page de Virgile. » Dans le système actuel, une Faculté n’est qu’un groupe de fonctionnaires dépendant d’un fonctionnaire en chef qui leur est imposé par les hasards de la politique, tout de même que les préfets dépendent du ministre de l’intérieur, et que les cantoniers dépendent de celui des travaux publics. Une université sera une personne morale, capable d’acquérir, ayant son indépendance, et, comme ils disent, son autonomie. C’est donc, en fait, une reprise sur les attributions de l’État tout-puissant… Aussi a-t-il fait beau voir l’héroïque résistance opposée au projet par l’esprit jacobin. Il a bien senti que c’était lui qui était menacé, et dans une de ses créations les plus parfaites. Cela seul suffirait à prouver l’utilité, à établir la légitimité du système nouveau.

Les effets d’ailleurs s’en feront-ils sentir réellement ? Ou n’est-il pas probable plutôt que la réforme ne sera pendant longtemps qu’illusoire ? On peut le craindre. La vie provinciale n’existe plus guère en France : elle tendra de plus en plus à disparaître dans une France sillonnée par les chemins de fer. Or, la prospérité des groupes universitaires se mesurera à l’intensité de la vie provinciale. D’autre part, tant que les universités n’auront le droit ni de voter leur budget, ni de payer leurs professeurs, ni d’arrêter elles-mêmes leurs programmes, il est clair qu’elles auront beau exister de nom, elles n’auront aucune existence effective. Mais on sait de reste que les efforts doivent être lents et pénibles, qui ira à nous affranchir de la tyrannie de l’État.

IV. Son action sur la jeunesse.

M. Lavisse exprimait un jour ce souhait : « Si je savais un lieu où les jeunes gens se réunissent, j’irais, car j’ai bien des choses à leur dire.54 » Ce souhait a été rempli. Les étudiants de Paris se sont formés en Association. Et l’Association a élu un domicile. Et M. Lavisse a été chez les jeunes gens. Et il leur a dit bien des choses.

Cette partie de l’œuvre de M. Lavisse est celle qui l’a fait le plus connaître, et l’a rendu populaire ; c’est celle aussi qui a soulevé le plus de critiques. On a dit, non sans aigreur : « A quoi bon ce grand étalage de sa personne, et ce déploiement d’activité, et ce vain bruit de paroles ? M. Lavisse se multiplie dans Paris ; il se transporte on province ; il va à l’étranger : il voyage. A qui servent ces allocutions qui ressemblent à des boniments, et ces harangues qui rendent comme un son de réclame ? Peut-être servent-elles à quelqu’un, mais ce n’est pas aux étudiants. De bonne foi, M. Lavisse peut-il croire à l’efficacité des toasts patriotiques pour régénérer un peuple ? Pense-t-il qu’il travaille à former l’âme de la jeunesse par ces exhortations empreintes, comme c’est la loi du genre, à la fois d’emphase et de bonhomie ? Et ne voit-il pas quel est l’effet le moins douteux de cette belle prédication ? C’est d’entretenir chez les jeunes gens l’illusion de leur importance, et de développer chez eux cette manie cabotine qui est l’une des plaies de notre temps. Il faut entendre avec quelle gravité il relate les moindres épisodes de leur vie corporative. Aux fêtes de Bologne, les étudiants réunis adressent un télégramme à l’empereur d’Allemagne qui se meurt. Les délégués des étudiants français ont signé, mais à condition qu’un autre télégramme fût aussitôt expédié à l’adresse de M. Carnot. Une autre fois, pendant les fêtes de notre Exposition, les étudiants de tous les pays et de toutes les langues banquettent à Meudon, dans une intimité où se fondent les différences des races et s’oublient les rancunes des peuples. A qui M. Lavisse fera-t-il croire, sauf à des auditeurs de vingt ans, que ces choses intéressent la paix de l’Europe ? Mais rien de ce que font les étudiants ne lui semble sans grâce et sans prix. S’ils forment des compagnies de gymnastes, il se réjouit : il s’attendrit s’ils organisent des équipes de canotiers. Au temps du boulangisme, des monômes sillonnent les rues du quartier latin ; M. Lavisse dépose une couronne sur l’autel de la Liberté. Les étudiants se coiffent du béret et y ajoutent quelques insignes : M. Lavisse les félicite de s’être « composé une physionomie, ce qui est un art difficile ». On sait de reste que cette mode fut de courte durée, les étudiants, lorsqu’ils se virent passer, avec la physionomie qu’ils venaient de se composer, n’ayant pu se regarder sans rire. Convient-il de faire attention à ces enfantillages ?

« Convient-il d’enfler la voix et de prêter une signification qu’elles n’ont pas aux fantaisies d’une jeunesse qui s’ébat ? »

… Ce sont là railleries faciles, dépourvues d’ailleurs de tout agrément. Mais c’est notre malheur que nous réservons les trésors de notre ironie pour toutes les tentatives généreuses. Aussi bien les sourires de quelques dédaigneux n’importent guère. Il suffit que la jeunesse ait répondu à l’appel qui lui était fait, et qu’elle ait compris où sont ses véritables intérêts…

M. Lavisse a été frappé de ce fait : c’est que la jeunesse, au sortir du collège, est « moralement abandonnée ». Ce qui le prouve bien, c’est qu’on voit aujourd’hui les meilleurs d’entre les jeunes gens se porter avec une sorte d’enthousiasme vers tous ceux, quels qu’ils soient, qui leur promettent une direction morale et qui les entretiennent des choses de la vie Cette jeunesse demande à être renseignée, éclairée, dirigée. Et, quand elle le demande, elle ne fait que réclamer ce qui lui est dû. Car il y a une solidarité entre les générations, et chacune a des devoirs envers celle qui la suit. Elle doit lui faire part de son expérience, afin de lui épargner, s’il se peut, les fautes qu’elle-même a commises et les erreurs dont elle a été victime. Or, peut-être ces devoirs n’ont-ils jamais été plus impérieux qu’aujourd’hui. On ne saurait trop le redire : les hommes qui ont atteint leur maturité à l’époque du second Empire ont été de grands coupables. Par leur légèreté et leur insouciance, ils ont été cause que la génération qui les a suivis, celle des hommes qui ont aujourd’hui entre trente et quarante ans, a été une génération sacrifiée. Il ne nous ont légué ni une idée morale, ni une règle de conduite, ni un principe de vie. Ils n’en avaient pas. Ils ne s’étaient pas souciés d’en avoir. Nous avons erré sans guide dans l’obscurité. Nous avons cherché dans l’angoisse et dans la douleur. Nous devons à nous-mêmes de faire que ceux qui atteignent aujourd’hui l’âge d’homme soient plus heureux que nous parce qu’ils seront meilleurs et qu’ils auront été élevés plus sérieusement…

Mais ceux-là surtout ne sauraient se soustraire à ce devoir, que leur métier et leurs obligations professionnelles mettent en de constants rapports avec la jeunesse. « Tous les professeurs doivent concourir à l’éducation de l’intelligence et de la volonté. Ceux qui croiraient qu’ils ont à enseigner la grammaire simplement et que la plus grave question du jour est de décider si l’étude du latin doit commencer en sixième ou en septième se sont trompés dans le choix de leur vocation. Le service public dans l’Université requiert d’autres aptitudes que dans les administrations des postes et télégraphes ou des contributions directes et indirectes qui n’ont pas charge d’âmes.55 » C’est pour être entièrement un professeur, que M. Lavisse a voulu être aussi un éducateur.

Que si on recherche maintenant quels sont les principes actifs de sa prédication, voici à peu près ce qu’on trouvera. M. Lavisse croit que l’association est par elle-même bienfaisante : il recommande aux jeunes gens de se grouper, de vivre en communion les uns avec les autres, et de resserrer les liens de solidarité, attendu que le progrès des théories égoïstes est un des plus graves dangers de l’heure présente. Il met ses auditeurs en garde contre le découragement. Nous avons coutume, en France, d’être les pires détracteurs de nous-mêmes, nous ne parlons de rien tant que de nos misères et de nos ruines, et nous n’annonçons aucun événement avec plus de hâte que notre mort prochaine. La France est plus forte qu’on ne le dit et qu’elle ne le croit elle-même. Elle est très divisée et les partis y mènent grand bruit. Ceux qui vivent dans ce tapage s’indignent et s’alarment. « Ils ne savent pas que les crises révolutionnaires profondes durent longtemps, et qu’un siècle ne suffit pas pour qu’un pays, après avoir rompu avec tous les pouvoirs qui réglaient sa vie, trouve des conditions nouvelles d’existence.56 » Certes, les circonstances sont graves, la situation est grosse de difficultés. Mais le seul sentiment qu’elle comporte, c’est une mélancolie virile. Il n’y a pas lieu de désespérer de l’avenir, mais il faut l’attendre avec résolution, et il faut plus encore le préparer par un grand effort d’activité personnelle. Solidarité, confiance dans les destinées du pays, effort en commun en vue de l’avenir, c’est de quoi se compose le patriotisme. Or, on ne voit pas pourquoi les orateurs de réunions publiques, les ministres en tournée, les candidats aux élections et tous les bateleurs auraient le privilège exclusif d’en parler. L’historien qui sait au prix de combien de luttes et de combien de sacrifices et par quelles séries de transformations et de progrès laborieux s’est faite la patrie a plus de droits qu’aucun autre pour la recommander aux âmes françaises.

De tels conseils partent d’un esprit élevé, qui est en même temps un esprit pratique et précis. Il est bon que la jeunesse les entende. Suffiront-ils d’ailleurs à lui rendre la confiance en soi et l’énergie dont on se plaint qu’elle manque ? Mais il n’est que de faire son devoir. A l’heure indécise où nous vivons, on présence de la détresse morale qui est un des signes les plus caractéristiques de notre époque, ceux-là font bien qui, avec les moyens d’action dont ils disposent, se portent au secours de ceux qui viennent après eux et pour qui les temps seront durs. M. Lavisse aura, pour sa part d’homme, et quel que doive être le succès, tâché à une œuvre où toutes les bonnes volontés sont précieuses et les excès de zèle eux-mêmes sont méritoires.

Notes sur les prédicateurs57

I. — Pendant l’Avent

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Comme il y a pour l’Avent plus d’un demi-cent de prédicateurs dans les paroisses de Paris, il était nécessaire de faire d’abord un choix. Je me suis adressé à un prêtre, homme des plus distingués et qui m’honore de son amitié. Il a bien voulu, afin de me rendre service, manquer à la charité chrétienne et rayer sur la liste des prédicateurs les noms de ceux « qui ne comptent pas ». A la fin cela a fait beaucoup de ratures. Puis, comme je lui demandais quelques renseignements généraux, il m’a tenu à peu près ce discours.

« On dit beaucoup de mal de la prédication d’aujourd’hui ; on en dit surtout parmi ceux qui ne vont guère au sermon. Pour ma part, — et vous voudrez bien croire que j’en parle en toute indépendance, — je ne suis pas persuadé qu’elle soit sensiblement inférieure à ce qu’elle a été jadis. On cite toujours le dix-septième siècle, qui fut une époque privilégiée. Rappelez-vous pourtant en quels termes Fénelon, La Bruyère et tous les gens de goût déploraient la faiblesse de l’éloquence sacrée au temps de Bossuet et de Bourdaloue ! De la prédication au dix-huitième siècle, il vaut mieux ne rien dire. Pour ce qui est de celle de la première moitié de ce siècle, on a coutume de la résumer dans un grand nom. Mais relisez quelques-uns des discours les plus fameux de Lacordaire, et demandez-vous quel effort ils produisent sur le lecteur d’aujourd’hui. C’est la tendance ordinaire de rabaisser l’époque présente. On vante de même le temps de Guizot et de Berryer, de Lamartine, de Balzac et de George Sand ; et c’est vous qui m’avez dit qu’on rencontre des amateurs de théâtre qui ne sont pas encore consolés de la mort de Talma et de celle de Frédérick Lemaître. On assure que nous sommes bien dégénérés. Qui sait si plus tard, et jugeant avec le recul nécessaire, la postérité ne sera pas pour nous moins sévère que nous-mêmes…

« Ce qu’il faut reconnaître, c’est que les conditions actuelles sont pour nous particulièrement difficiles. Les auditoires ont les orateurs qu’ils méritent ; même ce sont eux en partie qui font les orateurs. Mais nous ne savons pas à qui nous parlons. Des laïques d’une rare puissance d’esprit se sont donné pour mission d’interroger l’âme contemporaine. Vous savez quelles réponses ils ont rapportées, et qu’elles sont toutes différentes. Nous sommes dans une incertitude toute pareille. Quelles dispositions apportent ceux qui viennent nous entendre ? Que leur reste-t-il des premiers enseignements reçus dans les années d’enfance ? Et, si l’esprit du siècle les en a détournés, en quel sens les a-t-il inclinés ? Faut-il leur parler du dogme, au risque de les mettre en fuite ? Ou des questions sociales, au risque d’y paraître incompétents ? La chaire doit-elle se faire, comme on dit, « moderne » ? On nous cite l’exemple du clergé américain. Mais c’est à des Français que nous nous adressons. Ils nous prêtent une heure d’attention. Comment frapper en passant, attacher en une fois et retenir pour toujours ces imaginations mobiles que tant d’autres soins nous disputent ?

« Et pourtant il se fait dans la prédication un mouvement, encore incertain peut-être peu sensible, mais qu’il convient de ne pas méconnaître. Certaines pratiques surannées sont tout à fait délaissées. Je me souviens d’avoir entendu dans ma jeunesse un prédicateur renommé. Il commençait par disposer sur le rebord de la chaire trois mouchoirs, un pour se moucher, un pour cracher, le troisième pour s’éponger le front. Après quoi il récitait un sermon, et je crois même qu’il le lisait. L’antique division en trois points n’est plus en usage, sauf pourtant chez les jésuites. On s’efforce maintenant de venir droit au fait, sans s’attarder aux longueurs de l’exorde, des divisions et des préparations. De même on est en garde contre certains moyens oratoires s’adressant uniquement à la sensibilité et destinés à produire l’émotion par la surprise. C’est à l’esprit qu’on s’adresse de préférence. On voudrait convaincre par la force du raisonnement plutôt encore que toucher. Tout cela marque un retour très réel à la simplicité.

« Au surplus, allez entendre quelques-uns de nos orateurs. Dites ce que vous en pensez, en toute franchise, mais en vous souvenant aussi que ceux-là même qui vous sembleront le moins évangéliques ne parlent qu’avec le désir le plus sincère de faire du bien… »

C’est ce que je n’aurai garde d’oublier.

A ceux qui seraient désireux de goûter un bel effet de contraste, je recommande de renouveler l’épreuve que j’ai faite : c’est d’aller le dimanche matin entendre M. l’abbé de Broglie à la chapelle des Carmes, et le même dimanche, après-midi, le R.P. Ollivier à Sainte-Clotilde. L’antithèse est complète aussi bien entre les orateurs qu’entre leurs publics.

M. l’abbé de Broglie est un des hommes éminents du clergé d’aujourd’hui. Il n’en est, d’ailleurs, pas un autre qui soit plus modeste et d’une plus chrétienne candeur. Une intelligence ouverte, avec l’âme d’un saint, il n’est pas, à proprement parler, un orateur. Tous les moyens extérieurs lui font défaut. L’organe est faible. La prononciation est défectueuse. Le débit précipité se perd par instants dans un fâcheux bredouillement. Nul souci de la forme. Un langage qui ne vise qu’à être clair. Une conférence qui serait presque une causerie… M. l’abbé de Broglie traite de la Prédication de l’Évangile dans la primitive Église. Il nous montre les difficultés qu’il a fallu surmonter pour répandre l’Évangile tant parmi les juifs que dans la société païenne qui tenait les juifs en le plus complet mépris. Il rappelle le miracle du jour de la Pentecôte. Il fait le tableau de la primitive Église et de ses vertus. On suit sans peine cet exposé lucide et simple… Dans la chapelle étroite et nue, un auditoire peu nombreux ; auditoire d’élite, recueilli et grave, composé de personnes appartenant toutes à un même monde, à celui qu’on appelle « le monde du Correspondant », toutes personnes profondément croyants et d’habitudes pieuses. Cet auditoire n’est certes pas étranger aux choses du culte, ni à l’histoire elle-même du dogme. C’est pourquoi je me demande s’il ne serait pas en droit d’exiger de l’orateur autre chose que le récit qu’il vient d’entendre et d’où ceux-là seuls pourraient tirer profit qui sont peu instruits de leur religion.

A Sainte Clotilde, paroisse chic, une foule élégante et bruyante. Il y a même des hommes, car le Père Ollivier a la réputation d’agrémenter la parole sacrée d’anecdotes scabreuses. La mère n’y peut mener sa fille, ou parfois elle est obligée de la faire sortir, comme celle qui, l’an dernier lança le fameux : « Sortons, Marguerite ! » Le mot fit fortune à la manière d’un mot de boulevard ou d’un refrain de café-concert. Le Père en veut aux mondains et aux mondaines pareillement. Il fait de leur société et de leur vie des tableaux réalistes. Il frappe comme un sourd. Il ne craint ni l’invective, ni la plaisanterie, ni le grotesque. On va donc au Père Ollivier, comme on allait en Bourdaloue, pour les portraits. On en goûte l’attrait de scandale pour le cas où on n’en retirerait pas un égal profit d’édification. A ce point de vue, les auditeurs de dimanche dernier ont été déçus. Le Père avait une belle occasion de s’espacer sur les vices du temps, ayant pris pour sujet : la Faute. Il s’est borné à exposer théoriquement comment s’explique la possibilité de la faute. Il a montré qu’elle est une conséquence de la liberté et la condition elle-même du mérite. C’est ce qu’on appelle en philosophie la question du mal moral. Les arguments donnés par le Père ne diffèrent pas sensiblement de ceux que me donnait jadis, au collège, mon professeur de philosophie, qui les tirait d’un cours que lui avait fait autrefois M. Jules Simon, qui lui-même les avait empruntés à Cousin. Au surplus, le P. Ollivier possède à un rare degré ce qu’on est convenu d’appeler les dons de l’orateur. La figure est expressive, le geste ample soulève noblement la robe de dominicain, la voix est forte, admirablement timbrée, avec, par instants, des passages de douceur, et, plus souvent, des intonations mélodramatiques. Dans ses bons jours et quand il se surveille, le P. Ollivier est un véritable orateur.

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A Saint-Sulpice prêche le R. P. Vallée. C’est un orateur. La voix est bien timbrée. La parole jaillit abondante en des phrases larges, sonores et imagées. D’ailleurs, le Père ne discipline pas assez cette éloquence ardente. Il se laisse emporter. La fatigue vient. Après les grands élans de tout à l’heure, la voix faiblit, semble s’éteindre. Tels passages, murmurés presque, se perdent sous la voûte de la haute église.

Le P. Vallée prêche sur la Souffrance, et commente la parole de Jésus : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés ! » Il trace un tableau de l’universelle misère humaine. Il raille l’élégant pessimisme des dilettantes. Il magnifie saint Louis dans un développement qui ressemble à une digression… Le P. Vallée est théologien et métaphysicien. Sans doute il repousse avec dédain plutôt qu’il ne réfute les théories des stoïciens et des pessimistes sur la douleur et sur le mal ; et peut-être les intéressés trouveraient-ils que leurs doctrines valent mieux que cela. Mais il explique de façon fort savante que la souffrance doit être acceptée comme l’expiation de la faute, et qu’en l’acceptant nous rachetons non seulement nos péchés, mais ceux de nos semblables, suivant l’exemple donné sur le Golgotha… La démonstration est forte et elle aura porté ses fruits ; surtout si elle a été tout à fait saisi et bien comprise et si elle n’a pas dépassé parfois auditoire.

A Saint-Ambroise, c’est un jeune prêtre à l’esprit orné. M. l’abbé Vignot fut en son temps un brillant élève de l’Université, lauréat des Concours généraux. Ses études achevées, il fit son droit ; puis il entra dans les Ordres, fut attaché à l’École Fénelon, y vécut au milieu des jeunes gens. Comme il était jeune et qu’il venait du monde, il se trouva tout de suite en sympathie avec eux. Il sut leur parler. Il s’informa exactement de l’état de leurs âmes et des courants d’idées qui les sollicitaient. Il mit la psychologie au service de la religion, au même temps où d’autres la faisaient entrer dans le roman. Il eut sur un cercle choisi une influence réelle.

… Justement c’était la fête d’Ambroise qui, au cours de sa vie mortelle, fut un grand saint et un évêque des plus énergiques. M. l’abbé Vignot entretient les paroissiens de Saint-Ambroise des mérites de leur patron, et il en prend texte pour tracer le devoir du prêtre d’aujourd’hui : c’est de protéger ceux dont la garde spirituelle lui a été confiée, dans leur foi d’abord, dans leur vertu ensuite, et de s’opposer à toutes les entreprises faites pour violenter les consciences.

M. l’abbé Vignot dit des choses excellentes parmi lesquelles il en est même de très fines. Il montre que la situation ne serait pas encore trop affligeante si l’on n’avait à combattre l’erreur que chez les impies et le mal que chez les méchants. Hélas ! portée par tous les souffles du siècle, l’erreur s’insinue jusque dans les âmes croyantes ; et les honnêtes gens quand ils déclarent la guerre à l’esprit du mal n’ont pas besoin d’aller chercher très loin leur ennemi, car ils le sentent qui habile en eux. Et c’est cela qui est douloureux… M. l’abbé Vignot improvise. La parolo est distinguée, le geste mesquin, l’homme à peu près dépourvu de tous les moyens extérieurs.

Je regarde les personnes qui m’entourent. Ce sont de petites bourgeoises du quartier, d’un quartier lointain en haut du boulevard Voltaire. Elles ont l’air résigné et morne. La médiocrité où elles vivent leur donne cette physionomie sans expression. Car elles vivent étroitement, attentives au gain de chaque jour et soucieuses de le ménager. Elles passent ainsi, sans liberté et sans joie, une existence monotone que continueront leurs filles. Celles-ci semblent tristes déjà. Mères et filles, j’imagine qu’elles se soucient peu de celui qui fut saint Ambroise. Mais la vie, d’après l’épreuve qu’elles en font, doit leur paraître assez bizarre et insuffisamment compréhensible, si elles y réfléchissent. Et peut-être qu’à de certaines heures elles réfléchissent…

A Saint-Éloi, tout là-bas, dans les faubourgs qui s’étendent derrière la gare de Lyon, nous sommes chez les pauvres. Pauvre église, construite en bois, et dont on dirait plutôt une grange. Le P. Le Moigne prêche chaque soir. La nef est réservée aux hommes, contremaîtres, ouvriers, journaliers. Sur les bas-côtés, des femmes et des jeunes filles en « cheveux » ; quelques-unes ont noué sur leur tête un fichu ou portent une capeline de laine. Le pas des arrivants fait sur les dalles un bruit sec de sabots. Par instants on entend pleurer des marmots que les mères tiennent sur leurs genoux, les ayant emmenés afin de ne pas les laisser dans la maison seule. C’est le peuple, ce peuple devant lequel nous autres bourgeois nous éprouvons d’abord, à notre honte, un peu d’étonnement. L’église est pleine ; c’est donc qu’il y a dans cette population misérable des hommes et des femmes pour préférer, le soir après la journée laborieuse, l’église au cabaret.

Le P. le Moigne est celui-là même à qui naguère on lança des chaises dans l’église Saint-Merry parce qu’il avait fait de la politique en chaire. C’est un gros homme, avec une face toute ronde et des yeux en vrille. Il parle du rôle du père de famille. Le père est un roi et un pontife. Il gouverne et il bénit. Mais si ses droits sont étendus, ses devoirs ne sont pas moindres. Il doit le bon conseil et le bon exemple… Le Père s’efforce visiblement de se mettre à la portée de son auditoire et de donner à sa parole un caractère pratique. Il y réussit. Il ne manque à son éloquence, pour être tout à fait efficace, qu’un je ne sais quoi : quelque chose de plus pénétrant ou de plus touchant.

Cependant une musique éclate. La fanfare du patronage des Enfants de Marie se livre à des débauches d’harmonie. On dirait la musique des chevaux de bois sur quelque place de fête. Je me souviens des pieux auditoires de jadis pour qui l’office était cela vraiment : une fête, et l’église l’unique lieu de récréation…

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Je ne prolongerai pas une énumération qui deviendrait bien vite fastidieuse. Il n’y a pas tant de différence d’un prédicateur à un autre. Et toute mon ambition ne va qu’à présenter sur le sujet quelques remarques.

D’abord il serait inexact de dire qu’aujourd’hui les prédicateurs n’ont plus de succès. Ils en ont, au contraire, ou du moins quelques-uns d’entre eux. Ils ont du succès, — et du plus mondain. Ils réussissent par les mêmes moyens qui servent aux conférenciers et aux gens de théâtre. Ils font de beaux gestes, de beaux mouvements et de belles périodes. On a recours pour les louer, après les avoir entendus, aux mêmes termes qui sont usités dans des enceintes profanes. On les loue d’avoir infiniment de talent… Et c’est bien pourquoi leur parole est si souvent inefficace..

C’est en faisant précisément le contraire que les prédicateurs rempliraient leur mission. J’aperçois, pour ma part, deux moyens qu’ils auraient de faire œuvre utile. Et il y en a évidemment beaucoup d’autres.

Il y a place aujourd’hui, d’abord, pour une prédication « savante ». C’est pour des raisons intellectuelles que beaucoup d’hommes instruits perdent la foi. Des objections faites au nom de la raison leur ont paru très fortes, soit qu’elles fussent tirées des modernes doctrines scientifiques, soit qu’on les fit porter sur quelque difficulté des textes sacrés. Ceux-là, on peut en être sûr, ne viendront écouter le prédicateur que s’ils espèrent qu’il les aidera à réfuter ces objections auxquelles ils n’ont pas trouvé la réponse. Mais, hélas ! pour tout ce qui touche à ces questions de science, d’histoire, de philosophie, des prédicateurs renommés sont au-dessous d’un professeur de lycée très ordinaire… Que le prédicateur apporte en chaire les questions qui se posent aux intelligences d’aujourd’hui ! Qu’il les discute bravement sans craindre ni l’aridité des sujets, ni la hardiesse des méthodes ! De la sorte il écartera sans doute les indifférents et il inquiétera les timides ; mais il s’agit bien de ceux-là ! et le moment est bien choisi pour être timide ! Il s’agit pour l’Église de grouper les forts, de ramener les uns et de ne pas laisser les autres se disperser. La pensée humaine est sans cesse en mouvement, et, dans l’ordre scientifique, on peut dire qu’elle est sans cesse en progrès. Ce progrès, on ne peut l’arrêter, et il ne sert de rien de le nier. Mais ceux-là surtout ne doivent pas en avoir peur, qui sont assurés de posséder la vérité. Cette vérité que l’Église possède doit être assez large pour contenir tous les fragments de vérité que découvre à mesure le lent travail de la pensée. Ou, encore, elle doit être comme le centre autour duquel toutes les vérités partielles viennent prendre peu à peu leur place naturelle. La prédication peut donc être accueillante à la pensée moderne. Au surplus, elle ne saurait se tenir en dehors du mouvement des idées, si peut-être même elle ne manque à sa tâche en manquant à être un facteur de ce mouvement.

A côté de cette prédication il y aurait place pour une autre qui serait toute simple. Celle-ci ne traiterait que des questions de morale. Elle résoudrait suivant l’esprit de l’Évangile les difficultés que rencontrent les hommes d’aujourd’hui dans l’accomplissement du devoir. Elle serait telle qu’est la prédication des curés de campagne, quand ceux-ci ne s’efforcent pas de rivaliser d’éloquence avec les curés des villes. Elle ne serait pas la moins utile. Elle s’adresserait à tous les humbles. Elle en toucherait beaucoup aussi parmi les docteurs et parmi les blasés, parmi tous ceux qui lassés des efforts d’une recherche toujours limitée, s’aperçoivent que tout ce que homme peut faire avec les ressources de son entendement, c’est de se heurter tôt ou tard aux bornes qu’il ne franchira pas. Ils se résolvent donc sans trop de peine à accepter tout de suite le mystère auquel en dépit de tout il leur faudra aboutir. Par-dessus l’esprit qui raisonne et l’intelligence qui comprend, ils estiment la bonté qui s’humilie et la douceur de cœur.

Pour arriver à cet avènement d’une prédication qui serait efficace, ce qu’il faudrait avant tout, c’est offrir aux futurs prédicateurs des moyens de préparation dont ils sont aujourd’hui totalement dépourvus. A vrai dire, la préparation n’existe que chez les dominicains ; et, si l’on on juge par les résultats, elle s’y fait suivant des méthodes déplorables. A Saint-Sulpice, la préparation est nulle. Songez que les cours continuent de s’y faire en latin ! On y passe six années à faire, dans le latin le plus barbare, de la philosophie ou de la théologie la plus archaïque. Saint Thomas, à moins que ce ne fût saint Bonaventure, pourrait revenir aujourd’hui et entrer dans l’École : il y trouverait la discussion au même point où il l’avait laissée. Une ignorance absolue des questions soulevées pendant ce siècle. Un luxe d’arguments contre les Ariens, les Eutychiens et les Montanistes. Pour ce qui est proprement de l’étude de la prédication, le futur orateur, dans les années de séminaire, prononce un sermon ; il l’a préparé pendant les mois de vacances ; il l’a écrit d’un bout à l’autre ; il le récite sans avoir le droit de rien changer au manuscrit ; il le récite pendant le repas, au réfectoire, et tâche de dominer le bruit des fourchettes…

Cet état de choses préoccupe les membres les plus éclairés du clergé catholique. Il alarme tous les jeunes prêtres. Car ces pratiques, ils ne le sentent que trop, peuvent bien s’accommoder avec la nonchalance de ceux qui, paisiblement, laissent s’en aller une à une, vers tous les dangers, toutes les brebis du troupeau. Elles ne s’accordent guère avec le désir d’apostolat qui est au cœur de plusieurs. Ceux-là comprennent que l’Église n’a le droit de dénoncer l’esprit du siècle qu’afin de le diriger, et de signaler l’indifférence des fidèles qu’afin de la secouer. C’est d’un mouvement intérieur de réforme dans la prédication qu’il faut tout attendre. Là, plus encore qu’ailleurs, c’est la foi qui fait tout. Et les temps ne sont pas si mauvais que la foi ne puisse encore soulever des montagnes. Ou plutôt les temps sont si durs qu’il devient urgent que la foi se remette à faire des miracles.

II. — Pendant le Carême
Mgr d’Hulst

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Il n’y a pas, dans le clergé d’aujourd’hui, de figure plus intéressante que celle du prédicateur de Notre-Dame. Vicaire général, recteur de l’Université catholique, écrivain, orateur et même député, Mgr d’Hulst se dépense en une prodigieuse activité. Son influence est grande et s’exerce dans le meilleur sens. Il a une juste notion des difficultés et des besoins de l’heure présente. Il est hardi. S’il s’est fait en ces derniers temps quelque progrès d’idées dans l’Église de France, c’est à lui qu’on le doit.

On a tracé maintes fois le portrait de l’homme. Je ne le recommencerai pas. Je me borne à signaler une erreur que commettent uniformément tous ses portraitistes. Car ils parlent tous de l’abord peu sympathique, de la froideur d’aspect, de la sécheresse de manières, et de la hauteur d’aristocrate de M. de Hauteroche d’Hulst et aussi de ses dédains faciles, de son ironie toujours prête, de son esprit acéré. Ce qu’ils ne disent pas, c’est que nul prêtre n’a davantage l’âme sacerdotale. D’une race énergique et violente, Mgr d’Hulst a dû faire effort pour réaliser en lui cet idéal d’humilité et de charité sans lequel toutes les autres vertus ne sont rien. Il y est arrivé. Il est bon. Il est tendre et compatissant pour les humbles. Il ne s’est jamais refusé à aucun des petits et des souffrants. Il lui est arrivé fréquemment, au milieu d’occupations multiples et de préoccupations graves, de se reprendre afin d’écrire, toutes affaires cessantes, dix pages d’exhortations et de conseils à une âme tourmentée. Il est indulgent au pécheur. Les occasions lui ont été amplement fournies de montrer comme il sait pratiquer le pardon des injures. Quelques-uns trouvent même qu’ici trop est trop. C’est entre ecclésiastiques une opinion courante que, pour mériter la faveur de Mgr d’Hulst il faut ou avoir commis une faute ou l’avoir insulté gravement. Les imprudences qu’on a pu lui reprocher proviennent chez lui d’excès de zèle évangélique. On est sûr de l’atteindre chaque fois qu’on s’adresse à son âme de prêtre. Même on arrive à le duper.

Mgr d’Hulst a consacré toute sa vie à une œuvre, qui est une grande œuvre : c’est ce qu’on appelle vulgairement la réconciliation de la science et de la foi. L’expression est impropre, mais on entend assez bien de quoi il s’agit : c’est d’établir qu’il n’y a pas incompatibilité entre le dogme et le développement de l’esprit moderne. Je pense qu’il n’y a pas pour un docteur de l’Église de question plus importante, d’un intérêt à la fois plus général et plus actuel, si d’ailleurs il n’en est pas de plus difficile. — Mgr d’Hulst apporte à sa tâche une intelligence ouverte, curieuse du mouvement des esprits, et un savoir étendu. Il a fait de solides études universitaires ; il a des clartés de tout, une lecture variée, un remarquable pouvoir d’assimilation. Il est très renseigné, plus d’ailleurs pour ce qui touche à la philosophie que pour les questions de critique et d’histoire. Et cette œuvre qui lui a semblé nécessaire et pressante, il l’a voulue avec une énergie qui ne cède devant aucune résistance. Il l’a voulue en dépit de toutes les mauvaises volontés qu’il a trouvées autour de lui et tout près de lui, malgré un clergé ignorant, malgré les sulpiciens partisans de ce qu’ils appellent une éducation moyenne, malgré les jésuites qui le détestent et l’attaquent au nom d’une prétendue orthodoxie qui n’est que leur orthodoxie58. Il a en plusieurs circonstances, couvert de son autorité des écrivains dont les idées étaient considérées comme avancées. Au besoin il a, pour les défendre, compromis cette autorité.

C’est d’abord par la fondation de l’Institut catholique que Mgr d’Hulst a essayé de mener à bien cette œuvre intellectuelle. Il a rendu par là un service incontestable. L’Institut catholique groupe de jeunes prêtres et des laïques : il les met en contact, comme il arrive dans les Universités allemandes pour le clergé et le monde savant. Il a contribué à relever dans le clergé le niveau des études59 — C’est ensuite par la prédication de Notre-dame.

Mgr d’Hulst a parfaitement compris quel doit être l’objet de ces conférences. Elles ne doivent pas s’adresser au monde dévot, public habituel des prédicateurs de paroisses. Ceux qu’il s’agit de grouper autour de la chaire de Notre Dame, ce sont les hommes qui, sans être hostiles peut-être à l’Église, se donnent pourtant en dehors d’elle. Il faut conquérir ou ramener les esprits réfléchis, les hommes d’étude, tous ceux qui, peu accessibles aux surprises du sentiment, ne se laissent convaincre que par les idées et vont loyalement à la recherche de la vérité. Mgr d’Hulst est le conférencier qui peut leur parler. Les défauts qu’on lui reproche sont pour eux sans importance. Ils ne lui demandent pas ce qu’on est convenu d’appeler l’éloquence et qui n’est souvent que la rhétorique. Ils ne s’inquiètent pas si la parole pourrait être plus chaude, et une imagination colorée les mettrait en défiance. Ils savent gré à Mgr d’Hulst de la méthode qu’il a adoptée : elle consiste à étudier les grands problèmes qui sont de tous les temps, et à exposer en les discutant les solutions qu’y apportent les philosophies d’une part et la religion d’autre part. Ils ne lui demandent ni d’être plus actuel, ni surtout d’être plus « vibrant ». Les reproches qu’ils seraient tentés de lui adresser sont d’une autre nature. D’abord Mgr D’Hulst ne s’est pas suffisamment débarrassé de son éducation scolastique. Il croit encore aux argumentations en forme, et s’y intéresse. Il est vrai qu’on l’accuse à Rome d’être trop cartésien. Le pape Léon XIII, qui est, sur tant de questions, le grand penseur que l’on sait, a par ailleurs, comme cela est naturel, des idées de vieux théologien italien. Et donc il fit reproche à Mgr d’Hulst de ce dangereux cartésianisme et, avec une extrême vivacité, il le somma de l’abjurer, avec une vivacité telle, m’assure-t-on, que, joignant le geste à la parole, Notre Saint Père frappait du poing sur la table… Ensuite, si Mgr d’Hulst aborde franchement toutes les questions, il est rare qu’il aille jusqu’au fond. On n’est qu’à moitié satisfait. On attendait quelque chose de plus. Il semble bien qu’il ne tienne qu’à Mgr d’Hulst de le donner. Il n’y faudrait qu’un peu plus de temps, plus d’étude, une préparation plus approfondie. Il suffirait que le prédicateur de Notre Dame, au lieu de diviser son activité entre tant de soins qui ne sont pas tous de même valeur, consacrât tout l’effort de sa belle intelligence à faire de ces conférences l’exemplaire achevé de ce que peut être aujourd’hui, dans sa plus haute expression, l’enseignement de l’Église.

Les Dominicains

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Je me proposais dimanche dernier d’entendre le R. P. Feuillette. J’en ai été empêché. J’allais donc me trouver dans un grand embarras quand je me souvins fort à propos que mon admirable amie, Mme T…, est justement une paroissienne de Sainte-Clotilde. C’est une femme d’un rare mérite, d’une piété sincère, d’une charité inépuisable, et beaucoup moins frivole qu’elle n’en a l’air. Très intelligente et s’étant plu de tout temps à s’entourer d’écrivains et d’artistes, elle juge bien des choses de l’esprit. Elle a, en outre, dans ses jugements, ce je ne sais quoi de spontané qui nous manque à nous autres gens de métier. Au seuil de la vieillesse, elle a gardé une vivacité d’impressions, une chaleur d’enthousiasme sur laquelle de plus intimes que moi se permettent parfois de la taquiner. C’est pourquoi il m’a semblé que je pouvais m’en remettre à son appréciation. Dès que je me fus expliqué : « Quel dommage, fit-elle, que vous ne m’ayez pas avertie plus tôt ! Je vous aurais fait rencontrer avec le Pèro. Il vous eût témoigné, j’en suis sûre, une extrême bienveillance. Il n’a pas pour les journalistes l’horreur que professe à leur égard votre maître, M. Brunetière. La charité chrétienne le lui interdit… »

Je vous ferai grâce de mes répliques, qui furent telles, je l’espère, que l’exigeait la politesse, mais d’ailleurs tout à fait insignifiantes. Mme T… continua :

« Se peut-il que vous n’ayez jamais entendu le P. Feuillette ? Au moins ne le dites pas : cela nuirait à votre réputation d’homme au courant. Mais il y a des années, mon cher Monsieur, que le P. Feuillette prêche à Paris. Et c’est aujourd’hui que vous vous avisez de le découvrir ! Il a prêché des Carêmes à la Madeleine, à Saint-Augustin, à Saint-Thomas-d’Aquin, toujours, comme vous le voyez, devant des auditoires bien composés et qui, je vous assure, ne sont pas commodes à satisfaire. Il nous a enthousiasmées. Ce n’est qu’un cri. D’ailleurs, le Père est très bien vu à l’archevêché. Mgr Richard lui accorde toute sa confiance ; j’ai lu des lettres qu’il lui adressait et qui sont des plus flatteuses. Il lui a confié des missions difficiles. Et précisément c’est lui qu’il vient de désigner pour prêcher à Notre Dame un triduum en l’honneur de Jeanne d’Arc.

« A ce propos, que je vous conte une histoire. Cela remonte à quelques années. C’était au fort de la persécution religieuse. L’évêque d’Orléans avait prié le P. Feuillette de prendre la parole aux fêtes de Jeanne d’Arc. Le gouvernement s’émut. Il déclara qu’il interdirait la procession. Ce qu’on deviont bête et poltron, quand on devient ministre ! Il fallut substituer à l’orateur dominicain un prêtre du clergé séculier, qui ne faisait pas peur au gouvernement. Le Père s’effaça avec beaucoup de modestie et de bonne grâce. Il savait au surplus que son heure viendrait.

« Le P. Feuillette est le prédicateur le plus éloquent que nous ayons aujourd’hui… Tout simplement !

« D’abord il est très bel homme. Il me rappelle le P. Didon, en plus distingué. Avez-vous remarqué que tous les dominicains sont de beaux hommes ? Ainsi, cet hiver, nous avions le P. Ollivier. On nous envoie toujours des dominicains à Sainte-Clotilde Mais je me souviens que vous avez parlé du P. Ollivier, en termes très insuffisants d’ailleurs, vous me permettez bien de vous le dire. Ils portent à merveille le costume. Cela n’est pas indifférent, croyez-le. Cela dispose bien. Cela prévient en faveur de ce qu’on va entendre. Et puis ils ont le geste. Un prédicateur doit avoir le geste. Ce n’est pas un conférencier qui s’appuie au dossier de sa chaise. Ce n’est pas un professeur qui scande sa démonstration en donnant sur la table de petits coups secs. J’aime que le prédicateur ouvre largement les bras. J’aime qu’il nous montre du doigt le ciel où il est chargé de nous conduire. Et je ne vois pas du tout pourquoi l’art de bien dire serait réservé aux sociétaires de la Comédie-française. N’est-il pas juste, au contraire, qu’on mette toutes les ressources inventées par les hommes au service de la parole de vérité ?

« Le P. Feuillette dit très bien. Il a une voix superbe, admirablement timbrée et qui remplit l’église sans effort. Je ne sais pas s’il improvise, mais il en a l’air. Par instants il hésite, il se reprend ; cela fait plaisir, car on sent que cela n’est pas appris par cœur et que le Père laisse place à l’inspiration du moment. Seulement, il y a des endroits où il s’arrête, il prend un temps. On devine que c’est un passage plus soigné et que le Père veut faire valoir. En voici un dont je me souviens. C’est la description d’un orage. « Les nuées s’amoncellent livides sur les champs silencieux… Elles ouvrent leurs flancs… Tout à l’heure la nature rajeunie et souriante prodiguait ses plus belles promesses. L’hymne de la vie chantait dans son sein… Une nuit la température s’abaisse, et voilà tout anéanti. » Je cite de mémoire. Le morceau était beaucoup plus étendu. Il a semblé très poétique. Il a fait grand effet. Il y en a eu un autre où le Père énumérait les œuvres les plus belles du génie humain : « Flèches des cathédrales agenouillées dans leurs robes de pierre, conceptions de Raphaël et de Michel-Ange, mélodies « où l’on croit entendre la voix de l’âme, poésies où passe le plus généreux enthousiasme… » le P. Feuillette a une imagination très colorée. Il a l’art de dire les choses les plus simples en termes qui les relèvent et sous une forme souvent magnifique.

« Il avait pris pour sujet : le travail. Il a montré que le travail est la loi universelle et qu’ici-bas tout le monde travaille. Comme c’est vrai ! Ainsi, nous autres femmes qui avons quelque aisance, on dit souvent que nous menons une vie oisive. Hélas ! ceux qui le disent, c’est qu’ils ne savent pas ce que c’est que la vie d’une femme du monde. Le P. Feuillette s’est attaché surtout à prouver que le travail est le moyen donné aux hommes pour leur faire réaliser le perfectionnement moral. Il ne faut pas travailler pour arriver à se reposer un jour et à ne plus travailler. Il ne faut pas travailler pour arriver à la jouissance. Il faut travailler pour se perfectionner. Voilà ce qu’on devrait dire aux ouvriers et à ceux qu’on appelle les « travailleurs » Cela vaudrait beaucoup mieux pour eux que les déclamations de votre ami Jaurès. Car, mon pauvre monsieur, vous avez de bien vilaines connaissances… »

L’entretien se prolongea encore quelques minutes, à mon très grand plaisir. Mais ce qui suivit n’avait aucun rapport avec la prédication.

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On m’a vivement reproché d’avoir fait preuve, dans un sujet grave, d’une excessive légèreté, d’avoir parlé d’un prédicateur sans l’avoir entendu et de m’en être rapporté au témoignage d’autrui. J’ai donc cette semaine hanté beaucoup les églises. J’ai entendu beaucoup d’orateurs sacrés. Fier de mon zèle et afin de faire montre de mon érudition, je voudrais parler de tous. Aussi devrai-je me borner à des notes rapides.

Le P. Étourneau se consacre surtout à la prédication pour les hommes. Il prêche le jeudi soir à Saint-Ambroise, le mercredi à Saint-Honoré-d’Eylau ; c’est là que je l’ai entendu. C’est un homme d’une quarantaine d’années ; une bonne face de chanoine ; une voix d’un volume énorme, dont les éclats roulent sous la voûte et emplissent les bas-côtés. Une conférence n’est pas un sermon ; avec des jeunes gens sortis, je pense, des écoles chrétiennes qui chantent les cantiques, on se sont en famille. Il est permis d’abaisser le ton, quitte d’ailleurs, avant de finir, à relever le discours par un morceau d’une belle envolée.

Le Père explique que l’Église est le type d’une société universelle ; il montre de quelles difficultés il faut triompher pour l’établir et quelles formes multiples de l’égoïsme il faut vaincre. Au degré le plus bas est l’égoïsme individuel. L’égoïste ne fait de vœux que pour lui-même. Il est semblable au politicien à qui on demande : Pour qui travaillez-vous ? et qui répond : Je travaille pour Bibi. C’est le fiat lux des vieux garçons et des vieilles filles. D’ailleurs, il ne faut pas médire des vieilles filles. Elles ont au ciel une protectrice, qui est sainte Catherine ; et elles en ont une sur la terre, l’Académie, qui leur décerne chaque année des récompenses… La vie de famille est un progrès sur l’égoïsme. Mais il y a encore un « égoïsme en famille ». Le Père en veut surtout aux riches qui passent la nuit à sabler le champagne et dépensent au jeu des sommes considérables. Chez les riches, l’enfant est le « fils à papa ». Il imitera papa. Il jouera aux courses. Il ira au cercle. En attendant, il a tous les jouets qu’on peut imaginer. Et Madame ? Elle visite les magasins, se fait payer par son mari, ou se paye en cachette de lui tous ses caprices ; elle va voir ses pauvres, car cela est bien porté. C’est chez ces gens-là une compagnie d’adoration mutuelle ; on n’y songe guère à la question sociale… Au-dessus de la famille, la patrie : l’égoïsme s’y retrouve encore, sous le nom de chauvinisme… Enfin l’humanité. Le prêtre pour se consacrerà l’humanité a renoncé à la famille ; le missionnaire a renoncé à la patrie. C’est qu’ils ont été touchés par la grâce qui est la « sainte dynamite du bon Dieu ». Le Père termine par un souvenir personnel. Il était à Aix-les-Bains. Un soir, il se promenait. La nature où s’étageaient les collines et les montagnes lui semblait un autel à plusieurs degrés. Sur cet autel l’astre, qui de son disque argenté éclaire nos nuits, brillait pareil à une immenso hostie. On entendait les sons lointains du cor et des chansons populaires que des paysans chantaient sur un rythme très lent. Alors, rempli d’émotion par cet admirable spectacle, le Père Étourneau s’écria : Non ! Il n’y a pas d’opposition entre la nature et la grâce, entre la raison et la foi…

Le P. Janvier est pareillement de ceux dont « on dit beaucoup de bien ». Je l’ai entendu prêcher à la Trinité un sermon sur la fidélité de la parole de Dieu. Nous croyons tous à la fidélité de la parole de Dieu, puisque c’est sur elle que repose ce qu’on appelle les lois de la nature ; Dieu a donné sa parole, il a fait serment de nous sauver, et, pour rendre ce serment plus solennel, il a sacrifié son fils… Le P. Janvier développe ces idées en les fortifiant d’un grand nombre d’exemples empruntés aux Écritures et en les ornant, d’images que lui fournissent les spectacles de la nature. Il a de la poésie, du charme, non sans quelque vigueur.

Grand, maigre, avec une sèche figure d’ascète, point de larges effets de manteau noir s’ouvrant comme de grandes ailes sur la robe blanche, mais des mains jointes et serrées avec ferveur, point de coups de gueule, mais plutôt un organe ingrat, une voix faible qui ne prend de force que dans la conviction de l’orateur, un prêtre grave et simple, un dominicain à lunettes, c’est le P. Gardet. Il est intelligent, instruit et même curieux. Ceux qui l’ont approché dans sa cellule assurent que son information est assez complète sur l’état présent des esprits. Il n’ignore pas où portent les doutes et les recherches de ses contemporains. Il cause volontiers de ces sujets avec tous hommes éclairés. Il fréquente à l’Institut. Dans ses discours, çà et là, des aperçus précis, des expressions fermes laissent voir qu’il ne dépendrait que de lui de prêcher ce qu’on pourrait appeler des « sermons d’idées ». C’est à cette catégorie qu’on rapporterait le sermon de charité qu’il prêchait l’autre vendredi à la Madeleine. Dimanche dernier, je crains que le choix de son texte, d’un texte qui était une image, ne lui ait nui. Ego sum lux mundi. Le Christ est la lumière nécessaire au monde moral, de même que les rayons du soleil sont la lumière nécessaire au monde matériel. L’exorde déjà était tout illuminé des rayons de ce soleil. Plus loin, j’ai retenu cette phrase qui s’applique à l’âme humaine : « Chante, petit oiseau, sous le radieux soleil de vérité qui est le Christ. » Le meilleur passage fut celui où le prédicateur parla de la science, à laquelle il a su rendre hommage, en exigeant seulement qu’elle n’enferme pas nos intelligences dans un cercle étroit et qu’elle ne leur interdise pas le souci de l’au-delà…

On connaît peu le P. Monpeurt. C’est qu’il se contente d’être un apôtre et un saint, et de prêcher avec simplicité l’Évangile. Il est « le religieux » dans toute la force du terme. Issu d’une famille très riche, il a réellement tout quitté pour se consacrer à sa mission de convertir les âmes. Rien chez lui qui sente l’acteur ; il ignore les artifices de la diction. Le P. Monpeurt prêche à Notre Dame de Lorette un carême sur ce sujet : « Les rencontres de Jésus-Christ avec l’âme humaine dans l’Évangile. » Son discours est une méditation qui jaillit au dehors. On est ému et pénétré… Et par son exemple et par ses leçons, ce dominicain, peu semblable aux autres, essaye de faire pénétrer dans son Ordre des idées sur l’éloquence justement opposées à celles qui, jusqu’ici, y ont prédominé et qui, si une réforme nécessaire et urgente n’intervient pas, risquent de le mener prochainement à la décadence.

Car ce n’est pas de bonne volonté ni de talent que manquent les dominicains. Ils ont des hommes ; ils ont une école ; ils ont une préparation. Mais la méthode qu’ils suivent est déplorable. C’est que sur eux pèse un souvenir trop glorieux. Une fois de plus on peut voir par leur « cas », combien sont dangereux les exemples du génie ou ceux même d’un beau talent. Un même modèle hante toutes ces têtes et les égare.

Il y aura chance de salut pour les dominicains, le jour où le moindre d’entre eux ne se croira pas obligé d’être un autre Lacordaire.

Les Jésuites

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L’éloquence des jésuites est moins pompeuse que celle des Frères prêcheurs ; aussi bien faut-il dire tout de suite qu’ils sont très médiocres dans la prédication. Il n’en a pas toujours été ainsi. Le P. Matignon, qui prêche cette année à Saint-Sulpice, a eu son heure de célébrité. C’est un esprit sérieux et modéré, un écrivain correct et clair. Il a été l’un des principaux rédacteurs des Études de théologie, de philosophie et d’histoire, fondées en 1857 par les PP. Gagarin et Charles Daniel, et devenues les Études religieuses. Il y a traité de nombreuses questions, et notamment de la liberté morale. Aujourd’hui, plus que septuagénaire, il a le droit d’être un peu fatigué. Pourtant, je me souviens de sermons qu’il fit, il n’y a pas si longtemps, dans la chapelle de la rue de Sèvres, d’après un système répandu en Angloterre, et qui a bien des avantages. L’orateur apporta bravement ses notes. Il lit les textes ; puis il les commente et il les discute. Le sermon devient ainsi une conférence ou une leçon. Il éblouit moins, mais il instruit. Il se pourrait que ce fût l’objet même de la parole sacrée, comme de toute parole.

Le P. Du Lac fait, les vendredis matin, à Sainte-Clotilde, de courtes instructions, d’un caractère pratique, d’un tour aisé et familier relevé par cette extrême distinction qui est chez lui dans l’esprit comme dans les manières et dans toute la personne. On sent un homme qui a vu beaucoup de choses, passé par beaucoup d’épreuves, qui sait le monde et la vie. Le P. Du Lac n’a jamais été un orateur ; il a toujours exercé par la parole une grande action. J’ai recueilli sur ce sujet un témoignage qui n’est pas à dédaigner : celui de M. Marcel Prévost qui fut l’élève du P. Du Lac à l’école de la rue des Pestes et qui en a gardé un « souvenir enthousiaste. « Le Père nous adressait de petites allocutions dans toutes les circonstances de notre vie scolaire. Il parlait simplement, avec une simplicité de grand seigneur. C’était l’époque des décrets. Il y avait de l’électricité dans l’air. Il nous fanatisait. Il nous aurait demandé le sacrifice de notre vie, que nous n’aurions pas hésité… » Le P. Du Lac ne demanda pas au jeune néophyte qu’il lui sacrifiât sa vie. C’est ce qui permit à M. Marcel Prévost d’écrire le Scorpion et les livres qui suivirent…

Je pourrais citer encore des religieux de grand mérite tels que le P. Clair et d’autres qui sont beaucoup plus jeunes. Néanmoins, que les hommes les plus remarquables parmi les jésuites soient ceux qui, aujourd’hui, touchent à la fin de leur carrière, cela même est significatif et nous donne quelque indication sur l’état actuel de la Compagnie.

La Société de Jésus est encore le plus puissant des Ordres religieux. Elle a des ressources. Elle a des hommes, dont beaucoup sont distingués, s’il n’en est guère d’éminents. Son organisation est très forte et n’a été presque pas entamée. Les religieux qui y appartiennent ont gardé l’esprit d’obéissance passive et de pauvreté. Elle a de l’influence dans les Conseils de l’Église et dans le monde. Mais c’est déjà une influence d’hier, et que, pour toute sorte de causes, on voit décliner.

La situation des jésuites est chez nous particulièrement difficile. Car, d’une part, leur action s’exerce surtout sur les vieilles familles aristocratiques, royalistes et légitimistes. Mais, d’autre part, leur raison d’être, c’est qu’ils sont les soldats du pape. Or, le pape d’aujourd’hui est démocrate et républicain. Que faire ? Dans quel sens aller ? Et quelle que puisse être leur habileté légendaire à louvoyer, comment se prêter à la fois à deux courants si nettement opposés ? — Leur part dans l’éducation de la jeunesse a diminué. Dans leurs collèges, où ils ne peuvent résider qu’en petit nombre, ils ont dû s’adjoindre des prêtres séculiers qui n’ont pas été formés par eux. — Les femmes même leur échappent. Car l’usage des « cours », en se répandant pour les jeunes filles, a restreint la clientèle des couvents, où la direction des jésuites était souveraine. Et à mesure que l’instruction, chez les femmes, devient plus large et plus solide, elles se contentent moins de la piété jésuitique qui écarte les problèmes et s’en tient aux pratiques.

Cependant les jésuites ne s’attachent qu’avec plus d’opiniâtreté à leurs traditions. Lors de l’élection récente du général actuel, le P. Martin, ce sont les tendances les plus réactionnaires qui ont prévalu. Tous les hommes dont l’esprit avait quelque hardiesse se sont vus plus ou moins disgraciés. Dans les études de théologie, d’histoire ecclésiastique, d’écriture sainte, le mouvement d’esprit s’est arrête qui, commencé dans les deux derniers siècles, s’était prolongé jusque dans la seconde moitié de celui-ci. On peut s’en convaincre en parcourant la nouvelle série des Études religieuses que public la Société. Il n’y a plus de ce côté qu’assoupissement, timidité et routine.

C’est cela qui est grave. — Dans le monde catholique, l’esprit de la Société de Jésus est partout débordé. En matière d’éducation, on s’est rendu compte des inconvénients du système des jésuites. Ils ne laissent point de place à l’initiative individuelle. Ils assouplissent les caractères et brisent les volontés. Mais ce dont nous avons besoin et qui, à l’heure actuelle, est devenu plus que jamais nécessaire, c’est de volontés énergiques. Une éducation est bonne à proportion qu’elle fortifie le ressort personnel et prépare des hommes… Des tendances nouvelles se font jour dans la jeunesse croyante. Elle ne veut plus se tenir en dehors de l’esprit du siècle. Elle estime qu’il est possible, en conservant l’intégrité du dogme, d’accueillir toutes les modernes acquisitions de la philosophie et des sciences. Elle se fait de la religion une conception de plus en plus large.

Que si enfin nous voulions, au lieu de nous confiner toujours dans l’horizon de notre vie française, jeter les regards hors de chez nous, les mêmes conclusions s’imposeraient à nous avec beaucoup plus de force. Il se fait aujourd’hui en Amérique un mouvement catholique, considérable. Or, c’est en s’écartant de plus en plus des idées des jésuites que les catholiques, guidés par le cardinal Gibbons et Mgr Ireland, s’en vont vers l’avenir…

Les Missionnaires

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Je ne veux pas terminer ces notes sur la prédication d’aujourd’hui60 sans dire quelques mots d’une des entreprises les plus intéressantes et, je pense, les plus efficaces qui y aient été tentées dans ces dernières années. Considérer qu’au point de vue des idées religieuses, et peut-être morales, le peuple de Paris, en certaines régions, est assez semblable aux sauvages de l’Annam ou de l’Ouganda, c’était partir d’une remarque trop justifiée. Quelques prêtres ont imaginé de diriger de véritables missions sur Paris et sa banlieue. Cela ne va pas toujours sans danger, témoin les scènes qui eurent lieu à Saint-Merry et à Saint-Denis où les missionnaires coururent risque d’être plus ou moins scalpés. Et quand même les missionnaires se feraient quelques illusions sur les résultats auxquels ils arrivent, leurs efforts ne se dépensent certes pas en pure perte.

C’est dans les quartiers pauvres, à Javel, à Plaisance, à Grenelle, à Montrouge, à Ménilmontant qu’ont lieu les missions. Voici comment les choses se passent. Pendant les jours qui précèdent, on appose des affiches, on envoie des lettres à domicile. L’affluence est toujours très grande, comme l’établissent les chiffres qu’on m’a cités, et comme j’ai pu m’en convaincre par moi-même. Une mission dure trois semaines, et se divise en trois parties : pour les jeunes filles, pour les femmes, pour les hommes. Elle se compose d’instructions et d’exercices de piété. A la fin, on distribue des objets de sainteté, de petites images, des crucifix. Je ne trouve pas, pour ma part, qu’il y ait là prétexte à raillerie. Lorsque, entrant dans un logis d’ouvrier, on y aperçoit le crucifix pendu au mur, il y a fort à parier qu’on entre chez d’honnêtes gens.

L’exercice le plus original des missions, et qui leur est particulier, est celui qui consiste dans des conférences contradictoires ou sermons accompagnés d’objections. Le prédicateur, dans la chaire, traite le sujet qu’il a choisi. Cependant, au banc-d’œuvre, se dresse un contradicteur. L’objection faite, le prédicateur y répond. Ce système a été très vivement critiqué. J’avoue qu’il y a quelque chose de désobligeant à entendre, dans une église, deux prêtres se donner les noms de « Monsieur le conférencier » et « Monsieur le contradicteur ». Mais les diverses critiques qui ont été faites ne me semblent pas porter au fond. On a dit que cela sent trop son apprêt et que les objections, probablement, ne sont pas imprévues. Mais il serait tout à fait fâcheux qu’elles le fussent et qu’on abordât la discussion en public sans y être préparé et sans être sûr de soi. On dit encore qu’il est bien certain d’avance que la victoire restera au défenseur du dogme. Mais il serait étrange qu’il en fût autrement. On ajoute que les objections sont généralement saugrenues. Or, c’est ce qui en fait le prix. Il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans un milieu populaire, parmi des auditeurs ignorants et grossiers. Pour eux, les objections les plus sottes sont aussi celles qui semblent les plus fortes. De coutume ce n’est pas pour des arguments de métaphysique ou pour des raisons d’exégèse que les voyous se refusent à croire à la vérité de la religion. Ce système est un moyen, vaille que vaille, pour rendre la prédication plus vivante. Et il répond à une idée juste, c’est à savoir que dans le peuple on ne connaît guère de la religion que les objections qui lui sont communément adressées.

M. l’abbé Martin de Gibergues et M. l’abbé Lenfant, qui sont les deux missionnaires les plus actifs, donnaient hier une de ces conférences à la Trinité. M. l’abbé Lenfant a d’abord répondu à des objections qu’on lui avait adressées par lettres. Il a une parole chaude et familière très propre à atteindre un auditoire populaire. Puis il a lui-même posé les objections auxquelles répondait à son tour M. l’abbé de Gibergues. Pour ce qui est de celui-ci, je le considère comme un orateur des plus remarquables. Son langage est simple, dépouillé de toute espèce d’ornements et d’artifices. On sent dans tout ce qu’il dit une profondeur de conviction et une élévation de pensée à laquelle il est impossible de rester indifférent.

Après chaque mission, ceux qui s’y sont consacrés enregistrent ce qu’ils appellent des retours. Des hommes et des femmes depuis longtemps éloignés de l’église en reprennent le chemin. Plusieurs réforment leur vie, en font cesser le scandale, régularisent une union libre, font légitimer leurs enfants. Ce qu’il y a dans tout cela de plus étonnant, c’est que nous nous étonnions de ces résultats et que nous en soyons venus à nous émerveiller qu’on puisse encore aujourd’hui, pour la conversion des âmes, tirer parti de l’Évangile.

Ce qui est incontestable, c’est que partout où ils passent, — et ils choisissent les milieux les plus hostiles, — les missionnaires créent en faveur de la religion un mouvement de sympathie ou, à tout le moins, de curiosité. Ils viennent au secours du clergé diocésain, qui est forcément insuffisant : il y a une dizaine de prêtres pour telle paroisse de quatre-vingt mille âmes. Ils multiplient leurs efforts ; car ils sont bien peu nombreux : il y a aujourd’hui cinq missionnaires à la maison de la rue Nitot. Ils ont renoncé, pour accomplir leur œuvre, à toute espèce de fonctions rétribuées. Ils se sont faits pauvres pour aller aux pauvres. Ils sont encouragés par quelques fidèles. Ils ont la haute approbation du cardinal-archevêque de Paris, qui est heureux de témoigner, en les protégeant, de son amour pour les humbles et de son désir de faire pénétrer la parole sacrée jusqu’au peuple. Mais ils doivent être accompagnés, en outre, de la faveur de tous, ceux qui, sans même être des croyants, sont effrayés de voir ce que devient l’état d’esprit des classes ouvrières à mesure que l’idée religieuse s’affaiblit chez elles. C’est à cette

multitude abandonnée que s’adressent les missionnaires diocésains de Paris. Le Misereor super turbam a un jour remué l’âme de quelques jeunes prêtres de talent et de cœur. Ils se sont dit : Nous irons à cette foule qui, déshéritée des jouissances terrestres, ne connaît pas non plus les biens de l’âme, et qui manque d’idéal plus encore que de pain. Ils lui ont parlé avec clarté, avec chaleur, avec tendresse. Ils se sont souciés de faire du bien et point de faire preuve de talent. Ils se sont trouvés être d’excellents prédicateurs, parce qu’ils n’ont voulu qu’être des apôtres.

En Amérique : Mgr Ireland

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Supposez qu’un écrivain s’avise, en France, de dire que l’Église doit marcher avec le siècle ; il n’a pas d’illusions à se faire sur la façon dont serait accueillie cette belle proposition. S’il appartient au clergé, il s’attirera les plus graves ennuis. S’il est laïque, on l’accusera d’incompétence d’abord, et ensuite de mauvaises intentions. C’est pourquoi il est bon que le conseil nous vienne d’Amérique, autorisé par l’un des plus grands noms de l’Église moderne, fortifié par l’exemple des succès déjà obtenus. Grâce à M. l’abbé Klein, qui vient de publier sous ce titre : l’Église et le Siècle 61 un recueil de quelques discours de Mgr Ireland, la pensée de l’archevêque de Saint-Paul va commencer d’être connue chez nous. Ce sera en effet, je l’espère, le commencement de quelque chose. C’est un signal. Ce petit livre vient à son heure. Il fera travailler les esprits. Il éclairera la route où hésitent encore à s’engager les plus intelligents et les plus zélés parmi les hommes de l’Église d’aujourd’hui.

Qu’il y ait à l’heure actuelle entre l’Église et le siècle un abîme, Mgr Ireland ne songe pas à le contester. Seulement, tandis qu’on a coutume d’attribuer l’origine de cette désunion uniquement au mauvais esprit du siècle, Mgr Ireland ose dire qu’il y a aussi de la faute de l’Église. On ne manquera pas de l’accuser d’être un traître ; mais il se soucie des injures, comme du temps qu’il fait. Ce qu’il reproche aux ministres du Christ, c’est d’avoir manqué de confiance, ce qui est une manière de manquer de foi. Ils ont eu peur de leur époque. Ils ont été effrayés par le mouvement des idées nouvelles. Ils se sont confinés dans le sanctuaire, afin du moins de se préserver eux-même de la contagion. Ils n’ont plus voulu connaître que le petit groupe de personnes dévotes qui chaque mois s’agenouillent à la table de l’autel. Ils ont pris « leurs quartiers d’hiver dans les sacristies ». Ils ont gémi. « Nous sommes admirables de gémissements », remarque Mgr Ireland. Ils se sont obstinés à ne voir dans le siècle que ce qu’il a de mauvais. Non seulement ils lui sont devenus étrangers, mais, à force de lui jeter l’ainathème et de l’irriter par de continuelles dénonciations, ils ont pris le meilleur moyen pour faire de ce siècle l’ennemi irréconciliable de l’Église.

C’est la méthode justement opposée que recommande Mgr Ireland, et celle que lui-même il ne cesse d’appliquer. Pour lui, il aime son temps. Il ne se perd pas en regrets inutiles et en récriminations. Il regarde en avant. Il est persuadé que cela même est son devoir de chrétien, car Dieu a voulu que le présent fût meilleur que le passé, et l’avenir meilleur que le présent. Il accueille le progrès humain et toutes les formes du progrès. Il est d’avis que l’Église catholique ne doit repousser aucune des acquisitions intellectuelles ou des transformations politiques et sociales de notre temps. Elle a été instituée pour tous les siècles. C’est donc qu’en restant elle-même elle peut s’accommoder à tous les milieux, et sans renoncer à aucun des éléments qui lui sont essentiels, prendre suivant les époques et suivant les pays des figures différentes.

Quels sont les traits caractéristiques de notre siècle ? C’est d’abord la passion de la science. Mais si toute vérité vient de Dieu, comment l’Église suspecterait-elle aucune sorte de vérité ? « La science du siècle ! s’écrie Mgr Ireland. Mais le siècle n’en a pas assez, et le besoin de l’heure présente, le devoir de l’Église, c’est de pousser le siècle à des recherches plus profondes, à des observations plus étendues, qui ne laisse inexploré aucun atome de matière pouvant cacher un secret, aucune particularité de l’histoire, aucun acte de la vie de l’humanité pouvant donner la clef d’un problème. » — Nous sommes un siècle de démocratie. Mais les principes d’égalité et de fraternité se lisent à chaque page dans l’Évangile. — Le siècle est marqué enfin par le progrès matériel, les inventions, les victoires sur les forces de la nature. Mais l’Église bénit tous les résultats de l’activité humaine ; elle ne condamne que le repos et l’inaction. — On ne saurait donc invoquer aucune raison sérieuse pour bouder le siècle. Au contraire, il faut aller à lui. « Que parmi les catholiques se trouvent les historiens les plus érudits, les savants les plus expérimentés, les philosophes les plus habiles. » C’est sous une autre forme le langage de Tertullien. Et c’est le langage même du bon sens. Tâchez qu’on vous trouve partout, si vous ne voulez pas qu’on en vienne à vous tenir pour quantité négligeable.

Mgr Ireland a d’ardentes adjurations pour vaincre la timidité et secouer la torpeur, il s’élève

contre ce qu’il appelle « l’ordinaire ». Un prêtre croit avoir accompli sa tâche parce qu’il a fidèlement accompli ses devoirs ordinaires. Il a béni et consacré, bâti des églises, célébré des mariages et fait des enterrements. Tout cela est bel et bien. Mais il ne suffit plus aujourd’hui que les ministres du Christ continuent à faire les gestes consacrés. « Ce n’est pas le commun et l’ordinaire qui poussent les hommes en avant, qui produisent de grands mouvements et sauvent l’humanité quand un danger pressant la menace. » C’est de hardiesse que l’Église a besoin ; cela même est pour elle une condition vitale.

On ne manquera pas de dire que ces idées peuvent être excellentes pour l’Amérique, qu’elles seraient pour notre pays détestables. Il est clair que la situation du catholicisme n’est pas la même en Amérique et en France. Il y a des différences dont on doit tenir le plus grand compte. En France, l’État, hier encore, était hostile, et le peuple est irréligieux. Mais ce dont il s’agit, c’est d’une tendance générale. L’Église doit-elle s’ouvrir largement au mouvement moderne ? Doit-elle prendre, vis-à-vis du siècle, une attitude de généreuse et franche sympathie ? C’est ce que pense Mgr Ircland, d’accord avec les Ketteler, les Lavigerie, les Manning et les Gibbons. De l’avoir déclaré, ç’a été de la part de Léon XIII l’éclair de génie, et « l’inspiration providentielle ». Jusqu’ici l’Église de France a hésité à entrer dans ce mouvement. Elle a laissé s’accréditer ce préjugé que le catholicisme est, par essence, hostile aux progrès de l’esprit et aux transformations de la société. Il lui appartient de dissiper ce malentendu dont elle est en partie coupable. Elle doit se mêler au siècle. Elle doit aller au peuple. C’est chez nous, je le sais, le désir de beaucoup de chrétiens. Ceux qui prendront l’initiative d’une telle réforme ne manqueront pas de soulever bien des réclamations. Mais plus elles seront nombreuses et violentes, et plus ils se réjouiront. Ils savent, suivant l’heureuse expression de M. l’abbé Klein, quel est l’attachement des gens de chez nous pour la tactique qui les a depuis longtemps conduits à toutes les défaites. Au surplus, la question engagée est assez grave. Il s’agit de savoir si on laissera se faire de plus en plus, autour de l’Église, l’isolement et le vide, ou si on préférera y faire rentrer le mouvement, les idées, et enfin la vie.