CLe entretien. Molière
I
Shakespeare et Molière ! voilà, pour le théâtre, les deux noms culminants du monde moderne ; accorder la supériorité à l’un des deux, ce serait convenir de l’infériorité de l’autre. Il vaut mieux laisser le rang indécis et proclamer la presque égalité de ces deux hommes.
Nous savons que depuis quelque temps un engouement posthume se manifeste en faveur du grand poëte anglais, et que M. Victor Hugo lui-même, juge si compétent, vient de publier un livre qui fait de Shakespeare non le premier des hommes, mais plus qu’un homme ; mais l’engouement, quelque fondé qu’il soit, est souvent une exagération de l’enthousiasme et une noble manie d’une époque. Il rend injuste envers les grands hommes de son propre siècle, et rapetisse Molière pour agrandir Shakespeare ; la vérité est la juste mesure. Selon nous, le goût fait partie de la vérité ; or le goût n’est pas une vertu démocratique, il est une impulsion savante de l’élite des juges dans tous les pays. Il ne juge pas Shakespeare sur les innombrables quolibets dont il assaisonne ses pièces pour complaire à la populace de ses auditeurs de tous les soirs, sur les tréteaux de son théâtre ambulant de New-Market ; il ne dénigre pas Molière sur les farces du Médecin malgré lui ou de M. de Pourceaugnac ; mais il prend l’œuvre entière de ces deux grands hommes, et il décide, comme Voltaire, que Shakespeare est le génie inculte d’une époque barbare, et que Molière est le génie cultivé d’un âge éclairé. C’est la vérité. Sans doute, la barbarie de Shakespeare monte quelquefois plus haut dans ses drames tragiques, et y atteint à des hauteurs philosophiques au-delà desquelles il n’y a rien à éprouver qu’un frisson de chair de poule et une angoisse d’admiration ; là, on ne peut le comparer à rien, il dépasse tout et efface tout ; il est Shakespeare, le synonyme du sublime, l’entre ciel et terre du génie ; mais il ne semble s’être élevé si haut dans l’Empyrée de l’idéal que pour vous précipiter dans la boue et pour vous étourdir par la chute. Il a, de plus, la rime tragique aussi bien que comique, et il est poëte de la famille d’Eschyle autant qu’il est poëte de la famille de Plaute ou d’Aristophane, c’est-à-dire universel ; par là même, il est poëte plus haut que Molière ; car la vraie poésie monte et descend, elle plane dans sa liberté partout où il lui plaît de s’élever. Ses beaux vers ou sa belle prose, peu importe, ne sont que la forme de ses idées, mais c’est l’idée seule qui est poétique, et Shakespeare a cette qualité du génie de plus ; il est poëte quelquefois comme Job, mais il l’est rarement ; et il tombe de son char comme Hippolyte emporté par ses coursiers, et il tombe très bas, par la faute de son parterre plus que par la sienne.
II
Molière, au contraire, est moins poëte, il n’est même pas poëte tragique du tout, ce n’est pas du sang qu’il verse de sa coupe, ce ne sont pas des larmes, c’est de l’eau, mais c’est de l’eau limpide et rythmée qui coule naturellement de sa veine, qui amuse l’auditeur ou le lecteur par le plaisir de la difficulté vaincue, mais qui ne lui est pas nécessaire ; la preuve en est que mettez en vers les Précieuses ridicules ou en prose le Misanthrope, vous aurez toujours le même Molière devant vous : sa force est en lui, non dans sa forme ; il est versificateur parfait ; il n’est pas poëte, bien qu’il ait fait des milliers de vers faciles et agréables.
III
Voilà les deux seuls points où Shakespeare efface Molière ; sous tous les autres rapports, il est effacé par le comique français.
Oubliez, en effet, la différence des genres et la supériorité de la grandeur tragique sur la verve comique ; et, cette différence des deux genres admise, comparez les deux écrivains au point de vue de la perfection de leur ouvrage. Molière est moins grand, mais immensément plus parfait. La fantaisie écrit : Macbeth, Hamlet, le Roi Lear ; le goût le plus pur écrit : le Misanthrope, Tartuffe, le Bourgeois gentilhomme, les Précieuses ridicules. Il n’y a pas une note fausse, pas un mot répréhensible, pas un trait qui ne porte au but : seulement ce but est le rire, il est placé moins haut, mais il est atteint, et il est atteint d’inspiration sans que le rieur, en s’examinant, ait à rougir des moyens qui le charment. Je conviens que ces moyens ont quelque chose qui rabaisse l’esprit du lecteur tout en l’amusant, et qu’un homme d’une grande âme, relégué par le malheur dans la solitude de ses tristes pensées, ne se nourrira pas de Molière comme des beaux morceaux de Shakespeare ; mais, s’il consent à lire, il pourra lire tout, et s’il peut jouir encore, il jouira pleinement de cet art accompli qui lui fait admirer la justesse et les perfections de l’esprit humain.
IV
Voyons d’abord comment la nature et la société avaient formé ces deux hommes d’élite presque contemporains, Shakespeare et Molière.
Shakespeare, d’une race ancienne, mais déchue, était fils d’un boucher de Stratford-sur-Avon. Son père le fit instruire. Il apprit le latin comme un homme qui devait plus tard écrire Brutus et la Mort de César. Mais il continuait▶ néanmoins le métier de son père, et il est vraisemblable que ces scènes de carnage d’une boucherie anglaise inspirent quelquefois à l’enfant des exclamations tragiques adressées aux cadavres des taureaux et des moutons immolés par sa main. L’histoire le rapporte, faut-il le croire ? ces gaietés triviales semblables à notre horrible fête du carnaval et à nos promenades ironiques du bœuf gras dans Paris, où le peuple jouit cruellement de l’agonie de l’animal qu’il va frapper, le paraissent inspirer.
Quoi qu’il en soit, du boucher au bourreau, il n’y a de différence que dans la victime. Il prit le goût de la tragédie sur l’étal, l’instrument du meurtre était le même. Détournons les yeux.
V
Shakespeare s’éprit à dix-huit ans, dans la campagne voisine, de la fille d’un fermier plus âgée que lui de quelques années. Le fermier vendait sans doute du bétail au père de Shakespeare. Sa fille était douce et bonne ; le mariage ne fut pas longtemps heureux ; l’époux se mit à braconner, il tua un cerf dans le parc de sir Lucy ; il devint bientôt chef des jeunes vagabonds du voisinage ; poursuivi pour le délit, il fut condamné à la prison, et se réfugia à Londres.
Sa première industrie fut de garder les chevaux des seigneurs à la porte des théâtres. Il y en avait huit à Londres. Celui de Black-Friars était particulièrement fréquenté par lord Southampton, qui devint le protecteur du jeune et pauvre étranger.
VI
Dans le même temps, Molière, à Paris, jouait la comédie dans une salle improvisée sous trois poutres de charpentes pourries et étayées ; l’autre moitié de la salle était à jour et en ruine.
Shakespeare passa bientôt au grade de garçon aboyeur, appelant par leurs noms les spectateurs distingués. Il était beau, il avait le front élevé, la barbe noire, l’air bienveillant, le regard limpide et profond. Il fréquentait les cabarets voisins de Black-Friars. On le remarquait surtout au cabaret de la Sirène, plein de beaux buveurs et de beaux esprits, et entre autres sir Walter Raleigh, le même à qui la reine Élisabeth donna l’autorisation d’aller combattre les Espagnols en Amérique, et qui en rapporta le trésor inconnu de la pomme de terre.
Shakespeare devint peu à peu ainsi directeur du théâtre et chef d’une troupe de comédiens. Il travaillait surtout pour le salaire ; il devint assez riche. Il conserva son amitié pour Stratford-sur-Avon, où son père était mort. Il y perdit sa femme, habituellement négligée, et se fit bâtir une belle maison. Il aima, dit-on, dans le voisinage d’Oxford, une belle et aimable femme, maîtresse de l’hôtel de la Couronne. Il en eut un fils, qui écrivait plus tard à lord Rochester : « Sachez ce qui fait honneur à ma mère : je suis le fils de Shakespeare. »
À partir de 1613, il ne quitta plus sa maison de Stratford, occupé de la culture de son jardin, et oubliant ses drames. Il y planta un mûrier fameux, qui fut mutilé depuis par le fanatisme de ses admirateurs ; il y mourut à cinquante-deux ans, le 23 avril 1616.
Il ne fut pas heureux. « Mon nom, écrivait-il peu de temps avant sa mort, est diffamé, ma nature est avilie ; ayez quelque pitié pour moi, pendant que je bois le vinaigre. »
Que d’hommes pourraient en dire autant !
La reine Élisabeth, qui se proclamait protectrice des arts et des lettres, ne fit aucune attention à lui ; son pays l’oublia pendant près de deux siècles ; sa grande gloire d’aujourd’hui ne fut qu’une lente réaction du temps.
VII
Molière eut une destinée à peu près égale. Nous allons en puiser les principaux faits, étudiés avec soin dans les notes d’un homme studieux et excellent que nous avons perdu il y a peu d’années, M. Aimé Martin, notre ami le plus intime et le plus dévoué.
Qu’un ami véritable est une douce chose !La Fontaine.
Le modèle accompli de l’amitié fut pour moi Aimé Martin. J’attendais avec impatience l’occasion de parler de lui ; la voici, je la saisis ; mais jamais mon cœur ne dira tout ce qu’il éprouve de reconnaissance et de tendresse quand j’entends prononcer son nom, ou quand je passe par hasard devant le seuil de sa studieuse maison, nº 15 de la rue des Petits-Augustins, où je le vis penser, sentir, écrire et mourir ! — Repassons sa vie :
Il était né, quelques années avant moi, dans un petit hameau des bords du Rhône, à quelques pas de Lyon, d’une famille humble, mais aisée, dont il était l’unique enfant et le plus cher souci. On lui fit faire de bonnes études ; ses facultés s’y agrandirent ; il vint de bonne heure les compléter et les polir à Paris. Il y joignit ces talents corporels qui développent l’énergie de l’âme et du corps ; il devint bientôt un habitué des salles d’armes, le lion de l’escrime et l’agneau des fils de l’homme. On allait le voir avec enthousiasme lutter avantageusement avec la première épée de Paris. Les maîtres d’armes le montraient à leurs élèves ; c’était le temps où cette gymnastique était de mode en France, et où M. de Bondy y conquérait cette réputation chevaleresque que nous cherchions à rivaliser de loin. Aimé Martin l’égalait. Ce fut dans ces joutes que je fis connaissance avec lui. Sa taille souple, sa tournure martiale et sa physionomie intelligente et douce le faisaient remarquer autant que son talent ; il avait l’aplomb du gladiateur antique, mais aucune forfanterie dans son attitude. On voyait que l’escrime était un art, mais non une menace, chez lui ; quand il se fendait en tierce ou en quarte, et qu’après avoir d’un coup d’œil infaillible ramassé le fleuret de son adversaire, écarté son épée et touché sa poitrine d’un coup qui faisait plier le fer dans sa main, il s’abaissait aux applaudissements des spectateurs et rougissait de son adresse au lieu de s’en glorifier. On jouissait de sa modestie autant que de son triomphe ; ses admirateurs devenaient ses amis ; son visage, penché en arrière, écartait d’une vive saccade les mèches de sa noire chevelure humides de sueur, mais sa bouche était toujours gracieuse, et, s’il n’eut pas eu le nez trop court et cassé par un coup de fer, il aurait ressemblé à un lutteur grec se reposant après le combat.
VIII
Quand Bonaparte, qu’Aimé Martin haïssait parce qu’il abusait trop du sabre et qu’il était plus Gaulois que Français, tomba, en 1814, pour retomber en 1815, il gémit sur le peuple tout en plaignant les soldats. Il n’y avait pas pour lui assez de philosophie dans la guerre ; il ne l’aimait pas. La littérature était sa vocation.
IX
Il s’attacha comme secrétaire, à la fin du Premier Empire, à un vieillard éminent qui s’était élevé, en 1790, au-dessus de tous les écrivains français de ce siècle par le sentiment : c’était Bernardin de Saint-Pierre, voyageur en Russie et aux Indes orientales. Né, élevé, grandi isolément dans une atmosphère supérieure au dix-huitième siècle, même à celle de Voltaire ; dédaigneux et dédaigné par tous nos philosophes, excepté Jean-Jacques Rousseau ; n’ayant de maître que la nature ; méprisant nos controverses religieuses ou philosophiques, et qui était apparu tout à coup, comme une comète excentrique, Paul et Virginie à la main, homme bien supérieur à Chateaubriand, capable d’écrire mieux que le Génie du christianisme, le Génie du cœur humain.
X
Bernardin de Saint-Pierre était alors un beau vieillard semblable à Platon ; ses cheveux blancs couronnés de roses, parfumés du souvenir de Paul et Virginie, rappelaient et écartaient à la fois les images de la vieillesse en annonçant l’éternité de la jeunesse. Il avait épousé mademoiselle Didot et en avait eu un fils appelé Paul. Il avait perdu cette première épouse par la mort ; il n’avait renoncé ni au bonheur ni à l’amour. Quelque temps après, en visitant l’établissement de Saint-Ouen, il avait distingué mademoiselle de Pelleport, à peine en âge de correspondre à ses sentiments, et il s’était épris pour cette enfant d’une affection plus paternelle encore que conjugale. La jeune élève, sans guide dans la vie, sans fortune et sans gloire, s’était sentie flattée de trouver tous ces titres dans un seul homme. Devenir l’épouse de l’auteur de Paul et Virginie lui paraissait un don du ciel, supérieur à tous les dons de la terre. En se laissant aimer, elle avait aimé d’un attachement sévère et doux ce vieillard. Elle était elle-même d’une beauté candide et pure, comme le rêve d’un philosophe sur le berceau d’un enfant ; la mélancolie de sa bouche et la fraîcheur de ses joues imprimaient les grâces de l’innocence sur le sérieux de ses pensées.
J’ai beaucoup connu, dans ma première jeunesse, une de ses tantes, chanoinesse, amie de ma mère, retirée à Lyon ; quelque chose d’aventureux et d’héroïque dans sa physionomie révélait en elle je ne sais quel ressouvenir martial, empreint dans les races héroïques. Une de mes propres tantes la soutenait dans ses infortunes.
XI
L’union fut consolante pour le vieillard, douce pour la jeune fille. Elle lui servit de secrétaire intime ; elle prit, avec lui, le goût de la haute littérature et de la philosophie naturelle. Elle l’inspira, elle l’aima, elle se fit sa fille. Quand on voyait le magnifique auteur de Paul et Virginie passer dans nos rues, et prêtant son bras à cette charmante enfant, on n’était point tenté de rire de ce contraste des âges ; on respectait la félicité tardive de ce philosophe qui voulait aimer jusqu’à la mort ; on sentait l’amour sous le dévouement de cette enivrante beauté. Cela ◀continua▶ ainsi jusqu’au moment suprême où la Providence sépara le maître et l’élève et fit tomber, chargé d’années, le vieux tronc à côté du fruit vert. On n’avait fait à Bernardin de Saint-Pierre qu’un reproche envieux et injuste : on l’accusait, lui, homme sans fortune, d’avoir sollicité avec trop d’anxiété des libraires, de l’Académie, du gouvernement, des ministres, les modestes tributs que l’État accordait à son génie indigène ; mais on oublia qu’il n’avait aucun patrimoine que ce génie, qu’il avait à nourrir un enfant et une jeune épouse, qu’il sentait derrière lui, à peu de distance, la mort, épiant sa fin prochaine, les menacer d’un abandon éternel. C’est ainsi que les heureux d’ici-bas jugent et condamnent ce qu’ils ne savent pas. Tout était faux, ou calomnie cruelle, dans ces accusations contre ce beau et infortuné génie.
XII
Quand Bernardin de Saint-Pierre eut expiré sous les larmes de sa jeune femme, elle se retira quelque temps dans l’asile où elle avait abrité son enfance ; mais le jeune homme qui avait servi volontairement d’élève et de secrétaire à son mari ne pouvait oublier le trésor de beauté, d’intelligence et de vertu, dont elle lui avait donné le spectacle et le chaste amour pendant qu’il fréquentait sa maison, du temps où il y entrait librement auprès d’elle pour travailler avec son mari. L’isolement de madame de Saint-Pierre était un intérêt et un attrait de plus. Ce souvenir revivait aussi dans le cœur de la jeune veuve ; le malheur fut l’unique intermédiaire de ces deux amants. Après des obstacles vaincus par leur constance, ils s’unirent et furent heureux. Aimé Martin sentit, à partir de ce moment, que sa vie devait changer comme ses devoirs, et qu’il fallait vivre, penser, travailler pour deux. Il accomplit sa mission sévère, récompensé par le bonheur.
M. Lainé, le Cicéron et le Platon des premières années de la Restauration, le connut, le prit en estime et en affection, et le fit parvenir promptement aux honneurs de la questure de la Chambre. Il y trouvait dignité et aisance. Il envoyait à son vieux père, à la campagne, près de Lyon, les économies de son emploi et le salaire de son travail. Il écrivit, dans ses loisirs, des commentaires intéressants des livres de Bernardin de Saint-Pierre ; le génie du maître survivait dans le disciple. Quant à sa femme, elle portait dans son regard et dans les traits de sa bouche tout le cœur à la fois si tendre et si sublime de son premier mari, et tout le bonheur qu’elle devait au second. C’était un couple virgilien qui faisait un plaisir antique à regarder.
XIII
Aimé Martin, après avoir relevé la fortune de cette jeune femme par l’édition des Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, dans laquelle la veuve l’aidait, composa en vers et en prose, procédé littéraire fort usité alors, des Lettres sur la mythologie, qui eurent un double succès ; se livra à des travaux importants sur l’éducation des mères de famille, source de toute lumière dans le cœur ; puis, à des éditions de nos grands écrivains, qu’il connaissait mieux que personne ; enfin, il étudia Molière, et le commenta en six volumes ; c’était la résurrection du classique, genre fort méprisé de la jeunesse de cette époque. Il replaça la statue du grand homme sur son piédestal, elle y est restée depuis, elle y restera toujours.
Il comprit l’unité de l’auteur et de l’ouvrage, comme nous l’avions comprise depuis ; il étudia Molière comme homme avant de nous le révéler comme écrivain. Tous les faux systèmes tombèrent devant lui ; il ne déplaça pas l’intérêt de sa vie en nous formulant, comme on le fait aujourd’hui, un génie naissant sur un grand homme consommé arrivant du ciel ici-bas, avec un arsenal d’idées préconçues, comme si rien n’eût existé avant lui, et apportant comme un soleil de l’art une lumière incréée jusque-là à la terre. Ce n’est pas ainsi que procèdent le génie et la nature. Non ; Molière commença comme tout commence, comme Shakespeare lui-même, par balbutier, tâtonner, hésiter ; puis il suivit laborieusement et pas à pas, tantôt heureux, tantôt malheureux dans sa conception, le goût de son siècle et l’ornière des événements de sa vie, jusqu’ici triomphe où la mort jalouse le prit et l’enleva pour l’immortalité. Voici sa carrière admirablement notée par Aimé Martin ; on ne s’informait pas alors si un écrivain comme l’auteur de Macbeth, ou comme l’auteur du Tartuffe, était né dans la démocratie ou dans l’aristocratie ; la gloire était neutre, le génie n’avait point de caste. Qu’on eût gardé des chevaux à la porte de New-Market, ou fait le lit du roi à Versailles, personne ne s’en humiliait ou ne s’en glorifiait. Le mérite est comme le Nil, nul ne connaît sa source ; il suffit qu’il coule et qu’il féconde ; on boit ses eaux sans leur demander leur nom ; ouvrier ou grand seigneur, on est grand homme et c’est assez.
XIV
Molière n’était, en naissant, ni l’un ni l’autre ; il n’y songeait pas. Il était né dans cette bonne bourgeoisie qui fut toujours la moelle de la France, à distance égale de l’ouvrier, démocrate par situation, ou gentilhomme oisif, par désœuvrement. Bonne place à l’entrée dans la vie, où l’on reçoit une éducation libérale, où l’on ne méprise personne, parce qu’on touche à tous, où l’on n’est dédaigné de personne, parce qu’on n’accepte pas le dédain. Il y avait de l’honneur dans cette famille. Le père de Molière s’appelait Poquelin ; il était tapissier, valet de chambre du roi. La comédie, déjà populaire en Italie, naissait seulement en France ; on s’occupa peu du jeune Molière.
À quatorze ans, il suivait seulement l’ornière banale des études de collège, grec et latin. À cette époque, son grand-père s’aperçut de son penchant pour la comédie, et le conduisit chez les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, troupe isolée et libre qui amusait Paris. « Avez-vous donc envie d’en faire un comédien ? dit son père à son grand-père. — Plût à Dieu ! répondit le vieillard, qu’il pût ressembler à Bellerose ! » fameux acteur du temps. Molière se dégoûta de l’état de tapissier et s’engoua de celui de comédien. Son père l’envoya faire ses études aux Jésuites ; il y resta cinq ans et s’éleva jusqu’à la philosophie.
XV
Le père de Molière vieillissait ; il envoya son fils, en qualité d’apprenti tapissier, accompagner le roi dans un voyage de la cour à Narbonne. Au retour Molière devint avocat, et s’associa aussi à quelques bourgeois amateurs de Paris pour jouer la comédie ; il y connut la Béjart, dont il devint amoureux. Elle avait été mariée avec M. de Modène, et en avait eu une fille, qu’elle élevait auprès d’elle et qui se prit d’une vive affection d’enfant pour Molière. Ce fut la source des malheurs du poëte, on l’accusa calomnieusement d’aimer dans cette enfant sa propre fille et plus tard de l’avoir épousée. Elle était née sept ans avant que Molière eût connu la mère.
XVI
Il suivit la Béjart à la cour du prince de Conti, en Languedoc. Il dirigeait sa troupe ; il refusa, par amour pour la Béjart, l’emploi de secrétaire que lui offrait le prince, frappé de son talent. Rentré à Paris, il y adressa au roi un discours du haut de la scène, pour lui demander l’autorisation de jouer devant lui des divertissements scéniques. Le roi accorda cette permission, et y joignit le don du Petit-Bourbon, qu’occupe aujourd’hui la colonnade du Louvre, pour y représenter ces comédies italiennes qui amusaient le prince. Molière composa d’abord sur ce thème, imité de l’italien l’Étourdi et le Dépit amoureux, deux pièces de grands succès. Ces succès l’encouragèrent, et il écrivit les Précieuses ridicules, qui attirèrent une telle foule qu’on fut obligé d’en donner deux représentations le même jour. « Courage ! Molière, s’écria du parterre une voix de vieillard enthousiasmé ; voilà enfin la bonne comédie ! » Le Cocu imaginaire suivit les Précieuses ridicules. Il eut le même succès : le cynisme et le comique s’y touchaient, l’un était de l’Aristophane, l’autre du Plaute. On sentit d’instinct dans les deux débuts l’hésitation d’un homme qui imite des théâtres étrangers et la confiance d’un homme qui croit en lui-même. Cependant les Précieuses ridicules, pièce satirique et personnelle, peignent des vices de salons propres à la nation française.
XVII
Don Garcia de Navarre échoua complètement, ainsi que le Prince jaloux. La verve comique y manquait, c’était de l’imagination plus que du ridicule ; le Français ne l’aime pas. L’École des maris le releva ; les Fâcheux réussirent, l’envie se déchaîna contre lui. Il fut applaudi, mais injurié. « Il est inégal ! » murmura-t-on. Il était inégal comme le génie ; le génie est capricieux comme l’inspiration. Ses farces renouvelées qu’il avait fait représenter dans ses courses en province devenaient des comédies à Paris. L’École des femmes n’eut pour ennemies que celles dont il médisait en riant. Louis XIV lui fit une pension de mille francs pour l’attacher à la cour. Cette somme, équivalant à trois mille d’aujourd’hui, était surtout un honneur qui signifiait la protection assurée du roi.
Ses malheurs commencèrent avec sa fortune.
On a vu qu’il avait aimé de bonne heure la Béjart, avec laquelle il partageait les soucis et les bénéfices de la direction du théâtre. Cette femme avait une fille de quatorze ou quinze ans, qui regardait Molière comme son père, et qui l’appelait son mari depuis son enfance. Molière conçut pour elle l’affection d’un père, mais aussi la passion d’un mari. Cette passion, partagée un moment par la fille de la Béjart, les rendit tous les trois insensés. « Molière avait passé, dit son commentateur, des badinages qu’on se permet avec un enfant à l’amour le plus violent qu’on a pour une maîtresse ; mais il savait que la mère avait d’autres vues, qu’il aurait de la peine à déranger. C’était une femme altière et peu raisonnable lorsqu’on n’adhérait pas à ses sentiments ; elle aimait mieux être l’amie de Molière que sa belle-mère : ainsi, il aurait tout gâté de lui déclarer le dessein qu’il avait d’épouser sa fille. Il prit le parti de le faire sans rien dire à cette femme ; mais comme elle l’observait de fort près, il ne put consommer son mariage pendant plus de neuf mois : c’eût été risquer un éclat qu’il voulait éviter sur toute chose, d’autant plus que la Béjart, qui le soupçonnait de quelque dessein sur sa fille, le menaçait souvent en femme furieuse et extravagante de le perdre, lui, sa fille et elle-même, si jamais il pensait à l’épouser. Cependant la jeune fille ne s’accommodait point de l’emportement de sa mère, qui la tourmentait continuellement et qui lui faisait essuyer tous les désagréments qu’elle pouvait inventer : de sorte que cette jeune personne, plus lasse peut-être d’attendre le plaisir d’être femme que de souffrir les duretés de sa mère, se détermina un matin de s’aller jeter dans l’appartement de Molière, fortement résolue de n’en point sortir qu’il ne l’eût reconnue pour sa femme, ce qu’il fut contraint de faire. Mais cet éclaircissement causa un vacarme terrible ; la mère donna des marques de fureur et de désespoir, comme si Molière avait épousé sa rivale, ou comme si sa fille fût tombée entre les mains d’un malheureux. Néanmoins, il fallut bien s’apaiser ; il n’y avait point de remède, et la raison fit entendre à la Béjart que le plus grand bonheur qui pût arriver à sa fille était d’avoir épousé Molière, qui perdit par ce mariage tout l’agrément que son mérite et sa fortune pouvaient lui procurer, s’il avait été assez philosophe pour se passer d’une femme20. Celle-ci ne fut pas plutôt madame de Molière, qu’elle crut être au rang d’une duchesse, et elle ne se fut pas donnée en spectacle à la comédie, que le courtisan désoccupé lui en conta. Il est bien difficile à une comédienne, belle et soigneuse de sa personne, d’observer si bien sa conduite, que l’on ne puisse l’attaquer. Qu’une comédienne rende à un grand seigneur les devoirs qui lui sont dus, il n’y a point de miséricorde, c’est son amant. Molière s’imagina que toute la cour, toute la ville en voulaient à son épouse. Elle négligea de l’en désabuser ; au contraire, les soins extraordinaires qu’elle prenait de sa parure, à ce qu’il lui semblait, pour tout autre que pour lui, qui ne demandait point tant d’arrangement, ne firent qu’augmenter sa jalousie. Il avait beau représenter à sa femme la manière dont elle devait se conduire pour passer heureusement la vie ensemble, elle ne profitait point de ses leçons, qui lui paraissaient trop sévères pour une jeune personne, qui d’ailleurs n’avait rien à se reprocher. Ainsi Molière, après avoir essuyé beaucoup de froideur et de dissensions domestiques, fit son possible pour se renfermer dans son travail et dans ses amis, sans se mettre en peine de la conduite de sa femme21.
XVIII
On conçoit les infortunes d’un homme trop sensible, tiraillé entre le remords de son ingratitude pour la mère et son amour délirant pour la fille. Cette crise dura un an, et ne tarda pas à être punie par la passion de sa jeune femme pour le comte de Guiche. Molière la subit et s’y résigna sans cesser d’adorer l’infidèle. Il ne s’en servait que comme d’une distraction, mais son génie éteint dans ses larmes se retrouvait tout entier dans ses pièces. Il n’en montrait pas moins pour s’assurer des acteurs. On le voit dans les soins qu’il prit du jeune Baron, enfant de douze ans, amené à Paris par la Raisin. La Raisin était une belle veuve qui jouait des espèces de farces au coin de la rue Guénégaud. Elle était suivie d’un officier éperdument amoureux d’elle et qui lui mangeait son bien tout en l’adorant. Elle avait découvert à Villejuif, près de Paris, le jeune Baron, enfant prodige, qui jouait en maître sur son théâtre. Molière le découvrit et voulut se l’attacher.
Le petit Baron était en pension à Villejuif ; un oncle et une tante, ses tuteurs avaient déjà mangé la plus grande et la meilleure partie du bien que sa mère lui avait laissé ; et lui en restant peu qu’ils pussent consommer, ils commençaient à être embarrassés de sa personne. Ils poursuivaient un procès en son nom : leur avocat, qui se nommait Margane, aimait beaucoup à faire de méchants vers ; une pièce de sa façon, intitulée la Nymphe dodue, qui courait parmi le peuple, faisait assez connaître la mauvaise disposition qu’il avait pour la poésie. Il demanda un jour à l’oncle et à la tante de Baron ce qu’ils voulaient faire de leur pupille. « Nous ne le savons point, dirent-ils ; son inclination ne paraît pas encore : cependant il récite continuellement des vers. — Eh bien ! répondit l’avocat, que ne le mettez-vous dans cette petite troupe de Monsieur le Dauphin, qui a tant de succès ? » Ces parents saisirent ce conseil, plus par envie de se défaire de l’enfant, pour dissiper plus aisément le reste de son bien, que dans la vue de faire valoir le talent qu’il avait apporté en naissant. Ils l’engagèrent donc pour cinq ans dans la troupe de la Raisin (car son mari était mort alors). Cette femme fut ravie de trouver un enfant qui était capable de remplir tout ce que l’on souhaiterait de lui ; et elle fit ce petit contrat avec d’autant plus d’empressement, qu’elle y avait été fortement incitée par un fameux médecin qui était de Troyes, et qui, s’intéressant à l’établissement de cette veuve, jugeait que le petit Baron pouvait y contribuer, étant fils d’une des meilleures comédiennes qui aient jamais été.
Le petit Baron parut sur le théâtre de la Raisin avec tant d’applaudissements, qu’on fut le voir jouer avec plus d’empressement que l’on n’en avait eu à chercher l’épinette. Il était surprenant qu’un enfant de dix ou onze ans, sans avoir été conduit dans les principes de la déclamation, fît valoir une passion avec autant d’esprit qu’il le faisait.
La Raisin s’était établie, après la foire, proche du vieux hôtel de Guénégaud ; et elle ne quitta point Paris qu’elle n’eût gagné vingt mille écus de bien. Elle crut que la campagne ne lui serait pas moins favorable ; mais à Rouen, au lieu de préparer le lieu de son spectacle, elle mangea ce qu’elle avait d’argent avec un gentilhomme de M. le prince de Monaco, nommé Olivier, qui l’aimait à la fureur, et qui la suivait partout ; de sorte qu’en très peu de temps sa troupe fut réduite dans un état pitoyable. Ainsi destituée de moyens pour jouer la comédie à Rouen, la Raisin prit le parti de revenir à Paris avec ses petits comédiens et son Olivier.
Cette femme, n’ayant aucune ressource, et connaissant l’humeur bienfaisante de Molière, alla le prier de lui prêter son théâtre pour trois jours seulement, afin que le petit gain qu’elle espérait de faire dans ses trois représentations lui servît à remettre sa troupe en état. Molière voulut bien lui accorder ce qu’elle lui demandait. Le premier jour fut plus heureux qu’elle ne se l’était promis ; mais ceux qui avaient entendu le petit Baron en parlèrent si avantageusement que, le second jour qu’il parut sur le théâtre, le lieu était si rempli que la Raisin fit plus de mille écus.
Molière, qui était incommodé, n’avait pu voir le petit Baron les deux premiers jours ; mais tout le monde lui en dit tant de bien, qu’il se fit porter au Palais-Royal à la troisième représentation, tout malade qu’il était. Les comédiens de l’hôtel de Bourgogne n’en avaient manqué aucune, et ils n’étaient pas moins surpris du jeune acteur que l’était le public, surtout la Duparc, qui le prit tout d’un coup en amitié, et qui bien sérieusement avait fait de grands préparatifs pour lui donner à souper ce jour-là. Le petit homme, qui ne savait auquel entendre pour recevoir les caresses qu’on lui faisait, promit à cette comédienne qu’il irait chez elle ; mais la partie fut rompue par Molière, qui lui dit de venir souper avec lui. C’était un maître et un oracle quand il parlait : et ces comédiens avaient tant de déférence pour lui, que Baron n’osa lui dire qu’il était retenu ; et la Duparc n’avait garde de trouver mauvais que le jeune homme lui manquât de parole. Ils regardaient tous ce bon accueil comme la fortune de Baron, qui ne fut pas plutôt arrivé chez Molière, que celui-ci commença par envoyer chercher son tailleur pour le faire habiller (car il était en très mauvais état), et il recommanda au tailleur que l’habit fût très-propre, complet, et fait dès le lendemain matin. Molière interrogeait et observait continuellement le jeune Baron pendant le souper, et il le fit coucher chez lui, pour avoir plus le temps de connaître ses sentiments par la conversation, afin de placer plus sûrement le bien qu’il lui voulait faire.
XIX
Le lendemain matin, le tailleur exact apporta, sur les neuf à dix heures, au petit Baron, un équipage tout complet. Il fut tout étonné et fort aise de se voir tout d’un coup si bien ajusté. Le tailleur lui dit qu’il fallait descendre dans l’appartement de Molière pour le remercier. « C’est bien mon intention, répondit le petit homme ; mais je ne crois pas qu’il soit encore levé. » Le tailleur l’ayant assuré du contraire, il descendit, et fit un compliment de reconnaissance à Molière, qui en fut très satisfait, et qui ne se contenta pas de l’avoir si bien fait accommoder ; il lui donna encore six louis d’or, avec ordre de les dépenser à ses plaisirs. Tout cela était un rêve pour un enfant de douze ans, qui était depuis longtemps entre les mains de gens durs, avec lesquels il avait souffert ; et il était dangereux et triste qu’avec les favorables dispositions qu’il avait pour le théâtre, il restât en de si mauvaises mains. Ce fut cette fâcheuse situation qui toucha Molière ; il s’applaudit d’être en état de faire du bien à un jeune homme qui paraissait avoir toutes les qualités nécessaires pour profiter du soin qu’il voulait prendre de lui ; il n’avait garde d’ailleurs, à le prendre du côté du bon esprit, de manquer une occasion si favorable d’assurer sa troupe en y faisant entrer le petit Baron.
Molière lui demanda ce que sincèrement il souhaiterait le plus alors. « D’être avec vous le reste de mes jours, lui répondit Baron, pour vous marquer ma vive reconnaissance de toutes les bontés que vous avez pour moi. — Eh bien ! lui dit Molière, c’est une chose faite ; le roi vient de m’accorder un ordre pour vous ôter de la troupe où vous êtes. » Molière, qui s’était levé dès quatre heures du matin, avait été à Saint-Germain supplier Sa Majesté de lui accorder cette grâce ; et l’ordre avait été expédié sur-le-champ.
La Raisin ne fut pas longtemps à savoir son malheur : animée par son Olivier, elle entra toute furieuse le lendemain matin dans la chambre de Molière, deux pistolets à la main, et lui dit que s’il ne lui rendait son acteur, elle allait lui casser la tête. Molière, sans s’émouvoir, dit à son domestique de lui ôter cette femme-là. Elle passa tout d’un coup de l’emportement à la douleur ; les pistolets lui tombèrent des mains, et elle se jeta aux pieds de Molière, le conjurant, les larmes aux yeux, de lui rendre son acteur, et lui exposant la misère où elle allait être réduite, elle et toute sa famille, s’il le retenait. « Comment voulez-vous que je fasse ? lui dit-il, le roi veut que je le retire de votre troupe : voilà son ordre. » La Raisin, voyant qu’il n’y avait plus d’espérance, pria Molière de lui accorder du moins que le petit Baron jouât encore trois jours dans sa troupe. « Non seulement trois, répondit Molière, mais huit, à condition pourtant qu’il n’ira point chez vous, et que je le ferai toujours accompagner par un homme qui le ramènera dès que la pièce sera finie. » Et cela de peur que cette femme et Olivier ne séduisissent l’esprit du jeune homme, pour le faire retourner avec eux. Il fallait bien que la Raisin en passât par là ; mais ces huit jours lui donnèrent beaucoup d’argent, avec lequel elle voulut faire un établissement près de l’hôtel de Bourgogne, mais dont le détail et le succès ne regardent plus mon sujet.
Molière, qui aimait les bonnes mœurs, n’eut pas moins d’attention à former celles de Baron que s’il eût été son propre fils : il cultiva avec soin les dispositions extraordinaires qu’il avait pour la déclamation. Le public sait comme moi jusqu’à quel degré de perfection il l’a élevé : mais ce n’est pas le seul endroit par lequel il nous ait fait voir qu’il a su profiter des leçons d’un si grand maître. Qui, depuis sa mort, a tenu plus sûrement le théâtre comique que Baron ?
Le roi se plaisait tellement aux divertissements fréquents que la troupe de Molière lui donnait, qu’au mois d’août 1665, Sa Majesté jugea à propos de la fixer tout à fait à son service, en lui donnant une pension de sept mille livres. Elle prit alors le titre de troupe du roi, qu’elle a toujours conservé depuis ; et elle était de toutes les fêtes qui se faisaient partout où était Sa Majesté.
Le roi accorda alors une pension de sept mille francs à sa troupe et le titre de comédiens du roi.
XX
En ce temps, Molière osa enfin habiter avec sa femme Madeleine Béjart. Sa belle-mère s’en irrita, la maison devint intenable ; on s’apaisa, mais l’affection que la Béjart avait eue pour lui s’éteignit. Il resta pénétré du sentiment de son ingratitude entre une amie qu’il avait trahie et une jeune épouse qui devait le trahir ; mais son talent le consolait toujours. Il avait été faible et il était bon.
Baron, objet de la jalousie de la Béjart, en reçut des injures et un soufflet ; il se retira chez la Raisin. Molière le conjura de rentrer chez lui. Le regret et le remords l’attendrirent. Il revint. Molière le combla de caresses.
Peu de temps après, un homme, dont le nom de famille était Mignot, et Mondorge celui de comédien, se trouvant dans une triste situation, prit la résolution d’aller à Auteuil, où Molière avait une maison et où il était actuellement, pour tâcher d’en tirer quelques secours pour les besoins pressants d’une famille qui était dans une misère affreuse. Baron, à qui ce Mondorge s’adressa, s’en aperçut aisément, car ce pauvre comédien faisait le spectacle du monde le plus pitoyable. Il dit à Baron, qu’il savait être un assuré protecteur auprès de Molière, que l’urgente nécessité où il était lui avait fait prendre le parti de recourir à lui, pour le mettre en état de rejoindre quelque troupe avec sa famille ; qu’il avait été le camarade de M. de Molière en Languedoc, et qu’il ne doutait pas qu’il ne lui fît quelque charité, si Baron voulait bien s’intéresser pour lui.
Baron monta dans l’appartement de Molière, et lui rendit le discours de Mondorge, avec peine, et avec précaution pourtant, craignant de rappeler désagréablement à un homme fort riche l’idée d’un camarade fort gueux. « Il est vrai que nous avons joué la comédie ensemble, dit Molière, et c’est un fort honnête homme ; je suis fâché que ses petites affaires soient en si mauvais état. Que croyez-vous, ajouta-t-il, que je doive lui donner ? » Baron se défendit de fixer le plaisir que Molière voulait faire à Mondorge, qui, pendant que l’on décidait sur le secours dont il avait besoin, dévorait dans la cuisine, où Baron lui avait fait donner à manger. « Non, répondit Molière, je veux que vous déterminiez ce que je dois lui donner. » Baron, ne pouvant s’en défendre, statua sur quatre pistoles, qu’il croyait suffisantes pour donner à Mondorge la facilité de joindre une troupe. « Eh bien, je vais lui donner quatre pistoles pour moi, dit Molière à Baron, puisque vous le jugez à propos ; mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour vous : je veux qu’il connaisse que c’est à vous qu’il a l’obligation du service que je lui rends. J’ai aussi, ajouta-t-il, un habit de théâtre dont je crois que je n’aurai plus besoin : qu’on le lui donne ; le pauvre homme y trouvera de la ressource pour sa profession. » Cependant cet habit, que Molière donnait avec tant de plaisir, lui avait coûté deux mille cinq cents livres, et il était presque tout neuf. Il assaisonna ce présent d’un bon accueil qu’il fit à Mondorge, qui ne s’était pas attendu à tant de libéralité.
XXI
Bien qu’il eût un revenu de trente mille livres de rente, il n’avait pour son service personnel qu’une servante, pleine de bon sens et dont il interrogeait l’instinct avant de donner ses pièces. Elle se nommait Laforest, et il la rendit ainsi à jamais célèbre. Rohault et Mignard, le fameux peintre, le consolaient par leur affection de ses disgrâces. Ils allaient souvent s’enfermer avec lui dans sa maison de campagne d’Auteuil.
« Ne me plaignez-vous pas, leur dit-il un jour d’abandon, d’être d’une profession et dans une situation si opposées aux sentiments et à l’humeur que présentement ? J’aime la vie tranquille, et la mienne est agitée par une infinité de détails communs et turbulents, sur lesquels je n’avais pas compté dans les commencements, et auxquels il faut absolument que je me donne tout entier malgré moi. Avec toutes les précautions dont un homme peut être capable, je n’ai pas laissé de tomber dans le désordre où tous ceux qui se marient sans réflexion ont accoutumé de tomber. — Oh ! oh ! dit M. Rohault. — Oui, mon cher monsieur Rohault, je suis le plus malheureux des hommes, ajouta Molière, et je n’ai que ce que je mérite. Je n’ai pas pensé que j’étais trop austère pour une société domestique. J’ai cru que ma femme devait assujettir ses manières à sa vertu et à mes intentions ; et je sens bien que, dans la situation où elle est, elle eût encore été plus malheureuse que je ne le suis si elle l’avait fait. Elle a de l’enjouement, de l’esprit ; elle est sensible au plaisir de le faire valoir ; tout cela m’ombrage malgré moi. J’y trouve à redire, je m’en plains. Cette femme, cent fois plus raisonnable que je ne le suis, veut jouir agréablement de la vie ; elle va son chemin ; et, assurée par son innocence, elle dédaigne de s’assujettir aux précautions que je lui demande. Je prends cette négligence pour du mépris ; je voudrais des marques d’amitié, pour croire que l’on en a pour moi, et que l’on eût plus de justesse dans sa conduite pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale et libre dans la sienne, qui serait exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse impitoyablement dans mes peines ; et, occupée seulement du désir de plaire en général, comme toutes les femmes, sans avoir de dessein particulier, elle rit de ma faiblesse. Encore, si je pouvais jouir de mes amis aussi souvent que je le souhaiterais, pour m’étourdir sur mes chagrins et sur mon inquiétude ! mais vos occupations indispensables, et les miennes, m’ôtent cette satisfaction. » M. Rohault étala à Molière toutes les maximes d’une saine philosophie pour lui faire entendre qu’il avait tort de s’abandonner à ses déplaisirs. « Eh ! lui répondit Molière, je ne saurais être philosophe avec une femme aussi aimable que la mienne ; et peut-être qu’en ma place, vous passeriez encore de plus mauvais quarts d’heure. »
XXII
Son ami de collège et de table, Chapelle, l’amusait par ses ivresses, mais ne le consolait pas. Aimé Martin raconte ses scandales et son égoïsme ; Molière en avait pitié, mais ◀continuait▶ par habitude à l’aimer.
Le Tartuffe parut alors ; il fut fort goûté aux lectures. Le roi, qui ne se doutait pas de l’usage qu’on en ferait un jour, vit sans crainte cette satire contre la fausse dévotion, dont il redoutait les excès. Sa morale, fort relâchée avec les femmes, ne sentait pas les contrecoups qui frappaient sur lui-même. On lui fit des représentations : il défendit de jouer le Tartuffe. Il était alors à l’armée ; Molière, qu’il aimait tendrement, alla se plaindre. Bah ! dit le roi, les hypocrites permettent qu’on joue Dieu et le ciel, mais ne veulent pas qu’on les joue eux-mêmes. « Jouez-les toujours ; la fausse dévotion n’est qu’un mensonge ; les vices sont à vous. »
Louis XIV, charmé du bon sens de Molière, se plaisait à l’entretenir quatre ou cinq heures tête à tête. La protection du prince sauva plusieurs fois la bonne comédie : Tartuffe, les Précieuses, le Bourgeois gentilhomme, les vices du cœur, de l’esprit, des salons, de la langue même, pâlirent devant le roi du bon sens. Il fut complice de tout ce que Molière imagina pour amuser et corriger son règne. M. Michelet a merveilleusement analysé tout cela, en l’exagérant un peu, comme les critiques philosophes, mais le fond est vrai et les couleurs authentiques.
XXIII
Le Misanthrope, le meilleur de ses drames, et dont le seul défaut est que le dénouement ne sort pas du caractère, mais de l’autorité, tomba ; le sujet était trop triste pour un parterre de Français. Il faut réfléchir pour l’accepter. Le rire est la loi suprême de la comédie, on est plus tenté de pleurer au Misanthrope. Le Misanthrope n’est pas un caractère, c’est une manie. Une manie amuse un moment, mais ne fournit pas un long drame. Molière se résigna et il attendit ; il avait tellement travaillé son sujet, qu’il ne pouvait s’imaginer qu’il se fût trompé. Les vers, sans être poétiques, étaient de la plus vigoureuse satire. C’était de la poésie de Boileau, son voisin et son ami d’Auteuil.
Il se raccommoda avec le peuple par une farce grossière appelée le Sabotier. « Si je ne travaillais que pour des philosophes, disait-il à ce propos, mes ouvrages seraient tournés tout autrement, mais je parle aux foules, où il y a peu de gens d’esprit. Si c’était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession. » C’est alors qu’il fit jouer M. de Pourceaugnac, cette farce immortelle qui fait rire encore le peuple d’aujourd’hui. L’éclat de rire qu’on arrache au peuple par les moyens souvent ignobles est la grimace du ridicule, le sublime du commun ; mais le vrai génie s’abaisse comme il s’élève, et quand il daigne y descendre, il le trouve et le rend impérissable. Le chef-d’œuvre est de réunir les deux. C’est ce que Molière fit dans le Bourgeois gentilhomme. La pièce déplut au public, et charma Louis XIV ; il en félicita Molière, il était assez homme de goût pour y saisir les deux ridicules de la noblesse et de la bourgeoisie, il était placé assez haut pour se moquer de son peuple.
Le Bourgeois gentilhomme fut joué pour la première fois à Chambord, au mois d’octobre 1670. Jamais pièce n’a été plus malheureusement reçue que celle-là, et aucune de celles de Molière ne lui a donné tant de déplaisir. Le roi ne lui en dit pas un mot à son souper, et tous les courtisans la mettaient en morceaux. « Molière nous prend assurément pour des grues, de croire nous divertir avec de telles pauvretés, disait M. le duc de… — Qu’est-ce qu’il veut dire avec son haluba, balachou ? ajoutait M. le duc de… ; le pauvre homme extravague, il est épuisé : si quelque autre auteur ne prend le théâtre, il va tomber ; cet homme-là donne dans la farce italienne. » Il se passa cinq jours avant que l’on représentât cette pièce pour la seconde fois, et pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se tint caché dans sa chambre ; il appréhendait le mauvais compliment du courtisan prévenu ; il envoyait seulement Baron à la découverte, qui lui rapportait toujours de mauvaises nouvelles. Toute la cour était révoltée.
Cependant on joua cette pièce pour la seconde fois. Après la représentation, le roi, qui n’avait point encore porté son jugement, eut la bonté de dire à Molière : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » Molière reprit haleine au jugement de Sa Majesté ; et aussitôt il fut accablé de louanges par les courtisans, qui tout d’une voix répétaient, tant bien que mal, ce que le roi venait de dire à l’avantage de cette pièce. « Cet homme-là est inimitable, disait le même duc de… ; il y a un vis comica dans tout ce qu’il fait que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré que lui. » Quel malheur pour ces messieurs que Sa Majesté n’eût point dit son sentiment la première fois ! ils n’auraient pas été à la peine de se rétracter, et de s’avouer faibles connaisseurs en ouvrages. Je pourrais rappeler ici qu’ils avaient été auparavant surpris par le sonnet du Misanthrope. À la première lecture, ils en furent saisis, ils le trouvèrent admirable ; ce ne furent qu’exclamations, et peu s’en fallut qu’ils ne trouvassent fort mauvais que le Misanthrope fît voir que ce sonnet était détestable.
En effet, y a-t-il rien de plus beau que le premier acte du Bourgeois gentilhomme ? Il devait, du moins, frapper ceux qui jugent avec équité par les connaissances les plus communes ; et Molière avait bien raison d’être mortifié de l’avoir travaillé avec tant de soin, pour être payé de sa peine par un mépris assommant ; et si j’ose me prévaloir d’une occasion si peu considérable par rapport au roi, on ne peut trop admirer son heureux discernement, qui n’a jamais manqué de justesse dans les petites occasions comme dans les grands événements.
Au mois de novembre de la même année 1670, que l’on représenta le Bourgeois gentilhomme à Paris, le nombre prit le parti de cette pièce. Chaque bourgeois y croyait trouver son voisin peint au naturel ; et il ne se lassait point d’aller voir ce portrait : le spectacle d’ailleurs, quoique outré et hors du vraisemblable, mais parfaitement bien exécuté, attirait les spectateurs ; et on laissait gronder les critiques sans faire attention à ce qu’ils disaient contre cette pièce.
XXIV
En 1672, il donna les Femmes savantes, honnies à la ville, soutenues également par le roi.
Molière et Racine n’étaient point amis ; leurs caractères ne différaient pas moins que leurs génies. Racine avait manqué de sincérité en Molière, qui cessa de l’estimer tout en l’admirant. Il aimait mieux Corneille, avec lequel il composa Psyché. Mais ses prodigieux travaux et ses chagrins domestiques épuisaient ses forces.
Deux mois avant sa mort, Boileau, son voisin, alla le voir. Il le trouva de plus en plus malade de sa toux, et faisant des efforts de poitrine qui semblaient le menacer d’une fin prochaine. Molière, assez froid naturellement, fit plus d’amitiés que jamais à M. Despréaux. Cela l’engagea à lui dire : « Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans un pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l’agitation continuelle de vos poumons sur votre théâtre, tout enfin devrait vous déterminer à renoncer à la représentation. N’y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse exécuter les premiers rôles ? Contentez-vous de composer, et laissez l’action théâtrale à quelqu’un de vos camarades : cela vous fera plus d’honneur dans le public, qui regardera vos acteurs comme vos gagistes ; vos acteurs, d’ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité. — Ah ! monsieur, répondit Molière, que me dites-vous là ? Il y a un honneur pour moi à ne point quitter. » « Plaisant point d’honneur, disait en soi-même le satirique, qui consiste à se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle, et à dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie ! Quoi ! cet homme, le premier de notre temps pour l’esprit et pour les sentiments d’un vrai philosophe, cet ingénieux censeur de toutes les folies humaines, en a une plus extraordinaire que celles dont il se moque tous les jours ! Cela montre bien le peu que sont les hommes. » (Menagiana et Bolœana.)
XXV
Il mourut en scène. En figurant dans la cérémonie burlesque de son Malade imaginaire, il se sentit pris d’une légère convulsion qu’il contint jusqu’à la fin ; le frisson alors le saisit ; son disciple Baron s’en aperçut, le conduisit dans sa loge et lui donna sa robe de chambre. Molière lui demanda ce que l’on disait de sa pièce. Baron lui répondit que ses ouvrages avait toujours une heureuse réussite à les examiner de près, et que plus on les représentait, plus on les goûtait. « Mais, ajouta-t-il, vous me paraissez plus mal que tantôt. — Cela est vrai, lui répondit Molière ; j’ai un froid qui me tue. » Baron, après lui avoir touché les mains, qu’il trouva glacées, les lui mit dans son manchon pour les réchauffer ; il envoya chercher ses porteurs pour le porter promptement chez lui, et il ne quitta point sa chaise, de peur qu’il ne lui arrivât quelque accident, du Palais-Royal dans la rue de Richelieu, où il logeait. Quand il fut dans sa chambre, Baron voulut lui faire prendre du bouillon, dont la Molière avait toujours provision pour elle ; car on ne pouvait avoir plus de soins de sa personne qu’elle en avait. « Eh non ! dit-il, les bouillons de ma femme sont de vraie eau-forte pour moi ; vous savez tous les ingrédients qu’elle y fait mettre ; donnez-moi plutôt un petit morceau de fromage de Parmesan. » Laforest lui en apporta ; il en mangea avec un peu de pain, et il se fit mettre au lit. Il n’y eut pas été un moment qu’il envoya demander à sa femme un oreiller rempli d’une drogue qu’elle lui avait promis pour dormir. « Tout ce qui n’entre point dans le corps, dit-il, je l’éprouve volontiers ; mais les remèdes qu’il faut prendre me font peur ; il ne faut rien pour me faire perdre ce qui me reste de vie. » Un instant après, il lui prit une toux extrêmement forte, et après avoir craché il demanda de la lumière. « Voici, dit-il, du changement. » Baron, ayant vu le sang qu’il venait de rendre, s’écria avec frayeur. « Ne vous épouvantez point, lui dit Molière ; vous m’en avez vu rendre bien davantage. Cependant, ajouta-t-il, allez dire à ma femme qu’elle monte. » Il resta assisté de deux sœurs religieuses, de celles qui viennent ordinairement à Paris quêter pendant le carême, et auxquelles il donnait l’hospitalité. Elles lui prodiguèrent, à ce dernier moment de sa vie, tout le secours édifiant que l’on pouvait attendre de leur charité, et il leur fit paraître tous les sentiments d’un bon chrétien et toute la résignation qu’il devait à la volonté du Seigneur. Enfin, il rendit l’esprit entre les bras de ces deux bonnes sœurs ; le sang qui sortait par sa bouche en abondance l’étouffa. Ainsi, quand sa femme et Baron remontèrent, ils le trouvèrent mort. J’ai cru que je devais entrer dans le détail de la mort de Molière, pour désabuser le public de plusieurs histoires que l’on a faites à cette occasion. Il mourut le vendredi 17e du mois de février de l’année 1673, âgé de cinquante-trois ans, regretté de tous les gens de lettres, des courtisans et du peuple. Il n’a laissé qu’une fille. Mademoiselle Poquelin fait connaître, par l’arrangement de sa conduite, et par la solidité et l’agrément de sa conversation, qu’elle a moins hérité des biens de son père que de ses bonnes qualités.
Aussitôt que Molière fut mort, Baron alla à Saint-Germain en informer le roi.
Boileau le pleure ; il explique en deux vers touchants les difficultés qu’on eut à vaincre pour obtenir sa sépulture :
Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,
Pour jamais sous sa tombe eût enfermé Molière.
L’ombre de l’envie suit les vrais grands hommes jusqu’au seuil de l’autre monde.
XXVI
Après l’Étourdi, les Fâcheux, l’École des maris, Molière écrivit son premier chef-d’œuvre, l’École des femmes. Nous ne l’analyserons pas, tout le monde la connaît, nous nous bornerons à citer pour tout commentaire les passages les plus saillants de ce langage poétique où il commençait à exceller.
Arnolphe est un vieillard amoureux d’une jeune fille tout ignorante et toute naïve qu’il a retirée dans sa maison, sous la garde de deux domestiques très-simples, l’un nommé Alain, l’autre Georgette, et qu’il désire épouser. Après quelques conversations avec Alain et Georgette, auxquels il confie son dessein, il cause enfin avec Agnès :
ARNOLPHE.
Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée ?AGNÈS.
Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.ARNOLPHE.
Ah ! vous aurez dans peu quelqu’un pour les chasser.AGNÈS.
Vous me ferez plaisir.ARNOLPHE.
Je le puis bien penser.Que faites-vous donc là ?AGNÈS.
Je me fais des cornettes.Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.ARNOLPHE.
Ah ! voilà qui va bien ; allez, montez là-haut.Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt,Et je vous parlerai d’affaires importantes.
Agnès sort, Arnolphe reste seul et, dans le transport de sa satisfaction, il devient lyrique et s’écrie :
Héroïnes du temps, mesdames les savantes,Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments,Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,Vos lettres, billets doux, toute votre science,De valoir cette honnête et pudique ignorance.Ce n’est pas par le bien qu’il faut être ébloui,Et pourvu que l’honneur soit…
Ici il est interrompu par le jeune Horace, fils d’un de ses voisins, qui lui fait la confidence de l’amour qu’il éprouve pour une jeune beauté qui loge dans la maison d’où sort Arnolphe. Horace lui raconte les tendres regards d’Agnès du haut du balcon. « Quant à l’homme qui entretient Agnès dans cette maison, ajoute-t-il, on m’en a parlé comme d’un ridicule, ne le connaissez-vous pas ? »
ARNOLPHE, à part.
La fâcheuse pilule !HORACE.
Eh ! vous ne dites mot ?ARNOLPHE.
Eh ! oui, je le connoi.HORACE.
C’est un fou, n’est-ce pas ?ARNOLPHE.
Eh !…HORACE.
Qu’en dites-vous, quoi ?Eh ! c’est-à-dire oui ? jaloux à faire rire ?Sot, je vois qu’il en est ce que l’on a pu dire.Enfin, l’aimable Agnès a su m’assujettir,C’est un joli bijou, pour ne vous point mentir,Et ce serait péché qu’une beauté si rareFût laissée au pouvoir de cet homme bizarre.……………………………………………………………………………ARNOLPHE, à Agnès.
(Mettant le doigt sur son front.)Là, regardez-moi là, durant cet entretien ;Et, jusqu’au moindre mot, imprimez-le-vous bien.Je vous épouse, Agnès ; et, cent fois la journée,Vous devez bénir l’heur22 de votre destinée,Contempler la bassesse où vous avez été,Et dans le même temps admirer ma bonté,Qui, de ce vil état de pauvre villageoise,Vous fait monter au rang d’honorable bourgeoise,Et jouir de la couche et des embrassementsD’un homme qui fuyait tous ces engagements,Et dont à vingt partis, fort capables de plaire,Le cœur a refusé l’honneur qu’il veut vous faire.Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeuxLe peu que vous étiez sans ce nœud glorieux,Afin que cet objet d’autant mieux vous instruiseÀ mériter l’état où je vous aurai mise,À toujours vous connaître, et faire qu’à jamaiJe puisse me louer de l’acte que je fais23.Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage :À d’austères devoirs le rang de femme engage ;Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,Pour être libertine et prendre du bon temps.Votre sexe n’est là que pour la dépendance :Du côté de la barbe est la toute-puissance.Bien qu’on soit deux moitiés de la société,Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne ;L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne ;Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,Montre d’obéissance au chef qui le conduit,Le valet à son maître, un enfant à son père,À son supérieur le moindre petit frère,N’approche point encor de la docilité,Et de l’obéissance, et de l’humilité,Et du profond respect où la femme doit êtrePour son mari, son chef, son seigneur et son maître24.Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,Et de n’oser jamais le regarder en face,Que quand d’un doux regard il lui veut faire grâce.C’est ce qu’entendent mal les femmes d’aujourd’hui ;Mais ne vous gâtez pas sur l’exemple d’autrui.Gardez-vous d’imiter ces coquettes vilainesDont par toute la ville on vante les fredaines,Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,C’est-à-dire d’ouïr aucun jeune blondin.Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne,C’est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne ;Que cet honneur est tendre et se blesse de peu ;Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu ;Et qu’il est aux enfers des chaudières bouillantesOù l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes25.Ce que je vous dis là ne sont point des chansons ;Et vous devez du cœur dévorer ces leçons.Si votre âme les suit, et fuit d’être coquette,Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette ;Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un faux bond,Elle deviendra lors noire comme un charbon ;Vous paraîtrez à tous un objet effroyable,Et vous irez un jour, vrai partage du diable,Bouillir dans les enfers à toute éternité,Dont veuille vous garder la céleste bonté !Faites la révérence. Ainsi qu’une novicePar cœur dans le couvent doit savoir son office,Entrant au mariage il en faut faire autant ;Et voici dans ma poche un écrit importantQui vous enseignera l’office de la femme.J’en ignore l’auteur : mais c’est quelque bonne âme ;Et je veux que ce soit votre unique entretien.(Il se lève.)Tenez. Voyons un peu si vous le lirez bien26.
Ces vers ne sont-ils pas aussi parfaits que plaisants. N’est-ce pas le rythme de la déclaration d’amour à Zaïre ? Je vous aime, Zaïre ! et la gravité du sentiment éclate de même dans la solennité des formes. Mais Arnolphe a beau dire et beau faire, il est constamment dupe de son âge et de la naïveté de sa pupille. Elle finit par s’évader avec Horace. Mais Enrique, le père d’Agnès, se découvre et lui fait épouser Horace. Arnolphe se retire en gémissant, et le drame finit par le mariage.
XXVII
Le Misanthrope, plus beau encore, mais moins gai, entre de plein saut dans son sujet par un dialogue avec son ami Philinte :
PHILINTE.
Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?ALCESTE.
Laissez-moi, je vous prie.PHILINTE.
Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie…ALCESTE.
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.PHILINTE.
Mais on entend les gens au moins, sans se fâcher.ALCESTE.
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.PHILINTE.
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre ;Et, quoique amis, enfin, je suis tout des premiers…ALCESTE, se levant brusquement.
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.J’ai fait jusques ici profession de l’être ;Mais, après ce qu’en vous je viens de voir paraître,Je vous déclare net que je ne le suis plus,Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.PHILINTE.
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?ALCESTE.
Allez, vous devriez mourir de pure honte ;Une telle action ne saurait s’excuser,Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.Je vous vois accabler un homme de caresses,Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;De protestations, d’offres et de sermentsVous chargez la fureur de vos embrassements ;Et quand je vous demande, après, quel est cet homme,À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent.Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme ;Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.PHILINTE.
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ;Et je vous supplierai d’avoir pour agréableQue je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.ALCESTE.
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !PHILINTE.
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ?ALCESTE.
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneurOn ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.PHILINTE.
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,Il faut bien le payer de la même monnoie,Répondre comme on peut à ses empressements,Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.ALCESTE.
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthodeQu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;Et je ne hais rien tant que les contorsionsDe tous ces grands faiseurs de protestations,Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,Qui de civilités avec tous font combat,Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,Et vous fasse de vous un éloge éclatant,Lorsqu’au premier faquin il court en faire autant ?Non, non, il n’est point d’âme un peu bien situéeQui veuille d’une estime ainsi prostituée ;Et la plus glorieuse a des régals peu chers,Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers.Sur quelque préférence une estime se fonde,Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens ;Je refuse d’un cœur la vaste complaisanceQui ne fait de mérite aucune différence ;Je veux qu’on me distingue ; et, pour le trancher net,L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.27PHILINTE.
Mais, quand on est du monde, il faut bien que l’on rendeQuelques dehors civils que l’usage demande.ALCESTE.
Non, vous dis-je ; on devrait châtier sans pitiéCe commerce honteux de semblants d’amitié.Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontreLe fond de notre cœur dans nos discours se montre,Que ce soit lui qui parle, et que nos sentimentsNe se masquent jamais sous de vains compliments.PHILINTE.
Il est bien des endroits où la pleine franchiseDeviendrait ridicule, et serait peu permise ;Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.Serait-il à propos, et de la bienséance,De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?Et, quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît,Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?ALCESTE.
Oui.PHILINTE.
Quoi ! vous iriez dire à la vieille ÉmilieQu’à son âge il sied mal de faire la jolie,Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?ALCESTE.
Sans doute.PHILINTE.
À Dorilas, qu’il est trop importun,Et qu’il n’est, à la cour, oreille qu’il ne lasseÀ conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?ALCESTE.
Fort bien.PHILINTE.
Vous vous moquez.ALCESTE.
Je ne me moque point,Et je vais n’épargner personne sur ce point.Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la villeNe m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;Je ne trouve partout que lâche flatterie,Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon desseinEst de rompre en visière à tout le genre humain.PHILINTE.
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage.Je ris des noirs accès où je vous envisage,Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,Les deux frères que peint l’École des maris,Dont…ALCESTE.
Mon Dieu ! laissons là vos comparaisons fades.PHILINTE.
Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.Le monde par vos soins ne se changera pas :Et, puisque la franchise a pour vous tant d’appas,Je vous dirai tout franc que cette maladie,Partout où vous allez, donne la comédie ;Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du tempsVous tourne en ridicule auprès de bien des gens.ALCESTE.
Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c’est ce que je demandeCe m’est un fort bon signe, et ma joie en est grande.Tous les hommes me sont à tel point odieux,Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux.PHILINTE.
Vous voulez un grand mal à la nature humaine.ALCESTE.
Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine.PHILINTE.
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,Seront enveloppés dans cette aversion ?Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…ALCESTE.
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,Et les autres, pour être aux méchants complaisants,Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureusesQue doit donner le vice aux âmes vertueuses.De cette complaisance on voit l’injuste excèsPour le franc scélérat avec qui j’ai procès.Au travers de son masque on voit à plein le traître ;Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;Et ses roulements d’yeux et son ton radouciN’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,Fait gronder le mérite et rougir la vertu ;Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donneSon misérable honneur ne voit pour lui personne :Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,Tout le monde en convient, et nul n’y contredit.Cependant sa grimace est partout bienvenue ;On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;Et s’il est, par la brigue, un rang à disputer,Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;Et parfois il me prend des mouvements soudainsDe fuir dans un désert l’approche des humains.PHILINTE.
Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peineEt faisons un peu grâce à la nature humaine ;Ne l’examinons point dans la grande rigueur,Et voyons ses défauts avec quelque douceur.Il faut parmi le monde une vertu traitable ;À force de sagesse, on peut être blâmable ;La parfaite raison fuit toute extrémité,Et veut que l’on soit sage avec sobriété.Cette grande roideur des vertus des vieux âgesHeurte trop notre siècle et les communs usages ;Elle veut aux mortels trop de perfection :Il faut fléchir au temps sans obstination ;Et c’est une folie à nulle autre seconde,De vouloir se mêler de corriger le monde.J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;Mais, quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,En courroux, comme vous, on ne me voit point être ;Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font ;Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,Mon flegme est philosophe autant que votre bile.ALCESTE.
Mais ce flegme, monsieur, qui raisonne si bien,Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?Et s’il faut, par hasard, qu’un ami vous trahisse,Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,Ou qu’on tâche à semer de méchants bruits de vous,Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?PHILINTE.
Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,Comme vices unis à l’humaine nature ;Et mon esprit, enfin, n’est pas plus offenséDe voir un homme fourbe, injuste, intéressé,Que de voir des vautours affamés de carnage,Des singes malfaisants et des loups pleins de rage.ALCESTE.
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,Sans que je sois… Morbleu ! je ne veux point parler,Tant ce raisonnement est plein d’impertinence !PHILINTE.
Ma foi, vous ferez bien de garder le silence.Contre votre partie éclatez un peu moins,Et donnez au procès une part de vos soins.ALCESTE.
Je n’en donnerai point, c’est une chose dite.PHILINTE.
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?ALCESTE.
Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l’équité.PHILINTE.
Aucun juge par vous ne sera visité ?ALCESTE.
Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse ?PHILINTE.
J’en demeure d’accord : mais la brigue est fâcheuse,Et…ALCESTE.
Non. J’ai résolu de n’en pas faire un pas.J’ai tort, ou j’ai raison.PHILINTE.
Ne vous y fiez pas.ALCESTE.
Je ne remuerai point.PHILINTE.
Votre partie est forte,Et peut, par sa cabale, entraîner…ALCESTE.
Il n’importe.PHILINTE.
Vous vous tromperez.ALCESTE.
Soit. J’en veux voir le succès.PHILINTE.
Mais…ALCESTE.
J’aurai le plaisir de perdre mon procès.PHILINTE.
Mais enfin…ALCESTE.
Je verrai dans cette plaiderieSi les hommes auront assez d’effronterie,Seront assez méchants, scélérats et pervers,Pour me faire injustice aux yeux de l’univers.PHILINTE.
Quel homme !ALCESTE.
Je voudrais, m’en coûtât-il grand’chose,Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.PHILINTE.
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,Si l’on vous entendait parler de la façon.ALCESTE.
Tant pis pour qui rirait.PHILINTE.
Mais cette rectitudeQue vous voulez en tout avec exactitude,Cette pleine droiture où vous vous renfermez,La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?Je m’étonne, pour moi, qu’étant, comme il le semble,Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,Vous avez pris chez lui ce qui charme vos yeux ;Et ce qui me surprend encore davantage,C’est cet étrange choix où votre cœur s’engage.La sincère Éliante a du penchant pour vous,La prude Arsinoé vous voit d’un œil fort doux ;Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,Tandis qu’en ses liens Célimène l’amuse,De qui l’humeur coquette et l’esprit médisantSemblent si fort donner dans les mœurs d’à présent.D’où vient que, leur portant une haine mortelle,Vous pouvez bien souffrir ce qu’en tient cette belle ?Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous ?ALCESTE.
Non. L’amour que je sens pour cette jeune veuveNe ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve ;Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,Le premier à les voir, comme à les condamner.Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,Je confesse mon faible ; elle a l’air de me plaire :J’ai beau voir ses défauts, et j’ai beau l’en blâmer,En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer :Sa grâce est la plus forte ; et, sans doute, ma flammeDe ces vices du temps pourra purger son âme.
A-t-on jamais écrit de prose plus vive en vers si parfaits ?
Au deuxième acte, Alceste reconduit en la maudissant Célimène, qu’il trouve trop coquette et qu’il ne peut s’empêcher d’adorer. « On croit, dit Aimé Martin, entendre Molière lui-même, parlant à Chapelle de sa propre femme : « Si vous saviez ce qu’elle me fait souffrir, vous auriez pitié de moi. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur. Mon idée en est si fort occupée, que je ne sais rien en son absence qui m’en puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on ne saurait dire m’ôtent l’usage de la réflexion. Je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour tout ce qu’elle a d’aimable. N’est-ce pas là le dernier point de la folie ? et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse sans pouvoir en triompher ? » Ce délicieux passage est l’expression de l’amour le plus tendre, et nous en verrons tous les traits se développer successivement dans le cœur du Misanthrope.
« Nous désirions de voir Alceste aux prises avec Célimène ; nous étions impatients d’assister à cette lutte d’un amour impétueux qui ne souffre ni détours ni délais, et d’une froide coquetterie qui ne craint rien tant que d’être forcée dans ses retranchements. La scène a répondu à notre attente ; elle a été tout ce qu’elle devait être entre un homme déchaîné contre les vices du siècle, qui a le malheur de s’être passionné pour une femme atteinte de quelques-uns des plus haïssables, et cette même femme qui, dévorée du désir de subjuguer tous les cœurs, doit attacher un grand prix à soumettre et à conserver le cœur du sauvage Alceste. Quelle brusquerie ! quelle rudesse dans les reproches de l’un, malgré sa tendresse ! Quel air de bonne foi et presque de candeur, quel charme surtout dans les réponses de l’autre, malgré sa perfidie !(A.)
« Écoutons encore Molière parlant de sa femme : Elle a de l’enjouement et de l’esprit ; elle est sensible au plaisir de se faire valoir ; tout cela m’ombrage malgré moi. J’y trouve à redire, je m’en plains. Cette femme, cent fois plus raisonnable que je ne le suis, veut jouir agréablement de la vie ; elle va son chemin ; et, assurée par son innocence, elle dédaigne de s’assujettir aux précautions que je lui demande. Je prends cette négligence pour du mépris ; je voudrais des marques d’amitié, pour croire que l’on en a pour moi, et que l’on eût plus de justesse dans sa conduite, pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale et libre dans la sienne, me laisse impitoyablement dans mes peines ; et, occupée seulement du désir de plaire en général, sans avoir de dessein particulier, elle rit de ma faiblesse. » Tous les traits de ce tableau conviennent à Célimène, comme ceux du passage précédent convenaient au Misanthrope. Ainsi, tout vient à l’appui de la vérité que nous voulons établir, que c’est dans l’histoire même de Molière qu’il faut chercher le type de ces deux rôles admirables.
XXVIII
Le troisième acte sort du sujet, mais il en sort en un style de satire qui dut faire honte à Boileau le satirique. Célimène et Arsinoé y causent avec ironie et amertume sur leurs défauts. Elles donnent raison aux mauvaises humeurs du Misanthrope contre le monde. Voici cet admirable dialogue :
CÉLIMÈNE.
Ah ! mon Dieu, que je suis contente de vous voir !(Clitandre et Acaste sortent en riant.)SCÈNE V
ARSINOÉ, CÉLIMÈNE.ARSINOÉ.
Leur départ ne pouvait plus à propos se faire.CÉLIMÈNE.
Voulons-nous nous asseoir ?ARSINOÉ.
Il n’est pas nécessaire.Madame, l’amitié doit surtout éclaterAux choses qui le plus nous peuvent importer ;Et comme il n’en est point de plus grande importanceQue celles de l’honneur et de la bienséance,Je viens, par un avis qui touche votre honneur,Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur.Hier, j’étais chez des gens de vertu singulière,Où sur vous du discours on tourna la matière ;Et là, votre conduite avec ses grands éclats,Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas.Cette foule de gens dont vous souffrez visite,Votre galanterie, et les bruits qu’elle excite,Trouvèrent des censeurs plus qu’il n’aurait fallu,Et bien plus rigoureux que je n’eusse voulu.Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre ;Je vous excusai fort sur votre intention,Et voulus de votre âme être la caution.Mais vous savez qu’il est des choses dans la vieQu’on ne peut excuser, quoiqu’on en ait envie ;Et je me vis contrainte à demeurer d’accordQue l’air dont vous vivez vous faisait un peu tort ;Qu’il prenait dans le monde une méchante face ;Qu’il n’est conte fâcheux que partout on n’en fasse ;Et que, si vous vouliez, tous vos déportementsPourraient moins donner prise aux mauvais jugements.Non que j’y croie, au fond, l’honnêteté blessée :Me préserve le ciel d’en avoir la pensée !Mais aux ombres du crime on prête aisément foi,Et ce n’est pas assez de bien vivre pour soi.Madame, je vous crois l’âme trop raisonnablePour ne pas prendre bien cet avis profitable,Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secretsD’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.CÉLIMÈNE.
Madame, j’ai beaucoup de grâces à vous rendre.Un tel avis m’oblige ; et, loin de le mal prendre,J’en prétends reconnaître à l’instant la faveurPar un avis aussi qui touche votre honneur ;Et comme je vous vois vous montrer mon amieEn m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,Je veux suivre, à mon tour, un exemple si douxEn vous avertissant de ce qu’on dit de vous.En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,Je trouvai quelques gens d’un très-rare mérite,Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,Firent tomber sur vous, madame, l’entretien.Là, votre pruderie et vos éclats de zèleNe furent pas cités comme un fort bon modèle ;Cette affectation d’un grave extérieur,Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,Vos mines et vos cris aux ombres d’indécenceQue d’un mot ambigu peut avoir l’innocence,Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,Vos fréquentes leçons et vos aigres censuresSur des choses qui sont innocentes et pures ;Tout cela, si je puis vous parler franchement,Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.« À quoi bon, disaient-ils, cette mine modeste,Et ce sage dehors que dément tout le reste ?Elle est à bien prier exacte au dernier point ;Mais elle bat ses gens, et ne les paye point.Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle ;Mais elle met du blanc, et veut paraître belle.Elle fait des tableaux couvrir les nudités ;Mais elle a de l’amour pour les réalités. »Pour moi, contre chacun je pris votre défense,Et leur assurai fort que c’était médisance ;Mais tous les sentiments combattirent le mien,Et leur conclusion fut que vous feriez bienDe prendre moins de soin des actions des autres,Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;Qu’on doit se regarder soi-même un fort long tempsAvant que de songer à condamner les gens ;Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaireDans les corrections qu’aux autres on veut faire ;Et qu’encor vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,À ceux à qui le ciel en a commis le soin.Madame, je vous crois aussi trop raisonnablePour ne pas prendre bien cet avis profitable,Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secretsD’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.28ARSINOÉ.
À quoi qu’en reprenant on soit assujettie,Je ne m’attendais pas à cette repartie,Madame ; et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,Que mon sincère avis vous a blessée au cour.CÉLIMÈNE.
Au contraire, madame ; et, si l’on était sage,Ces avis mutuels seraient mis en usage.On détruirait par là, traitant de bonne foi,Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèleEt ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.ARSINOÉ.
Ah ! madame, de vous je ne puis rien entendre ;C’est en moi que l’on peut trouver fort à reprendre.CÉLIMÈNE.
Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout ;Et chacun a raison, suivant l’âge ou le goût.Il est une saison pour la galanterie,Il en est une aussi propre à la pruderie.On peut, par politique, en prendre le parti,Quand de nos jeunes ans l’éclat est amorti ;Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.Je ne dis pas qu’un jour je ne suive vos traces ;L’âge amènera tout ; et ce n’est pas le temps,Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.29ARSINOÉ.
Certes, vous vous targuez d’un bien faible avantage,Et vous faites sonner terriblement votre âge.30Ce que de plus que vous on en pourrait avoirN’est pas un si grand cas pour s’en tant prévaloir31 ;Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s’emporte,Madame, à me pousser de cette étrange sorte.CÉLIMÈNE.
Et moi, je ne sais pas, madame, aussi pourquoiOn vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi.Faut-il de vos chagrins sans cesse à moi vous prendre ?Et puis-je mais des soins qu’on ne va pas vous rendre ?Si ma personne aux gens inspire de l’amour,Des vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute ;Vous avez le champ libre, et je n’empêche pasQue, pour les attirer, vous n’ayez des appas.32ARSINOÉ.
Hélas ! et croyez-vous que l’on se mette en peineDe ce nombre d’amants dont vous faites la vaine,Et qu’il ne nous soit pas fort aisé de jugerÀ quel prix aujourd’hui l’on peut les engager ?Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,Que votre seul mérite attire cette foule ?Qu’ils ne brûlent pour vous que d’un honnête amour,Et que pour vos vertus ils vous font tous la cour ?On ne s’aveugle point par de vaines défaites ;Le monde n’est point dupe ; et j’en vois qui sont faitesÀ pouvoir inspirer de tendres sentiments,Qui chez elles pourtant ne fixent point d’amants :Et de là nous pouvons tirer des conséquencesQu’on n’acquiert point leurs cœurs sans de grandes avances ;Qu’aucun, pour nos beaux yeux, n’est notre soupirant,Et qu’il faut acheter tous les soins qu’on nous rend.Ne vous enflez donc pas d’une si grande gloire,Pour les petits brillants d’une faible victoire ;33Et corrigez un peu l’orgueil de vos appas,De traiter pour cela les gens de haut en bas.Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,Je pense qu’on pourrait faire comme les autres,Ne se point ménager, et vous faire bien voirQue l’on a des amants quand on en veut avoir.CÉLIMÈNE.
Ayez-en donc, madame, et voyons cette affaire ;Par ce rare secret efforcez-vous de plaire ;Et sans…ARSINOÉ.
Brisons, madame, un pareil entretien,Il pousserait trop loin votre esprit et le mien ;Et j’aurais pris déjà le congé qu’il faut prendre,Si mon carrosse encor ne m’obligeait d’attendre.CÉLIMÈNE.
Autant qu’il vous plaira vous pouvez arrêter,Madame ; et là-dessus rien ne doit vous hâter.Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,Je m’en vais vous donner meilleure compagnie ;Et monsieur, qu’à propos le hasard fait venir,Remplira mieux ma place à vous entretenir.
XXIX
Est-il possible de mieux s’approprier les usages et les critiques du monde ? de rétorquer avec plus de grâce maligne et d’éloquence la médisance de salon ? Juvénal n’a rien de mieux ; partout où Molière imite, il dépasse. C’est le caractère du génie. Convenons pourtant que l’invention comique n’est pas forte, et qu’elle ne suffirait pas aujourd’hui. Le mérite du Misanthrope est tout entier dans le dialogue et dans l’inimitable versification.
Au cinquième acte, Alceste subit un injuste procès intenté par un homme dont il a franchement dénigré les mauvais vers. La pièce finit par l’indignation du Misanthrope, qui propose sa main à Éliante ; Éliante la refuse, et il sort de la scène en prononçant ces quatre vers, dignes de son caractère :
Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,Je vais sortir du gouffre où triomphent les vices,Et chercher sur la terre un endroit écartéOù d’être homme de bien on ait la liberté.
Voilà ce chef-d’œuvre. À l’exception du style, il n’en serait pas en ce temps-ci. Molière était alors séparé de sa femme, il écrivait son propre cœur. Il se vengea presque directement de cette femme légère et perfide en lui faisant réciter des invectives contre sa propre vie ; il se réconciliera ensuite, il est homme, mais toujours homme ; humoriste, mais amoureux.
XXX
Nous voici enfin arrivés à la haute comédie de Molière, le Tartuffe, c’est le chef-d’œuvre de l’inventeur et de l’écrivain ; vous allez en juger :
Orgon est un bon, honnête et naïf bourgeois, mari d’une femme encore agréable, père d’une fille belle et tendre, nommée Marianne qui aspire à se marier avec Valère dont elle est aimée. Elmire est le nom de la femme d’Orgon ; madame Pernelle est sa mère ; Cléante, homme froid et judicieux, est son beau-frère ; Dorine est la suivante de Marianne, ancienne dans la maison à qui tout langage est permis.
Tout vit en paix, en joie, en amitié, en amour dans cette heureuse famille, lorsque Orgon, en allant à l’église, est séduit par les grimaces de Tartuffe, le héros de la pièce, qui simule la sainteté, et finit par s’introduire dans la famille et y prendre un empire absolu.
Les premières scènes se bornent à l’exposition. Orgon parle à Dorine :
ORGON.
Dorine ?… Mon beau-frère, attendez, je vous prie,Vous voulez bien souffrir, pour m’ôter de souci,Que je m’informe un peu des nouvelles d’ici…Tout s’est-il ces deux jours passé de bonne sorte ?Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?DORINE.
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir.Avec un mal de tête étrange à concevoir.ORGON.
Et Tartuffe ?34DORINE.
Tartuffe ? Il se porte à merveille,Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille !ORGON.
Le pauvre homme35 !DORINE.
Le soir, elle eut un grand dégoût,Et ne put, au souper, toucher à rien du tout.Tant sa douleur de tête était encor cruelle !ORGON.
Et Tartuffe ?DORINE.
Il soupa, lui tout seul, devant elle ;Et fort dévotement il mangea deux perdrix,Avec une moitié de gigot en hachis.ORGON.
Le pauvre homme !DORINE.
La nuit se passa tout entièreSans qu’elle pût fermer un moment la paupière ;Des chaleurs l’empêchaient de pouvoir sommeiller,Et jusqu’au jour, près d’elle, il nous fallut veiller.ORGON.
Et Tartuffe ?DORINE.
Pressé d’un sommeil agréable,Il passa dans sa chambre au sortir de la table ;Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.ORGON.
Le pauvre homme !DORINE.
À la fin, par nos raisons gagnée,Elle se résolut à souffrir la saignée ;Et le soulagement suivit tout aussitôt.ORGON.
Et Tartuffe ?DORINE.
Il reprit courage comme il faut ;Et, contre tous les maux fortifiant son âme,Pour réparer le sang qu’avait perdu madame,But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.ORGON.
Le pauvre homme !DORINE.
Tous deux se portent bien enfin ;Et je vais à madame annoncer, par avance,La part que vous prenez à sa convalescence.SCÈNE VI
ORGON, CLÉANTE.CLÉANTE.
À votre nez, mon frère, elle se rit de vous :Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,Je vous dirai tout franc que c’est avec justice.A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ?Et se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’huiÀ vous faire oublier toutes choses pour lui ;Qu’après avoir chez vous réparé sa misère,Vous en veniez au point… ?ORGON.
Halte là, mon beau-frère !Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.CLÉANTE.
Je ne le connais pas, puisque vous le voulez ;Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être…ORGON.
Mon frère, vous seriez charmé de le connaître ;Et vos ravissements ne prendraient point de fin.C’est un homme… qui… ha ! un homme… un homme enfin !Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde,Et comme du fumier regarde tout le monde.Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;De toutes amitiés il détache mon âme ;Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,Que je m’en soucierais autant que de cela !CLÉANTE.
Les sentimens humains, mon frère, que voilà !ORGON.
Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.Il attirait les yeux de l’assemblée entièrePar l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière,Il faisait des soupirs, de grands élancements,Et baisait humblement la terre à tous moments ;Et, lorsque je sortais, il me devançait vitePour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,Et de son indigence et de ce qu’il était,Je lui faisais des dons : mais, avec modestie,Il me voulait toujours en rendre une partie.C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié ;Je ne mérite pas de vous faire pitié.Et quand je refusais de le vouloir reprendre,Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.Enfin le ciel chez moi me le fit retirer,Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme mêmeIl prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux,Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle :Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;Un rien presque suffit pour le scandaliser,Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuserD’avoir pris une puce en faisant sa prière,Et de l’avoir tuée avec trop de colère.CLÉANTE.
Parbleu ! vous êtes fou, mon frère, que je crois.Avec de tels discours, vous moquez-vous de moi ?
XXXI
Orgon finit par avouer qu’il a l’intention de marier sa fille avec Tartuffe.
Au deuxième acte, il le propose à Marianne. Dorine, qui écoute à la porte, entre, raille le père et relève le courage de Marianne ; son amant Valère survient ; Dorine les gronde et les réconcilie.
Au troisième acte paraît Tartuffe ; il parle à son valet Laurent :
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,Et priez que toujours le ciel vous illumine.Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniersDes aumônes que j’ai partager les deniers.DORINE, à part.
Que d’affectation et de forfanterie !TARTUFFE.
Que voulez-vous ?DORINE.
Vous dire…TARTUFFE, tirant un mouchoir de sa poche.
Ah ! mon Dieu, je vous prie,Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir…DORINE.
Comment ?TARTUFFE.
Couvrez ce sein que je ne saurais voir.Par de pareils objets les âmes sont blessées,Et cela fait venir de coupables pensées.DORINE.
Vous êtes donc bien tendre à la tentation,Et la chair sur vos sens fait grande impression !Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte :Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte ;Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,Que toute votre peau ne me tenterait pas.TARTUFFE.
Mettez dans vos discours un peu de modestie,Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.DORINE.
Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos.Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots.Madame va venir dans cette salle basse,Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.TARTUFFE.
Hélas ! très-volontiers.DORINE, à part.
Comme il se radoucit !Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit.TARTUFFE.
Viendra-t-elle bientôt ?DORINE.
Je l’entends, ce me semble.Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.SCÈNE III
ELMIRE, TARTUFFE.TARTUFFE.
Que le ciel à jamais, par sa toute-bonté,Et de l’âme et du corps vous donne la santé,Et bénisse vos jours autant que le désireLe plus humble de ceux que son amour inspire !ELMIRE.
Je suis fort obligée à ce souhait pieux.Mais prenons une chaise, afin d’être un peu mieux.TARTUFFE, assis.
Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?ELMIRE, assise.
Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.TARTUFFE.
Mes prières n’ont pas le mérite qu’il fautPour avoir attiré cette grâce d’en haut ;Mais je n’ai fait au ciel nulle dévote instanceQui n’ait eu pour objet votre convalescence.ELMIRE.
Votre zèle pour moi s’est trop inquiété.TARTUFFE.
On ne peut trop chérir votre chère santé ;Et, pour la rétablir, j’aurais donné la mienne.ELMIRE.
C’est pousser bien avant la charité chrétienne ;Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.TARTUFFE.
Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.ELMIRE.
J’ai voulu vous parler en secret d’une affaire,Et suis bien aise, ici, qu’aucun ne nous éclaire.TARTUFFE.
J’en suis ravi de même ; et, sans doute, il m’est doux,Madame, de me voir seul à seul avec vous.C’est une occasion qu’au ciel j’ai demandée,Sans que, jusqu’à cette heure, il me l’ait accordée.ELMIRE.
Pour moi, ce que je veux, c’est un mot d’entretien,Où tout votre cœur s’ouvre et ne me cache rien.(Damis, sans se montrer, entr’ouvre la porte du cabinet danslequel il s’était retiré, pour entendre la conversation.)TARTUFFE.
Et je ne veux aussi, pour grâce singulière,Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,Et vous faire serment que les bruits que j’ai faitsDes visites qu’ici reçoivent vos attraitsNe sont pas envers vous l’effet d’aucune haine,Mais plutôt d’un transport de zèle qui m’entraîne,Et d’un pur mouvement…ELMIRE.
Je le prends bien ainsi,Et crois que mon salut vous donne ce souci.TARTUFFE, prenant la main d’Elmire et lui serrant les doigts.
Oui, madame, sans doute ; et ma ferveur est telle…ELMIRE.
Ouf ! vous me serrez trop.TARTUFFE.
C’est par excès de zèle.De vous faire aucun mal je n’eus jamais dessein,Et j’aurais bien plutôt…(Il met la main sur les genoux d’Elmire.)ELMIRE.
Que fait là votre main ?TARTUFFE.
Je tâte votre habit : l’étoffe en est moelleuse.ELMIRE.
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.Elmire recule son fauteuil, et Tartuffe se rapproche d’elle.TARTUFFE, maniant le fichu d’Elmire.
Mon Dieu ! que de ce point l’ouvrage est merveilleux !On travaille aujourd’hui d’un art miraculeux ;Jamais, en toute chose, on n’a vu si bien faire !36ELMIRE.
Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.On tient que mon mari veut dégager sa foi,Et vous donner sa fille. Est-il vrai, dites-moi ?TARTUFFE.
Il m’en a dit deux mots : mais, madame, à vrai dire,Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ;Et je vois autre part les merveilleux attraitsDe la félicité qui fait tous mes souhaits.ELMIRE.
C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.TARTUFFE.
Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.ELMIRE.
Pour moi, je crois qu’au ciel tendent tous vos soupirs37Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.TARTUFFE.
L’amour qui nous attache aux beautés éternellesN’étouffe pas en nous l’amour des temporelles :Nos sens facilement peuvent être charmésDes ouvrages parfaits que le ciel a formés.Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles.Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :Il a sur votre face épanché des beautésDont les yeux sont surpris et les cœurs transportés :Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,Sans admirer en vous l’auteur de la nature,Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.D’abord, j’appréhendai que cette ardeur secrèteNe fût du noir esprit une surprise adrète ;Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,Vous croyant un obstacle à faire mon salut.Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable,Que cette passion peut n’être point coupable,Que je puis l’ajuster avecque la pudeur,38Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.Ce m’est, je le confesse, une audace bien grandeQue d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande ;Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,Et rien des vains efforts de mon infirmité.En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,Heureux si vous voulez, malheureux s’il vous plaît.ELMIRE.
La déclaration est tout à fait galante ;Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,Et raisonner un peu sur un pareil dessein.Un dévot comme vous, et que partout on nomme…39TARTUFFE.
Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme :40Et, lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,Un cœur se laisse prendre et ne raisonne pas.Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange :Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange ;Et, si vous condamnez l’aveu que je vous fais,Vous devez vous on prendre ù vos charmants attraits.Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,De mon intérieur vous fûtes souveraine ;De vos regards divins l’ineffable douceurForça la résistance où s’obstinait mon cœur ;Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois ;Et, pour mieux m’expliquer, j’emploie ici la voix.Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne.Les tribulations de votre esclave indigne ;S’il faut que vos bontés veuillent me consolerEt jusqu’à mon néant daignent se ravaler,J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille,Une dévotion à nulle autre pareille.41Votre honneur avec moi ne court point de hasard,Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part.Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles ;De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer ;Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discretAvec qui, pour toujours, on est sûr du secret.Le soin que nous prenons de notre renomméeRépond de toute chose à la personne aimée ;Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur.ELMIRE.
Je vous écoute dire, et votre rhétoriqueEn termes assez forts à mon âme s’explique.N’appréhendez-vous point que je ne sois d’humeurÀ dire à mon mari cette galante ardeur,Et que le prompt avis d’un amour de la sorteNe pût bien altérer l’amitié qu’il vous porte ?TARTUFFE.
Je sais que vous avez trop de bénignité,Et que vous ferez grâce à ma témérité ;Que vous m’excuserez, sur l’humaine faiblesse,Des violents transports d’un amour qui vous blesse,Et considérerez, en regardant votre air,Que l’on n’est pas aveugle, et qu’un homme est de chair.ELMIRE.
D’autres prendraient cela d’autre façon peut-être ;Mais ma discrétion se veut faire paraître.Je ne redirai point l’affaire à mon époux :Mais je veux, en revanche, une chose de vous ;C’est de presser tout franc, et sans nulle chicane,L’union de Valère avecque Marianne.
XXXII
Le fils d’Orgon dénonce l’action et l’audace de Tartuffe à son père, Orgon refuse de le croire. Tartuffe affecte de s’accuser lui-même et d’intercéder pour le fils. À la fin, la scène décisive survient. Madame Orgon donne rendez-vous à Tartuffe, et cache son mari sous la table. La déclaration d’amour de Tartuffe est le chef-d’œuvre de toute la comédie, elle va jusqu’au vif et allait plus loin encore, quand Orgon, alarmé pour la vertu de sa femme, renverse la table et s’élance sur Tartuffe en s’écriant enfin :
Ah ! le misérable homme !À Tartuffe.Vous épousiez ma fille et convoitez ma femme !Sortez !…
Tartuffe, se démasquant tout à fait, prétend rester maître de la maison et des biens, en vertu du contrat de donation qu’il a obtenu de son ami Orgon.
Mais le roi, qui veille pour l’intérêt des familles, intervient par l’huissier, saisit les papiers de la donation et emprisonne Tartuffe, reconnu et surveillé comme un odieux charlatan. Et tout fini par cette justice.
Nous allons examiner la morale de ce chef-d’œuvre, si diversement interprété depuis par les différentes passions des hommes intéressés à accuser ou à défendre la plus belle des comédies françaises.