Chapitre III.
De la survivance des images.
La mémoire et l’esprit
Résumons brièvement ce qui précède. Nous avons distingué trois termes, le souvenir pur, le souvenir-image et la perception, dont aucun ne se produit d’ailleurs, en fait, isolément. La perception n’est jamais un simple contact de l’esprit avec l’objet présent ; elle est tout imprégnée des souvenirs-images qui la complètent en l’interprétant. Le souvenir-image, à son tour, participe du « souvenir pur » qu’il commence à matérialiser, et de la perception où il tend à s’incarner : envisagé de ce dernier point de vue, il se définirait une perception naissante. Enfin le souvenir pur, indépendant sans doute en droit, ne se manifeste normalement que dans l’image colorée et vivante qui le révèle. En symbolisant ces trois termes par les segments consécutifs AB, BC, CD d’une même ligne droite AD, on peut dire que notre pensée décrit cette ligne d’un mouvement continu qui va de A en D, et qu’il est impossible de dire avec précision où l’un des termes finit, où commence l’autre.
C’est d’ailleurs ce que la conscience constate sans peine toutes les fois qu’elle suit, pour analyser la mémoire, le mouvement même de la mémoire qui travaille. S’agit-il de retrouver un souvenir, d’évoquer une période de notre histoire ? Nous avons conscience d’un acte sui generis par lequel nous nous détachons du présent pour nous replacer d’abord dans le passé en général, puis dans une certaine région du passé : travail de tâtonnement, analogue à la mise au point d’un appareil photographique. Mais notre souvenir reste encore à l’état virtuel ; nous nous disposons simplement ainsi à le recevoir en adoptant l’attitude appropriée. Peu à peu il apparaît comme une nébulosité qui se condenserait ; de virtuel il passe à l’état actuel ; et à mesure que ses contours se dessinent et que sa surface se colore, il tend à imiter la perception. Mais il demeure attaché au passé par ses racines profondes, et si, une fois réalisé, il ne se ressentait pas de sa virtualité originelle, s’il n’était pas, en même temps qu’un état présent, quelque chose qui tranche sur le présent, nous ne le reconnaîtrions jamais pour un souvenir.
L’erreur constante de l’associationnisme est de substituer à cette continuité de devenir, qui est la réalité vivante, une multiplicité discontinue d’éléments inertes et juxtaposés. Justement parce que chacun des éléments ainsi constitués contient, en raison de son origine, quelque chose de ce qui le précède et aussi de ce qui le suit, il devrait prendre à nos yeux la forme d’un état mixte et en quelque sorte impur. Mais d’autre part le principe de l’associationnisme veut que tout état psychologique soit une espèce d’atome, un élément simple. De là la nécessité de sacrifier, dans chacune des phases qu’on a distinguées, l’instable au stable, c’est-à-dire le commencement à la fin. S’agit-il de la perception ? On ne verra en elle que les sensations agglomérées qui la colorent ; on méconnaîtra les images remémorées qui en forment le noyau obscur. S’agit-il de l’image remémorée à son tour ? On la prendra toute faite, réalisée à l’état de faible perception, et on fermera les yeux sur le pur souvenir que cette image a développé progressivement. Dans la concurrence que l’associationnisme institue ainsi entre le stable et l’instable, la perception déplacera donc toujours le souvenir-image, et le souvenir-image le souvenir pur. C’est pourquoi le souvenir pur disparaît totalement. L’associationnisme, coupant en deux par une ligne MO la totalité du progrès AD, ne voit dans la portion OD que les sensations qui la terminent et qui constituent, pour lui, toute la perception ; — et d’autre part il réduit la portion AO, elle aussi, à l’image réalisée où aboutit, en s’épanouissant, le souvenir pur. La vie psychologique se ramène alors tout entière à ces deux éléments, la sensation et l’image. Et comme, d’une part, on a noyé dans l’image le souvenir pur qui en faisait un état original, comme, d’autre part, on a rapproché encore l’image de la perception en mettant dans la perception, par avance, quelque chose de l’image elle-même, on ne trouvera plus entre ces deux états qu’une différence de degré ou d’intensité. De là la distinction des états forts et des états faibles, dont les premiers seraient érigés par nous en perceptions du présent, les seconds, — on ne sait pourquoi, — en représentations du passé. Mais la vérité est que nous n’atteindrons jamais le passé si nous ne nous y plaçons pas d’emblée. Essentiellement virtuel, le passé ne peut être saisi par nous comme passé que si nous suivons et adoptons le mouvement par lequel il s’épanouit en image présente, émergeant des ténèbres au grand jour. C’est en vain qu’on en chercherait la trace dans quelque chose d’actuel et de déjà réalisé : autant vaudrait chercher l’obscurité sous la lumière. Là est précisément l’erreur de l’associationnisme : placé dans l’actuel, il s’épuise en vains efforts pour découvrir, dans un état réalisé et présent, la marque de son origine passée, pour distinguer le souvenir de la perception, et pour ériger en différence de nature ce qu’il a condamné par avance à n’être qu’une différence de grandeur.
Imaginer n’est pas se souvenir. Sans doute un souvenir, à mesure qu’il s’actualise, tend à vivre dans une image ; mais la réciproque n’est pas vraie, et l’image pure et simple ne me reportera au passé que si c’est en effet dans le passé que je suis allé la chercher, suivant ainsi le progrès continu qui l’a amenée de l’obscurité à la lumière. C’est là ce que les psychologues oublient trop souvent quand ils concluent, de ce qu’une sensation remémorée devient plus actuelle quand on s’y appesantit davantage, que le souvenir de la sensation était cette sensation naissante. Le fait qu’ils allèguent est sans doute exact. Plus je fais effort pour me rappeler une douleur passée, plus je tends à l’éprouver réellement. Mais cela se comprend sans peine, puisque le progrès du souvenir consiste justement, comme nous le disions, à se matérialiser. La question est de savoir si le souvenir de la douleur était véritablement douleur à l’origine. Parce que le sujet hypnotisé finit par avoir chaud quand on lui répète avec insistance qu’il a chaud, il ne suit pas de là que les paroles de la suggestion soient déjà chaudes. De ce que le souvenir d’une sensation se prolonge en cette sensation même, on ne doit pas davantage conclure que le souvenir ait été une sensation naissante : peut-être en effet ce souvenir joue-t-il précisément, par rapport à la sensation qui va naître, le rôle du magnétiseur qui donne la suggestion. Le raisonnement que nous critiquons, présenté sous cette forme, est donc déjà sans valeur probante ; il n’est pas encore vicieux, parce qu’il bénéficie de cette incontestable vérité que le souvenir se transforme à mesure qu’il s’actualise. Mais l’absurdité éclate quand on raisonne en suivant la marche inverse, — qui devrait pourtant être également légitime dans l’hypothèse où l’on se place, — c’est-à-dire quand on fait décroître l’intensité de la sensation au lieu de faire croître l’intensité du souvenir pur. Il devrait arriver alors, en effet, si les deux états différaient simplement par le degré, qu’à un certain moment la sensation se métamorphosât en souvenir. Si le souvenir d’une grande douleur, par exemple, n’est qu’une douleur faible, inversement une douleur intense que j’éprouve finira, en diminuant, par être une grande douleur remémorée. Or un moment arrive, sans aucun doute, où il m’est impossible de dire si ce que je ressens est une sensation faible que j’éprouve ou une sensation faible que j’imagine (et cela est naturel, puisque le souvenir-image participe déjà de la sensation), mais jamais cet état faible ne m’apparaîtra comme le souvenir d’un état fort. Le souvenir est donc tout autre chose.
Mais l’illusion qui consiste à n’établir entre le souvenir et la perception qu’une différence de degré est plus qu’une simple conséquence de l’associationnisme, plus qu’un accident dans l’histoire de la philosophie. Elle a des racines profondes. Elle repose, en dernière analyse, sur une fausse idée de la nature et de l’objet de la perception extérieure. On ne veut voir dans la perception qu’un enseignement s’adressant à un pur esprit, et d’un intérêt tout spéculatif. Alors, comme le souvenir est lui-même, par essence, une connaissance de ce genre, puisqu’il n’a plus d’objet, on ne peut trouver entre la perception et le souvenir qu’une différence de degré, la perception déplaçant le souvenir et constituant ainsi notre présent, simplement en vertu de la loi du plus fort. Mais il y a bien autre chose entre le passé et le présent qu’une différence de degré. Mon présent est ce qui m’intéresse, ce qui vit pour moi, et, pour tout dire, ce qui me provoque à l’action, au lieu que mon passé est essentiellement impuissant. Appesantissons-nous sur ce point. En l’opposant à la perception présente, nous comprendrons déjà mieux la nature de ce que nous appelons le « souvenir pur ».
On chercherait vainement, en effet, à caractériser le souvenir d’un état passé si l’on ne commençait par définir la marque concrète, acceptée par la conscience, de la réalité présente. Qu’est-ce, pour moi, que le moment présent ? Le propre du temps est de s’écouler ; le temps déjà écoulé est le passé, et nous appelons présent l’instant où il s’écoule. Mais il ne peut être question ici d’un instant mathématique. Sans doute il y a un présent idéal, purement conçu, limite indivisible qui séparerait le passé de l’avenir. Mais le présent réel, concret, vécu, celui dont je parle quand je parle de ma perception présente, celui-là occupe nécessairement une durée. Où est donc située cette durée ? Est-ce en deçà, est-ce au-delà du point mathématique que je détermine idéalement quand je pense à l’instant présent ? Il est trop évident qu’elle est en deçà et au-delà tout à la fois, et que ce que j’appelle « mon présent » empiète tout à la fois sur mon passé et sur mon avenir. Sur mon passé d’abord, car « le moment où je parle est déjà loin de moi » ; sur mon avenir ensuite, car c’est sur l’avenir que ce moment est penché, c’est à l’avenir que je tends, et si je pouvais fixer cet indivisible présent, cet élément infinitésimal de la courbe du temps, c’est la direction de l’avenir qu’il montrerait. Il faut donc que l’état psychologique que j’appelle « mon présent » soit tout à la fois une perception du passé immédiat et une détermination de l’avenir immédiat. Or le passé immédiat, en tant que perçu, est, comme nous verrons, sensation, puisque toute sensation traduit une très longue succession d’ébranlements élémentaires ; et l’avenir immédiat, en tant que se déterminant, est action ou mouvement. Mon présent est donc à la fois sensation et mouvement ; et puisque mon présent forme un tout indivisé, ce mouvement doit tenir à cette sensation, la prolonger en action. D’où je conclus que mon présent consiste dans un système combiné de sensations et de mouvements. Mon présent est, par essence, sensori-moteur.
C’est dire que mon présent consiste dans la conscience que j’ai de mon corps. Étendu dans l’espace, mon corps éprouve des sensations et en même temps exécute des mouvements. Sensations et mouvements se localisant en des points déterminés de cette étendue, il ne peut y avoir, à un moment donné, qu’un seul système de mouvements et de sensations. C’est pourquoi mon présent me paraît être chose absolument déterminée, et qui tranche sur mon passé. Placé entre la matière qui influe sur lui et la matière sur laquelle il influe, mon corps est un centre d’action, le lieu où les impressions reçues choisissent intelligemment leur voie pour se transformer en mouvements accomplis ; il représente donc bien l’état actuel de mon devenir, ce qui, dans ma durée, est en voie de formation. Plus généralement, dans cette continuité de devenir qui est la réalité même, le moment présent est constitué par la coupe quasi instantanée que notre perception pratique dans la masse en voie d’écoulement, et cette coupe est précisément ce que nous appelons le monde matériel : notre corps en occupe le centre ; il est, de ce monde matériel, ce que nous sentons directement s’écouler ; en son état actuel consiste l’actualité de notre présent. La matière, en tant qu’étendue dans l’espace, devant se définir selon nous un présent qui recommence sans cesse, inversement notre présent est la matérialité même de notre existence, c’est-à-dire un ensemble de sensations et de mouvements, rien autre chose. Et cet ensemble est déterminé, unique pour chaque moment de la durée, justement parce que sensations et mouvements occupent des lieux de l’espace et qu’il ne saurait y avoir, dans le même lieu, plusieurs choses à la fois. — D’où vient qu’on a pu méconnaître une vérité aussi simple, aussi évidente, et qui n’est, après tout, que l’idée du sens commun ?
La raison en est précisément qu’on s’obstine à ne trouver qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre les sensations actuelles et le souvenir pur. La différence, selon nous, est radicale. Mes sensations actuelles sont ce qui occupe des portions déterminées de la superficie de mon corps ; le souvenir pur, au contraire, n’intéresse aucune partie de mon corps. Sans doute il engendrera des sensations en se matérialisant ; mais à ce moment précis il cessera d’être souvenir pour passer à l’état de chose présente, actuellement vécue ; et je ne lui restituerai son caractère de souvenir qu’en me reportant à l’opération par laquelle je l’ai évoqué, virtuel, du fond de mon passé. C’est justement parce que je l’aurai rendu actif qu’il sera devenu actuel, c’est-à-dire sensation capable de provoquer des mouvements. Au contraire, la plupart des psychologues ne voient dans le souvenir pur qu’une perception plus faible, un ensemble de sensations naissantes. Ayant ainsi effacé, par avance, toute différence de nature entre la sensation et le souvenir, ils sont conduits par la logique de leur hypothèse à matérialiser le souvenir et à idéaliser la sensation. S’agit-il du souvenir ? Ils ne l’aperçoivent que sous forme d’image, c’est-à-dire déjà incarné dans des sensations naissantes. Lui ayant transporté ainsi l’essentiel de la sensation, et ne voulant pas voir, dans l’idéalité de ce souvenir, quelque chose de distinct, qui tranche sur la sensation même, ils sont obligés, quand ils reviennent à la sensation pure, de lui laisser l’idéalité qu’ils avaient conférée implicitement ainsi à la sensation naissante. Si le passé, en effet, qui par hypothèse n’agit plus, peut subsister à l’état de sensation faible, c’est donc qu’il y a des sensations impuissantes. Si le souvenir pur, qui par hypothèse n’intéresse aucune partie déterminée du corps, est une sensation naissante, c’est donc que la sensation n’est pas essentiellement localisée en un point du corps. De là l’illusion qui consiste à voir dans la sensation un état flottant et inextensif, lequel n’acquerrait l’extension et ne se consoliderait dans le corps que par accident : illusion qui vicie profondément, comme nous l’avons vu, la théorie de la perception extérieure, et soulève bon nombre des questions pendantes entre les diverses métaphysiques de la matière. Il faut en prendre son parti : la sensation est, par essence, extensive et localisée ; c’est une source de mouvement ; — le souvenir pur, étant inextensif et impuissant, ne participe de la sensation en aucune manière.
Ce que j’appelle mon présent, c’est mon attitude vis-à-vis de l’avenir immédiat, c’est mon action imminente. Mon présent est donc bien sensori-moteur. De mon passé, cela seul devient image, et par conséquent sensation au moins naissante, qui peut collaborer à cette action, s’insérer dans cette attitude, en un mot se rendre utile ; mais, dès qu’il devient image, le passé quitte l’état de souvenir pur et se confond avec une certaine partie de mon présent. Le souvenir actualisé en image diffère donc profondément de ce souvenir pur. L’image est un état présent, et ne peut participer du passé que par le souvenir dont elle est sortie. Le souvenir, au contraire, impuissant tant qu’il demeure inutile, reste pur de tout mélange avec la sensation, sans attache avec le présent, et par conséquent inextensif.
Cette impuissance radicale du souvenir pur nous aidera précisément à comprendre comment il se conserve à l’état latent. Sans entrer encore dans le vif de la question, bornons-nous à remarquer que notre répugnance à concevoir des états psychologiques inconscients vient surtout de ce que nous tenons la conscience pour la propriété essentielle des états psychologiques, de sorte qu’un état psychologique ne pourrait cesser d’être conscient, semble-t-il, sans cesser d’exister. Mais si la conscience n’est que la marque caractéristique du présent, c’est-à-dire de l’actuellement vécu, c’est-à-dire enfin de l’agissant, alors ce qui n’agit pas pourra cesser d’appartenir à la conscience sans cesser nécessairement d’exister en quelque manière. En d’autres termes, dans le domaine psychologique, conscience ne serait pas synonyme d’existence mais seulement d’action réelle ou d’efficacité immédiate, et l’extension de ce terme se trouvant ainsi limitée, on aurait moins de peine à se représenter un état psychologique inconscient, c’est-à-dire, en somme, impuissant. Quelque idée qu’on se fasse de la conscience en soi, telle qu’elle apparaîtrait si elle s’exerçait sans entraves, on ne saurait contester que, chez un être qui accomplit des fonctions corporelles, la conscience ait surtout pour rôle de présider à l’action et d’éclairer un choix. Elle projette donc sa lumière sur les antécédents immédiats de la décision et sur tous ceux des souvenirs passés qui peuvent s’organiser utilement avec eux ; le reste demeure dans l’ombre. Mais nous retrouvons ici, sous une forme nouvelle, l’illusion sans cesse renaissante que nous poursuivons depuis le début de ce travail. On veut que la conscience, même jointe à des fonctions corporelles, soit une faculté accidentellement pratique, essentiellement tournée vers la spéculation. Alors, comme on ne voit pas l’intérêt qu’elle aurait à laisser échapper les connaissances qu’elle tient, vouée qu’elle serait à la connaissance pure, on ne comprend pas qu’elle renonce à éclairer ce qui n’est pas entièrement perdu pour elle. D’où résulterait que cela seul lui appartient en droit qu’elle possède en fait, et que, dans le domaine de la conscience, tout réel est actuel. Mais rendez à la conscience son véritable rôle : il n’y aura pas plus de raison pour dire que le passé, une fois perçu, s’efface, qu’il n’y en a pour supposer que les objets matériels cessent d’exister quand je cesse de les percevoir.
Insistons sur ce dernier point, car là est le centre des difficultés et la source des équivoques qui entourent le problème de l’inconscient. L’idée d’une représentation inconsciente est claire, en dépit d’un préjugé répandu ; on peut même dire que nous en faisons un usage constant et qu’il n’y a pas de conception plus familière au sens commun. Tout le monde admet, en effet, que les images actuellement présentes à notre perception ne sont pas le tout de la matière. Mais d’autre part, que peut être un objet matériel non perçu, une image non imaginée, sinon une espèce d’état mental inconscient ? Au-delà des murs de votre chambre, que vous percevez en ce moment, il y a les chambres voisines, puis le reste de la maison, enfin la rue et la ville où vous demeurez. Peu importe la théorie de la matière à laquelle vous vous ralliez : réaliste ou idéaliste, vous pensez évidemment, quand vous parlez de la ville, de la rue, des autres chambres de la maison, à autant de perceptions absentes de votre conscience et pourtant données en dehors d’elle. Elles ne se créent pas à mesure que votre conscience les accueille ; elles étaient donc déjà en quelque manière, et puisque, par hypothèse, votre conscience ne les appréhendait pas, comment pouvaient-elles exister en soi sinon à l’état inconscient ? D’où vient alors qu’une existence en dehors de la conscience nous paraît claire quand il s’agit des objets, obscure quand nous parlons du sujet ? Nos perceptions, actuelles et virtuelles, s’étendent le long de deux lignes, l’une horizontale AB, qui contient tous les objets simultanés dans l’espace, l’autre verticale CI, sur laquelle se disposent nos souvenirs successifs échelonnés dans le temps. Le point I, intersection des deux lignes, est le seul qui soit donné actuellement à notre conscience. D’où vient que nous n’hésitons pas à poser la réalité de la ligne AB tout entière, quoiqu’elle reste inaperçue, et qu’au contraire, de la ligne CI le présent I actuellement perçu est le seul point qui nous paraisse exister véritablement ? Il y a, au fond de cette distinction radicale entre les deux séries temporelle et spatiale, tant d’idées confuses ou mal ébauchées, tant d’hypothèses dénuées de toute valeur spéculative, que nous ne saurions en épuiser tout d’un coup l’analyse. Pour démasquer entièrement l’illusion, il faudrait aller chercher à son origine et suivre à travers tous ses détours le double mouvement par lequel nous arrivons à poser des réalités objectives sans rapport à la conscience et des états de conscience sans réalité objective, l’espace paraissant alors conserver indéfiniment des choses qui s’y juxtaposent, tandis que le temps détruirait, au fur et à mesure, des états qui se succèdent en lui. Une partie de ce travail a été faite dans notre premier chapitre, quand nous avons traité de l’objectivité en général ; une autre le sera dans les dernières pages de ce livre, lorsque nous parlerons de l’idée de matière. Bornons-nous ici à signaler quelques points essentiels.
D’abord, les objets échelonnés le long de cette ligne AB représentent à nos yeux ce que nous allons percevoir, tandis que la ligne CI ne contient que ce qui a été déjà perçu. Or, le passé n’a plus d’intérêt pour nous ; il a épuisé son action possible, ou ne retrouvera une influence qu’en empruntant la vitalité de la perception présente. Au contraire, l’avenir immédiat consiste dans une action imminente, dans une énergie non encore dépensée. La partie non perçue de l’univers matériel, grosse de promesses et de menaces, a donc pour nous une réalité que ne peuvent ni ne doivent avoir les périodes actuel lement inaperçues de notre existence passée. Mais cette distinction, toute relative à l’utilité pratique et aux besoins matériels de la vie, prend dans notre esprit la forme de plus en plus nette d’une distinction métaphysique.
Nous avons montré en effet que les objets situés autour de nous représentent, à des degrés différents, une action que nous pouvons accomplir sur les choses ou que nous devrons subir d’elles. L’échéance de cette action possible est justement marquée par le plus ou moins grand éloignement de l’objet correspondant, de sorte que la distance dans l’espace mesure la proximité d’une menace ou d’une promesse dans le temps. L’espace nous fournit donc ainsi tout d’un coup le schème de notre avenir prochain ; et comme cet avenir doit s’écouler indéfiniment, l’espace qui le symbolise a pour propriété de demeurer, dans son immobilité, indéfiniment ouvert. De là vient que l’horizon immédiat donné à notre perception nous paraît nécessairement environné d’un cercle plus large, existant quoique inaperçu, ce cercle en impliquant lui-même un autre qui l’entoure, et ainsi de suite indéfiniment. Il est donc de l’essence de notre perception actuelle, en tant qu’étendue, de n’être toujours qu’un contenu par rapport à une expérience plus vaste, et même indéfinie, qui la contient : et cette expérience, absente de notre conscience puisqu’elle déborde l’horizon aperçu, n’en paraît pas moins actuellement donnée. Mais tandis que nous nous sentons suspendus à ces objets matériels que nous érigeons ainsi en réalités présentes, au contraire nos souvenirs, en tant que passés, sont autant de poids morts que nous traînons avec nous et dont nous aimons mieux nous feindre débarrassés. Le même instinct, en vertu duquel nous ouvrons indéfiniment devant nous l’espace, fait que nous refermons derrière nous le temps à mesure qu’il s’écoule. Et tandis que la réalité, en tant qu’étendue, nous paraît déborder à l’infini notre perception, au contraire, dans notre vie intérieure, cela seul nous semble réel qui commence avec le moment présent ; le reste est pratiquement aboli. Alors, quand un souvenir reparaît à la conscience, il nous fait l’effet d’un revenant dont il faudrait expliquer par des causes spéciales l’apparition mystérieuse. En réalité, l’adhérence de ce souvenir à notre état présent est tout à fait comparable à celle des objets inaperçus aux objets que nous percevons, et l’inconscient joue dans les deux cas un rôle du même genre.
Mais nous éprouvons beaucoup de peine à nous représenter ainsi les choses, parce que nous avons contracté l’habitude de souligner les différences, et au contraire d’effacer les ressemblances, entre la série des objets simultanément échelonnés dans l’espace et celle des états successivement développée dans le temps. Dans la première, les termes se conditionnent d’une manière tout à fait déterminée, de sorte que l’apparition de chaque nouveau terme pouvait être prévue. C’est ainsi que je sais, quand je sors de ma chambre, quelles sont les chambres que je vais traverser. Au contraire, mes souvenirs se présentent dans un ordre apparemment capricieux. L’ordre des représentations est donc nécessaire dans un cas, contingent dans l’autre ; et c’est cette nécessité que l’hypostasie, en quelque sorte, quand je parle de l’existence des objets en dehors de toute conscience. Si je ne vois aucun inconvénient à supposer donnée la totalité des objets que je ne perçois pas, c’est parce que l’ordre rigoureusement déterminé de ces objets leur prête l’aspect d’une chaîne, dont ma perception présente ne serait plus qu’un anneau : cet anneau communique alors son actualité au reste de la chaîne. — Mais, en y regardant de près, on verrait que nos souvenirs forment une chaîne du même genre, et que notre caractère, toujours présent à toutes nos décisions, est bien la synthèse actuelle de tous nos états passés. Sous cette forme condensée, notre vie psychologique antérieure existe même plus pour nous que le monde externe, dont nous ne percevons jamais qu’une très petite partie, alors qu’au contraire nous utilisons la totalité de notre expérience vécue. Il est vrai que nous la possédons ainsi en abrégé seulement, et que nos anciennes perceptions, considérées comme des individualités distinctes, nous font l’effet ou d’avoir totalement disparu ou de ne reparaître qu’au gré de leur fantaisie. Mais cette apparence de destruction complète ou de résurrection capricieuse tient simplement à ce que la conscience actuelle accepte à chaque instant l’utile et rejette momentanément le superflu. Toujours tendue vers l’action, elle ne peut matérialiser de nos anciennes perceptions que celles qui s’organisent avec la perception présente pour concourir à la décision finale. S’il faut, pour que ma volonté se manifeste sur un point donné de l’espace, que ma conscience franchisse un à un ces intermédiaires ou ces obstacles dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle la distance dans l’espace, en revanche il lui est utile, pour éclairer cette action, de sauter par-dessus l’intervalle de temps qui sépare la situation actuelle d’une situation antérieure analogue ; et comme elle s’y transporte ainsi d’un seul bond, toute la partie intermédiaire du passé échappe à ses prises. Les mêmes raisons qui font que nos perceptions se disposent en continuité rigoureuse dans l’espace font donc que nos souvenirs s’éclairent d’une manière discontinue dans le temps. Nous n’avons pas affaire, en ce qui concerne les objets inaperçus dans l’espace et les souvenirs inconscients dans le temps, à deux formes radicalement différentes de l’existence ; mais les exigences de l’action sont inverses, dans un cas, de ce qu’elles sont dans l’autre.
Mais nous touchons ici au problème capital de l’existence, problème que nous ne pouvons qu’effleurer, sous peine d’être conduits, de question en question, au cœur même de la métaphysique. Disons simplement qu’en ce qui concerne les choses de l’expérience, — les seules qui nous occupent ici, — l’existence paraît impliquer deux conditions réunies : 1º la présentation à la conscience, 2º la connexion logique ou causale de ce qui est ainsi présenté avec ce qui précède et ce qui suit. La réalité pour nous d’un état psychologique ou d’un objet matériel consiste dans ce double fait que notre conscience les perçoit et qu’ils font partie d’une série, temporelle ou spatiale, où les termes se déterminent les uns les autres. Mais ces deux conditions admettent des degrés, et on conçoit que, nécessaires l’une et l’autre, elles soient inégalement remplies. Ainsi, dans le cas des états internes actuels, la connexion est moins étroite, et la détermination du présent par le passé, laissant une large place à la contingence, n’a pas le caractère d’une dérivation mathématique ; — en revanche, la présentation à la conscience est parfaite, un état psychologique actuel nous livrant la totalité de son contenu dans l’acte même par lequel nous l’apercevons. Au contraire, s’il s’agit des objets extérieurs, c’est la connexion qui est parfaite, puisque ces objets obéissent à des lois nécessaires ; mais alors l’autre condition, la présentation à la conscience, n’est jamais que partiellement remplie, car l’objet matériel, justement en raison de la multiplicité des éléments inaperçus qui le rattachent à tous les autres objets, nous paraît renfermer en lui et cacher derrière lui infiniment plus que ce qu’il nous laisse voir. — Nous devrions donc dire que l’existence, au sens empirique du mot, implique toujours à la fois, mais à des degrés différents, l’appréhension consciente et la connexion régulière. Mais notre entendement, qui a pour fonction d’établir des distinctions tranchées, ne comprend point ainsi les choses. Plutôt que d’admettre la présence, dans tous les cas, des deux éléments mêlés dans des proportions diverses, il aime mieux dissocier ces deux éléments, et attribuer ainsi aux objets extérieurs d’une part, aux états internes de l’autre, deux modes d’existence radicalement différents, caractérisés chacun par la présence exclusive de la condition qu’il faudrait déclarer simplement prépondérante. Alors l’existence des états psychologiques consistera tout entière dans leur appréhension par la conscience, et celle des phénomènes extérieurs, tout entière aussi, dans l’ordre rigoureux de leur concomitance et de leur succession. D’où l’impossibilité de laisser aux objets matériels existants mais non perçus la moindre participation à la conscience, et aux états intérieurs non conscients la moindre participation à l’existence. Nous avons montré, au commencement de ce livre, les conséquences de la première illusion : elle aboutit à fausser notre représentation de la matière. La seconde, complémentaire de la première, vicie notre conception de l’esprit, en répandant sur l’idée de l’inconscient une obscurité artificielle. Notre vie psychologique passée, tout entière, conditionne notre état présent, sans le déterminer d’une manière nécessaire ; tout entière aussi elle se révèle dans notre caractère, quoique aucun des états passés ne se manifeste dans le caractère explicitement. Réunies, ces deux conditions assurent à chacun des états psychologiques passés une existence réelle, quoique inconsciente.
Mais nous sommes si habitués à renverser, pour le plus grand avantage de la pratique, l’ordre réel des choses, nous subissons à un tel degré l’obsession des images tirées de l’espace, que nous ne pouvons nous empêcher de demander où se conserve le souvenir. Nous concevons que des phénomènes physico-chimiques aient lieu dans le cerveau, que le cerveau soit dans le corps, le corps dans l’air qui le baigne, etc. ; mais le passé, une fois accompli, s’il se conserve, où est-il ? Le mettre, à l’état de modification moléculaire, dans la substance cérébrale, cela paraît simple et clair, parce que nous avons alors un réservoir actuellement donné, qu’il suffirait d’ouvrir pour faire couler les images latentes dans la conscience. Mais si le cerveau ne peut servir à un pareil usage, dans quel magasin logerons-nous les images accumulées ? On oublie que le rapport de contenant à contenu emprunte sa clarté et son universalité apparentes à la nécessité où nous sommes d’ouvrir toujours devant nous l’espace, de refermer toujours derrière nous la durée. Parce que l’on a montré qu’une chose est dans une autre, on n’a nullement éclairé par là le phénomène de sa conservation. Bien plus : admettons un instant que le passé se survive à l’état de souvenir emmagasiné dans le cerveau. Il faudra alors que le cerveau, pour conserver le souvenir, se conserve tout au moins lui-même. Mais ce cerveau, en tant qu’image étendue dans l’espace, n’occupe jamais que le moment présent ; il constitue, avec tout le reste de l’univers matériel, une coupe sans cesse renouvelée du devenir universel. Ou bien donc vous aurez à supposer que cet univers périt et renaît, par un véritable miracle, à tous les moments de la durée, ou vous devrez lui transporter la continuité d’existence que vous refusez à la conscience, et faire de son passé une réalité qui se survit et se prolonge dans son présent : vous n’aurez donc rien gagné à emmagasiner le souvenir dans la matière, et vous vous verrez au contraire obligé d’étendre à la totalité des états du monde matériel cette survivance indépendante et intégrale du passé que vous refusiez aux états psychologiques. Cette survivance en soi du passé s’impose donc sous une forme ou sous une autre, et la difficulté que nous éprouvons à la concevoir vient simplement de ce que nous attribuons à la série des souvenirs, dans le temps, cette nécessité de contenir et d’être contenus qui n’est vraie que de l’ensemble des corps instantanément aperçus dans l’espace. L’illusion fondamentale consiste à transporter à la durée même, en voie d’écoulement, la forme des coupes instantanées que nous y pratiquons.
Mais comment le passé, qui, par hypothèse, a cessé d’être, pourrait-il par lui-même se conserver ? N’y a-t-il pas là une contradiction véritable ? — Nous répondons que la question est précisément de savoir si le passé a cessé d’exister, ou s’il a simplement cessé d’être utile. Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir. Lorsque nous pensons ce présent comme devant être, il n’est pas encore ; et quand nous le pensons comme existant, il est déjà passé. Que si, au contraire, vous considérez le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat. Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormément divisé. Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir.
La conscience éclaire donc de sa lueur, à tout moment, cette partie immédiate du passé qui, penchée sur l’avenir, travaille à le réaliser et à se l’adjoindre. Uniquement préoccupée de déterminer ainsi un avenir indéterminé, elle pourra répandre un peu de sa lumière sur ceux de nos états plus reculés dans le passé qui s’organiseraient utilement avec notre état présent, c’est-à-dire avec notre passé immédiat ; le reste demeure obscur. C’est dans cette partie éclairée de notre histoire que nous restons placés, en vertu de la loi fondamentale de la vie, qui est une loi d’action : de là la difficulté que nous éprouvons à concevoir des souvenirs qui se conserveraient dans l’ombre. Notre répugnance à admettre la survivance intégrale du passé tient donc à l’orientation même de notre vie psychologique, véritable déroulement d’états où nous avons intérêt à regarder ce qui se déroule, et non pas ce qui est entièrement déroulé.
Nous revenons ainsi, par un long détour, à notre point de départ. Il y a, disions-nous, deux mémoires profondément distinctes : l’une, fixée dans l’organisme, n’est point autre chose que l’ensemble des mécanismes intelligemment montés qui assurent une réplique convenable aux diverses interpellations possibles. Elle fait que nous nous adaptons à la situation présente, et que les actions subies par nous se prolongent d’elles-mêmes en réactions tantôt accomplies tantôt simplement naissantes, mais toujours plus ou moins appropriées. Habitude plutôt que mémoire, elle joue notre expérience passée, mais n’en évoque pas l’image. L’autre est la mémoire vraie. Coextensive à la conscience, elle retient et aligne à la suite les uns des autres tous nos états au fur et à mesure qu’ils se produisent, laissant à chaque fait sa place et par conséquent lui marquant sa date, se mouvant bien réellement dans le passé définitif, et non pas, comme la première, dans un présent qui recommence sans cesse. Mais en distinguant profondément ces deux formes de la mémoire, nous n’en avions pas montré le lien. Au-dessus du corps, avec ses mécanismes qui symbolisent l’effort accumulé des actions passées, la mémoire qui imagine et qui répète planait, suspendue dans le vide. Mais si nous ne percevons jamais autre chose que notre passé immédiat, si notre conscience du présent est déjà mémoire, les deux termes que nous avions séparés d’abord vont se souder intimement ensemble. Envisagé de ce nouveau point de vue, en effet, notre corps n’est point autre chose que la partie invariablement renaissante de notre représentation, la partie toujours présente, ou plutôt celle qui vient à tout moment de passer. Image lui-même, ce corps ne peut emmagasiner les images, puisqu’il fait partie des images ; et c’est pourquoi l’entreprise est chimérique de vouloir localiser les perceptions passées, ou même présentes, dans le cerveau : elles ne sont pas en lui ; c’est lui qui est en elles. Mais cette image toute particulière, qui persiste au milieu des autres et que j’appelle mon corps, constitue à chaque instant, comme nous le disions, une coupe transversale de l’universel devenir. C’est donc le lieu de passage des mouvements reçus et renvoyés, le trait d’union entre les choses qui agissent sur moi et les choses sur lesquelles j’agis, le siège, en un mot, des phénomènes sensori-moteurs. Si je représente par un cône SAB la totalité des souvenirs accumulés dans ma mémoire, la base AB, assise dans le passé, demeure immobile, tandis que le sommet S, qui figure à tout moment mon présent, avance sans cesse, et sans cesse aussi touche le plan mobile P de ma représentation actuelle de l’univers. En S se concentre l’image du corps ; et, faisant partie du plan P, cette image se borne à recevoir et à rendre les actions émanées de toutes les images dont le plan se compose.
La mémoire du corps, constituée par l’ensemble des systèmes sensori-moteurs que l’habitude a organisés, est donc une mémoire quasi instantanée à laquelle la véritable mémoire du passé sert de base. Comme elles ne constituent pas deux choses séparées, comme la première n’est, disions-nous, que la pointe mobile insérée par la seconde dans le plan mouvant de l’expérience, il est naturel que ces deux fonctions se prêtent un mutuel appui. D’un côté, en effet, la mémoire du passé présente aux mécanismes sensori-moteurs tous les souvenirs capables de les guider dans leur tâche et de diriger la réaction motrice dans le sens suggéré par les leçons de l’expérience : en cela consistent précisément les associations par contiguïté et par similitude. Mais d’autre part les appareils sensori-moteurs fournissent aux souvenirs impuissants, c’est-à-dire inconscients, le moyen de prendre un corps, de se matérialiser, enfin de devenir présents. Il faut en effet, pour qu’un souvenir reparaisse à la conscience, qu’il descende des hauteurs de la mémoire pure jusqu’au point précis où s’accomplit l’action. En d’autres termes, c’est du présent que part l’appel auquel le souvenir répond, et c’est aux éléments sensori-moteurs de l’action présente que le souvenir emprunte la chaleur qui donne la vie.
N’est-ce pas à la solidité de cet accord, à la précision avec laquelle ces deux mémoires complémentaires s’insèrent l’une dans l’autre, que nous reconnaissons les esprits « bien équilibrés », c’est-à-dire, au fond, les hommes parfaitement adaptés à la vie ? Ce qui caractérise l’homme d’action, c’est la promptitude avec laquelle il appelle au secours d’une situation donnée tous les souvenirs qui s’y rapportent ; mais c’est aussi la barrière insurmontable que rencontrent chez lui, en se présentant au seuil de la conscience, les souvenirs inutiles ou indifférents. Vivre dans le présent tout pur, répondre à une excitation par une réaction immédiate qui la prolonge, est le propre d’un animal inférieur : l’homme qui procède ainsi est un impulsif. Mais celui-là n’est guère mieux adapté à l’action qui vit dans le passé pour le plaisir d’y vivre, et chez qui les souvenirs émergent à la lumière de la conscience sans profit pour la situation actuelle : ce n’est plus un impulsif, mais un rêveur. Entre ces deux extrêmes se place l’heureuse disposition d’une mémoire assez docile pour suivre avec précision les contours de la situation présente, mais assez énergique pour résister à tout autre appel. Le bon sens, ou sens pratique, n’est vraisemblablement pas autre chose.
Le développement extraordinaire de la mémoire spontanée chez la plupart des enfants tient précisément à ce qu’ils n’ont pas encore solidarisé leur mémoire avec leur conduite. Ils suivent d’habitude l’impression du moment, et comme l’action ne se plie pas chez eux aux indications du souvenir, inversement leurs souvenirs ne se limitent pas aux nécessités de l’action. Ils ne semblent retenir avec plus de facilité que parce qu’ils se rappellent avec moins de discernement. La diminution apparente de la mémoire, à mesure que l’intelligence se développe, tient donc à l’organisation croissante des souvenirs avec les actes. La mémoire consciente perd ainsi en étendue ce qu’elle gagne en force de pénétration : elle avait d’abord la facilité de la mémoire des rêves, mais c’est que bien réellement elle rêvait. On observe d’ailleurs cette même exagération de la mémoire spontanée chez des hommes dont le développement intellectuel ne dépasse guère celui de l’enfance. Un missionnaire, après avoir prêché un long sermon à des sauvages de l’Afrique, vit l’un deux le répéter textuellement, avec les mêmes gestes, d’un bout à l’autre 83.
Mais si notre passé nous demeure presque tout entier caché parce qu’il est inhibé par les nécessités de l’action présente, il retrouvera la force de franchir le seuil de la conscience dans tous les cas où nous nous désintéresserons de l’action efficace pour nous replacer, en quelque sorte, dans la vie du rêve. Le sommeil, naturel ou artificiel, provoque justement un détachement de ce genre. On nous montrait récemment dans le sommeil une interruption de contact entre les éléments nerveux, sensoriels et moteurs 84. Même si l’on ne s’arrête pas à cette ingénieuse hypothèse, il est impossible de ne pas voir dans le sommeil un relâchement, au moins fonctionnel, de la tension du système nerveux, toujours prêt pendant la veille à prolonger l’excitation reçue en réaction appropriée. Or c’est un fait d’observation banale que l’« exaltation » de la mémoire dans certains rêves et dans certains états somnambuliques. Des souvenirs qu’on croyait abolis reparaissent alors avec une exactitude frappante ; nous revivons dans tous leurs détails des scènes d’enfance entièrement oubliées ; nous parlons des langues que nous ne nous souvenions même plus d’avoir apprises. Mais rien de plus instructif, à cet égard, que ce qui se produit dans certains cas de suffocation brusque, chez les noyés et les pendus. Le sujet, revenu à la vie, déclare avoir vu défiler devant lui, en peu de temps, tous les événements oubliés de son histoire, avec leurs plus infimes circonstances et dans l’ordre même où ils s’étaient produits 85.
Un être humain qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée. Et celui, au contraire, qui répudierait cette mémoire avec tout ce qu’elle engendre jouerait sans cesse son existence au lieu de se la représenter véritablement : automate conscient, il suivrait la pente des habitudes utiles qui prolongent l’excitation en réaction appropriée. Le premier ne sortirait jamais du particulier, et même de l’individuel. Laissant à chaque image sa date dans le temps et sa place dans l’espace, il verrait par où elle diffère des autres et non par où elle leur ressemble. L’autre, toujours porté par l’habitude, ne démêlerait au contraire dans une situation que le côté par où elle ressemble pratiquement à des situations antérieures. Incapable sans doute de penser l’universel, puisque l’idée générale suppose la représentation au moins virtuelle d’une multitude d’images remémorées, c’est néanmoins dans l’universel qu’il évoluerait, l’habitude étant à l’action ce que la généralité est à la pensée. Mais ces deux états extrêmes, l’un d’une mémoire toute contemplative qui n’appréhende que le singulier dans sa vision, l’autre d’une mémoire toute motrice qui imprime la marque de la généralité à son action, ne s’isolent et ne se manifestent pleinement que dans des cas exceptionnels. Dans la vie normale, ils se pénètrent intimement, abandonnant ainsi, l’un et l’autre, quelque chose de leur pureté originelle. Le premier se traduit par le souvenir des différences, le second par la perception des ressemblances au confluent des deux courants apparaît l’idée générale.
Il ne s’agit pas ici de trancher en bloc la question des idées générales. Parmi ces idées il en est qui n’ont pas pour origine unique des perceptions et qui ne se rapportent que de très loin à des objets matériels. Nous les laisserons de côté, pour n’envisager que les idées générales fondées sur ce que nous appelons la perception des ressemblances. Nous voulons suivre la mémoire pure, la mémoire intégrale, dans l’effort continu qu’elle fait pour s’insérer dans l’habitude motrice. Par là nous ferons mieux connaître le rôle et la nature de cette mémoire ; mais par là aussi nous éclaircirons peut-être, en les considérant sous un aspect tout particulier, les deux notions également obscures de ressemblance et de généralité.
En serrant d’aussi près que possible les difficultés d’ordre psychologique soulevées autour du problème des idées générales, on arrivera, croyons-nous, à les enfermer dans ce cercle : pour généraliser il faut d’abord abstraire, mais pour abstraire utilement il faut déjà savoir généraliser. C’est autour de ce cercle que gravitent, consciemment ou inconsciemment, nominalisme et conceptualisme, chacune des deux doctrines ayant surtout pour elle l’insuffisance de l’autre. Les nominalistes, en effet, ne retenant de l’idée générale que son extension, voient simplement en elle une série ouverte et indéfinie d’objets individuels. L’unité de l’idée ne pourra donc consister pour eux que dans l’identité du symbole par lequel nous désignons indifféremment tous ces objets distincts. S’il faut les en croire, nous commençons par percevoir une chose, puis nous lui adjoignons un mot : ce mot, renforcé de la faculté ou de l’habitude de s’étendre à un nombre indéfini d’autres choses, s’érige alors en idée générale. Mais pour que le mot s’étende et néanmoins se limite ainsi aux objets qu’il désigne, encore faut-il que ces objets nous présentent des ressemblances qui, en les rapprochant les uns des autres, les distinguent de tous les objets auxquels le mot ne s’applique pas. La généralisation ne va donc pas, semble-t-il, sans la considération abstraite des qualités communes, et, de degré en degré, le nominalisme va être amené à définir l’idée générale par sa compréhension, et non plus seulement par son extension comme il le voulait d’abord. C’est de cette compréhension que part le conceptualisme. L’intelligence, d’après lui, résout l’unité superficielle de l’individu en qualités diverses, dont chacune, isolée de l’individu qui la limitait, devient, par là même, représentative d’un genre. Au lieu de considérer chaque genre comme comprenant en acte, une multiplicité d’objets, on veut au contraire maintenant que chaque objet renferme, en puissance, et comme autant de qualités qu’il retiendrait prisonnières, une multiplicité de genres. Mais la question est précisément de savoir si des qualités individuelles, même isolées par un effort d’abstraction, ne restent pas individuelles comme elles l’étaient d’abord, et si, pour les ériger en genres, une nouvelle démarche de l’esprit n’est pas nécessaire, par laquelle il impose d’abord à chaque qualité un nom, puis collectionne sous ce nom une multiplicité d’objets individuels. La blancheur d’un lis n’est pas la blancheur d’une nappe de neige ; elles restent, même isolées de la neige et du lis, blancheur de lis et blancheur de neige. Elles ne renoncent à leur individualité que si nous tenons compte de leur ressemblance pour leur donner un nom commun : appliquant alors ce nom à un nombre indéfini d’objets semblables, nous renvoyons à la qualité, par une espèce de ricochet, la généralité que le mot est allé chercher dans son application aux choses. Mais en raisonnant ainsi, ne revient-on pas au point de vue de l’extension qu’on avait abandonné d’abord ? Nous tournons donc bien réellement dans un cercle, le nominalisme nous conduisant au conceptualisme, et le conceptualisme nous ramenant au nominalisme. La généralisation ne peut se faire que par une extraction de qualités communes ; mais les qualités, pour apparaître communes, ont déjà dû subir un travail de généralisation.
En approfondissant maintenant ces deux théories adverses, on leur découvrirait un postulat commun : elles supposent, l’une et l’autre, que nous partons de la perception d’objets individuels. La première compose le genre par une énumération ; la seconde le dégage par une analyse ; mais c’est sur des individus, considérés comme autant de réalités données à l’intuition immédiate, que portent l’analyse et l’énumération. Voilà le postulat. En dépit de son évidence apparente, il n’est ni vraisemblable ni conforme aux faits.
A priori, en effet, il semble bien que la distinction nette des objets individuels soit un luxe de la perception, de même que la représentation claire des idées générales est un raffinement de l’intelligence. La conception parfaite des genres est sans doute le propre de la pensée humaine ; elle exige un effort de réflexion, par lequel nous effaçons d’une représentation les particularités de temps et de lieu. Mais la réflexion sur ces particularités, réflexion sans laquelle l’individualité des objets nous échapperait, suppose une faculté de remarquer les différences, et par là même une mémoire des images, qui est certainement le privilège de l’homme et des animaux supérieurs. Il semble donc bien que nous ne débutions ni par la perception de l’individu ni par la conception du genre, mais par une connaissance intermédiaire, par un sentiment confus de qualité marquante ou de ressemblance : ce sentiment, également éloigné de la généralité pleinement conçue et de l’individualité nettement perçue, les engendre l’une et l’autre par voie de dissociation. L’analyse réfléchie l’épure en idée générale ; la mémoire discriminative le solidifie en perception de l’individuel.
Mais c’est ce qui paraîtra clairement si l’on se reporte aux origines tout utilitaires de notre perception des choses. Ce qui nous intéresse dans une situation donnée, ce que nous y devons saisir d’abord, c’est le côté par où elle peut répondre à une tendance ou à un besoin : or, le besoin va droit à la ressemblance ou à la qualité, et n’a que faire des différences individuelles. À ce discernement de l’utile doit se borner d’ordinaire la perception des animaux. C’est l’herbe en général qui attire l’herbivore : la couleur et l’odeur de l’herbe, senties et subies comme des forces (nous n’allons pas jusqu’à dire : pensées comme des qualités ou des genres), sont les seules données immédiates de sa perception extérieure. Sur ce fond de généralité ou de ressemblance sa mémoire pourra faire valoir les contrastes d’où naîtront les différenciations ; il distinguera alors un paysage d’un autre paysage, un champ d’un autre champ ; mais c’est là, nous le répétons, le superflu de la perception et non pas le nécessaire. Dira-t-on que nous ne faisons que reculer le problème, que nous rejetons simplement dans l’inconscient l’opération par laquelle se dégagent les ressemblances et se constituent les genres ? Mais nous ne rejetons rien dans l’inconscient, par la raison fort simple que ce n’est pas, à notre avis, un effort de nature psychologique qui dégage ici la ressemblance : cette ressemblance agit objectivement comme une force, et provoque des réactions identiques en vertu de la loi toute physique qui veut que les mêmes effets d’ensemble suivent les mêmes causes profondes. Parce que l’acide chlorhydrique agit toujours de la même manière sur le carbonate de chaux — qu’il soit marbre ou craie, — dira-t-on que l’acide démêle entre les espèces les traits caractéristiques d’un genre ? Or, il n’y a pas de différence essentielle entre l’opération par laquelle cet acide tire du sel sa base et l’acte de la plante qui extrait invariablement des sols les plus divers les mêmes éléments qui doivent lui servir de nourriture. Faites maintenant un pas de plus ; imaginez une conscience rudimentaire comme peut être celle de l’amibe s’agitant dans une goutte d’eau : l’animalcule sentira la ressemblance, et non pas la différence, des diverses substances organiques qu’il peut s’assimiler. Bref, on suit du minéral à la plante, de la plante aux plus simples êtres conscients, de l’animal à l’homme, le progrès de l’opération par laquelle les choses et les êtres saisissent dans leur entourage ce qui les attire, ce qui les intéresse pratiquement, sans qu’ils aient besoin d’abstraire, simplement parce que le reste de l’entourage reste sans prise sur eux : cette identité de réaction à des actions superficiellement différentes est le germe que la conscience humaine développe en idées générales.
Qu’on réfléchisse, en effet, à la destination de notre système nerveux, telle qu’elle paraît résulter de sa structure. Nous voyons des appareils de perception très divers, tous reliés, par l’intermédiaire des centres, aux mêmes appareils moteurs. La sensation est instable ; elle peut prendre les nuances les plus variées ; au contraire le mécanisme moteur, une fois monté, fonctionnera invariablement de la même manière. On peut donc supposer des perceptions aussi différentes que possible dans leurs détails superficiels : si elles se continuent par les mêmes réactions motrices, si l’organisme peut en extraire les mêmes effets utiles, si elles impriment au corps la même attitude, quelque chose de commun s’en dégagera, et l’idée générale aura ainsi été sentie, subie, avant d’être représentée. — Nous voici donc enfin affranchis du cercle où nous paraissions enfermés d’abord. Pour généraliser, disions-nous, il faut abstraire les ressemblances, mais pour dégager utilement la ressemblance, il faut déjà savoir généraliser. La vérité est qu’il n’y a pas de cercle, parce que la ressemblance d’où l’esprit part, quand il abstrait d’abord, n’est pas la ressemblance où l’esprit aboutit lorsque, consciemment, il généralise. Celle d’où il part est une ressemblance sentie, vécue, ou, si vous voulez, automatiquement jouée. Celle où il revient est une ressemblance intelligemment aperçue ou pensée. Et c’est précisément au cours de ce progrès que se construisent, par le double effort de l’entendement et de la mémoire, la perception des individus et la conception des genres, — la mémoire greffant des distinctions sur les ressemblances spontanément abstraites, l’entendement dégageant de l’habitude des ressemblances l’idée claire de la généralité. Cette idée de généralité n’était à l’origine que notre conscience d’une identité d’attitude dans une diversité de situations ; c’était l’habitude même, remontant de la sphère des mouvements vers celle de la pensée. Mais, des genres ainsi esquissés mécaniquement par l’habitude, nous avons passé, par un effort de réflexion accompli sur cette opération même, à l’idée générale du genre ; et une fois cette idée constituée, nous avons construit, cette fois volontairement, un nombre illimité de notions générales. Il n’est pas nécessaire ici de suivre l’intelligence dans le détail de cette construction. Bornons-nous à dire que l’entendement, imitant le travail de la nature, a monté, lui aussi, des appareils moteurs, cette fois artificiels, pour les faire répondre, en nombre limité, à une multitude illimitée d’objets individuels : l’ensemble de ces mécanismes est la parole articulée.
Il s’en faut d’ailleurs que ces deux opérations divergentes de l’esprit, l’une par laquelle il discerne des individus, l’autre par laquelle il construit des genres, exigent le même effort et progressent avec une égale rapidité. La première, ne réclamant que l’intervention de la mémoire, s’accomplit dès le début de notre expérience ; la seconde se poursuit indéfiniment sans s’achever jamais. La première aboutit à constituer des images stables qui, à leur tour, s’emmagasinent dans la mémoire la seconde forme des représentations instables et évanouissantes. Arrêtons-nous sur ce dernier point. Nous touchons ici à un phénomène essentiel de la vie mentale.
L’essence de l’idée générale, en effet, est de se mouvoir sans cesse entre la sphère de l’action et celle de la mémoire pure. Reportons-nous en effet au schéma que nous avons déjà tracé. En S est la perception actuelle que j’ai de mon corps, c’est-à-dire d’un certain équilibre sensori-moteur. Sur la surface de la base A B seront disposés, si l’on veut, mes souvenirs dans leur totalité. Dans le cône ainsi déterminé, l’idée générale oscillera continuellement entre le sommet S et la base A B. En S elle prendrait la forme bien nette d’une attitude corporelle ou d’un mot prononcé ; en A B elle revêtirait l’aspect, non moins net, des mille images individuelles en lesquelles viendrait se briser son unité fragile. Et c’est pourquoi une psychologie qui s’en tient au tout fait, qui ne connaît que des choses et ignore les progrès, n’apercevra de ce mouvement que les extrémités entre lesquelles il oseille ; elle fera coïncider l’idée générale tantôt avec l’action qui la joue ou le mot qui l’exprime, tantôt avec les images multiples, en nombre indéfini, qui en sont l’équivalent dans la mémoire. Mais la vérité est que l’idée générale nous échappe dès que nous prétendons la figer à l’une ou l’autre de ces deux extrémités. Elle consiste dans le double courant qui va de l’une à l’autre, — toujours prête, soit à se cristalliser en mots prononcés, soit à s’évaporer en souvenirs.
Cela revient à dire qu’entre les mécanismes sensori-moteurs figurés par le point S et la totalité des souvenirs disposés en AB il y a place, comme nous le faisions pressentir dans le chapitre précédent, pour mille et mille répétitions de notre vie psychologique, figurées par autant de sections A′B′, AB′, etc., du même cône. Nous tendons à nous éparpiller en AB à mesure que nous nous détachons davantage de notre état sensoriel et moteur pour vivre de la vie du rêve nous tendons à nous concentrer en S à mesure que nous nous attachons plus fermement à la réalité présente, répondant par des réactions motrices à des excitations sensorielles. En fait, le moi normal ne se fixe jamais à l’une de ces positions extrêmes ; il se meut entre elles, adopte tour à tour les positions représentées par les sections intermédiaires, ou, en d’autres termes, donne à ses représentations juste assez de l’image et juste assez de l’idée pour qu’elles puissent concourir utilement à l’action présente.
De cette conception de la vie mentale inférieure peuvent se déduire les lois de l’association des idées. Mais avant d’approfondir ce point, montrons l’insuffisance des théories courantes de l’association.
Que toute idée surgissant dans l’esprit ait un rapport de ressemblance ou de contiguïté avec l’état mental antérieur, c’est incontestable ; mais une affirmation de ce genre ne nous renseigne pas sur le mécanisme de l’association, et même, à vrai dire, ne nous apprend absolument rien. On chercherait vainement, en effet, deux idées qui n’aient pas entre elles quelque trait de ressemblance ou ne se touchent pas par quelque côté. S’agit-il de ressemblance ? Si profondes que soient les différences qui séparent deux images, on trouvera toujours, en remontant assez haut, un genre commun auquel elles appartiennent, et par conséquent une ressemblance qui leur serve de trait d’union. Considère-t-on la contiguïté ? Une perception A, comme nous le disions plus haut, n’évoque par « contiguïté » une ancienne image B que si elle nous rappelle d’abord une image A′ qui lui ressemble, car c’est un souvenir A′, et non pas la perception A, qui touche réellement B dans la mémoire. Si éloignés qu’on suppose donc les deux termes A et B l’un de l’autre, il pourra toujours s’établir entre eux un rapport de contiguïté si le terme intercalaire A′ entretient avec A une ressemblance suffisamment lointaine. Cela revient à dire qu’entre deux idées quelconques, choisies au hasard, il y a toujours ressemblance et toujours, si l’on veut, contiguïté, de sorte qu’en découvrant un rapport de contiguïté ou de ressemblance entre deux représentations qui se succèdent, on n’explique pas du tout pourquoi l’une évoque l’autre.
La véritable question est de savoir comment s’opère la sélection entre une infinité de souvenirs qui tous ressemblent par quelque côté à la perception présente, et pourquoi un seul d’entre eux, — celui-ci plutôt que celui-là, — émerge à la lumière de la conscience. Mais à cette question l’associationnisme ne peut répondre, parce qu’il a érigé les idées et les images en entités indépendantes, flottant, à la manière des atomes d’Épicure, dans un espace intérieur, se rapprochant, s’accrochant entre elles quand le hasard les amène dans la sphère d’attraction les unes des autres. Et en approfondissant la doctrine sur ce point, on verrait que son tort a été d’intellectualiser trop les idées, de leur attribuer un rôle tout spéculatif, d’avoir cru qu’elles existent pour elles et non pour nous, d’avoir méconnu le rapport qu’elles ont à l’activité du vouloir. Si les souvenirs errent, indifférents, dans une conscience inerte et amorphe, il n’y a aucune raison pour que la perception présente attire de préférence l’un d’eux : je ne pourrai donc que constater la rencontre, une fois produite, et parler de ressemblance ou de contiguïté, — ce qui revient, au fond, à reconnaître vaguement que les états de conscience ont des affinités les uns pour les autres.
Mais cette affinité même, qui prend la double forme de la contiguïté et de la ressemblance, l’associationnisme n’en peut fournir aucune explication. La tendance générale à s’associer demeure aussi obscure, dans cette doctrine, que les formes particulières de l’association. Ayant érigé les souvenirs-images individuels en choses toutes faites, données telles quelles au cours de notre vie mentale, l’associationnisme est réduit à supposer entre ces objets des attractions mystérieuses, dont on ne saurait même pas dire à l’avance, comme de l’attraction physique, par quels phénomènes elles se manifesteront. Pourquoi une image qui, par hypothèse, se suffit à elle-même, viserait-elle en effet à s’en agréger d’autres, ou semblables, ou données en contiguïté avec elle ? Mais la vérité est que cette image indépendante est un produit artificiel et tardif de l’esprit. En fait, nous percevons les ressemblances avant les individus qui se ressemblent, et, dans un agrégat de parties contiguës, le tout avant les parties. Nous allons de la ressemblance aux objets ressemblants, en brodant sur la ressemblance, ce canevas commun, la variété des différences individuelles. Et nous allons aussi du tout aux parties, par un travail de décomposition dont on verra plus loin la loi, et qui consiste à morceler, pour la plus grande commodité de la vie pratique, la continuité du réel. L’association n’est donc pas le fait primitif ; c’est par une dissociation que nous débutons, et la tendance de tout souvenir à s’en agréger d’autres s’explique par un retour naturel de l’esprit à l’unité indivisée de la perception.
Mais nous découvrons ici le vice radical de l’associationnisme. Étant donnée une perception présente qui forme tour à tour, avec des souvenirs divers, plusieurs associations successives, il y a deux manières, disions-nous, de concevoir le mécanisme de cette association. On peut supposer que la perception reste identique à elle-même, véritable atome psychologique qui s’en agrège d’autres au fur et à mesure que ces derniers passent à côté de lui. Tel est le point de vue de l’associationnisme. Mais il y en a un second, et c’est celui-là précisément que nous avons indiqué dans notre théorie de la reconnaissance. Nous avons supposé que notre personnalité tout entière, avec la totalité de nos souvenirs, entrait, indivisée, dans notre perception présente. Alors, si cette perception évoque tour à tour des souvenirs différents, ce n’est pas par une adjonction mécanique d’éléments de plus en plus nombreux qu’elle attirerait, immobile, autour d’elle ; c’est par une dilatation de notre conscience tout entière, qui, s’étalant alors sur une plus vaste surface, peut pousser plus loin l’inventaire détaillé de sa richesse. Tel, un amas nébuleux, vu dans des télescopes de plus en plus puissants, se résout en un nombre croissant d’étoiles. Dans la première hypothèse (qui n’a guère pour elle que son apparente simplicité et son analogie avec un atomisme mal compris), chaque souvenir constitue un être indépendant et figé, dont on ne peut dire ni pourquoi il vise à s’en agréger d’autres, ni comment il choisit, pour se les associer en vertu d’une contiguïté ou d’une ressemblance, entre mille souvenirs qui auraient des droits égaux. Il faut supposer que les idées s’entre-choquent au hasard, ou qu’il s’exerce entre elles des forces mystérieuses, et l’on a encore contre soi le témoignage de la conscience, qui ne nous montre jamais des faits psychologiques flottant à l’état indépendant. Dans la seconde, on se borne à constater la solidarité des faits psychologiques, toujours donnés ensemble à la conscience immédiate comme un tout indivisé que la réflexion seule morcelle en fragments distincts. Ce qu’il faut expliquer alors, ce n’est plus la cohésion des états internes, mais le double mouvement de contraction et d’expansion par lequel la conscience resserre ou élargit le développement de son contenu. Mais ce mouvement se déduit, comme nous allons voir, des nécessités fondamentales de la vie ; et il est aisé de voir aussi pourquoi les « associations » que nous paraissons former le long de ce mouvement épuisent tous les degrés successifs de la contiguïté et de la ressemblance.
Supposons en effet, un instant, que notre vie psychologique se réduise aux seules fonctions sensori-motrices. En d’autres termes, plaçons-nous, dans la figure schématique que nous avons tracée (page 181), à ce point S qui correspondrait à la plus grande simplification possible de notre vie mentale. Dans cet état, toute perception se prolonge d’elle-même en réactions appropriées, car les perceptions analogues antérieures ont monté des appareils moteurs plus ou moins complexes qui n’attendent, pour entrer en jeu, que la répétition du même appel. Or il y a, dans ce mécanisme, une association par ressemblance, puisque la perception présente agit en vertu de sa similitude avec les perceptions passées, et il y a là aussi une association par contiguïté, puisque les mouvements consécutifs à ces perceptions anciennes se reproduisent, et peuvent même entraîner à leur suite un nombre indéfini d’actions coordonnées à la première. Nous saisissons donc ici, à leur source même et presque confondues ensemble, — non point pensées, sans doute, mais jouées et vécues, — l’association par ressemblance et l’association par contiguïté. Ce ne sont pas là des formes contingentes de notre vie psychologique. Elles représentent les deux aspects complémentaires d’une seule et même tendance fondamentale, la tendance de tout organisme à extraire d’une situation donnée ce qu’elle a d’utile, et à emmagasiner la réaction éventuelle, sous forme d’habitude motrice, pour la faire servir à des situations du même genre.
Transportons-nous maintenant, d’un seul bond, à l’autre extrémité de notre vie mentale. Passons, selon notre méthode, de l’existence psychologique simplement « jouée » à celle qui serait exclusivement « rêvée ». Plaçons-nous, en d’autres termes, sur cette base AB de la mémoire (page 181) où se dessinent dans leurs moindres détails tous les événements de notre vie écoulée. Une conscience qui, détachée de l’action, tiendrait ainsi sous son regard la totalité de son passé, n’aurait aucune raison pour se fixer sur une partie de ce passé plutôt que sur une autre. En un sens, tous ses souvenirs différeraient de sa perception actuelle, car, si on les prend avec la multiplicité de leurs détails, deux souvenirs ne sont jamais identiquement la même chose. Mais, en un autre sens, un souvenir quelconque pourrait être rapproché de la situation présente : il suffirait de négliger, dans cette perception et dans ce souvenir, assez de détails pour que la ressemblance seule apparût. D’ailleurs, une fois le souvenir relié à la perception, une multitude d’événements contigus au souvenir se rattacheraient du même coup à la perception, — multitude indéfinie, qui ne se limiterait qu’au point où l’on choisirait de l’arrêter. Les nécessités de la vie ne sont plus là pour régler l’effet de la ressemblance et par conséquent de la contiguïté, et comme, au fond, tout se ressemble, il s’ensuit que tout peut s’associer. Tout à l’heure, la perception actuelle se prolongeait en mouvements déterminés ; maintenant elle se dissout en une infinité de souvenirs également possibles. En AB l’association provoquerait donc un choix arbitraire, comme en S une démarche fatale.
Mais ce ne sont là que deux limites extrêmes où le psychologue doit se placer tour à tour pour la commodité de l’étude, et qui, en fait, ne sont jamais atteintes. Il n’y a pas, chez l’homme au moins, d’état purement sensori-moteur, pas plus qu’il n’y a chez lui de vie imaginative sans un substratum d’activité vague. Notre vie psychologique normale oseille, disions-nous, entre ces deux extrémités. D’un côté l’état sensori-moteur S oriente la mémoire, dont il n’est, au fond, que l’extrémité actuelle et active ; et d’autre part cette mémoire elle-même, avec la totalité de notre passé, exerce une poussée en avant pour insérer dans l’action présente la plus grande partie possible d’elle-même. De ce double effort résultent, à tout instant, une multitude indéfinie d’états possibles de la mémoire, états figurés par les coupes A′B′, A″B″, etc., de notre schéma. Ce sont là, disions-nous, autant de répétitions de notre vie passée tout entière. Mais chacune de ces coupes est plus ou moins ample, selon qu’elle se rapproche davantage de la base ou du sommet ; et, de plus, chacune de ces représentations complètes de notre passé n’amène à la lumière de la conscience que ce qui peut s’encadrer dans l’état sensori-moteur, ce qui, par conséquent, ressemble à la perception présente au point de vue de l’action à accomplir. En d’autres termes, la mémoire intégrale répond à l’appel d’un état présent par deux mouvements simultanés, l’un de translation, par lequel elle se porte tout entière au-devant de l’expérience et se contracte ainsi plus ou moins, sans se diviser, en vue de l’action, l’autre de rotation sur elle-même, par lequel elle s’oriente vers la situation du moment pour lui présenter la face la plus utile. A ces divers degrés de contraction correspondent les formes variées de l’association par ressemblance.
Tout se passe donc comme si nos souvenirs étaient répétés un nombre indéfini de fois dans ces mille et mille réductions possibles de notre vie passée. Ils prennent une forme plus banale quand la mémoire se resserre davantage, plus personnelle quand elle se dilate, et ils entrent ainsi dans une multitude illimitée de « systématisations » différentes. Un mot d’une langue étrangère, prononcé à mon oreille, peut me faire penser à cette langue en général ou à une voix qui le prononçait autrefois d’une certaine manière. Ces deux associations par ressemblance ne sont pas dues à l’arrivée accidentelle de deux représentations différentes que le hasard aurait amenées tour à tour dans la sphère d’attraction de la perception actuelle. Elles répondent à deux dispositions mentales diverses, à deux degrés distincts de tension de la mémoire, ici plus rapprochée de l’image pure, là plus disposée à la réplique immédiate, c’est-à-dire à l’action. Classer ces systèmes, rechercher la loi qui les lie respectivement aux divers « tons » de notre vie mentale, montrer Comment chacun de ces tons est déterminé lui-même par les nécessités du moment et aussi par le degré variable de notre effort personnel, serait une entreprise difficile : toute cette psychologie est encore à faire, et nous ne voulons même pas, pour le moment, nous y essayer. Mais chacun de nous sent bien que ces lois existent, et qu’il y a des rapports stables de ce genre. Nous savons, par exemple, quand nous lisons un roman d’analyse, que certaines associations d’idées qu’on nous dépeint sont vraies, qu’elles ont pu être vécues ; d’autres nous choquent ou ne nous donnent pas l’impression du réel, parce que nous y sentons l’effet d’un rapprochement mécanique entre des étages différents de l’esprit, comme si l’auteur n’avait pas su se tenir sur le plan qu’il avait choisi de la vie mentale. La mémoire a donc bien ses degrés successifs et distincts de tension ou de vitalité, malaisés à définir, sans doute, mais que le peintre de l’âme ne peut pas brouiller entre eux impunément. La pathologie vient d’ailleurs confirmer ici, — sur des exemples grossiers, il est vrai, — une vérité dont nous avons tous l’instinct. Dans les « amnésies systématisées » des hystériques, par exemple, les souvenirs qui paraissent abolis sont réellement présents ; mais ils se rattachent tous, sans doute, à un certain ton déterminé de vitalité intellectuelle, où le sujet ne peut plus se placer.
S’il y a ainsi des plans différents, en nombre indéfini, pour l’association par ressemblance, il en est de même de l’association par contiguïté. Dans le plan extrême qui représente la base de la mémoire, il n’y a pas de souvenir qui ne soit lié, par contiguïté, à la totalité des événements qui le précèdent et aussi de ceux qui le suivent. Tandis qu’au point où se concentre notre action dans l’espace, la contiguïté ne ramène, sous forme de mouvement, que la réaction immédiatement consécutive à une perception semblable antérieure. En fait, toute association par contiguïté implique une position de l’esprit intermédiaire entre ces deux limites extrêmes. Si L’on suppose, ici encore, une foule de répétitions possibles de la totalité de nos souvenirs, chacun de ces exemplaires de notre vie écoulée se découpera, à sa manière, en tranches déterminées, et le mode de division ne sera pas le même si l’on passe d’un exemplaire à un autre, parce que chacun d’eux est précisément caractérisé par la nature des souvenirs dominants auxquels les autres souvenirs s’adossent comme à des points d’appui. Plus on se rapproche de l’action, par exemple, plus la contiguïté tend à participer de la ressemblance et à se distinguer ainsi d’un simple rapport de succession chronologique : c’est ainsi qu’on ne saurait dire des mots d’une langue étrangère, quand ils s’évoquent les uns les autres dans la mémoire, s’ils s’associent par ressemblance ou par contiguïté. Au contraire, plus nous nous détachons de l’action réelle ou possible, plus l’association par contiguïté tend à reproduire purement et simplement les images consécutives de notre vie passée. Il est impossible d’entrer ici dans une étude approfondie de ces divers systèmes. Il suffira de faire remarquer que ces systèmes ne sont point formés de souvenirs juxtaposés comme autant d’atomes. Il y a toujours quelques souvenirs dominants, véritables points brillants autour desquels les autres forment une nébulosité vague. Ces points brillants se multiplient à mesure que se dilate notre mémoire.
Le processus de localisation d’un souvenir dans le passé, par exemple, ne consiste pas du tout, comme on l’a dit, à plonger dans la masse de nos souvenirs comme dans un sac, pour en retirer des souvenirs de plus en plus rapprochés entre lesquels prendra place le souvenir à localiser. Par quelle heureuse chance mettrions-nous justement la main sur un nombre croissant de souvenirs intercalaires ? Le travail de localisation consiste en réalité dans un effort croissant d’expansion, par lequel la mémoire, toujours présente tout entière à elle-même, étend ses souvenirs sur une surface de plus en plus large et finit par distinguer ainsi, dans un amas jusque-là confus, le souvenir qui ne retrouvait pas sa place. Ici encore, d’ailleurs, la pathologie de la mémoire nous fournirait des renseignements instructifs. Dans l’amnésie rétrograde, les souvenirs qui disparaissent de la conscience sont vraisemblablement conservés sur les plans extrêmes de la mémoire, et le sujet pourra les y retrouver par un effort exceptionnel, comme celui qu’il accomplit dans l’état d’hypnotisme. Mais, sur les plans inférieurs, ces souvenirs attendaient, en quelque sorte, l’image dominante à laquelle ils pussent s’adosser. Tel choc brusque, telle émotion violente, sera l’événement décisif auquel ils s’attacheront : et si cet événement, en raison de son caractère soudain, se détache du reste de notre histoire, ils le suivront dans l’oubli. On conçoit donc que l’oubli consécutif à un choc, physique ou moral, comprenne les événements immédiatement antérieurs, — phénomène bien difficile à expliquer dans toutes les autres conceptions de la mémoire. Remarquons-le en passant : si l’on refuse d’attribuer quelque attente de ce genre aux souvenirs récents, et même relativement éloignés, le travail normal de la mémoire deviendra inintelligible. Car tout événement dont le souvenir s’est imprimé dans la mémoire, si simple qu’on le suppose, a occupé un certain temps. Les perceptions qui ont rempli la première période de cet intervalle, et qui forment maintenant avec les perceptions consécutives un souvenir indivisé, étaient donc véritablement « en l’air » tant que la partie décisive de l’événement n’était pas encore produite. Entre la disparition d’un souvenir avec ses divers détails préliminaires et l’abolition, par l’amnésie rétrograde, d’un nombre plus ou moins grand de souvenirs antérieure, à un événement donné, il y a donc une simple différence de degré, et non pas de nature.
De ces diverses considérations sur la vie mentale inférieure découlerait une certaine conception de l’équilibre intellectuel. Cet équilibre ne sera évidemment faussé que par la perturbation des éléments qui lui servent de matière. Il ne saurait être question ici d’aborder les problèmes de pathologie mentale : nous ne pouvons cependant les éluder entièrement, puisque nous cherchons à déterminer la relation exacte du corps à l’esprit.
Nous avons supposé que l’esprit parcourait sans cesse l’intervalle compris entre ses deux limites extrêmes, le plan de l’action et le plan du rêve. S’agit-il d’une décision à prendre ? Ramassant, organisant la totalité de son expérience dans ce que nous appelons son caractère, il la fera converger vers des actions où vous trouverez, avec le passé qui leur sert de matière, la forme imprévue que la personnalité leur imprime ; mais l’action ne sera réalisable que si elle vient s’encadrer dans la situation actuelle, c’est-à-dire dans cet ensemble de circonstances qui naît d’une certaine position déterminée du corps dans le temps et dans l’espace. S’agit-il d’un travail intellectuel, d’une conception à former, d’une idée plus ou moins générale à extraire de la multiplicité des souvenirs ? Une grande marge est laissée à la fantaisie d’une part, au discernement logique de l’autre : mais l’idée, pour être viable, devra toucher à la réalité présente par quelque côté, c’est-à-dire pouvoir, de degré en degré et par des diminutions ou contractions progressives d’elle-même, être plus ou moins jouée par le corps en même temps que représentée par l’esprit. Notre corps, avec les sensations qu’il reçoit d’un côté et les mouvements qu’il est capable d’exécuter de l’autre, est donc bien ce qui fixe notre esprit, ce qui lui donne le lest et l’équilibre. L’activité de l’esprit déborde infiniment la masse des souvenirs accumulés, comme cette masse de souvenirs déborde infiniment elle-même les sensations et les mouvements de l’heure présente ; mais ces sensations et ces mouvements conditionnent ce qu’on pourrait appeler l’attention à la vie, et c’est pourquoi tout dépend de leur cohésion dans le travail normal de l’esprit, comme dans une pyramide qui se tiendrait debout sur sa pointe.
Qu’on jette d’ailleurs un coup d’œil sur la fine structure du système nerveux, telle que l’ont révélée des découvertes récentes. On croira apercevoir partout des conducteurs, nulle part des centres. Des fils placés bout à bout et dont les extrémités se rapprochent sans doute quand le courant passe, voilà tout ce qu’on voit. Et voilà peut-être tout ce qu’il y a, s’il est vrai que le corps ne soit qu’un lieu de rendez-vous entre les excitations reçues et les mouvements accomplis, ainsi que nous l’avons supposé dans tout le cours de notre travail. Mais ces fils qui reçoivent du milieu extérieur des ébranlements ou des excitations et qui les lui renvoient sous forme de réactions appropriées, ces fils si savamment tendus de la périphérie à la périphérie, assurent justement par la solidité de leurs connexions et la précision de leurs entre-croisements l’équilibre sensori-moteur du corps, c’est-à-dire son adaptation à la situation présente. Relâchez cette tension ou rompez cet équilibre : tout se passera comme si l’attention se détachait de la vie. Le rêve et l’aliénation ne paraissent guère être autre chose.
Nous parlions tout à l’heure de la récente hypothèse qui attribue le sommeil à une interruption de la solidarité entre neurones. Même si l’on n’accepte pas cette hypothèse (confirmée pourtant par de curieuses expériences), il faudra bien supposer pendant le sommeil profond une interruption au moins fonctionnelle de la relation établie dans le système nerveux entre l’excitation et la réaction motrice. De sorte que le rêve serait toujours l’état d’un esprit dont l’attention n’est pas fixée par l’équilibre sensori-moteur du corps. Et il paraît de plus en plus probable que cette détente du système nerveux est due à l’intoxication de ses éléments par les produits non éliminés de leur activité normale à l’état de veille. Or, le rêve imite de tout point l’aliénation. Non seulement tous les symptômes psychologiques de la folie se retrouvent dans le rêve, — au point que la comparaison de ces deux états est devenue banale, — mais l’aliénation paraît bien avoir également son origine dans un épuisement cérébral, lequel serait causé, comme la fatigue normale, par l’accumulation de certains poisons spécifiques dans les éléments du système nerveux 86. On sait que l’aliénation est souvent Consécutive aux maladies infectieuses, et que d’ailleurs on peut reproduire expérimentalement avec des toxiques tous les phénomènes de la folie 87. N’est-il pas vraisemblable, dès lors, que la rupture de l’équilibre mental dans l’aliénation tient tout simplement à une perturbation des relations sensori-motrices établies dans l’organisme ? Cette perturbation suffirait à créer une espèce de vertige psychique, et à faire ainsi que la mémoire et l’attention perdent contact avec la réalité. Qu’on lise les descriptions données par certains fous de leur maladie naissante : on verra qu’ils éprouvent souvent un sentiment d’étrangeté ou, comme ils disent, de « non-réalité », comme si les choses perçues perdaient pour eux de leur relief et de leur solidité 88. Si nos analyses sont exactes, le sentiment concret que nous avons de la réalité présente consisterait en effet dans la conscience que nous prenons des mouvements effectifs par lesquels notre organisme répond naturellement aux excitations ; — de sorte que là où les relations se détendent ou se gâtent entre sensations et mouvements, le sens du réel s’affaiblit ou disparaît 89.
Il y aurait d’ailleurs ici une foule de distinctions à faire, non seulement entre les diverses formes de l’aliénation, mais encore entre l’aliénation proprement dite et ces scissions de la personnalité qu’une psychologie récente en a si curieusement rapprochées 90. Dans ces maladies de la personnalité, il semble que des groupes de souvenirs se détachent de la mémoire centrale et renoncent à leur solidarité avec les autres. Mais il est rare qu’on n’observe pas aussi des scissions concomitantes de la sensibilité et de la motricité 91. Nous ne pouvons nous empêcher de voir dans ces derniers phénomènes le véritable substrat matériel des premiers. S’il est vrai que notre vie intellectuelle repose tout entière sur sa pointe, c’est-à-dire sur les fonctions sensori-motrices par lesquelles elle s’insère dans la réalité présente, l’équilibre intellectuel sera diversement troublé selon que ces fonctions seront lésées d’une manière ou d’une autre. Or, à côté des lésions qui affectent la vitalité générale des fonctions sensori-motrices, affaiblissant ou abolissant ce que nous avons appelé le sens du réel, il en est d’autres qui se traduisent par une diminution mécanique, et non plus dynamique, de ces fonctions, comme si certaines connexions sensori-motrices se séparaient purement et simplement des autres. Si notre hypothèse est fondée, la mémoire sera très diversement atteinte dans les deux cas. Dans le premier, aucun souvenir ne sera distrait, mais tous les souvenirs seront moins lestés, moins solidement orientés vers le réel, d’où une rupture véritable de l’équilibre mental. Dans le second, l’équilibre ne sera pas rompu, mais il perdra de sa complexité. Les souvenirs conserveront leur aspect normal, mais renonceront en partie à leur solidarité, parce que leur base sensori-motrice, au lieu d’être pour ainsi dire chimiquement altérée, sera mécaniquement diminuée. Pas plus dans un cas que dans l’autre, d’ailleurs, les souvenirs ne seront directement atteints ou lésés.
L’idée que le corps conserve des souvenirs sous forme de dispositifs cérébraux, que les pertes et les diminutions de la mémoire consistent dans la destruction plus ou moins complète de ces mécanismes, l’exaltation de la mémoire et l’hallucination au contraire dans une exagération de leur activité, n’est donc confirmée ni par le raisonnement ni par les faits. La vérité est qu’il y a un cas, un seul, où l’observation semblerait d’abord suggérer cette vue : nous voulons parler de l’aphasie, ou plus généralement des troubles de la reconnaissance auditive ou visuelle. C’est le seul cas où l’on puisse assigner à la maladie un siège constant dans une circonvolution déterminée du cerveau ; mais c’est précisément aussi le cas où l’on n’assiste pas à l’arrachement mécanique et tout de suite définitif de tels et tels souvenirs, mais plutôt à l’affaiblissement graduel et fonctionnel de l’ensemble de la mémoire intéressée. Et nous avons expliqué comment la lésion cérébrale pouvait occasionner cet affaiblissement, sans qu’il faille supposer en aucune manière une provision de souvenirs accumulée dans le cerveau. Ce qui est réellement atteint, ce sont les régions sensorielles et motrices correspondant à ce genre de perception, et surtout les annexes qui permettent de les actionner intérieurement, de sorte que le souvenir, ne trouvant plus à quoi se prendre, finit par devenir pratiquement impuissant : or, en psychologie, impuissance signifie inconscience. Dans tous les autres cas, la lésion observée ou supposée, jamais nettement localisée, agit par la perturbation qu’elle apporte à l’ensemble des connexions sensori-motrices, soit qu’elle altère cette masse soit qu’elle la fragmente : d’où une rupture ou une simplification de l’équilibre intellectuel, et, par ricochet, le désordre ou la disjonction des souvenirs. La doctrine qui fait de la mémoire une fonction immédiate du cerveau, doctrine qui soulève des difficultés théoriques insolubles, doctrine dont la complication défie toute imagination et dont les résultats sont incompatibles avec les données de l’observation intérieure, ne peut donc même pas compter sur l’appui de la pathologie cérébrale. Tous les faits et toutes les analogies sont en faveur d’une théorie qui ne verrait dans le cerveau qu’un intermédiaire entre les sensations et les mouvements, qui ferait de cet ensemble de sensations et de mouvements la pointe extrême de la vie mentale, pointe sans cesse insérée dans le tissu des événements, et qui, attribuant ainsi au corps l’unique fonction d’orienter la mémoire vers le réel et de la relier au présent, considérerait cette mémoire même comme absolument indépendante de la matière. En ce sens le cerveau contribue à rappeler le souvenir utile, mais plus encore à écarter provisoirement tous les autres. Nous ne voyons pas comment la mémoire se logerait dans la matière ; mais nous comprenons bien, — selon le mot profond d’un philosophe contemporain, — que « la matérialité mette en nous l’oubli 92 ».