(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre II. Lois de la renaissance et de l’effacement des images » pp. 129-161
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(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre II. Lois de la renaissance et de l’effacement des images » pp. 129-161

Chapitre II.
Lois de la renaissance et de l’effacement des images

Sommaire.

I. L’image d’une sensation peut surgir après un long intervalle. — Exemples. — Elle peut surgir alors sans avoir surgi pendant tout cet intervalle. — Exemples. — Cas singuliers et maladifs d’images qui semblaient effacées et qui renaissent. — Souvenir d’une langue apprise dans l’enfance et ensuite oubliée. — Souvenir automatique d’une série de sons machinalement écoutés. — Il est probable que toute sensation éprouvée garde une aptitude indéfinie à renaître.

II. Les diverses sensations n’ont pas toutes cette aptitude au même degré. — Exemples. — Circonstances générales qui augmentent cette aptitude. — L’attention extrême, volontaire ou involontaire. — Par là s’explique la persistance des impressions d’enfance. — En quoi consiste l’attention. — Concurrence entre nos diverses images. — La loi de sélection naturelle s’applique aux événements mentaux. — Autre circonstance qui augmente l’aptitude à renaître. — La répétition. — Exemples. — Pourquoi ces deux circonstances augmentent l’aptitude à renaître.

III. Circonstances particulières qui évoquent à tel moment telle image plutôt que telle autre. — Exemple. — Soit par contiguïté, soit par similitude, l’image qui renaît a déjà commencé à renaître. — Pourquoi la renaissance partielle provoque la renaissance totale.

IV. Absence des circonstances indiquées. — Manque d’attention. — Manque de répétition. — Nombre énorme des sensations qui perdent ainsi leur aptitude à renaître. — Cas où deux tendances se neutralisent. — La répétition et la variété de l’expérience émoussent les images. — Origine des noms généraux et des images vagues qui les accompagnent. — La plupart de nos sensations ne subsistent point en nous à l’état d’images expresses, mais à l’état de tendances sourdes et consécutives.

V. Vues d’ensemble sur l’histoire des images et des idées. — Elles sont en conflit incessant de prépondérance. — Effet des lois internes et des incidents externes pour déterminer les prépondérantes. — Effacement temporaire, prolongé ou définitif de tout un groupe d’images. — Paralysies partielles ou totales de la mémoire, provoquées par la fatigue, par l’hémorragie, par un choc, par l’apoplexie. — Exemples. — Oubli des noms. — Oubli des noms prononcés, mais non du sens des noms écrits. — Restauration de facultés perdues. — Apparition de facultés nouvelles. — Exemples. — Les aptitudes et facultés sont liées à l’état organique. — Possibilité de deux états organiques tranchés et périodiquement successifs dans le même individu. — Cas d’une dame américaine. — Deux vies et deux états moraux peuvent se rencontrer dans la même personne. — Exemples. — En quoi consiste la personne morale. — Deux personnes morales pourraient se succéder dans le même individu. — Ce qui fait la continuité d’une personne morale distincte, c’est la renaissance continue d’un même groupe d’images distinctes.

I

Lorsque nous voyons ou touchons un objet, lorsque nous entendons un son, lorsque nous éprouvons une sensation de saveur, d’odeur, de froid, de douleur, bref, une sensation quelconque, nous en gardons l’image ordinairement pendant une seconde ou deux, à moins que quelque autre sensation, image ou idée, se jetant à la traverse, ne supprime à l’instant cette prolongation et cet écho. Mais dans beaucoup de cas, surtout si la sensation a été saillante et importante, l’image, après une suppression plus ou moins longue, ressuscite d’elle-même. Cette renaissance spontanée est sa propriété fondamentale et peut s’effectuer à des distances très grandes. Beaucoup d’entre nous ont des souvenirs qui remontent à vingt, trente, quarante ans et davantage. Je sais une personne née dans une petite ville de province qui peut raconter avec la dernière exactitude toutes les circonstances d’une visite de l’impératrice Marie-Louise en 1811, dire sa toilette, les toilettes des dames et des jeunes filles chargées de la recevoir, entendre intérieurement le son de sa voix, revoir ses gestes, sa physionomie, les attitudes des personnes chargées de la complimenter, et bien d’autres choses. — Ce qui rend ces résurrections plus remarquables encore, c’est que souvent elles se font sans que jamais dans tout l’intervalle l’image ait reparu. Si, après plusieurs années d’absence, on rentre dans la maison paternelle ou dans le village natal, une multitude d’objets et d’événements oubliés reparaissent à l’improviste. L’esprit, subitement peuplé de leur foule remuante, ressemble à une boîte de rotifères desséchés, inertes depuis dix ans, et qui, tout d’un coup, saupoudrés d’eau, recommencent à vivre et à fourmiller. On monte l’escalier obscur, on sait où mettre la main pour trouver le bouton de la serrure, on s’imagine soi-même à table, à la place accoutumée, on revoit à droite la carafe et à gauche la salière, on savoure intérieurement le goût d’un certain plat du dimanche, on s’étonne, en levant les yeux, de ne pas voir, au même endroit du mur, une vieille gravure que, tout enfant, on a regardée. On revoit le geste et la courbure du dos d’un ancien hôte, le corsage carré, les longs plis d’une robe amarante ; on entend presque des timbres de voix qui, depuis si longtemps, sont muettes ; on approche du puits, et l’on retrouve le sentiment de terreur vague que, tout petit, on éprouvait, lorsque, se haussant sur la pointe du pied, on apercevait la profondeur obscure, et le reflet de l’eau froide, tremblotante, à une distance qui semblait infinie.

Certaines personnes gardent, sans le vouloir, des lambeaux ressuscitants d’impressions lointaines. — « Il me revenait souvent à l’esprit, dit M. Maury, et je ne savais pour quel motif, trois noms propres accompagnés chacun d’un nom d’une ville de France. Un jour, je tombe par hasard sur un vieux journal que je relis, n’ayant rien de mieux à faire. À la feuille des annonces, je vois l’indication d’un dépôt d’eaux minérales, avec les noms des pharmaciens qui les vendaient dans les principales villes de France. Mes trois noms inconnus étaient inscrits là, en face des trois villes dont le souvenir s’était associé à eux. Tout était expliqué ; ma mémoire, excellente pour les mots, gardait le souvenir de ces noms associés, sur lesquels mes yeux avaient dû se porter, alors que je cherchais (et cela avait eu lieu deux mois auparavant) un dépôt d’eaux minérales. Mais la circonstance m’était sortie de l’esprit, sans que pour cela le souvenir fût totalement effacé. Or, assurément, je n’avais pu mettre une grande attention dans une lecture aussi rapide. »

Parfois la maladie fait surgir des images semblables à celles de ces noms et qui paraissaient non seulement engourdies, mais mortes sans remède48. « Une fille fut saisie d’une fièvre dangereuse, et, dans le paroxysme de son délire, on observa qu’elle parlait une langue étrangère que, pendant un certain temps, personne ne comprit. Enfin on s’assura que c’était le gallois, idiome qu’elle ignorait entièrement lorsqu’elle tomba malade, et dont elle ne put dire une syllabe quand elle fut guérie. Pendant quelque temps, cette circonstance fut inexplicable, jusqu’à ce que, sur enquête, on trouva qu’elle était née dans le pays de Galles, qu’elle avait parlé le langage de ce pays pendant son enfance, mais qu’elle l’avait entièrement oublié dans la suite. » — Des impressions fugitives, qu’on n’a point remarquées, peuvent aussi surgir de nouveau, avec une puissance étrange et une exactitude automatique. Plusieurs médecins ont cité l’histoire d’une fille de vingt-cinq ans, très ignorante et ne sachant pas même lire, qui, devenue malade, récitait d’assez longs morceaux de latin, de grec et d’hébreu rabbinique, mais qui, une fois guérie, parlait tout au plus sa propre langue. Pendant son délire, on écrivit sous sa dictée plusieurs de ces morceaux. En allant aux informations, on sut qu’à l’âge de neuf ans elle avait été recueillie par son oncle, pasteur fort savant, qui se promenait d’ordinaire, après son dîner, dans un couloir attenant à la cuisine et répétait alors ses morceaux favoris d’hébreu rabbinique et de grec. On consulta ses livres, et l’on y retrouva, mot pour mot, plusieurs des morceaux récités par la malade. Le bourdonnement et les articulations de la voix lui étaient restés dans les oreilles. Elle les avait entendus comme elle les avait récités, sans les comprendre49. Le haschich, l’agonie, les grandes et subites émotions font parfois des résurrections aussi minutieuses de sensations aussi peu remarquées et encore plus lointaines. — On ne peut donc pas assigner de limites à ces renaissances, et l’on est forcé d’accorder à toute sensation, si rapide, si peu importante, si effacée qu’elle soit, une aptitude indéfinie à renaître, sans mutilation ni perte, même à une distance énorme, comme une vibration de l’éther qui, partie du soleil, se transmet à travers des millions de lieues jusqu’à nos appareils d’optique, avec son spectre spécial et ses raies propres, la même au point de départ et au point d’arrivée, intacte et capable, par sa conservation exacte, de manifester à l’instrument qui la reçoit le foyer qui l’émet.

II

Cependant, si l’on compare entre elles diverses sensations, images ou idées, on trouve que leurs aptitudes à renaître ne sont pas égales. Un grand nombre d’entre elles s’effacent et ne reparaissent plus jusqu’à la fin de notre vie ; par exemple, avant-hier, j’ai fait une course dans Paris, et des soixante ou quatre-vingts figures nouvelles que j’ai bien vues, je ne puis en rappeler aucune ; il faudrait une circonstance extraordinaire, un accès de délire ou une excitation du haschich pour que, maintenant, elles aient chance de ressusciter en moi. Au contraire, certaines sensations ont une force de résurrection que rien ne détruit ou n’amoindrit. Quoique d’ordinaire le temps affaiblisse et entame nos impressions les plus fortes, celles-ci reparaissent entières et intenses, sans avoir perdu une seule parcelle de leur détail, ni un seul degré de leur vivacité. M. Brierre de Boismont50, ayant eu, quand il était encore enfant, une maladie du cuir chevelu, déclare, « après cinquante-cinq ans révolus, qu’il sent encore l’arrachement de ses cheveux par le traitement de la calotte ». — Pour moi, à trente ans de distance, je me rappelle trait pour trait l’aspect du théâtre où l’on me conduisit pour la première fois ; des troisièmes loges, la salle me semblait un puits monstrueux, tout rouge et flamboyant, avec un fourmillement de têtes ; tout en bas, vers la droite, sur un étroit plancher uni, deux hommes et une femme entraient, sortaient, rentraient, faisaient des gestes, et me semblaient des nains remuants ; à mon grand étonnement, un de ces nains se mit à genoux, baisa la main de la dame, puis se cacha derrière un paravent ; l’autre, qui arrivait, sembla fâché et leva les bras. J’avais sept ans, je ne pouvais rien comprendre ; mais le puits de velours cramoisi était si peuplé, si doré, si illuminé, qu’au bout d’un quart d’heure je me trouvai comme ivre et que je m’endormis.

Chacun de nous peut rencontrer dans sa mémoire des souvenirs semblables et y démêler un caractère commun. L’impression primitive a été accompagnée d’un degré d’attention extraordinaire, soit parce qu’elle était horrible ou délicieuse, soit parce qu’elle était tout à fait nouvelle, surprenante et hors de proportion avec le train courant de notre vie ; c’est ce que nous exprimons en disant que nous avons été très fortement frappés ; nous étions absorbés ; nous ne pouvions songer à autre chose ; nos autres sensations étaient effacées ; toute la journée suivante, nous avons été poursuivis par l’image consécutive ; elle nous obsédait, nous ne pouvions la chasser ; toutes les distractions étaient faibles contre elle. C’est en vertu de cette disproportion que les impressions d’enfance sont si persistantes ; l’âme étant toute neuve, les objets et les événements ordinaires y sont surprenants. Aujourd’hui que j’ai vu quantité de vastes salles et de théâtres pleins, je ne puis plus, quand j’entre au spectacle, me sentir engouffré, englouti et comme perdu dans un puits énorme et éblouissant. Le médecin de soixante ans, qui a beaucoup souffert et qui a senti en imagination beaucoup de souffrances, serait moins bouleversé par une opération chirurgicale aujourd’hui que lorsqu’il était enfant.

Quelle que soit l’espèce d’attention, involontaire ou volontaire, elle opère toujours de même ; l’image d’un objet ou d’un événement est d’autant plus capable de résurrection et de résurrection complète, qu’on a considéré l’objet ou l’événement avec une attention plus grande. À chaque instant, dans la vie courante, nous mettons cette règle en pratique. Si nous lisons avec application ou si nous causons avec vivacité, pendant que, dans la chambre voisine, on chante un air, nous ne le retenons pas ; nous savons vaguement qu’on a chanté, rien de plus. Nous quittons alors notre lecture ou notre conversation, nous écartons toutes les préoccupations intérieures et toutes les sensations extérieures que le dedans et le dehors pourraient jeter à la traverse ; nous fermons les yeux, nous faisons le silence en nous et autour de nous, et, si l’air recommence, nous écoutons. Nous disons ensuite que nous avons écouté de toutes nos oreilles, que nous avons appliqué tout notre esprit. Si l’air est très beau et nous a touchés très fort, nous ajoutons que nous avons été transportés, enlevés, ravis, que nous avons oublié le monde et nous-mêmes, que pendant plusieurs minutes notre âme était comme morte et insensible à tout, saut aux sons. — Et, de fait, il y a des exemples nombreux où, sous l’empire d’une idée dominante, toutes les autres sensations, même violentes, deviennent nulles ; telle est l’histoire de Pascal, qui, une nuit, pour oublier de grandes douleurs de dents, résolvait le problème de la cycloïde ; telle est celle d’Archimède, qui, occupé à tracer des figures géométriques, n’avait pas entendu la prise de Syracuse. Tel est aussi le cas fréquent et bien constaté de soldats qui, dans la fougue de la bataille, ne remarquent pas leur blessure, et celui des extatiques, des somnambules, des personnes hypnotisées. — Tous ces exemples authentiques et toutes ces métaphores du langage mettent en lumière le même fait, à savoir l’annulation plus ou moins universelle et complète de toutes les sensations, images ou idées, au profit d’une seule ; celle-ci est persistante et absorbante, produite et prolongée avec toute la force qui, d’ordinaire, se disperse entre plusieurs. En d’autres termes, nous nous constituons pour un temps dans une forme déterminée et fixe ; les sollicitations en sens contraire, les diverses tendances qui aboutiraient à un autre état, les autres images, idées et sensations qui aspirent à se produire, demeurent à l’état naissant. La forme donnée leur est incompatible et enraye leur développement. Il en est alors de nous comme d’une dissolution où se construit un cristal ; les particules qui d’abord étaient indifférentes à toute structure particulière se prennent en bloc dans un ordre fixe ; à leur équilibre instable succède un équilibre stable dont la direction précise et rigide résiste aux diverses agitations de l’air et de la liqueur.

Cet ascendant exclusif et momentané d’un de nos états explique son aptitude plus durable à renaître et à renaître plus intact. La sensation ressuscitant dans l’image, l’image revient plus forte quand la sensation s’est trouvée plus forte. Ce qui se rencontrait dans le premier état se rencontre encore dans le second, puisque le second n’est que la renaissance du premier. Pareillement, dans la lutte pour vivre51 qui, à chaque moment, s’établit entre toutes nos images, celle qui, à son origine, a été douée d’une énergie plus grande, garde à chaque conflit, par la loi même de répétition qui la fonde, la capacité de refouler ses rivales ; c’est pourquoi elle ressuscite incessamment, puis fréquemment, jusqu’à ce que les lois de l’évanouissement progressif et l’attaque continue des impressions nouvelles lui ôtent sa prépondérance, et que les concurrentes, trouvant le champ libre, puissent se développer à leur tour.

La seconde cause des réviviscences longues et complètes est la répétition elle-même. Tout le monde sait que, pour apprendre une chose, il faut non seulement la considérer avec attention, mais la considérer avec attention plusieurs fois. On dit à ce propos, dans le langage ordinaire, qu’une impression plusieurs fois renouvelée se grave plus profondément et plus exactement dans la mémoire. C’est ainsi que nous parvenons à retenir une langue, des airs de musique, des morceaux de vers et de prose, les termes techniques et les propositions d’une science, bien plus que cela, tous les faits usuels d’après lesquels nous réglons notre conduite. Quand, à la couleur et à la forme, nous prévoyons le goût d’une gelée de groseille, ou quand, les yeux fermés, sentant le goût de cette gelée, nous imaginons sa teinte rouge et le lustre de sa tranche vacillante, nous avons en nous des images avivées par la répétition. Toutes les fois que nous mangeons, ou que nous buvons, ou que nous marchons, ou que nous faisons usage d’un de nos sens, ou que nous commençons ou continuons une action quelconque, il en est de même. Tout homme et tout animal, à tout moment de sa vie, possède ainsi une certaine provision d’images nettes et aisément renaissantes, qui, dans le passé, ont pour source un confluent d’expériences nombreuses et qui, dans le présent, sont nourries par un afflux d’expériences renouvelées. Quand des Tuileries je veux aller au Panthéon, ou de mon cabinet à la salle à manger, je prévois à chaque tournant les formes colorées qui vont se présenter à ma vue ; au contraire, s’il s’agit d’une maison où j’ai passé deux heures, et d’une ville où j’ai passé trois jours, au bout de dix ans les images seront vagues, pleines de lacunes, parfois nulles, et je tâtonnerai ou je me perdrai. — Cette nouvelle propriété des images dérive aussi de la première. Chaque sensation tendant à renaître dans son image, la sensation deux fois répétée laissera après elle une tendance double, à cette condition pourtant que l’attention soit aussi grande la seconde fois que la première ; d’ordinaire elle ne l’est pas, parce que, la nouveauté diminuant, l’intérêt diminue ; mais si d’autres circonstances renouvellent l’intérêt, ou si la volonté fait son office, la tendance incessamment accrue accroîtra incessamment pour l’image les chances de résurrection et d’intégrité.

III

Ce ne sont là encore que des conditions générales de la réviviscence ; on les obtient en comparant une image prise en un point quelconque de la vie à une autre image prise aussi en un autre point quelconque de la vie. Reste à comparer deux moments voisins dans le même homme, à démêler quelles conditions plus spéciales provoqueront à tel instant la naissance de telle image plutôt que de telle autre. — Pour cela, considérons, non plus seulement des sensations isolées, mais encore des suites de sensations. Celles-ci tendent également à renaître, et la loi qui s’applique aux éléments s’applique également aux composés. Il y a des jours où, sans le vouloir, nous repassons en esprit un morceau de notre vie, telle journée de voyage, telle soirée d’opéra, telle conversation intéressante ; nous nous sentons ramenés d’une manière fixe à l’ancien état ; les idées qui essayent de se jeter à la traverse sont mal venues ; elles sont chassées, ou s’arrêtent sur le seuil ; si au premier moment quelque lacune se rencontre dans notre souvenir, elle finit le plus souvent par se combler d’elle-même ; un détail oublié surgit à l’improviste. — Je me rappelle en ce moment une soirée passée à Laveno, sur le lac Majeur, et, à mesure que j’insiste, je revois mon dîner d’auberge, la grosse nappe toute blanche, la jolie servante effarée ; puis, un peu après, le sentier tortueux parmi les thyms et les lavandes, le lac d’un gris bleuâtre sous une enveloppe moite de vapeur, les plaques de lumière, les traînées scintillantes, les broderies d’argent qu’un rayon égaré semait çà et là sur la nappe unie, le bruissement imperceptible des petits flots qui venaient mourir sur la grève, et les clochettes des vaches qui tintaient çà et là dans le silence. Tous les points éminents dans le groupe des sensations que j’ai eues alors reparaissent l’un après l’autre ou ensemble. — Si maintenant, prenant un de ces points, j’examine comment il émerge, je trouve que c’est lorsqu’il a déjà commencé à émerger. Par exemple, quand, après avoir revu la ligne serpentine du sentier, je m’imagine tournant la tête à gauche, je revois le lac ardoisé et sa broderie de paillettes luisantes, au-delà les montagnes en pyramides qui descendent toutes vertes jusque dans l’eau ; en effet, le bord extrême de la côte confine au lac, la surface uniforme est rayée de franges brillantes, l’autre côté de l’eau rejoint les verdures et les coteaux qui montent ; ainsi, la fin de chaque image coïncide avec le commencement de l’autre, et partant l’autre entre en résurrection quand la première disparaît. Pareillement, le chuchotement des petits flots et le tintement des clochettes me reviennent lorsque mes images visuelles sont celles du flot et de la rive ; un commencement de son imaginaire accompagnait déjà les formes colorées imaginaires ; il se dégage, et nous le sentons se reproduire avec toutes ses nuances et jusqu’au bout. La renaissance partielle aboutit à la renaissance totale. — Cela est tellement vrai, que si, contrariant la tendance naturelle des images à répéter l’ordre des sensations, je fais effort pour remonter la série à rebours, je puis, après des sensations postérieures, évoquer en moi les sensations antérieures, sitôt que je tombe sur le point de contact où elles touchent celles qui les ont suivies. En effet, si maintenant je retourne en arrière jusqu’à mon arrivée à l’auberge, je revois le vieux chêne à vingt pas de la maison, deux ou trois troncs abattus et une douzaine de polissons qui vaguent ou dorment sous la tiédeur du soleil du soir ; ainsi, en évoquant le point de jonction, c’est-à-dire le commencement de l’image, j’ai fourni à l’image le moyen de renaître tout entière. — C’est qu’à vrai dire il n’y a pas de sensation isolée et séparée ; une sensation est un état qui commence en continuant les précédents et finit en se perdant dans les suivants ; c’est par une coupure arbitraire et pour la commodité du langage que nous la mettons ainsi à part ; son commencement est la terminaison d’une autre, et sa terminaison le commencement d’une autre. En vertu de la loi générale qui la lie à l’image, son image a les mêmes propriétés qu’elle ; partant, cette image éveille elle-même à son extrémité antérieure la terminaison d’une image et à son extrémité postérieure le commencement d’une image, en sorte que les précédents et les suites de la sensation ont aussi, par contrecoup, leur écho dans l’image de la sensation.

Bien plus, comme souvent diverses sensations sont en partie semblables, sitôt que l’image de l’une d’entre elles apparaît, l’image des autres apparaît en partie. Quand je décrivais tout à l’heure les traînées scintillantes que le soleil faisait sur l’eau, je les ai comparées à des broderies, à des franges et à des paillettes d’argent ; la portion commune à ces quatre sensations, présente dans la première, a ressuscité coup sur coup les trois autres. Ici encore, la renaissance partielle a fini par la renaissance totale. — Très souvent nous avons peine à remarquer cette renaissance partielle. Il nous semble au premier abord que telle idée s’est éveillée en nous à l’improviste et au hasard ; nous ne voyons pas en quoi elle tient à la précédente. C’est que l’idée qui semble la précédente ne l’est pas véritablement ; entre les deux étaient des intermédiaires que l’habitude, l’inattention ou la promptitude de l’opération nous ont empêchés de remarquer ; ces intermédiaires ont servi de transition invisible, et par eux la loi de contiguïté ou la loi de similitude s’est appliquée. Hobbes, l’un des premiers auteurs de cette théorie, raconte qu’au milieu d’une conversation sur la guerre civile d’Angleterre quelqu’un demanda tout d’un coup combien valait, sous Tibère, le denier romain ; question abrupte et que rien ne semble lier à la précédente ; il y avait pourtant un lien, et après un peu de réflexion on le retrouva. La guerre civile d’Angleterre sous Charles Ier, Charles Ier livré par les Écossais pour deux cent mille livres sterling, Jésus-Christ livré pareillement pour trente deniers sous Tibère ; tels étaient les anneaux de la chaîne intérieure qui avaient conduit l’interlocuteur à son idée excentrique52. — On voit maintenant comment les célèbres lois qui régissent l’association des images et par suite celle des idées53 se ramènent à une loi plus simple. Ce qui suscite à tel moment telle image plutôt que telle autre, c’est un commencement de résurrection, et cette résurrection a commencé tantôt par similitude, parce que l’image ou la sensation antérieure contenait une portion de l’image ressuscitante, tantôt par contiguïté, parce que la terminaison de l’image antérieure se confondait avec le commencement de l’image ressuscitante. Étant donnée une image quelconque à un moment quelconque, on pourra toujours expliquer sa présence actuelle par le commencement de renaissance qu’elle avait dans l’image ou sensation précédente, et sa netteté, son énergie, sa facilité à renaître, toutes ses qualités intrinsèques par le degré d’attention et par le nombre de répétitions qu’auparavant, soit en elle-même, soit dans la sensation correspondante, elle aura subies ; toutes remarques comprises dans notre loi fondamentale qui constate dans la sensation et dans son image la tendance à renaître, et qui partant assure à l’image commencée, à l’image accompagnée d’attention, à l’image fortifiée par des répétitions, une prépondérance qui aboutit.

IV

Les mêmes lois expliquent l’événement contraire ; en supprimant ou en affaiblissant les conditions qui augmentent pour une image les chances de renaissance et de prépondérance, on supprime ses chances d’empire et de résurrection. — En premier lieu, tout ce qui diminue l’attention diminue ces chances. À chaque minute, nous éprouvons vingt sensations, de chaud, de froid, de pression, de contact, de contraction musculaire ; il s’en produit incessamment de légères dans toutes les parties de notre corps ; en outre, les sons, les bruissements, les bourdonnements sont continus dans notre oreille ; quantité de petites sensations de saveur et d’odeur s’éveillent dans notre nez et dans notre bouche. Mais nous sommes occupés ailleurs, nous pensons, nous rêvons, nous causons, nous lisons, et pendant tout ce temps nous négligeons le reste ; à l’égard des autres sensations, nous sommes comme endormis et en rêve ; l’ascendant de quelque image ou sensation dominatrice les retient à l’état naissant ; si, au bout d’une minute, nous essayons de les rappeler par le souvenir, elles ne renaissent pas ; elles sont comme des graines jetées à poignées, mais qui n’ont pas germé ; une seule, plus heureuse, a accaparé pour soi la place et les sucs de la terre. — Il n’est pas même nécessaire que ces sensations destinées à l’effacement soient faibles ; elles peuvent être fortes ; il suffit qu’elles soient moins fortes que la privilégiée ; un coup de fusil, l’éclair d’un canon, une douloureuse blessure échappent maintes fois à l’attention dans l’emportement de la bataille, et, n’ayant point été remarqués, ne peuvent renaître ; tel soldat s’aperçoit tout d’un coup qu’il saigne, sans pouvoir rappeler le coup qu’il a reçu. — Neuf fois sur dix, et peut-être quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, la sensation perd ainsi son aptitude à renaître, parce qu’il n’y a pas d’attention sans distraction, et que la prédominance portée sur une impression est la prédominance retirée à toutes les autres. Les choses se passent encore ici comme dans une balance ; un plateau ne s’élève que parce que l’autre s’abaisse, et l’abaissement croît par l’élévation, comme l’élévation par l’abaissement.

D’autre part, le manque de répétition diminue aussi les chances de renaissance. Tout le monde sait qu’on oublie beaucoup de mots d’une langue lorsqu’on cesse pendant plusieurs années de la lire ou de la parler. Il en est de même d’un air qu’on ne chante plus, d’une pièce de vers qu’on ne récite plus, d’un pays qu’on a quitté depuis longtemps. Des lacunes se font dans la trame des souvenirs et vont s’élargissant comme des trous dans un vieux manteau. — On voit sans peine combien ces destructions doivent être continues et vastes ; tous les jours, nous perdons quelques-uns de nos souvenirs, les trois quarts de ceux de la veille, puis d’autres parmi les survivants de la semaine précédente, puis d’autres parmi les survivants de l’autre mois, en sorte que bientôt un mois, une année ne se retrouvent plus représentés dans notre mémoire que par quelques images saillantes, semblables aux sommets épars qui apparaissent encore dans un continent submergé, destinées elles-mêmes, du moins pour le plus grand nombre, à disparaître, parce que l’effacement graduel est une inondation croissante qui envahit une à une les cimes préservées, sans rien épargner, sauf quelques rocs soulevés par une circonstance extraordinaire jusqu’à une hauteur que nul îlot n’atteint. C’est que très peu de nos sensations, même accompagnées d’attention, se répètent plusieurs fois. J’ai causé, il y a six mois, avec telle personne ; je pouvais, en la quittant et même le lendemain, décrire sa figure et son costume, redire les principales idées de sa conversation ; mais, depuis, j’ai cessé de renouveler par l’expérience ou de répéter par la mémoire les images qui alors se réveillaient en moi intactes et suivies. Elles se sont effacées, et maintenant, quand, retrouvant par hasard quelque fragment de cette scène éloignée, je m’y arrête pour tâcher d’évoquer le reste, mon effort est vain. — Il en est ainsi de presque toutes les portions de notre expérience ; l’impression reçue a été solitaire ; sur mille, il y en a tout au plus une qui se soit répétée deux fois ; sur mille de celles-ci, il y en a une à peine qui se soit répétée vingt fois. Quelques-unes seulement, celle des objets permanents qui nous entourent, de vingt ou trente personnes, meubles, monuments, rues, paysages, reçoivent de la répétition constante une aptitude multipliée à renaître. Pour les autres, l’aptitude est trop faible ; lorsque reparaît un lambeau d’expérience lointaine auquel jadis elles étaient liées, elles ne reparaissent pas avec lui ; la tendance qui jadis les évoquait est vaincue par d’autres tendances constituées dans l’intervalle ; et le passé récent barre la voie au passé ancien.

D’autre part enfin, les images s’émoussent par leur conflit, comme les corps s’usent par leur frottement. Si nous voyons une personne huit ou dix fois, le contour de sa forme et l’expression de son visage se trouvent à la fin bien moins nets dans notre esprit que le lendemain du premier jour. Il en est de même d’un monument, d’une rue, d’un paysage, aperçus plusieurs fois, à différentes heures de la journée, au soir, au matin, par un temps gris, par la pluie, sous un beau soleil, si on les compare au même monument, au même paysage, à la même rue regardés pendant trois minutes, puis remplacés aussitôt par des objets tout différents. La première impression, si précise devient la deuxième fois moins précise. Quand j’imagine le monument, je retrouve bien les lignes qui toutes les fois sont demeurées les mêmes ; mais les coupures d’ombre et de lumière, les valeurs changeantes des tons, l’aspect du pavé grisâtre ou noirci, la bande du ciel au-dessus ; bleuâtre et vaporeuse dans un cas, charbonneuse et ternie dans un autre, tantôt d’un blanc enflammé, tantôt d’une pourpre sombre, bref, toutes les diversités qui, selon les moments divers, sont venues se joindre à la forme permanente, s’effacent mutuellement. Pareillement quand je songe à une personne que je connais, ma mémoire oscille entre vingt expressions différentes ; le sourire, le sérieux, le chagrin, le visage penché d’un côté ou d’un autre ; ces différentes expressions se font obstacle ; mon souvenir est bien plus net lorsque je n’en ai vu qu’une pendant une minute, lorsque, par exemple, j’ai regardé une photographie ou un tableau.

En effet, quand l’image de la forme aperçue tend à renaître, elle entraîne avec elle les images de ses différents accompagnements. Mais ces accompagnements, étant différents, ne peuvent renaître ensemble ; les traits contenus dans l’ovale du même visage ne peuvent être à la fois souriants et sévères ; la façade du même palais ne peut être à la fois d’un noir intense, comme lorsque le soleil se couche par derrière, et d’un rose lumineux, comme lorsque le soleil se lève par devant. Partant, si ces accompagnements qui s’excluent ont une tendance égale à renaître, ni l’un ni l’autre ne renaîtra, et nous nous sentirons tiraillés en sens contraires par des tendances contraires qui n’aboutissent pas ; les images resteront à l’état naissant et composeront ce qu’on nomme en langage ordinaire une impression. Cette impression peut être forte sans cesser d’être vague ; sous l’image incomplète règne une sourde agitation, et comme un fourmillement de velléités, qui d’ordinaire se terminent par un geste expressif, une métaphore, un résumé sensible. Tel est notre état ordinaire vis-à-vis des choses que nous avons plusieurs fois expérimentées ; une image vague, qui correspond à la portion commune de nos diverses expériences, un fouillis de tendances à peu près égales et contraires qui correspondent à leurs circonstances diverses, une notation nette qui désigne et concentre le tout en une idée.

Cette loi d’effacement s’étend fort loin, car elle s’applique non seulement aux diverses apparences du même objet, mais encore aux divers objets de la même classe ; or tous les objets de la nature se groupent en classes. Un homme qui, ayant parcouru une allée de peupliers, veut se représenter un peuplier, ou qui, ayant regardé une grande basse-cour, veut se représenter une poule, éprouve un embarras. Ses différents souvenirs se recouvrent ; les différences qui distinguaient les deux cents peupliers ou les cent cinquante poules s’effacent l’une par l’autre ; il garde une image bien plus exacte et bien plus intacte, s’il a vu un seul peuplier debout dans une prairie, ou une seule poule juchée sur un hangar. — Toutes nos images subissent un émoussement semblable ; que le lecteur essaye d’imaginer un lapin, une carpe, un brochet, un bœuf, une rose, une tulipe, un bouleau, ou tout autre objet d’espèce très répandue dont il a vu beaucoup d’individus, et d’autre part un éléphant, un hippopotame, un magnolia, un grand aloès, ou tout autre objet d’espèce rare dont il a rencontré seulement un ou deux échantillons ; dans le premier cas, l’image est vague, et tous ses alentours ont disparu ; dans le second, elle est précisé, et on peut indiquer l’endroit du jardin des plantes, la serre parisienne, la villa italienne où l’objet a été vu. — La multiplication de l’expérience est donc une cause d’effacement, et les images, s’annulant l’une l’autre, retombent l’une par l’autre à l’état de tendances sourdes que leur contrariété et leur égalité empêchent de prendre l’ascendant.

V

On arrive ainsi à concevoir par une vue d’ensemble l’histoire des images et partant celle des idées dans un esprit humain. Chaque sensation faible ou forte, chaque expérience grande ou petite, tend à renaître par une image intérieure qui la répète et qui peut se répéter elle-même, après de très longues pauses, et cela indéfiniment. Mais comme les sensations sont nombreuses, et à chaque instant remplacées par d’autres, sans trêve ni fin, jusqu’au terme de la vie, il y a conflit de prépondérance entre ces images, et, quoique toutes tendent à renaître, celles-là seules renaissent qui possèdent les prérogatives exigées ; par les lois de la renaissance ; toutes les autres demeurent inachevées ou nulles, selon les lois de l’effacement. — Incessamment, en vertu de cette double loi, des groupes d’aptitudes efficaces deviennent inefficaces, et les images retombent de l’existence réelle dans l’existence possible. Ainsi, la mémoire humaine est un vaste bassin où l’expérience journalière déverse incessamment divers ruisseaux d’eaux tièdes ; ces eaux plus légères restent à la surface, recouvrant les autres ; puis, refroidies à leur tour, elles descendent au fond par portions et par degrés, et c’est l’afflux ultérieur qui fait la nouvelle superficie. Parfois tel ruisseau, plus gonflé et tombant de plus haut, réchauffe jusque dans les bas-fonds d’anciennes couches inertes ; elles remontent alors à la lumière ; le hasard de l’afflux et les lois de l’équilibre ont échauffé telle couche pour la mettre au-dessus des autres. La forme du bassin, les accidents de la température, les diverses qualités de l’eau, parfois même les secousses du sol y contribuent encore, et divers exemples authentiques montrent tantôt des couches profondes ramenées tout d’un coup et tout entières à la surface, tantôt des couches superficielles plongées tout d’un coup et tout entières à fond.

C’est que les images, ainsi qu’on le verra plus tard, ont pour conditions certains états de l’encéphale ; dès lors on comprend qu’une altération, un afflux, un appauvrissement du sang, un changement quelconque de la substance cérébrale puisse empêcher ou rétablir l’éveil de certains groupes d’images. « Je descendis54 le même jour, dit sir Henry Holland, dans deux mines très profondes des montagnes du Hartz, et je restai plusieurs heures sous terre dans chacune des deux. Étant dans la seconde mine et épuisé de fatigue et d’inanition, je me sentis absolument incapable de parler davantage avec l’inspecteur allemand qui m’accompagnait. Tous les mots et toutes les phrases allemandes avaient déserté ma mémoire ; c’est seulement après que j’eus pris de la nourriture et du vin et que je me fus reposé quelque temps que je les retrouvai. » — Des accidents semblables ne sont point rares après les fièvres cérébrales ou les grandes pertes de sang. Une dame, dit Winslow55, après une large hémorragie utérine, « avait oublié où elle demeurait, qui était son mari, combien de temps elle avait été malade, le nom de ses enfants et même son propre nom. Elle ne pouvait désigner aucune chose par la vraie dénomination, et, en essayant de le faire, elle commettait les plus singulières méprises. Avant sa maladie, elle avait eu l’habitude de parler français au lieu de parler anglais. Mais alors elle sembla avoir perdu toute connaissance du français ; car, lorsque son mari lui parlait dans cette langue, elle ne paraissait pas comprendre le moins du monde ce qu’il disait, quoiqu’elle pût converser en anglais sans difficulté ». Au bout de sept ou huit semaines, ces lacunes de la mémoire se remplirent un peu, et, au bout de quelques mois, elles étaient tout à fait comblées. Pareillement, un gentleman cité par Abercrombie56, ayant reçu un coup sur la tête, perdit tout d’un coup la connaissance du grec, tous ses autres souvenirs demeurant intacts. — La défaillance porte quelquefois sur une période de la vie antérieure. « Un clergyman57, sortant d’une attaque d’apoplexie, avait perdu le souvenir de quatre années et de quatre années seulement. Il se rappelait parfaitement tout ce qui avait précédé cette période. Il guérit par degrés. » Un autre malade, qui était venu à Édimbourg depuis dix à douze ans, ne se rappelait plus rien de cette portion de sa vie ; au contraire, la portion antérieure qu’il avait passée dans un autre pays lui était très présente. — Dernièrement, on a vu en Russie un célèbre astronome oublier tour à tour les événements de la veille, puis ceux de l’année, puis ceux des dernières années, et ainsi de suite, la lacune gagnant toujours, tant qu’enfin il ne lui resta plus que le souvenir des événements de son enfance ; on le croyait perdu ; mais, par un arrêt soudain et un retour imprévu, la lacune se combla en sens inverse, les événements de la jeunesse redevenant visibles, puis ceux de l’âge mûr, puis les plus récents, puis ceux de la veille. La mémoire était restaurée tout entière quand il mourut.

Ces sortes de réparations graduelles ont été observées aussi après des chutes violentes ; et la fêlure de la mémoire s’est bouchée tantôt par un bout, tantôt par un autre. « Il y a quelques années, dit Abercrombie58, je vis un enfant qui, en tombant d’un mur, s’était heurté la tête contre une pierre. Il fut rapporté au logis dans un état d’insensibilité. Il revint bientôt à lui, mais sans se souvenir en aucune façon de l’accident. Il sentait que sa tête était blessée, mais ne soupçonnait pas comment il avait reçu la blessure. Après un peu de temps, il se rappela qu’il s’était frappé la tête contre une pierre, mais ne put se rappeler comment cela lui était arrivé. Après un autre intervalle, il se rappela qu’il avait été sur la crête d’un mur et qu’il en était tombé, mais ne put se souvenir de l’endroit où était le mur. Après un autre intervalle plus long, il retrouva le souvenir de toutes les circonstances. » D’autres blessés oublient l’accident tout seul, mais non les circonstances ; d’autres, les circonstances toutes seules, mais non l’accident. — Quelquefois l’altération est plus bizarre et ne retranche qu’un certain genre d’associations59. « Une dame, après une attaque d’apoplexie, retrouva ses idées des choses, mais ne pouvait plus les nommer. Elle ne pouvait se faire comprendre qu’en allant dans la maison et en montrant du doigt les divers objets. — Un gentleman avait cessé de comprendre les noms prononcés, mais entendait très bien les noms écrits. Comme il dirigeait une ferme, il avait dans sa chambre une liste des mots qui avaient chance de se rencontrer dans les discours de ses ouvriers. Quand un de ceux-ci désirait l’entretenir sur un sujet, le gentleman l’écoutait d’abord sans rien saisir des paroles, sauf le son. Il regardait alors les mots de sa liste écrite, et, toutes les fois que les mêmes mots écrits frappaient ses yeux, il les comprenait parfaitement60. »

Cette suppression des aptitudes ordinaires fait comprendre la résurrection d’aptitudes perdues. Telle disposition organique nouvelle peut être défavorable aux premières ; pareillement, telle disposition organique nouvelle peut être favorable aux secondes. Les premières cessent d’être actives, comme un nerf soudainement paralysé ; les secondes redeviennent actives, comme un nerf paralytique soudainement électrisé. On en a vu un cas chez cette jeune fille ignorante qui, dans son délire, récitait des morceaux de grec et d’hébreu rabbinique, chez cette servante qui, prise de fièvre chaude, parlait le gallois que, bien portante, elle n’entendait pas61. « Un homme, dit Abercrombie, né en France, avait passé la plus grande partie de sa vie en Angleterre, et, depuis plusieurs années, avait perdu entièrement l’habitude de parler français. Ayant été placé entre les mains de M. Abernethy, à la suite d’une blessure à la tête, il parlait toujours français. » En d’autres cas, la même réviviscence a été observée pour d’autres langues. « Un célèbre médecin de mes amis, dit encore le même auteur, m’apprend qu’ayant un jour la fièvre, mais sans aucun délire, il répéta de longs passages d’Homère, chose qu’il ne pouvait faire étant bien portant. » Un autre, qui, en santé, était fort mal doué pour la musique et avait presque oublié la langue gaélique, chantait, étant malade, des chansons gaéliques, et cela avec une grande précision, quoique la mélodie fût difficile et qu’auparavant il fût tout à fait incapable de les chanter.

À présent, concevons dans le même individu deux états distincts, comme ceux que l’on vient de décrire. Supposons que dans le premier tel groupe d’images, dans le second tel autre groupe d’images puisse seul se réveiller, ce qui doit se produire si dans les deux états la disposition organique générale est différente, et si cette différence est nettement tranchée. L’individu aura deux mémoires, la première ne rappelant que les événements du premier état, et la seconde ne rappelant que les événements du second état62. « Une jeune dame américaine63, dit Macnish, au bout d’un sommeil prolongé, perdit le souvenir de tout ce qu’elle avait appris. Sa mémoire était devenue table rase. Elle fut obligée d’apprendre de nouveau à épeler, à lire, à écrire, à calculer, à connaître les objets et les personnes qui l’entouraient. Quelques mois après, elle fut reprise d’un profond sommeil, et, quand elle s’éveilla, elle se retrouva telle qu’elle était avant son premier sommeil, ayant toutes ses connaissances et tous ses souvenirs de jeunesse, par contre, ayant complètement oublié ce qui s’était passé entre ses deux accès. » Pendant quatre années et au-delà, elle a passé périodiquement d’un état à l’autre, toujours à la suite d’un long et profond sommeil… « Sa première manière d’être, elle l’appelle maintenant l’ancien état, et sa seconde, le nouvel état. Elle a aussi peu conscience de son double personnage que deux personnes distinctes n’en ont de leurs natures respectives. Par exemple, dans l’ancien état, elle possède toutes ses connaissances primitives. Dans lenouvel état, elle a seulement celles qu’elle a pu acquérir depuis sa maladie. Dans l’ancien état, elle a une belle écriture ; dans le nouveau, elle n’a qu’une pauvre écriture maladroite, ayant eu trop peu de temps pour s’exercer. Si un monsieur ou une dame lui sont présentés dans un des deux états, cela ne suffit pas ; elle doit, pour les connaître d’une manière suffisante, prendre connaissance d’eux dans les deux états. Il en est de même des autres choses. À présent, la dame et sa famille sont capables de conduire l’affaire sans trop d’embarras ; ils savent seulement qu’elle est dans l’ancien ou dans le nouvel état, et se gouvernent en conséquence. » — Cette double vie se rencontre souvent chez les somnambules64. La plupart d’entre eux oublient, une fois réveillés, ce qu’ils ont fait étant endormis, et sont tout surpris de se trouver hors de leur lit ou dans la rue. Mais maintes fois l’oubli cesse au second accès. « Le somnambule, dit M. Maury, reprend alors la chaîne de ses idées interrompues par la veille. La malade du docteur Mesnet poursuivait ainsi dans un accès des projets de suicide conçus durant l’accès antérieur et oubliés dans l’intervalle lucide ; elle se rappelait alors toutes les circonstances de l’autre accès. M. Macario a cité l’exemple très significatif d’une jeune femme somnambule à laquelle un homme avait fait violence et qui, éveillée, n’avait plus aucun souvenir, aucune idée de cette tentative. Ce fut seulement dans un nouveau paroxysme qu’elle révéla à sa mère l’outrage commis sur elle. » Dans ces deux cas, la veille ne rappelait que la veille ; l’état somnambulique ne rappelait que l’état somnambulique, et les deux vies alternantes faisaient chacune un tout à part.

Des correspondances et des séparations semblables, mais partielles et temporaires, se rencontrent dans la vie courante65. « M. Combes mentionne le cas d’un Irlandais, porteur commissionnaire d’une maison de commerce, qui, étant ivre, laissa un paquet à une fausse adresse, et, revenu à lui, ne put se rappeler ce qu’il en avait fait. Mais, s’étant enivré de nouveau, il se souvint de l’endroit où il l’avait laissé et y alla. » M. Maury cite aussi des rêves oubliés à l’état de veille et qui plus tard, dans un nouveau sommeil, sont rappelés. — D’autre part, notre mémoire ordinaire ne rappelle qu’une moitié de nos états. Nous rappelons nos pensées de la veille, mais non celles de la nuit pendant laquelle nous avons dormi ; si vives qu’elles aient été, quand même elles auraient provoqué des actions ou des commencements d’action, des cris, des gestes et tout ce qu’un homme agité fait en dormant, il est bien rare qu’au réveil nous puissions en ressaisir quelques parcelles. Chose étrange, on sort d’un rêve intense et plein d’émotions ; il semble qu’un état si violent doive aisément et longtemps se reproduire. Point du tout ; au bout de deux ou trois minutes, les objets si nettement aperçus se fondent en vapeurs ; et ces vapeurs s’évanouissent ; une demi-heure après, j’aurais peine à dire mon rêve ; pour m’en souvenir plus tard, je suis obligé de l’écrire à l’instant. — C’est que l’état physiologique et l’afflux du sang dans le cerveau ne sont pas les mêmes dans le sommeil et dans la veille, et que le second état, favorable au réveil de ses images, n’est pas favorable au réveil des images du premier état.

Mais quel que soit le phénomène, rudimentaire et normal, ou anormal et complet, il montre comment nos images, en se liant, composent ce groupe qu’en langage littéraire et judiciaire on appelle la personne morale. Si deux groupes sont bien tranchés, de telle façon que nul élément de l’un n’éveille aucun élément de l’autre, on aura, ainsi que le montre la malade citée par Macnish, deux personnes morales dans le même individu. Si dans l’un des deux états les images ont des associations très exactes et très délicates, si, comme on le voit chez plusieurs somnambules66, des aptitudes supérieures se déclarent, si, comme on le remarque dans l’ivresse et après plusieurs maladies, les passions prennent un autre degré et un autre tour, non seulement les deux personnes morales seront distinctes, mais il y aura entre elles des disproportions et des contradictions monstrueuses. — Sans doute, quoique, chez les somnambules, les personnes hypnotisées et les extatiques, des contrastes semblables opposent la vie ordinaire à la vie anormale, leurs deux vies ne sont point nettement ni entièrement séparées ; quelques images de l’une s’introduisent toujours ou presque toujours dans l’autre ; et la supposition que nous avons faite reste, quand il s’agit de l’homme, une simple vue de l’esprit. — Mais dans les animaux elle rencontre des cas où elle s’applique avec exactitude ; tel est celui des batraciens et des insectes qui subissent des métamorphoses. L’organisation et le système nerveux, en se transformant chez eux, amènent tour à tour sur la scène deux et trois personnes morales dans le même individu : dans la chrysalide, dans la larve et dans le papillon, les instincts, les images, les souvenirs, les sensations et les appétits sont différents ; le ver à soie qui file et son papillon qui vole, la larve vorace de hanneton avec son terrible appareil d’estomacs et le hanneton lui-même, sont deux états distincts du même être à deux époques de son développement, deux systèmes distincts de sensations et d’images entés sur deux formes distinctes de la même substance nerveuse. — Si un sommeil pareil à celui de la chrysalide nous surprenait au milieu de notre vie et si nous nous réveillions avec une organisation et une machine nerveuse aussi transformées que celles du ver devenu papillon, la rupture entre nos deux personnes morales serait visiblement aussi forte chez nous que chez lui. — Le lecteur voit maintenant les suites infinies de cette propriété des sensations et des images que nous avons appelée l’aptitude à renaître ; elle assemble en groupes nos événements internes, et, par-dessus la continuité de l’être physique que constitue la forme permanente, elle constitue, par le retour et par la liaison des images, la continuité de l’être moral.