Mademoiselle de Scudéry.
Ce n’est pas une réhabilitation que je viens tenter, mais il est bon de mettre des idées exactes sous de certains noms qui reviennent souvent. On ne lit plus les livres de Mlle de Scudéry, mais on la cite encore ; elle sert à désigner un genre littéraire, une mode de bel esprit à une heure célèbre : c’est une médaille qui a fini presque par passer en circulation et par devenir une monnaie. Quelle en est là valeur et le titre ? Faisons un peu avec Mlle de Scudéry ce qu’elle-même aimait tant à faire : examinons, distinguons et analysons.
Cette fille,
d’un mérite extraordinaire
comme on
l’appelait, était née au Havre en 1607, sous Henri IV ; elle ne mourut qu’en
1701, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, vers la fin du règne de Louis quatorzième, comme elle disait volontiers. Son père était de
Provence ; il s’était transplanté en Normandie et s’y était marié, non sans
transmettre à ses enfants quelque chose de la veine méridionale. Le fils,
Georges de Scudéry, est célèbre par ses vers empanachés, par ses jactances et
ses rodomontades dans lesquelles il eut le malheur, un jour, de rencontrer et
d’offenser Corneille : la postérité ne le lui a point pardonné. Mlle Madeleine de Scudéry était bien autrement
sensée que son frère ; la part de la Normandie, si j’ose
dire, était bien plus apparente en elle : elle raisonne, elle discute, elle
plaide en matière d’esprit comme le plus habile procureur et chicaneur. Pourtant
il paraît qu’elle avait sa bonne part aussi de la vanité de famille ; elle
disait toujours :
Depuis le renversement de notre
maison…
« Vous diriez qu’elle parle du bouleversement de l’Empire grec »
,
remarquait le malin Tallemant des Réaux. La prétention des Scudéry, en effet,
était d’être sortis d’une maison très noble, très ancienne et toujours guerrière, originaire du royaume de Naples, et depuis des
siècles établie en Provence. En transformant dans ses romans les personnages de
sa connaissance en héros et en princes, Mlle de Scudéry
croyait ne pas sortir de sa maison. Ayant perdu jeune ses parents, Mlle de Scudéry avait été recueillie à la campagne par un
oncle instruit et honnête homme, qui soigna fort son éducation et beaucoup plus
qu’on n’était accoutumé de faire aux jeunes filles d’alors. L’écriture,
l’orthographe, la danse, à dessiner, à peindre, à travailler de l’aiguille, elle
apprit tout, nous dit Conrart, et elle devinait d’elle-même ce qu’on ne lui
enseignait pas :
Comme elle avait dès lors une imagination prodigieuse, une mémoire excellente, un jugement exquis, une humeur vive et naturellement portée à savoir tout ce qu’elle voyait faire de curieux et tout ce qu’elle entendait dire de louable, elle apprit d’elle-même les choses qui dépendent de l’agriculture, du jardinage, du ménage, de la campagne, de la cuisine ; les causes et les effets des maladies, la composition d’une infinité de remèdes, de parfums, d’eaux de senteur, et de distillations utiles ou galantes pour la nécessité ou pour le plaisir. Elle eut envie de savoir jouer du luth, et elle en prit quelques leçons avec assez de succès.
Mais ce luth lui demandait
trop de
temps, et, sans y renoncer, elle aima mieux se tourner particulièrement du côté
des occupations de l’esprit. Elle apprit en perfection l’italien, l’espagnol, et
son principal plaisir était dans la lecture et dans les conversations choisies,
dont elle n’était pas dépourvue dans son voisinage. Ce tableau que nous fait
Conrart de la première éducation de Mlle de Scudéry, nous
rappelle tout à fait la première éducation de Mme de Genlis
en Bourgogne, et je dirai dès l’abord qu’à l’étudier de près comme je viens de
faire, Mlle de Scudéry me paraît avoir eu beaucoup de Mme de Genlis, en y joignant la vertu. Tout apprendre, tout
savoir, depuis les propriétés des simples et la confection des confitures,
jusqu’à l’anatomie du cœur humain, être de bonne heure sur le pied d’une
perfection et d’une merveille, tirer de tout ce qui passe dans la société
matière à roman, à portrait, à dissertation morale, à compliment et à leçon,
unir un fonds de pédantisme à une extrême finesse d’observation et à un parfait
usage du monde, ce sont des traits qui leur sont assez communs à toutes les
deux ; les différences pourtant ne sont pas moins essentielles à noter. Mlle de Scudéry, « qui était de très bonne
mine »
et d’assez grand air, n’avait aucune beauté : « C’est
une grande personne maigre et noire, et qui a le visage fort long »
,
nous dit Tallemant. Elle était douée de qualités morales qui ne se sont jamais
démenties. La considération et l’estime ne se séparèrent jamais, pour elle, de
l’idée de célébrité et de gloire. C’est une Genlis, en un mot, de la date de
Louis XIII, pleine de force et de vertu, et restée vierge et vieille fille
jusqu’à quatre-vingt-quatorze ans. Ces rapports de différence ou de ressemblance
achèveront assez d’ailleurs de se dessiner en avançant et sans que nous y
insistions.
Et encore, il faut l’entendre parler d’elle-même, toutes
les fois qu’elle le peut faire sous un léger déguisement.
Dans la plupart de ses dialogues, faisant converser ses personnages, elle trouve
moyen, à chaque jolie chose qu’elle leur prête, de faire dire à celui qui
réplique : « Tout ce que vous dites est bien dit… Tout cela est
merveilleusement trouvé. »
Ou, selon un mot qu’elle affectionne :
« Cela est fort bien démêlé. »
Ce
compliment indirect qu’elle s’adresse revient sans cesse, et elle est
inépuisable en formules pour s’approuver. Elle s’est à demi peinte dans le
personnage de Sapho, au tome Xe du Grand
Cyrus, et ce nom de Sapho lui est resté. L’illustre
Sapho, ceux qui avaient lu Le Grand Cyrus
n’appelaient jamais Mlle de Scudéry autrement. Voici
quelques passages de ce portrait, où certainement elle faisait un retour sur
elle-même. Après avoir parlé de la longue suite d’aïeux que pouvait compter son
héroïne :
Sapho, ajoutait-elle, a encore eu l’avantage que son père et sa mère avaient tous deux beaucoup d’esprit et beaucoup de vertu ; mais elle eut le malheur de les perdre de si bonne heure, qu’elle ne put recevoir d’eux que les premières inclinations au bien, car elle n’avait que six ans lorsqu’ils moururent. Il est vrai qu’ils la laissèrent sous la conduite d’une parente…
L’oncle a été ici changé en parente ; mais le reste continue▶ de se rapporter à elle :
En effet, Madame (c’est un récit qu’un des personnages est censé adresser à la reine de Pont), je ne pense pas que toute la Grèce ait jamais une personne qu’on puisse comparer à Sapho. Je ne m’arrêterai pourtant point, Madame, à vous dire quelle fut son enfance : car elle fut si peu enfant, qu’à douze ans on commença de parler d’elle comme d’une personne dont la beauté, l’esprit et le jugement étaient déjà formés et donnaient de l’admiration à tout le monde ; mais je vous dirai seulement qu’on n’a jamais remarqué en qui que ce soit des inclinations plus nobles, ni une facilité plus grande à apprendre tout ce qu’elle a voulu savoir.
Et abordant courageusement ce chapitre de la beauté, c’est encore à elle-même qu’elle pense, lorsqu’elle dit :
Encore que vous m’entendiez parler de Sapho comme de la plus merveilleuse et de la plus charmante personne de toute la Grèce, il ne faut pourtant pas vous imaginer que sa beauté soit une de ces grandes beautés en qui l’envie même ne saurait trouver aucun défaut… Elle est pourtant capable d’inspirer de plus grandes passions que les plus grandes beautés de la terre. Pour le teint, elle ne l’a pas de la dernière blancheur ; il a toutefois un si bel éclat qu’on peut dire qu’elle l’a beau ; mais ce que Sapho a de souverainement agréable, c’est qu’elle a les yeux si beaux, si vifs, si amoureux et si pleins d’esprit, qu’on ne peut ni en soutenir l’éclat ni en détacher ses regards… Ce qui fait leur plus grand éclat, c’est que jamais il n’y a eu une opposition plus grande que celle du blanc et du noir de ses yeux. Cependant, cette grande opposition n’y cause nulle rudesse…
On remarque assez les négligences de style, les répétitions, les longueurs. Et encore j’abrège beaucoup, ce que Mlle de Scudéry ne fait jamais ; j’ôte, chemin faisant, bien des mais, des car, des encore que. Mais, d’après ces seuls traits, on fait plus qu’entrevoir l’idéal qu’elle n’était pas fâchée de présenter de sa beauté, ou, si vous voulez, le correctif de sa laideur. Telle la Sapho du Marais put paraître un moment à des yeux prévenus, dans le temps où Chapelain passait pour un grand poète épique et la comparait intrépidement à la Pucelle, et le jour où Pellisson, le plus laid des beaux esprits, lui fit sa déclaration passionnée.
Et dans ce portrait de Sapho toujours, qui nous est précieux, elle arrive enfin aux charmes de l’esprit, sur lesquels elle s’étend avec un redoublement de complaisance :
Car les charmes de son esprit surpassent de beaucoup ceux de sa beauté. En effet, elle l’a d’une si vaste étendue, qu’on peut dire que ce qu’elle ne comprend pas ne peut être compris de personne, et elle a une telle disposition à apprendre facilement tout ce qu’elle veut savoir, que, sans que l’on ait presque jamais ouï dire que Sapho ait rien appris, elle sait pourtant toutes choses.
Suit alors l’énumération de ses talents, vers, prose, chansons improvisées :
Elle exprime même si délicatement les sentiments les plus difficiles à exprimer, et elle sait si bien faire l’anatomie d’un cœur amoureux, s’il est permis de parler ainsi, qu’elle en sait décrire exactement toutes les jalousies, toutes les inquiétudes, toutes les impatiences, toutes les joies, tous les dégoûts, tous les murmures, tous les désespoirs, toutes les espérances, toutes les révoltes, et tous ces sentiments tumultueux qui ne sont jamais bien connus que de ceux qui les sentent ou qui les ont sentis.
C’était une des prétentions de Mlle de Scudéry, de connaître à ce point et de si bien décrire les mouvements les plus secrets de l’amour sans les avoir guère autrement sentis que par la réflexion, et elle y réussit souvent, en effet, dans tout ce qui est délicatesse et finesse, dans tout ce qui n’est pas la flamme même. « Vous expliquez cela si admirablement, pourrait-on lui dire avec un personnage de ses dialogues, que quand vous n’auriez fait autre chose toute votre vie que d’avoir de l’amour, vous n’en parleriez pas mieux. » — « Si je n’en ai eu, nous répondrait-elle en nous faisant son plus beau sourire, j’ai des amies qui en ont eu pour moi et qui m’ont appris à en parler. » Voilà de l’esprit pourtant, et Mlle de Scudéry en avait beaucoup.
Dans ce portrait de Sapho, qui est en si grande partie le sien, elle insiste beaucoup sur ce que Sapho ne sait pas seulement à fond tout ce qui dépend de l’amour, mais sur ce qu’aussi elle ne connaît pas moins tout ce qui est de la générosité ; et toute cette merveille de science et de nature, selon elle, se couronne encore de modestie :
En effet, sa conversation est si naturelle, si aisée et si galante, qu’on ne lui entend jamais dire en une conversation générale que des choses qu’on peut croire qu’une personne de grand esprit pourrait dire sans avoir appris tout ce qu’elle sait. Ce n’est pas que les gens qui savent les choses ne connaissent bien que la nature toute seule ne pourrait lui avoir ouvert l’esprit au point qu’elle l’a, mais c’est qu’elle songe tellement à demeurer dans la bienséance de son sexe, qu’elle ne parle presque jamais que de ce que les dames doivent parler.
Je laisse la faute de grammaire, ce qui en serait une pour nous. Mais voilà une Sapho, on l’avouera, tout à fait sage et modeste, tout à l’usage du xviie siècle, et selon le dernier bon goût de la place Royale et de l’hôtel Rambouillet.
Mlle de Scudéry ne tarda pas, en effet, à s’y produire. La province ne la retint pas longtemps. Ayant perdu son oncle, elle hésitait entre Rouen et Paris ; mais son frère, qui prenait rang alors parmi les auteurs dramatiques et dont les pièces réussissaient à l’hôtel de Bourgogne, la décida à venir s’établir dans la capitale. Elle y parut aussitôt avec avantage, y fut accueillie, célébrée dans les meilleures sociétés, et commença à écrire des romans, sans y mettre toutefois son nom et en se dérobant sous celui de son très glorieux frère. Ibrahim ou l’Illustre Bassa commença à paraître en 1641 ; Artamène ou le Grand Cyrus, en 1650 ; et la Clélie, en 1654.
La vraie date de Mlle de Scudéry est à ce moment, à l’heure
de la régence, aux beaux jours d’Anne d’Autriche, avant et après la Fronde, et
sa gloire dura sans aucun échec jusqu’à ce que Boileau y vînt porter atteinte,
en vrai trouble-fête qu’il était : « Ce Despréaux, disait Segrais, ne
sait autre chose que parler de lui et critiquer les autres : pourquoi parler
mal de Mlle de Scudéry comme il l’a fait ? »
Pour bien comprendre le succès de Mlle de Scudéry et la direction qu’elle donna à son talent, il faut se représenter la haute société de Paris telle qu’elle était avant l’établissement de Louis XIV. Il y régnait, depuis quelques années, un goût de l’esprit, du bel esprit littéraire, dans lequel il entrait beaucoup plus de zèle et d’émulation que de discernement et de lumières. Le roman de d’Urfé, les lettres de Balzac, le grand succès des pièces de théâtre, de celles de Corneille et des autres auteurs en vogue, la protection un peu pédantesque, mais réelle et efficace, du cardinal de Richelieu, la fondation de l’Académie française, toutes ces causes avaient développé une grande curiosité, surtout chez les femmes, qui sentaient que le moment pour elles de mettre la société à leur niveau était venu. On s’affranchissait de l’Antiquité et des langues savantes ; on voulait savoir sa langue maternelle, et on s’adressait aux grammairiens de profession. Des gens du monde se portaient comme intermédiaires entre les savants proprement dits et les salons : on voulait plaire tout en instruisant. Mais il se mêlait dans ces premiers essais d’une société sérieuse et polie une grande inexpérience. Pour rendre à Mlle de Scudéry toute la justice qui lui est due, et pour lui assigner son vrai titre, on doit la considérer comme l’une des institutrices de la société, à ce moment, de formation et de transition. Ce fut son rôle et, en grande partie, son dessein.
Dans ce portrait et cette histoire de Sapho, qui se lit vers la fin du Grand Cyrus, elle marque à quel point elle en était pénétrée,
et elle y apporte plus de nuances et de tact que de loin, d’après sa réputation,
on ne lui en suppose. Ne la prenez pas pour un bel esprit de profession, elle
s’en défend tout d’abord : « Il n’y a rien de plus incommode,
pense-t-elle, que d’être bel esprit
ou d’être
traitée comme l’étant, quand on a le cœur noble et qu’on a quelque
naissance. »
Elle sent mieux que personne tous les inconvénients
d’un bel esprit (surtout femme), qui est reçu par le monde sur ce pied-là, et
elle les expose en fille de bon sens et en demoiselle de qualité qui en a
souffert. Un de ces plus grands inconvénients, et qui donne le plus d’ennui,
c’est que les gens du monde ne s’imaginent point qu’on puisse aborder un bel
esprit de la même façon qu’une autre personne, et lui parler autrement qu’en haut style :
Car enfin je vois des hommes et des femmes qui me parlent quelquefois, qui sont dans un embarras étrange, parce qu’ils se sont mis dans la fantaisie qu’il ne me faut pas dire ce qu’on dit aux autres gens. J’ai beau leur parler de la beauté de la saison, des nouvelles qui courent et de toutes les choses qui font la conversation ordinaire, ils en reviennent toujours à leur point : et ils sont si persuadés que je me contrains pour leur parler ainsi, qu’ils se contraignent pour me parler d’autres choses qui m’accablent tellement que je voudrais n’être plus Sapho quand cette aventure m’arrive.
Je demande pardon aux lecteurs pour les qui, que, quand, en faveur de l’idée, qui est juste. Ainsi Mlle de Scudéry n’est point sans se faire à elle-même bien des objections sur les inconvénients d’être femme bel esprit et d’être femme savante. Bien avant Molière, elle a dit plus d’une chose très sensée à ce sujet. Mais n’oublions pas le moment de la société et le genre de difficultés auxquelles elle avait affaire. Elle discute avec soin cette question, s’il serait bien que les femmes, en général, sussent plus qu’elles ne savent :
Encore que je sois ennemie déclarée de toutes les femmes qui font les savantes, je ne laisse pas de trouver l’autre extrémité fort condamnable et d’être souvent épouvantée de voir tant de femmes de qualité avec une ignorance si grossière, que, selon moi, elles déshonorent notre sexe.
Là, en effet, était le défaut auquel il fallait remédier d’abord. L’éducation des personnes de qualité, à cette date de 1641-1654, était des plus défectueuses. Pour une La Fayette et une Sévigné, que d’ignorances et d’oublis étranges, même chez les femmes d’esprit et de renom ! Mme de Sablé, la spirituelle amie de La Rochefoucauld, n’écrivait pas un mot d’orthographe.
Il est certain, disait Mlle de Scudéry, qu’il y a des femmes qui parlent bien, qui écrivent mal, et qui écrivent mal purement par leur faute… C’est, selon moi, une erreur insupportable à toutes les femmes, ajoute-t-elle, de vouloir bien parler et de vouloir mal écrire… La plupart des dames semblent écrire pour n’être pas entendues, tant il y a peu de liaison en leurs paroles, et tant leur orthographe est bizarre. Cependant ces mêmes dames, qui font si hardiment des fautes si grossières en écrivant, et qui perdent tout leur esprit dès qu’elles commencent d’écrire, se moqueront des journées entières d’un pauvre étranger qui aura dit un mot pour un autre.
Une des corrections auxquelles Mlle de Scudéry poussa et contribua le plus, ce fut de mettre de l’accord entre la manière de causer et celle d’écrire. Elle fit rougir les personnes de son sexe de cette inconséquence. Écrire par principes et même un peu causer par principes, ce fut le double résultat de sa doctrine et de son exemple. Ses idées sur l’éducation des femmes sont pleines de justesse et de mesure dans la théorie :
Sérieusement, écrit-elle, y a-t-il rien de plus bizarre que de voir comment on agit pour l’ordinaire en l’éducation des femmes ? On ne veut point qu’elles soient coquettes ni galantes, et on leur permet pourtant d’apprendre soigneusement tout ce qui est propre à la galanterie, sans leur permettre de savoir rien qui puisse fortifier leur vertu ni occuper leur esprit. En effet, toutes ces grandes réprimandes qu’on leur fait dans leur première jeunesse, de n’être pas assez propres, de ne s’habiller point d’assez bon air et de n’étudier pas assez les leçons que leurs maîtres à danser et à chanter leur donnent, ne prouvent-elles pas ce que je dis ? Et ce qu’il y a de rare est qu’une femme qui ne peut danser avec bienséance que cinq ou six ans de sa vie, en emploie dix ou douze à apprendre, continuellement ce qu’elle ne doit faire que cinq ou six ; et, à cette même personne qui est obligée d’avoir du jugement jusques à la mort, et de parler jusques à son dernier soupir, on ne lui apprend rien du tout qui puisse ni la faire parler plus agréablement, ni la faire agir avec plus de conduite.
Sa conclusion, qu’elle ne donne encore qu’avec réserve (car en telle matière qui touche la diversité des esprits, il ne saurait y avoir de loi universelle), sa conclusion, dis-je, est qu’en demandant plus de savoir aux femmes qu’elles n’en ont, elle ne veut pourtant jamais qu’elles agissent ni qu’elles parlent en savantes :
Je veux donc bien qu’on puisse dire d’une personne de mon sexe qu’elle sait cent choses dont elle ne se vante pas, qu’elle a l’esprit fort éclairé, qu’elle connaît finement les beaux ouvrages, qu’elle parle bien, qu’elle écrit juste et qu’elle sait le monde ; mais je ne veux pas qu’on puisse dire d’elle : C’est une femme savante ; car ces deux caractères sont si différents, qu’ils ne se ressemblent même point.
Encore une fois, voilà de la raison, et il y en a beaucoup dans les livres de Mlle de Scudéry, mêlée, il est vrai, à beaucoup trop de raisonnement et de dissertation, et aussi noyée dans ce qui nous semble aujourd’hui des extravagances romanesques.
Ce qui pour nous est extravagance était pourtant ce qui faisait passer alors
l’enseignement de main en main, et le faisait arriver plus sûrement à son
adresse. Tallemant nous dit qu’elle avait en causant un ton de magister et de prédicateur, qui n’était nullement
agréable :
ce ton se déguisait dans ses romans en
passant par la bouche de ses personnages, et il nous faut aujourd’hui une
certaine étude pour retrouver le didactique au fond. D’imagination réelle et
d’invention, Mlle de Scudéry n’en avait pas : quand elle
voulut construire et inventer des fables, elle prit les machines en usage pour
le moment ; elle se pourvut dans le magasin et dans le vestiaire à la mode :
elle copia le procédé de d’Urfé dans L’Astrée. En le faisant,
elle se flattait encore de concilier la fable avec l’histoire, l’art avec la
vraisemblance : « Il n’est jamais permis à un homme sage, pensait-elle,
d’inventer des choses qu’on ne puisse croire. Le véritable art du mensonge
est de bien ressembler à la vérité. »
Il est une conversation dans
Clélie, où l’on discute cette question, De la
manière d’inventer une fable et de composer des romans. Peu s’en faut
que Mlle de Scudéry n’y prêche l’observation de la nature :
elle fait débiter au poète Anacréon presque d’aussi bonnes règles de rhétorique
qu’on en trouverait chez Quintilien. C’est dommage qu’elle ne les ait pas mieux
mises en pratique. Parler aujourd’hui des romans de Mlle de Scudéry et les analyser, serait impossible sans la calomnier, tant
cela paraîtrait ridicule. On lui imputerait trop à elle seule ce qui était le
travers du temps. Pour bien apprécier ses romans comme tels, il faudrait
remonter aux modèles qu’elle s’est proposés et faire l’histoire de toute une
branche. Ce qui nous frappe chez elle à première vue, c’est qu’elle prend tous
les personnages de sa connaissance et de sa société, les travestit en Romains,
en Grecs, en Persans, en Carthaginois, et leur fait jouer quant aux principaux
événements le même rôle à peu près qui leur est assigné dans l’histoire, tout en
les faisant causer et penser comme elle les voyait au Marais. Amilcar, c’est le poète Sarasin ; Herminius, c’est
Pellisson.
Conrart est devenu Cléodamas, et il a, près d’Agrigente, une jolie maison de campagne
qu’on nous décrit au long, et qui n’est autre que celle d’Athis, près de Paris.
Si elle rencontre un personnage historique, elle le met à l’unisson des gens de
sa connaissance ; elle nous dira de Brutus, de celui qui condamna ses fils et
qui chassa les Tarquins, qu’il était né « avec le plus galant, le plus
doux et le plus agréable esprit du monde »
; et du poète Alcée, elle
dira que c’était « un garçon adroit, plein d’esprit et grand
intrigueur »
. Les actions et la conduite de tous ces personnages
(tant elle les travestit) deviennent presque d’accord avec cette manière factice
de nous les présenter ; une même nuance de faux couvre le tout. Mais comment,
dira-t-on, de tels romans eurent-ils tant de vogue et de débit ? Comment la
jeunesse de Mme de Sévigné et de Mme de
La Fayette s’en put-elle nourrir ? D’abord, on n’avait alors aucune idée
véritable du génie des divers temps et de la profonde différence des mœurs dans
l’histoire. De plus, presque tous les personnages qui figuraient dans les romans
de Mlle de Scudéry étaient des vivants et des contemporains
dont on savait les noms, dont on reconnaissait les portraits et les caractères,
depuis le Grand Cyrus dans lequel on voulait voir le Grand
Condé, jusqu’à Doralise qui était Mlle Robineau. Tous ces personnages, même les plus secondaires, étaient
connus dans la société ; on se passait la clef, on se nommait les masques ; et
aujourd’hui encore, là où nous savons les noms réels, nous ne parcourons point
nous-mêmes sans curiosité les pages.
Vous ne sauriez croire, dit Tallemant, combien les dames sont aises d’être dans ses romans, ou, pour mieux dire, qu’on y voie leurs portraits ; car il n’y faut chercher que le caractère des personnes, leurs actions n’y sont point du tout. Il y en a pourtant qui s’en sont plaintes…
Une de celles qui s’en plaignirent était l’une des femmes les plus
spirituelles du temps, et qui disait le plus de ces bons mots qui emportent la
pièce et qui sont restés. Mlle de Scudéry, au tome VIe du Grand Cyrus, avait donné le portrait
de Mme Cornuel sous le nom de Zénocrite, dont elle avait
fait une des plus agréables et des plus redoutables railleuses de la Lycie. Le
portrait est fort exact. Mme Cornuel justifia cette
réputation de hardie railleuse, en disant de Mlle de Scudéry, fort noire de peau, qu’on voyait bien « qu’elle
était destinée par la Providence à barbouiller du papier, puisqu’elle suait
l’encre par tous les pores »
. Une Marton ou une Dorine de Molière
n’en eût pas plus dit.
Ce qui est remarquable et réellement distingué dans les romans de Mlle de Scudéry, ce sont les conversations qui s’y tiennent, et pour
lesquelles elle avait un talent singulier, une vraie vocation. Elle a fait plus
tard, et quand ses romans étaient déjà passés de mode, des extraits de ces
conversations dans de petits volumes qui parurent successivement jusqu’au nombre
de dix (elle ne procédait guère jamais que par dix volumes). « Mlle de Scudéry vient de m’envoyer deux petits tomes de
Conversations, écrivait Mme de
Sévigné à sa fille (25 septembre 1680) ; il est impossible que cela ne soit
bon, quand cela n’est point noyé dans son grand roman. »
Ces petits
volumes, et d’autres du même genre qui suivirent et qui recommandent la
vieillesse de Mlle de Scudéry, sont encore recherchés
aujourd’hui des curieux et de ceux à qui rien n’est indifférent de ce qui
intéresse le Grand Siècle. Il n’est pas rare d’entendre dire que les romans de
Mlle de Scudéry sont détestables et illisibles, mais
qu’il n’en est pas ainsi de ses Conversations. Il est bon
pourtant de savoir que ces Conversations, au moins
toutes les premières, sont textuellement tirées de Cyrus, de Clélie, et de ses autres
romans.
Un des premiers sujets qu’elle y traite est celui de la Conversation même :
Comme la conversation est le lien de la société de tous les hommes, le plus grand plaisir des honnêtes gens et le moyen le plus ordinaire d’introduire non seulement la politesse dans le monde, mais encore la morale la plus pure et l’amour de la gloire et de la vertu, il me paraît que la compagnie ne peut s’entretenir plus agréablement ni plus utilement, dit Cilénie (un de ces personnages qu’elle aime), que d’examiner ce que c’est qu’on appelle conversation.
Et on se met d’examiner ce que doit être une conversation pour être
agréable et digne d’une compagnie d’honnêtes gens ; et, pour cela, elle ne doit
être ni trop limitée aux sujets de famille et domestiques, ni tournée aux sujets
purement futiles et de toilette, comme il arrive si souvent aux femmes entre
elles : « N’êtes-vous pas contrainte d’avouer, remarque un des
interlocuteurs de Mlle de Scudéry, que qui écrirait tout
ce que disent quinze ou vingt femmes ensemble, ferait le plus mauvais livre
du monde ? »
Et cela même quand, parmi ces quinze ou vingt femmes,
il y en aurait de beaucoup d’esprit. Mais qu’un homme entre, un seul, et non pas
même des plus distingués, cette même conversation va se relever et devenir tout
d’un coup plus réglée, plus spirituelle et plus agréable. Bref,
les plus aimables femmes du monde, quand elles sont un grand nombre ensemble et qu’il n’y a point d’hommes, ne disent presque jamais rien qui vaille, et s’ennuient plus que si elles étaient seules. Mais pour les hommes qui sont fort honnêtes gens, il n’en est pas de même. Leur conversation est, sans doute, moins enjouée quand il n’y a point de dames, que quand il y en a ; mais, pour l’ordinaire, quoiqu’elle soit plus sérieuse, elle ne laisse pas d’être raisonnable ; et ils se passent enfin de nous plus facilement que nous ne nous passons d’eux.
Ce sont là des remarques fines, et qui sentent l’expérience du monde et presque celle du cœur. Tout ce chapitre « De la conversation » est très bien observé ; et, après avoir parcouru les différents défauts d’une conversation, Cilénie ou Valérie, ou plutôt l’auteur, dans un résumé qui n’a d’inconvénient que d’être trop exact et trop méthodique, conclut que, pour ne pas être ennuyeuse, pour être à la fois belle et raisonnable, la conversation doit ne point se borner à un seul objet, mais se former un peu du tout :
Je conçois, dit-elle, qu’à en parler en général, elle doit être plus souvent de choses ordinaires et galantes que de grandes choses : mais je conçois pourtant qu’il n’est rien qui n’y puisse entrer ; qu’elle doit être libre et diversifiée selon les temps, les lieux et les personnes avec qui l’on est ; et que le secret est de parler toujours noblement des choses basses, assez simplement des choses élevées, et fort galamment des choses galantes, sans empressement et sans affectation.
Mais ce qu’il y a de plus nécessaire pour la rendre douce et
divertissante, c’est « qu’il y ait un certain esprit de
politesse qui en bannisse absolument toutes les railleries aigres,
aussi bien que toutes celles qui peuvent tant soit peu offenser la pudeur…
Je veux encore qu’il y ait un certain esprit de joie qui y
règne. »
Tout cela est assurément aussi bien dit et aussi agréable
que judicieux, comme ne manque pas de le remarquer l’un des personnages de
l’entretien. Lisez après ce chapitre celui qui traite « De la manière d’écrire
des lettres » (en partie extrait de Clélie, et qui est dans
les Conversations nouvelles), et vous comprendrez comment,
sous ce romancier qui de loin nous paraît extravagant, il y avait en Mlle de Scudéry
une Genlis
sérieuse, une miss Edgeworth ; enfin que dirai-je ? une excellente maîtresse de pension de la haute société et des demoiselles de qualité
au xviie
siècle.
Sur tout sujet du monde elle fait ainsi, elle donne un petit cours complet, trop complet souvent, et où elle combine les exemples historiques qu’elle a rassemblés, avec les anecdotes qu’elle recueille dans la société de son temps. Elle analyse tout, elle disserte sur tout, sur les parfums, sur les plaisirs, sur les désirs, sur les qualités et les vertus ; une fois même, elle fera des observations presque en physicienne et en naturaliste sur la couleur des ailes et le vol des papillons. Elle conjecture, elle raffine, elle symbolise ; elle cherche et donne les raisons de tout. Jamais on n’a fait plus d’usage du mot car. Il y a des jours où elle est grammairien, académicien, où elle disserte sur la synonymie des mots et en démêle avec soin les acceptions ; en quoi diffèrent la joie et l’enjouement ; si la magnificence n’est pas plutôt une qualité héroïque et royale qu’une vertu, car la magnificence ne convient qu’à quelques personnes, tandis que les vertus doivent convenir à tout le monde ; comme quoi la magnanimité comprend plus de choses que la générosité, laquelle ordinairement a des bornes plus étroites, tellement qu’on peut être quelquefois très généreux sans être pourtant véritablement magnanime. Il est de petits essais d’elle qui s’annoncent d’une manière charmante, tels que celui De l’ennui sans sujet. À quelques égards, dans ces Conversations, Mlle de Scudéry se montre à nous comme le Nicole des femmes, avec plus de finesse peut-être, mais aussi avec un fond de pédantisme et de raideur que l’ingénieux théologien n’a pas. Et puis Nicole finit tout par Dieu et par la considération de la fin suprême, tandis que Mlle de Scudéry finit toujours par les louanges et l’apothéose du roi ; elle y met une adresse et une industrie particulière que Bayle a remarquée et qui ne laisse pas de déplaire un peu.
En effet, cette estimable personne, longtemps maltraitée par la fortune, s’était
de bonne heure accoutumée aux compliments qui pouvaient lui être utiles : il
entrait un peu de savoir-faire au fond de tout son mauvais goût. On n’a jamais
combiné plus de louange fade avec cette manie qu’elle avait de redresser les
petits torts de la société autour d’elle. Que voulez-vous ? elle avait besoin de
vendre ses livres, de les voir placés sous d’illustres patronages. Et puis,
décrire de la sorte ses amis et connaissances tout au long, et leur maison de
ville et leur maison de campagne, cela servait, tout en les flattant, à faire
des pages et à grossir le volume. Sapho n’était pas au-dessus
de toutes ces petites raisons de métier : « Ma foi, dit Tallemant, elle a
besoin de mettre toutes pierres en œuvre ; quand j’y pense bien, je lui
pardonne. »
Petits cadeaux, gratifications, pensions, elle aimait à
joindre ces preuves positives à la considération, qui ne lui a jamais manqué.
Tout cela contribue à rabaisser un peu le moraliste en elle, et à renfermer son
coup d’œil dans le cercle étroit de la société du jour.
À de certains endroits, pourtant, on croit sentir un esprit ferme et presque viril, qui aborde les sujets élevés avec une subtilité raisonneuse, qui en comprend les divers aspects, et qui, en se rangeant toujours aux opinions consacrées, est surtout déterminé par des considérations de bienséance.
Mlle de Scudéry approchait de la soixantaine lorsque Boileau parut et vint, dès ses premières Satires (1665), railler les grands romans et reléguer le Cyrus au nombre de ces admirations qui n’étaient plus permises qu’aux gentilshommes campagnards. Cette guerre hardiment déclarée par Boileau à un genre faux qui avait fait son temps, et qui ne subsistait plus que par un reste de superstition, y porta un coup mortel, et, depuis ce jour, Mlle de Scudéry ne fut plus pour le jeune siècle qu’un auteur suranné. Mme de La Fayette acheva de la réduire au rang des antiques vénérables en publiant ses deux petits romans de Zaïde et surtout de La Princesse de Clèves, où elle fit voir comment on pouvait être court, naturel et délicat. En vain on essaierait aujourd’hui de protester contre cet arrêt irréfragable et d’énumérer tous les témoignages de consolation en faveur de Mlle de Scudéry, les lettres de Mascaron, de Fléchier, de Mme Brinon, supérieure de Saint-Cyr, de Mme Dacier, les éloges de Godeau, de Segrais, de Huet, de Bouhours, de Pellisson. Ce dernier, qui désola et supplanta Conrart, devint, comme on sait, l’amoureux en titre de Mlle de Scudéry, son adorateur platonique, et il l’a célébrée en vingt pièces galantes sous le nom de Sapho. Mais si quelque chose me prouve que Pellisson, malgré son élégance et sa pureté de diction, ne fut jamais un attique véritable et qu’il ignora toujours les vraies grâces, c’est précisément son goût déclaré pour une telle idole. On ne saurait rien conclure des compliments que Mme de Sévigné et Mme de Maintenon adressaient à Mlle de Scudéry vieillie : ces personnes de bonne grâce et de haute convenance ◀continuaient▶ de respecter en elle, quand elles lui parlaient en face, une des admirations de leur jeunesse. Et quant à tous ces autres noms qu’on cite (je n’en excepte aucun, ni Fléchier, ni Mascaron, ni Bouhours), ce n’est point qu’on veuille le remarquer, par le bon goût, par le goût sain et judicieux qu’ils brillent ; ils ont tous plus ou moins gardé une teinte prononcée de l’hôtel Rambouillet, et ils retardaient à certains égards sur leur siècle. L’admiration pour Mlle de Scudéry est une pierre de touche qui les éprouve eux-mêmes et qui les juge.
L’Académie française décerna en 1671, pour la première fois, le prix d’éloquence, fondé par Balzac. Ce prix, à l’origine, consistait en une espèce de discours ou sermon sur une vertu chrétienne. Le premier sujet désigné par Balzac même était De la louange et de la gloire : Mlle de Scudéry le traita et obtint le prix, au grand applaudissement de tout ce qui restait de vieux académiciens du temps de Richelieu. Cette muse, qui enlevait d’emblée la première couronne, et qui allait mener le cortège des futurs lauréats, avait pour lors soixante-quatre ans.
Elle ◀continua de vieillir et de survivre à sa renommée, étant véritablement
ruinée au-dehors, mais jouissant encore de la gloire dans sa chambre et à huis
clos. Son mérite et ses qualités estimables lui concilièrent jusqu’à la fin une
petite cour et des amis, qui ne parlaient d’elle que comme de
la première fille du monde
et de
la merveille du siècle de Louis-le-Grand
.
Lorsqu’elle mourut, le 2 juin 1701, le Journal des savants du
mois suivant (11 juillet) enregistra ces pompeux éloges. Vers le même temps,
dans le même quartier du Marais, vivait et vieillissait, de neuf ans moins âgée
qu’elle, une femme véritablement merveilleuse, qui avait bien réellement en elle
la grâce, l’urbanité légère, la fraîcheur et la virilité de l’esprit, le don du
rajeunissement, tout ce que Mlle de Scudéry n’avait pas,
— Ninon de Lenclos. Il y a toute une leçon de goût dans ce seul rapprochement
des noms.
Quoi qu’il en soit, Mlle de Scudéry mérite qu’on rattache au sien une idée juste. Ses romans ont obtenu une vogue qui marque une date précise dans l’histoire des mœurs et dans l’éducation de la société. On se souviendra toujours qu’on envoyait au Grand Condé, prisonnier à Vincennes, un volume de Cyrus pour le distraire, et à M. d’Andilly, solitaire à Port-Royal, un volume de Clélie pour le flatter avec la description de son désert. Par le faux appareil d’imagination et le faux attirail historique dont elle environne sa pensée, Mlle de Scudéry n’est guère plus ridicule, après tout, que ne l’a été Mme Cottin il y a quarante ans. Ce costume de mascarade était d’emprunt : ce qui lui était essentiel et propre, c’était la façon d’observer et de peindre le monde d’alentour, de saisir au passage les gens de sa connaissance, et de les introduire tout vifs dans ses romans, en les faisant converser avec esprit et finesse. C’est par ce côté aussi que je la juge, et que, tout en lui reconnaissant beaucoup de distinction et d’ingénieuse sagacité d’analyse, beaucoup d’anatomie morale, j’ajoute que le tout est abstrait, subtil, d’un raisonnement excessif et qui sent la thèse, sans légèreté, sans lumière, sec au fond et désagréable. Cela ressemble à du La Motte déjà, à du Fontenelle, avec bien moins de dégagé. Elle distingue, elle divise et subdivise, elle classifie, elle enseigne. Jamais de fraîcheur ; le délicat même tourne vite au didactique et à l’alambiqué. Jusque dans les petits pavillons de repos, au milieu des parcs et des jardins qu’elle décrit, elle a grand soin de placer toujours une écritoire. Telle m’apparaît, malgré tous mes efforts pour me la représenter plus aimable, la géographe du pays de Tendre, la Sapho de Pellisson. Si donc il fallait conclure et répondre à la question posée au début, je rattacherais désormais au nom de Mlle de Scudéry l’idée, non pas du ridicule, mais plutôt de l’estime, d’une estime très sérieuse, et point du tout l’idée de l’attrait ou de la grâce.
Une fille d’un si grand mérite et sans grâce, c’est pourtant désobligeant à peindre, et c’est pénible à montrer ; on aimerait tant à y mettre ce qui lui manque ! Mais j’ai voulu qu’il y en eût au moins une de cette sorte, pour que la collection ne fût pas toute riante et toute flatteuse.
[Note.]
Depuis que ceci est écrit, M. Cousin a essayé de faire toute une révolution en l’honneur de Mlle de Scudéry et en faveur du Grand Cyrus. À l’aide d’une clef imprimée qu’on savait être à la bibliothèque de l’Arsenal et d’une autre clef manuscrite qui est à la bibliothèque Mazarine, il s’est appliqué à donner à ce roman une valeur historique sérieuse pour les actions mêmes et les hauts faits d’armes de Condé. Un écrivain d’un mérite médiocre, mais qui a recueilli quelques traditions et informations assez justes sur les personnages du Grand Siècle, l’abbé Lambert, avait dit (Histoire littéraire du règne de Louis XIV), en parlant de la vogue prodigieuse qu’eurent en leur temps ces romans de Mlle de Scudéry et pour l’expliquer :
Il est vrai que ces romans, si toutefois on peut les appeler de ce nom, ne doivent être regardés que comme des espèces de poèmes épiques et des histoires véritables sous des noms cachés. Tels sont Artamène ou le Grand Cyrus, où l’on trouve une partie considérable de la vie de Louis de Bourbon prince de Condé, et sa Clélie qui renferme quantité de traits qui ont du rapport à tout ce qu’il y avait alors de personnes illustres en France.
M. Cousin a su donner de nouvelles, de piquantes preuves, et
très précises, de cette assertion en ce qui concerne Le Grand
Cyrus ; mais il est allé un peu loin quand il a prétendu faire de
Mlle de Scudéry une autorité militaire considérable,
et quand il lui a attribué une importance qu’elle ne saurait avoir en de
tels débats. Il a fait en ceci comme il lui arrive trop souvent dans ses
conclusions : il y a mis de l’emphase, et il a exagéré. Le fait est qu’une
fois qu’on démasque les personnages persans ou scythes et qu’on rétablit les
vrais noms à l’aide des clefs, comme M. Cousin y a réussi sans peine, mais
comme on n’avait pas eu l’idée ni la patience de le vérifier à ce degré
avant lui, on s’assure que Mlle de Scudéry qui faisait
flèche de tout bois, avait reçu de l’hôtel de Condé des documents que,
moyennant un déguisement léger, elle introduisit au long dans son livre ; la
bataille de Rocroi, celle de Lens, le siège de Dunkerque sous le nom de
siège de Cumes, y sont décrits avec toutes leurs particularités ; elle
imprima ses notes
et pièces toutes vives : cela
flattait les Condés, et cela lui épargnait à elle-même des frais
d’invention, cela faisait de la copie pour l’imprimeur,
sorte de considération qu’il ne faut jamais oublier quand on parle de Mlle de Scudéry. Elle ne se doutait point que par là elle
fournirait un jour des arguments aux discussions militaires des Feuquières
et des Jomini futurs, et qu’elle deviendrait une autorité d’état-major. Le
fait est encore que par elle, on a, sur ces grands faits d’armes dont
quelques points ont été controversés, la version de Condé et des amis du
prince ; il en devait être ainsi. Elle est l’écho fidèle de l’hôtel de Condé
en telle matière, comme en matière de goût elle était l’écho de l’hôtel
Rambouillet, M. Cousin a reconnu le bulletin qui n’était que travesti. Ce
sont là, assurément, de curieuses recherches et des remarques ingénieuses
qui n’ont, dans le cas présent, que le défaut de vouloir paraître plus
grandes et plus importantes par le résultat qu’elles ne le sont, et que l’on
goûterait si elles n’étaient données que comme assez imprévues et piquantes,
et d’un air moins victorieux. Car n’oublions jamais l’opinion des gens de
goût du temps, et des plus délicats, sur ces ouvrages que nous prétendons
réhabiliter, et demandons-nous quelquefois s’ils ne souriraient pas de notre
excès de sérieux ? Chapelle et Bachaumont, dans leur agréable Voyage, nous font assister à une conversation ridicule des
précieuses de Montpellier, où tout ce qui se dit est au rebours du bon sens
et de la fine justesse. Or, il y est dit : « Quant aux romans, Cassandre fut estimé pour la délicatesse de la
conversation ; Cyrus et Clélie, pour
la magnificence de l’expression et la grandeur des événements. »
Ce qui nous avertit qu’il ne faut pas, après deux siècles, venir tout d’un
coup magnifier l’importance et célébrer la grandeur des événements, tels qu’on les trouve rapportés dans ces
romans de société et de ruelle : l’Ombre de Chapelle en sourirait.