Chapitre III.
Association des mots entre eux et des mots avec les
idées
D’où viennent cette élasticité et cette capacité presque infinie des mots ? Quelle est cette vertu qui les fait vivants et lumineux, de glacés et ternes qu’ils étaient ?
Celui qui n’aperçoit dans le mot que le sens défini, est bien loin d’en avoir épuisé l’énergie. L’idée à laquelle le mot correspond exactement, a des affinités naturelles ou habituelles avec d’autres idées : chaque fois qu’elle est présente, elle tend à les rendre présents ; elle les évoque et les suscite. Pareillement le mot qui l’exprime est lié avec d’autres mots qu’il attire partout où il va et qui lui font cortège. De sorte que derrière chaque mot de la langue se cache une longue file d’idées, d’images et de mots, prête à surgir avec lui et à se dérouler après lui. Mais le plus souvent cette série n’a pas le temps de se développer : le mot suivant la réprime et la fait rentrer ; l’on n’a que le temps d’apercevoir quelques-unes des formes qui la composent, et de subir une impression plus ou moins nette ou confuse, fugitive ou durable.
Ces associations font la valeur expressive et la richesse des mots. Il y en a de plusieurs sortes. Il y en a qui sont générales et communes, et qui existent dans tous les esprits, au moins dans tous les esprits des hommes qui parlent la même langue. Quand M. Sully-Prudhomme dit à l’hirondelle :
Toi qui peux monter solitaireAu ciel, sans gravir les sommets,Et dans les vallons de la terreDescendre sans tomber jamais…,
ce mot de ciel traîne après lui pour tout le monde les mêmes images : l’espace libre, profond, sans limites, d’un bleu intense ou laiteux, baigné de soleil, ou traversé de nuages. Mais il est rare en somme que toutes les imaginations s’envolent ainsi de concert. La diversité des tempéraments, des classes, des occupations, des habitudes, l’inégale connaissance de la langue et du sens précis des mots font qu’ils n’ont pas pour tous la même puissance d’évocation et qu’ils n’évoquent pas les mêmes choses. Le mot mer évoque pour un jeune Parisien l’idée de la saison joyeuse et du grand soleil, de la libre vie en plein air, de l’expansion irréfrénée de l’énergie musculaire, des jeux d’après-midi sur la plage et des danses du soir au casino, des bruyantes parties de bain ou de pêche aux crevettes : pour le pêcheur, la mer, c’est le mystérieux ami et le terrible ennemi, le pain d’aujourd’hui et la mort de demain : toute la destinée roule dans ces vagues. Un champ de blé met une vision dorée dans les yeux du peintre : le paysan y voit tant de sacs qui valent tant sur le marché. Les lapins n’ont de grâce et de gentillesse que pour un poète comme La Fontaine : ce nom fait voir au forestier des arbres rongés, avec des plantations dévastées, un ennemi qui pullule et qu’on ne peut exterminer. Pourquoi le pathétique simple ne fait-il pas d’effet souvent sur la foule ? pourquoi l’emphase du mélodrame ta ravit-elle ? c’est que les grands mots, qui étonnent et détonnent, forcent les imaginations endormies et grossières, et y suscitent des images que les mots simples, employés aux usages domestiques, sont devenus par là même incapables d’y évoquer.
Il y a enfin des associations purement personnelles que les hasards de notre vie ou les singularités de notre humeur ont liées en nous. Quand nous lisons ou que nous entendons prononcer le mot de Tuileries, nous prenons tous l’idée du même lieu, du jardin qui borde la Seine entre le Carrousel et les Champs-Élysées : mais des images s’éveillent en outre les mêmes pour tous, des dômes de verdure, de grises statues parmi les feuillages verts ou jaunissants, des enfants et des joueurs de ballon ; selon notre âge, nous voyons se dessiner un palais ou des ruines ; certains de nous aperçoivent les hôtes disparus de l’édifice détruit, les fameuses journées que l’histoire y compte ; selon le caprice de nos goûts et de nos études, la salle des maréchaux ou la salle des machines nous reviennent en mémoire, et nous peuplons les allées de muscadins ou de petits-maîtres. Enfin, pour ceux qui ont joué là dans leur enfance, un souvenir lointain, triste ou gai, s’y joint, qui est à nous seuls et qu’on ne partage avec personne. De même le mot de bataille évoque, à la suite de son sens, des idées et des images qui sont les mêmes pour tous : mais les soldats, qui ont vu des batailles, ajoutent à ce fonds commun des impressions ignorées de ceux qui n’ont vu que les tableaux des musées et les descriptions des livres. Enfin chacun de ces soldats a dans son expérience propre une émotion, une image, une pensée qui n’est qu’à lui et que le mot n’éveillera que pour lui. Lui seul entendra, chaque fois que le mot sera prononcé, certain sifflement de balle, certain amortissement de ce bruit dans la chair vivante, lui seul verra certaine grimace, certaine contorsion de l’homme qui meurt, certain geste indifférent du vieux soldat, certaine colère du vaincu, lui seul évoquera certain regard d’un ennemi rencontré dans une charge, certaine parole, certaine lumière, certain paysage : un monde d’impressions ressenties une seule fois par un seul homme surgira au son de deux syllabes banales.
Ce n’est pas tout : séparons le mot de l’idée qu’il exprime ; il évoquera non plus des idées, des images, des sentiments, mais des mots. L’habitude est puissante sur lui comme sur l’être vivant. Quand un long usage l’a accouplé à un autre mot, ou enchaîné dans une phrase, il tend toujours à tirer après lui sa compagnie. Nos pères, en exprimant leurs pensées, ont accoutumé chaque mot à frayer avec certains autres : nos pensées ne sont plus les mêmes, mais nos mots sont les mêmes et ne changent pas volontiers leurs relations. Affranchis de l’esprit d’autrefois nous sommes liés encore par le langage d’autrefois, et à chaque moment les mots tentent de nous imposer leurs anciennes convenances et leurs anciens groupements. De là l’influence de ce qu’on appelle les phrases toutes faites, les clichés. De là vient que tant de substantifs ont de la peine à se séparer de tant d’adjectifs : de là vient que tel sujet tire presque toujours après lui tel verbe. Boileau a exprimé cette attraction que les mots exercent les uns sur les autres par l’habitude qu’ils ont d’être réunis, dans les vers si connus de sa seconde satire :
Si je louais Philis en miracle féconde,Je trouverais bientôt à nulle autre seconde ;Si je voulais vanter un objet non pareil,Je mettrais à l’instant plus beau que le soleil.
Chaque phrase d’un écrivain crée une liaison de mots, qui tendra à se reproduire avec plus ou moins de fréquence ou de force selon la célébrité de l’écrivain et de la phrase. C’est là l’origine de ces citations qu’on fait si souvent, et dont une partie seulement convient à ce qu’on dit. Le mot qu’on prononce accroche un vers, une phrase où quelque écrivain l’a logé : et il nous amène les autres mots qui y sont avec lui, bien qu’on n’ait affaire que de lui seul. Alors les idées n’ont qu’un rapport partiel et lointain : c’est par les mots que la liaison se fait. Certaines façons de parler proverbiales ne le sont devenues que par là :
Belle Philis, on désespère,Alors qu’on espère toujours.
On ne s’attendait guèreÀ voir Ulysse en cette affaire.
Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.
Quand on se sert de ces phrases, on ne passe point par le long détour de l’association des idées : on ne songe même pas à Philis, à Ulysse, à Émilie, et en les nommant on ne va point au-delà des sons. Mais le besoin qu’on a des expressions espérer, s’attendre, voilà où nous en sommes, amène ces formes toutes faites qui les contiennent, et la pensée se coule comme elle peut dans ce moule d’occasion. Au premier vers d’une tragédie :
Vous souvient-il, ma sœur, du feu roi notre père ?
le plaisant qui répliqua à l’instant :
Ma foi, s’il m’en souvient, il ne m’en souvient guère,
n’avait pas eu le temps de mesurer l’idée, et le public vit peut-être avant lui ce qu’il y avait d’esprit et de juste critique dans cette application. La même attraction se voit encore quand on récite un morceau par cœur, et que soudain la mémoire déraille sur un mot, qui, du groupe où il figurait et qui l’a amené, la lance dans un autre où il figure encore et qu’il amène.
Enfin l’analogie des sons détermine dans les mots une tendance à s’évoquer
réciproquement, sans qu’aucun rapport de sens intervienne. « Et vous qui êtes
cause de leur folie, dit le bon Gorgibus en manière de moralité après la fâcheuse
aventure des Précieuses ridicules, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans,
vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les
diables ! »
Ces sonnettes ne sont là que pour escorter les
sonnets et en doubler le son. « Es-tu content,
Coucy ? »
dit Vendôme dans la tragédie de Voltaire. — Couci couça », répond
un plaisant du parterre, et ce mot, que l’oreille seule suggère, se trouve être un
jugement sur la pièce, et la tue. Il arrive à chaque moment qu’un son appelle un son
et le mot un mot : on s’amuse de leur cliquetis, et le hasard fait parfois qu’il en
jaillit l’étincelle d’une idée : quand on regarde ce qu’on dit, après qu’on a parlé,
il se trouve qu’on a dit quelque chose ; l’oreille a chassé pour l’esprit. « Traduttore, traditore », dit-on : sans la ressemblance des sons, on
n’eût peut-être pas sitôt ni si bien remarqué la trahison que faisaient les
traducteurs à leurs originaux.
Ces deux dernières catégories d’associations, qui n’évoquent que des mots, sont de mince secours pour l’écrivain. À part quelques cas exceptionnels, on ne cherche guère à suggérer des sons ou des groupements de mots, mais des idées et des images, laissant au lecteur le soin de les nommer en sa langue. Ce qui arrive, c’est que l’écrivain lui-même se laisse entraîner à ces associations et n’a pas la force de les repousser. L’inconvénient est grave : car quand la pensée se coule dans des phrases toutes prêtes, elle perd sa marque originale. Souvent alors on se sent une facilité merveilleuse : les mots viennent sous la plume et s’y rangent docilement. C’est qu’ils se groupent selon leurs habitudes antérieures : on ne fait que les enregistrer machinalement quand ils se présentent : ce n’est plus nous qui pensons, ce sont les mots qui nous imposent par leur banale combinaison ce que tout le monde leur a le plus souvent fait dire. Il serait ridicule de prétendre éviter tout enchaînement de mots qui ait jamais été fait avant nous. Mais il faut exercer un contrôle sévère, et ne point sacrifier la légitime exigence d’une idée personnelle à la vieille camaraderie des mots. On ne saurait être trop circonspect aussi à recevoir les mots que la ressemblance des sons évoque. Il faut proscrire sans indulgence tout ce cliquetis qui amuse l’oreille sans passer outre : ces analogies de sens, qui obligent à donner aux mots une articulation plus nette, un accent plus fort, doivent faire jaillir des rapports de sens ; il faut qu’elles enfoncent ou qu’elles illuminent la pensée.
Mais la puissance que les mots ont de tirer après eux des séries d’idées et d’images, est de première importance pour le style : selon l’art qu’on a de l’employer, il est terne ou expressif, plat ou relevé. D’où vient qu’un discours sensé où les expressions ont leur sens exact et précis, où il semble qu’il ne manque rien d’essentiel, manque son effet, et soit faible, froid, ennuyeux ? La cause est précisément que les mots, bornés à leur objet propre, ne sollicitent pas l’esprit à penser au-delà de leur sens, ne lui ouvrent point de vue sur des choses inexprimées ; la phrase n’a ni dessous ni profondeurs ; mettant toute sa richesse en dehors et comme en étalage, ne tenant rien en réserve, elle est toisée, prisée d’un coup d’œil : il y manque ces groupes d’images et d’idées, qui, surgissant derrière les mots, saisissent l’esprit et transforment la lecture distraite des yeux en une avide curiosité de toute l’âme.
Il ne faut pas croire que les mots colorés, pittoresques, sonores, aient le privilège de ces évocations fécondes. Elles appartiennent aussi aux termes simples, effacés, éteints, aux termes abstraits : le tout est, quand on s’en sert, de ménager un passage de l’idée qu’ils expriment aux idées qui sont en relation avec elle, de les tourner du côté qui fera paraître cette mutuelle dépendance.
Et même, les mots abstraits par l’impossibilité où l’on est de se représenter l’état, l’action, la qualité qu’ils désignent en dehors d’un individu qui fasse cette action, soit dans cet état ou possède cette qualité, se prêtent merveilleusement à la suggestion qui multiplie leur force et porte l’esprit bien au-delà de leur définition littérale. De là vient que, contrairement à ce que souvent on s’imagine, ce n’est pas en se privant des mots abstraits qu’on donnera au style la vie, la couleur et l’éclat. Ils ne sont pas seulement à l’usage du philosophe ou du savant, qui, n’exprimant que de pures idées, ne cherchent à évoquer aussi que des séries d’idées pures. La poésie de notre temps a fait des mots abstraits un large emploi, qui met en lumière combien leur force d’attraction peut remuer en nous d’images et de sentiments. En voici quelques exemples :
Le sable rouge est comme une mer sans limite,Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.Une ondulation immobile remplitL’horizon aux vapeurs de cuivre où l’homme habite.(Leconte de Lisle, les Éléphants.)
La nuit roule de l’Est, où les pampas sauvagesSous les monts étagés s’élargissent sans fin…De cime en cime, elle enfle, en tourbillons croissants,Le lourd débordement de sa haute marée.(Leconte de Lisle, le Sommeil du condor.)
Un air humide et lourd enveloppe le monde ;Au bord de l’horizon, comme des caps dans l’onde,Les nuages rayés s’allongent lentement ;Et le soleil, immense au fond du firmament,Heurtant au brouillard gris sa lueur inégale,Sur le globe muet penche son disque pâle.Aucun bruit sur la terre, aucun bruit dans les cieux,Que l’oscillation des grands océans bleus.(Bouilhet, les Fossiles.)
Et de tous les côtés, sous le soleil plus clair,La végétation monte, comme la mer.C’est un bruit doux et lent, qui va des monts aux grèves,Frisson des germes nus, et murmure des sèves,Travail de la racine entr’ouvrant le sol dur,Feuillages déployés qui tremblent dans l’azur.(Bouilhet, les Fossiles.)
Et ces phrases de prose ne doivent-elles pas ce qu’elles ont de pénétrant et de profond aux mots abstraits, qui, n’emprisonnant point l’imagination dans une réalité particulière, lui ouvrent par là même de plus vastes horizons ?
Les cieux : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye. »
(Pascal.)
La mer : « L’étendue brille et miroite sous le soleil éternel. »
(Loti.)
Tout mot, donc, abstrait ou concret, est capable de susciter dans l’esprit d’un lecteur, outre ce qu’il contient par définition, de longues séries de pensées qu’il évoque par association. C’est à l’écrivain de savoir faire jaillir l’abondante source d’impressions qu’ils recèlent, souvent sous une apparente aridité. Il faut disposer les mots de façon qu’ils se prêtent un mutuel secours et que leur assemblage découvre la richesse de chacun d’eux. Il faut faire attention qu’ils ne se contrarient pas, et que l’un d’eux ne vienne pas dérouler soudain un cortège inattendu de formes et d’idées dont on n’a point affaire. Souvent, par une maladresse ou une étourderie de l’écrivain, une vision importune détourne l’attention du lecteur, et l’arrache à la domination qu’il commençait de subir : quand on le reprend, il ne reste plus en lui trace de l’impression première ; c’est comme s’il avait cédé la place à un autre, qui commencerait de lire au milieu d’une page.
J’avoue que je n’ai jamais pu, dans la belle pièce de V. Hugo qui a pour titre la Vache 10, lire le vers où il parle
Du beau coq vernissé qui reluit au soleil
sans penser plutôt à une enseigne de cabaret et d’auberge qu’à une cour de ferme. Cependant l’épithète est juste et bien appliquée : mais elle évoque des images d’animaux en bois, en plomb, en fer-blanc revêtus de tons splendidement criards, comme en ont manié tous les enfants, des formes d’hommes et de bêtes, qu’on voit dans les rues de village, pendues à des tringles, se balancer au vent et faire éclater au soleil leur luisante peinture : jamais le naturel, le vivant n’est vernissé.
Voici une admirable page de M. Taine :
« J’étais hier vers cinq heures du soir sur le quai qui longe l’Arsenal, et je regardais en face de moi, de l’autre côté de la Seine, le ciel rougi par le soleil couchant. Un demi-dôme de nuages floconneux montait en se courbant au-dessus des arbres du Jardin des plantes. Toute cette voûte semblait incrustée d’écailles de cuivre ; des bosselures innombrables, les unes presque ardentes, les autres presque sombres, s’étageaient par rangées avec un étrange éclat métallique jusqu’au plus haut du ciel, et, tout en bas, une longue bande verdâtre qui touchait l’horizon était rayée et déchiquetée par le treillis noir des branches. Çà et là, des demi-clartés roses se posaient sur les pavés ; la rivière luisait doucement dans une brume naissante ; on apercevait de grands bateaux qui se laissaient couler au fil du courant, deux ou trois attelages sur la plage nue, une grue qui profilait son mât oblique sur l’air gris de l’orient. Une demi-heure après tout s’éteignait ; Il ne restait plus qu’un pan du ciel clair derrière le Panthéon ; des fumées roussâtres tournoyaient dans la pourpre mourante du soir et fondaient les unes dans les autres leur couleur vague. Une vapeur bleuâtre noyait les rondeurs des ponts et les arêtes des toits. Le chevet de la cathédrale avec ses aiguilles et ses contreforts articulés, tout petit, en un seul tas, semblait la carapace vide d’un crabe. Les choses tout à l’heure saillantes n’étaient plus que des esquisses ébauchées sur un papier terne. Des becs de gaz s’allumaient çà et là comme des étoiles isolées ; dans l’effacement universel ils prenaient tout le regard. Bientôt des cordons de lumière se sont allongés à perte de vue, et le flamboiement indistinct, fourmillant du Paris populeux a surgi vers l’ouest, tandis qu’au pied des arches, le long des quais, dans les remous, le fleuve, toujours froissé, continuait▶ son chuchotement nocturne. »
Chaque fois que j’ai relu cette page, une vision se formait en moi dès les premières lignes, qui allait sans cesse se précisant et s’agrandissant, jusqu’à ce qu’au milieu j’arrivais au mot plage : alors dans ce tableau parisien surgissait soudain, crevant, déchiquetant les premières images, un paysage maritime, comme les Flamands et les Hollandais en ont tant peint, une mer houleuse et jaune, une côte basse et large, presque du même ton que la mer, de lourds bateaux, des charrettes, des moulins, un clocher lointain. Le malheur était que la phrase précédente : de grands bateaux qui se laissaient couler au fil du courant, ne contenait rien qui fût trop caractéristique et s’opposât absolument à la nouvelle vision, que ne détruisait pas assez vite le profil tout parisien de la grue au mât oblique. Il me fallait un effort ensuite pour rappeler le premier tableau et en ◀continuer le développement.
Il arrivera souvent que du même mot pourront dépendre diverses séries d’idées et d’images comme dans une forêt de longues percées convergent au même carrefour. Là, il faudra prendre garde de bien lancer le lecteur dans l’association qui convient au sujet : il faudra entourer le mot de termes qui l’étranglent et ne laissent passer que le groupe qu’il s’agit d’évoquer, barrant la route à toutes autres impressions. Les adjectifs surtout y peuvent servir. Voyez ces deux vers, l’un de La Fontaine :
Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée ;
l’autre de V. Hugo :
D’étranges bûcherons qui travaillent la nuit.
Au premier vers, l’adjectif n’admet, parmi les idées que peut éveiller le mot bûcheron, que celles qui se rapportent à l’aspect physique, le visage tanné et ridé, le dos voûté, les jambes pliantes, les vêtements noircis et usés. Au second, l’adjectif n’évoque que la silhouette, qui se découpe en noir et fantastiquement agrandie, le geste, le mouvement, la cognée qui se lève et s’abat, le groupe s’agitant entre les troncs sveltes et droits sous la haute futaie. Quand M. Sully-Prudhomme écrit :
Les villages sont pleins de ces petites fillesRoses avec des yeux rafraîchissants à voir,Qui jasent en courant sous le toit du lavoir ;Leur enfance joyeuse enrichit leurs guenilles,
il exclut, par le choix et la combinaison des mots, toutes les images désagréables ou répugnantes que la misère et les guenilles peuvent suggérer : s’il en surgissait une seule, tout le morceau en serait gâté et manquerait son effet.