Mélanges littéraires
Académie
Parmi les modernes, ce mot se prend ordinairement pour une société ou compagnie de gens de lettres, établie pour la culture et l’avancement des arts ou des sciences.
Quelques auteurs confondent les mots d’Académie et d’Université : mais quoique ce soit la même chose en latin, c’en sont deux bien différentes en français. Une Université est proprement un corps composé de gens gradués en plusieurs facultés ; de professeurs qui enseignent dans les écoles publiques, de précepteurs ou maîtres particuliers, et d’étudiants qui prennent des leçons et aspirent à parvenir aux mêmes degrés ; au lieu qu’une Académie n’est point destinée à enseigner ou professer aucun art, quel qu’il soit, mais à en procurer la perfection ; elle n’est point composée d’écoliers que de plus habiles qu’eux instruisent, mais de personnes d’une capacité distinguée, qui se communiquent leurs lumières et se font part de leurs découvertes pour leur avantage mutuel.
La première Académie dont nous connaissions l’institution, est celle que Charlemagne établit par le conseil d’Alcuin : elle était composée des plus beaux génies de la cour, et l’empereur lui-même en était un des membres. Dans les conférences académiques, chacun devait rendre compte des anciens auteurs qu’il avait lus ; et même chaque académicien prenait le nom de celui de ces anciens auteurs pour lequel il avait le plus de goût, ou de quelque personnage célèbre de l’antiquité. Alcuin, entre autres, des lettres duquel nous avons appris ces particularités, prit celui de Flaccus, qui était le surnom d’Horace ; un jeune seigneur qui se nommait Angilbert, prit celui d’Homère ; Adelard, évêque de Corbie, se nomma Augustin ; Riculphe, archevêque de Mayence, Damétas ; et le roi lui-même, David.
Ce fait peut servir à relever la méprise de quelques écrivains modernes, qui rapportent que ce fut pour se conformer au goût général des savants de son siècle, qui étaient grands admirateurs des noms romains, qu’Alcuin prit celui de Flaccus Albinus.
La plupart des nations ont à présent des Académies, sans en excepter la Russie. Il y en a peu en Angleterre ; la principale et celle qui mérite le plus d’attention, est celle que nous connaissons sous le nom de Société royale, et on peut y joindre la Société d’Édimbourg. Il y a cependant encore une Académie royale de musique et une de peinture établies par lettres-patentes, et gouvernées chacune par des directeurs particuliers.
En France nous avons des Académies florissantes en tout genre, tant à Paris que dans d’autres villes.
Académie Française
Cette Académie a été instituée en 1635 par le cardinal de Richelieu, pour perfectionner sa langue ; et en général elle a pour objet toutes les matières de grammaire, de poésie et d’éloquence. La forme en est fort simple, et n’a jamais reçu de changement : les membres sont au nombre de quarante, tous égaux ; les grands seigneurs et les gens titrés n’y sont admis qu’à titre d’hommes de lettres ; et le cardinal de Richelieu, qui connaissait le prix des talents, a voulu que l’esprit y marchât sur la même ligne à côté du rang et de la noblesse. Cette Académie a un directeur et un chancelier, qui se tirent au sort tous les trois mois, et un secrétaire, qui est perpétuel. Elle a compté et compte encore aujourd’hui parmi ses membres, plusieurs personnes illustres par leur esprit et par leurs ouvrages. Elle s’assemble trois fois la semaine au vieux Louvre pendant toute l’année ; le lundi, le jeudi et le samedi1. Il n’y a point d’autres assemblées publiques que celles où l’on reçoit quelque académicien nouveau, et une assemblée qui se fait tous les ans le jour de la Saint-Louis, et où l’Académie distribue les prix d’éloquence et de poésie, qui consistent chacun en une médaille d’or. Elle a publié un dictionnaire de la langue française, qui a déjà eu quatre éditions, et qu’elle travaille sans cesse à perfectionner. La devise de cette Académie est : À l’immortalité.
Affectation
L’affectation de style, dans le langage et dans la conversation, est un vice assez ordinaire aux gens qu’on appelle beaux parleurs : il consiste à dire, en termes bien recherchés, et quelquefois ridiculement choisis, des choses triviales ou communes. C’est pour cette raison que les beaux parleurs sont ordinairement si insupportables aux gens d’esprit, qui cherchent beaucoup plus à bien penser qu’à bien dire, ou plutôt qui croient que pour bien dire, il suffit de bien penser ; qu’une pensée neuve, forte, juste, lumineuse, porte avec elle son expression ; et qu’une pensée commune ne doit jamais être présentée que pour ce qu’elle est, c’est-à-dire, avec une expression simple.
L’affectation dans le style est à peu près la même chose que l’affectation dans le langage ; avec cette différence que ce qui est écrit doit être naturellement un peu plus soigné que ce que l’on dit, parce qu’on est supposé y penser mûrement en l’écrivant ; d’où il suit que ce qui est affectation dans le langage, ne l’est pas quelquefois dans le style. L’affectation dans le style est à l’affectation dans le langage, ce qu’est l’affectation d’un grand seigneur à celle d’un homme ordinaire. J’ai entendu quelquefois faire l’éloge de certaines personnes, en disant qu’elles parlent comme un livre : si ce que ces personnes disent était écrit, cela pourrait être supportable ; mais il me semble que c’est un grand défaut que de parler ainsi ; c’est une marque presque certaine, que l’on est dépourvu de chaleur et d’imagination. Tant pis pour qui ne fait jamais de solécisme en parlant ; on pourrait dire que ces personnes-là lisent toujours et ne parlent jamais. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’ordinairement ces beaux parleurs sont de très mauvais écrivains. La raison en est toute simple : ou ils écrivent comme ils parleraient, persuadés qu’ils parlent comme on doit écrire ; et ils se permettent, en ce cas, une infinité de négligences et d’expressions impropres, qui échappent, malgré qu’on en ait, dans le discours : ou ils mettent, proportion gardée, le même soin à écrire qu’ils mettent à parler ; et, en ce cas, l’affectation dans leur style est, si l’on peut parler ainsi, proportionnelle à celle de leur langage, et par conséquent ridicule.
Collège
Nous n’entrerons point ici dans le détail historique de l’établissement des collèges ; ce détail n’est point de l’objet de notre ouvrage, et d’ailleurs intéresserait assez peu le public, il est un autre objet bien plus important dont nous voulons ici nous occuper, c’est celui de l’éducation qu’on y donne à la jeunesse.
Quintilien, un des hommes de l’antiquité qui ont eu le plus de sens et le plus de goût, examine, dans ses Institutions oratoires, si l’éducation publique doit être préférée à l’éducation privée : et il conclut en faveur de la première. Presque tous les modernes qui ont traité le même sujet, depuis ce grand homme, ont été de son avis. Je n’examinerai point si la plupart d’entre eux n’étaient point intéressés par leur état à défendre cette opinion, ou déterminés à la suivre par une admiration trop souvent aveugle pour ce que les anciens ont pensé : il s’agit ici de raison et non pas d’autorité, et la question vaut bien la peine d’être examinée en elle-même.
J’observe d’abord que nous avons assez peu de connaissance de la manière dont se faisait chez les anciens l’éducation tant publique que privée, et qu’ainsi, ne pouvant à cet égard comparer la méthode des anciens à la nôtre, l’opinion de Quintilien, quoique peut-être bien fondée, ne saurait être ici d’un grand poids. Il est donc nécessaire de voir en quoi consiste l’éducation de nos collèges, et la comparer à l’éducation domestique ; c’est d’après ces faits que nous devons prononcer.
Mais avant que de traiter un sujet si important, je dois prévenir les lecteurs désintéressés que cet article pourra choquer quelques personnes, quoique ce ne soit pas mon intention : je n’ai pas plus de sujet de haïr ceux dont je vais parler, que de les craindre ; il en est même plusieurs que j’estime, et quelques-uns que j’aime et que je respecte. Ce n’est point aux hommes que je fais la guerre ; c’est aux abus, à des abus qui choquent et qui affligent comme moi la plupart même de ceux qui contribuent à les entretenir, parce qu’ils craignent de s’opposer au torrent. La matière dont je vais parler intéresse le gouvernement et la religion, et mérite bien qu’on en parle avec liberté sans que cela puisse offenser personne : après cette précaution j’entre en matière.
On peut réduire à cinq chefs l’éducation publique ; les humanités, la rhétorique, la philosophie, les mœurs et la religion.
Humanités. On appelle ainsi le temps qu’on emploie dans les collèges à s’instruire des préceptes de la langue latine. Ce temps est d’environ six ans : on y joint vers la fin quelque connaissance très superficielle du grec : on y explique, tant bien que mal, les auteurs de l’antiquité les plus faciles à entendre ; on y apprend aussi, tant bien que mal, à composer en latin ; je ne sache pas qu’on y enseigne autre chose. Il faut pourtant convenir que dans l’Université de Paris, où chaque professeur est attaché à une classe particulière, les humanités sont plus fortes que dans les collèges de réguliers, où les professeurs montent de classe en classe, et s’instruisent avec leurs disciples, en apprenant avec eux ce qu’ils devraient leur enseigner. Ce n’est point la faute des maîtres, c’est, encore une fois, la faute de l’usage.
Rhétorique. Quand on sait ou qu’on croit savoir assez de latin, on passe en rhétorique : c’est alors qu’on commence à produire quelque chose de soi-même ; car, jusqu’alors, on n’a fait que traduire, soit de latin en français, soit de français en latin. En rhétorique on apprend d’abord à étendre une pensée, à circonduire et allonger des périodes ; et peu à peu l’on en vient enfin à des discours en forme, toujours ou presque toujours en langue latine. On donne à ces discours le nom d’amplifications ; nom très convenable en effet, puisqu’ils consistent, pour l’ordinaire, à noyer dans deux feuilles de verbiage ce qu’on pourrait et ce qu’on devrait dire en deux lignes. Je ne parle point de ces figures de rhétorique, si chères à quelques pédants modernes, et dont le nom même est devenu si ridicule, que les professeurs les plus sensés les ont entièrement bannies de leurs leçons : il en est pourtant encore qui en font grand cas, et il est assez ordinaire d’interroger sur ce sujet important ceux qui aspirent à la maîtrise ès arts.
Philosophie. Après avoir passé sept ou huit ans à apprendre des mots, ou à parler sans rien dire, on commence enfin ou on croit commencer l’étude des choses ; car c’est la vraie définition de la philosophie. Mais il s’en faut bien que celle des collèges mérite ce nom : elle ouvre pour l’ordinaire par un compendium, qui est, si on peut parler ainsi, le rendez-vous d’une infinité de questions inutiles sur l’existence de la philosophie, sur la philosophie d’Adam, etc. On passe de là en logique : celle qu’on enseigne, du moins dans un grand nombre de collèges, est à peu près celle que le maître de philosophie se propose d’apprendre au bourgeois gentilhomme ; on y enseigne à bien concevoir par le moyen des universaux, à bien juger par le moyen des catégories, et à bien construire un syllogisme par le moyen des figures, barbara, celarant, darii, ferio, baralipton, etc. On y demande, si la logique est un art ou une science ; si la conclusion est de l’essence du syllogisme, etc., etc. ; toutes questions qu’on ne trouvera point dans l’Art de penser, ouvrage excellent, mais auquel on a peut-être reproché, avec quelque raison, d’avoir fait des règles de la logique un trop gros volume. La métaphysique est à peu près dans le même goût : on y mêle aux plus importantes vérités les discussions les plus futiles, avant et après avoir démontré l’existence de Dieu, on traite avec le même soin les grandes questions de la distinction formelle ou virtuelle, de l’universel de la part de la chose, et une infinité d’autres ; n’est-ce pas outrager et blasphémer en quelque sorte la plus grande des vérités, que de lui donner un si ridicule et si misérable voisinage ? Enfin, dans la physique, on bâtit à sa mode un système du monde ; on y explique tout ou presque tout ; on y suit ou on y réfute à tort et à travers Aristote, Descartes et Newton : on termine ce cours de deux années par quelques pages sur la morale, qu’on rejette pour l’ordinaire à la fin, sans doute comme la partie la moins importante.
Mœurs et religion. Nous rendrons, sur le premier de ces deux articles, la justice qui est due aux soins de la plupart des maîtres ; mais nous en appelons en même temps à leur témoignage, et nous gémirons d’autant plus volontiers avec eux sur la corruption dont on ne peut justifier la jeunesse des collèges, que cette corruption ne saurait leur être imputée. À l’égard de la religion, on tombe sur ce point dans deux excès également à craindre : le premier et le plus commun, est de réduire tout en pratiques extérieures, et d’attacher à ces pratiques une vertu qu’elles n’ont assurément pas ; le second est au contraire de vouloir obliger les enfans à s’occuper uniquement de cet objet, et de leur faire négliger pour cela leurs autres études, par lesquelles ils doivent un jour se rendre utiles à leur patrie. Sous prétexte que Jésus-Christ a dit qu’il faut toujours prier, quelques maîtres, et surtout ceux qui sont dans certains principes de rigorisme, voudraient que presque tout le temps destiné à l’étude se passât en méditations et en catéchismes ; comme si le travail et l’exactitude à remplir les devoirs de son état, n’étaient pas la prière la plus agréable à Dieu. Aussi les disciples qui, soit par tempérament, soit par paresse, soit par docilité, se conforment sur ce point aux idées de leurs maîtres, sortent pour l’ordinaire du collège avec un degré d’imbécillité et d’ignorance de plus.
Il résulte de ce détail, qu’un jeune homme, après avoir passé dans un collège dix années qu’on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu’il a le mieux employé son temps, avec la connaissance très imparfaite d’une langue morte ; avec des préceptes de rhétorique et des principes de philosophie, qu’il doit tâcher d’oublier ; souvent avec une corruption de mœurs dont l’altération de la santé est la moindre suite ; quelquefois avec des principes d’une dévotion mal entendue ; mais plus ordinairement avec une connaissance de la religion si superficielle, qu’elle succombe à la première conversation impie ou à la première lecture dangereuse.
Je sais que les maîtres les plus sensés déplorent ces abus, avec encore plus de force que nous ne faisons ici ; presque tous désirent passionnément qu’on donne à l’éducation des collèges une autre forme. Nous ne faisons qu’exposer ici ce qu’ils pensent, et ce que personne d’entre eux n’ose écrire : mais le train une fois établi a sur eux un pouvoir dont ils ne sauraient s’affranchir ; et, en matière d’usage, ce sont les gens d’esprit qui reçoivent la loi des sots. Je n’ai donc garde, dans ces réflexions sur l’éducation publique, de faire la satire de ceux qui enseignent ; ces sentiments seraient bien éloignés de la reconnaissance dont je fais profession pour mes maîtres : je conviens avec eux que l’autorité supérieure du gouvernement est seule capable d’arrêter les progrès d’un si grand mal ; je dois même avouer que plusieurs professeurs de l’Université de Paris s’y opposent autant qu’il leur est possible, et qu’ils osent s’écarter en quelque chose de la routine ordinaire, au risque d’être blâmés par le plus grand nombre. S’ils osaient encore davantage, et si leur exemple était suivi, nous verrions peut-être enfin les études changer de face parmi nous : mais c’est un avantage qu’il ne faut attendre que du temps, si même le temps est capable de nous le procurer. La vraie philosophie a beau se répandre en France de jour en jour, il lui est bien plus difficile de pénétrer chez les corps que chez les particuliers : ici elle ne trouve qu’une tête à forcer, si on peut parler ainsi ; là elle en trouve mille. L’Université de Paris, composée de particuliers qui ne forment d’ailleurs entre eux aucun corps régulier ni ecclésiastique, aura moins de peine à secouer le joug des préjugés dont les écoles sont encore pleines.
Parmi les différentes inutilités qu’on apprend aux enfants dans les collèges, j’ai négligé de faire mention des tragédies, parce qu’il me semble que l’Université de Paris commence à les proscrire presque entièrement : on en a l’obligation à Rollin, un des hommes qui ont travaillé le plus utilement pour l’éducation de la jeunesse ; à ces déclamations de vers il a substitué les exercices, qui sont au moins beaucoup plus utiles, quoiqu’ils pussent l’être encore davantage. On convient aujourd’hui, assez généralement, que ces tragédies sont une perte de temps pour les écoliers et pour les maîtres : c’est pis encore, quand on les multiplie au point d’en représenter plusieurs pendant l’année, et quand on y joint d’autres appendices encore plus ridicules, comme des explications d’énigmes, des ballets, et des comédies tristement ou ridiculement plaisantes. Nous avons sous les yeux un ouvrage de cette dernière espèce, intitulé : la défaite du Solécisme par Despautère, représentée plusieurs fois dans un collège de Paris : le chevalier Prétérit, le chevalier Supin, le marquis des Conjugaisons, et d’autres personnages de la même trempe, sont les lieutenants-généraux de Despautère, auquel deux grands princes, Solécisme et Barbarisme, déclarent une guerre mortelle. Nous faisons grâce à nos lecteurs d’un plus grand détail, et nous ne doutons point que ceux qui président aujourd’hui à ce collège, ne fissent main-basse, s’ils en étaient les maîtres, sur des puérilités si pédantesques et de si mauvais goût : ils sont trop éclairés pour ne pas sentir que le précieux temps de la jeunesse ne doit point être employé à de pareilles inepties. Je ne parle point ici des ballets où la religion peut être intéressée : je sais que cet inconvénient est rare, grâce à la vigilance des supérieurs ; mais je sais aussi que, malgré toute cette vigilance, il ne laisse pas de se faire sentir quelquefois. Je conclus du moins de tout ce détail, qu’il n’y a rien de bon à gagner dans ces sortes d’exercices, et beaucoup de mal à en craindre.
Il me semble qu’il ne serait pas impossible de donner une autre forme à l’éducation des collèges. Pourquoi passer six ans à apprendre, tant bien que mal, une langue morte ? Je suis bien éloigné de désapprouver l’étude d’une langue dans laquelle les Horace et les Tacite ont écrit ; cette étude est absolument nécessaire pour connaître leurs admirables ouvrages : mais je crois que l’on devrait se borner à les entendre, et que le temps qu’on emploie à composer en latin est un temps perdu. Ce temps serait bien mieux employé à apprendre par principes sa propre langue, qu’on ignore toujours au sortir du collège, et qu’on ignore au point de la parler très mal. Une bonne grammaire française serait tout à la fois une excellente métaphysique, et vaudrait bien les rapsodies qu’on lui substitue. D’ailleurs, quel latin que celui de certains collèges ! nous en appelons au jugement des connaisseurs.
Un rhéteur moderne, le père Porée, très respectable d’ailleurs par ses qualités personnelles, mais à qui nous ne devons que la vérité, puisqu’il n’est plus, est le premier qui ait osé se faire un jargon bien différent de la langue que parlaient autrefois les Hersan, les Marin, les Grenan, les Comire, les Cossart et les Jouvenci, et que parlent encore quelques professeurs célèbres de l’Université. Les successeurs du rhéteur dont je parle ne sauraient trop s’éloigner de ses traces.
Je sais que le latin étant une langue morte, dont presque toutes les finesses nous échappent, ceux qui passent aujourd’hui pour écrire le mieux en cette langue, écrivent peut-être fort mal : mais du moins les vices de leur diction nous échappent aussi ; et combien doit être ridicule une latinité qui nous fait rire ? Certainement un étranger, peu versé dans la langue française, s’apercevrait facilement que la diction de Montaigne, c’est-à-dire du seizième siècle, approche plus de celle des bons écrivains du siècle de Louis XIV, que celle de Geoffroy de Villehardouin, qui écrivait dans le treizième siècle.
Au reste, quelque estime que j’aie pour nos humanistes modernes, je les plains d’être forcés à se donner tant de peine pour parler fort élégamment uné autre langue que la leur. Ils se trompent, s’ils s’imaginent en cela avoir le mérite de la difficulté vaincue : il est plus difficile d’écrire et de parler bien sa langue, que de parler et d’écrire une langue morte ; la preuve en est frappante. Je vois que les Grecs et les Romains, dans le temps que leur langue était vivante, n’ont pas eu plus de bons écrivains que nous n’en avons dans la nôtre ; je vois qu’ils n’ont eu, ainsi que nous, qu’un très petit nombre d’excellents poètes, et qu’il en est de même de toutes les nations. Je vois au contraire que le renouvellement des lettres a produit une quantité prodigieuse de poètes latins, que nous avons la bonté d’admirer : d’ou peut venir cette différence ? et si Virgile ou Horace revenaient au monde pour juger ces héros modernes du Parnasse latin, ne devrions-nous pas avoir grand-peur pour eux ? Pourquoi, comme l’a remarqué un auteur moderne, telle compagnie, fort estimable d’ailleurs, qui a produit une nuée de versificateurs latins, n’a-t-elle pas un seul poète français qu’on puisse lire ? Pourquoi les recueils de vers français qui s’échappent par malheur de nos collèges ont-ils si peu de succès, tandis que plusieurs gens de lettres estiment les vers latins qui en sortent ? Je dois, au reste, avouer ici que l’Université de Paris est très circonspecte et très réservée sur la versification française, et je ne saurais l’en blâmer.
Concluons de ces réflexions, que les compositions latines sont sujettes à de grands inconvénients, et qu’on ferait beaucoup mieux de substituer des compositions françaises. C’est ce qu’on commence à faire dans l’Université de Paris : on y tient cependant encore au latin par préférence ; mais enfin on commence à y enseigner le français.
J’ai entendu quelquefois regretter les thèses qu’on soutenait jadis en grec : j’ai bien plus de regret qu’on ne les soutienne pas en français ; on serait obligé d’y parler raison, ou de se taire.
Les langues étrangères dans lesquelles nous avons un grand nombre de bons auteurs, comme l’anglais et l’italien, et peut-être l’allemand et l’espagnol, devraient aussi entrer dans l’éducation des collèges ; la plupart seraient plus utiles à savoir que des langues mortes, dont les savants seuls sont à portée de faire usage.
J’en dis autant de l’histoire et de toutes les sciences qui s’y rapportent, comme la chronologie et la géographie. Malgré le peu de cas que l’on paraît faire, dans les collèges, de l’étude de l’histoire, c’est peut-être l’enfance qui est le temps le plus propre à l’apprendre. L’histoire, assez inutile au commun des hommes, est fort utile aux enfants, par les exemples qu’elle leur présente et les leçons vivantes de vertu qu’elle peut leur donner, dans un âge où ils n’ont point encore de principes fixes, ni bons ni mauvais. Ce n’est pas à trente ans qu’il faut commencer à l’apprendre, à moins que ce ne soit pour la simple curiosité ; parce qu’à trente ans l’esprit et le cœur sont ce qu’ils seront pour toute la vie. Au reste, un homme d’esprit de ma connaissance voudrait qu’on étudiât et qu’on enseignât l’histoire à rebours, c’est-à-dire, en commençant par notre temps, et remontant de là aux siècles passés. Cette idée me paraît très juste et très philosophique : à quoi bon ennuyer d’abord un enfant de l’histoire de Pharamond, de Clovis, de Charlemagne, de César et d’Alexandre, et lui laisser ignorer celle de son temps, comme il arrive presque toujours, par le dégoût que les commencements lui inspirent ?
À l’égard de la rhétorique, on voudrait qu’elle consistât beaucoup plus en exemples qu’en préceptes, qu’on ne se bornât pas à lire des auteurs anciens, et à les faire admirer quelquefois assez mal à propos ; qu’on eût le courage de les critiquer souvent, de les comparer avec les auteurs modernes, et de faire voir en quoi nous avons de l’avantage ou du désavantage sur les Romains et sur les Grecs. Peut-être même devrait-on faire précéder la rhétorique par la philosophie ; car enfin, il faut apprendre à penser avant que d’écrire.
Dans la philosophie, on bornerait la logique à quelques lignes ; la métaphysique, à un abrégé de Locke ; la morale purement philosophique, aux ouvrages de Sénèque et d’Épictète ; la morale chrétienne, au sermon de Jésus-Christ sur la montagne ; la physique, aux expériences et à la géométrie, qui est de toutes les logiques et physiques la meilleure.
On voudrait enfin qu’on joignit à ces différentes études, celle des beaux-arts, et surtout de la musique, étude si propre pour le former le goût et pour adoucir les mœurs, et dont on peut bien dire avec Cicéron :
Hæc studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant, secundas res ornant, adversis perfugium et solatium præbent.
Ce plan d’étude irait, je l’avoue, à multiplier les maîtres et le temps de l’éducation. Mais, 1°. il me semble que les jeunes gens, en sortant du collège, y gagneraient de toutes manières, s’ils en sortaient plus instruits. 2°. Les enfants sont plus capables d’application et d’intelligence qu’on ne le croit communément ; j’en appelle à l’expérience : et si, par exemple, on leur apprenait de bonne heure la géométrie, je ne doute point que les prodiges et les talents précoces en ce genre ne fussent beaucoup plus fréquents. Il n’est guère de sciences dont on ne puisse instruire l’esprit le plus borné, avec beaucoup d’ordre et de méthode ; mais c’est là pour l’ordinaire par ou l’on pèche. 3°. Il ne serait pas nécessaire d’appliquer tous les enfants à tous ces objets à la fois : on pourrait ne les montrer que successivement ; quelques-uns pourraient se borner à un certain genre ; et dans cette quantité prodigieuse, il serait bien difficile qu’un jeune homme n’eut du goût pour aucun. Au reste, c’est au gouvernement, comme je l’ai dit, à faire changer la routine et l’usage ; qu’il parle, et il se trouvera assez de bons citoyens pour proposer un excellent plan d’études. Mais en attendant cette réforme, dont nos neveux auront peut-être le bonheur de jouir, je ne balance point à croire que l’éducation des collèges, telle qu’elle est, est sujette à beaucoup plus d’inconvénients qu’une éducation privée, ou il est beaucoup plus facile de se procurer les diverses connaissances dont je viens de faire le détail.
Je sais qu’on fait sonner très haut deux grands avantages en faveur de l’éducation des collèges, la société et l’émulation : mais il me semble qu’il ne serait pas impossible de se les procurer dans l’éducation privée, en liant ensemble quelques enfants à peu près de la même force et du même âge. D’ailleurs, j’en prends à témoin les maîtres, l’émulation dans les collèges est bien rare ; et à l’égard de la société, elle n’est pas sans de grands inconvénients. J’ai déjà touché ceux qui en résultent par rapport aux mœurs ; mais je veux parler ici d’un autre qui n’est que trop commun, surtout dans les lieux où on élève beaucoup de jeune noblesse : on leur parle à chaque instant de leur naissance et de leur grandeur, et par là on leur inspire, sans le vouloir, des sentiments d’orgueil à l’égard des autres. On exhorte ceux qui président à l’instruction de la jeunesse à s’examiner soigneusement sur un point de si grande importance.
Un autre inconvénient de l’éducation des collèges, est que le maître se trouve obligé de proportionner sa marche au plus grand nombre de ses disciples, c’est-à-dire, aux génies médiocres ; ce qui entraîne pour les génies plus heureux, une perte de temps considérable.
Je ne puis m’empêcher non plus de faire sentir, à cette occasion, les inconvénients de l’instruction gratuite ; et je suis assuré d’avoir ici pour moi tous les professeurs les plus éclaires et les plus célèbres : si cet établissement a fait quelque bien aux disciples, il a fait encore plus de mal aux maîtres.
Au reste, si l’éducation de la jeunesse est négligée, ne nous en prenons qu’à nous-mêmes, et au peu de considération que nous témoignons à ceux qui s’en chargent ; c’est le fruit de cet esprit de futilité qui règne dans notre nation, et qui absorbe, pour ainsi dire, tout le reste. En France, on sait peu de gré à quelqu’un de remplir les devoirs de son état ; on aime mieux qu’il soit frivole.
Voilà ce que l’amour du bien public m’a inspiré de dire ici sur l’éducation, tant publique que privée : d’où il s’ensuit que l’éducation publique ne devrait être la ressource que des enfants dont les parents ne sont malheureusement pas en état de fournir à la dépense d’une éducation domestique. Je ne puis penser, sans regret, au temps que j’ai perdu dans mon enfance : c’est à l’usage établi, et non à mes maîtres, que j’impute cette perte irréparable ; et je voudrais que mon expérience pût être utile à ma patrie.
Exoriare aliquis.
Contresens
Vice dans lequel on tombe quand le discours rend une autre pensée que celle qu’on a dans l’esprit, ou que l’auteur qu’on interprète y avait. Ce vice naît toujours d’un défaut de logique, quand on écrit de son propre fonds ; ou d’ignorance soit de la matière, soit de la langue, quand on écrit d’après un autre.
Ce défaut est particulier aux traductions. Avec quelque soin qu’on travaille un auteur ancien, il est difficile de n’en faire aucun : les usages, les allusions à des faits particuliers, les différentes acceptions des mots de la langue, et une infinité d’autres circonstances peuvent y donner lieu.
Il y a une autre espèce de contresens, dont on a moins parlé, et qui est pourtant plus blâmable encore, parce qu’il est, pour ainsi dire, plus incurable ; c’est celui qu’on fait en s’écartant du génie et du caractère de son auteur. La traduction ressemble alors à un portrait qui rendrait grossièrement les traits sans rendre la physionomie, ou en la rendant autre qu’elle n’est, ce qui est encore pis : par exemple, une traduction de Tacite dont le style ne serait point vif et serré, quoique bien écrite d’ailleurs, serait en quelque manière un contresens perpétuel ; et ainsi des autres. Que de traducteurs sont dans le cas dont nous parlons, surtout dans la plupart de nos traductions.
Déchiffrer
C’est l’art d’expliquer un chiffre, c’est-à-dire, de deviner le sens d’un discours écrit en caractères différents des caractères ordinaires. Il y a apparence que cette dénomination vient de ce que ceux qui ont cherché les premiers, du moins parmi nous, à écrire en chiffres, se sont servis des chiffres de l’arithmétique ; et de ce que ces chiffres sont ordinairement employés pour cela, étant d’un côté des caractères très connus, et de l’autre étant très différents des caractères ordinaires de l’alphabet. Les Grecs, dont les chiffres arithmétiques n’étaient autre chose que les lettres de leur alphabet, n’auraient pas pu se servir commodément de cette méthode : aussi en avaient-ils d’autres ; par exemple, les scytales des Lacédémoniens. (Voy. Plutarque dans la vie de Lysandre.) J’observerai seulement que cette espèce de chiffre ne devait pas être fort difficile à deviner ; car, 1°. il était aisé de voir, en tâtonnant un peu, quelle était la ligne qui devait se joindre par le sens à la ligne d’en bas du papier ; 2°. cette seconde ligne connue, tout le reste était aisé à trouver ; car supposons que cette seconde ligne, suite immédiate de la première dans le sens, fût, par exemple, la cinquième, il n’y avait qu’à aller de là à la neuvième, à la treizième, dix-septième, etc., et ainsi de suite jusqu’au haut du papier, et on trouvait toute la première ligne du rouleau ; 3°. ensuite on n’avait qu’à reprendre la seconde ligne d’en bas, puis la sixième, la dixième, la quatorzième, etc., ainsi de suite. Tout cela est aisé à voir, en considérant qu’une ligne écrite sur le rouleau, devait être formée par des lignes partielles également distantes les unes des autres.
Plusieurs auteurs ont écrit sur l’art de déchiffrer : nous n’entrerons point ici dans ce détail immense, qui nous mènerait trop loin ; mais, pour l’utilité de nos lecteurs, nous allons donner l’extrait raisonné d’un petit ouvrage de s’Gravesande sur ce sujet, qui se trouve dans le chap. 35 de la seconde partie de son Introductio ad philosophiam, c’est-à-dire de la logique.
s’Gravesande, après avoir donné les règles générales de la méthode analytique, et de la manière de faire usage des hypothèses, applique avec beaucoup de clarté ces règles à l’art de déchiffrer, dans lequel elles sont en effet d’un grand usage.
La première règle qu’il prescrit, est de faire un catalogue des caractères qui composent le chiffre, et de marquer combien chacun est répété de fois. Il avoue que cela n’est pas toujours utile. ; mais il suffit que cela puisse l’être. En effet, si, par exemple, chaque lettre était imprimée par un seul chiffre, et que le discours fût en français, ce catalogue servirait à trouver, 1°. les e par le chiffre qui se trouverait le plus souvent ; car l’e est la lettre la plus fréquente en français ; 2°. les voyelles par les autres chiffres les plus fréquents ; 3°. les t et les q, à cause de la fréquence des et, des qui, que, surtout dans un discours un peu long ; 4°. les s, à cause de la terminaison de tous les pluriels par cette lettre, etc., et ainsi de suite.
Pour pouvoir déchiffrer, il faut d’abord connaître la langue : Viète, il est vrai, a prétendu pouvoir s’en passer ; mais cela paraît bien difficile, pour ne pas dire impossible.
Il faut que la plupart des caractères se trouvent plus d’une fois dans le chiffre, au moins si l’écrit est un peu long, et si une même lettre est désignée par des caractères différents.
Exemple d’un chiffre en latin :
Les barres, les lettres majuscules A, B, etc., et les : ou comma qu’on voit ici, ne sont pas du chiffre ; s’Gravesande les a ajoutés pour un objet qu’on verra plus bas.
Dans ce chiffre on a,
Ainsi, il y a en tout 19 caractères, dont 5 seulement une fois.
Maintenant je vois d’abord que g h i k f se trouve en deux endroits, B, M ; que i k f se trouve en F ; enfin que h e k f (C), h i k f (B, M), ont du rapport entre eux.
D’où je conclus qu’il est probable que ce sont là des fins de mots, ce que j’indique par les : ou comma.
Dans le latin il est ordinaire de trouver des mots où des quatre dernières lettres les seules antépénultièmes diffèrent, lesquelles en ce cas sont ordinairement des voyelles, comme dans amant, legunt, docent, etc. Donc i, e sont probablement des voyelles.
Puisque f m f (voyez G) est le commencement d’un mot, donc m ou f est voyelle ; car un mot n’a jamais trois consonnes de suite, dont deux soient la même : et il est probable que c’est f parce que f se trouve quatorze fois, et m seulement cinq : dont m est consonne.
De là allant à K ou g b f b c b g, on voit que, puisque f est voyelle, b sera consonne dans b f b, par les mêmes raisons que ci-dessus : donc c sera voyelle à cause de b c b.
Dans L ou g b g r b, b est consonne ; r sera consonne, parce qu’il n’y a qu’une r dans tout l’écrit : donc g est voyelle.
Dans D ou f c g f g, il y aurait donc un mot ou une partie de mot de cinq voyelles, mais cela ne se peut pas, il n’y a point, de mot en latin de cette espèce : donc on s’est trompé en prenant f, c, g, pour voyelles, donc ce n’est pas f, mais m qui est voyelle, et f consonne ; donc b est voyelle (voyez K). Dans cet endroit K, on a la voyelle b trois fois, séparée seulement par une lettre ; or on trouve dans le latin des mots analogues à cela edere, legere, emere, amara, si tibi, etc., et comme c’est la voyelle e qui est le plus fréquemment dans ce cas, j’en conclus que b est e probablement, et que c est probablement r.
e r e
J’écris donc I ou q i b c b i e i e, et je sais que i, e, sont des voyelles, comme on l’a trouvé déjà ; or cela ne peut être ici, à moins qu’ils ne représentent en même temps les consonnes j ou v. En mettant v on trouve revivi : donc i est v ; donc e est i.
u e r uerevivi
J’écris ensuite i a b c q i b c b i e i e a c, et je lis uterque revivit, les lettres manquantes étant faciles à suppléer. Donc a est t, et q est q.
e u r i u
Ensuite dans E F, h f b h i c e i f k, je lis aisément esuriunt : donc h est s, k est n, f est t. Mais on a vu ci-dessus que a est t : lequel est le plus probable ? La probabilité est pour f ; car f se trouve plus souvent que a, et t est très fréquent dans le latin : donc il faudra chercher de nouveau a et q, qu’on a cru trouver ci-dessus.
On a vu que m est voyelle, et on a déjà trouvé e, i, u : donc m est a ou o ; donc dans G, H on a
t o t u o t s u
ou t a t u a t s u
f m f p i m f k i
Il est aisé de voir que c’est le premier qu’il faut choisir, et qu’on doit écrire tot quot sunt : donc m est o, et p est q. De plus, à l’endroit où nous avions lu mal à propos uterque revivit, on aura tot quot su er uere vivi ; et on voit que le mot tronqué est superfuere : donc a est p, et q est f.
Les premières lettres du chiffre donneront donc per it sunt ; d’où l’on voit qu’il faut lire perdita sunt : donc d est d et g est a.
On aura, par ce moyen, presque toutes les lettres du chiffre, il sera facile de suppléer celles qui manquent, de corriger même les fautes qui se sont glissées en quelques endroits du chiffre, et on lira ; perdita sunt bona : Mindarus interiit : urbs strata humi est : esuriunt tot quot superfuere vivi : præterea quæ agenda sunt consulito.
Dans les lettres de Wallis, tome 3 de ses ouvrages, on trouve les chiffres expliqués, mais sans que la méthode y soit jointe : celle que nous donnons ici pourra servir dans plusieurs cas ; mais il y a toujours bien des chiffres qui se refuseront à quelque méthode que ce puisse être.
On peut rapporter à l’art de déchiffrer, la découverte des notes de Tyron, par l’abbé Carpentier ; et celle des caractères palmyréniens, récemment faite par l’abbé Barthélemy, de l’Académie des belles-lettres.
Dictionnaire
On appelle ainsi un dictionnaire destiné à expliquer les mots es plus usuels et les plus ordinaires d’une langue ; il est distingué du dictionnaire historique, en ce qu’il exclut les faits, les noms propres de lieux, de personnes, etc. ; et il est distingué du dictionnaire des sciences, en ce qu’il exclut les termes de sciences trop peu connus, et familiers aux seuls savants.
Nous observerons d’abord qu’un dictionnaire de langue est ou de la langue qu’on parle dans le pays où le dictionnaire se fait, par exemple, de la langue française à Paris, ou de la langue étrangère vivante, ou de la langue morte.
Dictionnaire de la langue française. Nous prenons ces sortes de dictionnaires pour exemple de dictionnaire de langue du pays ; ce que nous en dirons pourra s’appliquer facilement aux dictionnaires anglais faits à Londres, aux dictionnaires espagnols faits à Madrid, etc.
Dans un dictionnaire de langue française, il y a principalement trois choses à considérer ; la signification des mots, leur usage, et la nature de ceux qu’on doit y faire entrer. La signification des mots s’établit par de bonnes définitions ; leur usage, par une excellente syntaxe ; leur nature enfin, par l’objet du dictionnaire même. À ces trois objets principaux, on peut en joindre trois autres subordonnés à ceux-ci ; la quantité ou la prononciation des mots, l’orthographe et l’étymologie. Parcourons successivement ces six objets dans l’ordre que nous leur avons donné.
Les définitions doivent être claires, précises, et aussi courtes qu’il est possible ; car la brièveté en ce genre aide à la clarté. Quand on est forcé d’expliquer une idée, par le moyen de plusieurs idées accessoires, il faut au moins que le nombre de ces idées soit le plus petit qu’il est possible. Ce n’est point en général la brièveté qui fait qu’on est obscur, c’est le peu de choisi dans les idées, et le peu d’ordre qu’on met entre elles. On est toujours court et clair quand on ne dit que ce qu’il faut et de la manière qu’il le faut ; autrement on est tout à la fois long et obscur. Les définitions et les démonstrations de géométrie, quand elles sont bien faites, sont une preuve que la brièveté est plus amie qu’ennemie de la clarté.
Mais comme les définitions consistent à expliquer un mot, par un ou plusieurs autres, il résulte nécessairement de là qu’il est des mots qu’on ne doit jamais définir, puisque autrement toutes les définitions ne formeraient plus qu’une espèce de cercle vicieux, dans lequel un mot serait expliqué par un autre mot qu’il aurait servi à expliquer lui-même. De là il s’ensuit d’abord que tout dictionnaire de langue dans lequel chaque mot sans exception sera défini, est nécessairement un mauvais dictionnaire, et l’ouvrage d’une tête peu philosophique. Mais quels sont ces mots de la langue qui ne peuvent ni ne doivent être définis ? Leur nombre est peut-être plus grand que l’on ne s’imagine ; ce qui le rend difficile à déterminer, c’est qu’il y a des mots que certains auteurs regardent comme pouvant être définis, et que d’autres croient au contraire ne pouvoir l’être : tels sont, par exemple, les mots âme, espace, courbe, etc. Mais il est au moins un grand nombre de mots qui, de l’aveu de tout le monde, se refusent à quelque espèce de définition que ce puisse être ; ce sont principalement des mots qui désignent des propriétés générales des êtres, comme existence, étendue, pensée, sensation, temps, et un grand nombre d’autres.
Ainsi, le premier objet que doit se proposer l’auteur d’un dictionnaire de langue, c’est de former, autant qu’il sera possible, une liste exacte de ces sortes de mots, qui seront comme les racines philosophiques de la langue : je les appelle ainsi pour les distinguer des racines grammaticales, qui servent à former et non à expliquer les autres mots. Dans cette espèce de liste des mots originaux et primitifs, il y a deux vices à éviter : trop courte, elle tomberait souvent dans l’inconvénient d’expliquer ce qui n’a pas besoin de l’être, et aurait le défaut d’une grammaire dans laquelle des racines grammaticales seraient mises au nombre des vérités : trop longue, elle pourrait faire prendre pour deux mots de signification très différente, ceux qui dans le fond renferment la même idée. Par exemple, les mots de durée et de temps ne doivent point, ce me semble, se trouver l’un et l’autre dans la liste des primitifs ; il ne faut prendre que l’un des deux, parce que la même idée est renfermée dans chacun de ces deux mots. Sans doute la définition qu’on donnera de l’un de ces mots, ne servira pas à en donner une idée plus claire que celle qui est présentée naturellement par ce mot ; mais elle servira du moins à faire voir l’analogie et la liaison de ce mot avec celui qu’on aura pris pour terme radical et primitif. En général, les mots qu’on aura pris pour radicaux doivent être tels, que chacun d’eux présente une idée absolument différente de l’autre ; et c’est là peut-être la règle la plus sûre et la plus simple pour former la liste de ces mots : car après avoir fait l’énumération la plus exacte de tous les mots d’une langue, on pourra former des espèces de tables de ceux qui ont entre eux quelque rapport. Il est évident que le même mot se trouvera souvent dans plusieurs tables ; et dès lors il sera aisé de voir par la nature de ce mot et par la comparaison qu’on en fera avec celui auquel il se rapporte, s’il doit être exclu de la liste des radicaux, ou s’il doit en faire partie. À l’égard des mots qui ne se trouveront que dans une seule table, on cherchera parmi ces mots celui qui renferme ou paraît renfermer l’idée la plus simple ; ce sera le mot radical : je dis qui paraît renfermer ; car il restera souvent un peu d’arbitraire dans le choix ; les mots de temps et de durée, dont nous avons parlé plus haut, suffiraient pour s’en convaincre. Il en est de même des mots être, exister, idée, perception, et autres semblables.
De plus, dans les tables dont nous parlons, il faudra observer de placer les mots suivant leur sens propre et primitif, et non suivant leur sens métaphorique ou figuré ; ce qui abrégera beaucoup ces différentes tables : un autre moyen de les abréger encore, c’est d’en exclure d’abord tous les mots dérivés et composés qui viennent évidemment d’autres mots, et tous les mots qui ne renfermant pas des idées simples, ont évidemment besoin d’être définis ; ce qu’on distinguera au premier coup d’œil. Par ce moyen les tables se réduiront et s’éclairciront sensiblement, et le travail sera extrêmement simplifié. Les racines philosophiques étant ainsi trouvées, il sera bon de les marquer dans le dictionnaire par un caractère particulier.
Après avoir établi des règles pour distinguer les mots qui doivent être définis d’avec ceux qui ne doivent pas l’être, passons maintenant aux définitions mêmes. Il est d’abord évident que la définition d’un mot doit tomber sur le sens précis de ce mot, et non sur le sens vague. Je m’explique ; le mot douleur, par exemple, s’applique également dans notre langue aux peines de l’âme et aux sensations désagréables du corps : cependant la définition de ce mot ne doit pas renfermer deux sens à la fois, c’est là ce que j’appelle le sens vague, parce qu’il renferme à la fois le sens primitif et le sens par extension : le sens précis et originaire de ce mot désigne les sensations désagréables du corps, et on l’a étendu de là aux chagrins de l’âme, voilà ce qu’une définition doit faire bien sentir.
Ce que nous venons de dire du sens précis, par rapport au sens vague, nous le dirons du sens propre par rapport au sens métaphorique ; la définition ne doit jamais tomber que sur le sens propre, et le sens métaphorique ne doit y être ajouté que comme une suite et une dépendance du premier. Mais il faut avoir grand soin d’expliquer ce sens métaphorique, qui fait une des principales richesses des langues, et par le moyen duquel, sans multiplier les mots, on est parvenu à exprimer un très grand nombre d’idées. On peut remarquer, surtout dans les ouvrages de poésie et d’éloquence, qu’une partie très considérable des mots y est employée dans le sens métaphorique, et que le sens propre des mots ainsi employés dans un sens métaphorique, désigne presque toujours quelque chose de sensible. Il est même des mots, comme aveuglement, bassesse, et quelques autres, qu’on n’emploie guère qu’au sens métaphorique : mais quoique ces mots pris au sens propre ne soient plus en usage, la définition doit néanmoins toujours tomber sur le sens propre, en avertissant qu’on y a substitué le sens figuré. Au reste, comme la signification métaphorique d’un mot n’est pas toujours tellement fixée et limitée, qu’elle ne puisse recevoir quelque extension suivant le génie de celui qui écrit, il est visible qu’un dictionnaire ne peut tenir rigoureusement compte de toutes les significations et applications métaphoriques ; tout ce que l’on peut exiger, c’est qu’il fasse connaître au moins celles qui sont le plus en usage.
Qu’il me soit permis de remarquer à cette occasion comment la combinaison du sens métaphorique des mots avec leur sens figuré peut aider l’esprit et la mémoire dans l’étude des langues. Je suppose qu’on sache assez de mots d’une langue quelconque pour pouvoir entendre à peu près le sens de chaque phrase dans des livres qui soient écrits en cette langue, et dont la diction soit pure et la syntaxe facile ; je dis que sans le secours d’un dictionnaire, et en se contentant de lire et de relire assidûment les livres dont je parle, on apprendra le sens d’un grand nombre d’autres mots : car le sens de chaque phrase étant entendu à peu près comme je le suppose, on en conclura quel est du moins à peu près le sens des mots qu’on n’entend point dans chaque phrase. Le sens qu’on attachera à ces mots sera, ou le sens propre, ou le sens figuré : dans le premier cas, on aura trouvé le vrai sens du mot, et il ne faudra que le rencontrer encore une ou deux fois pour se convaincre qu’on a deviné juste ; dans le second cas, si on rencontre encore le même mot ailleurs, ce qui ne peut guère manquer d’arriver, on comparera le nouveau sens qu’on donnera à ce mot, avec celui qu’on lui donne dans le premier cas ; on cherchera dans ces deux sens ce qu’ils peuvent avoir d’analogue, l’idée commune qu’ils peuvent renfermer, et cette idée donnera le sens propre et primitif. Il est certain qu’on pourrait apprendre ainsi beaucoup de mots dans une langue en assez peu de temps. En effet, il n’est point de langue étrangère que nous ne puissions apprendre, comme nous avons appris la nôtre ; et il est évident qu’en apprenant notre langue maternelle, nous avons deviné le sens d’un grand nombre de mots, sans le secours d’un dictionnaire qui nous les expliquât : c’est par des combinaisons multipliées et quelquefois très fines, que nous y sommes parvenus ; et c’est ce qui me fait croire, pour le dire en passant, que le plus grand effort de l’esprit est celui qu’on fait en apprenant à parler ; je le crois encore au-dessus de celui qu’il faut faire pour apprendre à lire : celui-ci est purement de mémoire et machinal ; l’autre suppose au moins une sorte de raisonnement et d’analyse.
Je reviens à la distinction du sens précis et propre des mots d’avec leur sens vague et métaphorique : cette distinction sera fort utile pour le développement et l’explication des synonymes, autre objet très important dans un dictionnaire de langue. L’expérience nous a appris qu’il n’y a pas dans notre langue deux mots qui soient parfaitement synonymes, c’est-à-dire, qui en toute occasion puissent être substitués indifféremment l’un à l’autre : je dis en toute occasion ; car ce serait une imagination fausse et puérile, que de prétendre qu’il n’y a aucune circonstance où deux mots puissent être employés sans choix l’un à la place de l’autre ; l’expérience prouverait le contraire, ainsi que la lecture de nos meilleurs ouvrages. Deux mots exactement et absolument synonymes seraient sans doute un défaut dans une langue, parce que l’on ne doit point multiplier sans nécessité les mots non plus que les êtres, et que la première qualité d’une langue est de rendre clairement toutes les idées avec le moins de mots qu’il est possible ; mais ce ne serait pas un moindre inconvénient, que de ne pouvoir jamais employer indifféremment un mot à la place d’un autre : non seulement l’harmonie et l’agrément du discours en souffriraient, par l’obligation où l’on serait de répéter souvent les mêmes termes, mais encore une telle langue serait nécessairement pauvre et sans aucune finesse. Car qu’est-ce qui constitue deux ou plusieurs mots synonymes ? c’est un sens général qui est commun à ces mots : qu’est-ce qui fait ensuite que ces mots ne sont pas toujours synonymes ? ce sont des nuances souvent délicates, et quelquefois presque insensibles, qui modifient ce sens primitif et général. Donc toutes les fois que par la nature du sujet qu’on traite, on n’a point à exprimer ces nuances, et qu’on n’a besoin que du sens général, chacun de ces synonymes peut être indifféremment employé. Donc, réciproquement, toutes les fois qu’on ne pourra jamais employer deux mots l’un pour l’autre dans une langue, il s’ensuivra que le sens de ces deux mots différera, non par des nuances fines, mais par des différences très marquées et très grossières ; ainsi les mots de la langue n’exprimeront plus ces nuances, et dès-lors la langue sera pauvre et sans finesse.
Les synonymes, en prenant ce mot dans le sens que nous venons d’expliquer, sont très fréquents dans notre langue. Il faut d’abord, dans un dictionnaire, déterminer le sens général qui est commun à tous ces mots ; et c’est là souvent le plus difficile : il faut ensuite déterminer avec précision l’idée que chaque mot ajoute au sens général, et rendre le tout sensible par des exemples courts, clairs et choisis.
Il faut encore distinguer, dans les synonymes, les différences qui sont uniquement de caprice et d’usage quelquefois bizarre, avec celles qui sont constantes et fondées sur des principes. On dit, par exemple, tout conspire à mon bonheur ; tout conjure ma perte : voilà conspirer qui se prend en bonne part, et conjurer en mauvaise ; et on serait peut-être tenté d’abord d’en faire une espèce de règle. Cependant on dit également bien conjurer la perte de l’État, et conspirer contre l’État : on dit aussi la conspiration et non la conjuration des poudres. De même on dit indifféremment des pleurs de joie, ou des larmes de joie : cependant on dit des larmes de sang, plutôt que des pleurs de sang ; et des pleurs de rage, plutôt que des larmes de rage : ce sont là des bizarreries de la langue, sur lesquelles est fondée en partie la connaissance des synonymes. Un auteur qui écrit sur cette matière, doit marquer avec soin ces différences, au moins par des exemples qui donnent occasion au lecteur de les observer. Je ne crois pas non plus qu’il soit nécessaire, dans les exemples des synonymes qu’on donnera, que chacun des mots qui composent un article de synonymes, fournisse dans cet article un nombre égal d’exemples : ce serait une puérilité, que de ne vouloir jamais s’écarter de cette règle ; il serait même souvent impossible de la bien remplir : mais il est bon aussi de l’observer, le plus qu’il est possible, sans affectation et sans contrainte, parce que les exemples sont par ce moyen plus aisés à retenir. Enfin, un article de synonymes n’en sera pas quelquefois moins bon, quoiqu’on puisse dans les exemples substituer un mot à la place de l’autre ; il faudra seulement que cette substitution ne puisse être réciproque : ainsi, quand on voudra marquer la différence entre pleurs et larmes, on pourra donner pour exemple, entre plusieurs autres, les larmes d’une mère et les pleurs de la vigne ou de l’Aurore, quoiqu’on puisse dire aussi bien les pleurs d’une mère, que ses larmes ; parce qu’on ne peut pas dire de même les larmes de la vigne ou de l’Aurore, pour les pleurs de l’une ou de l’autre. Les différents emplois des synonymes se démêlent en général par une définition exacte de la valeur précise de chaque mot, par les différentes circonstances dans lesquelles on en fait usage, les différents genres de styles où on les applique, les différents mots auxquels ils se joignent, leur usage au sens propre, au figuré, etc.
Nous n’avons parlé jusqu’à présent que de la signification des mots, passons maintenant à la construction et à la syntaxe. Remarquons d’abord que cette matière est plutôt l’objet d’un ouvrage suivi que d’un dictionnaire ; parce qu’une bonne syntaxe est le résultat d’un certain nombre de principes philosophiques, dont la force dépend en partie de leur ordre et de leur liaison, et qui ne pourraient être que dispersés, ou même quelquefois déplacés, dans un dictionnaire de langue. Néanmoins, pour rendre un ouvrage de cette espèce le plus complet qu’il est possible, il est bon que les règles les plus difficiles de la syntaxe y soient expliquées, surtout celles qui regardent les articles, les participes, les prépositions, les conjugaisons de certains verbes : on pourrait même, dans un très petit nombre d’articles généraux étendus, y donner une grammaire presque complète, et renvoyer à ces articles généraux dans les applications aux exemples et aux articles particuliers. J’insiste légèrement sur tous ces objets, tant pour ne point donner trop d’étendue a cet article, que parce qu’ils doivent, pour la plupart, être traites ailleurs plus à fond.
Ce qu’il ne faut pas oublier surtout, c’est de tâcher, autant qu’il est possible, de fixer la langue dans un dictionnaire. Il est vrai qu’une langue vivante, qui par conséquent change sans cesse, ne peut guère être absolument fixée ; mais du moins peut-on empêcher qu’elle ne se dénature et ne se dégrade. Une langue se dénature de deux manières, par l’impropriété des mots, et par celle des tours : on remédiera au premier de ces deux défauts, non seulement en marquant avec soin, comme nous avons dit, la signification générale, particulière, figurée et métaphorique des mots, mais encore en proscrivant expressément les significations impropres et étrangères qu’un abus négligé peut introduire, les applications ridicules et tout à fait éloignées de l’analogie, surtout lorsque ces significations et applications commenceront à s’autoriser par l’exemple et l’usage de ce qu’on appelle la bonne compagnie. J’en dis autant de l’impropriété des tours : c’est aux gens de lettres à fixer la langue, parce que leur état est de l’étudier, de la comparer aux autres langues, et d’en faire l’usage le plus exact et le plus vrai dans leurs ouvrages. Jamais cet avis ne leur fut plus nécessaire ; nos livres se remplissent insensiblement d’un idiome tout à fait ridicule ; plusieurs pièces de théâtre modernes, jouées avec succès, ne seront pas entendues dans vingt années, parce qu’on s’y est trop assujetti au jargon de notre temps, qui deviendra bientôt suranné et sera remplacé par un autre. Un bon écrivain, un philosophe qui fait un dictionnaire de la langue, prévoit toutes ces révolutions ; le précieux, l’impropre, l’obscur, le bizarre, l’entortillé, choquent la justesse de son esprit ; il démêle dans les façons de parler nouvelles, ce qui enrichit réellement la langue, d’avec ce qui la rend pauvre et ridicule ; il conserve et adopte l’un, et fait main-basse sur l’autre.
On nous permettra d’observer ici qu’un des moyens les plus propres pour se former à cet égard le style et le goût, c’est de lire et d’écrire beaucoup sur des matières philosophiques : car la sévérité de style et la propriété des termes et des tours que ces matières exigent nécessairement, accoutumeront insensiblement l’esprit à acquérir ou reconnaître ces qualités partout ailleurs, ou à sentir qu’elles y manquent. De plus, ces matières étant peu cultivées et peu connues des gens du monde, leur dictionnaire est moins sujet à s’altérer, et la manière de les traiter est plus invariable dans ses principes.
Concluons de tout ce que nous venons de dire, qu’un bon dictionnaire de langue est proprement l’histoire philosophique de son enfance, de ses progrès, de sa vigueur, de sa décadence. Un ouvrage fait dans ce goût pourra joindre au titre de dictionnaire celui de raisonné, et ce sera un avantage de plus : non seulement on saura assez exactement la grammaire de la langue, ce qui est assez rare, mais ce qui est plus rare encore, on la saura en philosophe.
Venons présentement à la nature des mots qu’on doit faire entrer dans un dictionnaire de langue. Premièrement on doit en exclure, outre les noms propres, tous les termes de sciences qui ne sont point d’un usage ordinaire et familier ; mais il est nécessaire d’y faire entrer tous les mots scientifiques que le commun des lecteurs est sujet à entendre prononcer, ou à trouver Jans les livres ordinaires. J’en dis autant des termes d’arts, tant mécaniques que libéraux. On pourrait conclure de là, que souvent les figures seront nécessaires dans un dictionnaire de langue ; car il est dans les sciences et dans les arts une grande quantité d’objets, même très familiers, dont il est très difficile et souvent presque impossible de donner une définition exacte, sans présenter ces objets aux yeux ; du moins est-il bon de joindre souvent la figure avec la définition, sans quoi la définition sera vague ou difficile à saisir. C’est le cas d’appliquer ici le passage d’Horace :
Segniùs irritant animos demissa per aurem,Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus…
Rien n’est si puéril que de faire de grands efforts pour expliquer longuement, sans figures, ce qui, avec une figure très simple, n’aurait besoin que d’une courte explication. Il y a assez de difficultés réelles dans les objets dont nous nous occupons, sans que nous cherchions à multiplier gratuitement ces difficultés. Réservons nos efforts pour les occasions où ils sont absolument nécessaires ; nous n’en aurons besoin que trop souvent.
À l’exception des termes d’arts et de sciences, dont nous venons de parler un peu plus haut, tous les autres mots entreront dans un dictionnaire de langue. Il faut y distinguer ceux qui ne sont d’usage que dans la conversation, d’avec ceux qu’on emploie en écrivant ; ceux que la prose et la poésie admettent également, d’avec ceux qui ne sont propres qu’à l’une ou à l’autre ; les mots qui sont employés dans le langage des gens instruits, d’avec ceux qui ne le sont que dans le langage du peuple ; les mots qu’on admet dans le style noble, d’avec ceux qui sont réservés au style familier ; les mots qui commencent à vieillir, d’avec ceux qui commencent à s’introduire, etc. Un auteur de dictionnaire ne doit, sans doute, jamais créer de mots nouveaux, parce qu’il est l’historien et non le réformateur de la langue ; cependant il est bon qu’il observe la nécessité dont il serait qu’on en fit plusieurs, pour désigner certaines idées qui ne peuvent être rendues qu’imparfaitement par des périphrases ; peut-être même pourrait-il se permettre d’en hasarder quelques-uns, avec retenue, et en avertissant de l’innovation ; il doit surtout réclamer les mots qu’on a laissé mal à propos vieillir, et dont la proscription a énervé et appauvri la langue au lieu de la polir.
11 faut, quand il est question des noms substantifs, en désigner avec soin le genre, s’ils ont un pluriel ou s’ils n’en ont point ; distinguer les adjectifs propres, c’est-à-dire, qui doivent être nécessairement joints à un substantif, d’avec les adjectifs pris substantivement, c’est-à-dire, qu’on emploie comme substantifs, en sous-entendant le substantif qui doit y être joint. Il faut marquer avec soin la terminaison des adjectifs pour chaque genre ; il faut, pour les verbes, distinguer s’ils sont actifs, passifs ou neutres, et désigner leurs principaux temps, surtout lorsque la conjugaison est irrégulière ; il est bon même, en ce cas, de faire des articles séparés pour chacun de ces temps, en renvoyant à l’article principal : c’est le moyen de faciliter aux étrangers la connaissance de la langue. Il faut enfin, pour les prépositions, marquer avec soin leurs divférents emplois, qui souvent sont en très grand nombre, et les divers sens qu’elles désignent dans chacun de ces emplois. Voilà pour ce qui concerne la nature des mots et la manière de les traiter ; il nous reste à parler de la quantité, de l’orthographe et de l’étymologie.
La quantité, c’est-à-dire la prononciation longue et brève, ne doit pas être négligée. L’observation exacte des accents suffit souvent pour la marquer. Dans les autres cas, on pourrait se servir de longues et de brèves, ce qui abrégerait beaucoup le discours. Au reste, la prosodie de notre langue n’est pas si décidée et si marquée que celle des Grecs et des Romains, dans laquelle presque toutes les syllabes avaient une quantité fixe et invariable ; il n’y en avait qu’un petit nombre dont la quantité était à volonté longue ou brève, et que pour cette raison on appelle communes. Nous en avons plusieurs de cette espèce, et on pourrait ou n’en point marquer la quantité, ou la désigner par un caractère particulier, semblable à celui dont on se sert pour désigner les syllabes communes en grec et en latin, et qui est de cette forme — —.
À l’égard de l’orthographe, la règle qu’on doit suivre sur cet article, dans un dictionnaire, est de donner à chaque mot l’orthographe la plus communément reçue, et d’y joindre l’orthographe conforme à la prononciation, lorsque le mot ne se prononce pas comme il s’écrit. C’est ce qui arrive très fréquemment dans notre langue et certainement c’est un défaut considérable : mais, quelque grand que soit cet inconvénient, c’en serait un plus grand encore de changer et de renverser toute l’orthographe, surtout dans un dictionnaire. Cependant comme une réforme en ce genre serait fort à désirer, je crois qu’on ferait bien de joindre à l’orthographe convenue de chaque mot, celle qu’il devrait naturellement avoir suivant la prononciation. Qu’on nous permette de faire ici quelques réflexions sur cette différence entre la prononciation et l’orthographe ; elles appartiennent au sujet que nous traitons.
Il serait fort à souhaiter que cette différence fût proscrite dans toutes les langues. Il y a pourtant sur cela plusieurs difficultés à faire. La première, c’est que des mots qui signifient des choses très différentes, et qui se prononcent ou à peu près ou absolument de même, s’écriraient de la même façon, ce qui pourrait produire de l’obscurité dans le discours. Ainsi ces quatre mots, tan, tant, tend, temps, devraient à la rigueur s’écrire tous comme le premier, parce que la prononciation de ces mots est la même, à quelques légères différences près. Cependant ces quatre mots désignent quatre choses bien différentes. On peut répondre à cette difficulté, 1°. que quand la prononciation des mots est absolument la même, et que ces mots signifient des choses différentes, il n’y a pas plus à craindre de les confondre dans la lecture, qu’on ne fait dans la conversation où on ne les confond jamais ; 2°. que si la prononciation n’est pas exactement la même comme de tan et temps, un accent dont on conviendrait, marquerait aisément la différence sans multiplier d’ailleurs la manière d’écrire un même son : ainsi l’a long est distingué de l’a bref par un accent circonflexe, parce que l’usage de l’accent est de distinguer la quantité dans les sons qui d’ailleurs se ressemblent. Je remarquerai à cette occasion, que nous avons dans notre langue trop peu d’accents, et que nous nous servons même assez mal du peu d’accents que nous avons. Les musiciens ont des rondes, des blanches, des noires, des croches simples, doubles, triples, etc., et nous n’avons que trois accents ; cependant, à consulter l’oreille, combien en faudrait-il pour la seule lettre e ? D’ailleurs, l’accent ne devrait jamais servir qu’à marquer la quantité ou à désigner la prononciation, et nous nous en servons souvent pour d’autres usages : ainsi, nous nous servons de l’accent grave dans succès, pour marquer la quantité de l’e ; et nous nous en servons dans la préposition à, pour la distinguer du mot a, troisième personne du verbe avoir ; comme si le sens seul du discours ne suffisait pas pour faire cette distinction. Enfin un autre abus dans l’usage des accents, c’est que nous désignons souvent, par des accents différents, des sons qui se ressemblent ; souvent nous employons l’accent grave et l’accent circonflexe pour désigner des e dont la prononciation est sensiblement la même, comme dans bête, procès, etc.
Une seconde difficulté sur la réformation de l’orthographe, est celle qui est formée par les étymologies ; si on supprime, dira-t-on, le ph pour lui substituer l’f, comment distinguera-t-on les mots qui viennent du grec, d’avec ceux qui n’en viennent pas ? Je réponds que cette distinction serait encore très facile, par le moyen d’une espèce d’accent qu’on ferait porter à l’f dans ces sortes de mots : ce qui serait d’autant plus raisonnable, que dans philosophie, par exemple, nous n’aspirons certainement aucune des deux h, et que nous prononçons filosofie ; au lieu que le φ des Grecs, dont nous avons formé notre ph, était aspiré. Pourquoi donc conserver l’h, qui est la marque de l’aspiration, dans les mots que nous n’aspirons point ? pourquoi même conserver dans notre alphabet cette lettre qui n’est jamais ou qu’une espèce d’accent ou qu’une lettre qu’on conserve pour l’étymologie ? ou du moins pourquoi l’employer ailleurs que dans le ch, qu’on ferait peut-être mieux d’exprimer par un seul caractère ?
Les deux difficultés auxquelles nous venons de répondre, n’empêcheraient donc point qu’on ne pût, du moins à plusieurs égards, réformer notre orthographe ; mais il serait, ce me semble, presque impossible que cette réforme fût entière, pour trois raisons. La première, c’est que dans un grand nombre de mots il y a des lettres qui tantôt se prononcent et tantôt ne se prononcent point, suivant qu’elles se rencontrent ou non devant une voyelle : telle est, dans l’exemple proposé, la dernière lettre s du mot temps, etc. Ces lettres, qui souvent ne se prononcent pas, doivent néanmoins s’écrire nécessairement ; et cet inconvénient est inévitable, à moins qu’on ne prenne le parti de supprimer ces lettres dans le cas où elles ne se prononcent pas, et d’avoir par ce moyen deux orthographes différentes pour le même mot ; ce qui serait un autre inconvénient. Ajoutez à cela que souvent même la lettre surnuméraire devrait s’écrire autrement que l’usage ne le prescrit : ainsi l’s dans temps devrait être un z, le d dans tend devrait être un t, et ainsi des autres. La seconde raison de l’impossibilité de réformer entièrement notre orthographe, c’est qu’il y a bien des mots dans lesquels le besoin ou le désir de conserver l’étymologie, ne pourra être satisfait par de purs accents, à moins de multiplier tellement ces accents, que leur usage dans l’orthographe deviendrait une étude pénible. Il faudrait, dans le mot temps, un accent particulier au lieu de l’s ; dans le mot tend, un autre accent particulier au lieu du d ; dans le mot tant, un autre accent particulier au lieu du t, etc. : il faudrait savoir que le premier accent indique une s, et se prononce comme un z ; que le second indique un d, et se prononce comme un t ; que le troisième indique un t et se prononce de même, etc. Ainsi, notre façon d’écrire pourrait être plus régulière ; mais elle serait encore plus incommode. Enfin, la dernière raison de l’impossibilité d’une réforme exacte et rigoureuse de l’orthographe, c’est que si on prenait ce parti, il n’y aurait point de livre qu’on pût lire, tant l’écriture des mots y différerait à l’œil de ce qu’elle est ordinairement. La lecture des livres anciens qu’on ne réimprimerait pas, deviendrait un travail ; et dans ceux même qu’on réimprimerait, il serait presque aussi nécessaire de conserver l’orthographe que le style, comme on conserve encore l’orthographe surannée des vieux livres, pour montrer à ceux qui les lisent, les changements arrivés dans cette orthographe et dans notre prononciation.
Cette différence entre notre manière de lire et d’écrire, différence si bizarre et à laquelle il n’est plus temps aujourd’hui de remédier, vient de deux causes ; de ce que notre langue est un idiome qui a été formé sans règle de plusieurs idiomes mêlés, et de ce que cette langue ayant commencé par être barbare, on a tâché ensuite de la rendre régulière et douce. Les mots tirés des autres langues ont été défigurés en passant dans la nôtre ; ensuite, quand la langue s’est formée et qu’on a commencé à l’écrire, on a voulu rendre à ces mots, par l’orthographe, une partie de leur analogie avec les langues qui les avaient fournis, analogie qui s’était perdue ou altérée dans la prononciation : à l’égard de celle-ci, on ne pouvait guère la changer ; on s’est contenté de l’adoucir, et de là est venue une seconde différence entre la prononciation et l’orthographe étymologique. C’est cette différence qui fait prononcer l’s de temps comme un z, le d de tend comme un t, et ainsi du reste. Quoi qu’il en soit, et quelque réforme que notre langue subisse ou ne subisse pas à cet égard, un bon dictionnaire de langue n’en doit pas moins tenir compte de la différence entre l’orthographe et la prononciation, et des variétés qui se rencontrent dans la prononciation même. On aura soin de plus, lorsqu’un mot aura plusieurs orthographes reçues, de tenir compte de toutes ces différentes orthographes, et d’en faire même différents articles avec un renvoi à l’article principal : cet article principal doit être celui dont l’orthographe paraîtra la plus régulière, soit par rapport à la prononciation, soit par rapport à l’étymologie, ce qui dépend de l’auteur. Par exemple, les mots tems et temps sont aujourd’hui à peu près également en usage dans l’orthographe ; le premier est un peu plus conforme à la prononciation, le second à l’étymologie : c’est à l’auteur du dictionnaire à choisir lequel des deux il prendra pour l’article principal : mais si, par exemple, il choisit temps, il faudra un article tems, avec un renvoi à temps. À l’égard des mots où l’orthographe étymologique et la prononciation sont d’accord, comme savoir et savant, qui viennent de sapere et non de scire, on doit les écrire ainsi : néanmoins comme l’orthographe sçavoir et sçavant est encore assez en usage, il faudra faire des renvois de ces articles. Il faut de même user de renvois pour la commodité du lecteur, dans certains noms venus du grec par étymologie : ainsi il doit y avoir un renvoi d’antropomorphite à anthropomorphite ; car quoique cette dernière façon d’écrire soit plus conforme à l’étymologie, un grand nombre de lecteurs chercheraient le mot écrit de la première façon ; et, ne s’avisant peut-être pas de l’autre, croiraient cet article oublié. Mais il faut surtout se souvenir de deux choses : 1°. de suivre dans tout l’ouvrage l’orthographe principale adoptée pour chaque mot ; 2°. de suivre un plan uniforme par rapport à l’orthographe, considérée relativement à la prononciation, c’est-à-dire, de faire toujours prévaloir, dans les mots dont l’orthographe n’est pas universellement la même, ou l’orthographe à la prononciation, ou celle-ci à l’orthographe.
Il serait encore à propos, pour rendre un tel ouvrage plus utile aux étrangers, de joindre à chaque mot la manière dont il devrait se prononcer suivant l’orthographe des autres nations. Exemple. On sait que les Italiens prononcent u et les Anglais w, comme nous prononçons ou, etc. ; ainsi, au mot ou d’un dictionnaire, on pourrait dire : les Italiens prononcent ainsi l’u et les Anglais l’w , ou ce qui serait encore plus précis, on pourrait joindre à ou les lettres u et w, en marquant que toutes ces syllabes se prononcent comme ou, la première à Rome, la seconde à Londres ; par ce moyen, les étrangers et les Français apprendraient plus aisément la prononciation de leurs langues réciproques. Mais un tel objet bien rempli supposerait peut-être une connaissance exacte et rigoureuse de la prononciation de toutes les langues, ce qui est physiquement impossible ; il supposerait du moins un commerce assidu et raisonné avec des étrangers de toutes les nations qui parlassent bien : deux circonstances qu’il est encore fort difficile de réunir. Ainsi, ce que je propose est plutôt une vue pour rendre un dictionnaire parfaitement complet, qu’un projet dont on puisse espérer la parfaite exécution. Ajoutons néanmoins, puisque nous nous bornons ici à ce qui est simplement possible, qu’on ne ferait pas mal de former, au commencement du dictionnaire, une espèce d’alphabet universel, composé de tous les véritables sons simples, tant voyelles que consonnes, et de se servir de cet alphabet pour indiquer non seulement la prononciation dans notre langue, mais encore dans les autres, en y joignant pourtant l’orthographe usuelle dans toutes. Ainsi, je suppose qu’on se servît d’un caractère particulier pour marquer la voyelle ou, car ce son est une voyelle, puisque c’est un son simple, on pourrait joindre aux syllabes ou, u, w, etc., ce caractère particulier, que toutes les langues feraient bien d’adopter. Mais le projet d’un alphabet et d’une orthographe universels, quelque raisonnable qu’il soit en lui-même, est aussi impossible aujourd’hui dans l’exécution, que celui d’une langue et d’une écriture universelles. Les philosophes de chaque nation seraient peut-être inconciliables là-dessus : que serait-ce s’il fallait concilier les nations entières ?
Ce que nous venons de dire de l’orthographe, nous conduit à parler des étymologies. Un bon dictionnaire de langues ne doit pas les négliger, surtout dans les mots qui viennent du grec ou du latin ; c’est le moyen de rappeler au lecteur les mots de ces langues, et de faire voir comment elles ont servi en partie à former la nôtre. Je crois ne devoir pas omettre ici une observation que plusieurs gens de lettres me semblent avoir faite comme moi ; c’est que la langue française est en général plus analogue dans ses tours avec la langue grecque qu’avec la langue latine : supposé ce fait vrai, comme je le crois, quelle peut en être la raison ? c’est aux savants à la chercher. Dans un bon dictionnaire on ne ferait peut-être pas mal de marquer cette analogie par des exemples : car ces tours empruntés d’une langue pour passer dans une autre, rentrent, en quelque manière, dans la classe des étymologies. Au reste, dans les étymologies qu’un dictionnaire peut donner, il faut exclure celles qui sont puériles, ou tirées de trop loin pour ne pas être trop douteuses, comme celle qui fait venir laquais du mot verna, par son dérivé vernacula. Nous avons aussi dans notre langue beaucoup de termes tirés de l’ancienne langue celtique, dont il est besoin de tenir compte dans un dictionnaire ; mais comme cette langue n’existe plus, ces étymologies sont bien inférieures pour l’utilité aux étymologies grecques et latines, et ne peuvent être que de simple curiosité. Indépendamment des racines étrangères d’une langue, et des racines philosophiques dont nous avons parlé plus haut, je crois qu’il serait bon d’insérer aussi dans un dictionnaire les mots radicaux de la langue même, en les indiquant par un caractère particulier. Ces mots radicaux peuvent être de deux espèces : il y en a qui n’ont de racines ni ailleurs, ni dans la langue même, et ce sont là les vrais radicaux ; il y en a qui ont leurs racines dans une autre langue, mais qui sont eux-mêmes dans la leur racines d’un grand nombre de dérives et de composés. Ces deux espèces de mots radicaux étant marqués et désignés, on reconnaîtra aisément et on marquera les dérivés et les composés. Il faut distinguer entre dérivé et composé : tout mot composé est dérivé ; tout dérivé n’est pas composé. Un composé est formé de plusieurs racines, comme abaissement de à et bas, etc. ; un dérivé est formé d’une seule racine avec quelques différences dans la terminaison, comme fortement de fort, etc. Un mot peut être à la fois dérivé et composé, comme abaissement, dérivé de abaissé, qui est lui-même composé de à et de bas. On peut observer que les mots composés de racines étrangères, sont plus fréquents dans notre langue, que les mots composés de racines même de la langue ; on trouvera cent composés tirés du grec, contre un composé de mots français, comme dioptrique, catoptrique, misanthrope, anthropophage. Toutes ces remarques ne doivent pas échapper à un auteur de dictionnaire. Elles font connaître la nature et l’analogie mutuelle des langues.
Il y a quelquefois de l’arbitraire dans le choix des racines : par exemple, amour et aimer peuvent être pris pour racines indifféremment. J’aimerais mieux cependant prendre aimer pour racine, parce qu’aimer a bien plus de dérivés qu’amour ; tous ces dérivés sont les différents temps du verbe aimer. Dans les verbes, il faut toujours prendre l’infinitif pour la racine des dérivés, parce que l’infinitif exprime une action indéfinie, et que les autres temps désignent quelque circonstance jointe à l’action ; celle de la personne, du temps, etc., et par conséquent ajoutent une idée à celle de l’infinitif.
Tels sont les principaux objets qui doivent entrer dans un dictionnaire de langue, lorsqu’on voudra le rendre le plus complet et le plus parfait qu’il sera possible. On peut sans doute faire des dictionnaires de langues, et même des dictionnaires estimables, où quelques-uns de ces objets ne seront pas remplis ; il vaut même beaucoup mieux ne les point remplir du tout que de les remplir imparfaitement : mais un dictionnaire de langue, pour ne rien laisser à désirer, doit réunir tous les avantages dont nous venons de faire mention. On peut juger après cela si cet ouvrage est celui d’un simple grammairien ordinaire, ou d’un grammairien profond et philosophe ; d’un homme de lettres retiré et isolé, ou d’un homme de lettres qui fréquente le grand monde ; d’un homme qui n’a étudié que sa langue, ou de celui qui y a joint l’étude des langues anciennes ; d’un homme de lettres seul ou d’une société de savants, de littérateurs, et même d’artistes ; enfin on pourra juger aisément si, en supposant cet ouvrage fait par une société, tous les membres doivent y travailler en commun, ou s’il n’est pas plus avantageux que chacun se charge de la partie dans laquelle il est le plus versé, et que le tout soit ensuite discuté dans des assemblées générales. Quoi qu’il en soit de ces réflexions que nous ne faisons que proposer, on ne peut nier que le dictionnaire de l’Académie Française ne soit, sans contredit, notre meilleur dictionnaire de langue, malgré tous les défauts qu’on lui a reprochés, défauts qui étaient peut-être inévitables, surtout dans les premières éditions, et que cette compagnie travaille à réformer de jour en jour. Ceux qui ont attaqué cet ouvrage auraient été bien embarrassés pour en faire un meilleur ; et il est d’ailleurs si aisé de faire d’un excellent dictionnaire une critique tout à la fois très vraie et très injuste ! Dix articles faibles qu’on relèvera, contre mille excellents dont on ne dira rien, en imposeront au lecteur. Un ouvrage est bon lorsqu’il s’y trouve plus de bonnes choses que de mauvaises ; il est excellent lorsque les bonnes choses y sont excellentes ou lorsque les bonnes surpassent de beaucoup les mauvaises. Il n’y a point d’ouvrage que l’on doive plus juger d’après cette règle qu’un dictionnaire, par la variété et la quantité de matières qu’il renferme et qu’il est moralement impossible de traiter toutes également.
Avant de finir sur les dictionnaires de langues, je dirai encore un mot des dictionnaires de rimes. Ces sortes de dictionnaires ont sans doute leur utilité, mais que de mauvais vers ils produisent ! Si une liste de rimes peut quelquefois faire naître une idée heureuse à un excellent poète, en revanche un poète médiocre ne n’en sert que pour mettre la raison et le bon sens à la torture.
Dictionnaire de langues étrangères mortes ou vivantes. Après le détail assez considérable dans lequel nous sommes entrés sur les dictionnaires de la langue, nous serons beaucoup plus courts sur les autres, parce que les principes établis précédemment pour ceux-ci, peuvent en grande partie s’appliquer à ceux-là. Nous nous contenterons donc de marquer les différences principales qu’il doit y avoir entre un dictionnaire de langue française et un dictionnaire de langue étrangère morte ou vivante ; et nous dirons de plus ce qui doit être observé dans ces deux espèces de dictionnaires de langues étrangères.
En premier lieu, comme il n’est question ici de dictionnaires de langues étrangères qu’en tant que ces dictionnaires servent à faire entendre une langue par une autre, tout ce que nous avons dit au commencement de cet article sur les définitions dans un dictionnaire de langue, n’a pas lieu pour ceux dont il s’agit ; car les définitions y doivent être supprimées. À l’égard de la signification des termes, je pense que c’est un abus d’en entasser un grand nombre pour un même mot, à moins qu’on ne distingue exactement la signification propre et précise d’avec celle qui n’est qu’une extension ou une métaphore ; ainsi, quand on lit dans un dictionnaire latin impellere, pousser, forcer, faire entrer ou sortir, exciter, engager, il est nécessaire qu’on y puisse distinguer le mot pousser de tous les autres, comme étant le sens propre. On peut faire cette distinction en deux manières, ou en écrivant ce mot dans un caractère différent, ou en l’écrivant le premier, et ensuite les autres, suivant leur degré de propriété et d’analogie avec le premier ; mais je crois qu’il vaudrait mieux encore s’en tenir au seul sens propre, sans y joindre aucun autre ; c’est charger, ce me semble, la mémoire assez inutilement ; et le sens de l’auteur qu’on traduit suffira toujours pour déterminer si la signification du mot est au propre ou au figuré. Les enfants, dira-t-on peut-être, y seront plus embarrassés, au lieu qu’ils démêleront dans plusieurs significations jointes à un même mot, celle qu’ils doivent choisir. Je réponds premièrement, que si un enfant a assez de discernement pour bien faire ce choix, il en aura assez pour sentir de lui-même la vraie signification du mot appliqué à la circonstance et au cas dont il est question dans l’auteur ; les enfants qui apprennent à parler, et qui le savent à l’âge de trois ou quatre ans au plus, ont fait bien d’autres combinaisons plus difficiles. Je réponds en second lieu, que quand on s’écarterait de la règle que je propose ici dans les dictionnaires faits pour les enfants, il me semble qu’il faudrait s’y conformer dans les autres ; une langue étrangère en serait plus tôt apprise, et plus exactement sue.
Dans les dictionnaires de langues mortes, il faut remarquer avec soin les auteurs qui ont employé chaque mot ; c’est ce qu’on exécute pour l’ordinaire avec beaucoup de négligence, et c’est pourtant ce qui peut être le plus utile pour écrire dans une langue morte, lorsqu’on y est obligé, avec autant de pureté qu’on peut écrire dans une telle langue. D’ailleurs, il ne faut pas croire qu’un mot latin ou grec, pour avoir été employé par un bon auteur, soit toujours dans le cas de pouvoir l’être. Térence, qui passe pour un auteur de la bonne latinité, ayant écrit des comédies, a dû, ou du moins, a pu souvent employer des mots qui n’étaient d’usage que dans la conversation, et qu’on ne devrait pas employer dans le discours oratoire ; c’est ce qu’un auteur de dictionnaire doit faire observer, d’autant que plusieurs de nos humanistes modernes sont quelquefois tombés en faute sur cet article. Ainsi, quand on cite Térence, par exemple, ou Plaute, il faut, ce me semble, avoir soin d’y joindre la pièce et la scène, afin qu’en recourant à l’endroit même, on puisse juger si on peut se servir du mot en question. Que ce soit un valet qui parle, il faudra être en garde pour employer l’expression et le tour dont il s’agit, et ne se résoudre à en faire usage qu’après s’être assuré que cette façon de parler est bonne en elle-même, indépendamment et du personnage et de la circonstance où il est. Ce n’est pas tout : il faut même prendre des précautions pour distinguer les termes et les tours employés par un seul auteur, quelque excellent qu’il puisse être. Cicéron, qu’on regarde comme le modèle de la bonne latinité, a écrit différents ouvrages, dans lesquels, ni les expressions ni les tours n’ont dû être de la même nature et du même genre. Il a varié son style selon les matières qu’il traitait ; ses harangues diffèrent beaucoup, par la diction, de ses livres sur la rhétorique ; ceux-ci, de ses ouvrages philosophiques ; et tous diffèrent extrêmement de ses épîtres familières. Il faut donc, quand on attribue à Cicéron un terme ou une façon de dire, marquer l’ouvrage et l’endroit d’où on l’a tiré. Il en est ainsi en général de tout auteur, même de ceux qui n’ont fait que des ouvrages d’un seul genre, parce que, dans aucun ouvrage, le style ne doit être uniforme, et que le ton qu’on y prend et la couleur qu’on y emploie dépendent de la nature des choses qu’on a à dire. Les harangues de Tite-Live ne sont point écrites comme ses préfaces, ni celles-ci comme ses narrations. De plus, quand on cite un mot ou un tour comme appartenant à un auteur qui n’a pas été du bon siècle, ou qui ne passe pas pour un modèle irréprochable, il faut marquer avec soin si ce tour ou ce mot a été employé par quelqu’un des bons auteurs, et citer l’endroit ; ou plutôt on pourrait, pour s’épargner cette peine, ne citer jamais un mot ou un tour comme employé par un auteur suspect, lorsque ce mot a été employé par de bons auteurs, et se contenter de citer ceux-ci. Enfin, quand un mot ou un tour est employé par un bon auteur, il faut marquer encore s’il se trouve dans les autres bons auteurs du même temps, poètes, historiens, etc., afin de connaître si ce mot appartient également bien à tous les styles. Ce travail est immense et comme impraticable ; mais il est plus long que difficile, et les concordances qu’on a faites des meilleurs auteurs y aideront beaucoup.
Dans ce même dictionnaire, il sera bon de marquer, par des exemples choisis, les différents emplois d’un mot ; il sera bon d’y faire sentir même les synonymes, autant qu’il sera possible, dans un dictionnaire de langue morte : par exemple, la différence de vereor et de metuo, si bien marquée au commencement de l’oraison de Cicéron pour Quintius ; celle d’ægritudo, mœror, ærumna, luctus, lamentatio, détaillée au quatrième livre des Tusculanes, et tant d’autres qui doivent rendre les écrivains latins modernes fort suspects, et leurs admirateurs fort circonspects. (Voyez page 19 de ce volume.)
Dans un dictionnaire latin, on pourra joindre au mot de la langue les étymologies tirées du grec ; on pourra placer les longues et les brèves sur les mots : cette précaution, il est vrai, ne remédiera pas à la manière ridicule dont nous prononçons un très grand nombre de mots latins, en faisant long ce qui est bref, et bref ce qui est long, mais elle empêchera du moins que la prononciation ne devienne encore plus vicieuse : Enfin, il serait peut-être à propos, dans les dictionnaires latins et grecs, de disposer les mots par racine, suivis de tous leurs dérivés, et d’y joindre un vocabulaire, par ordre alphabétique, qui indiquerait la place de chaque mot, comme on a fait dans le dictionnaire grec de Scapula, et dans quelques autres. Un lecteur, doué d’une mémoire heureuse, pourrait apprendre de suite ces racines, et par ce moyen avancerait beaucoup, et en peu de temps, dans la connaissance de la langue ; car, avec un peu d’usage et de syntaxe, il reconnaîtrait bientôt aisément les dérivés.
Il ne faut pas croire cependant qu’avec un dictionnaire tel que je viens de le tracer, on eût une connaissance bien entière d’aucune langue morte. On ne la saura jamais que très imparfaitement. Il est, premièrement, une infinité de termes d’art et de conversation qui sont nécessairement perdus, et que, par conséquent, on ne saura jamais : il est de plus une infinité de finesses, de fautes et de négligences qui nous échapperont toujours.
Quand j’ai parlé plus haut des synonymes dans les langues mortes, je n’ai point voulu parler de ceux qu’on entasse sans vérité, sans choix et sans goût dans les dictionnaires latins qu’on appelle ordinairement dans les collèges du nom de synonymes, et qui ne servent qu’à faire produire aux enfants de très mauvaise poésie latine. Ces dictionnaires, j’ose le dire, me paraissent fort inutiles, à moins qu’ils ne se bornent à marquer la quantité et à recueillir sous chaque mot les meilleurs passages des excellents poètes. Tout le reste n’est bon qu’à gâter le goût. Un enfant né avec du talent ne doit point s’aider de pareils ouvrages pour faire des vers latins, supposé même qu’il soit bon qu’il en fasse ; et il est absurde d’en faire faire aux autres.
Dans les dictionnaires de langue vivante étrangère, on observera, pour ce qui regarde la syntaxe et l’emploi des mots, ce qui a été prescrit plus haut sur cet article pour les dictionnaires de langue vivante maternelle ; il sera bon de joindre à la signification française des mots leur signification latine, pour graver par plus de moyens cette signification dans la mémoire. On pourrait même croire qu’il serait à propos de s’en tenir à cette signification, parce que le latin étant une langue que l’on apprend ordinairement dès l’enfance, on y est pour l’ordinaire plus versé que dans une langue étrangère vivante que l’on apprend plus tard et plus imparfaitement, et qu’ainsi un auteur de dictionnaire traduira mieux d’anglais en latin que d’anglais en français ; par ce moyen la langue latine pourrait devenir en quelque sorte la commune mesure de toutes les autres. Cette considération mérite sans doute beaucoup d’égards : néanmoins il faut observer que le latin étant une langue morte, nous ne sommes pas toujours aussi à portée de connaître le sens précis et rigoureux de chaque terme, que nous le sommes dans une langue étrangère vivante ; que d’ailleurs il y a une infinité de termes de sciences, d’arts, d’économie domestique, de conversation, qui n’ont pas d’équivalent en latin ; et qu’enfin nous supposons que le dictionnaire soit l’ouvrage d’un homme très versé dans les deux langues, ce qui n’est ni impossible, ni même fort rare. Enfin il ne faut pas s’imaginer que quand on traduit des mots d’une langue dans l’autre, il soit toujours possible, quelque versé qu’on soit dans les deux langues, d’employer des équivalents exacts et rigoureux ; on n’a souvent que des à peu près. Plusieurs mots d’une langue n’ont point de correspond ans dans une autre, plusieurs n’en ont qu’en apparence, et diffèrent, par des nuances plus ou moins sensibles, des équivalents qu’on croit leur donner. Ce que nous disons ici des mots, est encore plus vrai et plus ordinaire par rapport aux tours ; il ne faut pas savoir, même imparfaitement, deux langues, pour en être convaincu : cette différence d’expression et de construction constitue principalement ce qu’on appelle le génie des langues, qui n’est autre chose que la propriété d’exprimer certaines idées plus ou moins heureusement.
La disposition des mots par racines est plus difficile et moins nécessaire dans un dictionnaire de langue vivante, que dans un dictionnaire de langue morte ; cependant, comme il n’y a point de langue qui n’ait des mots primitifs et des mots dérivés, je crois que cette disposition, à tout prendre, pourrait être utile et abrégerait beaucoup l’étude des langues, par exemple celle de la langue anglaise, qui a tant de mots composés, et celle de l’italienne, qui a tant de diminutifs et d’analogie avec le latin. À l’égard de la prononciation de chaque mot, il faut aussi la remarquer exactement, conformément à l’orthographe de la langue dans laquelle on traduit et non de la langue étrangère. Par exemple, on sait que l’e en anglais se prononce souvent comme notre i ; ainsi au mot sphère on dira que ce mot se prononce sphire. Cette dernière orthographe est relative à la prononciation française, et non à l’anglaise : car l’i en anglais se prononce quelquefois comme aï : ainsi sphire, si on le prononçait à l’anglaise, pourrait faire sphaïre.
Voilà tout ce que nous avions à dire sur les dictionnaires de langue. Nous n’avons qu’un mot à ajouter sur les dictionnaires de la langue française traduits en langue étrangère, soit morte soit vivante. L’usage des premiers peut faciliter jusqu’à un certain point l’étude des langues mortes ; et à l’égard des autres, ils ne serviraient, si on s’y bornait, qu’à apprendre très imparfaitement la langue : l’étude des bons auteurs dans cette langue, et le commerce de ceux qui la parlent bien, sont le seul moyen d’y faire de véritables et solides progrès.
Mais, en général, le meilleur moyen d’apprendre promptement une langue quelconque, c’est de se mettre d’abord dans la mémoire le plus de mots qu’il est possible : avec cette provision et beaucoup de lecture, on apprendra la syntaxe par le seul usage, surtout celle de plusieurs langues modernes, qui est fort courte ; et on n’aura guère besoin de lire des livres de grammaire, surtout si on ne veut pas écrire ou parler la langue, et qu’on se contente de lire les auteurs ; car, quand il ne s’agit que d’entendre et qu’on connaît les mots, il est presque toujours facile de trouver le sens. Voulez-vous donc apprendre promptement une langue, et avez-vous de la mémoire ? apprenez un dictionnaire, si vous pouvez, et lisez beaucoup : c’est ainsi qu’en ont usé plusieurs gens de lettres.
Élégiaque
Il se dit de ce qui appartient à l’élégie, et s’applique plus particulièrement à l’espèce de vers qui entraient dans l’élégie des anciens, et qui consistaient dans une suite de distiques formés d’un hexamètre et d’un pentamètre.
Cette forme de vers a été en usage de très bonne heure dans les élégies, et Horace dit qu’on en ignore l’auteur.
Quis tamen exigos elegos emiserit autorGrammatici certant, et adhuc sub judice lis est.
Il avait dit auparavant que la forme du distique avait d’abord été employée pour exprimer la plainte, et qu’elle le fut ensuite aussi pour exprimer la satisfaction et la joie :
Versibus impariter junctis querimonia primùm,Post etiam inclusa est voti sententia compos.
Sur quoi nous proposons aux savants les questions suivantes : 1°. Pourquoi les anciens avaient-ils pris d’abord cette forme de vers pour les élégies tristes ? est-ce parce que l’uniformité des distiques, les repos qui se succèdent à intervalles égaux, et l’espèce de monotonie qui y règne rendaient cette forme propre à exprimer l’abattement et la langueur qu’inspire la tristesse ? 2°. Pourquoi ces mêmes vers ont-ils ensuite été employés à exprimer les sentiments d’une âme contente ? serait-ce que cette même forme, ou du moins le vers pentamètre qui y entre, aurait une sorte de légèreté et de facilité propres à exprimer la joie ? serait-ce qu’à mesure que les hommes se sont corrompus, l’expression des sentiments tendres et vrais est devenue moins commune et moins touchante ; et qu’en conséquence la forme des vers consacrés à la tristesse, a été employée par les poètes, bien ou mal à propos, à exprimer un sentiment contraire, par une bizarrerie à peu près semblable à celle qui a porté nos musiciens modernes à composer des sonates pour la flûte, instrument dont le caractère semblait être d’exprimer la tendresse et la tristesse ?
Élision
Figure de prosodie latine, par laquelle la consonne m et toutes les voyelles et diphtongues qui se trouvent à la fin d’un mot, se retranchent lorsque le mot suivant commence par une voyelle ou diphtongue, comme dans ce vers :
Quod nisi et assiduis terram insectabere rastris,
qu’on scande de la sorte :
Quod ni s’ et | assidu- | is ter- | r’ insec- | tab ere | rastris.
Quelquefois l’élision se fait de la fin du vers au commencement de l’autre, comme dans ceux-ci :
Quem non incusavi amens hominumque deorumque,Aut quid in eversâ vidi crudelius urbe,
qu’on scande ainsi :
Quem non | incu- | sav’ a- | mens homi- | numque de- | orumque,Qu’aut quid in | ever- | sâ, etc.
On doit éviter les élisions dures, et elles le sont ordinairement au premier et au sixième pied.
Quelques-uns prétendent que l’élision est une licence poétique, et d’autres, qu’elle est absolument nécessaire pour l’harmonie.
Les anciens latins retranchaient aussi l’s qui précédait une consonne, comme dans ce vers d’Ennius :
Cur volito vivù (pour vivus) per ora virûm.
L’s et l’m leur paraissaient dures et rudes dans la prononciation, aussi les retranchèrent-ils quand leur poésie commença à se polir. La même raison a déterminé les Français à ne pas faire sentir leur e féminin, ou, pour mieux dire, muet, devant les mots qui commencent par une voyelle, afin d’éviter les hiatus.
Dans notre poésie française, nous n’avons d’autre élision que celle de l’e muet devant une voyelle ; tout autre concours de deux voyelles y est interdit : règle qui peut paraître assez bizarre, pour deux raisons ; la première, parce qu’il y a une grande quantité de mots au milieu desquels il y a concours de deux voyelles et qu’il faudrait donc aussi par la même raison interdire ces mots à la poésie, puisqu’on ne saurait les couper en deux ; la seconde, c’est que le concours de deux voyelles est permis dans notre poésie, quand la seconde est précédée d’une h aspirée, comme dans ce héros, la hauteur ; c’est-à-dire l’hiatus n’est permis que dans le cas où il est plus rude à l’oreille. On peut remarquer aussi que l’hiatus est permis lorsque l’e muet est précédé d’une voyelle, comme dans immolée à mes yeux ; et que pour lors la voyelle qui précède l’e muet est plus marquée. Immolé à mes yeux n’est pas permis en poésie, et cependant est moins rude que l’autre : nouvelle bizarrerie.
Nous ignorons si dans la poésie latine l’élision des voyelles avait lieu ; il y a apparence néanmoins qu’on prononçait la prose comme la poésie, et il est vraisemblable que les voyelles qui formaient l’élision en poésie n’étaient point prononcées, ou l’étaient très peu ; autrement, la mesure et l’harmonie du vers en auraient souffert sensiblement. Mais, pour décider cette question, il faudrait être au fait de la prononciation des anciens ; matière totalement ignorée.
Dans notre prose, les hiatus ne sont point défendus : il est vrai qu’une oreille délicate serait choquée, s’ils étaient en trop grand nombre ; mais il serait peut-être encore plus ridicule de vouloir les éviter tout à fait : ce serait souvent le moyen d’énerver le style, de lui faire perdre sa vivacité, sa précision et sa facilité. Avec un peu d’oreille de la part de l’écrivain, les hiatus ne seront ni fréquents ni choquants dans sa prose.
On assure que Leibnitz composa un jour une longue pièce de vers latins, sans se permettre une seule élision ; cette puérilité était indigne d’un si grand homme et de son siècle. Cela était bon du temps de Charles-le-Chauve ou de Louis-le-Jeune, lorsqu’on faisait des vers léonins, des vers latins rimés, des pièces de vers dont tous les mots commençaient par la même lettre, et autres sottises semblables. Faire des vers latins sans élision, c’est comme si on voulait faire des vers français sans se permettre d’e muet devant une voyelle. Leibnitz aurait eu plus d’honneur et de peine à faire les vers bons, supposé qu’un moderne puisse faire de bons vers latins.
Élocution2
Ce mot, qui vient du latin eloqui, parler, signifie proprement et à la rigueur le caractère du discours ; et en ce sens il ne s’emploie guère qu’en parlant de la conversation, les mots style et diction étant consacrés aux discours oratoires. On dit d’un homme qui parle bien, qu’il a une belle élocution ; que sa diction est correcte, que son style est élégant, etc.
Élocution, dans un sens moins vulgaire, signifie cette partie de la rhétorique qui traite de la diction et du style de l’orateur ; les deux autres sont l’invention et la disposition.
J’ai dit que l’élocution avait pour objet la diction et le style de l’orateur ; car il ne faut pas croire que ces deux mots soient synonymes : le dernier a une acception beaucoup plus étendue que le premier. Diction ne se dit proprement que des qualités générales et grammaticales du discours, et ces qualités sont au nombre de deux, la correction et la clarté. Elles sont indispensables dans quelque ouvrage que ce puisse être, soit d’éloquence, soit de tout autre genre ; l’étude de la langue et l’habitude d’écrire les donnent presque infailliblement, quand on cherche de bonne foi à les acquérir. Style au contraire se dit des qualités du discours, plus particulières, plus difficiles et plus rares, qui marquent le génie et le talent de celui qui écrit ou qui parle : telles sont la propriété des termes, l’élégance, la facilité, la précision, l’élévation, la noblesse, l’harmonie, la convenance avec le sujet, etc. Nous n’ignorons pas néanmoins que les mots style et diction se prennent souvent l’un pour l’autre, surtout par les auteurs qui ne s’expriment pas sur ce sujet avec une exactitude rigoureuse ; mais la distinction que nous venons d’établir, ne nous paraît pas moins réelle. On parlera plus au long, à la fin de cet article, des différentes qualités que le style doit avoir en général, et pour toutes sortes de sujets : nous nous bornerons ici à ce qui regarde l’orateur. Pour fixer nos idées sur cet objet, il faut auparavant établir quelques principes.
Qu’est-ce qu’être éloquent ? Si on se borne à la force du terme, ce n’est autre chose que bien parler ; mais l’usage a donné à ce mot, dans nos idées, un sens plus noble et plus étendu. Être éloquent, comme je l’ai dit ailleurs, c’est faire passer avec rapidité et imprimer avec force dans l’âme des autres, le sentiment profond dont on est pénétré. Cette définition paraît d’autant plus juste, qu’elle s’applique à l’éloquence même du silence et à celle du geste. On pourrait définir autrement l’éloquence, le talent d’émouvoir ; mais la première définition est encore plus générale, en ce qu’elle s’applique même à l’éloquence tranquille qui n’émeut pas, et qui se borne à convaincre. La persuasion intime de la vérité qu’on veut prouver, est alors le sentiment profond dont on est rempli, et qu’on fait passer dans l’âme de l’auditeur. Il faut cependant avouer, selon l’idée la plus généralement reçue, que celui qui se borne à prouver, et qui laisse l’auditeur convaincu, mais froid et tranquille, n’est point proprement éloquent, et n’est que disert. C’est pour cette raison que les anciens ont défini l’éloquence, le talent de persuader, et qu’ils ont distingué persuader de convaincre, le premier de ces mots ajoutant à l’autre l’idée d’un sentiment actif excité dans l’âme de l’auditeur et joint à la conviction.
Cependant, qu’il me soit permis de le dire, il s’en faut beaucoup que la définition de l’éloquence, donnée par les anciens., soit complète : l’éloquence ne se borne pas à la persuasion. Il y a dans toutes les langues une infinité de morceaux très éloquents, qui ne prouvent et par conséquent ne persuadent rien, mais qui sont éloquents par cela seul qu’ils émeuvent puissamment celui qui les entend ou qui les lit. Il serait inutile d’en rapporter des exemples.
Les modernes, en adoptant aveuglément la définition des anciens, ont eu bien moins de raison qu’eux. Les Grecs et les Romains, qui vivaient sous un gouvernement républicain, étaient continuellement occupés de grands intérêts publics : les orateurs appliquaient principalement à ces objets importants le talent de la parole ; et comme il s’agissait toujours, en ces occasions, de remuer le peuple en le convainquant, ils appelèrent éloquence le talent de persuader, en prenant pour le tout la partie la plus importante et la plus étendue. Cependant ils pouvaient se convaincre, dans les ouvrages même de leurs philosophes, par exemple dans ceux de Platon et dans plusieurs autres, que l’éloquence était applicable à des matières purement spéculatives. L’éloquence des modernes est encore plus souvent appliquée à ces sortes de matières, parce que la plupart n’ont pas, comme les anciens, de grands intérêts publics à traiter : ils ont donc eu encore plus de tort que les anciens, lorsqu’ils ont borné l’éloquence à la persuasion.
J’ai appelé l’éloquence un talent et non pas un art, comme ont fait tant de rhéteurs ; car l’art s’acquiert par l’étude et l’exercice, et l’éloquence est un don de la nature. Les règles ne rendront jamais un ouvrage ou un discours éloquent ; elles servent seulement à empêcher que les endroits vraiment éloquents et dictés par la nature ne soient défigurés et déparés par d’autres, fruits de la négligence ou du mauvais goût. Shakespeare a fait, sans le secours des règles, le monologue admirable d’Hamlet ; avec le secours des règles, il eût évité la scène barbare et dégoûtante des fossoyeurs.
Ce que l’on conçoit bien, a dit Despréaux, s’énonce clairement
: j’ajoute, ce que l’on sent avec chaleur, s’énonce de même, et les mots arrivent plus aisément pour rendre une émotion vive, qu’une idée claire. Le soin froid et étudié-que l’orateur se donnerait pour exprimer une pareille émotion, ne servirait qu’à l’affaiblir en lui, à l’éteindre même, ou peut-être à prouver qu’il ne la ressentait pas. En un mot, sentez vivement et dites tout ce que vous voudrez ; voilà toutes les règles de l’éloquence proprement dite. Qu’on interroge les écrivains de génie sur les plus beaux endroits de leurs ouvrages ; ils avoueront que ces endroits sont presque toujours ceux qui leur ont le moins coûté, parce qu’ils ont été comme inspirés en les produisant. Prétendre que des préceptes froids et didactiques donneront le moyen d’être éloquent, c’est seulement prouver qu’on est incapable de l’être.
Mais comme, pour être clair, il ne faut pas concevoir à demi, il ne faut pas non plus sentir à demi pour être éloquent. Le sentiment dont l’orateur doit être rempli, est, comme je l’ai dit, un sentiment profond, fruit d’une sensibilité rare et exquise, et non cette émotion superficielle et passagère qu’il excite dans la plupart de ses auditeurs ; émotion qui est plus extérieure qu’interne, qui a pour objet l’orateur même plutôt que ce qu’il dit, et qui, dans la multitude, n’est souvent qu’une impression machinale et animale produite par l’exemple et par le ton qu’on lui a donné. L’émotion communiquée par l’orateur, bien loin d’être dans l’auditeur une marque certaine de son impuissance à produire des choses semblables à ce qu’il admire, est au contraire d’autant plus réelle et d’autant plus vive, que l’auditeur a plus de génie et de talent : pénétré au même degré que l’orateur, il aurait dit les mêmes choses, tant il est vrai que c’est dans le degré seul du sentiment que l’éloquence consiste. Je renvoie ceux qui en douteront encore, au paysan du Danube, s’ils sont capables de penser et de sentir ; car je ne parle point aux autres.
Tout cela prouve suffisamment, ce me semble, qu’un orateur vivement et profondément pénétré de son objet, n’a pas besoin d’art pour en pénétrer les autres. J’ajoute qu’il ne peut les en pénétrer, sans en être vivement pénétré lui-même. En vain objecterait-on que plusieurs écrivains ont eu l’art d’inspirer, par leurs ouvrages, l’amour des vertus qu’ils n’avaient pas : je réponds que le sentiment qui fait aimer la vertu, les remplissait au moment qu’ils en écrivaient ; c’était en eux, dans ce moment, un sentiment très pénétrant et très vif, mais malheureusement passager. En vain objecterait-on encore qu’on peut toucher sans être touché, comme on peut convaincre sans être convaincu. Premièrement, on ne peut réellement convaincre sans être convaincu soi-même : car la conviction réelle est la suite de l’évidence ; on ne peut donner l’évidence aux autres quand on ne l’a pas. En second lieu, on peut, sans doute, faire croire aux autres qu’ils voient clairement ce qu’ils ne voient pas ; c’est une espèce de fantôme qu’on leur présente à la place de la réalité : mais on ne peut les tromper sur leurs affections et sur leurs sentiments ; on ne peut leur persuader qu’ils sont vivement pénétrés, s’ils ne le sont pas en effet. Un auditeur qui se croit touché, l’est donc véritablement : or, on ne donne point ce qu’on n’a point ; on ne peut donc vivement toucher les autres sans être touché vivement soi-même, soit par le sentiment, soit au moins par l’imagination, qui produit en ce moment le même effet.
Nul discours ne sera éloquent s’il n’élève l’âme : l’éloquence pathétique a sans doute pour objet de toucher : mais j’en appelle aux âmes sensibles, les mouvements pathétiques sont toujours en elles accompagnés d’élévation. On peut donc dire qu’éloquence et sublime sont proprement la même chose ; mais on a réservé le mot de sublime pour désigner particulièrement l’éloquence qui présente à l’auditeur de grands objets ; et cet usage grammatical, dont quelques littérateurs pédants et bornés peuvent être la dupe, ne change rien à la vérité.
Il résulte de ces principes, que l’on peut être éloquent dans quelque langue que ce soit, parce qu’il n’y a point de langue qui se refuse à l’expression vive d’un sentiment élevé et profond. Je ne sais par quelle raison un grand nombre d’écrivains modernes nous parlent de l’éloquence des choses, comme s’il y avait une éloquence des mots. L’éloquence n’est jamais que dans le sujet ; et le caractère du sujet, ou plutôt du sentiment qu’il produit, passe de lui-même et nécessairement au discours. J’ajoute que plus le discours sera simple dans un grand sujet, plus il sera éloquent, parce qu’il représentera le sentiment avec plus de vérité. L’éloquence ne consiste donc point, comme tant d’auteurs l’ont dit d’après les anciens, à dire les choses grandes d’un style sublime, mais d’un style simple ; car il n’y a point proprement de style sublime, c’est la chose qui doit l’être ; et comment le style pourrait-il être sublime sans elle, ou plus qu’elle ?
Aussi les morceaux vraiment sublimes sont toujours ceux qui se traduisent le plus aisément. Que vous reste-t-il ? moi…Comment voulez-vous que je vous traite ? en roi…Qu’il mourût… Dieu dit : que la lumière se fasse, et elle se fit…
et tant d’autres morceaux sans nombre seront toujours sublimes dans toutes les langues : l’expression pourra être plus ou moins vive, plus précise selon le génie de la langue ; mais la grandeur de l’idée subsistera tout entière. En un mot, on peut être éloquent en quelque langue et en quelque style que ce soit, parce que l’élocution n’est que l’écorce de l’éloquence, avec laquelle il ne faut pas la confondre.
Mais, dira-t-on, si l’éloquence véritable et proprement dite a si peu besoin des règles de l’élocution, si elle ne doit avoir d’autre expression que celle qui est dictée par la nature, pourquoi donc les anciens dans leurs écrits sur l’éloquence ont-ils traité si à fond de l’élocution ? Cette question mérite d’être approfondie.
L’éloquence ne consiste proprement que dans des traits vifs et rapides ; son effet est d’émouvoir vivement, et toute émotion s’affaiblit par la durée. L’éloquence ne peut donc régner que par intervalles dans un discours de quelque étendue ; l’éclair part et la nue se referme. Mais si les ombres du tableau sont nécessaires, elles ne doivent pas être trop fortes ; il faut sans doute à l’orateur et à l’auditeur des endroits de repos ; dans ces endroits l’auditeur doit respirer, non s’endormir, et c’est aux charmes tranquilles de l’élocution à le tenir dans cette situation douce et agréable. Ainsi (ce qui semblera paradoxe, sans être moins vrai)} les règles de l’élocution n’ont lieu, à proprement parler, et ne sont vraiment nécessaires que pour les morceaux qui ne sont pas proprement éloquents, que l’orateur compose plus à froid, et où la nature a besoin de l’art. L’homme de génie ne doit craindre de tomber dans un style lâche, bas et rampant, que lorsqu’il n’est point soutenu par le sujet ; c’est alors qu’il doit songer à l’élocution, et s’en occuper. Dans les autres cas, son élocution sera telle qu’elle doit être sans qu’il y pense. Les anciens, si je ne me trompe, ont senti cette vérité ; et c’est pour cette raison qu’ils ont traité principalement de l’élocution dans leurs ouvrages sur l’art oratoire. D’ailleurs, des trois parties de l’orateur, elle est presque la seule dont on puisse donner des préceptes directs, détaillés et positifs : l’invention n’a point de règles, ou n’en a que de vagues et d’insuffisantes ; la disposition en a peu, et appartient plutôt à la logique qu’à la rhétorique. Un autre motif a porté les anciens rhéteurs à s’étendre beaucoup sur les règles de l’élocution : leur langue était une espèce de musique susceptible d’une mélodie à laquelle le peuple même était très sensible ; des préceptes sur ce sujet étaient aussi nécessaires dans les traités des anciens sur l’éloquence, que le sont parmi nous les règles de la composition musicale dans un traité complet de musique. Il est vrai que ces sortes de règles ne donnent ni à l’orateur ni au musicien du talent et de l’oreille ; mais elles sont propres à l’aider. Ouvrez le traité de Cicéron intitulé Orator, et dans lequel il s’est proposé de former ou plutôt de peindre un orateur parfait ; vous verrez non seulement que la partie de l’élocution est celle à laquelle il s’attache principalement, mais que de toutes les qualités de l’élocution, l’harmonie qui résulte du choix et de l’arrangement des mots est celle dont il est le plus occupé. Il paraît même avoir regardé cet objet comme très essentiel dans des morceaux très frappans par le fond des choses, et où la beauté de la pensée semblait dispenser du soin d’arranger les mots. Je n’en citerai que cet exemple. J’étais présent, dit Cicéron, lorsque C. Carbon s’écria dans une harangue au peuple :
O Marce Druse (patrem appello), tu dicere solebas sacram esse rempublicam ; quicunque eam violavissent, ab omnibus esse eis pœnas persolutas : patris dictum sapiens, temeritas filii comprobavit.
Ce dichorée comprobavit, ajoute Cicéron, excita par son harmonie un cri d’admiration dans toute l’assemblée. Le morceau que nous venons de citer renferme une idée si noble et si belle, qu’il est assurément très éloquent par lui-même, et je ne crains point de le traduire pour le prouver.
Ô Marcus Drusus (c’est au père que je m’adresse), tu avais coutume de dire que la patrie était un dépôt sacré ; que tout citoyen qui l’avait violé en avait porté la peine : la témérité du fils a prouvé la sagesse des discours du père.
Cependant Cicéron paraît ici encore plus occupé des mots que des choses. « Si l’orateur, dit-il, eût fini sa période ainsi, comprobavit filii temeritas, il n’y aurait plus rien ; jam nihil erat. »
Voilà, pour le dire en passant, de quoi ne se seraient pas douté nos prétendus latinistes modernes, qui prononcent le latin aussi mal qu’ils le parlent. Mais cette preuve suffit pour faire voir combien les oreilles des anciens étaient délicates sur l’harmonie. La sensibilité que Cicéron témoigne ici sur la diction dans un morceau éloquent, ne contredit nullement ce que nous avons avancé plus haut, que l’éloquence du discours est le fruit de la nature et non pas de l’art. Il s’agit ici, non de l’expression elle-même, mais de l’harmonie des mots, qui est une chose purement artificielle et mécanique : cela est si vrai, que Cicéron, en renversant la phrase pour en dénaturer l’harmonie, en conserve tous les termes. L’expression du sentiment est dictée par la nature et par le génie ; c’est ensuite à l’oreille et à l’art à disposer les mots de la manière la plus harmonieuse. Il en est de l’orateur comme du musicien, à qui le génie seul inspire le chant, et que l’oreille et l’art guident dans l’enchaînement des modulations.
Cette comparaison, tirée de la musique, conduit à une autre idée qui ne paraît pas moins juste. La musique a besoin d’exécution ; elle est muette et nulle sur le papier : de même l’éloquence sur le papier est presque toujours froide et sans vie ; elle a besoin de l’action et du geste : ces deux qualités lui sont encore plus nécessaires que l’élocution ; et ce n’est pas sans raison que Démosthène réduisait à l’action toutes les parties de l’orateur. Nous ne pouvons lire sans être attendris les péroraisons touchantes de Cicéron, pro Fonteio, pro Sextio, pro Plancio, pro Flacco, pro Syllâ : qu’on imagine la force qu’elles devaient avoir dans la bouche de ce grand homme ; qu’on se représente Cicéron au milieu du barreau, animant par ses pleurs et par une voix touchante le discours le plus pathétique, tenant le fils de Flaccus entre ses bras, le présentant aux juges, et implorant pour lui l’humanité et les lois ; on ne sera point surpris de ce qu’il nous rapporte lui-même, qu’il remplit en cette occasion le barreau de pleurs, de gémissements et de sanglots. Quel effet n’eût point produit la péroraison pro Milone, prononcée par ce grand orateur !
L’action fait plus que d’animer le discours, elle peut même inspirer l’orateur, surtout dans les occasions où il s’agit de traiter sur-le-champ, et sur un grand théâtre, de grands intérêts, comme autrefois à Athènes et à Rome, et quelquefois aujourd’hui en Angleterre. C’est alors que l’éloquence, débarrassée de toute contrainte et de toutes règles, produit ses plus grands miracles ; c’est alors qu’on éprouve la vérité de ce passage de Quintilien, lib. VII, cap. 10 :
Pectus est quod disertos facit, et vis mentis ; ideoque imperitis quoque, si modò sunt aliquo affectu concitati, verba non desunt.
Ce passage d’un si grand maître servirait à confirmer tout ce que nous avons dit dans cet article sur l’élocution considérée par rapport à l’éloquence, si des vérités aussi incontestables avaient besoin d’autorité.
Nous croyons qu’on nous saura gré, à cette occasion, de fixer la vraie signification du mot disertus : il ne répond certainement pas à ce que nous appelons en français disert ; Diderot l’a très bien prouvé au mot disert, par le passage même que nous venons de citer, et par la définition exacte de ce que nous entendons par disert. On peut y joindre ce passage d’Horace, Epist. I, vers. 19 :
Fœcundi calices quem non fecere disertum ?
qu’assurément on ne traduira point ainsi, Quel est celui que le vin n’a pas rendu disert ? Disertus, chez les Latins, signifiait toujours, ou presque toujours, ce que nous entendons par éloquent, c’est-à-dire, celui qui possède dans un souverain degré le talent de la parole, et qui par ce talent sait frapper, émouvoir, attendrir, intéresser, persuader.
Diserti est
, dit Cicéron dans ses dialogues de Oratore, lib. I, cap. 81,
ut oratione persuadere possit.
Disertus est donc celui qui a le talent de persuader par le discours, c’est-à-dire, qui possède ce que les anciens appelaient eloquentia. Ils appelaient eloquens celui qui joignait à la qualité de disertus la connaissance de la philosophie et des lois ; ce qui formait, selon eux, le parfait orateur.
Si idem homo, dit à cette occasion Gesner dans son Thesaurus linguæ latinæ, disertus est et doctus et sapiens, is demum eloquens.
Dans le Ier livre de Oratore, Cicéron fait dire à Marc-Antoine l’orateur :
Eloquentem vocavi, qui mirabilius et magnificentius augere posset atque ornare quæ vellet, omnesque omnium rerum que ad dicendum perteverent fontes animo ac memoria contineret.
Qu’on lise le commencement du traité de Cicéron, intitulé Orator, on verra qu’il appelait diserti les orateurs qui avaient
eloquentiam popularem
, ou comme il l’appelle encore,
eloquentiam forensem, ornatam verbis atque sententiis sine doctrinæ
, c’est-à-dire, le talent complet de la parole, mais destitué de la profondeur du savoir et de la philosophie : dans un autre endroit du même ouvrage, Cicéron, pour relever le mérite de l’action, dit qu’elle a fait réussir des orateurs sans talent, infantes ; et que des orateurs éloquents, diserti, n’ont point réussi sans elle : parce que, ajoute-t-il tout de suite,
eloquentia sine actione, nulla ; hæc autem sine eloquentia, permagna est
. Il est évident que dans ce passage disertus répond à eloquentia. Il faut pourtant avouer que, dans l’endroit déjà cité des Dialogues sur l’orateur, où Cicéron fait parler Marc-Antoine, disertus semble avoir à peu près la même signification que disert en français :
disertos, dit Marc-Antoine, me cognosse nonnullos scripsi, eloquentem adhuc neminem, quod eum statuebam disertum, qui posset satis acutè atque dilucidè apud mediocres homines, ex communi quâdam hominum opinione dicere ; eloquentem verò, qui mirabilius
, etc. comme ci-dessus. Cicéron cite au commencement de son Orator, ce même mot de l’orateur MarcAntoine :
Marcus-Antonius… scripsit, disertos se vidisse multos (dans le passage précédent il y a nonnullos, ce qui n’est pas inutile de remarquer), eloquentem omninò neminem.
Mais il paraît par tout ce qui précède dans l’endroit cité, et que nous avons rapporté ci-dessus, que Cicéron, dans cet endroit, donne à disertus le sens marqué plus haut. Je crois donc qu’on ne traduirait pas exactement ce dernier passage, en faisant dire à Marc-Antoine qu’il avait vu bien des hommes diserts, et aucun d’éloquent ; mais qu’on doit traduire, du moins en cet endroit, qu’il avait vu beaucoup d’hommes doués du talent de la parole, et aucun de l’éloquence parfaite, omninò. Dans le passage précédent, au contraire, on peut traduire que Marc-Antoine avait vu quelques hommes diserts, et aucun d’éloquent. Au reste, on doit être étonné que Cicéron, dans le passage de l’Orator, substitue multos à nonnullos qui se trouve dans l’autre passage, où il fait dire d’ailleurs à Marc-Antoine la même chose : il semble que multos serait mieux dans le premier passage, et nonnullos dans le second ; car il y a beaucoup plus d’hommes diserts, c’est-à-dire diserti dans le premier sens, qu’il n’y en a qu’on puisse appeler diserti dans le second : or Marc-Antoine, suivant le premier passage, ne connaissait qu’un petit nombre d’hommes diserts, à plus forte raison n’en connaissait-il qu’un très petit nombre de la seconde espèce. Pourquoi donc cette disparate dans les deux passages ? sans doute multos dans le second ne signifie pas un grand nombre absolument, mais seulement un grand nombre par opposition à neminem, c’est-à-dire quelques-uns, ou nonnullos.
Après cette discussion sur le vrai sens du mot disertus, discussion qui nous paraît mériter l’attention des lecteurs, et qui appartient à l’article que nous traitons, donnons en peu de mots, d’après les grands maîtres et d’après nos propres réflexions, les principales règles de l’élocution oratoire.
La clarté, qui est la loi fondamentale du discours oratoire, et en général de quelque discours que ce soit, consiste non seulement à se faire entendre, mais à se faire entendre sans peine. On y parvient par deux moyens ; en mettant les idées chacune à sa place dans l’ordre naturel, et en exprimant nettement chacune de ces idées. Les idées seront exprimées facilement et nettement, en évitant les tours ambigus, les phrases trop longues, trop chargées d’idées incidentes et accessoires à l’idée principale, les tours épigrammatiques, dont la multitude ne peut sentir la finesse ; car l’orateur doit se souvenir qu’il parle pour la multitude. Notre langue, par le défaut de déclinaisons et de conjugaisons, par les équivoques fréquentes des ils, des elles, des qui, des que, des son, sa, ses, et de beaucoup d’autres mots, est plus sujette que les langues anciennes à l’ambiguïté des phrases et des tours. On doit donc y être fort attentif, en se permettant néanmoins, quoique rarement, les équivoques légères et purement grammaticales, lorsque le sens est clair d’ailleurs par lui-même, et lorsqu’on ne pourrait lever l’équivoque sans affaiblir la vivacité du discours. L’orateur peut même se permettre quelquefois la finesse des pensées et des tours, pourvu que ce soit avec sobriété et dans les sujets qui en sont susceptibles, ou qui l’autorisent, c’est-à-dire, qui ne demandent ni simplicité, ni élévation, ni véhémence : ces tours fins et délicats échapperont sans doute au vulgaire, mais les gens d’esprit les saisiront et en sauront gré à l’orateur. En effet, pourquoi lui refuserait-on la liberté de réserver certains endroits de son ouvrage aux gens d’esprit, c’est-à-dire, aux seules personnes dont il doit réellement ambitionner l’estime.
Je n’ai rien à dire sur la correction, sinon qu’elle consiste à observer exactement les règles de la langue, mais non avec assez de scrupule pour ne pas s’en affranchir lorsque la vivacité du discours l’exige. La correction et la clarté sont encore plus étroitement nécessaires dans un discours fait pour être lu, que dans un discours prononcé ; car, dans ce dernier cas, une action vive, juste, animée, peut quelquefois aider à la clarté et sauver l’incorrection.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que de la clarté et de la correction grammaticales, qui appartiennent à la diction : il est aussi une clarté et une correction non moins essentielles, qui appartiennent au style, et qui consistent dans la propriété des termes. C’est principalement cette qualité qui distingue les grands écrivains d’avec ceux qui ne le sont pas : ceux-ci sont, pour ainsi dire, toujours à côté de l’idée qu’ils veulent présenter ; les autres la rendent et la font saisir avec justesse par une expression propre. De la propriété des termes naissent trois différentes qualités : la précision dans les matières de discussion ; l’élégance dans les sujets agréables ; l’énergie dans les sujets grands ou pathétiques.
La convenance du style avec le sujet exige le choix et la propriété des termes ; elle dépend, outre cela, de la nature des idées que l’orateur emploie. Car, nous ne saurions trop le redire, il n’y a qu’une sorte de style, le style simple, c’est-à-dire celui qui rend les idées de la manière la moins détournée et la plus sensible. Si les anciens ont distingué trois styles, le simple, le sublime et le tempéré ou l’orné, ils ne l’ont fait qu’eu égard aux différents objets que peut avoir le discours : le style qu’ils appelaient simple, est celui qui se borne à des idées simples et communes ; le style sublime peint les idées grandes, et le style orné, les idées riantes et agréables. En quoi consiste donc la convenance du style au sujet ? 1°. à n’employer que des idées propres au sujet ; c’est-à-dire, simples dans un sujet simple, nobles dans un sujet élevé, riantes dans un sujet agréable ; 2°. à n’employer que les termes les plus propres pour rendre chaque idée. Par ce moyen, l’orateur sera précisément de niveau soit par les expressions à son sujet, c’est-à-dire, ni au-dessus, ni au-dessous, soit par les idées,. C’est en quoi consiste la véritable éloquence, et même en général le vrai talent d’écrire, et non dans un style qui déguise par un vain coloris des idées communes. Ce style ressemble au bel esprit, qui n’est autre chose que l’art puéril et méprisable de faire paraître les choses plus ingénieuses qu’elles ne le sont.
De l’observation de ces règles résultera la noblesse du style oratoire ; car, l’orateur ne devant jamais, ni traiter de sujet bas, ni présenter des idées basses, son style sera noble dès qu’il sera convenable à son sujet. La bassesse des idées et des sujets est à la vérité trop souvent arbitraire ; les anciens se donnaient à cet égard beaucoup plus de liberté que nous, qui, en bannissant de nos mœurs la délicatesse, l’avons portée à l’excès dans nos écrits et dans nos discours ; mais quelque arbitraires que puissent être nos principes sur la bassesse et sur la noblesse des sujets, il suffit que les idées de la nation soient fixées sur ce point, pour que l’orateur ne s’y trompe pas, et pour qu’il s’y conforme. En vain le génie même s’efforcerait de braver à cet égard les opinions reçues ; l’orateur est l’homme du peuple, c’est à lui qu’il doit chercher à plaire ; et la première loi qu’il doit observer pour réussir, est de ne pas choquer la philosophie de la multitude, c’est-à-dire, les préjugés.
Venons à l’harmonie, une des qualités qui constituent le plus essentiellement le discours oratoire. Le plaisir qui résulte de cette harmonie est-il purement arbitraire et d’habitude, comme l’ont prétendu quelques écrivains ? ou y entre-t-il tout à la fois de l’habitude et du réel ? Ce dernier sentiment est peut-être le mieux fondé : car, il en est de l’harmonie du discours, comme de l’harmonie poétique et de l’harmonie musicale. Tous les peuples ont une musique ; le plaisir qui naît de la mélodie du chant a donc son fondement dans la nature : et il y a d’ailleurs des traits de mélodie et d’harmonie qui plaisent indistinctement et du premier coup à toutes les nations ; il y a donc du réel dans le plaisir musical : mais il y a d’autres plaisirs plus détournés et un style musical particulier à chaque peuple, qui demandent que l’oreille y soit plus ou moins accoutumée ; il entre donc dans ce plaisir de l’habitude. C’est ainsi, et d’après les mêmes principes, qu’il y a dans tous les arts un beau absolu, et un beau de convention y un goût réel, et un goût arbitraire. On peut appuyer cette réflexion par une autre. Nous sentons dans les vers latins, en les prononçant, une espèce de cadence et de mélodie ; cependant nous prononçons très mal le latin : nous estropions très souvent la prosodie de cette langue ; nous scandons même les vers à contresens, car nous scandons ainsi :
Arma ni, rumque ca, no Tro jæ qui primus ab, oris,
en nous arrêtant sur des brèves à quelques-uns des endroits marqués par des virgules, comme si ces brèves étaient longues ; au lieu qu’on devrait scander :
Ar, ma virum, que cano, Trojæ, qui pri, mus ab o, ris ;
car on doit s’arrêter sur les longues et passer sur les brèves, comme on fait en musique sur deux croches, en donnant à deux brèves le même temps qu’à une longue. Cependant, malgré cette prononciation barbare et ce renversement de la mélodie et de la mesure, l’harmonie des vers latins nous plaît, parce que, d’un côté, nous ne pouvons détruire entièrement celle que le poète y a mise, et que, de l’autre, nous nous faisons une harmonie d’habitude. Nouvelle preuve du mélange de réel et d’arbitraire qui se trouve dans le plaisir produit par l’harmonie.
L’harmonie est sans doute l’âme de la poésie, et c’est pour cela que les traductions des poètes ne doivent être qu’en vers : car traduire un poète en prose, c’est le dénaturer tout à fait, c’est à peu près comme si l’on voulait traduire de la musique italienne en musique française. Mais si la poésie a son harmonie particulière qui la caractérise, la prose dans toutes les langues a aussi la sienne : les anciens l’avaient bien vu ; ils appelaient ῥυθμος le nombre pour la prose, et μέτρον celui du vers. Quoique notre poésie et notre prose soient moins susceptibles de mélodie que ne l’étaient la prose et la poésie des anciens, cependant elles ont chacune une mélodie qui leur est propre ; peut-être même celle de la prose a-t-elle un avantage, en ce qu’elle est moins monotone, et par conséquent moins fatigante ; la difficulté vaincue est le grand mérite de la poésie. Ne serait-ce point pour cette raison qu’il est rare de lire, sans être fatigué, bien des vers de suite, et que le plaisir causé par cette lecture diminue à mesure qu’on avarice en âge.
Quoi qu’il en soit, ce sont les poètes qui ont formé les langues ; c’est aussi l’harmonie de la poésie qui a fait naître celle de la prose : Malherbe faisait parmi nous des odes harmonieuses, lorsque notre prose était encore barbare et grossière ; c’est à Balzac que nous avons l’obligation de lui avoir le premier donné de l’harmonie.
L’éloquence, dit très bien Voltaire, a tant de pouvoir sur les hommes, qu’on admira Balzac de son temps, pour avoir trouvé cette petite partie de l’art ignorée et nécessaire, qui consiste dans le choix harmonieux des paroles, et même pour l’avoir souvent employée hors de sa place.
Isocrate, selon Cicéron, est le premier qui ait connu l’harmonie de la prose parmi les anciens. On ne remarque, dit encore Cicéron, aucune harmonie dans Hérodote ni dans ses prédécesseurs. L’orateur romain compare le style de Thucydide, à qui il ne manque rien que l’harmonie, au bouclier de Minerve par Phidias, qu’on aurait mis en pièces.
Deux choses charment l’oreille dans le discours, le son et le nombre : le son consiste dans la qualité des mots ; et le nombre, dans leur arrangement. Ainsi l’harmonie du discours oratoire consiste à n’employer que des mots d’un son agréable et doux ; à éviter le concours des syllabes rudes, celui des voyelles, sans affectation néanmoins (voyez l’article Élision) ; à ne pas mettre entre les membres des phrases trop d’inégalité, surtout à ne pas faire les derniers membres trop courts par rapport aux premiers ; à éviter également les périodes trop longues et les phrases trop courtes, ou, comme les appelle Cicéron, à demi closes, le style qui fait perdre haleine, et celui qui force à chaque instant de la reprendre et qui ressemble à une sorte de marqueterie ; à savoir entremêler les périodes soutenues et arrondies, avec d’autres qui le soient moins et qui servent comme de repos à l’oreille. Cicéron blâme avec raison Théopompe, pour avoir porté jusqu’à l’excès le soin minutieux d’éviter le concours des voyelles ; c’est à l’usage, dit ce grand orateur, à procurer seul cet avantage sans qu’on le cherche avec fatigue. L’orateur exercé aperçoit d’un coup d’œil la succession la plus harmonieuse des mots, comme un bon lecteur voit d’un coup d’œil les syllabes qui précèdent et celles qui suivent.
Les anciens, dans leur prose, évitaient de laisser échapper des vers, parce que la mesure de leurs vers était extrêmement marquée ; le vers ïambe était le seul qu’ils s’y permissent quelquefois, parce que ce vers avait plus de licences qu’aucun autre, et une mesure moins invariable. Nos vers, si on leur ôte la rime, sont, à quelques égards, dans le cas des vers ïambes des anciens : nous n’y avons attention qu’à la multitude des syllabes, et non à la prosodie ; douze syllabes longues ou douze syllabes brèves, douze syllabes réelles et physiques ou douze syllabes de convention et d’usage, font également un de nos grands vers ; les vers français sont donc moins choquants dans la prose française, quoiqu’ils ne doivent pas y être prodigués, ni même y être trop sensibles, que les vers latins ne l’étaient dans la prose latine. Il y a plus : on a remarqué que la prose la plus harmonieuse contient beaucoup de vers, qui, étant de différente mesure et sans rime, donnent à la prose un des agréments de la poésie, sans lui en donner le caractère, la monotonie et l’uniformité. La prose de Molière est toute pleine de vers. En voici un exemple tiré de la première scène du Sicilien :
Chut, n’avancez pas davantage,Et demeurez en cet endroitJusqu’à ce que je vous appelle.Il fait noir comme dans un four,Le ciel s’est habille ce soir en scaramouche,Et je ne vois pas une étoileQui montre le bout de son nez.Sotte condition que celle d’un esclave !De ne vivre jamais pour soi,Et d’être toujours tout entierAux passions d’un maître ! etc.
On peut remarquer en passant, que ce sont les vers de huit syllabes qui dominent dans ce morceau ; et ce sont en effet ceux qui doivent le plus fréquemment se trouver dans une prose harmonieuse.
La Motte, dans une des dissertations qu’il a écrites contre la poésie, a mis en prose une des scènes de Racine sans y faire d’autre changement que de renverser les mots qui forment les vers :
Arbate, on nous faisait un rapport fidèle. Rome triomphe en effet, et Mithridate est mort. Les Romains ont attaqué mon père vers l’Euphrate, et trompé sa prudence ordinaire dans la nuit
, etc. Il observe que cette prose nous paraît beaucoup moins agréable que les vers, qui expriment la même chose dans les mêmes termes ; et il en conclut que le plaisir qui naît de la mesure des vers, est un plaisir de convention et de préjugé, puisqu’à l’exception de cette mesure, rien n’a disparu du morceau cité. La Motte ne faisait pas attention qu’outre la mesure du vers, l’harmonie qui résulte de l’arrangement des mots avait aussi disparu, et que, si Racine eût voulu écrire ce morceau en prose, il l’aurait écrit autrement, et choisi des mots dont l’arrangement aurait formé une harmonie plus agréable à l’oreille.
L’harmonie souffre quelquefois de la justesse et de l’arrangement logique des mots, et réciproquement : c’est alors à l’orateur à concilier, s’il est possible, l’un avec l’autre, ou à décider lui-même jusqu’à quel point il peut sacrifier l’harmonie à la justesse. La seule règle générale qu’on puisse donner sur ce sujet, c’est qu’on ne doit ni trop souvent sacrifier l’une à l’autre, ni jamais violer l’une ou l’autre d’une manière trop choquante. Le mépris de la justesse offensera la raison et le mépris de l’harmonie blessera l’organe ; l’une est un juge sévère qui pardonne difficilement, et l’autre un juge orgueilleux qu’il faut ménager. La réunion de la justesse et de l’harmonie, portées l’une et l’autre au suprême degré, était peut-être le talent supérieur de Démosthène : ce sont vraisemblablement ces deux qualités qui, dans les ouvrages de ce grand orateur, ont produit tant d’effet sur les Grecs, et même sur les Romains, tant que le grec a été une langue vivante et cultivée ; mais aujourd’hui, quelque satisfaction que ses harangues nous procurent encore par le fond des choses, il faut avouer, si on est de bonne foi, que la réputation de Démosthène est encore au-dessus du plaisir que nous fait sa lecture. L’intérêt vif que les Athéniens prenaient à l’objet de ces harangues, la déclamation sublime de Démosthène sur laquelle il nous est resté le témoignage d’Eschine même son ennemi, enfin l’usage sans doute inimitable qu’il faisait de sa langue pour la propriété des termes et pour le nombre oratoire, tout ce mérite est ou entièrement ou presque entièrement perdu pour nous. Les Athéniens, nation délicate et sensible, avaient raison d’écouter Démosthène comme un prodige ; notre admiration, si elle était égale à la leur, ne serait qu’un enthousiasme déplacé. L’estime raisonnée d’un philosophe honore plus les grands écrivains, que toute la prévention des pédants.
Ce que nous appelons ici harmonie dans le discours, devrait s’appeler plus proprement mélodie : car mélodie en notre langue est une suite de sons qui se succèdent agréablement ; et harmonie est le plaisir qui résulte du mélange de plusieurs sous qu’on entend à la fois. Les anciens qui, selon les apparences, ne connaissaient point la musique à plusieurs parties, du moins au même degré que nous, appelaient harmonia ce que nous appelons mélodie. En transportant ce mot au style, nous avons conservé l’idée qu’ils y attachaient ; et en le transportant à la musique, nous lui en avons donné une autre. C’est ici une observation purement grammaticale, mais qui ne nous paraît pas inutile.
Cicéron, dans son traité intitulé Orator, fait consister une des principales qualités du style simple en ce que l’orateur s’y affranchit de la servitude du nombre, sa marche étant libre et sans contrainte, quoique sans écarts trop marqués. En effet, le plus ou le moins d’harmonie est peut-être ce qui distingue le plus réellement les différentes espèces de style.
Mais quelque harmonie qui se fasse sentir dans le discours, rien n’est plus opposé à l’éloquence qu’un style diffus, traînant et lâche. Le style de l’orateur doit être serré ; c’est par là surtout qu’a excellé Démosthène. Or en quoi consiste le style serré ? à mettre, comme nous l’avons dit, chaque idée à sa véritable place, à ne point omettre d’idées intermédiaires, trop difficiles à suppléer, à rendre enfin chaque idée par le terme propre : par ce moyen on évitera toute répétition et toute circonlocution, et le style aura le rare avantage d’être concis sans être fatigant, et développé sans être lâche. Il arrive souvent qu’on est aussi obscur en fuyant la brièveté qu’en la cherchant ; on perd sa route en voulant prendre la plus longue. La manière la plus naturelle et la plus sûre d’arriver à un objet, c’est d’y aller par le plus court chemin, pourvu qu’on y aille en marchant, et non pas en sautant d’un lieu à un autre. On peut juger de là combien est opposée à l’éloquence véritable, cette loquacité si ordinaire au barreau, qui consiste à dire si peu de choses avec tant de paroles. On prétend, il est vrai, que les mêmes moyens doivent être présentés différemment aux différents juges, et que par cette raison on est obligé, dans un plaidoyer, de tourner de différents sens la même preuve. Mais ce verbiage, prétendu nécessaire, deviendra évidemment inutile, si on a soin de ranger les idées dans l’ordre convenable ; il résultera de leur disposition naturelle, une lumière qui frappera infailliblement et également tous les esprits, parce que l’art de raisonner est un, et qu’il n’y a pas plus deux logiques que deux géométries. Le préjugé contraire est fondé en grande partie sur les fausses idées qu’on acquiert de l’éloquence dans nos collèges : on la fait consister à amplifier et à étendre une pensée ; on apprend aux jeunes gens à délayer leurs idées dans un déluge de périodes insipides, au lieu de leur apprendre à les resserrer sans obscurité. Ceux qui douteront que la concision puisse subsister avec l’éloquence, peuvent lire pour se désabuser les harangues de Tacite.
Il ne suffit pas au style de l’orateur d’être clair, correct, propre, précis, élégant, noble, convenable au sujet, harmonieux, vif et serré, il faut encore qu’il soit facile, c’est-à-dire, que la gêne de la composition ne s’y laisse point apercevoir.
Le style naturel, dit Pascal, nous enchante avec raison ; car on s’attendait à trouver un auteur, et on trouve un homme.
Le plaisir de l’auditeur ou du lecteur diminuera à mesure que le travail et la peine se feront sentir. Un des moyens de se préserver de ce défaut, c’est d’éviter ce style figuré, poétique, chargé d’ornements, de métaphores, d’antithèses et d’épithètes, qu’on appelle, je ne sais par quelle raison, style académique. Ce n’est assurément pas celui de l’Académie Française ; il ne faut, pour s’en convaincre, que lire les ouvrages et les discours même des principaux membres qui la composent. C’est au plus le style de quelques académies de province, dont la multiplication excessive et ridicule est aussi funeste aux progrès du bon goût, que préjudiciable aux vrais intérêts de l’État : depuis Pau jusqu’à Dunkerque, tout sera bientôt académie en France.
Ce style académique ou prétendu tel est encore celui de la plupart de nos prédicateurs, du moins de plusieurs de ceux qui ont quelque réputation ; n’ayant pas assez de génie pour présenter d’une manière frappante, et cependant naturelle, les vérités connues qu’ils doivent annoncer, ils croient les orner par un style affecté et ridicule, qui fait ressembler leurs sermons, non à l’épanchement d’un cœur pénétré de ce qu’il doit inspirer aux autres, mais à une espèce de représentation ennuyeuse et monotone, où l’acteur s’applaudit sans être écouté. Ces fades harangueurs peuvent se convaincre par la lecture réfléchie des sermons de Massillon, surtout de ceux qu’on appelle le Petit-Carême, combien la véritable éloquence de la chaire est opposée à l’affectation du style ; nous ne citerons ici que le sermon qui a pour titre de l’Humanité des Grands, modèle le plus parfait que nous connaissions en ce genre ; discours plein de vérité, de simplicité et de noblesse, que les princes devraient lire sans cesse pour se former le cœur, et les orateurs chrétiens pour se former le goût.
L’affectation du style paraît surtout dans la prose de la plupart des poètes : accoutumés au style orné et figuré, ils le transportent comme malgré eux dans leur prose ; ou s’ils font des efforts pour l’en bannir, leur prose devient traînante et sans vie : aussi avons-nous très peu de poètes qui aient bien écrit en prose. Les préfaces de Racine sont faiblement écrites ; celles de Corneille sont aussi excellentes pour le fond des choses, que défectueuses du côté du style ; la prose de Rousseau est dure, celle de Despréaux pesante, celle de La Fontaine insipide ; celle de La Motte est à la vérité facile et agréable, mais aussi La Motte ne tient pas le premier rang parmi les versificateurs. Voltaire est presque le seul de nos grands poètes dont la prose soit du moins égale à ses vers ; cette supériorité dans deux genres si différents, quoique si voisins en apparence, est une des plus rares qualités de ce grand écrivain.
Telles sont les principales lois de l’élocution oratoire. On trouvera sur ce sujet un plus grand détail dans les ouvrages de Cicéron, de Quintilien, etc., surtout dans l’ouvrage du premier de ces deux écrivains qui a pour titre Orator, et dans lequel il traite à fond du nombre et de l’harmonie du discours. Quoique ce qu’il en dit soit principalement relatif à la langue latine, qui était la sienne, on peut néanmoins en tirer des règles générales d’harmonie pour toutes les langues.
Nous ne parlerons point ici des figures, sur lesquelles tant de rhéteurs ont écrit des volumes : elles servent sans doute à rendre le discours plus animé ; mais si la nature ne les dicte pas, elles sont roides et insipides. Elles sont d’ailleurs presque aussi communes, même dans le discours ordinaire, que l’usage des mots pris dans un sens figuré, est commun dans toutes les langues. Tant pis pour tout orateur qui fait avec réflexion et avec dessein une métonymie, une catachrèse, et d’autres figures semblables.
Sur les qualités du style en général dans toutes sortes d’ouvrages.
Je finis cet article par une observation qu’il me semble que la plupart des rhéteurs modernes n’ont point assez faite ; leurs ouvrages, calqués pour ainsi dire sur les livres de rhétorique des anciens, sont remplis de définitions, de préceptes et de détails, nécessaires peut-être pour lire les anciens avec fruit, mais absolument inutiles, et contraires même au genre d’éloquence que nous connaissons aujourd’hui.
Dans cet art comme dans tous les autres, dit très bien Fréret (Histoire de l’Académie des Belles-Lettres, tome XVIII, page 461), il faut distinguer les beautés réelles, de celles qui étant abstraites, dépendent des mœurs, des coutumes et du gouvernement d’une nation, quelquefois même du caprice de la mode, dont l’empire s’étend à tout, et a toujours été respecté jusqu’à un certain point.
Du temps de la république romaine, où il y avait peu de lois, et où les juges étaient souvent pris au hasard, il suffisait presque toujours de les émouvoir, ou de les rendre favorables par quelque autre moyen : dans notre barreau il faut les convaincre : Cicéron eût perdu à la grand’chambre la plupart des causes qu’il a gagnées, parce que ses clients étaient coupables ; osons ajouter que plusieurs endroits de ses harangues qui plaisaient peut-être avec raison aux Romains, et que nos latinistes modernes admirent sans savoir pourquoi, ne seraient que médiocrement goûtés.
Éloge3
Les réflexions qui ont été faites sur les éloges qu’on peut donner dans les dictionnaires historiques, s’appliquent à quelque éloge que ce puisse être. Bien pénétrés de l’importance de cette vérité, les éditeurs de l’Encyclopédie après avoir déclaré qu’ils ne prétendaient point adopter tous les éloges qui pourraient y avoir été donnés par leurs collègues, soit à des gens de lettres, soit à d’autres, comme ils ne prétendaient pas non plus adopter les critiques, ni en général les opinions avancées ou soutenues ailleurs que dans leurs propres articles, puisque tout est libre dans cet ouvrage, excepté la satire, et que par cette raison chacun devant y répondre au public de ce qu’il avançait, de ce qu’il blâmait et de ce qu’il louait, ils s’étaient fait la loi de nommer leurs collègues sans aucun éloge. La reconnaissance, ajoutent-ils, est sans doute un sentiment qui leur est dû, mais c’est au public à apprécier leur travail.
Qu’il nous soit donc permis de déplorer l’abus intolérable de panégyriques et de satires qui avilit la république des lettres. Quels ouvrages que ceux dont plusieurs de nos écrivains périodiques ne rougissent pas de faire l’éloge ! quelle ineptie, ou quelle bassesse ! que la postérité serait surprise de voir les Voltaire et les Montesquieu déchirés dans la même page où l’écrivain le plus médiocre est célébré ! Mais heureusement la postérité ignorera ces louanges et ces invectives éphémères ; et il semble que leurs auteurs l’aient prévu, tant ils ont eu peu de respect pour elle. Il est vrai qu’un écrivain satirique, après avoir outragé les hommes célèbres pendant leur vie, croit réparer ses insultes par les éloges qu’il leur donne après leur mort ; il ne s’aperçoit pas que ses éloges sont un nouvel outrage qu’il fait au mérite, et une nouvelle manière de se déshonorer soi-même.
Éloges académiques
Ce sont ceux qu’on prononce dans les Académies et Sociétés littéraires, à l’honneur des membres qu’elles ont perdus. Il y en a de deux sortes, d’oratoires et d’historiques. Ceux qu’on prononce dans l’Académie Française sont de la première espèce. Cette compagnie a imposé à tout nouvel académicien le devoir si noble et si juste de rendre à la mémoire de celui à qui il succède, les hommages qui lui sont dus : cet objet est un de ceux que le récipiendaire doit remplir dans son discours de réception. Dans ce discours oratoire, on se borne à louer en général les talents, l’esprit, et même, si on le juge à propos, les qualités du cœur de celui à qui l’on succède, sans entrer dans aucun détail sur les circonstances de sa vie. On ne doit rien dire de ses défauts ; du moins, si on les touche, ce doit être si légèrement, si adroitement, et avec tant de finesse, qu’on les présente à l’auditeur ou au lecteur par un côté favorable. Au reste, il serait peut-être à souhaiter que, dans les réceptions à l’Académie Française, un seul des deux académiciens qui parlent, savoir, le récipiendaire ou le directeur, se chargeât de l’éloge du défunt ; le directeur serait moins exposé à répéter une partie de ce que le récipiendaire a dit, et le champ serait par ce moyen un peu plus libre dans ces sortes de discours, dont la matière n’est d’ailleurs que trop donnée : sans s’affranchir entièrement des éloges de justice et de devoir, on serait plus à portée de traiter des sujets de littérature intéressants pour le public. Plusieurs académiciens, entre autres Voltaire, ont donné cet exemple, qui paraît digne d’être suivi.
Les éloges historiques sont en usage dans nos Académies des sciences et des belles-lettres, et, à leur exemple, dans un grand nombre d’autres ; c’est le secrétaire qui en est chargé. Dans ces éloges on détaille toute la vie d’un académicien, depuis sa naissance jusqu’à sa mort ; on doit néanmoins en retrancher les détails bas, puérils, indignes enfin de la majesté d’un éloge philosophique.
Ces éloges étant historiques, sont proprement des mémoires pour servir à l’histoire des lettres : la vérité doit donc en faire le caractère principal. On doit néanmoins l’adoucir, ou même la taire quelquefois, parce que c’est un éloge et non une satire que l’on doit faire ; mais il ne faut jamais la déguiser ni l’altérer.
Dans un éloge académique on a deux objets à peindre, la personne et l’auteur : l’une et l’autre se peindront par les faits. Les réflexions philosophiques doivent surtout être l’âme de ces sortes d’écrits ; elles seront tantôt mêlées au récit avec art et brièveté, tantôt rassemblées et développées dans des morceaux particuliers, où elles formeront comme des masses de lumière qui serviront à éclairer le reste. Ces réflexions, séparées des faits ou entremêlées avec eux, auront pour objet le caractère d’esprit de l’auteur, l’espèce et le degré de ses talents, de ses lumières et de ses connaissances, le contraste ou l’accord de ses écrits et de ses mœurs, de son cœur et de son esprit, et surtout le caractère de ses ouvrages, leur degré de mérite, ce qu’ils renferment de neuf ou de singulier, le point de perfection ou l’académicien avait trouvé la matière qu’il a traitée, et le point de perfection où il l’a laissée ; en un mot, l’analyse raisonnée des écrits ; car c’est aux ouvrages qu’il faut principalement s’attacher dans un éloge académique : se borner à peindre la personne, même avec les couleurs les plus avantageuses, ce serait faire une satire indirecte de l’auteur et de sa compagnie ; ce serait supposer que l’académicien était sans talents, et qu’il n’a été reçu qu’à titre d’honnête homme, titre très estimable pour la société, mais insuffisant pour une compagnie littéraire. Cependant comme il n’est pas sans exemple de voir adopter par les académiciens des hommes d’un talent très faible, soit par faveur et malgré elle, soit autrement, c’est alors le devoir du secrétaire de se rendre pour ainsi dire médiateur entre sa compagnie et le public, en palliant ou excusant l’indulgence de l’une sans manquer de respect à l’autre, et même à la vérité. Pour cela, il doit réunir avec choix et présenter sous un point de vue avantageux ce qu’il peut y avoir de bon et d’utile dans les ouvrages de celui qu’il est obligé de louer. Mais si ces ouvrages ne fournissent absolument rien à dire, que faire alors ? se taire. Et si, par un malheur très rare, la conduite a déshonoré les ouvrages, quel parti prendre ? louer les ouvrages.
C’est apparemment par ces raisons que les Académies des sciences et des belles-lettres n’imposent point au secrétaire la loi rigoureuse de faire l’éloge de tous les académiciens : il serait pourtant juste, et désirable même, que cette loi fût sévèrement établie ; il en résulterait peut-être qu’on apporterait, dans le choix des sujets, une sévérité plus constante et plus continue : le secrétaire, et sa compagnie par contrecoup, seraient plus intéressés à ne choisir que des hommes louables.
Concluons de ces réflexions, que le secrétaire d’une Académie doit non seulement avoir une connaissance étendue des différentes matières dont l’Académie s’occupe, mais posséder encore le talent d’écrire, perfectionné par l’étude des belles-lettres, la finesse de l’esprit, la facilité de saisir les objets et de les présenter, enfin l’éloquence même. Cette place est donc celle qu’il est le plus important de bien remplir, pour l’avantage et pour l’honneur d’un corps littéraire. L’Académie des sciences doit certainement à Fontenelle une partie de la réputation dont elle jouit : sans l’art avec lequel ce célèbre écrivain a fait valoir la plupart des ouvrages de ses confrères, ces ouvrages, quoique excellons, ne seraient connus que des savants seuls ; ils resteraient ignorés de ce qu’on appelle le public ; et la considération dont jouit l’Académie des sciences serait moins générale. Aussi peut-on dire de Fontenelle qu’il a rendu la place dont il s’agit très dangereuse à occuper. Les difficultés en sont d’autant plus grandes, que le genre d’écrire de cet auteur célèbre est absolument à lui, et ne peut passer à un autre sans s’altérer ; c’est une liqueur qui ne doit point changer de vase : il a eu, comme tous les grands écrivains, le style de sa pensée ; ce style original et simple ne peut représenter agréablement et au naturel un autre esprit que le sien : en cherchant à l’imiter, j’en appelle à l’expérience, on ne lui ressemblera que par les petits défauts qu’on lui a reprochés, sans atteindre aux beautés réelles qui font oublier ces taches légères. Ainsi, pour réussir après lui, s’il est possible, dans cette carrière épineuse, il faut nécessairement prendre un ton qui ne soit pas le sien ; il faut de plus, ce qui n’est pas le moins difficile, accoutumer le public à ce ton, et lui persuader qu’on peut être digne de lui plaire en se frayant une route différente de celle par laquelle il a coutume d’être conduit : car malheureusement le public, semblable aux critiques subalternes, juge d’abord un peu trop par imitation ; il demande des choses nouvelles, et se révolte quand on lui en présente. Il est vrai qu’il y a cette différence entre le public et les critiques subalternes, que celui-là revient bientôt, et que ceux-ci s’opiniâtrent.
Éloquent
On appelle ainsi ce qui persuade, touche, émeut, élève l’âme : on dit, un auteur éloquent, un discours éloquent, un geste éloquent.
Érudit
On appelle de la sorte celui qui a de l’érudition. Ainsi, on peut dire que Saumaise était un homme très érudit. Érudit se prend aussi substantivement ; on dit par ellipse, un érudit pour un homme érudit : l’ellipse a toujours lieu dans les adjectifs pris substantivement.
Les mots érudit et docte sont bornés à désigner les hommes profonds dans l’érudition ; savant s’applique également aux hommes versés dans les matières d’érudition et dans les sciences de raisonnement.