Les Gaietés champêtres, par M. Jules Janin.
Voilà deux ans passés que je converse sans interruption avec mes indulgents lecteurs, et je voudrais pourtant bien par moments, comme tout écolier émérite, prendre quelque semaine de congé. Mon congé et mon repos cette semaine sera, s’il vous plaît, de parler à propos et autour d’un livre que vient de donner un de nos camarades et amis, et qui l’est aussi du public, M. Janin. C’est tâche facile, puisque tout le monde cette fois est au fait là-dessus autant que nous et nous devance. M. Janin, comme on sait, ne se contente pas de faire de ces feuilletons où il emporte en courant tant de choses légères, plus d’une chose sérieuse se trouvant prise dans les plis de la gaze par aventure. Cette course aux papillons et aux abeilles qu’il fait depuis vingt ans déjà lui a réussi ; sa verve d’écrire n’y est pas épuisée : il aime tant son métier et son art, il y est si bien dans son élément, que ce qui mettrait un autre hors de combat ne fait que le mettre, lui, plus en train et en haleine. C’est ainsi que, l’année dernière, il publiait sa Religieuse de Toulouse dans laquelle il traversait de son air le plus grave un coin du règne de Louis XIV. Aujourd’hui, sous le titre de Gaietés champêtres, il rentre dans l’époque de Louis XV et se livre plus à cœur-joie que jamais à ses goûts instinctifs de style, de fantaisie et de couleur. Toutes les fois que j’ai lu une page, un chapitre ou un livre de M. Janin, je me dis : Ce n’est pas un livre, c’est une nature.
La préface des Gaietés est adressée au docteur Prosper Ménière, un des amis de l’auteur. Franchissez les parenthèses, sortez des deux ou trois apologues qui compliquent le chemin, il y a dans cette préface non seulement de gracieux détails, mais une idée juste. Ce qui est, selon moi, très juste, le voici : c’est de maintenir aux choses aimables, légères, leur droit d’exister non seulement à côté des grandes choses, mais au lendemain des chocs terribles et jusque dans les moindres intervalles lucides que nous laissent les révolutions de la société. Il ne manque pas d’esprits sérieux, solides et dignes d’estime, qui parce que la société vient d’échapper à un péril ou va bientôt avoir à en affronter un autre, voudraient tout rallier autour d’eux dans le combat, tout discipliner, et imposer à chaque écrivain une mission, une faction dans l’œuvre commune. Loin de moi l’idée que l’écrivain littéraire puisse rester indifférent à de certaines heures, qu’il puisse venir parler au public en des jours d’émotion universelle sans laisser lui-même éclater ses vœux, ses émotions, ses sympathies généreuses ! La question n’est pas là : elle est pour le lendemain et pour les intervalles, pour ce qui est le courant de la vie littéraire en un mot. Peut-il exister en dehors des divers systèmes politiques, aux confins des doctrines qui se combattent et se font la guerre, un terrain plus ou moins neutre, une sorte de lisière, où l’on est bien venu à errer un moment, à rêver, à se souvenir de ces choses vieilles comme le monde et éternellement jeunes comme lui, du printemps, du soleil, de l’amour, de la jeunesse ; à se promener même (si la jeunesse est passée) un livre à la main, et à vivre avec un auteur d’un autre âge, sauf à en raffoler tout un jour et à demander ensuite, en rentrant dans la ville, à chaque passant qu’on rencontre : L’avez-vous lu ? M. Janin maintient ce droit, et je le maintiens avec lui, bien que j’aie de moins bonnes raisons pour cela, et que depuis longtemps je ne hante plus guère, même de loin, printemps ni jeunesse ; mais je tiens à ce que le promeneur et le rêveur ait toujours droit de lire le vieux livre, fût-ce le livre le plus indifférent à nos querelles du jour, et de s’y absorber un moment.
Encore une fois, je reconnais que ce droit de promenade buissonnière, qui est celui de toute littérature un peu vive et libre, et pas trop prosaïque, est suspendu dans les jours d’orage, de tempête civile, dans ces affreux moments où la lutte est engagée comme nous l’avons trop vu ; mais, le lendemain, le soleil se lève, le nuage s’entrouvre ; les cœurs restent encore émus et attristés, pourtant le droit que j’appelle le droit littéraire recommence. En recommençant après ces affreuses crises, il est plus limité, j’en conviens ; la verte lande où l’on peut errer en promenant ses pensées et en cherchant l’inspiration imprévue est plus étroite ; elle ne s’étend que peu à peu et à mesure que la tranquillité renaît dans les cités et dans les âmes. Mais l’essentiel est que ce droit un peu vague, bien que si réel, ne soit jamais supprimé, et que jamais les doctrines régnantes, au nom même du salut commun, ne puissent dire au poète, au littérateur, à l’érudit curieux, comme dans la banlieue d’une place de guerre le génie militaire dit à l’honnête homme, qui a sa métairie avec son petit bois et sa source d’eau vive : « Monsieur, nous avons besoin de ce petit coin qui vous sourit : il entre dans nos lignes, il nous le faut ; voilà le prix, soyez content, mais vous n’y rentrerez pas. »
Ceux qui vivent des lettres, de l’amour des livres et des études, de ces passions après tout innocentes et désintéressées, peuvent céder un moment ce coin de leur être et le prêter à la chose et à la pensée publique, ils le doivent dans les cas urgents ; mais, ce cas cessant, ils rentrent de plein droit dans leur domaine.
Ce domaine, c’est une certaine liberté honnête, difficile à définir, mais très aisée à sentir, qui fait qu’on n’est pas d’un parti, qu’on n’est pas toujours sur l’attaque et la défensive, qu’on cherche le bien, le beau ou l’agréable en plus d’un endroit, qu’on tient son esprit ouvert comme sa fenêtre au rayon qui entre, à l’oiseau qui passe, à la matinée qui sourit. Ceci est vrai non seulement pour la poésie, mais pour la critique et pour toutes les formes de la pensée. La vie humaine, l’histoire, la nature, sont plus larges assurément qu’on ne les voit quand on s’accoutume à les regarder seulement à travers la fente d’un créneau ou par l’embrasure où fume la mèche d’un canon. Oh ! ce n’était pas ainsi que Montaigne envisageait le monde du haut de sa tour de Montaigne, ni La Fontaine dans ses rêveries de tout un jour, à la lisière des blés, à l’ombre des bois.
Ceux qui croient que la vérité est une non seulement en morale, mais en religion, en politique, en tout, qui croient posséder cette vérité en eux et la démontrer à tous par des signes clairs et manifestes, voudraient à chaque instant que la littérature ne s’éloignât jamais des lignes exactes qu’ils lui ont tracées ; mais comme il est à chaque époque plus d’une sorte d’esprits vigoureux et considérables (je ne parle ici ni des charlatans ni des imposteurs) qui croient posséder cette vérité unique et absolue, et qui voudraient également l’imposer, comme ces esprits sont en guerre et en opposition les uns avec les autres, il s’ensuit que la littérature, la libre pensée poétique ou studieuse, tirée ainsi en divers sens, serait bien embarrassée dans le choix de sa soumission. Elle n’a donc qu’un parti à prendre : dans les moments où il faut se décider absolument à choisir un drapeau, adopter celui qui lui paraît le plus ressembler au drapeau de la cause qu’elle croit juste ; puis, le reste du temps, revenir à elle-même, rentrer dans ses propres voies moins militaires et moins stratégiques, et suivre sur la lisière les sentiers où de tout temps ont aimé à se rencontrer la méditation, la fantaisie, l’étude ; en un mot, tantôt gracieuse ou tantôt sévère, quelqu’une des Muses.
Eh bien ! dans sa préface, dans la dédicace à son ami le docteur Ménière, M. Janin dit très bien quelque chose de tout cela. Il se compare, faisant son livre, à un homme de santé et de loisir qui, déjà à son aise, s’en va au printemps acheter loin de la ville, sur quelque colline favorable, un enclos modeste où il se promène aux heures choisies :
Pensez-vous, dit-il, que cet homme se soit informé, à l’avance, du revenu de son jardin ? Il se trouve payé, et au-delà, s’il rencontre quelques fleurs dans ses plates-bandes, quelques fruits oubliés sur ses arbres, un peu d’ombre en été, un chaud rayon en automne. Il n’en demande pas davantage, il ne se plaint pas d’avoir été trompé par son vendeur. Ainsi pour les livres que nous lisons ou que nous écrivons.
Et il ajoute, dans un sentiment excellent, qui trouve de lui-même l’expression simple :
On ne peut attendre des belles-lettres d’autre récompense qu’un peu de consolation et d’espérance ; et si, par bonheur, les hommes et les esprits que j’aime se trouvent de moitié dans ma récompense, eh bien ! je n’ai rien à demander à mon livre.
Se souvenant des vœux qu’il a lus tant de fois chez les poètes latins de sa connaissance, et les combinant avec les siens, il en compose sa devise :
Honnêtes gens, dit-il en s’adressant au docteur son ami, et dont vous êtes un si parfait modèle ! ils ont adopté pour leur usage personnel cette heureuse définition du bonheur dans une cité paisible : un facile travail, une pauvreté contente, une joie ingénue et sérieuse, une patrie honorée, un ciel clément, des hommes et des dieux indulgents.
Quant au livre même qu’il annonce, l’auteur, je vous assure, ne se
surfait pas, et il parle de lui avec modestie : c’est, dit-il, « un conte
léger en deux gros tomes »
. Mais il l’a écrit avec joie, avec
passion, avec zèle aussi et recherche, il en convient. Pour
lui, écrire un feuilleton est devenu trop facile, il veut plus, il veut quelque
chose qui lui coûte : « Car enfin, disent les coquettes de profession,
s’il n’y avait pas un brin de peine, où serait le plaisir ? »
Ses
défauts, il les avoue, et il ne les avoue pas comme on fait trop souvent avec
ses défauts, en se frappant sur la joue pour se mieux caresser, en confessant le
petit défaut pour dissimuler le plus gros. Non pas. Il lui est arrivé une fois
d’être un critique de lui-même des plus insistants et des plus sévères. On avait
emprunté à l’un de ses romans, Le Chemin de traverse, le sujet
d’un vaudeville : rendant compte de la première représentation de ce vaudeville
(octobre 1848), M. Janin se prit à partie sur son roman et d’une façon directe,
analytique, piquante, qui ne ressemblait pas à un faux-fuyant, je vous jure. Il
se prenait en détail dans chaque élément constitutif du genre et se confrontait
avec quelqu’un des romanciers du jour qu’il reconnaissait supérieurs. Si, en
louant de lui cette page d’alors, on semble retirer beaucoup au romancier, ce
n’est que pour accorder d’autant plus au critique.
Cette fois, il parle encore de son présent ouvrage avec laisser-aller et en toute franchise :
À faire un livre, je l’avoue, dit-il, il faut que je trouve mon compte, à savoir : la peine et le travail, la cadence et la recherche. Il me faut le tour, le détour et le contour. La singularité me convient, la subtilité ne me déplaît pas ; l’excès est un écueil, un bel écueil… C’est le droit de l’écrivain, qui ne cherche qu’à plaire un instant, de chercher avant tout la forme, le son, le bruit, la couleur, l’ornement, la prodigalité, l’excès.
Il s’est attaché avant tout au style ; lui, qui écrit au courant de
la plume, qui n’a qu’à laisser trotter la sienne, et qu’elle emporte au galop si
aisément, il l’a forcée cette fois à mille retours, à de savants manèges ; il
s’est plus d’une fois surpris, dans son effort, à s’essuyer le front et à se
ronger les ongles. Il nous le dit avec un mélange de modestie et d’orgueil, en
nous demandant grâce pour ce qui n’a la prétention d’être au fond qu’une fable
mythologique à la Louis XV, une « idylle mouchetée »
, comme il
l’appelle.
Analyser le roman, c’est en ôter précisément ce que l’auteur a voulu y mettre, c’est isoler le fil et le présenter sans la broderie. J’essaierai pourtant de donner idée de ce récit souvent interrompu, dont l’inspiration dans les meilleures parties me paraît être de faire sentir tout ce qu’il y a de frais, de léger, de fugitif et d’oublieux dans la jeunesse.
On est au xviiie
siècle ; la date trop précise, ne
la demandez pas. Louison, jolie personne de dix-sept à dix-huit ans, brille au
comptoir de la Balance d’or, boutique un peu sombre de la rue
Saint-Denis. Elle n’a plus de mère ; son père, riche marchand et avare, paraît
être son père aussi peu que possible. Dans la même maison est une étude de
procureur, avec force clercs bruyants et libertins. Mais le troisième clerc, le
plus sage et le plus rangé de tous, M. Eugène, est aussi le
plus dangereux pour la belle Louison, qu’il ne regarde au
passage qu’en rougissant, et qu’il écoute chaque soir quand elle chante.
« Vivre à l’ombre de la beauté qu’on aime, à la regarder, à
l’entendre, savez-vous une plus belle vie : une paresse agitée et contente,
une oisiveté pleine de caprices ?… »
Ce M. Eugène, qui se sent
d’ailleurs peu de goût pour la basoche, et qui ne connaît pas son père, nous a
dès l’abord tout l’air d’être le fils de quelque grand seigneur qui a oublié de
le reconnaître, et qui lui a légué de ses instincts. Un jour, après un songe
d’avril qui lui a parlé clairement de sa voisine la belle Louison, il s’est
décidé enfin à se déclarer à elle et à ne plus se contenter de la regarder en
silence. Il lui offre, pour commencer, de faire ensemble une petite promenade au
premier beau matin de dimanche jusqu’au bois de Vincennes. Aussitôt dit,
aussitôt accepté, et voilà, le jour venu, ces deux jeunes gens en route avec
l’aurore.
Rien de plus simple, on le voit ; c’est le début de Manon Lescaut, ou de Daphnis et Chloé demeurant rue Saint-Denis, et de tant d’autres romans où la passion n’ira pas si loin ; c’est le commencement de toutes les faciles amours. M. Janin, qui intervient à chaque moment en tiers avec ses amoureux, relève ces riens par de jolis traits, par des fraîcheurs de plume comme il en a volontiers : un sang rose à la joue, une goutte de rosée au front, un rire étincelant, l’élan naturel et le découplé de la jeunesse. Il entend à ravir, et sans y trop insister, toute cette diablerie naïve des sens chez les amoureux de dix-sept ans.
D’ailleurs, ces amoureux, qui s’en vont de Paris à Vincennes, ne laissent rien derrière eux qui les rappelle, pas un parent, pas un regret. Ils sont partis, ce semble, pour une promenade au bois ; mais, à eux comme à l’auteur, l’idée vient en marchant, et ils vont plus loin sans songer seulement à se retourner et sans s’être dit qu’ils iraient plus loin. Ils vont tout droit devant eux comme aux jours d’Ève on allait dans le jardin du monde.
Cependant on ne saurait marcher toujours ; une voiture passe, une charrette attelée d’un petit cheval vigoureux et conduite par un manant assez poli, qui engage l’entretien. Eugène se souvient qu’il a quelque part en Brie, au château de Fontenay, un ami, Hubert, le fils du régisseur. La charrette va justement de ce côté : il y monte avec Louison qui ne dit non à rien, et le roman continue▶.
On monte, on descend, c’est le plaisir de ces sortes de voyages. Le voiturier
s’arrête pendant une heure pour rafraîchir à une auberge du chemin ; une
fontaine est dans la cour : « Pendant que l’hôte et le voiturier buvaient
le coup de l’étrier : — Buvons le coup de l’étrier, disait Louise à son ami.
Et les voilà, elle et lui, penchés à la goulotte de la
fontaine, qui reçoivent cette eau fraîche dans leur gueule fraîche et
rosée… »
On découperait çà et là dans ces pages de Janin de
ces coins de vignettes à la Johannot.
Le long du chemin, du côté de Chenevierres, à une montée, il faut passer devant la terrasse d’un château. Ce château appartient à un financier, et la terrasse se trouve en ce moment peuplée du plus beau monde de Paris et de Versailles, du monde le plus fat et le plus élégant. Nos amoureux ont été vus de loin et lorgnés tandis qu’ils s’ébattaient sans soupçonner de témoins. Louison est de celles que le regard ne quitte plus dès qu’on les a remarquées. Aussi force est bientôt aux amoureux de passer au pied de la terrasse sous le feu des lorgnettes et des brocards. Un accident arrivé à la charrette prolonge encore ce passage périlleux. Eugène en prend malaisément son parti ; Louison, qui a en elle ce fonds de coquetterie naturelle, propre à toute fille d’Ève, est bientôt consolée et plutôt orgueilleuse de ce triomphe mêlé de malice et d’insolence. Elle reçoit au passage plus d’un mot galant, plus d’un fichu brodé, plus d’une épingle de diamants et d’une croix de Malte, qui lui pleut du haut de la folle terrasse qu’une gageure soudaine a mise en gaieté. Elle-même ne disparaît pas au tournant du chemin, sans se retourner une dernière fois et sans saluer de loin la compagnie de son mouchoir.
Dès ce moment, Eugène a beau faire et se croire heureux, il est bien clair que sa Manon, même quand elle l’aimerait autant que l’autre Manon faisait pour Des Grieux, ne lui sera pas plus fidèle. Mais Eugène l’ignore, et il paraît être de ceux qui, pour peu qu’ils aient le présent, se soucient peu de l’éternité.
Pourtant la charrette arrive dans la plaine et l’on est en Brie. La nuit tombe, le voiturier approche du gîte, mais une femme acariâtre qu’il a au logis l’empêche d’offrir l’hospitalité au jeune couple. Il se contente à un endroit de leur indiquer le chemin qui mène au château de Fontenay, où demeure l’ami d’Eugène.
Et les voilà, eux partis le matin de leur rue Saint-Denis, cheminant en belle nuit par un chemin creux, pour gagner la plaine et de là, à travers champs, découvrir le château inespéré. Toute cette marche en silence, à l’aventure, à l’aveuglette, est semée de jolis détails. L’auteur y prodigue encore, selon son usage, les images mythologiques, les allusions de tout genre : mais ici, dans le silence d’une belle nuit, elles sont plus naturellement placées et plus compatibles avec la réalité.
Connaissez-vous le Moretum de Virgile ? C’est une idylle rustique empruntée à la vie réelle, et peut-être imitée des Grecs, dans laquelle le poète nous représente un pauvre laboureur se levant avant l’aube et préparant avec peine, avant de se rendre à l’ouvrage, son mets frugal composé d’ail et d’autres ingrédients : c’est ce mets qui avait nom Moretum. M. Janin a imité l’idylle avec bonheur, et, pour que ce passage de son roman soit plus remarqué, il ne lui manque que d’être moins mêlé aux autres imitations mythologiques et de fantaisie qui précèdent et qui suivent. Mais supposez que le récit soit partout sur le ton simple et de la vérité, représentez-vous nos amoureux en peine, à travers champs, dans cette marche de nuit, et cherchant depuis une heure ou deux leur invisible château. L’auteur ◀continue▶ et dit :
Ils arrivèrent ainsi, elle et lui, dans les parages de quelques maisons habitées ; tout dormait, excepté l’horloge et le coq, qui disent les heures aux étoiles. Réveillé par le chant de l’oiseau, le bonhomme Hilaire, colon d’une masure et d’un petit champ voisin, secoue, en bâillant, le sommeil de ses yeux ; il quitte à regret ce lit si dur, il s’habille à tâtons, et, dans son foyer froid, il cherche quelque étincelle du feu de la veille.
Bientôt, sous le souffle ardent du bonhomme, se réveille une flamme oubliée et qui suffit à rallumer la lampe, ranimée elle-même par un peu d’huile que lui verse une main avare ; la faible clarté remplit à peine un coin obscur de cette masure. — Allons, au travail, mon pauvre Hilaire ! tu es seul, fais ton pain de la semaine. Il y avait encore au fond du sac en peau de chèvre un reste de farine bise ; il verse le sac dans le pétrin où déjà fermente un peu de levain emprunté à la ferme voisine. Un peu d’eau tiède a bientôt délayé cette pâte, et ici l’œuvre commence du pain de chaque jour.
En ce moment, une main légère frappait à la porte de l’humble colon. — « Entrez », dit-il, car à peine la porte fermait au loquet. C’étaient Eugène et Louison qui demandaient leur chemin.
— Nous nous sommes égarés, disaient-ils ; nous avons voulu courir, et nous avons perdu la trace indiquée. Heureusement, nous avons vu briller un peu de lumière à votre fenêtre, et nous avons pensé que vous nous remettriez dans notre chemin. »
L’homme avait les mains à la pâte ; il dégagea ses mains avec cette attention prudente d’un pauvre diable qui ne veut pas perdre un seul grain de ce blé noir qui lui a coûté tant de sueurs ; même il retenait son souffle pour ne pas faire envoler un brin de farine. (Oh ! le joli sujet de tableau pour un Meissonier !) — « Enfants, dit-il, voilà une heure mal choisie pour aller à travers champs comme vous faites ; cependant vous êtes plus heureux que sages, et vous arriverez dans un instant à Fontenay. »
Disant ces mots, il renfermait dans le pétrin sa miche commencée, et du pas de la porte il indiquait leur chemin aux voyageurs.
À cent pas de là s’élevait la croix de bois…
Isolée ainsi, cette page du roman de M. Janin ne perd rien ; par son ton juste et sobre, elle se charge mieux que nous d’éclairer ce qu’il y a de trop agité et de trop enivré tout à l’entour.
Je ne vais pas ◀continuer l’analyse bien longtemps : le château est trouvé, on y
arrive à travers les fossés sur une planche fragile. Louise, par sa présence,
par son prestige de femme, fait taire les chiens qui hurlent, et Eugène va
réveiller son ami Hubert, qui ne l’attend pas. Celui-ci, dès l’abord, à la
manière dont il saisit Louise qui s’est enfuie, et dont il l’introduit sous son
toit, laisse deviner ce qui adviendra un jour. En général, ces personnages du
romancier sont fragiles : ils ne sont point bâtis ni constitués d’une argile
terrestre bien forte, ni embrasés d’une étincelle du ciel bien ardente ; ils
sont nés d’un souffle, animés d’un caprice, humides d’une goutte de rosée ; leur
nom est jeunesse, beauté de dix-huit ans, facilité volage, oubli. Leur passion
n’est qu’un déjeuner de soleil. Ils changent au gré du rayon et du zéphyr.
Louise passera ainsi de l’amour pour Eugène au caprice pour Hubert, et
finalement les quittera tous deux pour aller retrouver un des beaux seigneurs de
la terrasse, qui l’a relancée jusqu’à ce château. J’oubliais presque une
certaine Denise, paysanne et boulangère, qui vient à la traverse et qui dit bien
des choses « dans le patois fleuri de ses doux yeux »
. Dans la
seconde partie de son roman, l’auteur essayera d’attribuer la conduite légère de
sa Louise à la philosophie du siècle, à cet esprit de débauche, autorisé par
Louis XV, soufflé par Voltaire, propagé par tant
d’autres. Mais non ; ici je l’arrête et je lui dis : Ami, prends garde, tu
dogmatises ; tu fais précisément ce que les gens à doctrines et les philosophes
des diverses écoles veulent nous obliger de faire. Ta Louise comme ta Denise est
volage, et même un peu perfide, non parce qu’elle est du xviiie
siècle et qu’elle a vu dans le château de
Fontenay je ne sais quel petit boudoir mystérieux, non parce qu’elle a lu dans
je ne sais quelle bibliothèque défendue ; elle est volage, parce qu’elle l’est
de nature, et que, de tout temps, elle l’eût été.
Laissons pour cette fois Voltaire, et, comme seule moralité à tirer de tout ceci, disons simplement : Jeunes filles, ne faites pas comme elle !
On ne saurait dire que M. Janin ne connaisse pas son xviiie siècle, mais il l’aime trop dans quelques parties pour le connaître de sang-froid et pour le peindre à tête reposée. Le xviiie siècle tout entier n’est pas un seul et même tourbillon ; il faut y distinguer bien des temps et des moments, et, dans chaque moment, distinguer encore les classes différentes de la société. Je prendrai une image que je crois fidèle pour rendre la manière dont le xviiie siècle apparaît à travers le dernier roman de M. Janin. On sait que, dans la pastorale de Daphnis et Chloé, à un certain jour les gens de Méthymne déclarent la guerre à ceux de Mytilène, et un capitaine de navire s’empare de la pauvre enfant Chloé et de son troupeau. Mais à peine le navire est-il en mer, que, la nuit venue, de singuliers prodiges se font sentir. Le capitaine entend de grands bruits du côté de la haute mer comme si une grosse flotte arrivait à force de rames, et la terre, d’un autre côté, lui paraît tout en feu. Le matin, ce sont d’autres prodiges encore : les béliers et chèvres, qui sont à bord sur le pont, ont l’air de bondir, portant aux cornes des rameaux de lierre avec leurs grappes : Chloé elle-même semble couronnée de branchages de pin, et une flûte de berger qui se fait entendre d’une roche voisine résonne comme ferait une trompette de guerre. C’est le dieu Pan, ami de Chloé et protecteur des troupeaux, qui cause cette illusion aux gens du navire et qui communique à tous les objets cette sorte de transfiguration et de tourbillonnement universel. Ce même dieu Pan semble avoir donné quelque chose de cette trépidation prestigieuse aux objets et aux personnages du xviiie siècle, tels qu’ils se réfléchissent dans la pastorale de M. Janin.
J’ai entendu citer avec éloge un portrait de Louis XV, qui est au
chapitre x du second volume. Il y a des traits sentis et bien
frappés dans ces pages, où est étalée la hideuse vieillesse de ce roi. J’y vois
de l’exagération pourtant, et jamais Louis XV, ni pour les qualités ni pour les
défauts, n’a pu mériter d’être comparé à un Tibère. « C’était un honnête
homme, qui n’avait d’autre défaut que celui d’être roi »
, écrivait
le grand Frédéric à Voltaire au moment de la mort de Louis XV. En parlant ainsi,
Frédéric était clément et généreux ; il faisait de plus la leçon à Voltaire qui
se montrait sans pitié pour ce roi mort qu’il avait autrefois flatté. Dans tous
les cas, il y a loin de cet honnête homme, ainsi qualifié
indulgemment par Frédéric, à un Tibère. Comme page à citer, j’aime mieux celle
que M. Janin a consacrée au Régent, et dans laquelle il suppose Henri IV
apostrophant son petit-fils. Cette page est vraiment juste, elle est simple et
belle, et, puisque je suis en train de découpures, je la donnerai :
Malheureux prince (est censé lui dire Henri IV), le plus semblable à moi des petits-fils de ma race, tu avais en toi-même tout ce qui fait les grands hommes, et tu t’en es servi pour accomplir les plus grands vices. Tu n’as suivi que mes mauvais exemples, tu n’as marché que dans le sentier de mes égarements. Ce royaume que j’avais sauvé, cette monarchie que j’avais fondée, et que le grand roi avait portée au plus haut degré des respects et des obéissances que pouvait espérer une couronne mortelle, qu’en avez-vous fait, Monsieur le Régent ? Vous en avez fait une déclamation, une ironie, un jouet ! L’enfant royal, venu au monde sur un tombeau, ce précieux rejeton de tant de rois, que la France avait confié à votre tutelle, vous l’avez entouré de tous les soins qui font vivre un enfant, mais aussi de tous les exemples qui perdent un jeune homme. Ainsi le corps de ce prince choisi a été sain et sauf, pendant que l’âme s’est dégradée. Imprudent, qui n’as pas compris toutes les ruines que peut couver une parole mauvaise, et toutes les révolutions que peut enfanter une conduite coupable ! tu as joué non seulement avec l’argent de mes peuples, mais avec leurs croyances, et, ne pouvant pas la briser, cette force morale, tu l’as attaquée par tous les genres de bons mots et de mépris. Va ! va ! si tu as semé des germes funestes, nos petits-neveux recueilleront une moisson abominable. Et pourtant je ne veux pas te maudire, mon pauvre enfant : ton esprit était bon, ton cœur était sans fiel ; tu as été affable comme moi, amoureux plus que moi ; tu n’as jamais aimé la vengeance, et le pardon s’est rencontré toujours dans ton sourire et dans tes yeux.
Je voudrais que M. Janin contînt et possédât toujours ainsi son style, qu’il mît parfois le holà ! au torrent d’allusions classiques qui bouillonnent et qui débordent. Quand il fera réimprimer ces volumes, il y aura quelques erreurs de fait à corriger. Ainsi, Chevert n’était pas maréchal de France (t. I, p. 231), c’est Fabert qui l’a été. Ausone n’était point évêque (t. I, p. 420), à peine s’il était chrétien ; c’est Sidoine qui était évêque. Dans sa verve de composition, la plume de l’auteur a de ces méprises qui ne sont qu’un malentendu entre deux souvenirs qui se pressent trop.
M. Janin a l’honorable ambition de faire un livre. Habile écrivain de chaque
jour, il aspire, dans quelque sujet choisi, à se surpasser encore. Le dirai-je ?
je suis là-dessus moins inquiet que lui. Ce livre auquel il songe tant, il le
fait chaque jour sans y songer, ou plutôt le livre se fait, bon gré mal gré, de
lui-même. Les
chapitres en sont divers, variés,
bigarrés comme la vie littéraire de ce temps-ci. Savez-vous de quelle façon
j’entends la suite de ces chapitres dans l’œuvre de Janin ? Je commence par dire
à l’auteur : N’entrez pas, ne vous en mêlez pas ; allez produire encore, ne vous
retournez jamais en arrière. Mais un ami, un homme amoureux des lettres, du fin
style, un connaisseur sans faux scrupule, qui sait son Horace et son Apulée, a
devant lui, je suppose, la masse de ces feuilletons que nous donne Janin depuis
vingt ans comme l’arbre pousse ses feuilles. L’amateur, qui a le coup d’œil
prompt, qui se ressouvient à la fois et qui devine, lit, parcourt, choisit dans
ces pages nombreuses celles qu’il faut élaguer, celles qui doivent vivre et
auxquelles il ne manque, pour être dans tout leur jour, que de paraître
détachées. Ce n’est pas toujours un feuilleton entier qu’il faut mettre, ce n’en
est bien souvent qu’une moitié, un tiers. Là, le vrai chapitre commence, là il
finit : le mérite de l’éditeur serait de marquer juste l’endroit. Combien j’en
retrouve en idée de ces chapitres piquants, de ces petits chefs-d’œuvre sur tous
les auteurs du jour, sur tous les romanciers en vogue, sur tout ce qui a passé,
chanté, jasé, voltigé au théâtre ! Sur Molière que de bonnes choses Janin
n’a-t-il pas dites ! c’est quand il parle de Molière qu’il arrive à la vérité
pleine et courante, « la bonne, la franche, l’aimable, la vraie
vérité »
. Sur le romancier Balzac, que n’a-t-il pas trouvé de fin,
de subtil, de sensé ! rappelez-vous ce que vous lisiez l’autre jour à propos de
la comédie de Mercadet. Et sans aller si loin, lundi dernier,
l’avez-vous entendu nous parler de cette vive, bizarre, et indéfinissable
créature, de Mlle Déjazet en personne ? Janin l’a définie
dans le style le plus frais, le plus vif, le plus frétillant, le plus semblable
à la chose. Prenez ce feuilleton du 6 octobre au bas de la cinquième
colonne, coupez-le au bas de la neuvième, et vous avez votre
chapitre tout fait qui s’intitule : « Mademoiselle Déjazet en 1851 », au moment
où la Fortune dit à cette chose légère, comme elle a dit, un jour ou l’autre, à
tous les vainqueurs, à toutes les reines, à toutes les bergères : C’est assez. Mais j’entends se récrier un sage : Où est la nécessité
de venir peindre Mlle Déjazet ? Cet homme, qui se croit sage
et qui fait cette réflexion, ne l’est pas. Il y a lieu de peindre, dans un
temps, tout ce qui a vécu, brillé, fleuri à son heure ; ayez seulement la
couleur du sujet et le rayon. M. Janin, en mille rencontres, a ce rayon.