Chapitre XXI
Année 1666 (suite de la septième période). — Comédie du Misanthrope. — Motif de cet ouvrage.
En 1666, Molière donna Le Misanthrope. On s’accorde à voir dans le personnage d’Alceste le duc de Montausier ; dans Oronte, bel esprit qui fait de mauvais vers, le duc de Saint-Aignan, que madame de Sévigné appelait le paladin par éminence, et qui était le grand ami de madame de Scudéry.
Le Misanthrope est sans doute un caractère élevé. Le duc de Montausier ne se tenait pas pour offensé des applications qu’on lui faisait des principaux traits du rôle. Cependant, en considérant la position de Molière, et le plaisir que le roi prenait à diriger son talent, on se persuaderait sans peine qu’en approchant l’oreille des rideaux du roi, on sur prendrait quelques paroles dites à demi-voix, pour désigner à Molière ce caractère qui, bien que respecté au fond du cœur, avait quelque chose d’importun pour les maîtresses et pour les femmes qui aspiraient à le devenir.
Toutefois, la conception du Misanthrope peut avoir eu un autre principe : ne serait-ce pas l’intérêt commun de la société des quatre amis. Le duc de Montausier aimait Chapelain, protégeait Cottin, maltraités par Boileau et par Molière même. Dans une boutade il avait dit qu’il faudrait jeter dans la rivière les faiseurs de satires : paroles que Boileau a parodiées dans ces vers que j’ai déjà cités :
Et tout n’irait que mieuxSi de ces médisants l’engeance tout entièreAllait la tête en bas rimer dans la rivière.
La considération de Montausier avait le pouvoir d’émousser la satire qu’il condamnait. Il imposait au poète, il refroidissait sa verve. Boileau surtout avait besoin que Montausier joignît son suffrage à ceux qu’il obtenait de la cour. Les choses étant ainsi, Molière put croire que ce serait un coup de maître de faire maltraiter les mauvais auteurs par Montausier sous le nom d’Alceste, de la même manière que Boileau et lui en usaient dans leurs ouvrages, c’est-à-dire de le montrer faisant la guerre au mauvais goût sans la faire aux personnes.
C’était en effet un coup de maître pour Molière, de représenter Montausier, ce censeur énergique, sous les couleurs les plus nobles, et d’opposer son caractère même aux prétentions de bel esprit sans esprit, et le poète sans talent ; de le montrer intraitable pour un mauvais ouvrage, quelque honnête, quelque estimable que fut l’auteur, en respectant en lui l’homme de bien et de mérite ; précisément comme Racine et Boileau prétendaient en user avec Chapelain, Cottin et leurs semblables. Ils espéraient placer leur excuse près de Montausier, dans Montausier même ; ils voulaient peut-être de plus le dissuader de continuer une protection indéfinie aux amis qu’il avait défendus contre la satire.
Plaire au roi, servir ses propres amis, assurer un libre essor à leurs talents et au sien, plaire à Montausier même, furent trois succès que Molière me paraît s’être promis d’allier, en faisant le bel ouvrage dont nous parlons ; et j’aime à penser qu’il se proposa une alliance si difficile, parce que l’accomplissement de ce dessein ajoutait le mérite de la difficulté vaincue au mérite du talent le plus élevé.
Je reviens à l’histoire galante de la cour.