Chapitre VI.
La poésie. Tennyson.
I. Son talent et son œuvre. — Ses débuts. — En quoi il s’opposait aux poëtes précédents. — En quoi il les continuait.
II. Première période. — Ses portraits de femmes. — Délicatesse et raffinement de son sentiment et de son style. — Variété de ses émotions et de ses sujets. — Sa curiosité littéraire et son dilettantisme poétique. — The Dying Swan. — The Lotos-Eaters.
III. Deuxième période. — Sa popularité, son bonheur et sa vie. — Sensibilité et virginité permanentes du tempérament poétique. — En quoi il est d’accord avec la nature. — Locksley Hall. — Changement de sujet et de style. — Explosion violente et accent personnel. — Maud.
IV. Retour de Tennyson à son premier style. — In Memoriam. — Élégance, froideur et longueurs de ce poëme. — Il faut que le sujet et le talent soient d’accord. — Quels sujets conviennent à l’artiste dilettante. — The Princess. — Comparaison de ce poëme et d’As you like it. — Le monde fantastique et pittoresque. — Comment Tennyson retrouve les songes et le style de la Renaissance.
V. Comment Tennyson retrouve la naïveté et la simplicité de l’ancienne épopée. — Les Idylles du roi. — Pourquoi il a renouvelé l’épopée de la Table-Ronde. — Pureté et élévation de ses modèles et de sa poésie. — Elaine. — La mort d’Arthur. — Manque de passion personnelle et absorbante. — Flexibilité et désintéressement de son esprit. — Son talent pour se métamorphoser, pour embellir, et pour épurer.
VI. Son public. — Le monde en Angleterre. — La campagne. — Le confort. — L’élégance. — L’éducation. — Les habitudes. — En quoi Tennyson convient à un pareil monde. — Le monde en France. — La vie parisienne. — Les plaisirs. — La représentation. — La conversation. — La hardiesse d’esprit. — En quoi Alfred de Musset convient à un pareil monde. — Comparaison des deux mondes et des deux poëtes.
1.
Son talent et son œuvre.
Lorsque Tennyson publia ses premiers poëmes, les critiques en dirent du mal. Il se tut ; pendant dix ans personne ne vit son nom dans une revue, ni même dans un catalogue. Mais quand il parut de nouveau devant le public, ses livres avaient fait leur chemin tout seuls et sous terre, et du premier coup il passa pour le plus grand poëte de son pays et de son temps.
On se trouva surpris, et d’une surprise charmante. La puissante génération de poëtes qui venait de s’éteindre avait passé comme un orage. Ainsi que leurs devanciers du seizième siècle, ils avaient emporté et précipité tout jusqu’aux extrêmes. Les uns avaient ramassé les légendes gigantesques, accumulé les rêves, fouillé l’Orient, la Grèce, l’Arabie, le moyen âge, et surchargé l’imagination humaine des couleurs et des fantaisies de tous les climats. Les autres s’étaient guindés dans la métaphysique et la morale, avaient rêvé infatigablement sur la condition humaine, et passé leur vie dans le sublime et le monotone. Les autres, entrechoquant le crime et l’héroïsme, avaient promené parmi les ténèbres et sous les éclairs un cortége de figures contractées et terribles, désespérées par leurs remords, illuminées par leur grandeur. On voulait se reposer de tant d’efforts et de tant d’excès. Au sortir de l’école imaginative, sentimentale et satanique, Tennyson parut exquis. Toutes les formes et toutes les idées qui venaient de plaire se retrouvaient chez lui, mais épurées, modérées, encadrées dans un style d’or. Il achevait un âge, il jouissait de ce qui avait agité les autres ; sa poésie ressemblait aux beaux soirs d’été ; les lignes du paysage y sont les mêmes que pendant le jour ; mais l’éclat de la coupole éblouissante s’est émoussé ; les plantes rafraîchies se relèvent, et le soleil calme au bord du ciel enveloppe harmonieusement dans un réseau de rayons roses les bois et les prairies que tout à l’heure il brûlait de sa clarté.
I
Ce qui attira d’abord, ce furent ses portraits de femmes. Adeline, Éléonore, Lilian, la Reine de Mai, étaient des personnages de keepsake, sortis de la main d’un amoureux et d’un artiste. Ce keepsake est doré sur tranches, brodé de fleurs et d’ornements, paré, soyeux, rempli de délicates figures toujours fines et toujours correctes, qu’on dirait esquissées à la volée, et qui pourtant sont tracées avec réflexion sur le vélin blanc que leur contour effleure, toutes choisies pour reposer et pour occuper les molles mains blanches d’une jeune mariée ou d’une jeune fille. J’ai traduit bien des idées et bien des styles, je n’essayerai pas de traduire un seul de ces portraits-là. Chaque mot y est comme une teinte, curieusement rehaussée ou nuancée par la teinte voisine, avec toutes les hardiesses et les réussites du raffinement le plus heureux. La moindre altération brouillerait tout. Et ce n’est pas trop d’un art si juste, si consommé, pour peindre les miévreries charmantes, les subites fiertés, les demi-rougeurs, les caprices imperceptibles et fuyants de la beauté féminine. Il les oppose, il les harmonise, il fait d’elles comme une galerie. Voici l’enfant folâtre, la petite fée voltigeante qui bat des mains, et « de ses yeux noirs malicieusement vous regarde en face, et se sauve pendant que ses rires éclatants creusent des fossettes dans les roses enfantines de ses joues. » Voici la blonde pensive qui songe, ses grands yeux bleus tout ouverts, fleur aérienne et vaporeuse « comme un lis penché sur un buisson de roses et que le soleil mourant traverse de sa lumière », faiblement souriante, « pareille à une naïade qui au fond d’une source regarde le déclin du jour. » Voici la changeante Madeline, soudain rieuse, puis soudain boudeuse, puis encore gaie, puis encore fâchée, puis incertaine entre les deux, étranges sourires, « délicieuses colères qui ressemblent à de petits nuages frangés par le soleil1519. » Le poëte revenait avec complaisance sur toutes les choses fines et exquises. Il les caressait si soigneusement que ses vers parfois semblaient recherchés, affectés, presque précieux. Il y mettait trop d’ornement et de ciselures ; il avait l’air d’être épicurien en fait de style et aussi en fait de beauté. Il cherchait de jolies scènes rustiques, de touchants souvenirs, des sentiments curieux ou purs. Il en faisait des élégies, des pastorales et des idylles. Il composait dans tous les tons et se plaisait à éprouver les émotions de tous les siècles. Il écrivait sainte Agnès, Siméon Stylite, Ulysse, Œnone, sir Galahad, lady Clare, Fatima, la Belle au bois dormant. Il imitait tour à tour Homère et Chaucer, Théocrite et Spenser, les vieux poëtes anglais et les anciens poëtes arabes. Il animait tour à tour les petits événements réels de la vie anglaise et les grandes aventures fantastiques de la chevalerie éteinte. Il était comme ces musiciens qui mettent leur archet au service de tous les maîtres. Il se promenait dans la nature et dans l’histoire, sans parti pris, sans passion âpre, occupé à sentir, à goûter, à cueillir partout, dans les jardinières des salons comme sur la haie des cottages, les fleurs rares ou champêtres dont le parfum ou l’éclat pouvait le charmer ou l’amuser. On en jouissait avec lui ; on respirait les gracieux bouquets qu’il savait si bien faire ; on acceptait de préférence ceux qu’il prenait dans la campagne ; on trouvait que nulle part son talent n’était plus à l’aise. On admirait combien ce regard minutieux et ce sentiment délicat savaient en saisir et en interpréter les aspects mobiles. On oubliait dans le Cygne mourant que le sujet était presque usé et l’intérêt un peu faible, pour savourer des vers comme ceux-ci :
Quelques pics bleus dans le lointain s’élevaient, — et blanche sur la froide blancheur du ciel — brillait leur couronne de neige. — Un saule se penchait en pleurant sur la rivière, — et secouait le flot quand le vent soupirait. — Au-dessus, dans le vent courait l’hirondelle, — qui se pourchassait elle-même dans ses sauvages caprices ; — et plus loin, à travers le marais vert et tranquille, — les canaux enchevêtrés dormaient, — tachés de pourpre, de vert, et de jaune1520.
Mais ces peintures mélancoliques ne le montraient point tout entier ; on allait avec lui dans le pays du soleil, vers les molles voluptés des mers méridionales ; on revenait par un attrait insensible aux vers où il peint les compagnons d’Ulysse qui, assoupis sur la terre des Lotos, rêveurs heureux comme lui-même, oubliaient la patrie et renonçaient à l’action.
Une terre d’eaux courantes : quelques-unes, comme une fumée qui descend, — laissent tomber lentement leur voile de fine gaze ; — d’autres, lancées à travers des ombres et des clartés vacillantes, — roulaient avec un bruit assoupissant leur nappe d’écume. — Ils voyaient la rivière luisante rouler vers l’Océan, — sortie du milieu des terres ; bien loin, trois cimes de montagnes, — trois tours silencieuses de neige antique — se dressaient rougies par le soleil couchant, et le pin ombreux, — humecté de rosée, montait au-dessus des taillis entrelacés.
Il y a ici une musique suave, qui tombe plus doucement — que les pétales des roses épanouies sur le gazon, — que les rosées de la nuit sur les eaux calmes — entre des parois de granit sombre dans un creux qui luit ; — une musique qui se pose plus mollement sur l’âme — que des paupières lassées sur des yeux lassés ; — une musique qui amène un doux sommeil du haut des cieux bienheureux. — Il y a ici de fraîches mousses profondes, — et à travers les mousses rampent les lierres, — et dans le courant pleurent les fleurs aux longues feuilles, — et sur les corniches rocheuses le pavot pend endormi.
Regardez ; au milieu du bois, sur la branche, — la feuille pliée sort du bouton, — sollicitée par la brise caressante ; — elle devient verte et large et ne prend point de souci, — toute baignée de soleil à midi, et, sous la lune, — nourrie de rosée nocturne ; puis elle jaunit, — tombe et descend en flottant à travers l’air. — Regardez ; adoucie par la lumière d’été, — la pomme juteuse devenue trop mûre — se détache par une nuit silencieuse d’automne. — Selon la longueur des jours qui lui sont accordés, — la fleur s’épanouit à sa place, — s’épanouit et se flétrit et tombe, et n’a point de travail, — solidement enracinée dans le sol fertile.
Qu’il est doux, pendant que la brise tiède en chuchotant nous caresse de son souffle, — appuyés sur des couches d’amarante et de moly1521, — nos calmes paupières à demi baissées, — sous les voûtes sacrées du ciel sombre, — de suivre la longue rivière brillante qui traîne lentement — ses eaux en quittant la colline empourprée ; — d’entendre les échos humides qui s’appellent — de caverne en caverne à travers les épaisses vignes entrelacées ; — d’entendre les eaux qui tombent avec des teintes d’émeraude, — à travers les guirlandes tressées de l’acanthe divine ; — entendre et voir seulement dans le lointain la vague étincelante ; — rien que l’entendre serait doux ; — rien que l’entendre et sommeiller sous les pins1522.
II
Ce charmant rêveur n’était-il qu’un dilettante ? On aimait à se le figurer ainsi ; on le trouvait trop heureux pour lui permettre les passions violentes. La gloire lui était venue aisément et vite : il en avait joui dès trente ans. La reine avait consacré la faveur publique en le nommant poëte lauréat. Un grand romancier l’avait déclaré plus véritablement poëte que lord Byron, et soutenait qu’on n’avait rien vu d’aussi parfait depuis Shakspeare. L’étudiant logeait ses livres dans sa chambre d’Oxford, entre un Euripide annoté et un manuel de philosophie scolastique. Les jeunes dames les trouvaient dans leur corbeille de mariage. On le disait riche, adoré des siens, admiré de ses amis, aimable, exempt d’affectation, naïf même. Il vivait à la campagne, principalement dans l’île de Wight, parmi des livres et des fleurs, à l’abri des tracasseries, des rivalités et des assujettissements du monde, et l’on imaginait volontiers sa vie comme un beau songe, aussi doux que ceux qu’il nous avait donnés.
On regarda de plus près cependant, et l’on vit qu’il y avait un foyer de passion sous cette surface unie. Un vrai tempérament poétique n’en manque jamais. Il sent trop vivement pour être paisible. Quand on vibre au moindre attouchement, on palpite et on frémit sous les grands chocs. Déjà çà et là, dans ses peintures de la campagne et de l’amour, un vers éclatant traversait de sa couleur ardente le dessin correct et calme. Il avait senti cet étrange épanouissement de puissances inconnues qui subitement tient l’homme immobile1523 les yeux fixes devant la beauté qui se révèle. Le propre du poëte, c’est d’être toujours jeune et éternellement vierge : Pour nous autres, gens du commun, les choses sont usées ; soixante siècles de civilisation ont terni leur fraîcheur originelle ; elles sont devenues vulgaires ; nous ne les apercevons plus qu’à travers un voile de phrases toutes faites ; nous nous servons d’elles, nous ne les comprenons plus ; nous ne voyons plus en elles des fleurs splendides, mais de bons légumes ; la riche forêt primitive n’est plus pour nous qu’un potager bien aligné et trop connu. Au contraire, le poëte est devant ce monde comme le premier homme au premier jour. En un instant nos catalogues, nos raisonnements, tout l’attirail des souvenirs et des préjugés disparaît de sa mémoire ; les choses lui semblent neuves ; il est étonné et il est ravi ; un flot impétueux de sensations arrive en lui et l’oppresse ; c’est la séve toute-puissante de l’invention humaine qui, arrêtée chez nous, recommence à couler chez lui. Les sots l’appellent fou ; la vérité est qu’il est clairvoyant ; car nous avons beau être inertes, la nature est toujours vivante ; ce soleil qui se lève est aussi grand qu’à la première aurore ; ces fleuves qui roulent, ces plantes qui pullulent, ces passions qui frémissent, ces forces qui précipitent le tourbillon tumultueux des êtres, aspirent et combattent du même élan qu’à leur naissance ; le cœur immortel de la nature palpite encore, soulevant son enveloppe brute, et ses battements retentissent dans le cœur du poëte quand ils n’ont plus d’écho chez nous. Celui-ci les a sentis, non pas toujours ; mais deux ou trois fois du moins il a osé les faire entendre. Nous avons retrouvé l’accent libre de l’émotion pleine, et nous avons reconnu une voix d’homme dans ces vers sur Locksley Hall :
Sa joue était pâle et plus mince qu’il ne fallait pour son âge ; — et ses yeux, avec une attention muette, étaient suspendus à tous mes mouvements.
Et je lui dis : « Ma cousine Amy, parle-moi et dis-moi la vérité. — Fie-t’en à moi, cousine. Tout le courant de mon être va vers toi. »
Sur sa joue et sur son front pâles vint une couleur avec une lumière, — comme j’ai vu jaillir soudain une rougeur rose dans la nuit du nord.
Et elle se tourna, — son sein secoué par un soudain orage de soupirs. — Toute son âme brillait comme une aube dans la profondeur de ses yeux noirs.
Elle me dit : « J’ai caché mon sentiment, craignant qu’il ne me fît tort. » — Elle me dit : « M’aimes-tu, cousin ? » Et pleurant : « Il y a longtemps que je t’aime. »
L’Amour prit le sablier du Temps et le retourna dans ses mains étincelantes. — Chaque moment, sous la secousse légère, s’écoula en sables d’or…
Bien des matins, sur la bruyère, nous avons entendu les taillis frémir ; — et son souffle faisait affluer dans mes veines toute la plénitude du printemps.
Bien des soirs, auprès des eaux nous avons suivi les grands navires, — et nos âmes s’élançaient l’une dans l’autre à l’attouchement de nos lèvres.
Ô ma cousine au cœur faible ! ô mon Amy qui n’es plus mienne ! — Ô la triste, la triste bruyère ! Ô le stérile, le stérile rivage !
Plus fausse que tout ce que le rêve peut sonder, plus fausse que tout ce que les chansons ont chanté, — poupée sous la menace d’un père, esclave d’une langue de mégère.
Est-ce bien de te souhaiter heureuse ? — Après m’avoir connu, — descendre jusqu’à un cœur plus étroit que le mien !
Et cela sera. Tu vas t’abaisser jusqu’à son niveau jour par jour. — Ce qu’il y a de délicat en toi deviendra grossier pour s’assimiler à son limon.
Comme est le mari ainsi est la femme. Tu es accouplée à un rustre, — et la pesanteur de sa nature te fera tomber aussi bas que lui.
Il te tiendra, quand sa passion aura usé sa force nouvelle, — pour quelque chose d’un peu mieux que son chien, et qu’il aimera un peu plus que son cheval.
Qu’est-ce qu’il a ? Ses yeux sont appesantis et vitreux ; oublie que c’est de vin. — Va à lui ; c’est ton devoir ; embrasse-le ; prends sa main dans la tienne.
Peut-être que monseigneur est las, que sa cervelle est surchargée ; — amuse-le de tes plus légères imaginations, caresse-le de tes plus délicates pensées.
Il te répondra à propos, et des choses aisées à comprendre… — Mieux vaudrait que tu fusses morte devant moi, quand je t’aurais tuée de mes mains1524.
Ceci est bien franc et bien fort. Maud parut, qui l’était davantage. La verve y éclatait avec toutes ses inégalités, toutes ses familiarités, tous ses abandons, toutes ses violences. Le poëte si correct, si mesuré, se livrait, semblait penser, pleurer tout haut. Ce livre est le journal intime d’un jeune homme triste, aigri par de grands malheurs de famille, par de longues méditations solitaires, qui peu à peu se sent pris d’amour, ose le dire, et se trouve aimé. Il ne chante pas, il parle ; ce sont les mots risqués, négligés, de la conversation ordinaire ; ce sont les détails de la vie domestique ; c’est la description d’une toilette, d’un dîner politique, d’un sermon, d’une messe de village. La prose de Dickens et de Thackeray ne serrait pas de plus près les mœurs réelles et présentes. Et tout à côté la poésie la plus magnifique foisonnait et fleurissait, comme en effet elle fleurit et elle foisonne au milieu de nos vulgarités. Le sourire d’une jeune fille parée, un éclair de soleil sur une mer violente ou sur une touffe de roses jette tout d’un coup dans les âmes passionnées ces illuminations subites. Quels vers que ceux où il se peint dans son petit jardin sombre, « écoutant la marée et le rugissement sinistre de ses lourdes lames, puis le cri de la grève désespérée que la vague arrache et entraîne » ; tantôt contemplant au bout de l’horizon « la mer, fleur d’azur liquide, et son silencieux croissant, anneau étoilé de saphirs, anneau de mariage de la terre1525 ! » Quelle fête dans son cœur quand il est aimé ! quelle folie dans ses cris, dans cette ivresse, dans cette tendresse qui voudrait se répandre sur tous les êtres et appeler tous les êtres au spectacle et au partage de son bonheur ! comme à ses yeux tout se transfigure ! et comme incessamment il se transforme lui-même ! De la gaieté, puis des extases, puis des miévreries, puis de la satire, puis des effusions, tous les prompts mouvements, toutes les variations brusques, comme d’un feu qui pétille et flamboie, et renouvelle à chaque instant sa forme et sa teinte ; que l’âme est riche, et comme elle sait vivre cent ans en un jour ! Surpris et insulté par le frère, il le tue en duel et perd celle qu’il aimait. Il s’enfuit, on le voit qui erre dans Londres. Quel triste contraste que celui de la grande ville affairée, indifférente, et d’un homme seul poursuivi par une douleur vraie ! On le suit parmi les carrefours bruyants, le long du brouillard jaunâtre, sous le soleil morne qui se lève au-dessus de la rivière comme un boulet rouge, et on écoute, le cœur serré, les profonds sanglots, l’agitation insensée d’une âme qui veut et ne peut s’arracher à ses souvenirs. Le désespoir croît, et à la fin la rêverie devient vision : « Mort, mort, mort depuis longtemps ! — Et mon cœur est une poignée de poussière, — et les roues passent par-dessus ma tête, — et mes os sont secoués douloureusement, — car ils les ont jetés dans un étroit tombeau, — seulement trois pieds au-dessous de la rue, — et les pieds des chevaux frappent, frappent, — les pieds des chevaux frappent — frappent jusque dans mon crâne et dans ma cervelle, — avec un flot qui ne cesse jamais de pieds qui passent. — Ô mon Dieu, pourquoi ne m’ont-ils pas enterré assez profondément ! — Était-ce humain de me faire une tombe si rude, — à moi qui ai toujours eu le sommeil léger ? — Peut-être ne suis-je encore qu’à demi mort. — Alors je ne suis pas tout à fait muet. — Je crierai aux pas qui vont sur ma tête, — et quelqu’un sûrement, quelque bon cœur viendra — pour m’enterrer, pour m’enterrer — plus avant, ne serait-ce qu’un peu plus avant1526… » Il se ranime pourtant, et peu à peu se relève. La guerre vient, la guerre libérale et généreuse, la guerre contre la Russie, et le grand cœur viril se guérit par l’action et par le courage de la profonde blessure de l’amour.
« Et j’étais debout sur le pont d’un navire géant, et je mêlais mon souffle — à celui d’un peuple loyal qui poussait un cri de bataille. — Désormais la pensée noble sera plus libre sous le soleil, — et le cœur d’une nation battra d’un seul désir. — Car la longue, la longue gangrène de la paix est ôtée et lavée, — et à présent, le long des abîmes de la Baltique et de la Crimée, — sous la gueule grimaçante des mortelles forteresses, on voit flamboyer — la fleur de la guerre, rouge de sang avec un cœur de feu1527. »
Cette explosion de sentiment a été la seule ; Tennyson n’a pas recommencé. Malgré la fin qui était morale, on cria qu’il imitait Byron ; on s’emporta contre ces déclarations amères ; on crut retrouver l’accent révolté de l’école satanique ; on blâma ce style décousu, obscur, excessif ; on fut choqué des crudités et des disparates ; on rappela le poëte à son premier style si bien proportionné. Il fut découragé, quitta la région des orages et rentra dans son azur. Il eut raison, il y était mieux qu’ailleurs. Une âme fine peut s’emporter, atteindre parfois la fougue des êtres les plus violents et les plus forts ; des souvenirs personnels, dit-on, lui avaient fourni la matière de Maud et de Locksley Hall ; avec une délicatesse de femme, il avait eu des nerfs de femme. L’accès passé, il retomba « dans ses langueurs dorées », dans son tranquille rêve. Après Locksley Hall, il avait écrit la Princesse ; après Maud, il écrivit les Idylles du Roi.
III
La grande affaire pour un artiste est de rencontrer des sujets qui conviennent à son talent. Celui-ci n’y a pas toujours réussi. Son long poëme In memoriam, écrit à la louange et au souvenir d’un ami mort jeune, est froid, monotone et trop joliment arrangé. Il mène le deuil, mais en gentleman correct, avec des gants parfaitement neufs, essuie ses larmes avec un mouchoir de batiste, et manifeste pendant le service religieux qui termine la cérémonie toute la componction d’un laïque respectueux et bien appris. C’est ailleurs qu’il trouvera ses sujets. Être heureux poétiquement, voilà l’objet d’un poëte dilettante. Pour cela il faut bien des choses. Il faut d’abord que le lieu, les événements et les personnages n’existent pas. Les choses réelles sont grossières, et toujours laides par quelque endroit ; à tout le moins, elles sont pesantes ; nous ne les manions pas à notre gré, elles oppriment l’imagination ; au fond, il n’y a de vraiment doux et de vraiment beau dans notre vie que nos rêves. Nous sommes mal à notre aise tant que nous restons collés au sol, clopinant sur nos deux pieds qui nous traînent misérablement çà et là dans l’enclos où nous sommes parqués. Nous avons besoin de vivre dans un autre monde, de voler dans le grand royaume de l’air, de bâtir des palais dans les nuages, de les voir se faire et se défaire, de suivre dans un lointain vaporeux les caprices de leur architecture mouvante et les enroulements de leurs volutes d’or. Il faut encore que dans ce monde fantastique tout soit agréable et beau, que le cœur et les sens en jouissent, que les objets y soient riants ou pittoresques, que les sentiments y soient délicats ou élevés, que nulle crudité, nulle disparate, nulle brutalité, nulle sauvagerie, ne vienne tacher par son excès l’harmonie nuancée de cette perfection idéale. Ceci conduit le poëte vers les légendes de la chevalerie ; voilà le monde fantastique, magnifique aux yeux, noble et pur par excellence, où l’amour, la guerre, les aventures, la générosité, la courtoisie, tous les spectacles et toutes les vertus qui conviennent aux instincts de nos races européennes, se sont assemblés pour leur offrir l’épopée qu’elles aiment et le modèle qui leur convient.
IV
La Princesse est une féerie sentimentale comme celles de Shakspeare. Tennyson cette fois a pensé et senti en jeune chevalier de la Renaissance. Le propre de ce genre d’esprit est une surabondance et comme un regorgement de séve. Il y a chez les personnages de la Princesse, comme chez ceux d’As you like it, un trop plein d’imagination et d’émotions. Ils fouillent, pour exprimer leur pensée, dans tous les siècles et dans tous les pays ; ils emportent le discours jusqu’aux témérités les plus abandonnées ; ils enveloppent et chargent toute idée d’une image éclatante qui traîne et luit autour d’elle comme une robe de brocart constellée de pierreries. Leur nature est trop riche ; à chaque secousse, il se fait en eux comme un ruissellement de joie, de colère ou de désirs ; ils vivent plus que nous, plus chaudement et plus vite. Ils sont excessifs, raffinés, prompts aux larmes, au rire, à l’adoration, à la plaisanterie, enclins à mêler l’une à l’autre, précipités par une verve nerveuse à travers les contrastes et jusqu’aux extrêmes. Ils fourragent dans la prairie poétique, avec des caprices et des joies impétueuses et changeantes. Pour contenter la subtilité et la surabondance de leur invention, ils ont besoin de féeries et de mascarades. En effet, la Princesse est une féerie et une mascarade. La belle Ida, fille du roi de Gama, qui est un monarque du Sud (ces contrées ne sont pas sur la carte), a été fiancée toute enfant à un beau prince du Nord. L’âge venu, on la réclame. Elle, fière et toute nourrie de doctes raisonnements, s’est irritée de la domination des hommes, et pour affranchir les femmes, a fondé sur la frontière une Université qui relèvera son sexe et sera la colonie d’où sortira l’égalité future. Le prince part avec Cyril et Florian, deux amis, obtient permission du bon vieux Gama, et, déguisé en fille, entre dans l’enceinte virginale, où nul ne peut pénétrer sous peine de mort. Il y a une grâce charmante et moqueuse dans cette peinture d’une Université de filles. Le poëte joue avec la beauté ; nul badinage n’est plus romanesque ni plus tendre. On sourit d’entendre les gros mots savants échappés de ces lèvres roses. « Les voilà le long des bancs comme des colombes au matin sur le chaume du toit, quand le soleil tombe sur leurs blanches poitrines » ; elles écoutent des tirades d’histoire et des promesses de rénovation sociale, en robes de soie lilas, avec des ceintures d’or, « splendides comme des papillons qui viennent d’éclore » ; parmi elles une enfant, Mélissa, « une blonde rose, pareille à un narcisse d’avril, les lèvres entr’ouvertes, — et toutes ses pensées visibles au fond de ses beaux yeux, — comme les agates du sable qui semblent ondoyer et flotter au matin, — dans les courants de cristal de la mer transparente1528. » — Et croyez que l’endroit aide à la magie. Ce vilain mot de collége et de Faculté ne rappelle chez nous que des bâtiments étriqués et sales, qu’on prendrait pour des casernes où des hôtels garnis. Ici, comme dans une Université anglaise, les fleurs montent le long des portiques, les vignes entourent les pieds des statues, les roses jonchent les allées de leurs pétales ; des touffes de laurier croissent autour des porches, les cours dressent leur architecture de marbre, bosselées de frises sculptées, parsemées d’urnes d’où pend la chevelure verte des plantes. Au milieu ondoie une fontaine, et « les Muses et les Grâces, trois par trois, l’entourent de leurs groupes. » Après la leçon, les unes, dans l’herbe haute des prairies, caressent des paons apprivoisés ; d’autres, « appuyées sur une balustrade, — au-dessus de la campagne empourprée, respirent la brise, — qui, gorgée par les senteurs des innombrables roses, — vient battre leurs paupières de son parfum1529. » On reconnaît à chaque geste, à chaque attitude, des jeunes filles anglaises ; c’est leur éclat, leur fraîcheur, leur innocence. Et çà et là aussi on aperçoit la profonde expression de leurs grands yeux rêveurs. « Des larmes, chante l’une d’elles, de vaines larmes, je ne sais pas ce qu’elles veulent dire. — Des larmes sorties de la profondeur de quelque divin désespoir — s’élèvent dans le cœur et se rassemblent dans les yeux — lorsqu’on regarde les heureux champs de l’automne — et qu’on pense aux jours qui ne sont plus1530. » — Voilà la volupté exquise et étrange, la rêverie pleine de délices et aussi d’angoisses, le frémissement de passion délicate et mélancolique que vous avez déjà trouvés dans Winter’s Tale ou dans la Nuit des Rois.
Ils sont partis avec la princesse et son cortége, tous à cheval, et s’arrêtent dans une gorge auprès d’un taillis, « pendant que le soleil s’élargit aux approches de sa mort, et qu’au-dessus des prairies se détachent les hauteurs roses. » Cyril, échauffé par le vin, commence une chanson de cabaret, et se découvre. Ida, indignée, veut partir ; son pied glisse, elle tombe dans la rivière ; le prince la sauve et veut fuir. Mais il est saisi par les gardiennes et amené devant le trône où la hautaine jeune fille se tient debout prête à prononcer la sentence. À ce moment un grand tumulte s’élève, et l’on aperçoit dans la cour un spectacle étrange. « De la salle illuminée partaient de longs ruissellements de splendeur oblique — qui tombaient sur une presse — d’épaules de neige serrées comme des brebis en troupeau, — sur un arc-en-ciel de robes, sur des diamants, sur des yeux de diamant, — sur l’or des habits, sur des cheveux d’or. Çà et là, — elles ondoyaient ainsi que des fleurs sous l’orage, les unes rouges, d’autres pâles, — toutes la bouche ouverte, toutes les yeux vers la lumière, — quelques-unes criant qu’il y avait une armée dans le pays, — d’autres qu’il y avait des hommes jusque dans les murs ; — et d’autres qu’elles ne s’en souciaient point, jusqu’à ce que leur clameur monta, — comme celle d’une nouvelle Babel… Au-dessus d’elles se dressaient debout — les sereines Muses de marbre, la paix dans leurs grands yeux1531. » C’est que le père du prince est venu avec son armée pour le délivrer et a saisi le roi Gama comme otage. La voilà obligée de relâcher le jeune homme ; elle vient sur lui les narines gonflées, les cheveux flottants, la tempête dans le cœur, et le remercie avec une ironie amère : « Vous vous êtes bien conduit et comme un gentilhomme, et comme un prince. Et vous avez bon air aussi dans vos habits de femme. » Elle est toute palpitante d’orgueil blessé ; elle balbutie, elle veut, puis elle ne veut plus ; elle tâche de se contraindre pour mieux insulter, et tout d’un coup elle éclate : « Vous qui avez osé forcer nos barrières et duper nos gardiennes, et nous froisser, et nous mentir, et nous outrager ! — Moi, t’épouser ! moi votre fiancée, votre esclave ! Non, quand tout l’or qui gît dans les veines de la terre serait entassé pour faire votre couronne, et quand toute langue parlante vous appellerait seigneur. — « Seigneur ! votre fausseté et votre visage nous sont en dégoût. Je marche sur vos offres et sur vous. Partez. Qu’on le pousse hors des portes1532 ! » Comment amollir ce cœur farouche enfiévré de colère féminine, aigri par le désappointement et l’offense, exalté par de longs rêves de puissance et de primauté et que sa virginité rend plus sauvage ! Mais comme la colère lui sied, et qu’elle est belle ! Et comme cette fougue de sentiment, cette altière déclaration d’indépendance, cette chimérique ambition de réformer l’avenir révèlent la générosité et la hauteur d’un cœur jeune et épris du beau ! On convient que la querelle sera décidée par un combat de cinquante contre cinquante. Le prince est vaincu, et Ida le voit sanglant sur le sable. Lentement, par degrés, en dépit d’elle-même, elle cède aux prières, recueille les blessés dans son palais et vient au lit du mourant. Devant sa langueur et son délire, la pitié éclot, puis la tendresse, puis l’amour, « comme une campanule des Alpes, humide de larmes matinales, auprès de quelque froid glacier, fragile d’abord et faible, mais qui de jour en jour prend de l’éclat1533. » Un soir, il revient à lui, épuisé, les yeux encore troublés de visions funèbres ; il la voit flotter devant lui comme un rêve, ouvre péniblement ses lèvres pâles, et lui dit tout bas : « Si vous êtes cette Ida que j’ai connue, — je ne vous demande rien ; mais si vous êtes un songe, — doux songe, achevez-vous. Je mourrai cette nuit ; — baissez-vous, et faites semblant de m’embrasser avant que je meure1534. — Elle se retourna ; elle s’arrêta ; — elle se baissa ; et avec un grand tremblement de cœur, — nos lèvres se rencontrèrent. Du fond de ma langueur jaillit un cri, — l’Amour couronné s’élançant des bords de la mort, — et tout le long des veines frémissantes l’âme monta, — et se colla dans un baiser de feu sur la bouche d’Ida. Je retombai en arrière, et de mes bras elle se leva, — toute rougissante d’une noble honte. — Toute la fausse enveloppe avait glissé à ses pieds comme une robe, — et la laissait femme, plus aimable que l’autre, — l’Immortelle, lorsqu’elle sortit de l’abîme stérile pour conquérir tout par l’amour, et que le long de son corps le cristal ruisselant coulait, — et qu’elle volait au loin le long des îles empourprées, — nue comme une double lumière dans l’air et dans la vague1535. » Voilà l’accent de la Renaissance, tel qu’il est sorti du cœur de Spenser et de Shakspeare ; ils ont eu cette adoration voluptueuse de la forme et de l’âme, et ce divin sentiment de la beauté.
V
Il y a une autre chevalerie qui ouvre le moyen âge comme celle-ci le ferme, chantée par des enfants comme celle-ci par des jeunes gens, et retrouvée dans les Idylles du roi comme celle-ci dans la Princesse. C’est la légende d’Arthur, de Merlin et des chevaliers de la Table-Ronde. Avec un art admirable, Tennyson en a renouvelé les sentiments et le langage ; cette âme flexible prend tous les tons pour se donner tous les plaisirs. Cette fois il s’est fait épique, antique et naïf, comme Homère et comme les vieux trouvères des chansons de Geste. Il est doux de sortir de notre civilisation savante, de remonter vers l’âge et les mœurs primitives, d’écouter le paisible discours qui coule abondamment et lentement comme un fleuve sur une pente unie. Le propre de l’ancienne épopée est la clarté et le calme. Les idées viennent de naître ; l’homme est heureux et encore enfant. Il n’a pas eu le temps de raffiner, de ciseler et d’enluminer sa pensée ; il la montre toute nue. Il n’est point encore aiguillonné par des convoitises multipliées ; il pense à loisir. Toute idée l’intéresse ; il la développe curieusement ; il l’explique. Son discours ne bondit jamais ; il va pas à pas d’un objet à l’autre, et tout objet lui semble beau ; il s’arrête, il regarde et se complaît à regarder. Cette simplicité et cette paix sont étranges et charmantes ; on se laisse aller, on est bien, on ne désire pas aller plus vite ; il semble que volontiers on resterait toujours ainsi. Car la pensée primitive est la pensée saine ; nous n’avons fait que l’altérer par les greffes et la culture ; nous y revenons comme dans notre fonds le plus intime pour y trouver le contentement et le repos.
Mais entre toutes les épopées, ce qui distingue celle de la Table-Ronde, c’est la pureté. Arthur, « le roi irréprochable », a assemblé « cette glorieuse compagnie, la fleur des hommes, pour servir de modèle au vaste monde, et pour être le beau commencement d’un âge. Il leur a fait mettre leurs mains dans les siennes, jurer de respecter leur roi comme s’il était leur conscience, et leur conscience comme si elle était leur roi ; de ne point dire de calomnie et de n’en point écouter ; de passer leur douce vie dans la plus pure chasteté ; de n’aimer qu’une jeune fille, de s’attacher à elle ; de lui offrir pour culte des années de nobles actions. » Il y a une sorte de plaisir raffiné à manier un pareil monde ; car il n’y en a point où puissent naître de plus pures et de plus touchantes fleurs. Je n’en montrerai qu’une, Elaine, « le lis d’Astolat », qui, ayant vu Lancelot une seule fois, l’aime à présent qu’il est parti, et pour toute sa vie. Elle garde dans la tourelle le bouclier qu’il a laissé, et tous les jours elle y monte pour le contempler, comptant les marques des coups de lance et vivant de ses rêves. Il est blessé, elle va le soigner et le guérit. Et cependant elle murmurait : « En vain ; en vain ; cela ne peut pas être. Il ne m’aimera pas. Quoi donc, faut-il que je meure ? » — « Puis, comme un pauvre petit oiseau innocent — qui n’a qu’un simple chant de quelques notes, — répète son simple chant et le répète toujours, pendant toute une matinée d’avril, jusqu’à ce que l’oreille — se lasse de l’entendre, ainsi l’innocente enfant — allait la moitié de la nuit répétant : « Faut-il que je meure1536 ? » Elle se déclare enfin, avec quelle pudeur et de quel élan ! Mais il ne peut l’épouser, il est lié à une autre. Elle languit et s’affaisse ; on veut la consoler, elle ne le veut pas ; on lui dit que Lancelot est coupable avec la reine ; elle ne le croit pas. Elle dit à ses frères : « Chers frères, vous aviez coutume, quand j’étais une petite fille, de me prendre avec vous dans le bateau du batelier, et de remonter avec la marée la grande rivière. Seulement vous ne vouliez pas passer au-delà du cap où est le peuplier. Et je pleurais parce que vous ne vouliez pas aller au-delà, et remonter bien loin la rivière luisante, jusqu’à ce que nous eussions trouvé le palais du roi. À présent, j’irai1537. » Elle meurt, et, selon sa dernière prière, ils l’emportent « comme une ombre à travers les champs qui brillent dans leur pleine fleur d’été », et la posent sur la barque toute tendue de velours noir. La barque remonte poussée par la marée, « et la morte avec elle, dans sa main droite un lis, dans sa main gauche — une lettre qu’elle avait dictée, toute sa chevelure blonde ruisselant autour d’elle. — Et tout le linceul était de drap d’or — ramené jusqu’à la ceinture ; elle-même tout en blanc, — excepté son visage, et ce visage aux traits si purs — était aimable, car elle ne semblait point morte, — mais profondement endormie, et reposait en souriant1538. » Elle arrive ainsi dans un grand silence, et le roi Arthur lit la lettre devant tous les chevaliers et toutes les dames qui pleurent : « Très-noble seigneur, sir Lancelot du Lac, — moi qu’on appelait quelquefois la vierge d’Astolat, — je viens ici, car vous m’avez quittée sans prendre congé de moi ; — je viens ici afin de prendre pour la dernière fois congé de vous. — Je vous aimais, et mon amour n’a point eu de retour. — C’est pourquoi mon fidèle amour a été ma mort. — C’est pourquoi, devant notre dame Ginèvre — et devant toutes les autres dames, je fais ma plainte. — Priez pour mon âme et accordez-moi la sépulture. — Prie pour mon âme, toi aussi, sir Lancelot, — car tu es un chevalier sans égal1539. » Rien de plus ; elle finit sur ce dernier mot, plein d’un regret si triste et d’une admiration si tendre : on aurait peine à trouver quelque chose de plus simple et de plus délicat.
Il semble qu’un archéologue puisse refaire tous les styles, excepté le grand, et celui-ci a tout refait, jusqu’au grand style. C’est le soir de la dernière bataille ; tout le jour le tumulte de la grande mêlée « a roulé le long des montagnes près de la mer d’hiver » ; un à un les chevaliers d’Arthur sont tombés ; il est tombé lui-même, le crâne fendu à travers le casque, et sire Bedivere, son dernier chevalier, l’a porté tout près de là, « dans une chapelle brisée avec une croix brisée, debout sur une noire bande de terre stérile. D’un côté était l’Océan, de l’autre une grande eau ; et la lune était pleine1540. » Arthur, sentant qu’il va mourir, lui dit de prendre son épée Excalibur ; car il l’a reçue des fées de la mer, et il ne faut pas qu’après lui homme mortel mette la main sur elle. Deux fois sire Bedivere part pour faire la volonté du roi : deux fois il s’arrête et revient dire faussement au roi qu’il a jeté l’épée ; car ses yeux sont éblouis par la merveilleuse broderie de diamants qui fleuronnent et luisent autour de la poignée. La troisième fois enfin il la lance : « La grande épée jeta des éclairs sous la splendeur de la lune, — et fit dans l’air une arche de clarté, — comme le rayonnement d’aube boréale — qui jaillit lorsque les îles mouvantes de l’hiver s’entrechoquent — la nuit, parmi les bruits de la mer du Nord. — Mais avant que l’épée eût touché la surface, — un bras s’éleva, vêtu de velours blanc, mystique, merveilleux, — et la saisit par la poignée, et la brandit trois fois ; — puis s’enfonça avec elle dans la mer1541. » Alors Arthur, se soulevant douloureusement et respirant avec peine, ordonne à sire Bedivere de le charger sur ses épaules et de le porter jusqu’au rivage. « Hâte-toi, hâte-toi, car je crains qu’il ne soit trop tard, et je crois que je vais mourir. » Ils arrivent ainsi, le long des cavernes glacées et des roches retentissantes, jusqu’au bord du lac où « s’étalent les longues gloires de la lune d’hiver. » — « Là s’était arrêtée une barque sombre, — noire comme une écharpe funèbre de la proue à la poupe ; — tout le pont était couvert de formes majestueuses, — avec des robes noires et des capuchons noirs, comme en songe ; auprès d’elles, — trois reines avec des couronnes d’or ; de leurs lèvres partit — un cri qui monta en frémissant jusqu’aux étoiles palpitantes. — Et comme si ce n’était qu’une voix, il y eut un grand éclat de lamentations, pareil à un vent qui crie — toute la nuit dans une terre déserte, où personne ne vient — et n’est venu depuis le commencement du monde1542. Alors Arthur murmura : Place-moi dans la barque. — Ils vinrent à la barque ; là les trois reines — étendirent leurs mains et prirent le roi et pleurèrent. — Mais celle qui était la plus grande entre elles toutes, — et la plus belle, mit la tête du roi dans son giron — et défit le casque brisé, et l’appela par son nom en pleurant tout haut1543. » La barque se détache, et Arthur, élevant sa voix lente, console sire Bedivere qui s’afflige sur le rivage, et prononçant ces paroles d’adieu, héroïques et solennelles : « Le vieil ordre change, cédant la place au nouveau ; — et Dieu s’accomplit lui-même en plusieurs façons, — de peur qu’une bonne coutume étant seule ne corrompe le monde. — Si tu ne dois plus voir ma face, prie pour moi ; plus de choses sont accomplies par la prière que ce monde ne l’imagine. — Car par elle la terre, ronde tout entière en toutes ses parties, — est liée comme par des chaînes d’or aux pieds de Dieu. Mais à présent adieu ; je m’en vais pour un long voyage — avec ceux-là que tu vois, si en effet je m’en vais — (car toute mon âme est obscurcie de doutes) vers l’île et la vallée d’Avilion, — où ne tombe point de pluie, ni de grêle, ni de neige, — et où même le vent ne souffle jamais rudement ; mais elle repose — enveloppée de profondes prairies, heureuse, belle avec des pelouses sous des vergers, — et des creux pleins d’arbres couronnés par une mer d’été — où je me guérirai de ma douloureuse blessure1544. » Je crois que depuis Gœthe on n’a rien vu de plus calme et de plus imposant.
Comment rassembler en quelques mots tous les traits de ce talent si multiple ? Il est né poëte, c’est-à-dire constructeur de palais aériens et de châteaux imaginaires. Mais la passion personnelle et les préoccupations absorbantes qui ordinairement maîtrisent la main de ses pareils lui ont manqué ; il n’a point trouvé en lui-même le plan d’un édifice nouveau ; il a bâti d’après tous les autres ; il a simplement choisi parmi les formes les plus élégantes, les mieux ornées, les plus exquises. Il n’a pris que la fleur dans leurs beautés. C’est tout au plus si, par occasion, il s’est amusé çà et là à arranger quelque cottage vraiment anglais et moderne. Si, dans ce choix d’architectures retrouvées ou renouvelées, on cherche sa trace, on la devinera çà et là dans quelque frise plus finement sculptée, dans quelque rosace plus délicate et plus gracieuse ; mais on ne la trouvera marquée et sensible que dans la pureté et dans l’élévation de l’émotion morale qu’on emportera en sortant de son musée.
2.
Le public.
Le poëte favori d’une nation, ce semble, est celui qu’un homme du monde, partant pour un voyage, met le plus volontiers dans sa poche. Aujourd’hui ce poëte serait Tennyson en Angleterre, et Alfred de Musset en France. Les deux publics diffèrent : par suite, leurs genres de vie, leurs lectures et leurs plaisirs. Essayons de les décrire ; on comprendra mieux les fleurs en voyant le jardin.
Vous voilà à Newhaven ou à Douvres, et vous courez sur les rails, en regardant autour de vous. Des deux côtés passent des maisons de campagne ; il y en a partout en Angleterre, au bord des lacs, sur le rivage des golfes, au sommet des collines, sur tous les points de vue pittoresques. Elles sont le séjour préféré ; Londres n’est qu’un rendez-vous d’affaires ; c’est à la campagne que les gens du monde vivent, s’amusent et reçoivent. Que cette maison est bien arrangée et jolie ! S’il s’est trouvé à côté quelque vieille bâtisse, abbaye ou château, on l’a gardée. L’édifice nouveau a été raccordé avec l’ancien ; même seul et moderne, il ne manque point de style ; les pignons, les meneaux, les grandes fenêtres, les tourelles nichées à tous les coins ont dans leur fraîcheur un air gothique. Ce cottage même, si modeste, bon pour des gens qui n’ont que trente mille livres de rentes, est agréable à voir avec ses toits pointus, son portique, ses briques brunes vernissées, toutes recouvertes de lierre. Sans doute la grandeur manque le plus souvent ; aujourd’hui les gens qui font l’opinion ne sont plus les grands seigneurs, mais les gentlemen riches, bien élevés et propriétaires ; c’est l’agrément qui les touche. Mais comme ils s’y entendent ! Il y a tout autour de la maison un gazon frais et soyeux comme du velours, qu’on passe au rouleau tous les matins. En face, des rhododendrons énormes font un bouquet éblouissant où murmurent des volées d’abeilles ; des guirlandes de fleurs exotiques rampent et tournoient sur l’herbe fine ; des chèvrefeuilles grimpent le long des arbres, les roses par centaines, penchées au bord des fenêtres, laissent tomber sur les allées la pluie de leurs pétales. Partout les beaux ormes, les ifs, les grands chênes, précieusement gardés, groupent leurs bouquets ou dressent leurs colonnes. Les arbres de l’Australie et de la Chine sont venus orner les massifs par l’élégance ou la singularité de leurs formes étrangères ; le copper beech étend sur la délicate verdure des prairies l’ombre de ses feuilles noirâtres à reflets de cuivre. Que la fraîcheur de cette verdure est délicieuse ! Comme elle étincelle, et comme elle regorge de fleurs champêtres lustrées par le soleil ! Que de soin, quelle propreté, comme tout est disposé, entretenu, épuré pour le bien-être des sens et pour le plaisir des yeux ! S’il y a une pente, on a ménagé des rigoles avec de petites îles au fond de la vallée, toutes peuplées par des touffes de roses ; des canards d’espèce choisie nagent dans les bassins, où les nénufars étalent leurs étoiles satinées. Il y a dans l’herbe de grands bœufs couchés, des moutons aussi blancs que s’ils sortaient du lavoir, toutes sortes de bestiaux heureux et modèles, capables de réjouir l’œil d’un amateur et d’un maître. Nous revenons à la maison, et avant d’entrer je regarde la perspective ; décidément ils ont le sentiment de la campagne ; comme on sera bien, à cette grande fenêtre du parloir, pour contempler le soleil couchant et le large treillis d’or qu’il étale à travers la futaie ! Et comme adroitement on a tourné la maison pour que le paysage paraisse encadré au loin entre les collines et de près entre les arbres ! Nous entrons. Que tout y est soigné et commode ! On y a prévu, devancé les moindres besoins ; il n’y a rien que de correct et de perfectionné ; on soupçonne tous les objets d’avoir eu le prix, ou du moins une mention à quelque Exposition d’industrie ; et le service vaut les objets ; la propreté n’est pas plus méticuleuse en Hollande ; proportion gardée, ils ont trois fois plus de valets que chez nous ; ce n’est pas trop pour les détails minutieux du service. La machine domestique fonctionne sans une interruption, sans un accroc, sans un heurt, chaque rouage à son moment et à sa place, et le bien-être qu’elle distille vient en rosée de miel tomber dans la bouche, aussi vérifié et aussi exquis que le sucre d’une raffinerie modèle lorsqu’il arrive dans son goulot.
Nous causons avec notre hôte. Nous découvrons bien vite que son esprit et son âme ont toujours été en équilibre. Au sortir du collége, il a trouvé sa voie toute faite ; il n’a point eu à se révolter contre l’Église, qui est à demi raisonnable, ni contre la Constitution, qui est noblement libérale ; la foi et la loi qu’on lui a offertes sont bonnes, utiles, morales, assez larges pour donner abri et emploi à toutes les diversités des esprits sincères. Il s’y est attaché, il les aime, il a reçu d’elles le système entier de ses idées pratiques et spéculatives ; il ne flotte point, il ne doute plus, il sait ce qu’il doit croire et ce qu’il doit faire. Il n’est point entraîné par des théories, engourdi par l’inertie, arrêté par les contradictions. Ailleurs la jeunesse est comme une eau qui croupit ou s’éparpille ; il y a ici un beau canal antique qui reçoit et dirige vers un but utile et certain tout le flot de son activité et de ses passions. Il agit, travaille et gouverne. Il est marié, il a des fermiers, il est magistrat municipal, il devient homme politique. Il améliore et régit sa paroisse, ses terres et sa famille. Il fonde des associations, il parle dans les meetings, il surveille des écoles, il rend la justice, il introduit des perfectionnements ; il use de ses lectures, de ses voyages, de ses liaisons, de sa fortune et de son rang pour conduire amicalement ses voisins et ses inférieurs vers quelque œuvre qui leur profite et qui profite au public. Il est puissant et il est respecté. Il a les plaisirs de l’amour-propre et les contentements de la conscience. Il sait qu’il a l’autorité et qu’il en use loyalement pour le bien d’autrui. Et ce bon état d’esprit est entretenu par une vie saine. Sans doute son esprit est cultivé et occupé ; il est instruit, il sait plusieurs langues, il a voyagé, il est curieux de tous les renseignements précis, il est tenu au courant par ses journaux de toutes les idées et de toutes les découvertes nouvelles. Mais en même temps il aime et pratique tous les exercices du corps. Il monte à cheval, il fait à pied de longues promenades, il chasse, il vogue en mer sur son yacht, il suit de près et par lui-même tous les détails de l’élevage et de la culture, il vit en plein air, il résiste à l’envahissement de la vie sédentaire, qui partout ailleurs conduit l’homme moderne aux agitations du cerveau, à l’affaiblissement des muscles et à l’excitation des nerfs. Voilà ce monde élégant et sensé, raffiné en fait de bien-être, réglé en fait de conduite, que ses goûts de dilettante et ses principes de moraliste renferment dans une sorte d’enceinte fleurie et empêchent de regarder ailleurs.
Y a-t-il un poëte qui, mieux que Tennyson, convienne à un pareil monde ? Sans être pédant, il est moral ; on peut le lire le soir en famille ; il n’est point révolté contre la société ni la vie ; il parle de Dieu et de l’âme, noblement, tendrement, sans parti pris ecclésiastique ; on n’a pas besoin de le maudire comme lord Byron ; il n’a point de paroles violentes et abruptes, de sentiments excessifs et scandaleux ; il ne pervertira personne. On ne sera point troublé en fermant le livre ; on pourra, en le quittant, écouter sans contraste la voix grave du maître de maison qui, devant les domestiques agenouillés, prononce la prière du soir. Et néanmoins, en le quittant, on garde aux lèvres un sourire de plaisir. Le voyageur, l’amateur d’archéologie s’est complu aux imitations du style et des sentiments étrangers et antiques. Le chasseur, l’amateur de la campagne a goûté les petites scènes rurales et les riches peintures de paysage. Les dames ont été charmées des portraits de femmes. Ils sont si exquis et si purs ! Il a posé sur ces belles joues des rougeurs si délicates ! Il a si bien peint l’expression changeante de ces yeux fiers ou candides ! Elles l’aiment, car elles sentent qu’il les aime. Bien plus, il les honore, et monte par sa noblesse jusqu’au niveau de leur pureté. Les jeunes filles pleurent en l’écoutant ; certainement quand, tout à l’heure, on lisait la légende d’Elaine ou d’Enide, on a vu des têtes blondes se courber sous les fleurs qui les parent, et des épaules blanches palpiter d’une émotion furtive. Et que cette émotion est fine ! Il n’a point enfoncé lourdement un pied rude dans la vérité et dans la passion. Il a glissé au plus haut des sentiments nobles et tendres ; il a recueilli dans toute la nature et dans toute l’histoire ce qu’il avait de plus élevé et de plus aimable. Il a choisi ses idées, il a ciselé ses paroles, il a égalé, par l’artifice, les réussites et la diversité de son style, les agréments et la perfection de l’élégance mondaine au milieu de laquelle nous le lisons. Sa poésie ressemble à quelqu’une de ces jardinières dorées et peintes où les fleurs nationales et les plantes exotiques emmêlent dans une harmonie savante leurs torsades et leurs chevelures, leurs grappes et leurs calices, leurs parfums et leurs couleurs. Elle semble faite exprès pour ces bourgeois opulents, cultivés, libres, héritiers de l’ancienne noblesse, chefs modernes d’une Angleterre nouvelle. Elle fait partie de leur luxe comme de leur morale ; elle est une confirmation éloquente de leurs principes et un meuble précieux de leur salon.
Nous revenons à Calais, et nous courons sur Paris, sans nous arrêter en route. Il y a bien sur la route des châteaux de nobles et des maisons de bourgeois riches. Mais ce n’est point parmi eux que nous trouverons, comme en Angleterre, le monde pensant, élégant, qui par la finesse de son goût et la supériorité de son esprit devient le guide de la nation et l’arbitre du beau. Il y a deux peuples en France : la province et Paris, l’un qui dîne, dort, bâille, écoute ; l’autre qui pense, ose, veille et parle ; le premier traîné par le second, comme un escargot par un papillon, tour à tour amusé et inquiété par les caprices et l’audace de son conducteur. C’est ce conducteur qu’il faut voir. Nous entrons ! Quel spectacle étrange ! C’est le soir, les rues flamboient, une poussière lumineuse enveloppe la foule affairée, bruissante, qui se presse, se coudoie, s’entasse et fourmille aux abords des théâtres, derrière les vitres des cafés. Avez-vous remarqué comme tous ces visages sont plissés, froncés ou pâlis, comme ces regards sont inquiets, comme ces gestes sont nerveux ? Une clarté violente tombe sur ces crânes qui reluisent ; la plupart sont chauves avant trente ans. Pour trouver du plaisir là, il faut qu’ils aient bien besoin d’excitation ; la poudre du boulevard vient imprégner la glace qu’ils mangent ; l’odeur du gaz et les émanations du pavé, la sueur laissée sur les murs fanés par la fièvre d’une journée parisienne, « l’air humain plein de râles immondes », voilà ce qu’ils viennent respirer de gaieté de cœur. Ils sont serrés autour de leurs petites tables de marbre, assiégés par la lumière crue, par les cris des garçons, par le brouhaha des conversations croisées, par le défilé monotone des promeneurs mornes, par le frôlement des filles attardées qui tournoient anxieusement dans l’ombre. Sans doute leur intérieur est déplaisant ; sans cela ils ne l’échangeraient pas contre ces divertissements de commis voyageurs. Nous montons quatre étages, nous trouvons un appartement verni, doré, paré d’ornements en stuc, de statues en plâtre, de meubles neufs en vieux chêne, avec toutes sortes de jolis brimborions sur les cheminées et sur les étagères. « Il représente bien », on peut y recevoir les amis envieux et les personnages en place. C’est une affiche, rien de plus ; on y est agréablement une demi-heure et puis c’est tout. Vous n’en ferez jamais qu’un lieu de passage ; il est bas, étriqué, incommode, loué pour un an, sali en six mois, bon pour étaler un luxe postiche. Toutes leurs jouissances sont factices et comme arrachées au passage ; il y a en elles quelque chose de malsain et d’irritant. Elles ressemblent à la cuisine de leurs restaurants, à l’éclat de leurs cafés, à la gaieté de leurs théâtres. Ils les veulent trop promptes, trop vives, trop multipliées. Ils ne les ont point cultivées avec patience et cueillies avec modération ; ils les ont fait pousser sur un terreau artificiel et échauffant ; ils les fourragent à la hâte. Ils sont raffinés et ils sont avides ; il leur faut chaque jour une provision de paroles colorées, d’anecdotes crues, de railleries mordantes, de vérités neuves, d’idées variées. Ils s’ennuient vite et ne peuvent souffrir l’ennui. Ils s’amusent de toutes leurs forces et trouvent qu’ils ne s’amusent guère. Ils exagèrent leur travail et leur dépense, leurs besoins et leurs efforts. L’accumulation des sensations et de la fatigue tend à l’excès leur machine nerveuse, et leur vernis de gaieté mondaine s’écaille vingt fois par jour pour laisser voir un fonds de souffrance et d’ardeur.
Mais qu’ils sont fins, et que leur esprit est libre ! Comme ce frottement incessant les a aiguisés ! Comme ils sont prompts à tout saisir et à tout comprendre ! Comme cette culture recherchée et multiple les a rendus propres à sentir et à goûter des tendresses et des tristesses inconnues à leurs pères, des sentiments profonds, bizarres et sublimes, qui jusqu’ici semblaient étrangers à leur race ! Cette grande ville est cosmopolite ; toutes les idées peuvent y naître ; nulle barrière n’y arrête les esprits ; le champ immense de la pensée s’ouvre devant eux sans route frayée ou prescrite. La pratique ne les gêne ni ne les guide ; un gouvernement et une Église officielle sont là pour les décharger du soin de mener la nation ; on subit les deux puissances comme on subit le bedeau et le sergent de ville, avec patience et railleries ; on ne les regarde qu’à la façon d’un spectacle. En somme, le monde n’apparaît ici que comme une pièce de théâtre, matière à critique et à raisonnements. Et croyez que la critique et les raisonnements se donnent carrière. Un Anglais qui entre dans la vie trouve sur toutes les grandes questions des réponses faites. Un Français qui entre dans la vie ne trouve sur toutes les grandes questions que des doutes proposés. Il faut, dans ce conflit des opinions, qu’il se fasse sa foi lui-même, et, la plupart du temps, ne le pouvant pas, il reste ouvert à toutes les incertitudes, partant à toutes les curiosités et aussi à toutes les angoisses. Dans ce vide, qui est comme une vaste mer, les rêves, les théories, les fantaisies, les convoitises déréglées, poétiques et maladives, s’amassent et se chassent les unes les autres comme des nuages. Si dans ce tumulte de formes mouvantes on cherche quelque œuvre solide qui prépare une assiette aux opinions futures, on ne trouve que les lentes bâtisses des sciences, qui çà et là, obscurément, comme des polypes sous-marins, construisent en coraux imperceptibles la base où s’appuieront les croyances du genre humain.
Voilà le monde pour lequel Alfred de Musset écrivait ; c’est dans ce Paris qu’il faut le lire. Le lire ? Nous le savons tous par cœur. Il est mort, et il nous semble que tous les jours nous l’entendons parler. Une causerie d’artistes qui plaisantent dans un atelier, une belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche matinée riante dans les bois de Fontainebleau, il n’y a rien qui ne nous le rende présent et comme vivant une seconde fois. Y eut-il jamais accent plus vibrant et plus vrai ? Celui-là au moins n’a jamais menti. Il n’a dit que ce qu’il sentait, et il l’a dit comme il le sentait. Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le monde. On ne l’a point admiré, on l’a aimé ; c’était plus qu’un poëte, c’était un homme. Chacun retrouvait en lui ses propres sentiments, les plus fugitifs, les plus intimes ; il s’abandonnait, il se donnait, il avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire une civilisation vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé « de cette chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, qui couvre tout de son ombre, horizons et chemins ! » Avec quelle fougue a-t-il lancé et entre-choqué l’amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les impétueuses passions qui montent avec les ondées d’un sang vierge du plus profond d’un jeune cœur ! Quelqu’un les a-t-il plus ressenties ? Il en a été trop plein, il s’y est livré, il s’en est enivré. Il s’est lâché à travers la vie comme un cheval de race cabré dans la campagne, que l’odeur des plantes et la magnifique nouveauté du vaste ciel précipitent à pleine poitrine dans des courses folles qui brisent tout et vont le briser. Il a trop demandé aux choses ; il a voulu d’un trait, âprement et avidement, savourer toute la vie ; il ne l’a point cueillie, il ne l’a point goûtée ; il l’a arrachée comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue ; et il est resté les mains salies, aussi altéré que devant1545. Alors ont éclaté ces sanglots qui ont retenti dans tous les cœurs. Quoi ! si jeune et déjà si las ! Tant de dons précieux, un esprit si fin, un tact si délicat, une fantaisie si mobile et si riche, une gloire si précoce, un si soudain épanouissement de beauté et de génie, et au même instant les angoisses, le dégoût, les larmes et les cris ! Quel mélange ! Du même geste il adore et il maudit. L’éternelle illusion, l’invincible expérience sont en lui côte à côte pour se combattre et le déchirer. Il est devenu vieillard, et il est demeuré jeune homme ; il est poëte, et il est sceptique. La Muse et sa beauté pacifique, la Nature et sa fraîcheur immortelle, l’Amour et son bienheureux sourire, tout l’essaim de visions divines passe à peine devant ses yeux, qu’on voit accourir parmi les malédictions et les sarcasmes tous les spectres de la débauche et de la mort. Comme un homme, au milieu d’une fête, qui boit dans une coupe ciselée, debout, à la première place, parmi les applaudissements et les fanfares, les yeux riants, la joie au fond du cœur, échauffé et vivifié par le vin généreux qui descend dans sa poitrine, et que subitement on voit pâlir ; il y avait du poison au fond de la coupe ; il tombe et râle ; ses pieds convulsifs battent les tapis de soie, et tous les convives effarés regardent. Voilà ce que nous avons senti le jour où le plus aimé, le plus brillant d’entre nous, a tout d’un coup palpité d’une atteinte invisible, et s’est abattu avec un hoquet funèbre parmi les splendeurs et les gaietés menteuses de notre banquet.
Eh bien ! tel que le voilà, nous l’aimons toujours : nous n’en pouvons écouter un autre ; tous à côté de lui nous semblent froids ou menteurs. Nous sortons à minuit de ce théâtre où il écoutait la Malibran, et nous entrons dans cette lugubre rue des Moulins où, sur un lit payé, son Rolla est venu dormir et mourir. Les lanternes jettent des reflets vacillants sur les pavés qui glissent. Des ombres inquiètes avancent hors des portes et traînent leur robe de soie fripée à la rencontre des passants. Les fenêtres sont fermées ; une lumière çà et là perce à travers un volet mal clos et montre un dahlia mort sur le rebord d’une croisée. Demain un orgue ambulant grincera devant ces vitres, et les nuages blafards laisseront leurs suintements sur ces murs salis. Quoi ! c’est de cet ignoble lieu qu’est sorti le plus passionné des poèmes ! ce sont ces laideurs et ces vulgarités de bouge et d’hôtel garni qui ont fait ruisseler cette divine éloquence ! ce sont elles qui en cet instant ont ramassé dans ce cœur meurtri toutes les magnificences de la nature et de l’histoire pour les faire jaillir en gerbe étincelante et reluire sous le plus ardent soleil de poésie qui fut jamais ! La pitié vient, on pense à cet autre poëte qui, là-bas, dans l’île de Wight, s’amuse à refaire des épopées perdues. Qu’il est heureux parmi ses beaux livres, ses amis, ses chèvrefeuilles et ses roses ! N’importe. Celui-ci, à cet endroit même, dans cette fange et dans cette misère, est monté plus haut. Du haut de son doute et de son désespoir, il a vu l’infini comme on voit la mer du haut d’un cap battu par les orages. Les religions, leur gloire et leur ruine, le genre humain, ses douleurs et sa destinée, tout ce qu’il y a de sublime au monde lui est alors apparu dans un éclair. Il a senti, au moins cette fois dans sa vie, cette tempête intérieure de sensations profondes, de rêves gigantesques et de voluptés intenses dont le désir l’a fait vivre et dont le manque l’a fait mourir. Il n’a pas été un simple dilettante ; il ne s’est pas contenté de goûter et de jouir ; il a imprimé sa marque dans la pensée humaine ; il a dit au monde ce que c’est que l’homme, l’amour, la vérité, le bonheur. Il a souffert, mais il a inventé ; il a défailli, mais il a produit. Il a arraché avec désespoir de ses entrailles l’idée qu’il avait conçue, et l’a montrée aux yeux de tous sanglante, mais vivante. Cela est plus difficile et plus beau que d’aller caresser et contempler les idées des autres. Il n’y a au monde qu’une œuvre digne d’un homme, l’enfantement d’une vérité à laquelle on se livre et à laquelle on croit. Le monde qui a écouté Tennyson vaut mieux que notre aristocratie de bourgeois et de bohèmes ; mais j’aime mieux Alfred de Musset que Tennyson.