(1857) Cours familier de littérature. III « XVe entretien. Épisode » pp. 161-239
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(1857) Cours familier de littérature. III « XVe entretien. Épisode » pp. 161-239

XVe entretien.
Épisode

Dans les derniers jours de l’automne qui vient de finir j’allai assister seul aux vendanges d’octobre, dans le petit village du Mâconnais où je suis né. Pendant que les bandes de joyeux vendangeurs se répondaient d’une colline à l’autre par ces cris de joie prolongés qui sont les actions de grâce de l’homme au sillon qui le nourrit ou qui l’abreuve, pendant que les sentiers rocailleux du village retentissaient sous le gémissement des roues qui rapportaient, au pas lent des bœufs couronnés de sarments en feuilles, les grappes rouges aux pressoirs, je me couchai sur l’herbe, à l’ombre de la maison de mon père, en regardant les fenêtres fermées, et je pensai aux jours d’autrefois.

Ce fut ainsi que ce chant me monta du cœur aux lèvres, et que j’en écrivis les strophes au crayon sur les marges d’un vieux Pétrarque in-folio, où je les reprends pour les donner ici aux lecteurs.

La Vigne et la Maison.
Psalmodies de l’âme.
Dialogue entre mon âme et moi.

Moi.

    Quel fardeau te pèse, ô mon âme !
Sur ce vieux lit des jours par l’ennui retourné ?
Comme un fruit de douleurs qui pèse aux flancs de femme
Impatient de naître et pleurant d’être né ?
La nuit tombe, ô mon âme ! un peu de veille encore !
Ce coucher d’un soleil est d’un autre l’aurore.
Vois comme avec tes sens s’écroule ta prison !
Vois comme aux premiers vents de la précoce automne
Sur les bords de l’étang où le roseau frissonne,
S’envole brin à brin le duvet du chardon !
Vois comme de mon front la couronne est fragile !
Vois comme cet oiseau dont le nid est la tuile
Nous suit pour emporter à son frileux asile
Nos cheveux blancs pareils à la toison que file
La vieille femme assise au seuil de sa maison !

Dans un lointain qui fuit ma jeunesse recule,
Ma sève refroidie avec lenteur circule,
L’arbre quitte sa feuille et va nouer son fruit :
Ne presse pas ces jours qu’un autre doigt calcule,
Bénis plutôt ce Dieu qui place un crépuscule
Entre les bruits du soir et la paix de la nuit !
Moi qui par des concerts saluai ta naissance,
Moi qui te réveillai neuve à cette existence
Avec des chants de fête et des chants d’espérance,
Moi qui fis de ton cœur chanter chaque soupir,
Veux-tu que, remontant ma harpe qui sommeille,
Comme un David assis près d’un Saül qui veille,
    Je chante encor pour t’assoupir ?

L’âme.

Non ! Depuis qu’en ces lieux le temps m’oublia seule,
La terre m’apparaît vieille comme une aïeule
Qui pleure ses enfants sous ses robes de deuil.
Je n’aime des longs jours que l’heure des ténèbres,
Je n’écoute des chants que ces strophes funèbres,
Que sanglote le prêtre en menant un cercueil.

Moi.

Pourtant le soir qui tombe a des langueurs sereines
Que la fin donne à tout, aux bonheurs comme aux peines ;
Le linceul même est tiède au cœur enseveli :
On a vidé ses yeux de ses dernières larmes,
L’âme à son désespoir trouve de tristes charmes
Et des bonheurs perdus se sauve dans l’oubli.

Cette heure a pour nos sens des impressions douces
Comme des pas muets qui marchent sur des mousses :
C’est l’amère douceur du baiser des adieux.
De l’air plus transparent le cristal est limpide,
Des monts vaporisés l’azur vague et liquide
    S’y fond avec l’azur des cieux.

Je ne sais quel lointain y baigne toute chose,
Ainsi que le regard l’oreille s’y repose,
On entend dans l’éther glisser le moindre vol ;
C’est le pied de l’oiseau sur le rameau qui penche,
Ou la chute d’un fruit détaché de la branche
    Qui tombe du poids sur le sol.

Aux premières lueurs de l’aurore frileuse,
On voit flotter ces fils dont la vierge fileuse
D’arbre en arbre au verger a tissé le réseau :
Blanche toison de l’air que la brume encor mouille,
Qui traîne sur nos pas, comme de la quenouille
    Un fil traîne après le fuseau.

Aux précaires tiédeurs de la trompeuse automne,
Dans l’oblique rayon le moucheron foisonne,
Prêt à mourir d’un souffle à son premier frisson ;
Et sur le seuil désert de la ruche engourdie,
Quelque abeille en retard qui sort et qui mendie,
Rentre lourde de miel dans sa chaude prison.

Viens, reconnais la place où ta vie était neuve,
N’as-tu point de douceur, dis-moi, pauvre âme veuve,
À remuer ici la cendre des jours morts ?
À revoir ton arbuste et ta demeure vide,
Comme l’insecte ailé revoit sa chrysalide,
    Balayure qui fut son corps ?

Moi, le triste instinct m’y ramène :
Rien n’a changé là que le temps ;
Des lieux où notre œil se promène,
Rien n’a fui que les habitants.

Suis-moi du cœur pour voir encore,
Sur la pente douce au midi,
La vigne qui nous fit éclore
Ramper sur le roc attiédi.

Contemple la maison de pierre,
Dont nos pas usèrent le seuil :
Vois-la se vêtir de son lierre
Comme d’un vêtement de deuil.

Écoute le cri des vendanges
Qui monte du pressoir voisin,
Vois les sentiers rocheux des granges
Rougis par le sang du raisin.

Regarde au pied du toit qui croule :
Voilà, près du figuier séché,
Le cep vivace qui s’enroule
À l’angle du mur ébréché !

L’hiver noircit sa rude écorce ;
Autour du banc rongé du ver,
Il contourne sa branche torse
Comme un serpent frappé du fer.

Autrefois, ses pampres sans nombre
S’entrelaçaient autour du puits,
Père et mère goûtaient son ombre,
Enfants, oiseaux, rongeaient ses fruits.

Il grimpait jusqu’à la fenêtre,
Il s’arrondissait en arceau ;
Il semble encor nous reconnaître
Comme un chien gardien d’un berceau.

Sur cette mousse des allées
Où rougit son pampre vermeil,
Un bouquet de feuilles gelées
Nous abrite encor du soleil.

Vives glaneuses de novembre,
Les grives, sur la grappe en deuil,
Ont oublié ces beaux grains d’ambre
Qu’enfant nous convoitions de l’œil.

Le rayon du soir la transperce
Comme un albâtre oriental,
Et le sucre d’or qu’elle verse
Y pend en larmes de cristal.

Sous ce cep de vigne qui t’aime,
Ô mon âme ! ne crois-tu pas
Te retrouver enfin toi-même,
Malgré l’absence et le trépas ?

N’a-t-il pas pour toi le délice
Du brasier tiède et réchauffant
Qu’allume une vieille nourrice
Au foyer qui nous vit enfant ?

Ou l’impression qui console
L’agneau tondu hors de saison,
Quand il sent sur sa laine folle
Repousser sa chaude toison !

L’âme.

Que me fait le coteau, le toit, la vigne aride ?
Que me ferait le ciel, si le ciel était vide ?
Je ne vois en ces lieux que ceux qui n’y sont pas !
Pourquoi ramènes-tu mes regrets sur leur trace ?
Des bonheurs disparus se rappeler la place,
C’est rouvrir des cercueils pour revoir des trépas !

I

Le mur est gris, la tuile est rousse,
L’hiver a rongé le ciment ;
Des pierres disjointes la mousse
Verdit l’humide fondement ;
Les gouttières que rien n’essuie,
Laissent en rigoles de suie,
S’égoutter le ciel pluvieux,
Traçant sur la vide demeure
Ces noirs sillons par où l’on pleure
Que les veuves ont sous les yeux ;

La porte où file l’araignée
Qui n’entend plus le doux accueil,
Reste immobile et dédaignée
Et ne tourne plus sur son seuil ;
Les volets que le moineau souille,
Détachés de leurs gonds de rouille,
Battent nuit et jour le granit ;
Les vitraux brisés par les grêles
Livrent aux vieilles hirondelles
Un libre passage à leur nid !

Leur gazouillement sur les dalles
Couvertes de duvets flottants
Est la seule voix de ces salles
Pleines des silences du temps.
De la solitaire demeure
Une ombre lourde d’heure en heure
Se détache sur le gazon :
Et cette ombre, couchée et morte,
Est la seule chose qui sorte
Tout le jour de cette maison !

II

Efface ce séjour, ô Dieu ! de ma paupière,
Ou rends-le-moi semblable à celui d’autrefois,
Quand la maison vibrait comme un grand cœur de pierre
De tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ses toits !

À l’heure où la rosée au soleil s’évapore
Tous ces volets fermés s’ouvraient à sa chaleur,
Pour y laisser entrer, avec la tiède aurore,
Les nocturnes parfums de nos vignes en fleur.

On eût dit que ces murs respiraient comme un être
Des pampres réjouis la jeune exhalaison ;
La vie apparaissait rose, à chaque fenêtre,
Sous les beaux traits d’enfants nichés dans la maison.

Leurs blonds cheveux, épars au vent de la montagne,
Les filles se passant leurs deux mains sur les yeux,
Jetaient des cris de joie à l’écho des montagnes,
Ou sur leurs seins naissants croisaient leurs doigts pieux.

La mère, de sa couche à ces doux bruits levée,
Sur ces fronts inégaux se penchait tour à tour,
Comme la poule heureuse assemble sa couvée,
Leur apprenant les mots qui bénissent le jour.

Moins de balbutiements sortent du nid sonore,
Quand, aux rayons d’été qui vient la réveiller
L’hirondelle au plafond qui les abrite encore,
À ses petits sans plume apprend à gazouiller.

Et les bruits du foyer que l’aube fait renaître,
Les pas des serviteurs sur les degrés de bois,
Les aboiements du chien qui voit sortir son maître,
Le mendiant plaintif qui fait pleurer sa voix.

Montaient avec le jour ; et, dans les intervalles,
Sous des doigts de quinze ans répétant leur leçon,
Les claviers résonnaient ainsi que des cigales
Qui font tinter l’oreille au temps de la moisson  !

III

        Puis ces bruits d’année en année
Baissèrent d’une vie, hélas ! et d’une voix.
Une fenêtre en deuil, à l’ombre condamnée,
        Se ferma sous le bord des toits.

Printemps après printemps de belles fiancées
        Suivirent de chers ravisseurs,
Et, par la mère en pleurs sur le seuil embrassées,
        Partirent en baisant leurs sœurs.

Puis sortit un matin pour le champ où l’on pleure
        Le cercueil tardif de l’aïeul,
Puis un autre, et puis deux, et puis dans la demeure
        Un vieillard morne resta seul !

Puis la maison glissa sur la pente rapide
        Où le temps entasse les jours ;
Puis la porte à jamais se ferma sur le vide,
        Et l’ortie envahit les cours !…

IV

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Ô famille ! ô mystère ! ô cœur de la nature !
Où l’amour dilaté dans toute créature
Se resserre en foyer pour couver des berceaux,
Goutte de sang puisée à l’artère du monde
Qui court de cœur en cœur toujours chaude et féconde,
Et qui se ramifie en éternels ruisseaux !

Chaleur du sein de mère où Dieu nous fit éclore,
Qui du duvet natal nous enveloppe encore
Quand le vent d’hiver siffle à la place des lits,
Arrière-goût du lait dont la femme nous sèvre,
Qui même en tarissant nous embaume la lèvre,
Étreinte de deux bras par l’amour amollis !

Premier rayon du ciel vu dans des yeux de femmes,
Premier foyer d’une âme où s’allument nos âmes,
Premiers bruits de baisers au cœur retentissants !
Adieux, retours, départs pour de lointaines rives,
Mémoire qui revient pendant les nuits pensives
À ce foyer des cœurs, univers des absents !

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Ah ! que tout fils dise anathème
À l’insensé qui vous blasphème !
Rêveur du groupe universel,
Qu’il embrasse, au lieu de sa mère,
Sa froide et stoïque chimère
Qui n’a ni cœur, ni lait, ni sel !

Du foyer proscrit volontaire,
Qu’il cherche en vain sur cette terre
Un père au visage attendri ;
Que tout foyer lui soit de glace,
Et qu’il change à jamais de place
Sans qu’aucun lieu lui jette un cri !

Envieux du champ de famille,
Que, pareil au frelon qui pille
L’humble ruche adossée au mur,
Il maudisse la loi divine
Qui donne un sol à la racine
Pour multiplier le fruit mûr !

Que sur l’herbe des cimetières
Il foule, indifférent, les pierres
Sans savoir laquelle prier !
Qu’il réponde au nom qui le nomme
Sans savoir s’il est né d’un homme
Ou s’il est fils d’un meurtrier !…

V

Dieu ! qui révèle aux cœurs mieux qu’à l’intelligence !
Resserre autour de nous, faits de joie et de pleurs,
Ces groupes rétrécis où de ta providence
Dans la chaleur du sang nous sentons les chaleurs ;
*
Où, sous la porte bien close,
La jeune nichée éclose
Des saintetés de l’amour,
Passe du lait de la mère
Au pain savoureux qu’un père
Pétrit des sueurs du jour ;

Où ces beaux fronts de famille,
Penchés sur l’âtre et l’aiguille,
Prolongent leurs soirs pieux :
Ô soirs ! ô douces veillées
Dont les images mouillées
Flottent dans l’eau de nos yeux !
*
Oui, je vous revois tous, et toutes, âmes mortes !
Ô chers essaims groupés aux fenêtres, aux portes !
Les bras tendus vers vous, je crois vous ressaisir,
Comme on croit dans les eaux embrasser des visages
Dont le miroir trompeur réfléchit les images,
Mais glace le baiser aux lèvres du désir.

Toi qui fis la mémoire, est-ce pour qu’on oublie ?…
Non, c’est pour rendre au temps à la fin tous ses jours,
Pour faire confluer, là-bas, en un seul cours
Le passé, l’avenir, ces deux moitiés de vie
Dont l’une dit jamais et l’autre dit toujours.

Ce passé, doux Éden dont notre âme est sortie,
De notre éternité ne fait-il pas partie ?
Où le temps a cessé tout n’est-il pas présent ?
Dans l’immuable sein qui contiendra nos âmes
Ne rejoindrons-nous pas tout ce que nous aimâmes
        Au foyer qui n’a plus d’absent ?

Toi qui formas ces nids rembourrés de tendresses
Où la nichée humaine est chaude de caresses,
        Est-ce pour en faire un cercueil ?
N’as-tu pas dans un pan de tes globes sans nombre
Une pente au soleil, une vallée à l’ombre
        Pour y rebâtir ce doux seuil ?

Non plus grand, non plus beau, mais pareil, mais le même,
Où l’instinct serre un cœur contre les cœurs qu’il aime,
Où le chaume et la tuile abritent tout l’essaim,
Où le père gouverne, où la mère aime et prie,
Où dans ses petits-fils l’aïeule est réjouie
        De voir multiplier son sein !

Toi qui permets, ô père ! aux pauvres hirondelles
De fuir sous d’autres cieux la saison des frimas,
N’as-tu donc pas aussi pour tes petits sans ailes
D’autres toits préparés dans tes divins climats ?
Ô douce Providence ! ô mère de famille
Dont l’immense foyer de tant d’enfants fourmille,
Et qui les vois pleurer souriante au milieu,
Souviens-toi, cœur du ciel, que la terre est ta fille
        Et que l’homme est parent de Dieu !

Moi.

Pendant que l’âme oubliait l’heure
Si courte dans cette saison,
L’ombre de la chère demeure
S’allongeait sur le froid gazon ;

Mais de cette ombre sur la mousse
L’impression funèbre et douce
Me consolait d’y pleurer seul,
Il me semblait qu’une main d’ange
De mon berceau prenait un lange
Pour m’en faire un sacré linceul !

Fin.

Ne voulant pas mêler à cet entretien tout familier et tout poétique un autre sujet littéraire, j’insère en note, à la suite de ces vers, un morceau en prose écrit en 1848, à peu près sous les mêmes impressions, et qui n’a jamais été imprimé dans mes œuvres générales.

Le Père Dutemps.
Lettre à M. d’Esgrigny.

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Vous savez que je suis venu dans le pays de ma naissance, il y a quelques semaines, pour rétablir ma santé, atteinte jusqu’à la sève, et pour respirer le vieil air toujours jeune des coteaux où nous avons respiré notre première haleine, comme on renvoie à sa nourrice, bien qu’elle n’ait plus le même lait, l’enfant maladif que le régime des villes a énervé. Vous savez que j’y suis venu aussi, et surtout, pour de pénibles déracinements domestiques de terres, de maisons paternelles, de séjours, d’affections, d’habitudes, comme on va une dernière fois dans la demeure vénérée de ses pères, pour la démeubler avant de secouer la poussière de ses pieds sur le seuil chéri, et de lui dire un pieux adieu. Je suis sous ma tente, en un mot, pour enlever ma tente, pour la replier, et pour aller la replanter, déchirée et rétrécie, je ne sais où. C’est à cela que je suis occupé pendant le court loisir que m’ont donné par force la nature et les affaires politiques, d’accord pour me congédier de Paris. Je passe ce congé au centre de mes occupations de vendeur de terre, et à proximité des hommes de loi, des hommes de banque et des hommes de trafic rural, auprès de la petite ville de Mâcon. Je commence à reprendre des forces dans les membres, pas encore assez dans le cœur : cependant vous connaissez ce cœur ; il est élastique, il fléchit, il ne rompt pas. « Le cœur est un muscle », disent les physiologistes. Quel muscle ! leur dirai-je à mon tour : c’est lui qui porte la destinée !

Ce matin, je me sentais mieux ; j’avais à faire un voyage obligé à quelques lieues de ma demeure temporaire, une course dans cette vallée reculée de Saint-Point, dont vous connaissez la route. Quelques-uns de mes vers ont emporté ce nom sur leurs ailes, comme les colombes qui portent sur leur collier, au-delà des bois, le nom ou le chiffre des enfants qui les ont apprivoisées.

Je dis au vieux jardinier de rappeler ma jument noire, qui paissait en liberté dans un verger voisin, et de la seller pour moi. La jument privée, depuis longtemps oisive, voyant la selle que le jardinier portait sur sa tête, secoua sa crinière, enfla ses naseaux, tendit le nerf de sa queue en panache, galopa un moment autour du verger, en faisant partir les alouettes et jaillir la rosée de l’herbe sous ses sabots ; puis, s’approchant joyeusement de la barrière, elle tendit d’elle-même ses beaux flancs luisants à la selle, et ouvrit sa petite bouche au mors, comme si elle eût été aussi impatiente de me porter que j’étais impatient de la remonter moi-même. Nul ne sait, à moins d’avoir été bouvier, pasteur, soldat, chasseur ou solitaire comme moi, combien il y a d’amitié entre les animaux et leur maître. Ce monde est un océan de sympathies dont nous ne buvons qu’une goutte, quand nous pourrions en absorber des torrents. Depuis le cheval et le chien jusqu’à l’oiseau, et depuis l’oiseau jusqu’à l’insecte, nous négligeons des milliers d’amis. Vous savez que moi je ne néglige pas ces amitiés, et que de la loge du dogue de basse-cour à l’étable du chevrier, et de l’étable au mur du jardin où je m’assieds au soleil, connu des souris d’espalier, des belettes au museau flaireur, des rainettes à la voix d’argent, ces clochettes du troupeau souterrain, et des lézards, ces curieux aux fenêtres qui sortent la tête de toutes les fentes, j’ai des relations et des sentiments partout. Honni soit qui mal y pense ! je suis comme le vicaire de Goldsmith, j’aime à aimer !

Je partis seul, suivi de mes trois chiens. Je franchis rapidement la plaine déjà ondulée qui sépare les bords de la Saône de la chaîne des hautes montagnes noires derrière lesquelles se creuse la vallée de Saint-Point.

Quand j’arrivai au pied de ces montagnes, je mis la jument au petit pas. La journée était une journée d’automne, indécise, comme la saison, entre la mélancolie et la splendeur, entre la brume et le soleil. Quelques brouillards sortaient, comme des fumées d’un feu de bûcherons, des gorges hautes entre les troncs des sapins ; ils flottaient un moment sur les prés en pente au bord des bois ; puis, aussitôt roulés par le vent en ballots légers de vapeurs, ils s’enlevaient, m’enveloppaient un moment d’une draperie transparente, et s’évaporaient en montant toujours, et en laissant quelques gouttes d’eau sur les crins de mon cheval. Mais, au-dessus des premières rampes, toute lutte entre la brume du matin et l’éclat du midi cessa. Le soleil avait bu toute l’humidité de la terre ; les cimes nageaient dans l’été. Un vent du midi tiède, sonore, méditerranéen, prélude voluptueux d’équinoxe, soufflait de la vallée du Rhône, avec les murmures et les soubresauts alternatifs des lames bleues de la mer de Syrie, qui viennent de minute en minute heurter et laver d’écume les pieds du Liban. Je savais que ce vent venait en effet de là ; il n’y avait que quelques heures qu’il avait soufflé dans les cèdres et gémi dans les palmiers ; il me semblait entendre encore, et presque sans illusion d’oreille, dans ses rafales chaudes, les palpitations de la voile des grands mâts, le tangage des navires sur les hautes vagues, le bouillonnement de l’écume retombant de la proue, comme de l’eau qui frémit sur un fer chaud, quand la proue se relève du flot, les sifflements aigus quand on double un cap, les clapotements du bord, et les coups sourds et creux de la quille des chaloupes, quand le pêcheur les amarre contre les écueils de Sidon.

Un petit hameau, tout semblable à un village aride et pyramidal d’Espagne ou de Calabre, s’échelonnait au-dessus de moi avec ses toits étagés en gradins de tuiles rouges, et avec son clocher de pierre grise, bronzée du soleil. Sa cloche, dont on voyait le branle et la gueule à travers les ogives de la tour, et dont on entendait rugir et grincer le mécanisme de poutres et de solives, sonnait l’Angelus du milieu du jour, et l’heure du repas aux paysans dans le champ et aux bergers dans la montagne. Des fumées de sarments sortaient de deux ou trois cheminées, et fuyaient chassées sous le vent comme des volées de pigeons bleus. Ce village était le mien, le foyer de mon père après les orages de la première révolution, le berceau de nous tous, les enfants de ce nid maintenant désert.

Je passai devant la porte de ma cour sans y entrer ; je suivis, sans lever la tête, le pied du mur noir et bossué de pierres sèches qui borde le chemin et qui enclot le jardin ; je n’osai pas m’arrêter même à l’ombre de sept à huit platanes et de la tonnelle de charmille qui penchent leurs feuilles jaunes sur le chemin. J’entendais les voix dans l’enclos : je savais que c’étaient les voix d’étrangers venus de loin pour acheter le domaine, qui arpentaient les allées encore empreintes de nos pas, qui sondaient les murs encore chauds de nos tendresses de famille, et qui appréciaient les arbres, nos contemporains et nos amis, dont l’ombre et les fruits allaient désormais verdir et mûrir pour d’autres que pour nous !…

Je baissai le front pour ne pas être aperçu par-dessus le mur, et je gravis sans me retourner la montagne de bruyères et de buis qui domine ce village. Je tournai un cap de roche grise où se plaisent les aigles, où se brise toujours le vent, même en temps calme ; il me cacha la maison, et je m’enfonçai dans d’autres gorges où le son même de sa cloche ne venait plus me frapper au cœur.

Après avoir marché ou plutôt gravi environ une heure dans les ravins de sable rouge, à travers des bruyères et sous les racines d’immenses châtaigniers qui s’entrelacent comme des serpents endormis au soleil, j’arrivai au faîte de la chaîne de ces montagnes. Il y a là, au point étroit et culminant de ce col ou de ce pertuis, comme on dit dans le Valais et dans les Pyrénées, une arête de quelques pas d’étendue. On ne monte plus et l’on ne descend pas encore ; on plonge à son gré ses regards, selon qu’on se retourne au levant ou au couchant, sur l’immense plaine du Mâconnais, de la Bresse et de la Saône, ou sur les noires et profondes vallées de Saint-Point, sur les cimes entrecroisées, les pentes ardues et les défilés rocheux, arides ou boisés, qui s’amoncellent ou glissent vers le creux du pays.

Toutes les fois qu’il est arrivé à ce sommet, le passant, essoufflé, fait une courte halte, et ne peut retenir un cri d’admiration. L’âne, le mulet et le cheval eux-mêmes connaissent ce panorama de Dieu. Ils y ralentissent le pas sans qu’on retire la bride, et baissent la tête pour flairer la vallée, et pour brouter quelques touffes d’herbe brûlée par le vent sur le bord du ravin.

Ma jument se souvint de la place et de la halte : elle me laissa un moment regarder en arrière. Il y aurait de quoi regarder tout le jour. Les cônes aigus des montagnes pelées du Mâconnais et du Beaujolais, groupés à droite et à gauche comme des vagues de pierre sous un coup de vent du chaos ; sur leurs flancs, de nombreux villages ; à leurs pieds, une immense plaine de prairies semées d’innombrables troupeaux de vaches blanches, et traversées par une large ligne aussi bleue que le ciel, lit serpentant de la Saône, sur lequel flotte, de distance en distance, la fumée des navires à vapeur ; au-delà, une terre fertile, la Bresse, semblable à une large forêt ; plus loin, un premier cadre régulier de montagnes grises, muraille du Jura qui cache le lac Léman ; enfin, derrière ce contrefort des montagnes du Jura, qui ressemblent d’ici au premier degré d’un escalier dressé contre le ciel, toute la chaîne des Alpes depuis Nice jusqu’à Bâle, et au milieu le dôme blanc et rose du mont Blanc, cathédrale sublime au toit de neige qui semble rougir et se fondre dans l’éther, et devenir transparente comme du sable vitrifié sous le foyer du soleil, pour laisser entrevoir, à travers ses flancs diaphanes, les plaines, les villes, les fleuves, les mers et les îles d’Italie.

Après avoir effleuré et touché cela d’un long coup d’œil, envoyé du cœur une pensée, un souvenir, une adoration à chaque lieu et à chaque pan de ce firmament, je descendis par un sentier rapide et sombre, bordé d’un côté de forêts, de l’autre de prés ruisselants de sources, le revers de la chaîne que je venais de franchir. On n’a pendant longtemps devant les yeux d’autre horizon que des croupes de montagnes confuses, noires de sapins, ici ébréchées, là amoindries et comme usées par le frôlement des vents et des pluies. Ce sont les montagnes du Charolais, qui séparent l’Auvergne des Alpes. Ces collines, par leur engencement, leur étagement, la mobilité des ombres qu’elles se renvoient les unes les autres sur leurs flancs, du jour qu’elles se reflètent, par leur transparence au sommet, et les couches d’or que les rayons glissants du soleil y mêlent à la fleur déjà dorée des genêts, m’ont toujours rappelé les montagnes de la Sabine près de Rome, qu’aimait tant Horace ; depuis que j’ai vu la Grèce, elles me représentent davantage les cimes rondes et à grandes échancrures des montagnes de la Laconie et de l’Arcadie. Quelquefois je m’arrête pour écouter si les vagues de la mer d’Argos ne bruissent pas à leurs pieds.

À mesure que je descendais, la petite vallée dont je suivais le lit se creusait plus profondément devant moi, se cachait sous plus de hêtres et de châtaigniers, murmurait de plus de ruisseaux dans ses ravines, et, s’ouvrant davantage sur ses deux flancs, me laissait déjà apercevoir une plus large étendue et une plus creuse profondeur de la vallée de Saint-Point, dans laquelle elle vient aboutir. À l’endroit où ce ravin s’ouvre enfin tout à fait, et où on le quitte pour descendre en serpentant les flancs de la vallée principale, il y a un tournant du chemin qui serre le cœur, et qui fait toujours jeter un cri de joie ou d’admiration. À la droite, on compte neuf ou dix châtaigniers aussi vieux et aussi vénérés que ceux de Sicile ; ils rampent, plutôt qu’ils ne se dressent, sur une pente de mousse et de gazon tellement rapide, que leurs feuilles et leurs fruits, en tombant, roulent loin de leurs racines au moindre vent jusqu’au fond d’un torrent. On ne voit pas ce torrent ; on l’entend seulement à cinq ou six cents pas sous leur nuit de verdure. À la gauche, on descend du regard, de chalets en chalets et de bocage en chaume, jusqu’au fond d’une vallée un peu sinueuse, au milieu de laquelle on aperçoit sur un mamelon entouré de prés, voilées d’ombres, adossées à des bois, isolées des villages, baignées d’un ruisseau, deux tours jaunâtres, dorées du soleil : c’est mon toit.

Il y a entre l’homme et les murs qu’il a longtemps habités mille secrètes intimités à se dire, qui ne permettent jamais de se revoir, après de longues absences, sans qu’une conversation qui semble véritablement animée et réciproque ne s’établisse aussitôt entre eux. Les murs semblent reconnaître et appeler l’homme, comme l’homme reconnaît et embrasse les murs. Les anciens avaient senti et exprimé ce mystère. Ils disaient : genius loci , l’âme du lieu ; ils avaient les dieux lares, la divinité du foyer. Cette divinité s’est réfugiée aujourd’hui dans le cœur ; mais elle y est, elle y parle, elle y pleure, elle y chante, elle s’y réjouit, elle s’y plaint, elle s’y console. Je ne l’ai jamais mieux entendue et sentie que ce matin.

Cette divinité du foyer, les animaux eux-mêmes l’entendent et la sentent ; car au moment où ma jument aperçut, quoique de si haut et de si loin, les tours du château et les grands prés à droite, où elle avait galopé et pâturé tant de fois dans sa jeunesse, un frisson courut en petits plis de soie sur son encolure ; elle tourna ses naseaux à droite et à gauche en flairant le vent, elle rongea du pied le rocher de granit sur lequel je l’avais arrêtée, elle hennit à ses souvenirs d’enfance, et, lançant deux ou trois ruades de gaieté à mes chiens sans les atteindre, elle bondit sous moi, en essayant de me forcer la main pour s’élancer vers ses chères images.

Je descendis ; je l’attachai par la bride lâche à une branche pliante de houx couverte de ses graines de pourpre, pour qu’elle pût brouter à l’aise au pied du buisson, et je m’assis un moment sur la racine du châtaignier, le visage tourné vers ma demeure vide.

Le vent du midi avait redoublé d’haleine à mesure que le soleil était monté sous le ciel ; il avait pris les bouffées et les rafales d’une tempête sèche ; depuis que le soleil avait commencé à redescendre vers le couchant, il avait balayé comme un cristal le firmament ; il faisait rendre aux bois, aux rochers, et même aux herbes, des harmonies qui semblaient mêlées de notes joyeuses et de notes tristes, d’embrassements et d’adieux, de terreur et d’enthousiasme ; il amoncelait en tourbillons les feuilles mortes, et puis il les laissait retomber et dormir en monceaux miroitants au soleil : ce vent avait dans les haleines des caresses, des tiédeurs, des sentiments, des mélancolies et des parfums qui dilataient la poitrine, qui enivraient les oreilles, qui faisaient boire par tous les pores la force, la vie, la jeunesse d’un incorruptible élément. On eût dit qu’il sortait du ciel, de la terre, des bois, des plantes, des fenêtres de la maison visible là-bas, du foyer d’enfance, des lèvres de mes sœurs, de la mâle poitrine de mon père, du cœur encore chaud de ma mère, pour m’accueillir à ce retour, et pour me toucher des lèvres sur la joue et au front. Il faisait battre les mèches humides de mes cheveux sur mes tempes, sous le rebord de mon chapeau, avec des frissons aussi délicieux qu’il avait jamais fouetté mes boucles blondes dans ces mêmes prés sur mes joues de seize ans ! Je l’aspirais comme des lèvres qui se collent à l’embouchure d’une fontaine d’eau pure ; je lui tendais mes deux mains ouvertes, mes doigts élargis, comme un mendiant qu’on a fait entrer au foyer d’hiver, et qui prend, comme on dit ici, un air de feu. J’ouvrais ma veste et ma chemise sur ma poitrine, pour qu’il pénétrât jusqu’à mon sang.

Mais cette première impression toute sensuelle épuisée, je glissai bien vite dans les impressions plus intimes et plus pénétrantes de la mémoire et du cœur ; elles me poignirent, et je ne pus les supporter à visage découvert, bien qu’il n’y eût là, et bien loin tout alentour, que mes chiens, ma jument, les arbres, les herbes, le ciel, le soleil et le vent : c’était trop encore pour que je leur dévoilasse sans ombre l’abîme de pensées, de mémoires, d’images, de délices et de mélancolie, de vie et de mort dans lequel la vue de cette vallée et de cette demeure submergeait mon front. Je cachais mon visage dans mes deux mains ; je regardais furtivement entre mes doigts les tours, le balcon, le jardin, le verger, la fumée sur le toit, les bois derrière bordés de chaumières connues, la prairie, la rivière, les saules sur le bord de l’étang ; et, recevant de chacun de ces objets un souvenir, une image, un son de voix, une personne, une voix à l’oreille, une vision dans les yeux, un coup au cœur, je fondis en eau, et je m’abîmai dans l’impossible passion de ce qui n’est plus !…

Vouloir ressusciter le passé, ce n’est pas d’un homme, c’est d’un Dieu ; l’homme ne peut que le revoir et le pleurer. Les imaginations puissantes sont les plus malheureuses, parce qu’elles ont la faculté de recevoir, sans avoir le don de ranimer. Le génie n’est qu’un plus grand deuil.

Je jetai enfin, comme l’âme fait toujours quand elle est trop chargée, mon fardeau dans le sein de Dieu ; il reçoit tout, il porte tout, et il rend tout. Je me mis à genoux dans l’herbe, le visage tourné vers cette vallée principale de ma vie, non ma vallée de larmes, mais ma vallée de paix. Je priai longtemps, je crois, si j’en juge par l’innombrable revue de choses, de jours, d’heures douces ou amères, de visions apparues, embrassées et perdues qui passèrent devant mon esprit. Le soleil avait baissé sans que je m’en aperçusse pendant cette halte dans mes souvenirs : il touchait presque aux petites têtes du bois de sapins que vous connaissez, et qui dentellent le ciel au sommet de la montagne, en face de moi, en se découpant sur le bleu du ciel comme les mâts d’une flotte à l’ancre dans un golfe d’eau limpide de la mer d’Ionie.

Je fus réveillé comme en sursaut de ma contemplation par le galop d’un cheval, par le braiment d’un âne et par les cris d’un homme effrayé. Tout ce bruit et tout ce mouvement s’entendaient à quelques pas de moi, derrière le buisson qui séparait le sentier battu de la montagne, du petit tertre de mousse enclos de pierres sèches où j’étais venu chercher le dossier du vieux châtaignier. Je m’élançai, je franchis le mur, et je me retrouvai dans le sentier ; mais je n’y retrouvai plus ma jument : elle avait été effrayée par les pierres qu’un âne paissant au-dessus du sentier, sur une pente de bruyère granitique, avait fait rouler sous ses pieds. Elle avait rompu d’une saccade de tête les tiges de houx auxquelles j’avais enroulé la bride ; elle galopait, allant et revenant sur elle-même dans le chemin creux, arrêtée par les cris et par les gestes épouvantés d’un vieillard qui levait et agitait comme à tâtons, d’une main tremblante, un grand bâton dont il semblait se couvrir contre le danger.

J’appelai Saphir, c’est le nom de la jument ; elle se calma à ma voix, et revint écumer sur mes mains et me remettre les rênes. Je criai au vieillard de se rassurer, et je me rapprochai de lui, la bride sous le bras.

Dans ce pauvre homme je venais de reconnaître un des plus vieux coquetiers de ces montagnes, qui louait à notre mère des ânesses au printemps pour donner leur lait à ses pauvres femmes malades, qui lui servait de guide, d’écuyer pour promener ses enfants avec elle sur ces solitudes élevées, où elle voyait la nature de plus haut, et où elle adorait Dieu de plus près.

On appelle ici coquetier un homme qui va de chaumière en chaumière et de verger en verger acheter des œufs, des prunes, des pommes, des petites poires sauvages, des châtaignes ; qui en remplit les paniers de ses ânes, et qui va les revendre avec un petit bénéfice aux portes des églises, après vêpres, dans les villages voisins.

Ce coquetier des montagnes était déjà vieux et cassé dans mon enfance. Je le croyais couché depuis longues années sous une de ces pierres de granit couvertes de mousse, qui parsemaient comme des tombes son petit champ d’orge et de folle avoine autour de son haut chalet. Il avait dès ce temps-là les yeux chassieux ; ma mère lui donnait, pour fortifier sa vue, de petites fioles où elle recueillait les pleurs de la vigne, sève du cep qui sue au printemps une sueur balsamique ayant, dit-on, la vertu sans avoir les vices du vin. Maintenant plus qu’octogénaire, il paraissait tout à fait aveugle, car il tenait une de ses mains en entonnoir sur ses yeux fixés vers le soleil, comme pour y concentrer quelque sentiment de ses rayons ; de l’autre main il palpait une à une les pierres amoncelées du petit mur à hauteur d’appui qui bordait le sentier, comme pour reconnaître la place où il se trouvait sur le chemin.

« Rassurez-vous, père Dutemps ! » lui criai-je en me rapprochant de lui ; « j’ai repris le cheval : il ne fera ni peur à votre âne, ni mal à vous. » Et je m’arrêtai à l’ombre d’un poirier sauvage, devant le pauvre homme.

« Vous me connaissez donc, puisque vous avez dit mon nom ? » murmura l’aveugle. « Mais moi, je ne vous connais pas. C’est qu’il y a bien longtemps », continua-t-il comme pour s’excuser, « que je ne puis plus connaître les hommes qu’à leur voix. Les arbres et les murs, oui ; cela ne change pas de place ; mais les hommes, non : cela va, cela vient, aujourd’hui ici, demain là ; cela court comme de l’eau, cela change comme le vent ; à moins de les voir, on ne sait pas à qui l’on parle, et je ne les vois plus. Par exemple, quand ils m’ont une fois parlé, je les reconnais toujours au son de leur voix : la voix, c’est comme une personne dans mon oreille. Mais je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu la vôtre. Qui êtes-vous donc, si cela ne vous offense pas ? »

— « Hélas ! père Dutemps », lui dis-je, « cela prouve que ma voix a bien changé, comme mon visage ; car vous l’avez entendue bien souvent sous le vieux sorbier de votre cour, quand nous ramassions au pied de l’arbre les sorbes que la Madeleine votre femme faisait mûrir sur la paille, ou quand je rappelais les chiens courants de mon père au bord du grand bois, au-dessus de votre champ de blé noir. »

Il renversa sa tête en arrière, ôta son bonnet, d’où roulèrent sur ses joues des écheveaux de cheveux blancs et fins comme une toison, et il recula machinalement en arrière, à deux pas.

« Vous êtes donc monsieur Alphonse ? » s’écria-t-il (les paysans de ces contrées ne savent de mes noms que celui-là). « Il n’y a que lui qui ait connu Madeleine, qui ait secoué le sorbier de la cour, qui ait rappelé les chiens des chasseurs pour leur rompre le pain de seigle devant la maison. Hélas ! que Madeleine aurait donc de plaisir à le revoir, si elle vivait ! » ajouta-t-il avec un accent de regret attendri. — « Oui, c’est moi, père Dutemps », lui dis-je : « Donnez-moi votre main, que je la serre encore en reconnaissance des bons services que vous nous avez rendus, des bons fagots que vous nous avez brûlés, des bonnes galettes de sarrasin que vous nous avez cuites à votre feu, et de l’amitié que Madeleine, ses filles et vous, vous aviez pour notre mère et pour ses enfants ! Il y a bien longtemps de cela ; mais, voyez-vous, la mémoire dans les cœurs d’enfants, c’est comme la braise du foyer éteint pendant le jour dans la maison : cela tient la cendre chaude, et, quand la nuit vient, cela se rallume dès qu’on la remue ! »

— « Est-ce possible ? Quoi ! c’est bien vous ! » reprit-il avec un étonnement qui commençait à s’apaiser. « Ah ! oui, il y a bien longtemps que vous n’étiez venu au pays, qu’on ne regardait plus fumer le château, qu’on n’entendait plus aboyer les chiens là-bas dans le grand jardin sous les tours, qu’on ne voyait plus passer les chevaux blancs qui portaient des dames et des messieurs dans les chemins à travers les prés ! Ma fille me disait : « Le pays est mort ; il semble que la cloche pleure au lieu de carillonner. » On disait aussi que vous ne reviendriez jamais ; qu’il y avait eu du bruit là-bas ; qu’on vous avait nommé un des rois de la république ; et puis qu’on avait voulu vous mettre en prison ou en exil, comme sous la Terreur. Il est venu au printemps un colporteur qui vendait des images de vous dans le pays, comme celles d’un grand de la république ; et puis il en est venu en automne qui vendaient des chansons contre vous, comme celles de Mandrin. J’ai bien pleuré quand ma fille m’a raconté cela un dimanche, en revenant de la messe. Est-ce bien possible, ai-je dit, que ce monsieur ait fait tous ces crimes ? et que lui, qui n’aurait pas fait de mal à une bête quand il était petit, il ait fait couler le sang des hommes dans Paris, par malice ? Et puis, quelques mois plus tard, on dit que ce n’était pas vrai ; et puis, on n’a plus rien dit du tout. »

— « Hélas ! père Dutemps », lui ai-je répondu, il y a du vrai et du faux dans tous ces bruits de nos agitations lointaines qui sont montés jusqu’à ces déserts, comme le bruit du canon de Lyon y monte quand c’est le vent du midi, sans que l’on puisse savoir d’ici si c’est le canon d’alarme ou le canon de fête. On ne sait de même que longtemps après les révolutions si les hommes qui y ont été jetés sont dignes d’excuse ou de blâme. N’en parlons pas à présent. Je viens ici pour tout oublier pendant quelques jours à ce beau soleil, que le sang et les larmes des peuples ne ternissent pas. Je ne serai que trop tôt obligé, par mon devoir, de retourner où s’agite le sort des empires, et de me faire encore des misères et des inimitiés ici-bas, pour me faire un juge indulgent et compatissant là-haut ; car, voyez-vous, chacun a son travail dans ce monde, et il faut l’accomplir à tout prix. Je suis bien las, mais je n’ai pas encore le droit de m’asseoir, comme vous, tout le jour au soleil contre un mur. Et qui sait s’il y aura un mur ?… Mais vous, père Dutemps, parlons de vous. Demeurez-vous toujours seul là-haut dans cette petite chaumière, à une lieue de tout voisin, dans la bruyère, au bord du bois des hêtres ? Quel âge avez-vous ? Qui est-ce qui pioche pour vous la colline de sable ? Qui est-ce qui bat les châtaignes ? Qui est-ce qui soigne vos ânesses et vos chèvres ? Depuis quand avez-vous perdu tout à fait la vue ? Et comment passez-vous le temps que Dieu vous a mesuré plus large qu’aux autres hommes ? car je crois que vous êtes le plus vieux de la vallée. »

— « J’ai quatre-vingts ans », me répondit le vieillard. « Ma femme, la Madeleine, est morte il y a sept ans ; elle était bien plus jeune que moi. Tous mes enfants sont morts, excepté la Marguerite, qui était la dernière de mes filles, et que vous appeliez la Pervenche des bois, parce qu’elle avait les yeux bleus comme ces fleurs qui croissent à l’ombre, vers la source ; elle a été veuve à vingt-huit ans, et elle a refusé de se remarier pour venir me soigner et me nourrir dans la petite cabane là-haut, où elle est née et où elle restera jusqu’à ma mort ; elle a une petite fille et un petit garçon, qui mènent les bêtes au champ, et qui continuent à servir mes pratiques d’œufs et de pommes. Ce petit commerce, dont nous leur laissons les gros sous pour eux, servira pour leur acheter des habits, du linge et une armoire quand ils seront en âge et en idée de se marier. Marguerite pioche le champ de pommes de terre et de sarrasin, ramasse le bois mort pour l’hiver ; elle fait le pain de seigle ; et moi je ne fais rien que ce que vous voyez, ajouta-t-il en laissant tomber ses deux mains sur ses genoux comme un homme oisif. Je garde l’âne, ou plutôt l’âne me garde quand les enfants n’y sont pas ; car il est vieux pour un animal presque autant que je suis vieux pour un homme ; il sait que je n’y vois pas, il ne s’écarte jamais trop des chemins ; et quand il veut s’en aller, il se met à braire, ou bien il vient frotter sa tête contre moi tout comme un chien, jusqu’à ce que nous revenions ensemble à la cabane. »

— « Mais le jour ne vous paraît-il pas bien long ainsi, tout seul dans les sentiers de la montagne ? » lui demandai-je.

— « Oh ! non, jamais », dit-il ; « jamais le temps ne me dure. Quand il fait beau, hors de la maison, je m’assois à une bonne place au soleil, contre un mur, contre une roche, contre un châtaignier ; et je vois en idée la vallée, le château, le clocher, les maisons qui fument, les bœufs qui pâturent, les voyageurs qui passent et qui devisent en passant sur la route, comme je les voyais autrefois des yeux. Je connais les saisons tout comme dans le temps où je voyais verdir les avoines, faucher les prés, mûrir les froments, jaunir les feuilles du châtaignier, et rougir les prunes des oiseaux sur les buissons. J’ai des yeux dans les oreilles », continua-t-il en souriant ; « j’en ai sur les mains, j’en ai sous les pieds. Je passe des heures entières à écouter près des ruches les mouches à miel qui commencent à bourdonner sous la paille, et qui sortent une à une, en s’éveillant, par leur porte, pour savoir si le vent est doux et si le trèfle commence à fleurir. J’entends les lézards glisser dans les pierres sèches, je connais le vol de toutes les mouches et de tous les papillons dans l’air autour de moi, la marche de toutes les petites bêtes du bon Dieu sur les herbes ou sur les feuilles sèches au soleil. C’est mon horloge et mon almanach à moi, voyez-vous. Je me dis : voilà le coucou qui chante ? c’est le mois de mars, et nous allons avoir du chaud ; voilà le merle qui siffle ? c’est le mois d’avril ; voilà le rossignol ? c’est le mois de mai ; voilà le hanneton ? c’est la Saint-Jean ; voilà la cigale ? c’est le mois d’août ; voilà la grive ? c’est la vendange, le raisin est mûr ; voilà la bergeronnette, voilà les corneilles ? c’est l’hiver. Il en est de même pour les heures du jour. Je me dis parfaitement l’heure qu’il est à l’observation des chants d’oiseaux, du bourdonnement des insectes et des bruits de feuilles qui s’élèvent ou qui s’éteignent dans la campagne, selon que le soleil monte, s’arrête ou descend dans le ciel. Le matin, tout est vif et gai ; à midi, tout baisse ; au soir, tout recommence un moment, mais plus triste et plus court ; puis tout tombe et tout finit. Oh ! jamais je ne m’ennuie ; et puis, quand je commence à m’ennuyer, n’ai-je pas cela ? » me dit-il en fouillant dans sa poche, et en tirant à moitié son chapelet. « Je prie le bon Dieu jusqu’à ce que mes lèvres se fatiguent sur son saint nom et mes doigts sur les grains. Qui est-ce qui s’ennuierait en parlant tout le jour à son Roi, qui ne se lasse pas de l’écouter ? » dit-il avec une physionomie de saint enthousiasme. « Et puis la cloche de Saint-Point ne monte-t-elle pas cinq fois par jour jusqu’ici ? Elle me dit que Dieu aussi pense à moi. »

— « Mais l’hiver ? » lui dis-je, afin de m’instruire pour moi-même de tous ces mystères de la solitude, de la cécité et de la vieillesse.

— « Oh ! l’hiver », me répondit-il, « il y a le feu dans le foyer, le bruit des sabots des enfants dans la maison, les châtaignes qu’on écorce, les pois qu’on écosse, le maïs qu’on égrène, le chanvre qu’on file : tous ces travaux n’ont pas besoin des yeux. Je travaille tout l’hiver au coin du feu en jasant avec les enfants ou avec les chèvres et les poules qui vivent avec nous, et je me repose tout l’été. Oh ! non, le temps ne me dure pas ; seulement quelquefois je voudrais bien, comme à présent, revoir le visage de ceux qui me rencontrent sur le chemin, et que j’ai connus dans les vieux temps. Par exemple, dites-moi donc, Monsieur », poursuivit-il timidement, « si vous avez toujours ces longs cheveux châtains qui sortaient de dessous votre chapeau, et qui balayaient vos joues fraîches comme les joues d’une jeune fille, quand vous accompagniez votre père à la chasse, et que vous buviez une goutte de lait en passant dans le cellier de sapin de ma fille ? »

— « Hélas ! père Dutemps, il a neigé sur ces cheveux-là depuis. Le visage de l’enfant, du jeune homme et de l’homme mûr se ressemblent, comme l’arbre que vous avez planté il y a trente ans ressemble à l’arbre qui vous donne aujourd’hui ses fruits en automne : c’est le même bois, ce ne sont plus les mêmes feuilles. »

— « Et avez-vous toujours ces beaux chevaux blancs qui galopaient dans le grand pré, auprès du château, et qu’on disait que vous aviez ramenés, après vos voyages, du pays de notre père Abraham ? »

— « Ils sont morts de tristesse et de vieillesse, loin de leur soleil et loin de moi. »

— « Mais est-il bien vrai que vous allez vendre ces prés, ces vignes, ces bois, cette bonne maison que le soleil faisait reluire comme les murs d’une église au fond du pays ? »

— « Ne parlons pas de cela, père Dutemps ! Dieu est Dieu ; les prés, les terres et les maisons sont à lui, et il les change de maître quand il veut ! Je ne sais pas ce qu’il ordonnera de nous ; mais souvenez-vous toujours de mon père, de ma mère, de mes sœurs, de ma femme et de moi ; et quand vous direz vos prières sur votre chapelet, réservez toujours sept ou huit grains en mémoire d’eux. »

Je serrai de nouveau la main du coquetier, et je continuai mon chemin.

J’étais heureux d’avoir retrouvé ce vieillard, comme un homme se réjouit, après un demi-siècle, de retrouver dans une bruyère les traces d’un sentier où il a passé dans ses beaux jours, et qu’il croyait effacées pour jamais. Chaque pas de mon cheval, en descendant des montagnes, me découvrait un pan de plus de la vallée, du village, des hameaux enfouis sous les noyers, de mes jardins, de mes vergers, de ma maison ; mon œil s’éblouissait et s’humectait de reconnaissance en reconnaissance. De chaque site, de chaque toit, de chaque arbre, de chaque repli du sol, de chaque golfe de verdure, de chaque clairière illuminée par les rayons rasants du soleil couchant, un éclair, une mémoire, un bonheur, un regret, une figure, jaillissaient de mes yeux et de mon cœur, comme s’ils eussent jailli du pays lui-même. Je me rappelais père, mère, sœurs, enfance, jeunesse, amis de la maison, contemporains de mes jours de joie et de fête, arbres d’affection, sources abritées, animaux chéris, tout ce qui avait jadis peuplé, animé, vivifié, enchanté pour moi ce vallon, ces prairies, ces bois, ces demeures. Je secouais comme un fardeau importun, derrière moi, les années intermédiaires entre le départ et le retour ; je rejetais plus loin encore l’idée de m’en séparer pour jamais. J’avais douze ans, j’en avais vingt, j’en avais trente ; regards de ma mère, voix de mon père, jeux de mes sœurs, entretiens de mes amis, premières ivresses de ma vie, aboiements de mes chiens, hennissements de mes chevaux, expansions ou recueillements de mon âme tour à tour répandue ou enfermée dans ses extases, matinées de printemps, journées à l’ombre, soirées d’automne au foyer de famille, premières lectures, bégayements poétiques, vagues mélodies : tout se levait de nouveau, tout rayonnait, tout murmurait, tout chantait en moi comme ce chant de résurrection, comme l’Alleluia trompeur qu’entend Marguerite à l’église le jour de Pâques dans le drame de Gœthe. Mon âme n’était qu’un cantique d’illusions !

Je croyais retrouver, en entrant dans la cour et en passant le seuil, tout ce que le temps était venu en arracher. Si ce chant eût été noté dans des vers, il serait resté l’hymne de la félicité humaine, l’holocauste du bonheur terrestre rallumé dans le cœur de l’homme par la vue des lieux où il fut heureux !

Ce chant intérieur tombait peu à peu en approchant davantage. Ma vieille jument pressait le pas ; elle gravissait le chemin creux qui monte du ruisseau vers le tertre du château ; les jeunes étalons, les mères et les poulains qui paissaient dans les prés voisins accouraient au bruit de ses pas sur les pierres ; ils passaient leurs têtes au-dessus des haies qui bordent le sentier, ils la saluaient de leurs hennissements et la suivaient derrière les buissons en galopant, comme pour faire fête à leur ancienne compagne de prairies.

Hélas ! personne n’apparaissait au-devant de moi ! les feuilles mortes du jardin que le vent et les torrents balayaient seuls, jonchaient les pelouses autrefois si vertes, et couvraient le seuil de la barrière entrouverte par laquelle on entre dans l’enclos. Un seul vieux chien invalide se traîna péniblement à ma rencontre, et poussa quelques tendres gémissements en léchant les mains de son maître. Une petite fille de douze ans, qui garde les vaches dans l’enclos, entrouvrit la porte au bruit des pas de mon cheval. Elle courut dire à la vieille servante, qui filait sa quenouille dans une chambre haute, que j’étais arrivé. La bonne fille descendit, en boitant, l’escalier en spirale, et m’accueillit avec une triste et tendre familiarité dans la cuisine basse, où la cendre tiède recouvrait le foyer. J’ôtai la selle et la bride à la jument ; la petite bergère lui ouvrit la barrière et la lança dans le verger.

Après avoir commandé quelques herbages et quelques fruits pour mon repas, je montai dans les appartements, et j’ouvris les volets, fermés depuis trois ans. Mais il n’y entra que plus de tristesse avec plus de jour, car la lumière, en les remplissant, ne faisait que m’en montrer davantage le vide. Il n’y eut que quelques oiseaux familiers, ces beaux paons nourris par nos mains, qui parurent se réjouir en voyant se rouvrir les fenêtres : ils regardèrent, ils volèrent lourdement un à un, comme en hésitant, du gazon sur le rebord de la galerie gothique, où nous avions l’habitude de leur égrener des miettes de pain ; ils me suivirent comme autrefois jusque dans les chambres, en cherchant de l’œil les femmes et en frappant du bec les parquets retentissants. La fidélité de ces pauvres oiseaux m’attendrit. Je me hâtai de descendre dans l’enclos, pour échapper à la solitude inanimée des murs. Mes chiens seuls me suivaient, et je pensais au jour où il faudrait aussi les congédier.

Pour un homme qui a longtemps habité en famille un site de prédilection, le jardin est une prolongation de l’habitation, c’est une maison sans toit ; le jardin a les mêmes intimités, les mêmes empreintes, les mêmes souvenirs que la maison ! Les arbres, les pelouses, les allées désertes se souviennent, racontent, retracent, causent ou pleurent comme les murs. C’est un abrégé de notre passé. J’y retrouvais toutes les heures au soleil ou à l’ombre que j’y avais passées, toutes les poésies de mes livres et de mon cœur que j’y avais senties, écrites ou seulement rêvées, pendant les plus fécondes et les plus splendides années de mon été d’homme. Chaque source balbutiait, comme autrefois, sa note que j’avais reproduite ; chaque rayon sur l’herbe, son image que j’avais repeinte ; chaque arbre, son ombre, ses nids, ses brises dans ses feuilles vertes ou ses frissons dans ses feuilles mortes, que j’avais goûtés, recueillis et répercutés dans mes propres harmonies : tout y était encore, excepté l’écho mort et le miroir terni en moi.

J’arrivai ainsi, traînant mes pas sous les branches jaunies et sur les sables humides, jusqu’à une petite porte percée dans un vieux mur tapissé de lierre et de buis. Vous savez que le mur de l’église projette son ombre sur cette partie du jardin, et que l’on communique, par cette porte dérobée, de l’enclos dans le cimetière du village. Vous savez que j’ai ajouté à ce cimetière ombragé de vieux noyers, un petit coin de terre retranché au jardin, afin que ce petit coin de terre, dont j’ai fait don au village, fût à la fois la propriété de la mort et la propriété de la famille, et que, si la nécessité nous dépouillait un jour de l’habitation et du domaine de Saint-Point, cette nécessité ne fît pas du moins passer ce domaine des morts dans les mains d’une famille étrangère ou d’un propriétaire indifférent.

C’est sur cette frontière neutre entre le cimetière et le jardin, que j’ai bâti (le seul édifice que j’aie bâti ici-bas) un petit monument funèbre, une chapelle d’architecture gothique, entourée d’un cloître surbaissé en pierres sculptées qui protégent quelques fleurs tristes, et qui s’élèvent sur un caveau. C’est là que j’ai recueilli et rapporté de loin, près de mon cœur, les cercueils de tout ce que j’ai perdu sur la route de plus aimé et de plus regretté ici-bas.

Toutes les fois que j’arrive à Saint-Point ou toutes les fois que j’en pars pour une longue absence, je vais seul, à la chute du jour, dire à genoux un salut ou un adieu à ces chers hôtes de l’éternelle paix, sur ce seuil intermédiaire entre leur exil et leur félicité. Je colle mon front contre la pierre qui me sépare seule de leurs cendres, je m’entretiens à voix basse avec elles, je leur demande de nous envelopper dans nos aridités d’un rayon de leur amour, dans nos troubles d’un rayon de leur paix, dans nos obscurités d’un rayon de leur vérité. J’y suis resté plus longtemps aujourd’hui et plus absorbé dans le passé et dans l’avenir, qu’à aucun autre de mes retours ici. J’ai relu, pour ainsi dire, ma vie tout entière sur ce livre de pierre composé de trois sépulcres : enfance, jeunesse, aubes de la pensée, années en fleurs, années en fruits, années en chaume ou en cendres, joies innocentes, piétés saintes, attachements naturels, études ardentes, égarements pardonnés d’adolescence, passions naissantes, attachements sérieux, voyages, fautes, repentirs, bonheurs ensevelis, chaînes brisées, chaînes renouées de la vie, peines, efforts, labeurs, agitations, périls, combats, victoires, élévations et écroulements de l’âge mûr sur les grandes vagues de l’océan des révolutions, pour faire avancer d’un degré de plus l’esprit humain dans sa navigation vers l’infini ! Puis les refroidissements d’ardeur, les déchirements de destinée, les martyres d’esprit, les pertes de cœur, les dépouillements obligés des choses ou des lieux dans lesquels on s’était enraciné, les transplantations plus pénibles pour l’homme que pour l’arbre, les injustices, les ingratitudes, les persécutions, les exils, les lassitudes du corps avant celles de l’âme, la mort enfin, toujours à moitié chemin de quelque chose.

Tout cela a roulé en bruissant pendant je ne sais combien de temps dans ma tête, comme le torrent de ma vie qui serait redescendu tout à coup après une pluie d’orage de toutes les montagnes, et qui serait revenu prendre possession de son lit desséché. Le tombeau était pour moi la pierre de Moïse d’où coulaient toutes les eaux ; j’ouvris mon cœur comme une écluse, et la prière en sortit à grands flots avec la douleur, la résignation et l’espérance ; et mes larmes aussi coulaient ; et quand je retirai mes mains de mes yeux et que je les posai contre le seuil pour le bénir, elles firent une marque humide sur la pierre blanche…

Un bruit m’avait fait lever en sursaut.

C’était une sourde et monotone psalmodie qui sortait d’une petite fenêtre grillée au flanc de l’église, tout près de moi. Je m’essuyai le front et les genoux pour faire le tour de l’édifice, et pour y entrer par la petite porte qui ouvre au midi sur la côte opposée. Je fus arrêté sur la première marche par un petit cercueil recouvert d’un drap blanc et de deux bouquets de roses blanches aussi, que portaient quatre jeunes filles d’un hameau des montagnes. Le vieux curé les suivait en récitant quelques versets de liturgie latine sur la brièveté de la vie ; un père et une mère pleuraient, en chancelant, derrière lui. Je marchai vers la fosse avec eux, et je jetai à mon tour les gouttes d’eau, image des gouttes de larmes, sur le cercueil de la jeune fille, et je rentrai sans avoir osé regarder le pauvre père !

 

J’ai passé la soirée à vous écrire : ce cœur a besoin de crier quand il est frappé. Je remercie Dieu de m’avoir laissé dans le vôtre un écho qui me renvoie jusqu’au bruit de mes larmes sur mon papier. La vie est un cantique dont toute âme heureuse ou malheureuse est une note. — Adieu !

Lamartine.