(1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 11-15754
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(1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 11-15754

Du Marsais

Articles de l’Encyclopédie

Compilation établie à partir de l’édition numérisée de l’ARTFL

A

A, a & a s.m. (ordre Encyclopéd. Entend. Science de l’homme, Logique, Art de communiquer, Gramm.) caractere ou figure de la premiere lettre de l’Alphabet, en latin, en françois, & en presque toutes les Langues de l’Europe.

On peut considérer ce caractere, ou comme lettre, ou comme mot.

I. A, en tant que lettre, est le signe du son a, qui de tous les sons de la voix est le plus facile à prononcer. Il ne faut qu’ouvrir la bouche & pousser l’air des poumons :

On dit que l’a vient de l’aleph des Hébreux : mais l’a en tant que son ne vient que de la conformation des organes de la parole ; & le caractere ou figure dont nous nous servons pour représenter ce son, nous vient de l’alpha des Grecs. Les Latins & les autres Peuples de l’Europe ont imité les Grecs dans la forme qu’ils ont donnée à cette lettre. Selon les Grammaires Hébraïques, & la Grammaire générale de P. R. p. 12. l’aleph ne sert (aujourd’hui) que pour l’écriture, & n’a aucun son que celui de là voyelle qui lui est jointe. Cela fait voir que la prononciation des lettres est sujette à variation dans les Langues mortes, comme elle l’est dans les Langues vivantes. Car il est constant, selon M. Masclef & le P. Houbigan, que l’aleph se prononçoit autrefois comme notre a ; ce qu’ils prouvent surtout par le passage d’Eusebe, Prep. Ev. L. X. c. vj. oû ce P. soûtient que les Grecs ont pris leurs lettres des Hébreux. Id ex Groecâ singulorum elementorum appellatione quivis intelligit. Quid enim aleph ab alpha magnopere differt ? Quid autem vel betha a beth ? &c.

Quelques Auteurs (Covaruvias) disent, que lorsque les enfans viennent au monde, les mâles font entendre le son de l’a, qui est la premiere voyelle de mas, & les filles le son de l’e, premiere voyelle de semina : mais c’est une imagination sans fondement. Quand les enfans viennent au monde, & que pour la premiere fois ils poussent l’air des poumons, on entend le son de différentes voyelles, selon qu’ils ouvrent plus ou moins la bouche.

On dit un grand A, un petit a : ainsi a est du genre masculin, comme les autres voyelles de notre Alphabet.

Le son de l’a, aussi bien que celui de l’e, est long en certains mots, & bref en d’autres : a est long dans grâce, & bref dans place. Il est long dans tâche quand ce mot signifie un ouvrage qu’on donne à faire ; & il est bref dans tache, macula, souillure. Il est long dans mâtin, gros chien ; & bref dans matin, premiere partie du jour. Voyez l’excellent Traité de la Prosodie de M. l’Abbé d’Olivet.

Les Romains, pour marquer l’a long, l’écrivirent d’abord double, Aala pour Ala ; c’est ainsi qu’on trouve dans nos anciens Auteurs François aage, &c. Ensuite ils insérerent un h entre les deux a, Ahala. Enfin ils mettoient quelquefois le signe de la syllabe longue, ala.

On met aujourd’hui un accent circonflexe sur l’a long, au lieu de l’s qu’on écrivoit autrefois après cet a : ainsi au lieu d’écrire mastin, blasme, asne, &c. on écrit mâtin, blâme, âne. Mais il ne faut pas croire avec la plûpart des Grammairiens, que nos Peres n’écrivoient cette s après l’a, ou après toute autre voyelle, que pour marquer que cette voyelle étoit longue ; ils écrivoient cette s, parce qu’ils la prononçoient, & cette prononciation est encore en usage dans nos Provinces méridionales, où l’on prononce mastin, testo, besti, &c.

On ne met point d’accent sur l’a bref ou commun.

L’a chez les Romains étoit appellé lettre salutaire : littera salutaris. Cic. Attic. ix. 7. parce que lorsqu’il s’agissoit d’absoudre ou de condamner un accusé, les Juges avoient deux tablettes, sur l’une desquelles ils écrivoient l’a, qui est la premiere lettre d’absolvo, & sur l’autre ils écrivoient le c, premiere lettre de condemno. Voyez A, signe d’absolution ou de condamnation. Et l’accusé étoit absous ou condamné, selon que le nombre de l’une de ces lettres l’emportoit sur le nombre de l’autre.

On a fait quelques usages de cette lettre qu’il est utile d’observer.

1. L’a chez les Grecs étoit une lettre numérale qui marquoit un. Voyez A, lettre numérale.

2. Parmi nous les Villes où l’on bat monnoie, ont chacune pour marque une lettre de l’alphabet : cette lettre se voit au revers de la pièce de monnoie au-dessous des Armes du Roi. A est la marque de la monnoie de Paris. Voyez A numismatique.

3. On dit de quelqu’un qui n’a rien fait, rien écrit, qu’il n’a pas fait une panse d’a. Panse, qui veut dire ventre, signifie ici la partie de la lettre qui avance ; il n’a pas fait la moitié d’une lettre.

A

A, mot, est 1. la troisieme personne du présent de l’indicatif du verbe avoir. Il a de l’argent, il a peur, il a honte, il a envie, & avec le supin des verbes, elle a aimé, elle a vu, à l’imitation des Latins, habeo persuasum. V. Supin . Nos peres écrivoient cet a avec une h ; il ha, d’habet. On ne met aucun accent sur a verbe.

Dans cette façon de parler il y a, a est verbe. Cette façon de parler est une de ces expressions figurées, qui se sont introduites par imitation, par abus, ou catachrese. On a dit au propre, Pierre a de l’argent, il a de l’esprit ; & par imitation on a dit, il y a de l’argens dans la bourse, il y a de l’esprit dans ces vers. Il, est alors un terme abstrait & général comme ce, on. Ce sont des termes métaphysiques formés à l’imitation des mots qui marquent des objets réels. L’y vient de l’ibi des Latins, & a la même signification. Ihi, y, c’est-à-dire là, ici, dans le point dont il s’agit. Il y a des hommes qui, &c. Il, c’est-à-dire, l’être métaphysique, l’être imaginé ou d’imitation, a dans le point dont il s’agit des hommes qui, &c. Dans les autres Langues on dit plus simplement, des hommes sont, qui, &c.

C’est aussi par imitation que l’on dit, la raison a des bornes. Notre Langue n’a point de cas, la Logique a quatre parties, &c.

2. A, comme mot, est aussi une préposition, & alors on doit le marquer avec un accent grave à.

A

A, préposition vient du latin à, à dextris, à sinistris, à droite, à gauche. Plus souvent encore notre à vient de la préposition latine ad, loqui ad, parler à. On trouve aussi dicere ad. Cic. It lucrum ad me, (Plaute) le profit en vient à moi. Sinite parvulos venire ad me, laissez venir ces enfans à moi.

Observez que a mot, n’est jamais que ou la troisieme personne du présent de l’indicatis du verbe avoir, ou une simple préposition. Ainsi à n’est jamais adverbe, comme quelques Grammairiens l’ont cru, quoiqu il entre dans plusieurs façons de parler adverbiales. Car l’adverbe n’a pas besoin d’être suivi d’un autre mot qui le détermine, ou, comme disent communément les Grammairiens, l’adverbe n’a jamais de régime ; parce que l’adverbe renferme en soi la préposition & le nom : prudemment, avec prudence. (V. Adverbe) au lieu que la préposition a toûjours un régime, c’est-à-dire, qu’elle est toujours suivie d’un autre mot, qui détermine la relation ou l’espece de rapport que la préposition indique. Ainsi la préposition à peut bien entrer, comme toutes les autres prépositions, dans des façons de parler adverbiales : mais comme elle est toûjours suivie de son complément, ou, comme on dit, de son régime, elle ne peut jamais être adverbe.

A n’est pas non plus une simple particule qui marque le datif ; parce qu’en françois nous n’avons ni déclinaison, ni cas, ni par conséquent de datif. V. Cas . Le rapport que les Latins marquoient par la terminaison du datif, nous l’indiquons par la préposition à. C’est ainsi que les Latins mêmes se sont servis de la préposition ad, quod attinet ad me. Cic. Accedit ad, referre ad aliquem, & alicui. Ils disoient aussi également loqui ad aliquem, & loqui alicui, parler à quelqu’un, &c.

A l’égard des différens usages de la préposition à, il faut observer 1. que toute préposition est entre deux termes, qu’elle lie & qu’elle met en rapport.

2. Que ce rapport est souvent marqué par la signification propre de la préposition même, comme avec, dans, sur, &c.

3. Mais que souvent aussi les prépositions, surtout à, de ou du, outre le rapport qu’elles indiquent quand elles sont prises dans leur sens primitif & propre, ne sont ensuite par figure & par extension, que de simples prépositions unitives ou indicatives, qui ne font que mettre deux mots en rapport ; ensorte qu’alors c’est à l’esprit même à remarquer la sorte de rapport qu’il y a entre les deux termes de la relation unis entre-eux par la préposition : par exemple, approchez-vous du feu : du, lie feu avec approchez-vous, & l’esprit observe ensuite un rapport d’approximation, que du ne marque pas. Eloignez-vous du feu ; du, lie feu avec éloignez-vous, & l’esprit observe-là un rapport d’éloignement. Vous voyez que la même préposition sert à marquer des rapports opposés. On dit de même donner à & ôter à. Ainsi ces sortes de rapports different autant que les mots different entre-eux.

Je crois donc que lorsque les prépositions ne sont, ou ne paroissent pas prises dans le sens propre de leur premiere destination, & que par conséquent elles n’indiquent pas par elles-mêmes la sorte de rapport particulier que celui qui parle veut faire entendre ; alors c’est à celui qui écoute ou qui lit, à reconnoître la sorte de rapport qui se trouve entre les mots liés par la préposition simplement unitive & indicative.

Cependant quelques Grammairiens ont mieux aimé épuiser la Métaphysique la plus recherchée, & si je l’ose dire, la plus inutile & la plus vaine, que d’abandonner le Lecteur au discernement que lui donne la connoissance & l’usage de sa propre Langue. Rapport de cause, rapport d’effet, d’instrument, de situation, d’époque, table à pieds de biche, c’est-là un rapport de forme, dit M. l’Abbé Girard, tom. II. p. 199. Bassin à barbe, rapport de service, (id. ib.) Pierre à feu, rapport de propriété productive, (id. ib.) &c. La préposition à n’est point destinée à marquer par elle-même un rapport de propriété productive, ou de service, ou de forme, &c. quoique ces rapports se trouvent entre les mots liés par la préposition à. D’ailleurs, les mêmes rapports sont souvent indiqués par des prépositions différentes, & souvent des rapports opposés sont indiqués par la même préposition.

Il me paroit donc que l’on doit d’abord observer la premiere & principale destination d’une préposition. Par exemple : la principale destination de la préposition à, est de marquer la relation d’une chose à une autre, comme, le terme où l’on va, ou à quoi ce qu’on fait se termine, le but, la sin, l’attribution, le pourquoi. Aller à Rome, préter de l’argent à usure, à gros intérét. Donner quelque chose à quelqu’un, &c. Les autres usages de cette préposition reviennent ensuite à ceux-là par catachrese, abus, extension, ou imitation : mais il est bon de remarquer quelques-uns de ces usages, afin d’avoir des exemples qui puissent servir de regle, & aider à décider les doutes par analogie & par imitation. On dit donc :

Après un nom substantif .

Air à chanter. Billet à ordre, c’est-à-dire, payable à ordre. Chaise à deux. Doute à éclaircir. Entreprise à exécuter. Femme à la hotte ? (au vocatif). Grenier à sel. Habit à la mode. Instrument à vent. Lettre de change à vûe, à dix jours de vûe. Matiere à procès. Nez à lunette. OEufs à la coque. Plaine à perte de vûe. Question à juger. Route à gauche. Vache à lait.

A après un adjectif

Agréable à la vûe. Bon à prendre & à laisser. Contraire à la santé. Délicieux à manger. Facile à faire.

Observez qu’on dit : Il est facile de faire cela.

Quand on le veut il est facile
De s’assûrer un repos plein d’appas.
Quinault.

La raison de cette différence est que dans le dernier exemple de n’a pas rapport à facile, mais à il ; il, hoc, cela, à savoir de faire, &c. est facile, est une chose facile. Ainsi, il, de s’assûrer un repos plein d’appas, est le sujet de la proposition, & est facile en est l’attribut.

Qu’il est doux de trouver dans un amant qu’on aime
Un époux que l’on doit aimer !
(Idem.)

Il, à savoir, de trouver un époux dans un amant, &c. est doux, est une chose douce. (V. Proposition ).

Il est gauche à tout ce qu’il fait. Heureux à la guerre. Habile à dessiner, à écrire. Payable a ordre. Pareil à, &c. Propre à, &c. Semblable à, &c. Utile à la santé.

Après un verbe .

S’abandonner à ses passions. S’amuser à des bagatelles. Applaudir à quelqu’un. Aimer à boire, à faire du bien. Les hommes n’aiment point à admirer les autres ; ils cherchent eux-mêmes à être goûtés & à être applaudis. La Bruyere. Aller à cheval, à califourchon, c’est-à-dire, jambe deçà, jambe delà. S’appliquer à, &c. S’attacher à, &c. Blesser a, il a été blessé à la jambe. Crier à l’aide, au feu, au secours. Conseiller quelque chose à quelqu’un. Donner à boire à quelqu’un. Demander à boire. Etre à. Il est à écrire, à jouer. Il est à jeun. Il est à Rome. Il est à cent lieues. Il est long-tems à venir. Cela est à faire, à taire, à publier, à payer. C’est à vous à mettre le prix à votre marchandise. J’ai fait cela à votre considération, à votre intention. Il faut des livres à votre fils. Joüer à Colin Maillard, joüer à l’ombre, aux échecs. Garder à vûe. La dépense se monte à cent écus, & la recette à, &c. Monter à cheval. Payer à quelqu’un. Payer à vûe, à jour marqué. Persuader à. Préter à. Puiser à la source. Prendre garde à soi. Prendre à gauche. Ils vont un à un, deux à deux, trois à trois. Voyons à qui l’aura, c’est-à-dire, voyons à ceci, (attendamus ad hoc nempe) à savoir qui l’aura.

A avant une autre Préposition .

A se trouve quelquefois avant la préposition de comme en ces exemples.

Peut-on ne pas céder à de si puissans charmes ?
Et peut-on refuser son coeur
A de beaux yeux qui le demandent ?

Je crois qu’en ces occasions il y a une ellipse synthétique. L’esprit est occupé des charmes particuliers qui l’ont frappé ; & il met ces charmes au rang des charmes puissans, dont on ne sauroit se garantir. Peut-on ne pas céder à ces charmes qui sont du nombre des charmes si puissans, &c. Peut-on ne pas céder à l’attrait, au pouvoir de si puissans charmes ? Peut-on refuser son coeur à ces yeux, qui sont de la classe des beaux yeux. L’usage abrege ensuite l’expression, & introduit des façons de parler particulieres auxquelles on doit se conformer, & qui ne détruisent pas les regles.

Ainsi, je crois que de ou des sont toûjours des prépositions extractives, & que quand on dit des Savans soûtiennent, des hommes m’ont dit, &c. des Savans, des hommes, ne sont pas au nominatif. Et de même quand on dit, j’ai vû des hommes, j’ai vû des femmes, &c. des hommes, des femmes, ne sont pas à l’accusatif ; car, si l’on veut bien y prendre garde, on reconnoîtra que ex hominibus, ex mulieribus, &c. ne peuvent être ni le sujet de la proposition, ni le terme de l’action du verbe ; & que celui qui parle veut dire, que quelques-uns des Savans soûtiennent, &c. quelques-uns des hommes, quelques-unes des femmes, disent, &c.

A après des adverbes .

On ne se sert de la préposition à après un adverbe, que lorsque l’adverbe marque relation. Alors l’adverbe exprime la sorte de relation, & la préposition indique le corrélatif. Ainsi, on dit conformément à. On a jugé conformément à l’Ordonnance de 1667. On dit aussi relativement à.

D’ailleurs l’adverbe ne marquant qu’une circonstance absolue & déterminée de l’action, n’est pas suivi de la préposition à.

A en des façons de parler adverbiales, & en celles qui sont équivalentes à des prépositions Latines, ou de quelqu’autre Langue.

A jamais, à toûjours. A l’encontre. Tour à tour. Pas à pas. Vis-à-vis. A pleines mains. A fur & à mesure. A la fin, tandem, aliquando, C’est-à-dire, nempe, scilicet. Suivre à la piste. Faire le diable à quatre. Se faire tenir à quatre. A cause, qu’on rend en latin par la proposition propter. A raison de. Jusqu’à, ou jusques à. Au-delà. Au-dessus. Au-dessous. A quoi bon, quorsùm. A la vûe, à la présence, ou en présence, coram.

Telles sont les principales occasions où l’usage a consacré la préposition à. Les exemples que nous venons de rapporter, serviront à décider par analogie les difficultés que l’on pourroit avoir sur cette préposition.

Au reste la préposition au est la même que la préposition à. La seule différence qu’il y a entre l’une & l’autre, c’est que à est un mot simple, & que au est un mot composé.

Ainsi il faut considérer la préposition à en deux états différens.

I. Dans son état simple : 1°. Rendez à César ce qui appartient à Céfar ; 2°. se prêter à l’exemple ; 3°. se rendre à la raison. Dans le premier exemple à est devant un nom sans article. Dans le second exemple à est suivi de l’article masculin, parce que le mot commence par une voyelle : à l’exemple, à l’esprit, à l’amour. Enfin dans le dernier, la préposition à précede l’article féminin, à la raison, à l’autorité.

II. Hors de ces trois cas, la préposition à devient un mot composé par sa jonction avec l’article le ou avec l’article pluriel les. L’article le à cause du son sourd de l’e muet a amené au, de sorte qu’au lieu de dire à le nous disons au, si le nom ne commence pas par une voyelle. S’adonner au bien ; & au pluriel au lieu de dire à les, nous changeons l en u, ce qui arrive souvent dans notre Langue, & nous disons aux, soit que le nom commence par une voyelle ou par une consonne : aux hommes, aux femmes, &c. ainsi au est autant que à le, & aux que à les.

A est aussi une préposition inséparable qui entre dans la composition des mots ; donner, s’adonner, porter, apporter, mener, amener, &c. ce qui sert ou à l’énergie, ou à marquer d’autres points de vûe ajoûtés à la premiere signification du mot.

Il faut encore observer qu’en Grec à marque

1. Privation, & alors on l’appelle alpha privatif, ce que les Latins ont quelquefois imité, comme dans amens qui est compose de mens, entendement, intelligence, & de l’alpha privatif. Nous avons conservé plusieurs mots où se trouve l’alpha privatif, comme amazone, asyle, abysme, &c. l’alpha privatif vient de la préposition ἄτερ, sine, sans.

2. A en composition marque augmentation, & alors il vient de ἄγαν, beaucoup.

3. A avec un accent circonflexe & un esprit doux marque admiration, desir, surprise, comme notre ah ! ou ha ! vox quiritantis, optantis, admirantis, dit Robertson. Ces divers usages de l’a en Grec ont donné lieu à ce vers des Racines Greques

A fait un, prive, augmente, admire.

En terme de Grammaire, & sur-tout de Grammaire Greque, on appelle a pur un a qui seul fait une syllabe comme en φιλία, amicitia. (F)

ABECEDAIRE

ABECEDAIRE, adjectif dérivé du nom des quatre premieres Lettres de l’Alphabeth A, B, C, D ; il se dit des ouvrages & des personnes. M. Dumas, Inventeur du Bureau typographique, a fait des Livres abécédaires fort utiles, c’est-à-dire, des Livres qui traitent des Lettres par rapport à la lecture, & qui apprennent à lire avec facilité & correctement.

Abécédaire et alphabétique

Abécédaire est différent d’Alphabéthique. Abécédaire a rapport au fond de la chose, au lieu qu’Alphabétique se dit par rapport à l’ordre. Les Dictionnaires sont disposés selon l’ordre alphabétique, & ne sont pas pour cela des ouvrages abécédaires.

Il y a en Hébreu des Pseaumes, des Lamentations, & des Cantiques, dont les versets sont distribués par ordre alphabétique : mais je ne crois pas qu’on doive pour cela les appeller des ouvrages  : abécédaires.

Abécédaire, personne

Abécédaire se dit aussi d’une personne qui n’est encore qu’à l’A, B, C, C’est un Docteur abécédaire, c’est-à-dire qui commence, qui n’est pas encore bien savant. On appelle aussi Abécédaires les personnes qui montrent à lire. Ce mot n’est pas fort usité. (F)

ABLATIF

ABLATIF, s. m. terme de Grammaire. C’est le sixieme cas des noms Latins. Ce cas est ainsi appellé du Latin ablatus, ôté, parce qu’on donne la terminaison de ce cas aux noms Latins qui sont le complément des prépositions à, absque, de, ex, sine, qui marquent extraction ou transport d’une chose à une autre : ablatus à me, ôté de moi ; ce qui ne veut pas dire qu’on ne doive mettre un nom à l’ablatif que lorsqu’il y a extraction ou transport ; car on met aussi à l’ablatif un nom qui détermine d’autres prépositions, comme clam, pro, proe, &c mais il faut observer que ces sortes de dénominations se tirent de l’usage le plus fréquent, ou même de quelqu’un des usages. C’est ainsi que Priscien, frappé de l’un des usages de ce cas, l’appelle cas comparatif ; parce qu’en effet on met à l’ablatif l’un des correlatifs de la comparaison : Paulus est doctior Petro ; Paul est plus savant que Pierre. Varron l’appelle cas latin, parce qu’il est propre à la Langue Latine. Les Grecs n’ont point de terminaison particuliere pour marquer l’ablatif : c’est le génitif qui en fait la fonction ; & c’est pour cela que l’on trouve souvent en Latin le génitif à la maniere des Grecs, au lieu de l’ablatif latin.

Il n’y a point d’ablatif en François, ni dans les autres Langues vulgaires, parce que dans ces Langues les noms n’ont point de cas. Les rapports ou vûes de l’esprit que les Latins marquoient par les différentes inflexions ou terminaisons d’un même mot, nous les marquons, ou par la place du mot, ou par le secours des prépositions. Ainsi, quand nos Grammairiens disent qu’un nom est à l’ablatif, ils ne le disent que par analogie à la Langue latine ; je veux dire, par l’habitude qu’ils ont prise dans leur jeunesse à mettre du françois en latin, & à chercher en quel cas Latin ils mettront un tel mot François : par exemple, si l’on vouloit rendre en latin ces deux phrases, la grandeur de Paris, & je viens de Paris, de Paris seroit exprimé par le génitif dans la premiere phrase ; au lieu qu’il seroit mis à l’ablatif dans la seconde. Mais comme en françois l’effet que les terminaisons latines produisent dans l’esprit y est excité d’une autre maniere que par les terminaisons, il ne faut pas donner à la maniere françoise les noms de la maniere latine. Je dirai donc qu’en Latin amplitudo, ou vastitas Lutetioe, est au génitif ; Lutetia, Lutetioe, c’est le même mot avec une inflexion différente : Lutetioe est dans un cas oblique qu’on appelle génitif, dont l’usage est de déterminer le nom auquel il se rapporte d’en restraindre l’extension, d’en faire une application particuliere. Lumen solis, le génitif solis détermine lumen. Je ne parle, ni de la lumiere en général, ni de la lumiere de la lune, ni de celle des étoiles, &c. je parle de la lumiere du soleil. Dans la phrase françoise la grandeur de Paris, Paris ne change point de terminaison ; mais Paris est lié à grandeur par la préposition de, & ces deux mots ensemble déterminent grandeur ; c’est-à-dire, qu’ils font connoître de quelle grandeur particuliere on veut parler : c’est de la grandeur de Paris.

Dans la seconde phrase, je viens de Paris, de lie Paris à je viens, & sert à désigner le lieu d’où je viens.

L’Ablatif a été introduit après le datif pour plus grande netteté.

Sanctius, Vossius, la Méthode de Port-Royal, & les Grammairiens les plus habiles, soûtiennent que l’ablatif est le cas de quelqu’une des prépositions qui se construisent avec l’ablatif ; en sorte qu’il n’y a jamais d’ablatif qui ne suppose quelqu’une de ces prépositions exprimée ou sousentendue.

Ablatif absolu

Ablatif absolu. Par Ablatif absolu les Grammairiens entendent un incise qui se trouve en Latin dans une période, pour y marquer quelque circonstance ou de tems ou de maniere, &c. & qui est énoncé simplement par l’ablatif : par exemple, imperante Coesare Augusta, Christus natus est : Jesus-Christ est venu au monde sous le regne d’Auguste. Coesar deleto hostium exercitu, &c. César après avoir défait l’armée de ses ennemis, &c. imperante Coesare Augusto, deleto exercitu, sont des ablatifs qu’on appelle communément absolus, parce qu’ils ne paroissent pas être le régime d’aucun autre mot de la proposition. Mais on ne doit se servir du terme d’absolu, que pour marquer ce qui est indépendant, & sans relation à un autre : or dans tous les exemples que l’on donne de l’ablatif absolu, il est évident que cet ablatif a une relation de raison avec les autres mots de la phrase, & que sans cette relation il y seroit hors d’oeuvre, & pourroit être supprimé.

D’ailleurs, il ne peut y avoir que la premiere dénomination du nom qui puisse être prise absolument & directement ; les autres cas reçoivent une nouvelle modification ; & c’est pour cela qu’ils sont appellés cas obliques. Or il faut qu’il y ait une raison de cette nouvelle modification ou changement de terminaison ; car tout ce qui change, change par autrui ; c’est un axiome incontestable en bonne Métaphysique : un nom ne change la terminaison de sa premiere dénomination, que parce que l’esprit y ajoûte un nouveau rapport, une nouvelle vûe. Quelle est cette vûe ou rapport qu’un tel ablatif désigne ? est-ce le tems, ou la maniere, ou le prix, ou l’instrument, ou la cause, &c. Vous trouverez toûjours que ce rapport sera quelqu’une de ces vûes de l’esprit qui sont d’abord énoncées indéfiniment par une préposition, & qui sont ensuite déterminées par le nom qui se rapporte à la préposition : ce nom en fait l’application ; il en est le complément.

Ainsi l’ablatif, comme tous les autres cas, nous donne par la nomenclature l’idée de la chose que le mot signifie ; tempore, tems ; fuste, bâton ; manu, main ; patre, pere, &c. mais de plus, nous connoissons par la terminaison de l’ablatif, que ce n’est pas là la premiere dénomination de ces mots ; qu’ainsi ils ne sont pas le sujet de la proposition, puisqu’ils sont dans un cas oblique : or la vûe de l’esprit qui a fait mettre le mot dans ce cas oblique, est ou exprimée par une préposition, ou indiquée si clairement par le sens des autres mots de la phrase, que l’esprit apperçoit aisément la préposition qu’on doit suppléer, quand on veut rendre raison de la construction. Ainsi observez :

1. Qu’il n’y a point d’ablatif qui ne suppose une préposition exprimée ou sousentendue.

2. Que dans la construction élégante on supprime souvent la préposition, lorsque les autres mots de la phrase font entendre aisément quelle est la préposition qui est sousentendue ; comme imperante Coesare Augusto, Christus natus est : on voit aisément le rapport de tems, & l’on sousentend sub.

3. Que lorsqu’il s’agit de donner raison de la construction, comme dans les versions interlinéaires, qui ne sont faites que dans cette vûe, on doit exprimer la préposition qui est sousentendue dans le texte élégant de l’Auteur dont on fait la construction.

4. Que les meilleurs Auteurs Latins, tant Poëtes qu’Orateurs, ont souvent exprimé les prépositions que les Maîtres vulgaires ne veulent pas qu’on exprime, même lorsqu’il ne s’agit que de rendre raison de la construction : en voici quelques exemples.

Soepe ego correxi sub te censore libellos. Ov. de Ponto, IV. Ep. xij. v. 25. J’ai souvent corrigé mes ouvrages sur votre critique. Marco sub judice palles. Perse, Sat, v. Quos decet esse hominum, tali sub Principe mores. Mart. L. I. Florent sub Coesare leges. Ov. II. Fast. v. 141. Vacare à negotiis. Phaed. L. III. Prol. v. 2. Purgare à foliis. Cato, de Re rusticâ, 66. De injuriâ queri. Caesar. Super re queri. Horat. Uti de aliquo. Cic. Uti de victoriâ. Servius. Nolo me in tempore hoc videat senex. Ter. And. Act. IV. v. ult. Artes, excitationesque virtutum in omni oetate cultoe, mirificos afferunt fructus. Cic. de Senect. n. 9. Doctrina nulli tanta in illo tempore. Auson. Burd. Prof. v. [non reproduit]15. Omni de parte timendos. Ov. de Ponto, L. IV. Ep. xij. v. 25. Frigida de tota fronte cadebat aqua. Prop. L.II. Eleg. xxij. Nec mihi solstitium quidquam de noctibus aufert. Ovid. Trist. L. V. El. x. 7. Templum de marmore. Virg. & Ovid. Vivitur ex rapto. Ovid. Metam. 1. v. 144. Facere de industria. Ter. And. act. IV. De plebe Deus ; un Dieu du commun. Ovid. Metam. I. v. 595.

La préposition à se trouve souvent exprimée dans les bons Auteurs dans le même sens que post, après : ainsi lorsqu’elle est supprimée devant les ablatifs que les Grammairiens vulgaires appellent absolus, il faut la suppléer, si l’on veut rendre raison de la construction.

Cujus à morte, hic tertius & tricesimus est annus. Cic. Il y a trente-trois ans qu’il est mort : à morte, depuis sa mort. Surgit, ab his, solio. Ovid. II. Met. où vous voyez que ab his veut dire, après ces choses, après quoi. Jam ab re divinâ, credo apparebunt domi. Plaut. Phaenul. Ab re divinâ : après le service divin, après l’office, au sortir du Temple, ils viendront à la maison. C’est ainsi qu’on dit, ab urbe conditâ, depuis la fondation de Rome : à coenâ, après souper : secundus à Rege, le premier après le Roi. Ainsi quand on trouve urbe captâ triumphavit ; il faut dire, ab urbe captâ, après la ville prise. Lectis tuis litteris, venimus in Senatum ; suppléez à litteris tuis lectis ; après avoir lû votre lettre.

On trouve dans Tite-Live, L. IV. ab re malè gesta, après ce mauvais succès ; & ab re benè gesta, L. XXIII. après cet heureux succès. Et dans Lucain, L. I. positis ab armis, après avoir mis les armes bas ; & dans Ovid. II. Trist. redeat superato miles ab hoste ; que le soldat revienne après avoir vaincu l’ennemi. Ainsi dans ces occasions on donne à la préposition à, qui se construit avec l’ablatif, le même sens que l’on donne à la préposition post, qui se construit avec l’accusatif. C’est ainsi que Lucain au L. II. a dit post me ducem ; & Horace, I. L. Od. iij. post ignem oetheriâ domo subductum ; où vous voyez qu’il auroit pû dire, ab igne oetheriâ domo subducto, ou simplement, igne oetheriâ domo subducto.

La préposition sub marque aussi fort souvent le tems : elle marque ou le tems même dans lequel la chose s’est passée, ou par extension, un peu avant ou un peu après l’évenement. Dans Corn. Nepos, Att. xij. Quos sub ipsa proscriptione perillustre fuit ; c’est-à-dire, dans le tems même de la proscription. Le même Auteur à la même vie d’Atticus, c. 105. dit, sub occasu solis, vers le coucher du soleil, un peu avant le coucher du soleil. C’est dans le même sens que Suétone a dit, Ner. 5. majestatis quoque, sub excessu Tiberii, reus, où il est évident que sub excessu Tiberii, veut dire vers le tems, ou peu de tems avant la mort de Tibere. Au contraire, dans Florus, L. III. c. v. sub ipso hostis recessu, impatientes soli, in aquas suas resiluerunt : sub ipso hostis recessu veut dire, peu de tems après que l’ennemi se fût retiré ; à peine l’ennemi s’étoit-il retiré.

Servius, sur ces paroles du V. L. de l’Eneid. quo deinde sub ipso, observe que sub veut dire là post, après.

Claudien pouvoit dire par l’ablatif absolu, gratus feretur, te teste, labor ; le travail sera agréable sous vos yeux : cependant il a exprimé la préposition gratusque feretur sub te teste labor. Claud. IV. Cons. Honor.

A l’égard de ces façons de parler, Deo duce, Deo juvante, Musis faventibus, &c. que l’on prend pour des ablatifs absolus, on peut sousentendre la préposition sub, ou la préposition cum, dont on trouve plusieurs exemples : sequere hac, mea gnata, cum Diis volentibus. Plaut. Perse. Tite-Live, au L. I. Dec. iij. dit : agite cum Diis bene juvantibus. Ennius cité par Cicéron, dit : Doque volentibus cum magnis Diis : & Caton au chapitre xiv. de Re rust. dit : circumagi cum Divis.

Je pourrois rapporter plusieurs autres exemples pour faire voir que les meilleurs Auteurs ont exprimé les prépositions que nous disons qui sont sousentendues dans le cas de l’ablatif absolu. S’agit-il de l’instrument ; c’est ordinairement cum, avec, qui est sousentendu : armis confligere ; Lucilius a dit : Acribus inter se cum armis confligere cernit. S’agit-il de la cause, de l’agent : suppléez à, ab, trajectus ense, percé d’un coup d’épée. Ovid. V. Fast. a dit : Pectora trajectus Lynceo Castor ab ense : & aù second Liv. des Tristes ; Neve peregrinis tantum defendar ab armis.

Je finirai cet article par un passage de Suétone qui semble être fait exprès pour appuyer le sentiment que je viens d’exposer. Suétone dit qu’Auguste pour donner plus de clarté à ses expressions, avoit coutume d’exprimer les prépositions dont la suppression, dit-il, jette quelque sorte d’obscurité dans le discours, quoiqu’elle en augmente la grace & la vivacité. Suéton. C. Aug. n. 86. Voici le passage tout-au-long. Genus eloquendi secutus est elegans & temperatum : vitatis sententiarum ineptiis, atque inconcinnitate, & reconditorum verborum, ut ipse dicit, foetoribus : proecipuamque curam duxit, sensum animi quam apertissimè exprimere : quod quo faciliùs efficeret, aut necubi lectorem vel auditorem obturbaret ac moraretur, neque praepositiones verbis addere, neque conjunctiones soepius iterare dubitavit, quoe detractoe afferunt aliquid obscuritatis, etsi gratiam augent.

Aussi a-t-on dit de cet Empereur que sa maniere de parler étoit facile & simple, & qu’il évitoit tout ce qui pouvoit ne pas se présenter aisément à l’esprit de ceux à qui il parloit. Augusti promta ac profluens quoe decebat principem eloquentia fuit. Tacit.

In divi Augusti epistolis, elegantia orationis, neque morosa neque anxia : sed facilis, hercle & simplex. A. Gell.

Ainsi quand il s’agit de rendre raison de la construction Grammaticale, on ne doit pas faire difficulté d’exprimer les prépositions, puisqu’Auguste même les exprimoit souvent dans le discours ordinaire, & qu’on les trouve souvent exprimées dans les meilleurs Auteurs.

A l’égard du François, nous n’avons point d’ablatif absolu, puisque nous n’avons point de cas : mais nous avons des façons de parler absolues, c’est-à-dire, des phrases où les mots, sans avoir aucun rapport Grammatical avec les autres mots de la proposition dans laquelle ils se trouvent, y forment un sens détaché qui est un incise équivalent à une proposition incidente ou liée à une autre, & ces mots énoncent quelque circonstance ou de tems ou de maniere, &c. la valeur des termes & leur position nous font entendre ce sens détaché.

En Latin la vûe de l’esprit qui dans les phrases de la construction simple est énoncée par une préposition, est la cause de l’ablatif : re confectà ; ces deux mots ne sont à l’ablatif qu’à cause de la vûe de l’esprit qui considere la chose dont il s’agit comme faite & passée : or cette vûe se marque en Latin par la préposition à : cette préposition est donc sousentendue, & peut être exprimée en Latin.

En François, quand nous disons cela fait, ce considéré, vû par la Cour, l’Opéra fini, &c. nous avons la même vûe du passé dans l’esprit : mais quoique souvent nous puissions exprimer cette vûe par la préposition après, &c. cependant la valeur des mots isolés du reste de la phrase est équivalente au sens de la préposition Latine.

On peut encore ajoûter que la Langue Françoise s’étant formée de la Latine, & les Latins retranchant la préposition dans le discours ordinaire, ces phrases nous sont venues sans prépositions, & nous n’avons saisi que la valeur des mots qui marquent ou le passé ou le présent, & qui ne sont point sujets à la variété des terminaisons, comme les noms Latins ; & voyant que ces mots n’ont aucun rapport grammatical ou de syntaxe avec les autres mots de la phrase, avec lesquels ils n’ont qu’un rapport de sens ou de raison, nous concevons aisément ce qu’on veut nous faire entendre. (F)

ABREGÉ

Abrégé, épitome, sommaire, précis, raccourci

ABREGÉ, s. m. épitome, sommaire, précis, raccourci. Un abregé est un discours dans lequel on réduit en moins de paroles, la substance de ce qui est dit ailleurs plus au long & plus en détail.

« Les Critiques, dit M. Baillet, & généralement tous les Studieux qui sont ordinairement les plus grands ennemis des abregés, prétendent que la coûtume de les faire ne s’est introduite que long-tems après ces siecles heureux où fleurissoient les Belles-Lettres & les Sciences parmi les Grecs & les Romains. C’est à leur avis un des premiers fruits de l’ignorance & de la fainéantise, où la barbarie a fait tomber les siecles qui ont suivi la décadence de l’Empire. Les Gens de Lettres & les Savans de ces siecles, disent-ils, ne cherchoient plus qu’à abreger leurs peines & leurs études, sur-tout dans la lecture des Historiens, des Philosophes, & des Jurisconsultes, soit que ce fût le loisir, soit que ce fût le courage qui leur manquât  ».

Les abregés peuvent, selon le même Auteur, se réduire à six especes differentes ; 1°, les épitomes où l’on a réduit les Auteurs en gardant régulierement leurs propres termes & les expressions de leurs originaux, mais en tâchant de renfermer tout leur sens en peu de mots ; 2°. les abrégés proprement dits, que les Abréviateurs ont faits à leur mode, & dans le style qui leur étoit particulier ; 3°. les centons ou rhapsodies, qui sont des compilations de divers morceaux ; 4°. les lieux communs ou classes sous lesquelles on a rangé les matieres relatives à un même titre ; 5°. les Recueils faits par certains Lecteurs pour leur utilité particuliere, & accompagnés de remarques ; 6°. les extraits qui ne contiennent que des lambeaux transcrits tout entiers dans les Auteurs originaux, la plûpart du tems sans suite & sans liaison les uns avec les autres.

« Toutes ces manieres d’abreger les Auteurs, continue-t-il, pouvoient avoir quelque utilité pour ceux qui avoient pris la peine de les faire, & peut-être n’étoient-elles point entierement inutiles à ceux qui avoient lû les originaux. Mais ce petit avantage n’a rien de comparable à la perte que la plûpart de ces abregés ont causée à leurs Auteurs, & n’a point dédommagé la République des Lettres  ».

En effet, en quel genre ces abregés n’ont-ils pas fait disparoître une infinité d’originaux ? Des Auteurs ont crû que quelques-uns des Livres saints de l’ancien Testament n’étoient que des abregés des Livres de Gad, d’Iddo, de Nathan, des Mémoires de Salomon, de la Chronique des Rois de Juda, &c. Les Jurisconsultes se plaignent qu’on a perdu par cet artifice plus de deux mille volumes des premiers Ecrivains dans leur genre, tels que Papinien, les trois Scevoles, Labéon, Ulpien, Modestin, & plusieurs autres dont les noms sont connus. On a laissé périr de même un grand nombre des ouvrages des Peres Grecs depuis Origene ou S. Irenée, même jusqu’au schisme, tems auquel on a vû toutes ces chaînes d’Auteurs anonymes sur divers Livres de l’Ecriture. Les extraits que Constantin Porphyrogenete fit faire des excellens Historiens Grecs & Latins sur l’histoire, la Politique, la Morale, quoique d’ailleurs très-loüables, ont occasionné la perte de l’Histoire Universelle de Nicolas de Damas, d’une bonne partie des Livres de Polybe, de Diodore de Sicile, de Denys d’Halicarnasse, &c. On ne doute plus que Justin ne nous ait fait perdre le Trogue Pompée entier par l’abrege qu’il en a fait, & ainsi dans presque tous les autres genres de littérature.

Il faut pourtant dire en faveur des abregés, qu’ils sont commodes pour certaines personnes qui n’ont ni le loisir de consulter les originaux, ni les facilités de se les procurer, ni le talent de les approfondir, ou d’y démêler ce qu’un compilateur habile & exact leur présente tout digéré. D’ailleurs, comme l’a remarqué Saumaise, les plus excellens ouvrages des Grecs & des Romains auroient infailliblement & entierement péri dans les siecles de barbarie, sans l’industrie de ces Faiseurs d’abregés qui nous ont au moins sauvé quelques planches du naufrage : ils n’empêchent point qu’on ne consulte les originaux quand ils existent. Baillet, Jugem. des Sçavans, tom. I. pag. 240. &. suiv. (G)

Ils sont utiles : 1°. à ceux qui ont déjà vû les choses au long.

2°. Quand ils sont faits de façon qu’ils donnent la connoissance entiere de la chose dont ils parlent, & qu’ils sont ce qu’est un portrait en mignature par rapport à un portrait en grand. On peut donner une idée générale d’une grande Histoire, ou de quelqu’autre matiere ; mais on ne doit point entamer un détail qu’on ne peut pas éclaircir, & dont on ne donne qu’une idée confuse qui n’apprend rien, & qui ne réveille aucune idée déja acquise. Je vais éclaircir ma pensée par ces exemples ; Si je dis que Rome fut d’abord gouvernée par des Rois, dont l’autorité duroit autant que leur vie, ensuite par deux Consuls annuels ; que cet usage fut interrompu pendant quelques années ; que l’on élut des Décemvirs qui avoient la suprème autorité, mais qu’on reprit bien-tôt l’ancien usage d’élire des. Consuls : qu’enfin Jules César, & après lui, Auguste, s’emparerent de la souveraine autorité ; qu’eux & leurs successeurs furent nommés Empereurs : il me semble que cette idée générale s’entend en ce qu’elle est en elle-même : mais nous avons des abregés qui ne nous donnent qu’une idée confuse qui ne laisse rien de précis. Un célebre Abréviateur s’est contenté de dire que Joseph fut vendu par ses freres, calomnié par la femme de Putiphar, & devint le Surintendant de l’Égypte. En parlant des Décemvirs, il dit qu’ils furent chassés à cause de la lubricité d’Appius ; ce qui ne laisse dans l’esprit rien qui le fixe & qui l’éclaire. On n’entend ce que l’Abréviateur a voulu dire, que lorsque l’on sait en détail l’Histoire de Joseph & celle d’Appius. Je ne fais cette remarque que parce qu’on met ordinairement entre les mains des jeunes gens des abregés dont ils ne tirent aucun fruit, & qui ne servent qu’à leur inspirer du dégoût. Leur curiosité n’est excitée que d’une maniere qui ne leur fait pas venir le desir de la satisfaire. Les jeunes gens n’ayant point encore assez d’idées acquises, ont besoin de détail ; & tout ce qui suppose des idées acquises, ne sert qu’à les étonner, à les décourager, & à les rebuter.

En abregé, façon de parler adverbiale, summatim. Les jeunes gens devroient recueillir en abregé ce qu’ils observent dans les Livres, & ce que leurs Maitres leur apprennent de plus utile & de plus intéressant. (F)

Abregé ou Aabréviation

Abregé ou Abréviation, lorsqu’on veut écrire avec diligence, ou pour diminuer le volume, ou en certains mots faciles à deviner, on n’écrit pas tout au long. Ainsi au lieu d’écrire Monsieur & Madame, on écrit Mr ou Me par abréviation ou par abrégé. Ainsi les abréviations sont des lettres, notes, caracteres, qui indiquent les autres lettres qu’il faut suppléer. D. O. M. c’est-à-dire, Deo optimo, maximo. A. R. S. H. Anno reparatoe salutis humanoe. Au commencement des Epîtres latines, on trouve souvent S. P. D. c’est-à-dire, Salutem plurimam dicit. Aux Inscriptions, D. V. C. c’est-à-dire, Dicat, vovet, consecrat. Sertorius Ursatus a fait une collection des explications De Notis Romanorum. (F)

ABRÉVIATEUR

Abréviateur (auteur d’un abrégé)

ABRÉVIATEUR, adjectif pris substantivement. C’est l’auteur d’un abregé. Justin abréviateur de Trogue Pompée nous a fait perdre l’Ouvrage de ce dernier. On reproche aux abréviateurs des Transactions Philosophiques, d’avoir fait un choix plûtôt qu’un abregé, parce qu’ils ont passé plusieurs mémoires, par la seule raison que ces mémoires n’étoient pas de leur goût. (F)

ABSOLUMENT

Absolument (adverbe)

ABSOLUMENT, adv. Un mot est dit absolument, lorsqu’il n’a aucun rapport grammatical avec les autres mots de la proposition dont il est un incise. Voyez Ablatif . (F)

ABSTRACTION

ABSTRACTION, s. f. ce mot vient du latin abstrahere, arracher, tirer de, détacher.

L’abstraction est une opération de l’esprit, par laquelle, à l’occasion des impressions sensibles des objets extérieurs, ou à l’occasion de quelque affection intérieure, nous nous formons par réflexion un concept singulier, que nous détachons de tout ce qui peut nous avoir donné lieu de le former ; nous le regardons à part comme s’il y avoit quelque objet réel qui répondit à ce concept indépendemment de notre maniere de penser ; & parce que nous ne pouvons faire connoître aux autres hommes nos pensées autrement que par la parole, cette nécessité & l’usage où nous sommes de donner des noms aux objets réels, nous ont portés à en donner aussi aux concepts métaphysiques dont nous parlons ; & ces noms n’ont pas peu contribué à nous faire distinguer ces concepts : par exemple.

Le sentiment uniforme que tous les objets blancs excitent en nous, nous a fait donner le même nom qualificatif à chacun de ces objets. Nous disons de chacun d’eux en particulier qu’il est blanc ; ensuite pour marquer le point selon lequel tous ces objets se ressemblent, nous avons inventé le mot blancheur. Or il y a en effet des objets tels que nous appellons blancs ; mais il n’y a point hors de nous un être qui soit la blancheur.

Ainsi blancheur n’est qu’un terme abstrait : c’est le produit de notre réflexion à l’occasion des uniformités des impressions particulieres que divers objets blancs ont faites en nous ; c’est le point auquel nous rapportons toutes ces impressions différentes par leur cause particuliere, & uniformes par leur espece.

Il y a des objets dont l’aspect nous affecte de maniere que nous les appellons beaux ; ensuite considérant à part cette maniere d’affecter, séparée de tout objet, de toute autre maniere, nous l’appellons la beauté.

Il y a des corps particuliers ; ils sont étendus, ils sont figurés, ils sont divisibles, & ont encore bien d’autres propriétés : il est arrivé que notre esprit les a considérés, tantôt seulement en tant qu’étendus, tantôt comme figurés, ou bien comme divisibles, ne s’arrêtant à chaque fois qu’à une seule de ces considérations ; ce qui est faire abstraction de toutes les autres propriétés. Ensuite nous avons observé que tous les corps conviennent entre-eux en tant qu’ils sont étendus, ou en tant qu’ils sont figurés, ou bien en tant que divisibles. Or pour marquer ces divers points de convenance ou de réunion, nous nous sommes formés le concept d’étendue, ou celui de figure, ou celui de divisibilité : mais il n’y a point d’être physique qui soit l’étendue, ou la figure, ou la divisibilité, & qui ne soit que cela.

Vous pouvez disposer à votre gré de chaque corps particulier qui est en votre puissance : mais êtes-vous ainsi le maître de l’étendue, de la figure, ou de la divisibilité ? L’animal en général est-il de quelque pays, & peut-il se transporter d’un lieu en un autre ?

Chaque abstraction particuliere exclud la considération de toute autre propriété. Si vous considérez le corps en tant que figuré, il est évident que vous ne le regardez pas comme lumineux, ni comme vivant, vous ne lui ôtez rien : ainsi il seroit ridicule de conclurre de votre abstraction, que ce corps que votre esprit ne regarde que comme figuré, ne puisse pas être en même tems en lui-même étendu, lumineux, vivant, &c.

Les concepts abstraits sont donc comme le point auquel nous rapportons les différentes impressions ou réflexions particulieres qui sont de même espece, & duquel nous écartons tout ce qui n’est pas cela précisément.

Tel est l’homme : il est un être vivant, capable de sentir, de penser, de juger, de raisonner, de vouloir, de distinguer chaque acte singulier de chacune de ces facultés, & de faire ainsi des abstractions.

Nous dirons, en parlant de l’ Article , que n’y ayant en ce monde que des êtres réels, il n’a pas été possible que chacun de ces êtres eût un nom propre. On a donné un nom commun à tous les individus qui se ressemblent. Ce nom commun est appellé nom d’espece, parce qu’il convient à chaque individu d’une espece. Pierre est homme, Paul est homme ; Alexandre & César étoient hommes. En ce sens le nom d’espece n’est qu’un nom adjectif, comme beau, bon, vrai ; & c’est pour cela qu’il n’a point d’article. Mais si l’on regarde l’homme sans en faire aucune application particuliere, alors l’homme est pris dans un sens abstrait, & devient un individu spécifique ; c’est par cette raison qu’il reçoit l’article ; c’est ainsi qu’on dit le beau, le bon, le vrai.

On ne s’en est pas tenu à ces noms simples abstraits spécifiques : d’homme on a fait humanité ; de beau, beauté ; ainsi des autres.

Les Philosophes scholastiques qui ont trouvé établis les uns & les autres de ces noms, ont appellé concrets ceux que nous nommons individus spécifiques, tels que l’homme, le beau, le bon, le vrai. Ce mot concret vient du latin concretus, & signifie qui croît avec, composé, formé de ; parce que ces concrets sont formés, disent-ils, de ceux qu’ils nomment abstraits : tels sont humanité, beauté, bonté, vérité. Ces Philosophesont cru que comme la lumiere vient du soleil, que comme l’eau ne devient chaude que par le feu, de même l’homme n’étoit tel que par l’humanité ; que le beau n’étoit beau que par la beauté ; le bon par la bonté, & qu’il n’y avoit de vrai que par la vérité. Ils ont dit humanité, de là homme & de même beauté, ensuite beau. Mais ce n’est pas ainsi que la nature nous instruit ; elle ne nous montre d’abord que le physique. Nous avons commencé par voir des hommes avant que de comprendre & de nous former le terme abstrait humanité. Nous avons été touchés du beau & du bon avant que d’entendre & de faire les mots de beauté & de bonté ; & les hommes ont été pénétrés de la réalité des choses, & ont senti une persuasion intérieure avant que d’introduire le mot de vérité. Ils ont compris, ils ont conçu avant que de faire le mot d’entendement ; ils ont voulu avant que de dire qu’ils avoient une volonté, & ils se sont ressouvenu avant que de former le mot de mémoire.

On a commencé par faire des observations sur l’usage, le service, ou l’emploi des mots : ensuite on a inventé le mot de Grammaire.

Ainsi Grammaire est comme le centre ou point de réunion, auquel on rapporte les différentes observations que l’on a faites sur l’emploi des mots. Mais Grammaire n’est qu’un terme abstrait ; c’est un nom métaphysique & d’imitation. Il n’y a pas hors de nous un être réel qui soit la Grammaire ; il n’y a que des Grammairiens qui observent. Il en est de même de tous les noms de Sciences & d’Arts, aussi-bien que des noms des différentes parties de ces Sciences & de ces Arts. Voyez Art .

De même le point auquel nous rapportons les observations que l’on a faites touchant le bon & le mauvais usage que nous pouvons faire des facultés de notre entendement, s’appelle Logique.

Nous avons vû divers animaux cesser de vivre ; nous nous sommes arrêtés à cette considération intéressante ; nous avons remarqué l’état uniforme d’inaction où ils se trouvent tous en tant qu’ils ne vivent plus ; nous avons considéré cet état indépendemment de toute application particuliere ; & comme s’il étoit en lui-même quelque chose de réel, nous l’avons appellé mort. Mais la mort n’est point un être. C’est ainsi que les différentes privations, & l’absence des objets dont la présence faisoit sur nous des impressions agréables ou désagréables, ont excité en nous un sentiment réfléchi de ces privations & de cette absence, & nous ont donné lieu de nous faire par degrés un concept abstrait du néant même : car nous nous entendons fort bien, quand nous soûtenons que le néant n’a point de propriétés, qu’il ne peut être la cause de rien ; que nous ne connoissons le néant & les privations que par l’absence des réalités qui leur sont opposées.

La réflexion sur cette absence nous fait reconnoître que nous ne sentons point : c’est pour ainsi dire sentir que l’on ne sent point.

Nous avons donc concept du néant, & ce concept est une abstraction que nous exprimons par un nom métaphysique, & à la maniere des autres concepts. Ainsi comme nous disons tirer un homme de prison, tirer un écu de sa poche, nous disons par imitation que Dieu a tiré le monde du néant.

L’usage où nous sommes tous les jours de donner des noms aux objets des idées qui nous représentent des êtres réels, nous a porté à en donner aussi par imitation aux objets métaphysiques des idées abstraites dont nous avons connoissance : ainsi nous en parlons comme nous faisons des objets réels.

L’illusion, la figure, le mensonge, ont un langage commun avec la vérité. Les expressions dont nous nous servons pour faire connoître aux autres hommes, ou les idées qui ont hors de nous des objets réels, ou celles qui ne sont que de simples abstractions de notre esprit, ont entre elles une parfaite analogie.

Nous disons, la mort, la maladie, l’imagination, l’idée, &c. comme nous disons le soleil, la lune, &c. quoique la mort, la maladie, l’imagination, l’idée, &c. ne soient point des êtres existans ; & nous parlons du phénix, de la chimere, du sphinx, & de la pierre philosophale, comme nous parlerions du lion, de la panthere, du rhinoceros, du pactole, ou du Pérou.

La Prose même, quoiqu’avec moins d’appareil que la Poësie, réalise, personifie ces êtres abstraits, & séduit également l’imagination. Si Malherbe a dit que la mort a des rigueurs, qu’elle se bouche les oreilles, qu’elle nous laisse crier, &c. nos Prosateurs ne disent-ils pas tous les jours que la mort ne respecte personne ; attendre la mort ; les Martyrs ont bravé la mort, ont couru au-devant de la mort ; envisager la mort sans émotion ; l’image de la mort ; affronter la mort ; la mort ne surprend point un homme sage : on dit populairement que la mort n’a pas faim ; que la mort n’a jamais tort.

Les Payens réalisoient l’amour, la discorde, la peur, le silence, la santé, dea salus, &c. & en faisoient autant de divinités. Rien de plus ordinaire parmi nous que de réaliser un emploi, une charge, une dignité ; nous personifions la raison, le goût, le génie, le naturel, les passions, l’humeur, le caractere, les vertus, les vices, l’esprit, le coeur, la fortune, le malheur, la réputation, la nature.

Les êtres réels qui nous environnent sont mûs & gouvernés d’une maniere qui n’est connue que de Dieu seul, & selon les Lois qu’il lui a plû d’établir lorsqu’il a créé l’Univers. Ainsi Dieu est un terme réel ; mais nature n’est qu’un terme métaphysique.

Quoiqu’un instrument de musique dont les cordes sont touchées, ne reçoive en lui-même qu’une simple modification, lorsqu’il rend le son du ou celui du sol, nous parlons de ces sons comme si c’étoit autant d’êtres réels : & c’est ainsi que nous parlons de nos songes, de nos imaginations, de nos idées, de nos plaisirs, &c. ensorte que nous habitons, à la vérité, un pays réel & physique : mais nous y parlons, si j’ose le dire, le langage du pays des abstractions, & nous disons, j’ai faim, j’ai envie, j’ai pitié, j’ai peur, j’ai dessein, &c. comme nous disons j’ai une montre.

Nous sommes émus, nous sommes affectés, nous sommes agités ; ainsi nous sentons, & de plus nous nous appercevons que nous sentons ; & c’est ce qui nous fait donner des noms aux différentes especes de sensations particulieres, & ensuite aux sensations générales de plaisir & de douleur. Mais il n’y a point un être réel qui soit le plaisir, ni un autre qui soit la douleur.

Pendant que d’un côté les hommes en punition du péché sont abandonnés à l’ignorance, d’un autre côté ils veulent savoir & connoitre, & se flattent d’être parvenus au but quand ils n’ont fait qu’imaginer des noms, qui à la vérité arrêtent leur curiosité, mais qui au fond ne les éclairent point. Ne vaudroit-il pas mieux demeurer en chemin que de s’égarer ? l’erreur est pire que l’ignorance : celle-ci nous laisse tels que nous sommes ; si elle ne nous donne rien, du moins elle ne nous fait rien perdre ; au lieu que l’erreur séduit l’esprit, éteint les lumieres naturelles, & influe sur la conduite.

Les Poëtes ont amusé l’imagination en réalisant des termes abstraits ; le Peuple payen a été trompé : mais Platon lui-même qui bannissoit les Poëtes de sa République, n’a-t-il pas été séduit par des idées qui n’étoient que des abstractions de son esprit ? Les Philosophes, les Métaphysiciens, & si je l’ose dire, les Géometres même ont été séduits par des abstractions ; les uns par des formes substantielles, par des vertus occultes ; les autres par des privations, ou par des attractions. Le point métaphysique, par exemple, n’est qu’une pure abstraction, aussi-bien que la longueur. Je puis considérer la distance qu’il y a d’une ville à une autre, & n’être occupé que de cette distance ; je puis considérer aussi le terme d’où je suis parti, & celui où je suis arrivé ; je puis de même par imitation & par comparaison, ne regarder une ligne droite que comme le plus court chemin entre deux points : mais ces deux points ne sont que les extrémités de la ligne même ; & par une abstraction de mon esprit, je ne regarde ces extrémités que comme termes, j’en sépare tout ce qui n’est pas cela : l’un est le terme où la ligne commence ; l’autre, celui où elle finit : ces termes je les appelle points, & je n’attache à ce concept que l’idée précise de terme ; j’en écarte toute autre idée : il n’y a ici ni solidité, ni longueur, ni profondeur ; il n’y a que l’idée abstraite de terme.

Les noms des objets réels sont les premiers noms ; ce sont, pour ainsi dire, les aînés d’entre les noms : les autres qui n’énoncent que des concepts de notre esprit, ne sont noms que par imitation, par adoption ; ce sont les noms de nos concepts métaphysiques : ainsi les noms des objets réels, comme soleil, lune, terre, pourroient être appellés noms physiques, & les autres, noms métaphysiques.

Les noms physiques servent donc à faire entendreque nous parlons d’objets réels ; au lieu qu’un nom métaphysique marque que nous ne parlons que de quelque concept particulier de notre esprit. Or comme lorsque nous disons le soleil, la terre, la mer, cet homme, ce cheval, cette pierre, &c. notre propre expérience & le concours des motifs les plus légitimes nous persuadent qu’il y a hors de nous un objet réel qui est soleil, un autre qui est terre, &c. & que si ces objets n’étoient point réels, nos peres n’auroient jamais inventé ces noms, & nous ne les aurions pas adopté : de même lorsqu’on dit la nature, la fortune, le bonheur, la vie, la santé, la maladie, la mort, &c. les hommes vulgaires croient par imitation qu’il y a aussi indépendemment de leur maniere de penser, je ne sais quel être qui est la nature ; un autre, qui est la fortune, ou le bonheur, ou la vie, ou la mort, &c. car ils n’imaginent pas que tous les hommes puissent dire la nature, la fortune, la vie, la mort, & qu’il n’y ait pas hors de leur esprit une sorte d’être réel qui soit la nature, la fortune, &c. comme si nous ne pouvions avoir des concepts, ni des imaginations, sans qu’il y eût des objets réels qui en fussent l’exemplaire.

A la vérité nous ne pouvons avoir de ces concepts à moins que quelque chose de réel ne nous donne lieu de nous les former : mais le mot qui exprime le concept, n’a pas hors de nous un exemplaire propre. Nous avons vû de l’or, & nous avons observé des montagnes ; si ces deux représentations nous donnent lieu de nous former l’idée d’une montagne d’or, il ne s’ensuit nullement de cette image qu’il y ait une pareille montagne. Un vaisseau se trouve arrêté en pleine mer par quelque banc de sable inconnu aux Matelots, ils imaginent que c’est un petit poisson qui les arrête. Cette imagination ne donne aucune réalité au prétendu petit poisson, & n’empêche pas que tout ce que les Anciens ont cru du remora ne soit une fable, comme ce qu’ils se sont imaginés du phénix, & ce qu’ils ont pensé du sphinx, de la chimere, & du cheval Pégase. Les personnes sensées ont de la peine à croire qu’il y ait eu des hommes assez déraisonnables pour réaliser leurs propres abstractions : mais entre autres exemples, on peut les renvoyer à l’histoire de Valentin hérésiarque du second siecle de l’Eglise : c’étoit un Philosophe Platonicien qui s’écarta de la simplicité de la foi, & qui imagina des aons, c’est-à-dire des êtres abstraits, qu’il réalisoit ; le silence, la vérité, l’intelligence, le propator, ou principe. Il commença à enseigner ses erreurs en Egypte, & passa ensuite à Rome où il se fit des disciples appellés Valentiniens. Tertullien écrivit contre ces hérétiques. Voyez l’Histoire de l’Eglise. Ainsi dès les premiers tems les abstractions ont donné lieu à des disputes, qui pour être frivoles n’en ont point été moins vives.

Au reste si l’on vouloit éviter les termes abstraits, on seroit obligé d’avoir recours à des circonlocutions & à des périphrases qui énerveroient le discours. D’ailleurs ces termes fixent l’esprit ; ils nous servent à mettre de l’ordre & de la précision dans nos pensées ; ils donnent plus de grace & de force au discours ; ils le rendent plus vif, plus serré, & plus énergique : mais on doit en connoître la juste valeur. Les abstractions sont dans le discours ce que certains signes sont en Arithmétique, en Algebre & en Astronomie : mais quand on n’a pas l’attention de les apprécier, de ne les donner & de ne les prendre que pour ce qu’elles valent, elles écartent l’esprit de la réalité des choses, & deviennent ainsi la source de bien des erreurs.

Je voudrois donc que dans le style didactique, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit d’enseigner, on usât avec beaucoup de circonspection des termes abstraits & des expressions figurées : par exemple, je ne voudrois pas que l’on dît en Logique l’idée renferme, ni lorsque l’on juge ou compare des idées, qu’on les unit, ou qu’on les sépare ; car idée n’est qu’un terme abstrait. On dit aussi que le sujet attire à soi l’attribut ; ce ne sont-là que des métaphores qui n’amusent que l’imagination. Je n’aime pas non plus que l’on dise en Grammaire que le verbe gouverne, veut, demande, régit, &c. Voyez Régime . (F)

ABSTRAIRE

Abstraire (Grammaire)

ABSTRAIRE, v. act. c’est faire une abstraction ; c’est ne considérer qu’un attribut ou une propriété de quelque être, sans faire attention aux autres attributs ou qualités ; par exemple quand on ne considere dans le corps que l’étendue, ou qu’on ne fait attention qu’à la quantité ou au nombre.

Ce verbe n’est pas usité en tous les tems, ni même en toutes les personnes du présent ; on dit seulement j’abstrais, tu abstrais, il abstrait : mais au lieu de dire nous abstraïons, &c. on dit nous faisons abstraction.

Le parfait & le prétérit simple ne sont pas usités, mais on dit j’ai abstrait, tu as abstrait, &c. j’avois abstrait, &c. j’eus abstrait, &c.

Le présent du subjonctif n’est point en usage ; on dit j’abstrairois, &c. on dit aussi que j’aie abstrait. &c. (F)

Abstrait

Abstrait, abstraite, adjectif participe ; il se dit des personnes & des choses. Un esprit abstrait, c’est un esprit inattentif, occupé uniquement de ses propres pensées, qui ne pense à rien de ce qu’on lui dit. Un Auteur, un Géometre, sont souvent abstraits. Une nouvelle passion rend abstrait : ainsi nos propres idées nous rendent abstraits ; au lieu que distrait se dit de celui qui à l’occasion de quelque nouvel objet extérieur, détourne son attention de la personne à qui il l’avoit d’abord donnée, ou à qui il devoit la donner : on se sert assez indifféremment de ces deux mots en plusieurs rencontres. Abstrait marque une plus grande inattention que distrait. Il semble qu’abstrait marque une inattention habituelle, & distrait en marque une passagere à l’occasion de quelque objet extérieur.

On dit d’une pensée qu’elle est abstraite, quand elle est trop recherchée, & qu’elle demande trop d’attention pour être entendue. On dit aussi des raisonnemens abstraits, trop subtils. Les Sciences abstraites, ce sont celles qui ont pour objet des êtres abstraits ; tels sont la Métaphysique & les Mathématiques. (F)

ACCENT

ACCENT, s. m. Ce mot vient d’accentum, supin du verbe accinere qui vient de ad & cancre : les Grecs l’appellent προσῳδία, modulatio quoe syllabis adhibetur, venant de πρὸς, préposition greque qui entre dans la composition des mots, & qui a divers usages. & ᾠδὴ, cantus, chant. On l’appelle aussi τόνος, ton.

Il faut ici distinguer la chose, & le signe de la chose.

La chose, c’est la voix ; la parole, c’est le mot, en tant que prononcé avec toutes les modifications établies par l’usage de la Langue que l’on parle.

Chaque nation, chaque peuple, chaque province, chaque ville même, differe d’un autre dans le langage, non-seulement parce qu’on se sert de mots différens, mais encore par la maniere d’articuler & de prononcer les mots.

Cette maniere différente, dans l’articulation des mots, est appellée accent. En ce sens les mots écrits n’ont point d’accens ; car l’accent, ou l’articulation modifiée, ne peut affecter que l’oreille ; or l’écriture n’est apperçue que par les yeux.

C’est encore en ce sens que les Poëtes disent : prêtez l’oreille à mes tristes accens. Et que M. Pelisson disoit aux Réfugiés : vous tâcherez de vous former aux accens d’une langue étrangere.

Cette espece de modulation dans les discours, particuliere à chaque pays, est ce que M. l’Abbé d’Olivet, dans son excellent Traité de la Prosodie, appelle accent national.

Pour bien parler une langue vivante, il faudroit avoir le même accent, la même inflexion de voix qu’ont les honnêtes gens de la capitale ; ainsi quand on dit, que pour bien parler françois il ne faut point avoir d’accent, on veut dire, qu’il ne faut avoir ni l’accent Italien, ni l’accent Gascon, ni l’accent Picard, ni aucun autre accent qui n’est pas celui des honnêtes gens de la capitale.

Accent, on modulation de la voix dans le discours, est le genre dont chaque accent national est une espece particuliere ; c’est ainsi qu’on dit, l’accent Gascon, l’accent Flamand, &c. L’accent. Gascon éleve la voix où, selon le bon usage, on la baisse : il abrege des syllabes que le bon usage allonge ; par exemple un gascon dit par consquent, au lieu de dire par conséquent ; il prononce séchement toutes les voyelles nazales an, en, in, on, un, &c.

Selon le méchanisme des organes de la parole, il y a plusieurs sortes de modifications particulieres à observer dans l’accent en général, & toutes ces modifications se trouvent aussi dans chaque accent national, quoiqu’elles soient appliquées différemment ; car, si l’on veut bien y prendre garde, on trouve partout uniformité & variété. Partout les hommes ont un visage, & pas un ne ressemble parfaitement à un autre ; partout les hommes parlent, & chaque pays a sa maniere particuliere de parler, & de modifier la voix. Voyons donc quelles sont ces différentes modifications de voix qui sont comprises sous le mot général accent.

Premierement, il faut observer que les syllabes en toute langue, ne sont pas prononcées du même ton. Il y a diverses inflexions de voix dont les unes élevent le ton, les autres le baissent, & d’autres enfin l’élevent d’abord, & le rabaissent ensuite sur la même syllabe. Le ton élevé est ce qu’on appelle accent aigu ; le ton bas ou baissé est ce qu’on nomme accent grave ; enfin, le ton élevé & baissé successivement & presque en même tems sur la même syllabe, est l’accent circonflexe.

« La nature de la voix est admirable, dit Ciceron, toute sorte de chant est agréablement varié par le ton circonflexe, par l’aigu & par le grave : or le discours ordinaire, poursuit-il, est aussi une espece de chant  ».

Mira est natura vocis, cujus quidem, è tribus omninò sonis inflexo, acuto, gravi, tanta sit, & tam suavis varietas perfecta in cantibus. Est autem in dicendo etiam quidam cantus. Cic. Orator. n. XVII. & XVIII. Cette différente modification du ton, tantôt aigu, tantôt grave, & tantôt circonflexe, est encore sensible dans le cri des animaux, & dans les instrumens de musique.

2. Outre cette variété dans le ton, qui est ou grave, ou aigu, ou circonflexe, il y a encore à observer le tems que l’on met à prononcer chaque syllabe. Les unes sont prononcées en moins de tems que les autres, & l’on dit de celles-ci qu’elles sont longues, & de celles-là qu’elles sont breves. Les breves sont prononcées dans le moins de tems qu’il est possible ; aussi dit-on qu’elles n’ont qu’un tems, c’est-à-dire, une mesure, un battement ; au lieu que les longues en ont deux ; & voilà pourquoi les Anciens doubloient souvent dans l’écriture les voyelles longues, ce que nos Peres ont imité en écrivant aage, &c.

3. On observe encore l’aspiration qui se fait devant les voyelles en certains mots, & qui ne se pratique pas en d’autres, quoiqu’avec la même voyelle & dans une syllabe pareille : c’est ainsi que nous prononçons le héros avec aspiration, & que nous disons l’héroïne, l’héroïsme & les vertus héroïques, fans aspiration.

4. A ces trois différences, que nous venons d’observer dans la prononciation, il faut encore ajoûter la variété du ton pathétique, comme dans l’interrogation, l’admiration, l’ironie, la colere & les autres passions c’est ce que M. l’Abbé d’Olivet appelle l’accent oratoire.

5. Enfin, il y a à observer les intervalles que l’on met dans la prononciation depuis la fin d’une période jusqu’au commencement de la période qui suit, & entre une proposition & une autre proposition ; entre un incise, une parenthese, une proposition incidente, & les mots de la proposition principale dans lesquels cet incise, cette parenthese ou cette proposition incidente sont enfermés.

Toutes ces modifications de la voix, qui sont très sensibles dans l’élocution, sont, ou peuvent être, marquées dans l’écriture par des signes particuliers que les anciens Grammairiens ont aussi appellés accens ; ainsi ils ont donné le même nom à la chose, & au signe de la chose.

Quoique l’on dise communément que ces signes, ou accens, sont une invention qui n’est pas trop ancienne, & quoiqu’on montre des manuscrits de mille ans, dans lesquels on ne voit aucun de ces signes, & où les mots sont écrits de suite sans être séparés les uns des autres, j’ai bien de la peine à croire que lorsqu’une langue a eu acquis un certain degré de perfection, lorsqu’elle a eu des Orateurs & des Poëtes, & que les Muses ont joüi de la tranquillité qui leur est nécessaire pour faire usage de leurs talens ; j’ai, dis-je, bien de la peine à me persuader qu’alors les copistes habiles n’aient pas fait tout ce qu’il falloit pour peindre la parole avec toute l’exactitude dont ils étoient capables ; qu’ils n’aient pas séparé les mots par de petits intervalles, comme nous les séparons aujourd’hui, & qu’ils ne se soient pas servis de quelques signes pour indiquer la bonne prononciation.

Voici un passage de Ciceron qui me paroît prouver bien clairement qu’il y avoit de son tems des notes ou signes dont les copistes faisoient usage. Hanc diligentiam subsequitur modus etiam & forma verborum. Versus enim veteres illi, in hâc solutâ oratione propemodum, hoc est, numeros quosdam nobis esse adhibendos putaverunt. Interspirationis enim, non defatigationis nostroe, neque Librariorum notis, sed verborum & sententiarum modò, interpunctas clausulas in orationibus esse voluerunt : idque, princeps Isocrates instituisse fertur. Cic. Orat. liv. III. n. XLIV.

« Les Anciens, dit-il, ont voulu qu’il y eût dans la prose même des intervalles, des séparations du nombre & de la mesure comme dans les vers ; & par ces intervalles, cette mesure, ce nombre, ils ne veulent pas parler ici de ce qui est déjà établi pour la facilité de la respiration & pour soulager la poitrine de l’Orateur, ni des notes ou signes des copistes : mais ils veulent parler de cette maniere de prononcer qui donne de l’ame & du sentiment aux mots & aux phrases, par une sorte de modulation pathétique  ».

Il me semble, que l’on peut conclurre de ce passage, que les signes, les notes, les accens étoient connus & pratiqués dès avant Ciceron, au moins par les copistes habiles.

Isidore, qui vivoit il y a environ douze cens ans, après avoir parlé des accens, parle encore de certaines notes qui étoient en usage, dit-il, chez les Auteurs célebres, & que les Anciens avoient inventées, poursuit-il, pour la distinction de l’écriture, & pour montrer la raison, c’est-à-dire, le mode, la maniere de chaque mot & de chaque phrase. Proetereà quoedam sententiarum notoe apud celeberrimos auctores fuerunt, quasque antiqui ad distinctionem scripturarum, carminibus & historiis apposuerunt, ad demonstrandam unamquanque verbi sententiarumque, ac versuum rationem. Isid. Orig. liv. I. c. xx.

Quoi qu’il en soit, il est certain que la maniere d’écrire a été sujette a bien des variations, comme tous les autres Arts. L’Architecture est-elle aujourd’hui en Orient dans le même état où elle étoit quand on bâtit Babylone ou les pyramides d’Egypte ? Ainsi tout ce que l’on peut conclurre de ces manuscrits, où l’on ne voit ni distance entre les mots, ni accens, ni points, ni virgules, c’est qu’ils ont été écrits, ou dans des tems d’ignorance, ou par des copistes peu instruits.

Les Grecs paroissent être les premiers qui ont introduit l’usage des accens dans l’écriture. L’Auteur de la Méthode Greque de P. R. (pag. 546.) observe que la bonne prononciation de la langue Greque étant naturelle aux Grecs, il leur étoit inutile de la marquer par des accens dans leurs écrits ; qu’ainsi il y a bien de l’apparence qu’ils ne commencerent à en faire usage que lorsque les Romains, curieux de s’instruire de la langue Greque, envoyerent leurs enfans étudier à Athenes. On songea alors à fixer la prononciation, & à la faciliter aux étrangers ; ce qui arriva, poursuit cet Auteur, un peu avant le tems de Ciceron.

Au reste, ces accens des Grecs n’ont eu pour objet que les inflexions de la voix, en tant qu’elle peut être ou élevée ou rabaissée.

L’accent aigu que l’on écrivoit de droit à gauche, marquoit qu’il falloit élever la voix en prononçant la voyelle sur laquelle il étoit écrit.

L’accent grave, ainsi écrit, marquoit au contraire qu’il falloit rabaisser la voix.

L’accent circonflexe est composé de l’aigu & du grave ^, dans la suite les copistes l’arrondirent de cette maniere ˜, ce qui n’est en usage que dans le grec. Cet accent étoit destiné à faire entendre qu’après avoir d’abord élevé la voix, il falloit la rabaisser sur la même syllabe.

Les Latins ont fait le même usage de ces trois accens. Cette élevation & cette dépression de la voix étoient plus sensibles chez les Anciens, qu’elles ne le sont parmi nous ; parce que leur prononciation étoit plus soûtenue & plus chantante. Nous avons pourtant aussi élevement & abaissement de la voix dans notre maniere de parler, & cela indépendamment des autres mots de la phrase ; ensorte que les syllabes de nos mots sont élevées & baissées selon l’accent prosodique ou tonique, indépendamment de l’accent pathétique, c’est-à-dire, du ton que la passion & le sentiment font donner à toute la phrase : car il est de la nature de chaque voix, dit l’Auteur de la Méthode Greque de P. R. (pag. 551.) d’avoir quelque élevement qui soûtienne la prononciation, & cet élevement est ensuite modéré & diminué, & ne porte pas sur les syllabes suivantes.

Cet accent prosodique, qui ne consiste que dans l’élevement ou l’abaissement de la voix en certaines syllabes, doit être bien distingué du ton pathétique ou ton de sentiment.

Qu’un Gascon, soit en interrogeant, soit dans quelqu’autre situation d’esprit ou de coeur, prononce le mot d’examen, il élevera la voix sur la premiere syllabe, la soûtiendra sur la seconde, & la laissera tomber sur la derniere, à peu près comme nous laissons tomber nos e muets ; au lieu que les personnes qui parlent bien françois prononcent ce mot, en toute occasion, à peu près comme le dactyle des Latins, en élevant la premiere, passant vîte sur la seconde, & soûtenant la derniere. Un gascon, en prononçant cadis, éleve la premiere syllabe ca, & laisse tomber dis comme si dis étoit un e muet : au contraire, à Paris, on éleve la derniere dis.

Au reste, nous ne sommes pas dans l’usage de marquer dans l’écriture, par des signes ou accens, cet élevement & cet abaissement de la voix : notre prononciation, encore un coup, est moins soûtenue & moins chantante que la prononciation des Anciens ; par conséquent la modification ou ton de voix dont il s’agit nous est moins sensible ; l’habitude augmente encore la difficulté de démêler ces différences délicates. Les Anciens prononçoient, au moins leurs vers, de façon qu’ils pouvoient mesurer par des battemens la durée des syllabes. Adsuetam moram pollicis sonore vel plausu pedis, discriminare, qui docent artem, solent. (Terentianus Maurus de Metris sub med.) ce que nous ne pouvons faire qu’en chantant. Enfin, en toutes sortes d’accens oratoires, soit en interrogeant, en admirant, en nous fâchant, &c. les syllabes qui précedent nos e muets ne sont-elles pas soûtenues & élevées comme elles le sont dans le discours ordinaire ?

Cette différence entre la prononciation des Anciens & la nôtre, me paroît être la véritable raison pour laquelle, quoique nous ayons une quantité comme ils en avoient une ; cependant la différence de nos longues & de nos breves n’étant pas également sensible en tous nos mots, nos vers ne sont formés que par l’harmonie qui résulte du nombre des syllabes, au lieu que les vers grecs & les vers latins tirent leur harmonie du nombre des piés assortis par certaines combinaisons de longues & de breves.

« Le dactyle, l’ïambe & les autres piés entrent dans le discours ordinaire, dit Ciceron, & l’auditeur les reconnoît facilement  »,

eos facile agnoscit auditor. (Cic. Orator. n. LVI.)

« Si dans nos Théatres, ajoûte-t-il, un Acteur prononce une syllabe breve ou longue autrement qu’elle ne doit être prononcée, selon l’usage, ou d’un ton grave ou aigu, tout le peuple se récrie. Cependant, poursuit-il, le peuple n’a point étudié la regle de notre Prosodie ; seulement il sent qu’il est blessé par la prononciation de l’Acteur : mais il ne pourroit pas déméler en quoi ni comment ; il n’a sur ce point d’autre regle que le discernement de l’oreille ; & avec ce seul secours que la nature & l’habitude lui donnent, il connoît les longues & les breves, & distingue le grave de l’aigu  ».

Theatra tota exclamant, si fuit una syllaba brevior aut longior. Nec verò multitudo pedes novi, nec ullos numeros tenet : nec illad quod offendit aut cur, aut in quo offendat intelligit, & tamen omnium longitudinum & brevitatum in sonis, sicut acutarum graviumque vocum, judicium ipsa natura in auribus nostris collocavit. (Cic. Orat. n. LI. fin.)

Notre Parterre démêle, avec la même finesse, ce qui est contraire à l’usage de la bonne prononciation ; & quoique la multitude ne sache pas que nous avons un e ouvert, un e fermé & un e muet, l’Acteur qui prononceroit l’un au lieu de l’autre seroit siflé.

Le célebre Lully a eu presque toûjours une extrème attention à ajuster son chant à la bonne prononciation ; par exemple il ne fait point de tenue sur les syllabes breves, ainsi dans l’opera d’Atis,

Vous vous éveillez si matin, l’a de matin est chanté bref tel qu’il est dans le discours ordinaire ; & un Acteur qui le feroit long comme il l’est dans matin, gros chien, seroit également siflé parmi nous, comme il l’auroit été chez les Anciens en pareil cas.

Dans la Grammaire greque, on ne donne le nom d’accent qu’à ces trois signes, l’aigu, le grave & le circonflexe ^, qui servoient à marquer le ton, c’est-à-dire l’élevement & l’abaissement de la voix ; les autres signes, qui ont d’autres usages, ont d’autres noms, comme l’esprit rude, l’esprit doux, &c.

C’est une question s’il faut marquer aujourd’hui ces accens & ces esprits sur les mots grecs : le P. Sanadon, dans sa préface sur Horace, dit qu’il écrit le grec sans accens.

En effet, il est certain qu’on ne prononce les mots des langues mortes que selon les inflexions de la langue vivante ; nous ne faisons sentir la quantité du grec & du latin que sur la pénultieme syllabe, encore faut-il que le mot ait plus de deux syllabes : mais à l’égard du ton ou accent, nous avons perdu sur ce point l’ancienne prononciation ; cependant, pour ne pas tout perdre, & parce qu’il arrive souvent que deux mots ne different entr’eux que par l’accent, je crois avec l’Auteur de la Méthode greque de P. R. que nous devons conserver les accens en écrivant le grec : mais j’ajoûte que nous ne devons les regarder que comme les signes d’une prononciation qui n’est plus ; & je suis persuade que les Savans qui veulent aujourd’hui régler leur prononciation sur ces accens, seroient siflés par les Grecs mêmes s’il étoit possible qu’ils en fussent entendus.

A l’égard des Latins, on croit communément que les accens ne furent mis en usage dans l’écriture que pour fixer la prononciation, & la faciliter aux étrangers.

Aujourd’hui, dans la Grammaire latine, on ne donne le nom d’accent qu’aux trois signes dont nous avons parlé, le grave, l’aigu & le circonflexe, & ce dernier n’est jamais marqué qu’ainsi ^, & non ~ comme en grec.

Les anciens Grammairiens latins n’avoient pas restraint le nom d’accent à ces trois signes. Priscien, qui vivoit dans le sixieme siecle, & Isidore, qui vivoit peu de tems après, disent également que les Latins ont dix accens. Ces dix accens, selon ces Auteurs, sont ;

1. L’accent aigu.

2. Le grave.

3. Le circonflexe ~.

4. La longue barre, pour marquer une voyelle longue, longa linea, dit Priscien ; longa virgula, dit Isidore.

5. La marque de la brieveté d’une syllabe, brevis virgula [non reproduit].

6. L’hyphen qui servoit à unir deux mots, comme ante-tulit ; ils le marquoient ainsi, selon Priscien [non reproduit], & ainsi selon Isidore Ω. Nous nous servons du tiret ou trait d’union pour cet usage, porte-manteau, arc-en-ciel ; ce mot hyphen est purement grec, ὑπὸ, sub, & ἕν, unum.

7. La diastole au contraire étoit une marque de séparation ; on la marquoit ainsi [non reproduit]sous le mot, supposita versui. (Isid. de fig. accentuum).

8. L’apostrophe dont nous nous servons encore ; les Anciens la mettoient aussi au haut du mot pour marquer la suppression d’une lettre, l’ame pour la ame.

9. La Δασεῖα ; c’étoit le signe de l’aspiration d’une voyelle. RAC. δασὺς, hirsutus, hérissé, rude. On le marquoit ainsi sur la lettre, c’est l’esprit rude des Grecs, dont les copistes ont fait l’h pour avoir la facilité d’écrire de suite sans avoir la peine de lever la plume pour marquer l’esprit sur la lettre aspirée.

10. Enfin, le ψιλὴ, qui marquoit que la voyelle ne devoit point être aspirée ; c’est l’esprit doux des Grecs, qui étoit écrit en sens contraire de l’esprit rude.

Ils avoient encore, comme nous, l’astérique & plusieurs autres notes dont Isidore fait mention, Orig. liv. I. & qu’il dit être très-anciennes.

Pour ce qui est des Hébreux, vers le cinquieme siecle, les Docteurs de la fameuse Ecole de Tibériade travaillerent à la critique des Livres de l’Ecriture-sainte, c’est-à-dire, à distinguer les livres apocryphes d’avec les canoniques : ensuite ils les diviserent par sections & par versets ; ils en fixerent la lecture & la prononciation par des points, & par d’autres signes que les Hébraïsans appellent accens ; desorte qu’ils donnent ce nom, non-seulement aux signes qui marquent l’élevation & l’abaissement de la voix, mais encore aux signes de la ponctuation.

Aliorum exemplo excitati vetustiores Massoretoe huic malo obviam ierunt, vocesque à vocibus distinxerunt interjecto vacuo aliquo spatiolo ; versus verò ac periodas notulis quibusdam, seu ut vocant accentibus, quos eam ob causam accentus pausantes & distinguentes, dixerunt. Masclef, Gram. Hebrai. 1731. tom. I. pag. 34.

Ces Docteurs furent appellés Massoretes, du mot massore, qui veut dire tradition ; parce que ces Docteurs s’attacherent dans leur opération à conserver, autant qu’il leur fut possible, la tradition de leurs Peres dans la maniere de lire & de prononcer.

A notre égard, nous donnons le nom d’accent premierement aux inflexions de voix, & à la maniere de prononcer des pays particuliers ; ainsi, comme nous l’avons déjà remarqué, nous disons l’accent Gascon, &c. Cet homme a l’accent étranger, c’est-à-dire, qu’il a des inflexions de voix & une maniere de parler, qui n’est pas celle des personnes nées dans la capitale. En ce sens, accent comprend l’élevation de la voix, la quantité & la prononciation particuliere de chaque mot & de chaque syllabe.

En second lieu, nous avons conservé le nom d’accent à chacun des trois signes du ton qui est ou aigu, ou grave, ou circonflexe : mais ces trois signes ont perdu parmi nous leur ancienne destination ; ils ne sont plus, à cet égard, que des accens imprimés : voici l’usage que nous en faisons en Grec, en Latin, & en François.

A l’égard du Grec, nous le prononçons à notre maniere, & nous plaçons les accens selon les regles que les Grammairiens nous en donnent, sans que ces accens nous servent de guide pour élever, ou pour abaisser le ton.

Pour ce qui est du Latin, nous ne faisons sentir aujourd’hui la quantité des mots que par rapport à la penultieme syllabe ; encore faut-il que le mot ait plus de deux syllabes ; car les mots qui n’ont que deux syllabes sont prononcés également, soit que la premiere soit longue ou qu’elle soit breve : par exemple, en vers, l’a est bref dans pater & long dans mater, cependant nous prononçons l’un & l’autre comme s’ils avoient la même quantité.

Or, dans les Livres qui servent à des lectures publiques, on se sert de l’accent aigu, que l’on place différemment, selon que la pénultieme est breve ou longue : par exemple, dans matutinus, nous ne faisons sentir la quantité que sur la pénultieme ti ; & parce que cette pénultieme est longue, nous y mettons l’accent aigu, matutinus.

Au contraire, cette pénultieme ti est breve dans serótinus ; alors nous mettons l’accent aigu sur l’anté-penultieme ro, soit que dans les vers cette pénultieme soit breve ou qu’elle soit longue. Cet accent aigu sert alors à nous marquer qu’il faut s’arrêter comme sur un point d’appui sur cette antépénultieme accentuée, afin d’avoir plus de facilité pour passer légerement sur la pénultieme, & la prononcer breve.

Au reste, cette pratique ne s’observe que dans les Livres d’Eglise destinés à des lectures publiques. Il seroit à souhaiter qu’elle fût également pratiquée à l’égard des Livres Classiques, pour accoûtumer les jeunes gens à prononcer régulierement le Latin.

Nos Imprimeurs ont conservé l’usage de mettre un accent circonflexe sur l’â de l’ablatif de la premiere déclinaison. Les Anciens relevoient la voix sur l’a du nominatif, & le marquoient par un accent aigu, musá, au lieu qu’à l’ablatif ils l’élevoient d’abord, & la rabaissoient ensuite comme s’il y avoit eu musáà ; & voilà l’accent circonflexe que nous avons conservé dans l’écriture, quoique nous en ayons perdu la prononciation.

On se sert encore de l’accent circonflexe en Latin quand il y a syncope, comme virûm pour virorum ; sestertiûm pour sestertiorum.

On emploie l’accent grave sur la derniere syllabe des adverbes, malè, bènè, diù, &c. Quelques-uns même veulent qu’on s’en serve sur tous les mots indéclinables, mais cette pratique n’est pas exactement suivie.

Nous avons conservé la pratique des Anciens à l’égard de l’accent aigu qu’ils marquoient sur la syllabe qui est suivie d’un enclitique, arma virúmque cano. Dans virúmque on éleve la voix sur l’u de virum, & on la laisse tomber en prononçant que, qui est un enclitique. Ne, ve sont aussi deux autres enclitiques ; desorte qu’on éleve le ton sur la syllabe qui précede l’un de ces trois mots, à peu près comme nous élevons en François la syllabe qui précede un e muet : ainsi, quoique dans mener l’e de la premiere syllabe me soit muet, cet e devient ouvert, & doit être soûtenu dans je mene, parce qu’alors il est suivi d’un e muet qui finit le mot ; cet e final devient plus aisément muet quand la syllabe qui le précede est soûtenue. C’est le méchanisme de la parole qui produit toutes ces variétés, qui paroissent des bisarreries ou des caprices de l’usage à ceux qui ignorent les véritables causes des choses.

Au reste, ce mot enclitique est purement Grec, & vient d’ἐγκλίνω, inclino, parce que ces mots sont comme inclinés & appuyés sur la derniere syllabe du mot qui les précede.

Observez que lorsque ces syllabes, que, ne, ve, font partie essentielle du mot, desorte que si vous les retranchiez, le mot n’auroit plus la valeur qui lui est propre ; alors ces syllabes n’ayant point la signification qu’elles ont quand elles sont enclitiques, en met l’accent, comme il convient, selon que la pénultieme du mot est longue ou breve ; ainsi dans ubique on met l’accent sur la pénultieme, parce que l’i est long, au lieu qu’on le met sur l’antépénultieme dans dénique, úndique, útique.

On ne marque pas non plus l’accent sur la pénultieme avant le ne interrogatif, lorsqu’on éleve la voix sur ce ne, ego-ne ? sicci-ne ? parce qu’alors ce ne est aigu.

Il seroit à souhaiter que l’on accoûtumât les jeunes gens à marquer les accens dans leurs compositions. Il faudroit aussi que lorsque le mot écrit peut avoir deux acceptions différentes, chacune de ces acceptions fût distinguée par l’accent ; ainsi quand occido vient de cado, l’i est bref & l’accent doit être sur l’antépénultieme, au lieu qu’on doit le marquer sur la pénultieme quand il signifie tuer ; car alors l’i est long, occido, & cet occido vient de caedo.

Cette distinction devroit être marquée même dans les mots qui n’ont que deux syllabes, ainsi il faudroit écrire légit, il lit, avec l’accent aigu, & légit, il a lû, avec le circonflexe ; vénit, il vient, & vênit, il est venu.

A l’égard des autres observations que les Grammairiens ont faites sur la pratique des accens, par exemple quand la Méthode de P. R. dit qu’au mot muliéris, il faut mettre l’accent sur l’e, quoique bref, qu’il faut écrire fiôs avec un circonflexe, spés avec un aigu, &c. Cette pratique n’étant fondée que sur la prononciation des Anciens, il me semble que non seulement elle nous seroit inutile, mais qu’elle pourroit même induire les jeunes gens en erreur en leur faisant prononcer muliéris long pendant qu’il est bref, ainsi des autres que l’on pourra voir dans la Méthode de P. R. pag. 733. 735, &c.

Finissons cet article par exposer l’usage que nous faisons aujourd’hui, en François, des accens que nous avons reçûs des Anciens.

Par un effet de ce concours de circonstances, qui forment insensiblement une langue nouvelle, nos Peres nous ont transmis trois sons différens qu’ils écrivoient par la même lettre e. Ces trois sons, qui n’ont qu’un même signe ou caractere, sont,

1°. L’e ouvert, comme dans fèr, Jupitèr, la mèr, l’enfèr, &c.

2°. L’e fermé, comme dans bonté, charité, &c.

3°. Enfin l’e muet, comme dans les monosyllabes me, ne, de, te, se, le, & dans la derniere de donne, ame, vie, &c.

Ces trois sons différens se trouvent dans ce seul mot, fermeté ; l’e est ouvert dans la premiere syllabe fer, il est muet dans la seconde me, & il est fermé dans la troisieme . Ces trois sortes d’e se trouvent encore en d’autres mots, comme nètteté, évéque, sévère, repêché, &c.

Les Grecs avoient un caractere particulier pour l’e bref ε, qu’ils appelloient épsilon, ἔ ψιλὸν, c’est-à-dire e petit, & ils avoient une autre figure pour l’e long, qu’ils appelloient Eta, ἦτα ; ils avoient aussi un o bref, omicron, ὄ μικρὸν, & un o long, omega, ὦ μέγα.

Il y a bien de l’apparence que l’autorité publique, ou quelque corps respectable, & le concert des copistes avoient concouru à ces établissemens.

Nous n’avons pas été si heureux : ces finesses & cette exactitude grammaticale ont passé pour des minuties indignes de l’attention des personnes élevées. Elles ont pourtant occupé les plus grands des Romains, parce qu’elles sont le fondement de l’art oratoire, qui conduisoit aux grandes places de la République. Ciceron, qui d’Orateur devint Consul, compare ces minuties aux racines des arbres.

« Elles ne nous offrent, dit-il, rien d’agréable : mais c’est de-là, ajoûte-t-il, que viennent ces hautes branches & ce verd feuillage, qui sont l’ornement de nos campagnes ; & pourquoi mépriser les racines, puisque sans le suc qu’elles préparent, & qu’elles distribuent, vous ne sauriez avoir ni les branches ni le feuillage  ».

De syllabis propemodum denumerandis & dimetiendis loquemur ; quoe etiamsi sunt, sicut mihi videntur, necessaria, tamen fiunt magnificentiùs, quam docentur. Est enim hoc omninò verum, sed propriè in hoc dicitur. Nam omnium magnarum artium, sicut arborum, latitudo nos delectat ; radices stirpesque non item : sed, esse illa sine his, non potesi. Cic. Orat. n. XLIII.

Il y a bien de l’apparence que ce n’est qu’insensiblement que l’e a eu les trois sons différens dont nous venons de parler. D’abord nos Peres conserverent le caractere qu’ils trouverent établi, & dont la valeur ne s’éloignoit jamais que fort peu de la premiere institution.

Mais lorsque chacun des trois sons de l’e est devenu un son particulier de la langue, on auroit dû donner à chacun un signe propre dans l’écriture.

Pour suppléer à ce défaut, on s’est avisé, depuis environ cent ans, de se servir des accens, & l’on a cru que ce secours étoit suffisant pour distinguer dans l’écriture ces trois sortes d’e, qui sont si bien distingués dans la prononciation.

Cette pratique ne s’est introduite qu’insensiblement, & n’a pas été d’abord suivie avec bien de l’exactitude : mais aujourd’hui que l’usage du Bureau typographique, & la nouvelle denomination des lettres ont instruit les maîtres & les éleves ; nous voyons que les Imprimeurs & les Ecrivains sont bien plus exacts sur ce point, qu’on ne l’étoit il y a même peu d’années : & comme le point que les Grecs ne mettoient pas sur leur iota, qui est notre i, est devenu essentiel à l’i, il semble que l’accent devienne, à plus juste titre, une partie essentielle à l’e fermé, & à l’e ouvert, puisqu’il les caractérise.

1°. On se sert de l’accent aigu pour marquer le son de l’e fermé, bonté, charité, aimé.

2°. On emploie l’accent grave sur l’e ouvert, procès, accès, succès.

Lorsqu’un e muet est précedé d’un autre e, celui-ci est plus ou moins ouvert ; s’il est simplement ouvert, on le marque d’un accent grave, il mène, il pèse ; s’il est très-ouvert, on le marque d’un accent circonflexe, & s’il ne l’est presque point & qu’il soit seulement ouvert bref, on se contente de l’accent aigu, mon pére, une régle : quelques-uns pourtant y mettent le grave.

Il seroit à souhaiter que l’on introduisît un accent perpendiculaire qui tomberoit sur l’e mitoyen, & qui ne seroit ni grave ni aigu.

Quand l’e est fort ouvert, on se sert de l’accent circonflexe, tête, tempête, même, &c.

Ces mots, qui sont aujourd’hui ainsi accentués, furent d’abord écrits avec une s, beste ; on prononçoit alors cette s comme on le fait encore dans nos Provinces méridionales, beste, teste, &c. dans la suite on retrancha l’s dans la prononciation, & on la laissa dans l’écriture ; parce que les yeux y étoient accoûtumés, & au lieu de cette s, on fit la syllabe longue, & dans la suite on a marqué cette longueur par l’accent circonflexe. Cet accent ne marque donc que la longueur de la voyelle, & nullement la suppression de l’s.

On met aussi cet accent sur le vôtre, le nôtre, apôtre, bientôt, maître, afin qu’il donnât, &c. où la voyelle est longue : vôtre & notre, suivis d’un substantif, n’ont point d’accent.

On met l’accent grave sur l’a, préposition ; rendez à Cesar ce qui appartient à Cesar. On ne met point d’accent sur a, verbe ; il a, habet.

On met ce même accent sur , adverbe ; il est là. On n’en met point sur la, article ; la raison. On écrit holà avec l’accent grave. On met encore l’accent grave sur , adverbe ; où est-il ? cet vient de l’ubi des Latins, que l’on prononçoit oubi, & l’on ne met point d’accent sur ou, conjonction alternative, vous ou moi ; Pierre ou Paul : cet ou vient de aut.

J’ajoûterai, en finissant, que l’usage n’a point encore etabli de mettre un accent sur l’e ouvert quand cet e est suivi d’une consone avec laquelle il ne fait qu’une syllabe ; ainsi on écrit sans accent, la mer, le fer, les hommes, des hommes. On ne met pas non plus d’accent sur l’e qui précede l’r de l’infinitif des verbes, aimer, donner.

Mais comme les Maîtres qui montrent à lire, selon la nouvelle dénomination des lettres, en faisant épeler, font prononcer l’e ou ouvert ou fermé, selon la valeur qu’il a dans la syllabe, avant que de faire épeler la consone qui suit cet é, ces Maîtres, aussi-bien que les Etrangers, voudroient que, comme on met toûjours le point sur l’i, on donnât toûjours à l’e, dans l’écriture, l’accent propre à en marquer la prononciation ; ce qui seroit, disent-ils, & plus uniforme, & plus utile. (F)

Accent aigu’.
Accent bref, ou marque de la briéveté d’une syllabe ; on l’écrit ainsi [non reproduit] sur la voyelle.
Accent circonflexe ^ & ~. Voyez Accent .
Accent grave.
Accent long, qu’on écrit sur une voyelle pour marquer qu’elle est longue.

Accent, quant à la formation, c’est, disent les Ecrivains, une vraie virgule pour l’aigu, un plain oblique incliné de gauche à droite pour le grave, & un angle aigu, dont la pointe est en haut, pour le circonflexe. Cet angle se forme d’un mouvement mixte des doigts & du poignet. Pour l’accent aigu & l’accent grave, ils se forment d’un seul mouvement des doigts.

ACCEPTION

Acception (Grammaire)

ACCEPTION, s. f. terme de Grammaire, c’est le sens que l’on donne à un mot. Par exemple, ce mot esprit, dans sa premiere acception, signifie vent, souffle : mais en Métaphysique il est pris dans une autre acception. On ne doit pas dans la suite du même raisonnement le prendre dans une acception différente.

Acceptio vocis est interpretatio vocis ex mente ejus qui excipit, Sicul. p. 18. L’acception d’un mot que prononce quelqu’un qui vous parle, consiste à entendre ce mot dans le sens de celui qui l’emploie : si vous l’entendez autrement, c’est une acception différente. La plûpart des disputes ne viennent que de ce qu’on ne prend pas le même mot dans la même acception. On dit qu’un mot à plusieurs acceptions quand il peut être pris en plusieurs sens différens : par exemple, coin se prend pour un angle solide, le coin de la chambre, de la cheminée ; coin signifie une piece de bois ou de fer qui sert à fendre d’autres corps ; coin, en terme de monnoie, est un instrument de fer qui sert à marquer les monnoies, les médailles & les jettons ; coin ou coing est le fruit du coignassier. Outre le sens propre qui est la premiere acception d’un mot, on donne encore souvent au même mot un sens figuré : par exemple, on dit d’un bon livre qu’il est marqué au bon coin : coin est pris alors dans une acception figurée ; on dit plus ordinairement dans un sens figuré. (F)

ACCÈS

Accès

ACCÈS ; ce mot vient du latin accessus, qui signifie approcher, l’action par laquelle un corps s’approche de l’autre : mais il n’est pas usité en François dans ce sens littéral. Il signifie dans l’usage ordinaire abord, entrée, facilité d’aborder quelqu’un, d’en approcher. V. Entrée, Admission. Ainsi l’on dit : cet homme a accès auprès du Prince. Cette côte est de difficile accès, à cause des rochers qui la bordent. (F)

ACCIDENT

Accident (Grammaire)

ACCIDENT, s. m. terme de Grammaire ; il est surtout en usage dans les anciens Grammairiens ; ils ont d’abord regardé le mot comme ayant la propriété de signifier. Telle est, pour ainsi dire, la substance du mot, c’est ce qu’ils appellent nominis positio : ensuite ils ont fait des observations particulieres sur cette position ou substance Métaphysique, & ce sont ces observations qui ont donné lieu à ce qu’ils ont appellé accidens des dictions, dictionum accidentia.

Ainsi par accident les Grammairiens entendent une propriété, qui, à la vérité, est attachée au mot, mais qui n’entre point dans la définition essentielle du mot ; car de ce qu’un mot sera primitif ou qu’il sera dérivé, simple ou composé, il n’en sera pas moins un terme ayant une signification. Voici quels sont ces accidens.

1. Toute diction ou mot peut avoir un sens propre ou un sens figuré. Un mot est au propre, quand il signifie ce pourquoi il a été premierement établi : le mot Lion a été d’abord destiné à signifier cet animal qu’on appelle Lion : je viens de la foire, j’y ai vû un beau Lion ; Lion est pris là dans le sens propre : mais si en parlant d’un homme emporté je dis que c’est un lion, lion est alors dans un sens figuré. Quand par comparaison ou analogie un mot se prend en quelque sens autre que celui de sa premiere destination, cet accident peut être appellé l’acception du mot.

2. En second lieu, on peut observer si un mot est primitif, ou s’il est dérivé.

Un mot est primitif, lorsqu’il n’est tiré d’aucun autre mot de la Langue dans laquelle il est en usage. Ainsi en François Ciel, Roi, bon, sont des mots primitifs.

Un mot est dérivé lorsqu’il est tiré de quelqu’autre mot comme de sa source : ainsi céleste, royal, royaume, royauté, royalement, bonté, bonnement, sont autant de dérivés. Cet accident est appellé par les Grammairiens l’espece du mot ; ils disent qu’un mot est de l’espece primitive ou de l’espece dérivée.

3. On peut observer si un mot est simple ou s’il est composé ; juste, justice, sont des mors simples : injuste, injustice, sont composés. En Latin res est un mot simple, publica est encore simple, mais respublica est un mot composé.

Cet accident d’être simple ou d’être composé a été appellé par les anciens Grammairiens la figure. Ils disent qu’un mot est de la figure simple ou qu’il est de la figure composée ; en sorte que figure vient ici de fingere, & se prend pour la forme ou constitution d’un mot qui peut être ou simple ou composé. C’est ainsi que les Anciens ont appellé vasa fictilia, ces vases qui se font en ajoûtant matiere à matiere, & figulus l’ouvrier qui les fait, à fingendo.

4. Un autre accident des mots regarde la prononciation ; sur quoi il faut distinguer l’accent, qui est une élévation ou un abaissement de la voix toûjours invariable dans le même mot ; & le ton & l’emphase qui sont des infléxions de voix qui varient selon les diverses passions & les différentes circonstances, un ton fier, un ton soûmis, un ton insolent, un ton piteux. Voyez Accent .

Voilà quatre Accidens qui se trouvent en toutes sortes des mots. Mais de plus chaque sorte particuliere de mots a ses accidens qui lui sont propres ; ainsi le nom substantif a encore pour accidens le genre. Voyez Genre  ; le cas, la déclinaison, le nombre, qui est ou singulier ou pluriel, sans parler du duel des Grecs.

Le nom adjectif a un accident de plus, qui est la comparaison ; doctus, doctior, doctissimus ; savant, plus savant, très-savant.

Les pronoms ont les mêmes accidens que les noms.

A l’égard des verbes, ils ont aussi par accident l’acception, qui est ou propre ou figurée : ce vieillard marche d’un pas ferme, marcher est là au propre : celui qui me suit ne marche point dans les ténebres, dit Jesus-Christ ; suit & marche sont pris dans un sens figuré, c’est-à-dire, que celui qui pratique les maximes de l’Evangile, a une bonne conduite & n’a pas besoin de se cacher ; il ne fuit point la lumiere, il vit sans crainte & sans remords.

2. L’espece est aussi un accident des verbes ; ils sont ou primitifs, comme parler, boire, sauter, trembler ; ou dérivés, comme parlementer, buvoter, sautiller, trembloter. Cette espece de verbes dérivés en renferme plusieurs autres ; tels sont les inchoatifs, les fréquentatifs, les augmentatifs, les diminutifs, les imitatifs, & les désidératifs.

3. Les verbes ont aussi la figure, c’est-à-dire qu’ils sont simples, comme venir, tenir, faire ; ou composés, comme prevenir, convenir, refaire, &c.

4. La voix ou forme du verbe : elle est de trois sortes, la voix ou forme active, la voix passive & la forme neutre.

Les verbes de la voix active sont ceux dont les terminaisons expriment une action qui passe de l’agent au patient, c’est-à-dire, de celui qui fait l’action sur celui qui la reçoit : Pierre bat Paul ; bat est un verbe de la forme active, Pierre est l’agent, Paul est le patient ou le terme de l’action de Pierre. Dieu conserve ses créatures ; conserve est un verbe de la forme active.

Le verbe est à la voix passive, lorsqu’il signifie que le sujet de la proposition est le patient, c’est-à-dire, qu’il est le terme de l’action ou du sentiment d’un autre : les méchans sont punis, vous serez pris par les ennemis ; sont punis, serez pris, sont de la forme passive.

Le verbe est à la forme neutre, lorsqu’il signifie une action ou un état qui ne passe point du sujet de la proposition sur aucun autre objet extérieur ; comme il palit, il engraisse, il maigrit, nous courons, il badine toûjours, il rit, vous rajeunissez, &c.

5. Le mode, c’est-à-dire les différentes manieres d’exprimer ce que le verbe signifie, ou par l’indicatif qui est le mode direct & absolu ; ou par l’impératif, ou par le subjonctif, ou enfin par l’infinitif.

6. Le sixieme accident des verbes, c’est de marquer le tems par des terminaisons particulieres : j’aime, j’aimois, j’ai aimé, j’avois aimé, j’aimerai.

7. Le septieme accident est de marquer les personnes grammaticales, c’est-à-dire, les personnes relativement à l’ordre qu’elles tiennent dans la formation du discours, & en ce sens il est évident qu’il n’y a que trois personnes.

La premiere est celle qui fait le discours, c’est-à-dire, celle qui parle, je chante ; je est la premiere personne, & chante est le verbe à la premiere personne, parce qu’il est dit de cette premiere personne.

La seconde personne est celle à qui le discours s’adresse ; tu chantes, vous chantez, c’est la personne à qui l’on parle.

Enfin, lorsque la personne ou la chose dont on parle n’est ni à la premiere ni à la seconde personne, alors le verbe est dit être à la troisieme personne ; Pierre écrit, écrit est à la troisieme personne : le soleil luit, luit est à la troisieme personne du présent de l’indicatif du verbe luire.

En Latin & en Grec les personnes grammaticales sont marquées, aussi-bien que les tems, d’une maniere plus distincte, par des terminaisons particulieres, τύπτω, τύπτεις, τύπτει, τύπτομεν, τύπτετε, τύπτουσι, canto, cantas, cantat, cantavi, cantavisti, cantavit ; cantaveram, cantabo, &c. au lieu qu’en François la différence des terminaisons n’est pas souvent bien sensible ; & c’est pour cela que nous joignons aux verbes les pronoms qui marquent les personnes, je chante, tu chantes, il chante.

8. Le huitieme accident du verbe est la conjugaison. La conjugaison est une distribution ou liste de toutes les parties & de toutes les infléxions du verbe, selon une certaine analogie. Il y a quatre sortes d’analogies en Latin par rapport à la conjugaison ; ainsi il y a quatre conjugaisons : chacune a son paradigme, c’est-à-dire un modele sur lequel chaque verbe régulier doit être conjugué ; ainsi amare, selon d’autres cantare, est le paradigme des verbes de la premiere conjugaison, & ces verbes, selon leur analogie, gardent l’a long de l’infinitif dans presque tous leurs tems & dans presque toutes les personnes. Amare, amabam, amavi, amaveram, amabo, amandum, amatum, &c.

Les autres conjugaisons ont aussi leur analogie & leur paradigme.

Je crois qu’à ces quatre conjugaisons on doit en ajoûter une cinquieme, qui est une conjugaison mixte, en ce qu’elle a des personnes qui suivent l’analogie de la troisieme conjugaison, & d’autres celle de la quatrieme ; tels sont les verbes en ere, io, comme capere, capio ; on dit à la premiere personne du passif capior, je suis pris, comme audior ; cependant on dit caperis à la seconde personne, & non capiris, quoiqu’on dise audior, audiris. Comme il y a plusieurs verbes en ere, io, suscipere suscipio, interficere interficio, elicere, io, excutere, io, fugere fugio, &c. & que les commençans sont embarrassés à les conjuguer, je crois que ces verbes valent bien la peine qu’on leur donne un paradigme ou modele.

Nos Grammairiens content aussi quatre conjugaisons de nos verbes François.

1. Les verbes de la premiere conjugaison ont l’infinitif en er, donner.

2. Ceux de la seconde ont l’infinitif en ir, punir.

3. Ceux de la troisieme ont l’infinitif en oir, devoir.

4. Ceux de la quatrieme ont l’infinitif en re, dre, tre, faire, rendre, mettre.

La Grammaire de la Touche voudroit une cinquieme conjugaison des verbes en aindre, eindre, oindre, tels que craindre, feindre, joindre, parce que ces verbes ont une singularité qui est de prendre le g pour donner un son mouillé à l’n en certain ; tems, nous craignons, je craignis, je craignisse, craignant.

Mais le P. Buffier observe qu’il y a tant de différentes infléxions entre les verbes d’une même conjugaison, qu’il faut, ou ne reconnoître qu une seule conjugaison, ou en reconnoître autant que nous avons de terminaisons différentes dans les infinitifs. Or M. l’Abbé Regnier observe que la Langue Françoise a jusqu’à vingt-quatre terminaisons différentes à l’infinitif.

9. Enfin le dernier accident des verbes est l’analogie ou l’anomalie, c’est-à-dire d’être réguliers & de suivre l’analogie de leur paradigme, ou bien de s’en écarter ; & alors on dit qu’ils sont irréguliers ou anomaux.

Que s’il arrive qu’ils manquent de quelque mode, de quelque tems, ou de quelque personne, on les appelle défectifs.

A l’égard des prépositions, elles sont toutes primitives &simples, à, de, dans, avec, &c. sur quoi il faut observer qu’il y a des Langues qui énoncent en un seul mot ces vûes de l’esprit, ces rapports, ces manieres d’être, au lieu qu’en d’autres Langues ces mêmes rapports sont divisés par l’élocution & exprimés par plusieurs mots, par exemple, coram patre, en présence de son pere ; ce mot coram, en Latin, est un mot primitif & simple qui n’exprime qu’une maniere d’être considérée par une vûe simple de l’esprit.

L’élocution n’a point en François de terme pour l’exprimer ; on la divise en trois mots, en présence de. Il en est de même de propter, pour l’amour de, ainsi de quelques autres expressions que nos Grammairiens François ne mettent au nombre des prépositions, que parce qu’elles répondent à des prépositions Latines.

La préposition ne fait qu’ajoûter une circonstance ou maniere au mot qui précede, & elle est toûjours considérée sous le même point de vûe, c’est toûjours la même maniere ou circonstance qu’elle exprime ; il est dans ; que ce soit dans la ville, ou dans la maison, ou dans le coffre, ce sera toûjours être dans. Voilà pourquoi les propositions ne se déclinent point.

Mais il faut observer qu’il y a des prépositions séparables, telles que dans, sur, avec, &c. & d’autres qui sont appellées inséparables, parce qu’elles entrent dans la composition des mots, de façon qu’elles n’en peuvent être séparées sans changer la signification particuliere du mot ; par exemple, refaire, surfaire, défaire, contrefaire, ces mots, re, sur, dé, contre, &c. sont alors des prépositions inséparables, tirées du Latin. Nous en parlerons plus en détail au mot Préposition .

A l’égard de l’adverbe, c’est un mot qui, dans sa valeur, vaut autant qu’une préposition & son complément. Ainsi prudemment, c’est avec prudence, sagement, avec sagesse, &c. Voyez Adverbe .

Il y a trois accidens à remarquer dans l’adverbe outre la signification, comme dans tous les autres mots. Ces trois accidens sont,

1. L’espece, qui est ou primitive ou dérivative : ici, là, ailleurs, quand, lors, hier, où, &c. sont des adverbes de l’espece primitive, parce qu’ils ne viennent d’aucun autre mot de la Langue.

Au lieu que justement, sensément, poliment, absolument, tellement, &c. sont de l’espece dérivative ; ils viennent des noms adjectifs juste, sensé, poli, absolu, tel, &c.

2. La figure, c’est d’être simple ou composé. Les adverbes sont de la figure simple, quand aucun autre mot ni aucune préposition inséparable n’entre dans leur composition ; ainsi justement, lors, jamais, sont des adverbes de la figure simple.

Mais injustement, alors, aujourd’hui, & en Latin hodie, sont de la figure composee.

3. La comparaison est le troisieme accident des adverbes. Les adverbes qui viennent des noms de qualité se comparent, justement, plus justement, très ou fort justement, le plus justement, bien, mieux, le mieux, mal, pis, le pis, plus mal, très mal, fort mal, &c.

A l’égard de la conjonction, c’est-à-dire, de ces petits mots qui servent à exprimer la liaison que l’esprit met entre des mots & des mots, ou entre des phrases & des phrases ; outre leur signification particuliere, il y a encore leur figure & leur position.

1. Quant à la figure, il y en a de simples, comme &, ou, mais, si, car, ni, &c.

Il y en a beaucoup de composées, & si, mais si, & même il y en a qui sont composées de noms ou de verbes, par exemple, à moins que, desorte que, bien entendu que, pourvû que.

2. Pour ce qui est de leur position, c’est-à-dire, de l’ordre ou rang que les conjonctions doivent tenir dans le discours, il faut observer qu’il n’y en a point qui ne suppose au-moins un sens précedent ; car ce qui joint doit être entre deux termes. Mais ce sens peut quelquefois être transposé, ce qui arrive avec la conditionnelle si, qui peut fort bien commencer un discours ; si vous êtes utile à la société, elle pourvoira à vos besoins. Ces deux phrases sont liées par la conjonction si ; c’est comme s’il y avoit, la société pourvoira à vos besoins, si vous y êtes utile.

Mais vous ne sauriez commencer un discours par mais, &, or, donc, &c. c’est le plus ou moins de liaison qu’il y a entre la phrase qui suit une conjonction & celle qui la précede, qui doit servir de regle pour la ponctuation.

* Ou s’il arrive qu’un discours commence par un or ou un donc, ce discours est censé la suite d’un autre qui s’est tenu intérieurement, & que l’Orateur ou l’Ecrivain a sous-entendu, pour donner plus de véhémence à son début. C’est ainsi qu’Horace a dit au commencement d’une Ode :

Ergo Quintilium perpetuus sopor
Urget. . . . .

Et Malherbe dans son Ode à Louis XIII. partant pour la Rochelle :

Donc un nouveau labeur à tes armes s’apprête ;
Prens ta foudre, Loüis. . . . .

A l’égard des interjections, elles ne servent qu’à marquer des mouvemens subits de l’ame. Il y a autant de sortes d’interjections, qu’il y a de passions différentes. Ainsi il y en a pour la tristesse & la compassion, hélas ! ha ! pour la douleur, ai ai, ha ! pour l’aversion & le dégoût, si. Les interjections ne servant qu’à ce seul usage, & n’étant jamais considérées que sous la même face, ne sont sujettes à aucun autre accident. On peut seulement observer qu’il y a des noms, des verbes, & des adverbes, qui étant prononcés dans certains mouvemens de passions ont la force de l’interjection, courage, allons, bon-Dieu, voyez, marche, tout beau, paix, &c. c’est le ton plûtôt que le mot qui fait alors l’interjection. (F)

ACCUSATIF

ACCUSATIF, s. m. terme de Grammaire ; c’est ainsi qu’on appelle le 4e cas des noms dans les Langues qui ont des déclinaisons, c’est-à-dire, dans les Langues dont les noms ont des terminaisons particulieres destinées à marquer différens rapports, ou vûes particulieres sous lesquelles l’esprit considere le même objet.

« Les cas ont été inventés, dit Varron, afin que celui qui parle puisse faire connoître, ou qu’il appelle, ou qu’il donne, ou qu’il accuse.

Sunt destinati casus ut qui de altero diceret, distinguere posset, quùm vocaret, quùm daret, quùm accusaret ; sic alia quoedam discrimina quoe nos & Groecos ad declinandum duxerunt. Varro, lib. I. de Anal.

Au reste les noms que l’on a donnés aux différens cas ne sont tirés que de quelqu’un de leurs usages, & sur-tout de l’usage le plus fréquent, ce qui n’empêche pas qu’ils n’en aient encore plusieurs autres, & même de tout contraires ; car on dit également donner à quelqu’un, & ôter à quelqu’un, défendre & accuser quelqu’un ; ce qui a porté quelques Grammairiens (tel est Scaliger) à rejetter ces dénominations, & à ne donner à chaque cas d’autre nom que celui de premier, second, & ainsi de suite jusqu’à l’ablatif, qu’ils appellent le sixieme cas.

Mais il suffit d’observer que l’usage des cas n’est pas restraint à celui que leur dénomination énonce. Tel est un Seigneur qu’on appelle Duc ou Marquis d’un tel endroit ; il n’en est pas moins Comte ou Baron d’un autre. Ainsi nous croyons que l’on doit conserver ces anciennes dénominations, pourvû que l’on explique les différens usages particuliers de chaque cas.

L’accusatif fut donc ainsi appellé, parce qu’il servoit à accuser, accusare aliquem : mais donnons à accuser la signification de déclarer, signification qu’il a même souvent en François, comme quand les Négocians disent accuser la réception d’une Lettre ; & les joüeurs de Piquet, accuser le point. En déterminant ensuite les divers usages de ces cas, j’en trouve trois qu’il faut bien remarquer.

1. La terminaison de l’accusatif sert à faire connoître le mot qui marque le terme ou l’objet de l’action que le verbe signifie. Augustus vicit-Antonium, Auguste vainquit Antoine. Antonium est le terme de l’action de vaincre ; ainsi Antonium est à l’accusatif, & détermine l’action de vaincre. Vocem proecludit metus, dit Phedre en parlant des grenouilles épouvantées du bruit que fit le soliveau que Jupiter jetta dans leur marais ; la peur leur étouffa la voix, vocem est donc l’action de proecludit. Ovide parlant du palais du Soleil, dit que materiem superabat opus ; materiem ayant la terminaison de l’accusatif, me fait entendre que le travail surpassoit la matiere. Il en est de même de tous les verbes actifs transitifs, sans qu’il puisse y avoir d’exception, tant que ces verbes sont présentés sous la forme d’actifs transitifs.

Le second service de l’accusatif c’est de terminer une de ces prépositions qu’un usage arbitraire de la Langue Latine détermine par l’accusatif. Une préposition n’a par elle-même qu’un sens appellatif ; elle ne marque qu’une sorte, une espece de rapport particulier : mais ce rapport est ensuite appliqué, & pour ainsi dire individualisé par le nom qui est le complément de la préposition : par exemple, il s’est levé avant, cette préposition avant marque une priorité. Voilà l’espece de rapport : mais ce rapport doit être déterminé. Mon esprit est en suspens jusqu’à ce que vous me disiez avant qui ou avant quoi. Il s’est levé avant le jour, ante diem ; cet accusatif diem détermine, fixe la signification de ante. J’ai dit qu’en ces occasions ce n’étoit que par un usage arbitraire que l’on donnoit au nom déterminant la terminaison de l’accusatif ; car au fond ce n’est que la valeur du nom qui détermine la préposition : & comme les noms Latins & les noms Grecs ont différentes terminaisons, il falloit bien qu’alors ils en eussent une ; or l’usage a consacré la terminaison de l’accusatif après certaines prépositions, & celle de l’ablatif après d’autres ; & en Grec il y a des prépositions qui se construisent aussi avec le génitif.

Le troisieme usage de l’accusatif est d’être le suppôt de l’infinitif, comme le nominatif l’est avec les modes finis ; ainsi comme on dit à l’indicatif Petrus legit, Pierre lit, on dit à l’infinitif Petrum legere, Pierre lire, ou Petrum legisse, Pierre avoir lû. Ainsi la construction de l’infinitif se trouve distinguée de la construction d’un nom avec quelqu’un des autres modes ; car avec ces modes le nom se met au nominatif.

Que si l’on trouve quelquefois au nominatif un nom construit avec un infinitif, comme quand Horace a dit patiens vocari Casaris ultor, au lieu de patiens te vocari ultorem ; c’est ou par imitation des Grecs qui construisent indifféremment l’infinitif, ou avec un nominatif, ou avec un accusatif, ou bien c’est par attraction ; car dans ce passage d’Horace, ultor est attiré par patiens, qui est au même cas que filius Maioe : tout cela se fait par le rapport d’identité. Voyez Construction .

Pour épargner bien des peines, & pour abreger bien des regles de la méthode ordinaire au sujet de l’accusatif, observez :

1°. Que lorsqu’un accusatif est construit avec un infinitif, ces deux mots forment un sens particulier équivalent à un nom, c’est-à-dire, que ce sens seroit exprimé en un seul mot par un nom, si un tel nom avoit été introduit & autorisé par l’usage. Par exemple, pour dire Herum esse semper lenem, mon maître est toûjours doux, Terence a dit heri semper lenitas.

2°. D’où il suit que comme un nom peut être le sujet d’une proposition, de même ce sens total exprimé par un accusatif avec un infinitif, peut aussi être, & est souvent le sujet d’une proposition.

En second lieu, comme un nom est souvent le terme de l’action qu’un verbe actif transitif signifie, de même le sens total énoncé par un nom avec un infinitif est aussi le terme ou objet de l’action que ces sortes de verbes expriment. Voici des exemples de l’un & de l’autre, & premierement du sens total qui est le sujet de la proposition, ce qui, ce me semble, n’est pas assez remarqué. Humanam rationem proecipitationi & proejudicio esse obnoxiam satis compertum est. Cailly, Phil. Mot à mot, l’entendement humain être sujet à la précipitation & au préjugé est une chose assez connue. Ainsi la construction est : hoc, nempe humanam rationem esse obnoxiam proecipitationi & proejudicio, est χρῆμα seu negotium satis compertum. Humanam rationem esse obnoxiam proecipitationi & proejudicio, voilà le sens total qui est le sujet de la proposition ; est satis compertum en est l’attribut.

Caton dans Lucain, Liv. II. v. 288. dit que s’il est coupable de prendre le parti de la République, ce sera la faute des Dieux. Crimen erit Superis & me fecisse nocentem. Hoc, nempe Deos fecisse me nocentem, de m’avoir fait coupable, voilà le sujet dont l’attribut est erit crimen Superis. Plaute, Miles gl. act. III. scen. j. v. 109. dit que c’est une conduite loüable pour un homme de condition qui est riche, de prendre soin lui-même de l’éducation de ses enfans ; que c’est élever un monument à sa maison & à lui-même. Laus est magno in genere & in divitiis maximis liberos, hominem educare, generi monumentum & sibi. Construisez, hominem constitutum magno in genere & divitiis maximis educare liberos, monumentum generi & sibi, hoc, inquam, est laus ; ainsi est laus est l’attribut, & les mots qui précédent font un sens total, qui est le sujet de la proposition.

Il y a en François & dans toutes les langues un grand nombre d’exemples pareils ; on en doit faire la construction suivant le même procédé. Il est doux de trouver dans un amant qu’on aime, un époux que l’on doit aimer, Quinault. Il, illud, à savoir l’avantage, le bonheur de trouver dans un amant qu’on aime un époux que l’on doit aimer. Voilà un sens total, qui est le sujet de la proposition ; on dit de ce sens total, de ce bonheur, de ce il, qu’il est doux ; ainsi est doux, c’est l’attribut.

Quàm bonum est correptum manifestare poenitentiam ! est negotium quàm bonum. Eccli, c. xx. v. 4. construisez : Hoc, nempe hominem correptum manifestare poenitentiam, est negotium quàm bonum ! Il est beau pour celui qu’on reprend de quelque faute, de faire connoître son repentir. Il vaut mieux pour un esclave d’être instruit que de parler, plus scire satius est quàm loqui hominem servum. Plaute, act. I. scen. j. v. 57. construisez : Hoc, nempe hominem servum plus scire, est satius quam hominem servum loqui. Homines esse amicos Dei, quanta est dignitas ! Qu’il est glorieux pour les hommes, dit Saint Grégoire le Grand, d’être les amis de Dieu ! où vous voyez que le sujet de la proposition est ce sens total, homines esse amicos Dei. Le même procédé peut faire la construction en François, & dans quelqu’autre Langue que ce puisse être. Il, illud, à savoir d’être les amis de Dieu, est combien glorieux pour les hommes ! Mihi semper placuit non Rege solum, sed regno liherari Rempublicam. Lett. VII. de Brutus à Ciceron. Hoc, scilicet Rempublicam liberari non solum, à Rege, sed regno, placuit mihi. J’ai toûjours souhaité que la République fût délivrée non-seulement du Roi, mais même de l’autorité royale.

Je pourrois rapporter un bien plus grand nombre d’exemples pareils d’accusatifs qui forment avec un infinitif un sens qui est le sujet d’une proposition : passons à quelques exemples où le sens formé par un accusatif & un infinitif, est le terme de l’action d’un verbe actif transitif.

A l’égard du sens total, qui est le terme de l’action d’un verbe actif, les exemples en sont plus communs. Puto te esse doctum ; mot à mot, je crois toi être sçavant ; & selon notre construction usuelle, je crois que vous êtes savant. Sperat se palmam esse relaturum, il espere soi être celui qui doit remporter la victoire, il espere qu’il remportera la victoire.

La raison de ces accusatifs Latins est donc qu’ils forment un sens qui est le terme de l’action d’un verbe actif ; c’est donc par l’idiotisme de l’une & de l’autre Langue qu’il faut expliquer ces facons de parler, & non par les regles ridicules du que retranché.

A l’égard du François, nous n’avons ni déclinaison ni cas ; nous ne faisons usage que de la simple dénomination des noms, qui ne varient leur terminaison que pour distinguer le pluriel du singulier. Les rapports ou vûes de l’esprit que les Latins font connoître par la différence de la terminaison d’un même nom, nous les marquons, ou par la place du mot, ou par le secours des prépositions. C’est ainsi que nous marquons le rapport de l’accusatif en plaçant le nom après le verbe. Auguste vainquit Antoine, le travail surpassoit la matiere. Il n’y a sur ce point que quelques observations à faire par rapport aux pronoms. Voyez Article, Cas, Construction . (F)

ACTIF

Actif (Grammaire)

ACTIF, active, terme de Grammaire ; un mot est actif quand il exprime une action. Actif est opposé à passif. L’agent fait l’action, le patient la reçoit. Le feu brûle, le bois est brûlé ; ainsi brûle est un terme actif, & brûlé est passif. Les verbes réguliers ont un participe actif, comme lisant, & un participe passif, comme .

Je ne suis point battant de peur d’être battu,
Et l’humeur débonnaire est ma grande vertu.
(Mol.)

Il y a des verbes actifs & des verbes passifs. Les verbes actifs marquent que le sujet de la proposition fait l’action, j’enseigne ; le verbe passif au contraire marque que le sujet de la proposition reçoit l’action, qu’il est le terme ou l’objet de l’action d’un autre, je suis enseigné, &c.

On dit que les verbes ont une voix active & une voix passive, c’est-à-dire, qu’ils ont une suite de terminaisons qui exprime un sens actif, & une autre liste de désinances qui marque un sens passif, ce qui est vrai, sur-tout en Latin & en Grec ; car en François, & dans la plûpart des Langues vulgaires, les verbes n’ont que la voix active ; & ce n’est que par le secours d’une périphrase, & non par une terminaison propre, que nous exprimons le sens passif. Ainsi en Latin amor, amaris, amatur, & en Grec φιλέομαι, φιλέῃ, φιλέεται, veulent dire je suis aimé ou aimée, tu es aimé ou aimée, il est aimé ou elle est aimée.

Au lieu de dire voix active ou voix passive, on dit à l’actif, au passif ; & alors actif & passif se prennent substantivement, ou bien on sousentend sens : ce verbe est à l’actif, c’est-à-dire, qu’il marque un sens actif.

Les véritables verbes actifs ont une voix active & une voix passive : on les appelle aussi actifs transitifs, parce que l’action qu’ils signifient passe de l’agent sur un patient, qui est le terme de l’action, comme battre, instruire, &c.

Il y a des verbes qui marquent des actions qui ne passent point sur un autre objet, comme aller, venir, dormir, &c. ceux-là sont appellés actifs intransitifs, & plus ordinairement neutres, c’est-à-dire, qui ne sont ni actifs transitifs, ni passifs ; car neutre vient du Latin neuter, qui signifie ni l’un ni l’autre : c’est ainsi qu’on dit d’un nom qu’il est neutre, c’est-à-dire, qu’il n’est ni masculin ni féminin. Voyez Verbe . (F)

ADJECTIF

Adjectif (Grammaire)

ADJECTIF, terme de Grammaire. Adjectif vient du latin adjectus, ajoûté, parce qu’en effet le nom adjectif est toûjours ajoûté à un nom substantif qui est ou exprimé ou sous-entendu. L’adjectif est un mot qui donne une qualification au substantif ; il en désigne la qualité ou maniere d’être. Or comme toute qualité suppose la substance dont elle est qualité, il est évident que tout adjectif suppose un substantif : car il faut être, pour être tel. Que si nous disons, le beau vous touche, le vrai doit être l’objet de nos recherches, le bon est préférable au beau, &c. Il est évident que nous ne considérons même alors ces qualités qu’entant qu’elles sont attachées à quelque substance ou suppôt : le beau, c’est-à-dire, ce qui est beau ; le vrai, c’est-à-dire, ce qui est vrai, &c. En ces exemples, le beau, le vrai, &c. ne sont pas de purs adjectifs ; ce sont des adjectifs pris substantivement qui désignent un suppôt quelconque, entant qu’il est ou beau, ou vrai, ou bon, &c. Ces mots sont donc alors en même tems adjectifs & substantifs : ils sont substantifs, puisqu’ils désignent un suppôt, le . . . ils sont adjectifs, puisqu’ils désignent ce suppôt entant qu’il est tel.

Il y a autant de sortes d’adjectifs qu’il y a de sortes de qualités, de manieres & de relations que notre esprit peut considérer dans les objets.

Nous ne connoissons point les substances en elles-mêmes, nous ne les connoissons que par les impressions qu’elles font sur nos sens, & alors nous disons que les objets sont tels, selon le sens que ces impressions affectent. Si ce sont les yeux qui sont affectés, nous disons que l’objet est coloré, qu’il est ou blanc, ou noir, ou rouge, ou bleu, &c. Si c’est le goût, le corps est ou doux, ou amer ; ou aigre, ou fade, &c. Si c’est le tact, l’objet est ou rude, ou poli ; ou dur, ou mou ; gras, huileux, ou sec ; &c.

Ainsi ces mots blanc, noir, rouge, bleu, doux, amer, aigre, fade, &c. sont autant de qualifications que nous donnons aux objets, & sont par conséquent autant de noms adjectifs. Et parce que ce sont les impressions que les objets physiques font sur nos sens, qui nous font donner à ces objets les qualifications dont nous venons de parler, nous appellerons ces sortes d’adjectifs adjectifs physiques.

Remarquez qu’il n’y a rien dans les objets qui soit semblable au sentiment qu’ils excitent en nous. Seulement les objets sont tels qu’ils excitent en nous telle sensation, ou tel sentiment, selon la disposition de nos organes, & selon les lois du méchanisme universel. Une aiguille est telle què si la pointe de cette aiguille est enfoncée dans ma peau, j’aurai un sentiment de douleur : mais ce sentiment ne sera qu’en moi, & nullement dans l’aiguille. On doit en dire autant de toutes les autres sensations.

Outre les adjectifs physiques il y a encore les adjectifs métaphysiques qui sont en très-grand nombre, & dont on pourroit faire autant de classes différentes qu’il y a de sortes de vûes sous lesquelles l’esprit peut considérer les êtres physiques & les êtres métaphysiques.

Comme nous sommes accoûtumés à qualifier les êtres physiques, en conséquence des impressions immédiates qu’ils font sur nous, nous qualifions aussi les êtres métaphysiques & abstraits, en conséquence de quelque considération de notre esprit à leur égard. Les adjectifs qui expriment ces sortes de vûes ou considérations, sont ceux que j’appelle adjectifs métaphysiques, ce qui s’entendra mieux par des exemples.

Supposons une allée d’arbres au milieu d’une vaste plaine : deux hommes arrivent à cette allée, l’un par un bout, l’autre par le bout opposé ; chacun de ces hommes regardant les arbres de cette allée dit, voilà le premier ; de sorte que l’arbre que chacun de ces hommes appelle le premier est le dernier par rapport à l’autre homme. Ainsi premier, dernier, & les autres noms de nombre ordinal, ne sont que des adjectifs métaphysiques. Ce sont des adjectifs de relation & de rapport numéral.

Les noms de nombre cardinal, tels que deux, trois, &c. sont aussi des adjectifs métaphysiques qui qualifient une collection d’individus.

Mon, ma, ton, sa, son, sa, &c. sont aussi des adjectifs métaphysiques qui désignent un rapport d’appartenance ou de propriété, & non une qualité physique & permanente des objets.

Grand & petit sont encore des adjectifs métaphysiques ; car un corps, quel qu’il soit, n’est ni grand ni petit en lui-même ; il n’est appellé tel que par rapport à un autre corps. Ce à quoi nous avons donné le nom de grand a fait en nous une impression différente de celle que ce que nous appellons petit nous a faite ; c’est la perception de cette différence qui nous a donné lieu d’inventer les noms de grand, de petit, de moindre, &c.

Différent, pareil, semblable, sont aussi des adjectifs métaphysiques qui qualifient les noms substantifs en conséquence de certaines vûes particulieres de l’esprit. Différent qualifie un nom précisément entant que je sens que la chose n’a pas fait en moi des impressions pareilles à celles qu’un autre y a faites. Deux objets tels que j’apperçois que l’un n’est pas l’autre, font pourtant en moi des impressions pareilles en certains points : je dis qu’ils sont semblables en ces points là, parce que je me sens affecté à cet égard de la même maniere ; ainsi semblable est un adjectif métaphysique.

Je me promene tout autour de cette ville de guerre, que je vois enfermée dans ses remparts : j’apperçois cette campagne bornée d’un côté par une riviere & d’un autre par une forêt : je vois ce tableau enfermé dans son cadre, dont je puis même mesurer l’étendue & dont je vois les bornes : je mets sur ma table un livre, un écu ; je vois qu’ils n’occupent qu’une petite étendue de ma table ; que ma table même ne remplit qu’un petit espace de ma chambre, & que ma chambre est renfermée par des murailles : enfin tout corps me paroît borné par d’autres corps, & je vois une étendue au-delà. Je dis donc que ces corps sont bornés, terminés, finis ; ainsi borné, terminé, fini, ne supposent que des bornes & la connoissance d’une étendue ultérieure.

D’un autre côté, si je me mets à compter quelque nombre que ce puisse être, fût-ce le nombre des grains de sable de la mer & des feuilles de tous les arbres qui sont sur la surface de la terre, je trouve que je puis encore y ajoûter, tant qu’enfin, las de ces additions toûjours possibles, je dis que ce nombre est infini, c’est-à-dire, qu’il est tel, que je n’en appercois pas les bornes, & que je puis toûjours en augmenter la somme totale. J’en dis autant de tout corps étendu, dont notre imagination peut toûjours écarter les bornes, & venir enfin à l’étendue infinie. Ainsi infini n’est qu’un adjectif métaphysique.

Parfait est encore un adjectif métaphysique. L’usage de la vie nous fait voir qu’il y a des êtres qui ont des avantages que d’autres n’ont pas : nous trouvons qu’à cet égard ceux-ci valent mieux que ceux-là. Les plantes, les fleurs, les arbres, valent mieux que les pierres. Les animaux ont encore des qualités préférables à celles des plantes, & l’homme a des connoissances qui l’élevent au-dessus des animaux. D’ailleurs ne sentons-nous pas tous les jours qu’il vaut mieux avoir que de n’avoir pas ? Si l’on nous montre deux portraits de la même personne, & qu’il y en ait un qui nous rappelle avec plus d’exactitude & de vérité l’image de cette personne, nous disons que le portrait est parlant, qu’il est parfait, c’est-à-dire qu’il est tel qu’il doit être.

Tout ce qui nous paroît tel que nous n’appercevons pas qu’il puisse avoir un degré de bonté & d’excellence au-delà, nous l’appellons parfait.

Ce qui est parfait par rapport à certaines personnes, ne l’est pas par rapport à d’autres, qui ont acquis des idées plus justes & plus étendues.

Nous acquérons ces idées insensiblement par l’usage de la vie ; car dès notre enfance, à mesure que nous vivons, nous appercevons des plus ou des moins, des bien & des mieux, des mal & des pis : mais dans ces premiers tems nous ne sommes pas en état de réfléchir sur la maniere dont ces idées se forment par degrés dans notre esprit ; & dans la suite, comme l’on trouve ces connoissances toutes formées, quelques. Philosophes se sont imaginé qu’elles naissoient avec nous : ce qui veut dire qu’en venant au monde nous savons ce que c’est que l’infini, le beau, le parfait, &c. ce qui est également contraire à l’expérience & à la raison. Toutes ces idées abstraites supposent un grand nombre d’idées particulieres que ces mêmes Philosophes comptent parmi les idées acquises : par exemple, comment peut-on savoir qu’il faut rendre à chacun ce qui lui est dû, si l’on ne sait pas encore ce que c’est que rendre, ce que c’est que chacun, & qu’il y a des biens & des choses particulieres, qui, en vertu des lois de la société, appartiennent aux uns plûtôt qu’aux autres ? Cependant sans ces connoissances particulieres, que ces Philosophes même comptent parmi les idées acquises, peut-on comprendre le principe général ?

Voici encore d’autres adjectifs métaphysiques qui demandent de l’attention.

Un nom est adjectif quand il qualifie un nom substantif : or qualifier un nom substantif, ce n’est pas seulement dire qu’il est rouge ou bleu, grand ou petit, c’est en fixer l’étendue, la valeur, l’acception, étendre cette acception ou la restraindre, ensorte pourtant que toûjours, l’adjectif & le substantif pris ensemble, ne présentent qu’un même objet à l’esprit ; au lieu que si je dis liber Petri, Petri fixe à la vérité l’étendue de la signification de liber : mais ces deux mots présentent à l’esprit deux objets différens, dont l’un n’est pas l’autre ; au contraire, quand je dis le beau livre, il n’y a là qu’un objet réel, mais dont j’énonce qu’il est beau. Ainsi tout mot qui fixe l’acception du substantif, qui en étend ou qui en restraint la valeur, & qui ne présente que le même objet à l’esprit, est un véritable adjectif. Ainsi nécessaire, accidentel, possible, impossible, tout, nul, quelque, aucun, chaque, tel, quel, certain, ce, cet, cette, mon, ma, ton, ta, vos, vôtre, nôtre, & même le, la, les, sont de véritables adjectifs métaphysiques, puisqu’ils modifient des substantifs, & les font regarder sous des points de vûe particuliers. Tout homme présente homme dans un sens général affirmatif : nul homme l’annonce dans un sens général négatif : quelque homme présente un sens particulier indéterminé : son, sa, ses, vos, &c. font considérer le substantif sous un sens d’appartenance & de propriété ; car quand je dis meus ensis, meus est autant simple adjectif qu’Evandrius, dans ce vers de Virgile :

Nam tibi, Timbre, caput, Evandrius abstulit ensis.
Æn. Liv. X. v. 394.

meus marque l’appartenance par rapport à moi, & Evandrius la marque par rapport à Evandre.

Il faut ici observer que les mots changent de valeur selon les différentes vûes que l’usage leur donne à exprimer : boire, manger, sont des verbes ; mais quand on dit le boire, le manger, &c. alors boire & manger sont des noms. Aimer est un verbe actif : mais dans ce vers de l’opera d’Atys,

J’aime, c’est mon destin d’aimer toute ma vie.

aimer est pris dans un sens neutre. Mien, tien, sien, étoient autrefois adjectifs ; on disoit un sien frere, un mien ami : aujourd’hui, en ce sens, il n’y a que mon, ton, son, qui soient adjectifs ; mien, tien, sien, sont de vrais substantifs de la classe des pronoms, le mien, le tien, le sien. La Discorde, dit la Fontaine, vint,

Avec, Que si-que non, son frere ;
Avec, Le tien-le mien, son pere.

Nos, vos, sont toûjours adjectifs : mais vôtre, nôtre, sont souvent adjectifs, & souvent pronoms, le vôtre, le nôtre. Vous & les vôtres ; voilà le vôtre, voici le sien & le mien : ces pronoms indiquent alors des objets certains dont on a déja parlé. Voyez Pronom .

Ces réflexions servent à décider si ces mots Pere, Roi, & autres semblables, sont adjectifs ou substantifs. Qualifient-ils ? ils sont adjectifs. Louis XV. est Roi, Roi qualifie Louis XV ; donc Roi est-là adjectif. Le Roi est à l’armée : le Roi désigne alors un individu : il est donc substantif. Ainsi ces mots sont pris tantôt adjectivement, tantôt substantivement ; cela dépend de leur service, c’est-à-dire, de la valeur qu’on leur donne dans l’emploi qu’on en fait.

Il reste à parler de la syntaxe des adjectifs. Ce qu’on peut dire à ce sujet, se réduit à deux points.

1. La terminaison de l’adjectif. 2. La position de l’adjectif.

1°. A l’égard du premier point, il faut se rappeller ce principe dont nous avons parlé ci-dessus, que l’adjectif & le substantif mis ensemble en construction, ne présentent à l’esprit qu’un seul & même individu, ou physique, ou métaphysique. Ainsi l’adjectif n’étant réellement que le substantif même considéré avec la qualification que l’adjectif énonce, ils doivent avoir l’un & l’autre les mêmes signes des vûes particulieres sous lesquelles l’esprit considere la chose qualifiée. Parle-t-on d’un objet singulier : l’adjectif doit avoir la terminaison destinée à marquer le singulier. Le substantif est-il de la classe des noms qu’on appelle masculin : l’adjectif doit avoir le signe destiné à marquer les noms de cette classe. Enfin y a-t-il dans une Langue une maniere établie pour marquer les rapports ou points de vûe qu’on appelle cas : l’adjectif doit encore se conformer ici au substantif : en un mot il doit énoncer les mêmes rapports, & se présenter sous les mêmes faces que le substantif ; parce qu’il n’est qu’un avec lui. C’est ce que les Grammairiens appellent la concordance de l’adjectif avec le substantif, qui n’est fondée que sur l’identité physique de l’adjectif avec le substantif.

2°. A l’égard de la position de l’adjectif, c’est-à-dire, s’il faut le placer avant ou après le substantif, s’il doit être au commencement ou à la fin de la phrase, s’il peut être séparé du substantif par d’autres mots : je répons que dans les Langues qui ont des cas, c’est-à-dire, qui marquent par des terminaisons les rapports que les mots ont entre eux, la position n’est d’aucun usage pour faire connoître l’identité de l’adjectif avec son substantif ; c’est l’ouvrage, ou plûtôt la destination de la terminaison, elle seule a ce privilége. Et dans ces Langues on consulte seulement l’oreille pour la position de l’adjectif, qui même peut être séparé de son substantif par d’autres mots.

Mais dans les Langues qui n’ont point de cas, comme le François, l’adjectif n’est pas séparé de son substantif. La position supplée au défaut des cas.

Parve, nec invideo, sine me, Liber, ibis in urbem.
Ovid. I. trist. 1. 1.

Mon petit livre, dit Ovide, tu iras donc à Rome sans moi ? Remarquez qu’en François l’adjectif est joint au substantif, mon petit livre ; au lieu qu’en Latin parve qui est l’adjectif de liber, en est séparé, même par plusieurs mots : mais parve a la terminaison convenable pour faire connoître qu’il est le qualificatif de liber.

Au reste, il ne faut pas croire que dans les Langues qui ont des cas, il soit nécessaire de séparer l’adjectif du substantif ; car d’un côté les terminaisons les rapprochent toûjours l’un de l’autre, & les présentent à l’esprit, selon la syntaxe des vûes de l’esprit qui ne peut jamais les séparer. D’ailleurs si l’harmonie ou le jeu de l’imagination les sépare quelquefois, souvent aussi elle les rapproche. Ovide, qui dans l’exemple ci-dessus sépare parve de liber, joint ailleurs ce même adjectif avec son substantif.

Tuque cadis, patriâ, parve Learche, manu.
Ovid. IV, Fast. v. 490.

En François l’adjectif n’est séparé du substantif que lorsque l’adjectif est attribut ; comme Louis est juste, Phébus est sourd, Pégase est rétif : & encore avec rendre, devenir, paroître, &c.

Un vers étoit trop foible, & vous le rendez dur.
J’évite d’être long, & je deviens obscur.
Despreaux, Art. Poët. c. j.

Dans les phrases, telles que celle qui suit, les adjectifs qui paroissent isolés, forment seuls par ellipse une proposition particuliere :

Heureux, qui peut voir du rivage
Le terrible Océan par les vents agité.

Il y a là deux propositions grammaticales : celui (qui peut voir du rivage le terrible Océan par les vents agité) est heureux, où vous voyez que heureux est l’attribut de la proposition principale.

Il n’est pas indifférent en François, selon la syntaxe élégante & d’usage d’énoncer le substantif avant l’adjectif, ou l’adjectif avant le substantif. Il est vrai que pour faire entendre le sens, il est égal de dire bonnet blanc ou blanc bonnet : mais par rapport à l’élocution & à la syntaxe d’usage, on ne doit dire que bonnet blanc. Nous n’avons sur ce point d’autre regle que l’oreille exercée, c’est-à-dire, accoûtumée au commerce des personnes de la nation qui font le bon usage. Ainsi je me contenterai de donner ici des exemples qui pourront servir de guide dans les occasions analogues. On dit habit rouge, ainsi dites habit bleu, habit gris, & non bleu habit, gris habit. On dit mon livre, ainsi dites ton livre, son livre, leur livre. Vous verrez dans la liste suivante zone torride, ainsi dites par analogie zone tempérée & zone glaciale ; ainsi des autres exemples.

Liste de plusieurs Adjectifs qui ne vont qu’après leurs substantifs dans les exemples qu’on en donne ici.

Accent Gascon. Action basse. Air indolent. Air modeste. Ange gardien. Beauté parfaite. Beauté Romaine. Bien réel. Bonnet blanc. Cas direct. Cas oblique. Chapeau noir. Chemin raboteux. Chemise blanche. Contrat clandestin. Couleur jaune. Coûtume abusive. Diable boiteux. Dîme royale. Dîner propre. Discours concis. Empire Ottoman. Esprit invisible. Etat ecclésiastique. Etoiles fixes. Expression littérale. Fables choisies. Figure ronde. Forme ovale. Ganif aiguisé. Gage touché. Génie supérieur. Comme arabique. Grammaire raisonnée. Hommage rendu. Homme instruit. Homme juste. Isle déserte. Ivoire blanc. Ivoire jaune. Laine blanche. Lettre anonyme. Lieu inaccessible. Faites une ligne droite. Livres choisis. Mal nécessaire. Matiere combustible. Méthode latine. Mode françoise. Morue fraîche. Mot expressif. Musique Italienne. Nom substantif. Oraison dominicale. Oraison funebre. Oraison mentale. Péché mortel. Peine inutile. Pensée recherchée. Perle contrefaite. Perle orientale. Pié fourchu. Plans dessinés. Plants plantés. Point mathématique. Poisson salé. Politique angloise. Principe obscur. Qualité occulte. Qualité sensible. Question métaphysique. Raisins secs. Raison décisive. Raison péremptoire. Raisonnement recherché. Régime absolu. Les Sciences exactes. Sens figuré. Substantif masculin. Tableau original. Terme abstrait. Terme obscur. Terminaison féminine. Terre labourée. Terreur panique. Ton dur. Trait piquant. Urbanité romaine. Urne fatale. Usage abusif. Verbe actif. Verre concave. Verre convexe. Vers iambe. Viande tendre. Vin blanc. Vin cuit. Vin verd. Voix harmonieuse. Vûe courte. Vûe basse. Des yeux noirs. Des yeux fendus. Zone torride, &c.

Il y a au contraire des adjectifs qui précedent toûjours les substantifs qu’ils qualifient, comme

Certaines gens. Grand Général. Grand Capitaine. Mauvaise habitude. Brave Soldat. Belle situation. Juste défense. Beau jardin. Beau garçon. Bon ouvrier. Gros arbre. Saint Religieux. Sainte Thérese. Petit animal. Profond respect. Jeune homme. Vieux pécheur. Cher ami. Réduit à la derniere misere. Tiers-Ordre. Triple alliance, &c.

Je n’ai pas prétendu insérer dans ces listes tous les adjectifs qui se placent les uns devant les substantifs, & les autres après : j’ai voulu seulement faire voir que cette position n’étoit pas arbitraire.

Les adjectifs métaphysiques comme le, la, les, ce, cet, quelque, un, tout, chaque, tel, quel, son, sa, ses, votre, nos, leur, se placent toûjours avant les substantifs qu’ils qualifient.

Les adjectifs de nombre précèdent aussi les substantifs appellatifs, & suivent les noms propres : le premier homme, François, premier, quatre personnes, Henri quatre, pour quatrieme : mais en parlant du nombre de nos Rois, nous disons dans un sens appellatif, qu’il y a eu quatorze Louis, & que nous en sommes au quinzieme. On dit aussi, dans les citations, livre premier, chapitre second ; hors de là, on dit le premier livre, le second livre.

D’autres enfin se placent également bien devant ou après leurs substantifs, c’est un savant homme, c’est un homme savant ; c’est un habile avocat ou un avocat habile ; & encore mieux, c’est un homme fort savant, c’est un avocat fort habile : mais on ne dit point c’est un expérimenté avocat, au lieu qu’on dit, c’est un avocat expérimenté, ou fort expérimenté ; c’est un beau livre, c’est un livre fort beau ; ami véritable, véritable ami ; de tendres regards, des regards tendres ; l’intelligence suprème, la suprème intelligence ; savoir profond, profond savoir ; affaire malheureuse, malheureuse affaire, &c.

Voilà des pratiques que le seul bon usage peut apprendre ; & ce sont-là de ces finesses qui nous échappent dans les langues mortes, & qui étoient sans doute très-sensibles à ceux qui parloient ces langues dans le tems qu’elles étoient vivantes.

La poësie, où les transpositions sont permises, & même où elles ont quelquefois des graces, a sur ce point plus de liberté que la prose.

Cette position de l’adjectif devant ou après le substantif est si peu indifférente qu’elle change quelquefois entierement la valeur du substantif : en voici des exemples bien sensibles.

C’est une nouvelle certaine, c’est une chose certaine, c’est-à-dire, assûrée, véritable, constante. J’ai appris certaine nouvelle ou certaines choses ; alors certaine répond au quidam des Latins, & fait prendre le substantif dans un sens vague & indéterminé.

Un honnête-homme est un homme qui a des moeurs, de la probité & de la droiture. Un homme honnête est un homme poli, qui a envie de plaire : les honnêtes gens d’une ville, ce sont les personnes de la ville qui sont au-dessus du peuple, qui ont du bien, une réputation integre, une naissance honnête, & qui ont eu de l’éducation : ce sont ceux dont Horace dit, quibus est equus & pater & res.

Une sage-femme est une femme qui est appellée pour assister les femmes qui sont en travail d’enfant. Une femme sage est une femme qui a de la vertu & de la conduite.

Vrai a un sens différent, selon qu’il est placé, avant ou après un substantif : Gilles est un vrai charlatan, c’est-à-dire qu’il est réellement charlatan ; c’est un homme vrai, c’est-à-dire véridique ; c’est une nouvelle vraie, c’est-à-dire véritable.

Gentilhomme est un homme d’extraction noble ; un homme gentil est un homme gai, vif, joli, mignon.

Petit-maître, n’est pas un maître petit ; c’est un pauvre homme, se dit par mépris d’un homme qui n’a pas une sorte de mérite, d’un homme qui néglige ou qui est incapable de faire ce qu’on attend de lui, & ce pauvre homme peut être riche ; au lieu qu’un homme pauvre est un homme sans bien.

Un homme galant n’est pas toujours un galant-homme : le premier est un homme qui cherche à plaire aux dames, qui leur rend de petits soins ; au lieu qu’un galant-homme est un honnête-homme, qui n’a que des procédés simples.

Un homme plaisant est un homme enjoüé, folâtre, qui fait rire ; un plaisant homme se prend toûjours en mauvaise part ; c’est un homme ridicule, bisarre, singulier, digne de mépris. Une femme grosse, c’est une femme qui est enceinte. Une grosse femme est celle dont le corps occupe un grand volume, qui est grasse & replete. Il ne seroit pas difficile de trouver encore de pareils exemples.

A l’égard du genre, il faut observer qu’en Grec & en Latin, il y a des adjectifs qui ont au nominatif trois terminaisons, καλός, καλή, χαλόν, bonus, bona, bonum ; d’autres n’ont que deux terminaisons dont la premiere sert pour le masculin & le féminin, & la seconde est consacrée au genre neutre, ὁ καὶ ἡ εὐδαίμων, τὸ εὔδαιμον, heureux ; & en latin hic & hoec fortis & hoc forte, fort. Clenard & le commun des Grammairiens Grecs disent qu’il y a aussi en Grec des adjectifs qui n’ont qu’une terminaison pour les trois genres : mais la savante méthode Greque de P. R. assure que les Grecs n’ont point de ces adjectifs, liv. I. ch. ix. regle XIX. avertissement. Les Latins en ont un grand nombre, prudens, felix, ferax, tenax, &c.

En François nos adjectifs sont terminés : 1°. ou par un e muet, comme sage, fidele, utile, facile, habile, timide, riche, aimable, volage, troisieme, quatrieme, &c. alors l’adjectif sert également pour le masculin & pour le féminin ; un amant fidele, une femme fidele. Ceux qui écrivent fidel, util, font la même faute que s’ils écrivoient sag au lieu de sage, qui se dit également pour les deux genres.

2°. Si l’adjectif est terminé dans sa premiere dénomination par quelqu’autre lettre que par un e muet, alors cette premiere terminaison sert pour le genre masculin : pur, dur, brun, savant, fort, bon.

A l’égard du genre féminin, il faut distinguer : ou l’adjectif finit au masculin par une voyelle, ou il est terminé par une consonne.

Si l’adjectif masculin finit par toute autre voyelle que par un e muet, ajoûtez seulement l’e muet après cette voyelle, vous aurez la terminaison féminine de l’adjectif : sensé, sensée ; joli, jolie ; bourru, bourrue.

Si l’adjectif masculin finit par une consonne, détachez cette consonne de la lettre qui la précede, & ajoûtez un e muet à cette consonne détachée, vous aurez la terminaison féminine de l’adjectif : pur, pu-re ; saint, sain-te ; sain, sai-ne ; grand, grande ; sot, so-te ; bon, bo-ne.

Je sai bien que les Maîtres à écrire, pour multiplier les jambages dont la suite rend l’écriture plus unie & plus agréable à la vûe, ont introduit une seconde n dans bo-ne, comme ils ont introduit une m dans ho-me : ainsi on écrit communément bonne, homme, honneur, &c. mais ces lettres redoublées sont contraires à l’analogie, & ne servent qu’à multiplier les difficultés pour les étrangers & pour les gens qui apprennent à lire.

Il y a quelques adjectifs qui s’écartent de la regle : en voici le détail.

On disoit autrefois au masculin bel, nouvel, sol, mol, & au féminin selon la regle, belle, nouvelle, folle, molle ; ces féminins se sont conservés : mais les masculins ne sont en usage que devant une voyelle ; un bel homme, un nouvel amant, un fol amour : ainsi beau, nouveau, fou, mou, ne forment point de féminin : mais Espagnol est en usage, d’où vient Espagnole ; selon la regle générale, blanc fait blanche ; franc, franche ; long fait longue ; ce qui fait voir que le g de long est le g fort que les Modernes appellent gue : il est bon dans ces occasions d’avoir recours à l’analogie qu’il y a entre l’adjectif & le substantif abstrait : par exemple, longueur, long, longue ; douceur, doux, douce ; jalousie, jaloux, jalouse ; fraîcheur, frais, fraîche ; sécheresse, sec, seche.

Le f & le v sont au fond la même lettre divisée en forte & en foible ; le f est la forte, & le v est la foible : de-là naïf, naïve ; abusis, abusive ; chétif, chétive ; défensis, défensive ; passis, passive ; négatif, negative ; purgatif, purgative, &c.

On dit mon, ma ; ton, ta ; son, sa : mais devant une voyelle on dit également au féminin mon, ton, son ; mon ame, ton ardeur, son épée : ce que le méchanisme des organes de la parole a introduit pour éviter le bâillement qui se feroit à la rencontre des deux voyelles, ma ame, ta épée, sa épouse ; en ces occasions, son, ton, mon, sont féminins, de la même maniere que mes, tes, ses, les, le sont au plurier, quand on dit, mes filles, les femmes, &c.

Nous avons dit que l’adjectif doit avoir la terminaison qui convient au genre que l’usage a donné au substantif : sur quoi on doit faire une remarque singuliere, sur le mot gens ; on donne la terminaison féminine à l’adjectif qui précede ce mot, & la masculine à celle qui le suit, fût-ce dans la même phrase : il y a de certaines gens qui sont bien sots.

A l’égard de la formation du plurier, nos anciens Grammairiens disent qu’ajoûtant s au singulier, nous formons le plurier, bon, bons. (Acheminement à la Langue Françoise par Jean Masset.) Le même Auteur observe que les noms de nombre qui marquent pluralité, tels que quatre, cinq, six, sept, &c. ne reçoivent point s, excepté vingt & cent, qui ont un plurier : quatre-vingts ans, quatre cens hommes.

Telle est aussi la regle de nos Modernes : ainsi on écrit au singulier bon, & au plurier bons ; fort au singulier, forts au plurier ; par conséquent puisqu’on écrit au singulier gâté, gâtée, on doit écrire au plurier gâtés, gâtées, ajoûtant simplement l’s au plurier masculin, comme on l’ajoûte au féminin. Cela me paroît plus analogue que d’ôter l’accent aigu au masculin, & ajoûter un z, gâtez : je ne vois pas que le z ait plûtôt que l’s le privilége de marquer que l’e qui le précede est un e fermé : pour moi je ne fais usage du z aprés l’e fermé, que pour la seconde personne plurielle du verbe, vous aimez, ce qui distingue le verbe du participe & de l’adjectif ; vous êtes aimés, les perdreaux sont gâtés, vous gâtez ce Livre.

Les adjectifs terminés au singulier par une s, servent aux deux nombres : il est gros & gras ; ils sont gros & gras.

Il y a quelques adjectifs qu’il a plû aux Maîtres à écrire de terminer par un x au lieu de s, qui finissant en dedans ne donnent pas à la main la liberté de faire de ces figures inutiles qu’ils appellent traits ; il faut regarder cet x comme une véritable s ; ainsi on dit : il est jaloux, & ils sont jaloux ; il est doux, & ils sont doux ; l’époux, les époux, &c. L’l final se change en aux, qu’on feroit mieux d’écrire aus : égal, égaus ; verbal, verbaus ; féodal, féodaus ; nuptial, nuptiaus, &c.

A l’égard des adjectifs qui finissent par ent ou ant au singulier, on forme leur plurier en ajoûtant s, selon la regle générale, & alors on peut laisser ou rejetter le t : cependant lorsque le t sert au féminin, l’analogie demande qu’on le garde : excellent, excellente ; excellents, excellentes.

Outre le genre, le nombre, & le cas, dont nous venons de parler, les adjectifs sont encore sujets à un autre accident, qu’on appelle les degrés de comparaison, & qu’on devroit plûtôt appeller degrés de qualification, car la qualification est susceptible de plus & de moins : bon, meilleur, excellent ; savant, plus savant, très-savant. Le premier de ces degrés est appellé positif, le second comparatif, & le troisieme superlatif : nous en parlerons en leur lieu.

Il ne sera pas inutile d’ajoûter ici deux observations : la premiere, c’est que les adjectifs se prennent souvent adverbialement. Facile & difficile, dit Donat, quoe adverbia ponuntur, nomina potiùs dicenda sunt, pro adverbüs posita : ut est, torvùm clamat ; horrendùm resonat ; & dans Horace, turbidùm loetatur : (Liv. Il. Od. XIX. v. 6.) se réjoüit tumultueusement, ressent les saillies d’une joie agitée & confuse : perfidùm ridens Venus ; (Liv. III. Od. XXVII. v. 67.) Venus avec un soûrire malin. Et même primò, secundò, tertiò, postremò, serò, optatò, ne sont que des adjectifs pris adverbialement. Il est vrai qu’au fond l’adjectif conserve toûjours sa nature, & qu’en ces occasions même il faut toûjours sousentendre une préposition & un nom substantif, à quoi tout adverbe est réductible : ainsi, turbidùm latatur, id est, loetatur juxta negotium ou modum turbidum : primò, secundò, id est, in primo vel secundo loco ; optatò advenis, id est, in tempore optato, &c.

A l’imitation de cette façon de parler latine, nos adjectifs sont souvent pris adverbialement ; parler haut, parler bas, sentir mauvais, voir clair, chanter faux, chanter juste, &c. on peut en ces occasions sousentendre une préposition & un nom substantif : parler d’un ton haut, sentir un mauvais goût, voir d’un oeil clair, chanter d’un ton faux : mais quand il seroit vrai qu’on ne pourroit point trouver de nom substantif convenable & usité, la façon de parler n’en seroit pas moins elliptique ; on y sousentendroit l’idée de chose ou d’ètre, dans un sens neutre. V. Ellipse .

La seconde remarque, c’est qu’il ne faut pas confondre l’adjectif avec le nom substantif qui énonce une qualité, comme blancheur, étendue ; l’adjectif qualifie un substantif ; c’est le substantif même considéré comme étant tel, Magistrat équitable ; ainsi l’adjectif n’existe dans le discours que relativement au substantif qui en est le suppôt, & auquel il se rapporte par l’identité ; au lieu que le substantif qui exprime une qualité, est un terme abstrait & métaphysique, qui énonce un concept particulier de l’esprit, qui considere la qualité indépendamment de toute application particuliere, & comme si le mot étoit le nom d’un être réel & subsistant par lui-même : tels sont couleur, étendue, équité, &c. ce sont des noms substantifs par imitation. Voyez Abstraction .

Au reste les adjectifs sont d’un grand usage, surtout en Poësie, où ils servent à faire des images & à donner de l’énergie : mais il faut toûjours que l’Orateur ou le Poëte ayent l’art d’en user à propos, & que l’adjectif n’ajoûte jamais au substantif une idée accessoire, inutile, vaine ou déplacée. (F)

ADJOINT

Adjoint (Grammaire)

ADJOINT, terme de Grammaire. Les Grammairiens qui font la construction des mots de la phrase, relativement au rapport que les mots ont entr’eux dans la proposition que ces mots forment, appellent adjoint ou adjoints les mots ajoûtés à la proposition, & qui n’entrent pas dans la composition de la proposition : par exemple, les interjections hélas, ha ! & les vocatifs.

Hélas, petits moutons, que vous êtes heureux !

Que vous êtes heureux sont les mots qui forment le sens de la proposition ; que y entre comme adverbe de quantité, de maniere, & d’admiration ; quantum, combien, à quel point, vous est le sujet, êtes heureux est l’attribut, dont êtes est le verbe, c’est-à-dire, le mot qui marque que c’est de vous que l’on dit êtes heureux, & heureux marque ce que l’on dit que vous êtes, & se rapporte à vous par un rapport d’identité. Voilà la proposition complete. Hélas & petits moutons ne sont que des adjoints. V. Sujet, Attribut . (F)

ADMIRATIF

ADMIRATIF, adj. m. (Gramm.) comme quand on dit un ton admiratif, un geste admiratif ; c’est-à-dire, un ton, un geste, qui marque de la surprise, de l’admiration ou une exclamation. En terme de Grammaire, on dit un point admiratif, on dit aussi un point d’admiration. Quelques-uns disent un point exclamatif ; ce point se marque ainsi ! Les Imprimeurs l’appellent simplement admiratif, & alors ce mot est substantif masculin, ou adjectif pris substantivement, en sousentendant point.

On met le point admiratif après le dernier mot de la phrase qui exprime l’admiration : Que je suis à plaindre ! Mais si la phrase commence par une interjection, ah, ou ha, hélas, quelle doit être alors la ponctuation ? Communement on met le point admiratif d’abord après l’interjection : Hélas ! petits moutons, que vous êtes heureux. Ha ! mon Dieu, que je souffre : mais comme le sens admiratif ou exclamatif ne finit qu’avec la phrase, je ne voudrois mettre le point admiratif qu’après tous les mots qui énoncent l’admiration. Hélas, petits moutons, que vous êtes heureux ! Ha, mon Dieu, que je souffre ! Voyez Ponctuation . (F)

ADVERBE

ADVERBE, s. m. terme de Grammaire : ce mot est formé de la préposition Latine ad, vers, auprès, & du mot verbe ; parce que l’adverbe se met ordinairement auprès du verbe, auquel il ajoûte quelque modification ou circonstance : il aime constamment, il parle bien, il écrit mal. Les dénominations se tirent de l’usage le plus fréquent : or le service le plus ordinaire des adverbes est de modifier l’action que le verbe signifie, & par conséquent de n’en être pas éloignés ; & voilà pourquoi on les a appellés adverbes, c’est-à-dire mots joints au verbe ; ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait des adverbes qui se rapportent aussi au nom adjectif, au participe & à des noms qualificatifs, tels que roi, pere, &c. car on dit, il m’a paru fort changé ; c’est une femme extrèmement sage & fort aimable ; il est véritablement roi.

En faisant l’énumération des différentes sortes de mots qui entrent dans le discours, je place l’adverbe après la préposition, parce qu’il me paroît que ce qui distingue l’adverbe des autres especes de mots, c’est que l’adverbe vaut autant qu’une préposition & un nom ; il a la valeur d’une préposition avec son complément ; c’est un mot qui abrége ; par exemple, sagement vaut autant que avec sagesse.

Ainsi tout mot qui peut être rendu par une préposition & un nom, est un adverbe ; par consequent ce mot y, quand on dit il y est, ce mot, dis-je, est un adverbe qui vient du Latin ibi ; car il y est est comme si l’on disoit, il est dans ce lieu-là, dans la maison, dans la chambre, &c.

est encore un adverbe qui vient du Latin ubi, que l’on prononçoit oubi, où est-il ? c’est-à-dire, en quel lieu.

Si, quand il n’est pas conjonction conditionnelle, est aussi adverbe, comme quand on dit, elle est si sage, il est si savant ; alors si vient du Latin sic, c’est-à-dire, à ce point, au point que, &c. c’est la valeur ou signification du mot, & non le nombre des syllabes, qui doit faire mettre un mot en telle classe plûtôt qu’en telle autre ; ainsi à est préposition quand il a le sens de la préposition Latine à ou celui de ad, au lieu que a est mis au rang des verbes quand il signifie habet, & alors nos peres écrivoient ha.

Puisque l’adverbe emporte toûjours avec lui la valeur d’une préposition, & que chaque préposition marque une espece de maniere d’être, une sorte de modification dont le mot qui suit la préposition fait une application particuliere ; il est évident que l’adverbe doit ajoûter quelque modification ou quelque circonstance à l’action que le verbe signifie ; par exemple, il a été reçû avec politesse ou poliment.

Il suit encore de-là que l’adverbe n’a pas besoin lui-même de complément ; c’est un mot qui sert à modifier d’autres mots, & qui ne laisse pas l’esprit dans l’attente nécessaire d’un autre mot, comme font le verbe actif & la préposition ; car si je dis du Roi qu’il a donné, on me demandera quoi & à qui. Si je dis de quelqu’un qu’il s’est conduit avec, ou par, ou sans, ces prépositions font attendre leur complément ; au lieu que si je dis, il s’est conduit prudemment, &c. l’esprit n’a plus de question nécessaire à faire par rapport à prudemment : je puis bien à la vérité demander en quoi a consisté cette prudence ; mais ce n’est plus là le sens nécessaire & grammatical.

Pour bien entendre ce que je veux dire, il faut observer que toute proposition qui forme un sens complet est composée de divers sens ou concepts particuliers, qui, par le rapport qu’ils ont entr’eux, forment l’ensemble ou sens complet.

Ces divers sens particuliers, qui sont comme les pierres du bâtiment, ont aussi leur ensemble. Quand je dis le soleil est levé ; voilà un sens complet : mais ce sens complet est composé de deux concepts particuliers : j’ai le concept de soleil, & le concept de est levé : or remarquez que ce dernier concept est composé de deux mots est & levé, & que ce dernier suppose le premier. Pierre dort : voilà deux concepts énoncés par deux mots : mais si je dis, Pierre bat, ce mot bat n’est qu’une partie de mon concept, il faut que j’énonce la personne ou la chose que Pierre bat : Pierre bat Paul ; alors Paul est le complément de bat : bat Paul est le concept entier, mais concept partiel de la préposition Pierre bat Paul. re ; nequaquam, haudquaquam, neutiquam, minimè, nullement, point du tout ; nusquam, nulle part, en aucun endroit.

De diminution  : fermè, ferè, penè, propè, presque ; tantum non, peu s’en faut.

De doute  : fors, forte, forsan, forsitan, fortasse, peut-être.

Il y a aussi des adverbes qui servent dans le raisonnement, comme quia, que nous rendons par une préposition & un pronom, suivi du relatif que, parce que, propter illud quod est ; atque ita, ainsi ; atqui, or ; ergo, par conséquent.

Il y a aussi des adverbes qui marquent assemblage : una, simul, ensemble ; conjunctim, conjointement ; pariter, juxta, pareillement : d’autres division : seorsim, seorsum, privatim, à part, en particulier, séparément ; sigillatim, en détail, l’un après l’autre.

D’exception  : tantum, tantummodo, solum, solummodo, duntaxat, seulement.

Il y a aussi des mots qui servent dans les comparaisons pour augmenter la signification des adjectifs : par exemple on dit au positif pius, pieux ; magis pius, plus pieux ; maximè pius, très-pieux ; ou fort pieux. Ces mots plus, magis, très-fort, sont aussi considérés comme des adverbes : fort, c’est-à-dire fortement, extrèmement ; très, vient de ter, trois fois ; plus, c’est-à-dire, ad plus, selon une plus grande valeur, &c. minus, moins, est encore un adverbe qui sert aussi à la comparaison.

Il y a des adverbes qui se comparent, surtout les adverbes de qualité, ou qui expriment ce qui est susceptible de plus ou de moins : comme diu, longtems ; diutius, plus long-tems ; doctè, savamment ; doctius, plus savamment ; doctissimè, très-savamment ; fortiter, vaillamment ; fortiùs, plus vaillamment ; fortissimè, très-vaillamment.

Il y a des mots que certains Grammairiens placent avec les conjonctions, & que d’autres mettent avec les adverbes : mais si ces mots renferment la valeur d’une préposition, & de son complément, comme quia, parce que ; quapropter, c’est pourquoi, &c. ils sont adverbes, & s’ils font de plus l’office de conjonction, nous dirons que ce sont des adverbes conjonctifs.

Il y a plusieurs adjectifs en Latin & en François qui sont pris adverbialement. transversa tuentibus hircis, où transversa est pour transversè, de travers ; il sent bon, il sent mauvais, il voit clair, il chante juste, parlez bas, parlez haut, frappez fort. (F)

ADVERBIAL, ALE

ADVERBIAL, ALE, adjectif, terme de Grammaire ; par exemple, marcher à tâtons, iter proetentare baculo, ou dubio manuum conjectu : à tâtons, est une expression adverbiale ; c’est-à-dire qui est équivalente à un adverbe. Si l’usage avoit établi un seul mot pour exprimer le même sens, ce mot seroit un adverbe ; mais comme ce sens est énoncé en deux mots, on dit que c’est une expression adverbiale. Il en est de même de vis-à vis, & tout-d’un-coup, tout-à-coup, à coup-sûr, qu’on exprime en Latin en un seul mot par des adverbes particuliers, improvisè, subitò, certò, & tout-de-bon, seriò, &c.

ADVERBIALEMENT

ADVERBIALEMENT, adv. c’est-à-dire, à la maniere des adverbes. Par exemple, dans ces façons de parler, tenir bon, tenir ferme ; bon & ferme sont pris adverbialement, constanter perstare : sentir bon, sentir mauvais ; bon & mauvais sont encore pris adverbialement, bene, ou jucundè olere, male olere.

ADVERSATIF, IVE

ADVERSATIF, IVE, adj. terme de Grammaire, qui se dit d’une conjonction qui marque quelque différence, quelque restriction ou opposition, entre ce qui suit & ce qui précéde. Ce mot vient du Latin adversus, contraire, opposé.

Mais est une conjonction adversative : il voudroit savoir, mais il n’aime pas l’étude. Cependant, néanmoins, pourtant, sont des adverbes qui font aussi l’office de conjonction adversative.

Il y a cette différence entre les conjonctions adversatives & les disjonctives, que dans les adversatives le premier sens peut subsister sans le second qui lui est opposé ; au lieu qu’avec les disjonctives, l’esprit considere d’abord les deux membres ensemble, & ensuite les divise en donnant l’alternative, en les partageant & les distinguant : c’est le soleil ou la terre qui tourne. C’est vous ou moi. Soit que vous mangiez, soit que vous bûviez. En un un mot, l’adversative restraint ou contrarie, au lieu que la disjonctive sépare ou divise. (F)

AE

AE. (Gramm.) Cette figure n’est aujourd’hui qu’une diphthongue aux yeux, parce que quoiqu’elle soit composée de a & de e, on ne lui donne dans la prononciation que le son de l’e simple ou commun, & même on ne l’a pas conservée dans l’orthographe Françoise : ainsi on écrit César, Enée, Enéide, Equateur, Equinoxe, Eole, Préfet, Préposition, &c.

Comme on ne fait point entendre dans la prononciation le son de l’a & de l’e en une seule syllabe, on ne doit pas dire que cette figure soit une diphthongue.

On prononce a-éré, exposé à l’air, & de même a-érien : ainsi a-é ne sont point une diphthongue en ces mots, puisque l’a & l’e y sont prononcés chacun séparément en syllabes particulieres.

Nos anciens Auteurs ont écrit par oe le son de l’ai prononcé comme un ê ouvert : ainsi on trouve dans plusieurs anciens Poëtes l’oer au lieu de l’air, aer, & de même oeles pour aîles ; ce qui est bien plus raisonnable que la pratique de ceux qui écrivent par ai le son de l’é ouvert, Français, connaître. On a écrit connoître dans le tems que l’on prononçoit connoître ; la prononciation a changé, l’orthographe est demeurée dans les Livres ; si vous voulez réformer cette orthographe & la rapprocher de la prononciation présente, ne réformez pas un abus par un autre encore plus grand : car ai n’est point fait pour représenter ê. Par exemple, l’interjection hai, hai, hai, bail, mail, &c. est la prononciation du Grec ταῖς, μούσαις.

Que sion prononce par ê la diphthongue oculaire ai en palais, &c. c’est qu’autrefois on prononçoit l’a & l’i en ces mots-là ; usage qui se conserve encore dans nos Provinces méridionales : de sorte que je ne vois pas plus de raison de réformer François par Français, qu’il y en auroit à réformer palais par palois.

En Latin oe & ai étoient de véritables diphthongues, où l’a conservoit toûjours un son plein & entier, comme Plutarque l’a remarqué dans son Traité des Festins, ainsi ai que nous entendons le son de l’a dans notre interjection, hai, hai, hai ! Le son de l’e ou de l’i étoit alors très-foible, & c’est à cause de cela qu’on écrivoit autrefois par ai ce que depuis on a écrit par oe, Musai ensuite Musoe, Kaisar & Coesar. Voyez la Méthode Latine de P. R. (F)

A LINÉA

A LINÉA (Gramm.) c’est-à-dire, incipe à lineâ, commencez par une nouvelle ligne. On n’écrit point ces deux mots à lineâ, mais, celui qui dicte un discours, où il y a divers sens détachés, après avoir dicté le premier sens, dit à celui qui écrit : punctum… à lineâ : c’est-à-dire, terminez par un point ce que vous venez d’écrire ; laissez en blanc ce qui reste à remplir de votre derniere ligne ; quittez-la, finie ou non finie, & commencez-en une nouvelle, observant que le premier mot de cette nouvelle ligne commence par une capitale, & qu’il soit un peu rentré en dedans pour mieux marquer la séparation, ou distinction de sens. On dit alors que ce nouveau sens est à lineâ, c’est-à-dire qu’il est détaché de ce qui précede, & qu’il commence une nou velle ligne.

Les à lineâ bien placés contribuent à la netteté du discours. Ils avertissent le lecteur de la distinction du sens. On est plus disposé à entendre ce qu’on voit ainsi séparé.

Les Vers commencent toujours à lineâ, & par une lettre capitale.

Les ouvrages en Prose des anciens Auteurs, sont distingués par des alineâ, cotés à la marge par des chiffres : on dit alors numero 1, 2, 3, &c. On les divise aussi par chapitres, en mettant le numero en chiffre romain.

Les chapitres des Instituts de Justinien sont aussi divisés par des à lineâ, & le sens contenu d’un à lineâ à l’autre est appellé paragraphe, & se marque ainsi [non reproduit], (F)

ALPHABET

Alphabet (Grammaire)

ALPHABET, s. m. (Entendement, Science de l’homme, Logique, Art de communiquer, Grammaire.) Par le moyen des organes naturels de la parole, les hommes sont capables de prononcer plusieurs sons très-simples, avec lesquels ils forment ensuite d’autres sons composés. On a profité de cet avantage naturel. On a destiné ces sons à être le signes des idées, des pensées & des jugemens.

Quand la destination de chacun de ces sons particuliers, tant simples que composés, a été fixée par l’usage, & qu’ainsi chacun d’eux a été le signe de quelque idée, on les a appellés mots.

Ces mots considérés relativement à la société où ils sont en usage, & regardés comme formant un ensemble, sont ce qu’on appelle la langue de cette société.

C’est le concours d’un grand nombre de circonstances différentes qui a formé ces diverses langues : le climat, l’air, le sol, les alimens, les voisins, les relations, les Arts, le commerce, la constitution politique d’un Etat ; toutes ces circonstances ont eu leur part dans la formation des langues, & en ont fait la variété.

C’étoit beaucoup que les hommes eussent trouvé par l’usage naturel des organes de la parole, un moyen facile de se communiquer leurs pensées quand ils étoient en présence les uns des autres : mais ce n’étoit point encore assez ; on chercha, & l’on trouva le moyen de parler aux absens, & de rappeller à soi-même & aux autres ce qu’on avoit pensé, ce qu’on avoit dit, & ce dont on étoit convenu. D’abord les symboles ou figures hiéroglyphiques se présenterent à l’esprit : mais ces signes n’étoient ni assez clairs, ni assez précis, ni assez univoques pour remplir le but qu’on avoit de fixer la parole, & d’en faire un monument plus expressif que l’airain & que le marbre.

Le desir & le besoin d’accomplir ce dessein, firent enfin imaginer ces signes particuliers qu’on appelle lettres, dont chacune fut destinée à marquer chacun des sons simples qui forment les mots.

Dès que l’art d’écrire fut porté à un certain point, on représenta en chaque langue dans une table separée les sons particuliers qui entrent dans la formation des mots de cette langue, & cette table ou liste est ce qu’on appelle l’alphabet d’une langue.

Ce nom est formé des deux premieres lettres Greques alpha & betha, tirées des deux premieres lettres de l’alphabet Hébreu ou Phénicien, aleph, beth. Quid enim aleph ab alpha magnopere differt ? dit Eusebe, liv. X. de proepar. evang. c. vj. Quid autem vel betha à beth, &c. Ce qui fait voir, en paisant, que les Anciens ne donnoient pas au betha des Grecs le son de l’v consonne, car le beth des Hébreux n’a jamais eu ce son-là.

Ainsi par alphabet d’une langue, on entend la table ou liste des caracteres, qui sont les signes des sons particuliers qui entrent dans la composition des mots de cette langue.

Toutes les nations qui écrivent leur langue, ont un alphabet qui leur est propre, ou qu’elles ont adopté de quelque autre langue plus ancienne.

Il seroit à souhaiter que chacun de ces alphabets eut été dressé par des personnes habiles, après un examen raisonnable ; il y auroit alors moins de contradictions choquantes entre la maniere d’écrire & la maniere de prononcer, & l’on apprendroit plus facilement à lire les langues étrangeres : mais dans le tems de la naissance des alphabets, après je ne sai quelles révolutions, & même avant l’invention de l’Imprimerie, les copistes & les lecteurs étoient bien moins communs qu’ils ne le sont devenus depuis ; les hommes n’étoient occupés que de leurs besoins, de leur sûreté & de leur bieu-être, & ne s’avisoient guere de songer à la perfection & à la justesse de l’art d’écrire ; & l’on peut dire que cet art ne doit sa naissance & ses progres qu’à cette sorte de génie, ou de goût épidémique qui produit quelquefois tant d’effets surprenans parmi les hommes.

Je ne m’arrêterai point à faire l’examen des alphabets des principales langues. J’observerai seulement :

I. Que l’alphabet Grec me paroît le moins défectueux. Il est composé de 24 caracteres qui conservent toûjours leur valeur, excepté peut-être le γ qui se prononce en ν devant certaines lettres : par exemple devant un autre γ, ἄγγελος qu’on prononce ἄνγελος, & c’est de là qu’est venu Angelus, Ange.

Le κ qui répond à notre c a toûjours la prononciation dure de ca, & n’emprunte point celle du ς ou du ζῆτα ; ainsi des autres.

Il y a plus : les Grecs s’étant apperçus qu’ils avoient un e bref & un e long, les distinguerent dans l’écriture par la raison que ces lettres étoient distinguées dans la prononciation ; ils observerent une pareille différence pour l’o bref & pour l’o long : l’un est appellé o micron, c’est-à-dire petit o ou o bref ; & l’autre qu’on écrit ainsi ω, est appellé o mega, c’est-à-dire o grand, o long, il a la forme & la valeur d’un double o.

Ils inventerent aussi des caracteres particuliers pour distinguer le c, le p & le t communs, du c, du p & du t qui ont une aspiration. Ces trois lettres χ, φ, θ, sont les trois aspirées, qui ne sont que le c, le p & le t, accompagnés d’une aspiration. Elles n’en ont pas moins leur place dans l’alphabet Grec.

On peut blâmer dans cet alphabet le défaut d’ordre. Les Grees auroient dû séparer les consonnes des voyelles ; après les voyelles, ils devoient placer les diphthongues, puis les consonnes, faisant suivre la consonne foible de sa forte, b, p, z, s, &c. Ce défaut d’ordre est si considérable, que l’o bref est la quinzieme lettre de l’alphabet, & le grand o ou o long est la vingt-quatrieme & derniere, l’e bref est la cinquieme, & l’e long la septieme, &c.

Pour nous nous n’avons pas d’alphabet qui nous soit propre ; il en est de même des Italiens, des Espagnols, & de quelques autres de nos voisins. Nous avons tous adopté l’alphabet des Romains.

Or cet alphabet n’a proprement que 19 lettres : a, b, c, d, e, f, g, h, i, l, m, n, o, p, r, s, t, u, z, car l’x & le & ne sont que des abbréviations.

x est pour gz : exemple, exil, exhorter, examen, &c. on prononce egzemple, egzil, egzhorter, egzamen, &c.

x est aussi pour es : axiome, sexe, on prononce acsiome, secse.

On fait encore servir l’x pour deux ss dans Auxerre, Flexelles, Uxel, & pour une simple s dans Xaintonge, &c.

L’& n’est qu’une abbréviation pour et.

Le k est une lettre Greque, qui ne se trouve en Latin qu’en certains mots dérivés du Grec ; c’est notre c dur, ca, co, cu.

Le q n’est aussi que le c dur : ainsi ces trois lettres c, k, q, ne doivent être comptées que pour une même lettre ; c’est le même son représenté par trois caracteres différens. C’est ainsi que c i font ci ; s i encore si, & t i font aussi quelquefois si.

C’est un défaut qu’un même son soit représenté par plusieurs caracteres différens : mais ce n’est pas le seul qui se trouve dans notre alphabet.

Souvent une même lettre a plusieurs sons différens ; l’s entre deux voyelles se prend pour le z, au lieu qu’en Grec le z est toûjours z, & sigma toûjours sigma.

Notre e a pour le moins quatre sons différens ; 1°. le son de l’e commun, comme en père, mère, frère ; 2°. le son de l’e fermé, comme en bonté, vérité, aimé ; 3°. le son de l’e ouvert, comme bête, tempête, fête ; 4°. le son de l’e muet, comme j’aime ; 5°. enfin souvent on écrit e, & on prononce a, comme Empereur, enfant, femme ; en quoi on fait une double faute, disoit autrefois un Ancien : premierement, en ce qu’on écrit autrement qu’on ne prononce : en second lieu, en ce qu’en lisant, on prononce autrement que le mot n’est écrit. Bis peccatis, quod aliud scribitis, & aliud legitis quam scriptum est, & scribenda sunt ut legenda, & legenda ut scripta sunt. Marius Victorinus, de Orthog. apud Vossium de arte Gramm. tom. I. p. 179.

« Pour moi, dit aussi Quintilien, à moins qu’un usage bien constant n’ordonne le contraire, je crois que chaque mot doit être écrit comme il est prononcé ; car telle est la destination des lettres, poursuit-il, qu’elles doivent conserver la prononciation des mots ; c’est un dépôt qu’il faut qu’elles rendent à ceux qui lisent, de sorte qu’elles doivent être le signe de ce qu’on doit prononcer quand on lit  » :

Ego nisi quod consuetudo obtinuerit, sic scribendum quidque judico quomodo sonat : hic enim usus est litterarum, ut custodiant voces & velut depositum reddant legentibus ; itaque id exprimere debent, quod dicturi sunt. Quint. Inst. orat. L. I. c. vij.

Tel est le sentiment général des Anciens ; & l’on peut prouver 1°. que d’abord nos Peres ont écrit conformément à leur prononciation, selon la premiere destination des lettres ; je veux dire qu’ils n’ont pas donné à une lettre le son qu’ils avoient déja donné à une autre lettre, & que s’ils écrivoient Empereur, c’est qu’ils prononçoient empereur par un é, comme on le prononce encore aujourd’hui en plusieurs Provinces. Toute la faute qu’ils ont faite, c’est de n’avoir pas inventé un alphabet François, composé d’autant de caracteres particuliers, qu’il y a de sons différens dans notre langue ; par exemple, les trois e devroient avoir chacun un caractere propre, comme l’ε, & l’η des Grecs.

2°. Que l’ancienne prononciation ayant été fixée dans les livres où les enfans apprenoient à lire, après même que la prononciation avoit changé ; les yeux s’étoient accoûtumés à une maniere d’écrire différente de la maniere de prononcer ; & c’est de-là que la maniere d’écrire n’a jamais suivi que de loin en loin la maniere de prononcer ; & l’on peut assûrer que l’usage qui est aujourd’hui conforme à l’ancienne orthographe, est fort différent de celui qui étoit autrefois le plus suivi. Il n’y a pas cent ans qu’on écrivoit il ha, nous écrivons il a ; on écrivoit il est nai, ils sont nais, nati, nous écrivons ils sont nés ; soubs, nous écrivons sous ; treuve, nous écrivons trouve, &c.

3°. Il faut bien distinguer la prononciation d’avec l’orthographe : la prononciation est l’effet d’un certain concours naturel de circonstances. Quand une fois ce concours a produit son effet, & que l’usage de la prononciation est établi, il n’y a aucun particulier qui soit en droit de s’y opposer, ni de faire des remontrances à l’usage.

Mais l’orthographe est un pur effet de l’art ; tout art a sa fin & ses principes, & nous sommes tous en droit de représenter qu’on ne suit pas les principes de l’art, qu’on n’en remplit pas la fin, & qu’on ne prend point les moyens propres pour arriver à cette fin.

Il est évident que notre alphabet est défectueux, en ce qu’il n’a pas autant de caracteres, que nous avons de sons dans notre prononciation. Ainsi ce que nos peres firent autrefois quand ils voulurent établir l’art d’écrire, nous sommes en droit de le faire aujourd’hui pour perfectionner ce même art ; & nous pouvons inventer un alphabet qui rectifie tout ce que l’ancien a de défectueux. Pourquoi ne pourroit-on pas faire dans l’art d’écrire ce que l’on a fait dans tous les autres arts ? Fait-on la guerre, je ne dis pas comme on la faisoit du tems d’Alexandre, mais comme on la faisoit du tems même d’Henri IV ? On a déja changé dans les petites écoles la dénomination des lettres ; on dit be, fe, me, ne : on a enfin introduit, quoiqu’avec bien de la peine, la distinction de l’u consonne v, qu’on appelle ve, & qu’on n’écrit plus comme on écrit l’u voyelle ; il en est de même du j, qui est bien différent de l’i ; ces distinctions sont très-modernes ; elles n’ont pas encore un siecle ; elles sont suivies généralement dans l’Imprimerie. Il n’y a plus que quelques vieux écrivains qui n’ont pas la force de se défaire de leur ancien usage : mais enfin la distinction dont nous parlons étoit raisonnable, elle a prévalu.

Il en seroit de même d’un alphabet bien fait, s’il étoit proposé par les personnes à qui il convient de le proposer, & que l’autorité qui préside aux petites écoles, ordonnât aux Maîtres d’apprendre à leurs disciples à le lire.

Je prie les personnes qui sont d’abord révoltées à de pareilles propositions de considérer :

I. Que nous avons actuellement plus de quatre alphabets différens, & que nos jeunes gens à qui on a bien montré à lire, lisent également les ouvrages écrits selon l’un ou selon l’autre de ces alphabets : les alphabets dont je veux parler sont :

1°. Le romain, où l’a se fait ainsi a.

2°. L’italique, a.

3°. L’alphabet de l’écriture que les Maîtres appellent françoise, ronde, ou financiere, où l’e se fait ainsi [non reproduit], l’s ainsi [non reproduit], l’r [non reproduit], [non reproduit], [non reproduit]ainsi.

4°. l’alphabet de la lettre bâtarde.

5°. l’alphabet de la coulée.

Je pourrois même ajoûter l’alphabet gothique.

II. La lecture de ce qui est écrit selon l’un de ces alphabets, n’empêche pas qu’on ne lise ce qui est écrit selon un autre alphabet. Ainsi quand nous aurions encore un nouvel alphabet, & qu’on apprendroit à le lire à nos enfans, ils n’en liroient pas moins les autres livres.

III. Le nouvel alphabet dont je parle, ne détruiroit rien ; il ne faudroit pas pour cela brûler tous les livres, comme disent certaines personnes ; le caractere romain fait-il brûler les livres écrits en italique ou autrement ? Ne lit-on plus les livres imprimés il y a 80 ou 100 ans, parce que l’orthographe d’aujourd’hui est différente de ces tems-là ? Et si l’on remonte plus haut, on trouvera des différences bien plus grandes encore, & qui ne nous empêchent pas de lire les livres qui ont été imprimés selon l’orthographe alors en usage.

Enfin cet alphabet rendroit l’orthographe plus facile, la prononciation plus aisée à apprendre, & feroit cesser les plaintes de ceux qui trouvent tant de contrariétés entre notre prononciation & notre orthographe, qui présente souvent aux yeux des signes différens de ceux qu’elle devroit présenter selon la premiere destination de ces signes.

On oppose que les réformateurs de l’orthographe n’ont jamais été suivis : je répons :

1°. Que cette réforme n’est pas l’ouvrage d’un particulier.

2°. Que le grand nombre de ces réformateurs fait voir que notre orthographe a besoin de réforme.

3°. Que notre orthographe s’est bien réformée depuis quelques années.

4°. Enfin, c’est un simple alphabet de plus que je voudrois qui fût fait & autorisé par qui il convient ; qu’on apprît à le lire, & qu’il y eût certains livres écrits suivant cet alphabet ; ce qui n’empêcheroit pas plus de lire les autres livres, que le caractere italique n’empêche de lire le romain.

Alphabet, en termes de Polygraphie, ou Steganographie, c’est le double du chiffre que garde chacun des correspondans qui s’écrivent en caracteres particuliers & secrets dont ils sont convenus. On écrit en une premiere colonne l’alphabet ordinaire, & vis-à-vis de chaque lettre, on met les signes ou caracteres secrets de l’alphabet polygraphe, qui répondent à la lettre de l’alphabet vulgaire. Il y a encore une troisieme colonne où l’on met les lettres nulles ou inutiles, qu’on n’a ajoûtées que pour augmenter la difficulté de ceux entre les mains de qui l’écrit pourroit tomber. Ainsi l’alphabet polygraphe est la clef dont les correspondans se servent pour déchiffrer ce qu’ils s’écrivent. J’ai égaré mon alphabet, faisons-en un autre.

L’art de faire de ces sortes d’alphabets, & d’apprendre à les déchiffrer, est appellé Polygraphie & Steganographie, du Grec στεγανὸς, caché, venant de στέγω, tego, je cache ; cet art étoit inconnu aux Anciens ; ils n’avoient que la cytale laconique. C’étoit deux cylindres de bois fort égaux ; l’un étoit entre les mains de l’un des correspondans, & l’autre en celles de l’autre correspondant. Celui qui écrivoit, tortilloit sur son rouleau une laniere de parchemin, sur laquelle il écrivoit en long ce qu’il vouloit ; ensuite il l’envoyoit à son correspondant qui l’appliquoit sur son cylindre ; ensorte que les traits de l’écriture se trouvoient dans la même situation en laquelle ils avoient été écrits ; ce qui pouvoit aisément être deviné : les Modernes ont usé de plus de rafinemens.

On donne aussi le nom d’alphabet à quelques livres où certaines matieres sont écrites selon l’ordre alphabétique. L’alphabet de la France est un livre de Géographie, où les villes de France sont décrites par ordre alphabétique. Alphabetum Augustinianum, est un livre qui contient l’histoire des. Monasteres des Augustins, par ordre alphabétique. (F)

ALPHABETIQUE

ALPHABETIQUE, adj. (Gramm.) qui est selon l’ordre de l’alphabet, table alphabétique. Les Dictionnaires sont rangés selon l’ordre alphabétique ; mais on a tort de ne pas séparer les mots qui commencent par i, de ceux qui commencent par j ; ensorte qu’on trouve ïambe sous la même lettre que jambe. Il en est de même des mots qui commencent par u, ils sont confondus avec ceux qui commencent par v, ensorte qu’urbanité se trouve après vrai, &c. Aujourd’hui que la distinction de ces lettres est observée exactement, on devroit y avoir égard dans l’arrangement alphabétique des mots. (F)

ALTERNATIVE

ALTERNATIVE, s. f. (Gramm.) Quoique ce mot soit le féminin de l’adjectif alternatif, il est pris substantivement quand il signifie le choix entre deux choses offertes. On dit en ce sens, prendre l’alternative de deux propositions, en approuver l’une, en rejetter l’autre. (F)

AMBIGU

AMBIGU, adj. (Gramm.) ce mot vient de ambo, deux, & de ago, pousser, mener. Un terme ambigu présente à l’esprit deux sens différens. Les réponses des anciens oracles étoient toûjours ambiguës ; & c’étoit dans cette ambiguité que l’oracle trouvoit à se défendre contre les plaintes du malheureux qui l’avoit consulté, lorsque l’évenement n’avoit pas répondu à ce que l’oracle avoit fait espérer selon l’un des deux sens. Voyez Amphibologie . (F)

AMPHIBOLOGIE

AMPHIBOLOGIE, s. f. (terme de Grammaire.) ambiguité. Ce mot vient du Grec ἀμφιβολία, qui a pour racine ἀμφὶ, préposition qui signifie environ, autour, & βάλλω, jetter ; à quoi nous avons ajoûté λόγος, parole, discours.

Lorsqu’une phrase est énoncée de façon qu’elle est susceptible de deux interprétations différentes, on dit qu’il y a amphibologie, c’est-à-dire qu’elle est équivoque, ambiguë.

L’amphibologie vient de la tournure de la phrase, c’est-à-dire de l’arrangement des mots, plûtôt que de ce que les termes sont équivoques.

On donne ordinairement pour exemple d’une amphibologie, la réponse que fit l’oracle à Pyrrhus, lorsque ce Prince l’alla consulter sur l’évenement de la guerre qu’il vouloit faire aux Romains :

Aio te, AEacida, Romanos vincere posse.

L’amphibologie de cette phrase consiste en ce que l’esprit peut ou regarder te comme le terme de l’action de vincere, ensorte qu’alors ce sera Pyrrhus qui sera vaincu ; ou bien on peut regarder Romanos comme ceux qui seront vaincus, & alors Pyrrhus remportera la victoire.

Quoique la langue Françoise s’énonce communément dans un ordre qui semble prévenir toute amphibologie ; cependant nous n’en avons que trop d’exemples, surtout dans les transactions, les actes, les testamens, &c. nos qui, nos que, nos il, son, sa, se, donnent aussi fort souvent lieu à l’amphibologie : celui qui compose s’entend, & par cela seul il croit qu’il sera entendu : mais celui qui lit n’est pas dans la même disposition d’esprit ; il faut que l’arrangement des mots le force à ne pouvoir donner à la phrase que le sens que celui qui a écrit a voulu lui faire entendre. On ne sauroit trop répéter aux jeunes gens, qu’on ne doit parler & écrire que pour être entendu, & que la clarté est la premiere & la plus essentielle qualité du discours. (F)

ANACOLUTHE

ANACOLUTHE, s. f. (Gramm.) c’est une figure de mots qui est une espece d’ellipse. Ce mot vient d’ἀνακόλουθος, adjectif, non consentaneus : la racine de ce mot en fera entendre la signification. R. ἀκόλουθος, comes, compagnon ; ensuite on ajoûte l’α privatif & un ν euphonique, pour éviter le bâillement entre les deux a ; par conséquent l’adjectif anacoluthe signifie qui n’est pas compagnon, ou qui ne se trouve pas dans la compagnie de celui avec lequel l’analogie demanderoit qu’il se trouvât. En voici un exemple tiré du second livre de l’Enéide de Virgile, v. 330. Panthée, Prêtre du temple d’Apollon, rencontrant Enée dans le tems du sac de Troie, lui dit qu’Ilion n’est plus ; que des milliers d’ennemis entrent par les portes en plus grand nombre qu’on n’en vit autrefois venir de Mycenes :

Portis alii bipatentibus adsunt
Millia quot magnis nunquam venêre Mycenis.

On ne sauroit faire la construction sans dire :

Alii adsunt tot quot nunquam venêre Mycenis.

Ainsi tot est l’anacoluthe ; c’est le compagnon qui manque. Voici ce que dit Servius sur ce passage : millia, subaudi tot, & est ἀνακόλουθον ; nam dixit quot cum non proemiserit tot .

Il en est de même de tantùm sans quantùm, de tamen sans quanquam ; souvent en François au lieu de dire il est-là où vous allez, il est dans la ville où vous allez, nous disons simplement il est où vous allez.

Ainsi l’anacoluthe est une figure par laquelle on sous-entend le corrélatif d’un mot exprimé ; ce qui ne doit avoir lieu que lorsque l’ellipse peut être aisément suppléée, & qu’elle ne blesse point l’usage. (F)

ANADIPLOSE

ANADIPLOSE, s. f. (Gramm.) ἀναδίπλωσις. R. ἀνὰ, retro, re, & διπλόω, duplico. C’est une figure qui se fait lorsqu’une proposition recommence par le même mot par lequel la proposition précédente finit. Par exemple :

Sit Tityrus, Orpheus,
Orpheus in sylvis, &c.
Virg. Ecl. viij. v. 55.

Et encore,

Addit se sociam, timidisque supervenit Ægle,
Ægle Naïadum pulcherrima.
Virg. Ecl. vj. v. 20.

Il y a une autre figure qu’on appelle épanadiplose, qui se fait, lorsque de deux propositions corrélatives, l’une commence & l’autre finit par le même mot.

Crescit amor nummi quantum ipsa pecunia crescit.
Juvenal, xiv. v. 138.

Et Virgile au premier Liv. de l’Enéide, v. 754.

Multa super Priamo rogitans, super Hectore multa.
(F)

ANALOGIE

Analogie (Grammaire)

ANALOGIE, s. f. (Logique & Gramm.) terme abstrait : ce mot est tout Grec, ἀναλογία. Cicéron dit que puisqu’il se sert de ce mot en Latin, il le traduira par comparaison, rapport de ressemblance entre une chose & une autre : ἀναλογία, latinè (audendum est enim, quoniam hoec primum à nobis novantur) comparatio, proportio-ve dici potest. Cic.

Analogie signifie donc la relation, le rapport ou la proportion que plusieurs choses ont les unes avec les autres, quoique d’ailleurs différentes par des qualités qui leur sont propres. Ainsi le pié d’une montagne a quelque chose d’analogue avec celui d’un animal, quoique ce soient deux choses très-différentes.

Il y a de l’analogie entre les êtres qui ont entre eux certains rapports de ressemblance, par exemple, entre les animaux & les plantes : mais l’analogie est bien plus grande entre les especes de certains animaux avec d’autres especes. Il y a aussi de l’analogie entre les métaux & les végétaux.

Les scholastiques définissent l’analogie, une ressemblance jointe à quelque diversité. Ils en distinguent ordinairement de trois sortes ; savoir une d’inégalité, où la raison de la dénomination commune est la même en nature, mais non pas en degré ou en ordre ; en ce sens animal est analogue à l’homme & à la brute : une d’attribution, où quoique la raison du nom commun soit la même, il se trouve une différence dans son habitude ou rapport ; en ce sens salutaire est analogue tant à l’homme qu’à un exercice du corps : une enfin de proportion, où quoique les raisons du nom commun different réellement, toutefois elles ont quelque proportion entre elles ; en ce sens les ouies des poissons sont dites être analogues aux poumons dans les animaux terrestres. Ainsi l’oeil & l’entendement sont dits avoir analogie, ou rapport l’un à l’autre.

En matiere de langage, nous disons que les mots nouveaux sont formés par analogie, c’est-à-dire, que des noms nouveaux sont donnés à des choses nouvelles, conformément aux noms déjà établis d’autres choses, qui sont de même nature & de même espece. Les obscurités qui se trouvent dans le langage, doivent surtout être éclaircies par le secours de l’analogie.

L’analogie est aussi un des motifs de nos raisonnemens ; je veux dire qu’elle nous donne souvent lieu de faire certains raisonnemens, qui d’ailleurs ne prouvent rien, s’ils ne sont fondés que sur l’analogie. Par exemple, il y a dans le ciel une constellation qu’on appelle lion ; l’analogie qu’il y a entre ce mot & le nom de l’animal, qu’on nomme aussi lion, a donné lieu à quelques Astrologues de s’imaginer que les enfans qui naissoient sous cette constellation étoient d’humeur martiale : c’est une erreur.

On fait en Physique des raisonnemens très-solides par analogie. Ce sont ceux qui sont fondés sur l’uniformité connue, qu’on observe dans les opérations de la nature ; & c’est par cette analogie que l’on détruit les erreurs populaires sur le phénix, le rémora, la pierre philosophale & autres.

Les préjugés dont on est imbu dans l’enfance, nous donnent souvent lieu de faire de fort mauvais raisonnemens par analogie.

Les raisonnemens par analogie peuvent servir à expliquer & à éclaircir certaines choses, mais non pas à les démontrer. Cependant une grande partie de notre Philosophie n’a point d’autre fondement que l’analogie. Son utilité consiste en ce qu’elle nous épargne mille discussions inutiles, que nous serions obligés de répéter sur chaque corps en particulier. Il suffit que nous sachions que tout est gouverné par des lois générales & constantes, pour être fondés à croire que les corps qui nous paroissent semblables, ont les mêmes propriétés, que les fruits d’un même arbre ont le même goût, &c.

Une analogie tirée de la ressemblance extérieure des objets, pour en conclurre leur ressemblance intérieure, n’est pas une regle infaillible : elle n’est pas universellement vraie, elle ne l’est que ut plurimùm ; ainsi l’on en tire moins une pleine certitude, qu’une grande probabilité. On voit bien en général qu’il est de la sagesse & de la bonté de Dieu de distinguer par des caracteres extérieurs les choses intérieurement différentes. Ces apparences sont destinées à nous servir d’étiquette pour suppléer à la foiblesse de nos sens, qui ne pénetrent pas jusqu’à l’intérieur des objets : mais quelquefois nous nous méprenons à ces étiquettes. Il y a des plantes venimeuses qui ressemblent à des plantes très-salutaires. Quelquefois nous sommes surpris de l’effet imprévu d’une cause, d’où nous nous attendions à voir naître un effet tout opposé : c’est qu’alors d’autres causes imperceptibles s’étant jointes avec cette premiere à notre insu, en changent la détermination. Il arrive aussi que le fond des objets n’est pas toûjours diversifié à proportion de la dissemblance extérieure. La regle de l’analogie n’est donc pas une regle de certitude, puisqu’elle a ses exceptions. Il suffit au dessein du Créateur, qu’elle forme une grande probabilité, que ses exceptions soient rares, & d’une influence peu étendue. Comme nous ne pouvons pénétrer par nos sens jusqu’à l’intérieur des objets, l’analogie est pour nous ce qu’est le témoignage des autres, quand ils nous parlent d’objets que nous n’avons ni vûs, ni entendus. Ce sont là deux moyens que le Créateur nous a laissés pour étendre nos connoissances. Détruisez la force du témoignage, combien de choses que la bonté de Dieu nous a accordées, dont nous ne pourrions tirer aucune utilité ! Les seuls sens ne nous suffisent pas : car quel est l’homme du monde qui puisse examiner par lui-même toutes les choses qui sont nécessaires à la vie ? Par conséquent dans un nombre infini d’occasions, nous avons besoin de nous instruire les uns les autres, & de nous en rapporter à nos observations mutuelles. Ce qui prouve en passant, que le témoignage, quand il est revêtu de certaines conditions, est le plus souvent une marque de la vérité ; ainsi que l’analogie tirée de la ressemblance extérieure des objets, pour en conclurre leur ressemblance intérieure, en est le plus souvent une regle certaine. Voyez l’article Connoissance , où ces réflexions sont plus étendues.

En matiere de foi on ne doit point raisonner par analogie ; on doit se tenir précisément à ce qui est révélé, & regarder tout le reste comme des effets naturels du méchanisme universel dont nous ne connoissons pas la manoeuvre. Par exemple, de ce qu’il y a eu des démoniaques, je ne dois pas m’imaginer qu’un furieux que je vois soit possédé du démon ; comme je ne dois pas croire que ce qu’on me dit de Léda, de Sémelé, de Rhéa-Sylvia, soit arrivé autrement que selon l’ordre de la nature. En un mot Dieu comme auteur de la nature, agit d’une maniere uniforme. Ce qui arrive dans certaines circonstances, arrivera toûjours de la même maniere quand les circonstances seront les mêmes ; & lorsque je ne vois que l’effet sans que je puisse découvrir la cause, je dois reconnoître ou que je suis ignorant, ou que je suis trompé, plûtôt que de me tirer de l’ordre naturel. Il n’y a que l’autorité spéciale de la divine révélation qui puisse me faire recourir à des causes surnaturelles. Voyez le I. chapitre de l’Evangile de saint Matthieu, V. 19. & 20. où il paroît que S. Joseph garda la conduite dont nous parlons.

En Grammaire l’analogie est un rapport de ressemblance ou d’approximation qu’il y a entre une lettre & une autre lettre, ou bien entre un mot & un autre mot, ou enfin entre une expression, un tour, une phrase, & un autre pareil. Par exemple, il y a de l’analogie entre le B & le P. Leur différence ne vient que de ce que les levres sont moins serrées l’une contre l’autre dans la prononciation du B ; & qu’on les serre davantage lorsqu’on veut prononcer P. Il y a aussi de l’analogie entre le B & le V. Il n’y a point d’analogie entre notre on dit & le dicitur des Latins, ou si dice des Italiens : ce sont-là des façons de parler propres & particulieres à chacune de ces langues. Mais il y a de l’analogie entre notre on dit & le man sagt des Allemands : car notre on vient de homo, & man sagt signifie l’homme dit ; man kan, l’homme peut. L’analogie est d’un grand usage en Grammaire pour tirer des inductions touchant la déclinaison, le genre & les autres accidens des mots. (F & X)

ANALOGUE

ANALOGUE, adj. (Gram.) qui a de l’analogie : par exemple, les étrangers se servent souvent d’expressions, de tours ou phrases dont tous les mots à la vérité sont des mots François, mais l’ensemble ou construction de ces mots n’est point analogue au tour, à la maniere de parler de ceux qui savent la langue. Dans la plûpart des Auteurs modernes qui ont écrit en Grec ou en Latin, on trouve des phrases qui sont analogues au tour de leur langue naturelle, mais qui ne sont pas conformes au tour propre à la langue originale qu’ils ont voulu imiter. Voyez ce que dit Quintilien de l’analogie, au chap. vj. liv. I. de ses Instit. (F)

ANAPHORE

ANAPHORE, s. f. (Gramm.) ἀναφορὰ, de ἀναφέρω, iterùm fero, refero. Figure d’élocution qui se fait lorsqu’on recommence divers membres de période par le même mot : en voici un exemple tiré de l’Ode d’Horace à la fortune, Liv. I. Te pauper ambit sollicitâ prece ; te dominam oequoris, &c. Te Dacus asper ; te profugi Scythoe ; te semper anteit soeva necessitas ; te spes & albo rara fides colit velata panno. Et dans Virgile, Ecl. 10. v. 42.

Hîc gelidi fontes, hîc mollia prata, Lycori,
Hîc nemus, hîc ipso tecum consumerer oevo.

Cette figure est aussi appellée répétition. (F)

ANASTROPHE

ANASTROPHE, s. f. (Gramm.) ἀναστροφὴ, de ἀνὰ, qui répond à per, in, inter des Latins, & du verbe στρέφω, verto. Quintilien, au chap. v. du I. liv. de ses Inst. or. dit que l’anastrophe est un vice de construction dans lequel on tombe par des inversions contre l’usage, vitium inversionis. On en donne pour exemple ces endroits de Virgile, Saxa per & scopulos. III. Géor. v. 276. & encore

. . . . . Furit immissis Vulcanus habenis, Transtra per & remos. Æn. V. v. 662. & au I. L. v. 12. Italiam contra. On voit par ces exemples que l’anastrophe n’est pas toûjours un vice, & qu’elle peut aussi passer pour une figure par laquelle un mot qui régulierement est mis devant un autre, per saxa, per transtra, contra Italiam, versus Italiam, &c. est mis après. Saxa per, &c. (F)

ANGLICISME

ANGLICISME, s. m. (Gramm.) idiotisme Anglois, c’est-à-dire, façon de parler propre à la langue Angloise : par exemple, si l’on disoit en François fouetter dans de bonnes moeurs, whip into good manners ; au lieu de dire, fouetter afin de rendre meilleur, ce seroit un anglicisme, c’est-à-dire, que la phrase seroit exprimée suivant le tour, le génie & l’usage de la langue Angloise. Ce qu’on dit ici de l’anglicisme, se dit aussi de toute autre langue ; car on dit un gallicisme, un latinisme, un hellenisme, pour dire une phrase exprimée suivant le tour François, Latin & Grec. On dit aussi un arabisme, c’est-à-dire, une façon de parler particuliere à l’Arabe. (F)

ANOMAL

ANOMAL, adj. terme de Grammaire ; il se dit des verbes qui ne sont pas conjugués conformément au paradigme de leur conjugaison ; par exemple le paradigme ou modele de la troisieme conjugaison latine, c’est lego : on dit lego, legis, legit ; ainsi on devroit dire fero, feris, ferit ; cependant on dit fero, fers, fert ; donc fero est un verbe anomal en Latin. Ce mot anomal vient du Grec ἀνώμαλος , inégal, irrégulier, qui n’est pas semblable. Ἀνώμαλος est formé d’ὁμαλὸς, qui veut dire égal, semblable, en ajoûtant l’α privatif & le [non reproduit], pour éviter le bâillement.

Au reste, il ne faut pas confondre les verbes défectifs avec les anomaux ; les défectifs sont ceux qui manquent de quelque tems, de quelque mode ou de quelque personne ; & les anomaux sont seulement ceux qui ne suivent pas la conjugaison commune : ainsi oportet est un verbe défectif plûtôt qu’un verbe anomal ; car il suit la regle dans les tems & dans les modes qu’il a.

Il y a dans toutes les langues des verbes anomaux, & des défectifs, aussi-bien que des inflexions de mots qui ne suivent pas les regles communes. Les langues se sont formées par un usage conduit par le sentiment, & non par une méthode éclairée & raisonnée. La Grammaire n’est venue qu’après que les langues ont été établies. (F)

ANOMALIE

Anomalie (Grammaire)

ANOMALIE, s. f. terme de Grammaire ; c’est le nom abstrait formé d’anomal. Anomalie signifie irrégularité dans la conjugaison des verbes, comme fero, fers, fert, & en françois aller, &c. (F)

ANTÉCÉDENT

Antécédent

Antécédent, se dit en Grammaire, du mot qui précede le relatif. Par exemple, Deus quem adoramus est omnipotens ; Deus est l’antécédent, c’est le mot qui précede quem. (F)

ANTÉPÉNULTIEME

ANTÉPÉNULTIEME, (Gramm.) ce mot se prend substantivement ; on sousentend syllabe. Un mot qui est composé de plusieurs syllabes a une derniere syllabe, une pénultieme, pene ultima, c’est-à-dire, presque la derniere, & une antépénultieme ; ensorte que comme la pénultiéme précede la derniere, l’antépénultieme précede la pénultieme, ante pene ultimam. Ainsi dans amaveram, ram est la derniere, ve la pénultieme, & ma l’antépénultieme.

En grec, on met l’accent aigu sur la derniere syllabe, Θεός, Dieu : sur la pénultieme λόγος, discours ; & sur l’antépénultieme ἄνθρωπος, homme : on ne met jamais d’accent avant l’antépénultieme.

En latin, lorsqu’on marque les accens pour régler la prononciation du lecteur, si la pénultieme syllabe d’un mot doit être prononcée breve, on met l’accent aigu sur l’antépénultieme, quoique cette antépénultieme soit breve. Dominus. (F)

ANTI

ANTI (Grammaire.) préposition inséparable qui entre dans la composition de plusieurs mots ; cette préposition vient quelquefois de la préposition Latine ante, avant, & alors elle signifie ce qui est avant, comme anti-chambre, anti-cabinet, anticiper ; faire une chose avant le tems ; antidate, date antérieure à la vraie date d’un acte, &c.

Souvent aussi anti vient de la préposition Greque ἀντὶ, contre, qui marque ordinairement opposition ou alternative ; elle marque opposition dans antipodes, peuples qui marchant sur la surface du globe terrestre ont les piés opposés ; & de même antidote, contre-poison, ἀντὶ, contre, & δίδωμι, donner, remede donné contre le poison ; & de même antipathie, antipape, &c.

Quelquefois, quand le mot qui suit ἀντὶ commence par une voyelle, il se fait une élision de l’i, ainsi on dit le pole antarctique & non anti-arctique. C’est le pole qui est opposé au pole arctique, qui est vis-à-vis : quelquefois aussi l’i ne s’élide point, exaples, anti-exaples.

Les Livres de controverse & ceux de disputes littéraires portent souvent le nom d’anti M. Ménage a fait un Livre intitulé l’anti-Baillet. On a fait aussi un anti-Menagiana. Ciceron, à la priere de Brutus, avoit fait un Livre à la loüange de Caton d’Utique ; César écrivit deux Livres contre Caton, & les intitula anti-Catones. Ciceron dit que ces Livres étoient écrits avec impudence, usus est nimis impudenter Coesar contrà Catonem meum. Ad Treb. Topica, c. xxv. Il ne faut pas confondre ce Livre de Ciceron avec celui qui est intitulé Cato-major. Le Livre de Ciceron à la loüange de Caton, & les anti-Catons de César, n’ont point passé à la postérité.

Patin fait mention d’un charlatan de son siecle, qui avoit l’impudence de vendre à Paris des anti-écliptiques, & des anti-cométiques, c’est-à-dire, des remedes contre les prétendues influences des éclipses, & contre celles des cometes. Lett. ch. cccxliv. (F)

ANTI-PHRASE

ANTI-PHRASE, s. f. (Gramm.) contre-vérité ; ce mot vient de ἀντὶ, contre, & de φράσις, locution, maniere de parler, de φράζω, dico. L’anti-phrase est donc une expression ou une maniere de parler, par laquelle en disant une chose, on entend tout le contraire ; par exemple, la mer Noire sujette à de fréquens naufrages, & dont les bords étoient habités par des hommes extrèmement féroces, étoit appellée le Pont-Euxin, c’est-à-dire, mer favorable à ses hôtes, mer hospitaliere. C’est pour cela qu’Ovide a dit que le nom de cette mer étoit un nom menteur :

Quem tenet Euxini mendax cognomine littus.

Ovid. Trist. Lib. I. v. vers. 13. & au Lib. III. éleg. xiij. au dernier vers il dit, Pontus Euxini falso nomine dictus. Cependant Sanctius & plusieurs autres Grammairiens modernes ne veulent pas mettre l’anti-phrase au rang des figures, & rapportent ou à l’ironie ou à l’euphémisme, tous les exemples qu’on en donne. Il y a en effet je ne sai quoi d’opposé à l’ordre naturel, de nommer une chose par son contraire, d’appeller lumineux un objet parce qu’il est obscur.

La superstition des Anciens leur faisoit éviter jusqu’à la simple prononciation des noms qui réveillent des idées tristes, ou des images funestes ; ils donnoient alors à ces objets des noms flatteurs, comme pour se les rendre favorables, & pour se faire un bon augure ; c’est ce qu’on appelle euphémisme, c’est-à-dire, discours de bon augure ; mais que ce soit par ironie ou par euphémisme que l’on ait parlé, le mot n’en doit pas moins être pris dans un sens contraire à ce que la lettre présente à l’esprit ; & voilà ce que les anciens Grammairiens entendoient par anti-phrase. C’est ainsi que l’on dit à Paris de certaines femmes qui parlent toûjours d’un air grondeur, c’est une muette de halles, c’est-à-dire, une femme qui chante pouille à tout le monde, une vraie harangere des halles ; muette est dit alors par anti-phrase, ou si vous l’aimez mieux par ironie ; le nom ne fait rien à l’affaire ; le mot n’en est pas moins une contre-vérité.

Quant à ce que dit Sanctius, que le terme d’antiphrase suppose une phrase entiere, & ne sauroit être appliqué à un mot seul ; il est fort ordinaire de donner à un mot, ou par extension ou par restriction, une signification plus ou moins étendue que celle qu’il semble qu’il devroit avoir selon son étymologie. On en a un bel exemple dans la dénomination des cas des noms ; car l’accusatif ne sert pas seulement pour accuser, ni le datif pour donner, ni l’ablatif pour ôter. (F)

ANTIPTOSE

ANTIPTOSE, s. f. figure de Grammaire par laquelle, dit-on, on met un cas pour un autre, comme lorsque Virgile dit, Æn. V. v. 451. It clamor coelo, au lieu de ad coelum. Ce mot vient de ἀντὶ, pour, & de πτῶσις, cas. On donne encore pour exemple de cette figure, Urbem quam statuo vestra est, Æn. L. l. v. 573, urbem au lieu de urbs. Et Térence au prologue de l’Andrienne dit : Populo ut placerent, quas fecisset fabulas, au lieu de fabuloe. On trouve aussi, Venit in mentem illius diei pour ille dies. Mais Sanctius, liv. IV. & les Grammairiens philosophes, qui à la vérité ne font pas le grand nombre, & même la méthode de P. R. regardent cette prétendue figure comme une chimere & une absurdité qui détruiroit toutes les regles de la Grammaire. En effet les verbes n’auroient plus de régime certain ; & les écoliers qu’on reprendroit pour avoir mis un nom à un cas, autre que celui que la regle demande, n’auroient qu’à répondre qu’ils ont fait une antiptose. Figura hoec, dit Sanctius, liv. IV. c. xiij. latinos canones excedere videtur ; nihil imperitius ; quod figmentum si esset verum, frustra quoereremus quem casum verba regerent.

Nous ne connoissons d’autres figures de construction que celles dont nous parlerons au mot Construction .

Le même fonds de pensée peut souvent être énoncé de différentes manieres : mais chacune de ces manieres doit être conforme à l’analogie de la langue. Ainsi l’on trouve urbs Roma par la raison de l’identité : Urbs est alors considéré adjectivement, Roma quoe est urbs ; & l’on trouve aussi urbs Romoe, in oppido Antiochioe. Cic. Butroti ascendimus urbem. Virg. Alors urbs est considéré comme le nom de l’espece ; nom qui est ensuite déterminé par le nom de l’individu.

Parmi ces différentes manieres de parler, si nous en rencontrons quelqu’une de celles que les Grammairiens expliquent par l’antiptose, nous devons d’abord examiner s’il n’y a point quelque faute de copiste dans le texte ; ensuite avant que de recourir à une figure aussi déraisonnable, nous devons voir si l’expression est assez autorisée par l’usage, & si nous pouvons en rendre raison par l’analogie de la langue. Enfin entre les différentes manieres de parler autorisées, nous devons donner la préférence à celles qui sont le plus communément reçûes dans l’usage ordinaire des bons Auteurs.

Mais expliquons à notre maniere les exemples ci-dessus, dont communément on rend raison par l’antiptose.

A l’égard de it clamor coelo ; coelo est au datif, qui est le cas du rapport & de l’attribution, c’est une façon de parler toute naturelle ; & Virgile ne s’en est servi que parce qu’elle étoit en usage en ce sens, aussi-bien que ad coelum ou in coelum. Ne dit-on pas aussi, mittere epistolam alicui, ou ad aliquem ?

Urbem quam statuo vestra est, est une construction très-élégante & très-réguliere, qu’il faut réduire à la construction simple par l’ellipse ; & pour cela il faut observer que le relatif qui, quoe, quod, n’est qu’un simple adjectif métaphysique ; que par conséquent il faut toûjours le construire avec son substantif, dans la proposition incidente où il est : car c’est un grand principe de syntaxe, que les mots ne sont construits que selon les rapports qu’ils ont entr’eux dans la même proposition ; c’est dans cette seule proposition qu’il faut les considérer, & non dans celle qui précede, ou dans celle qui suit : ainsi si l’on vous demande la construction de cet exemple trivial, Deus quem adoramus, demandez à votre tour qu’on en acheve le sens, & qu’on vous dise, par exemple, Deus, quem adoramus, est omnipotens ; alors vous ferez d’abord la construction de la proposition principale Deus est omnipotens ; ensuite vous passerez à la proposition incidente & vous direz, nos adoramus quem Deum.

Ainsi le relatif qui, quoe, quod, doit toûjours être considéré comme un adjectif métaphysique, dont le substantif est répété deux sois dans la même période, mais en deux propositions différentes ; & ainsi il n’est pas étonnant que ce nom substantif soit à un certain cas dans une de ces propositions, & à un cas différent dans l’autre proposition, puisque les mots ne se construisent & n’ont de rapport entr’eux que dans la même proposition.

Urbem quam statuo, vestra est. Je vois là deux propositions, puisqu’il y a deux verbes : ainsi construisons à part chacune de ces propositions ; l’une est principale, & l’autre incidente ; vestra est, ou est vestra, ne peut être qu’un attribut. Le sens fait connoître que le sujet ne peut être que urbs : je dirai donc, hoec urbs est vestra, quam urbem statuo.

Par la même méthode j’explique le passage de Térence, ut fabuloe, quas fabulas fecisset, placerent populo. C’est donc par l’ellipse qu’il faut expliquer ces passages, & non par la prétendue antiptose de Despautere & de la foule des Grammatistes.

Pour ce qui est de venit in mentem illius diei, il y a aussi ellipse ; la construction est memoria, cogitatio, ou recordatio hujus diei venit in mentem. (F)

ANTI-SIGMA

ANTI-SIGMA, s. m. (Gramm.) ce mot n’est que de pure curiosité ; aussi est-il oublié dans le lexicon de Martinius, dans l’ample trésor de Faber, & dans le Novitius. Priscien en fait mention dans son I. liv. au chap. de litterarum numero & affinitate. L’empereur Claude, dit-il, voulut qu’au lieu du Ψ des Grecs, onse servît de l’anti-sigma figuré ainsi) ( : mais cet Empereur ne put introduire cette lettre. Huic S proeponitur P, & loco Ψ Groecoe fungitur, pro quâ Claudius Coesar anti-sigma) (hâc figurâ scribi voluit : sed nulli ausi sunt antiquam scripturam mutare.

Cette figure de l’anti-sigma nous apprend l’étymologie de ce mot. On sait que le sigma des Grecs, qui est notre s, est représenté de trois manieres différentes, σ, ς , & ; [non reproduit]c’est cette derniere figure adossée avec une autre tournée du côté opposé, qui fait l’antisigma, comme qui diroit deux sigma adossés, opposés l’un à l’autre. Ainsi ce mot est composé de la préposition ἀντὶ & de σῖγμα.

Isidore, au liv. I. de ses Origines, ch. xx. où il parle des notes ou signes dont les auteurs se sont servis, fait mention de l’anti-sigma, qui, selon lui, n’est qu’un simple [non reproduit]tourné de l’autre côté [non reproduit]. On se sert, dit-il, de ce signe pour marquer que l’ordre des vers vis-à-vis desquels on le met, doit être changé, & qu’on le trouve ainsi dans les anciens auteurs. Anti-sigma ponitur ad eos versus quorum ordo permutandus est, sicut & in antiquis auctoribus positum invenitur.

L’anti-sigma, poursuit Isidore, se met aussi à la marge avec un point au milieu [non reproduit]lorsqu’il y a deux vers qui ont chacun le même sens, & qu’on ne sait lequel des deux est à préférer. Les variantes de la Henriade donneroient souvent lieu à de pareils anti-sigma. (F)

ANTI-STROPHE

Anti-strophe (Grammaire)

ANTI-STROPHE, s. f. (Gramm.) ce mot est composé de la préposition ἀντὶ, qui marque opposition ou alternative, & de στροφὴ, conversio qui vient de στρέφω verto. Ainsi strophe signifie stance ou vers que le choeur chantoit en se tournant à droite du côté des spectateurs ; & l’antistrophe étoit la stance suivante que ce même choeur chantoit en se tournant à gauche. Voyez Antistrophe plus bas.

En Grammaire ou élocution, l’antistrophe ou épistrophe signifie conversion. Par ex. si après avoir dit le valet d’un tel maître, on ajoûte, & le maître d’un tel valet, cette derniere phrase est une antistrophe, une phrase tournée par rapport à la premiere. On rapporte à cette figure ce passage de saint Paul : Hoebroei sunt, & ego. Israelitoe sunt, & ego. Semen Abrahoe sunt, & ego. II. Cor. c. xj. vers. 22. (F)

ANTITHESE

Antithese

Antithese, (Gramm.) Quelques Grammairiens font aussi de ce mot une figure de diction, qui se fait lorsqu’on substitue une lettre à la place d’une autre ; comme lorsque Virgile a dit, olli pour illi, ce qui fait une sorte d’opposition : mais il est plus ordinaire de rapporter cette figure au métaplasme, mot fait de μεταπλάσσω, transformo. (F)

AORISTE

AORISTE, s. m. terme de Grammaire greque & de Grammaire françoise, ἀόριστος, indéfini, indéterminé. Ce mot est composé de l’α privatif & de ὅρος, terme, limite ; ὅριον, finis ; ὁρίζω, je définis, je détermine.

Ἀόριστος, en Grec, est un adjectif masculin, parce qu’on sous-entend χρόνος, tems, qui en Grec est du genre masculin ; c’est pour cela qu’on dit aoristus au lieu qu’on dit proeteritum & futurum, parce qu’on sous-entend tempus, qui, en Latin, est du genre neutre.

Ainsi aoriste se dit d’un tems, & sur-tout d’un prétérit indéterminé : j’ai fait est un prétérit déterminé ou plûtôt absolu ; au lieu que je fis est un aoriste, c’est-à-dire, un prétérit indéfini, indéterminé, ou plûtôt un prétérit relatif ; car on peut dire absolument j’ai fait, j’ai écrit, j’ai donné ; au lieu que quand on dit je fis, j’écrivis, je donnai, &c. il faut ajoûter quelqu’autre mot qui détermine le tems où l’action dont on parle a été faite ; je fis hier, j’écrivis il y a quinze jours, je donnai le mois passé.

On ne se sert de l’aoriste que quand l’action s’est passée dans un tems que l’on considere comme tout-à-fait séparé du tems où l’on parle ; car si l’esprit considere le tems où l’action s’est passée comme ne faisant qu’un avec le tems où l’on parle, alors on se sert du prétérit absolu : ainsi on dit j’ai fait ce matin, & non je fis ce matin ; car ce matin est regardé comme partie du reste du jour où l’on parle : mais on dit fort bien je fis hier, &c. on dit fort bien, depuis le commencement du monde jusqu’aujourd’hui, on a fait bien des découvertes, & l’on ne diroit pas l’on fit à l’aoriste, parce que dans cette phrase, le tems depuis le commencement du monde jusqu’aujourd’hui, est regardé comme un tout, comme un même ensemble. (F)

APHERESE

APHERESE, s. f. (Gram.) figure de diction, ἀφαίρεσις, retranchement, d’ἀφαιρέω, aufero. L’apherese est une figure par laquelle on retranche une lettre ou une syllabe du commencement d’un mot, comme en Grec ὁρτὴ, pour ἑορτὴ, qui est le mot ordinaire pour signifier fête. C’est ainsi que Virgile a dit :

Discite justitiam moniti, & non temnere divos, Æneid. 6. v. 620. où il a dit temnere pour contemnere.

Cette figure est souvent en usage dans les étymologies. C’est ainsi, dit Nicot, que de gibbosus nous avons fait bossu, en retranchant gib, qui est la premiere syllabe du mot Latin.

Au reste, si le retranchement se fait au milieu du mot, c’est une syncope ; s’il se fait à la fin, on l’appelle apocope. (F)

APOCOPE

APOCOPE, s. f. (Gramm.) figure de diction qui se fait lorsqu’on retranche quelque lettre ou quelque syllabe à la fin d’un mot, comme dans ces quatre impératifs, dic, duc, fac, fer, au lieu de dice, duce, &c. ingenî pour ingenü, negotî pour negotî, &c.

Ce mot vient de ἀποκοπὴ, qui est composé de la préposition ἀπὸ, & qui répond à l’a ou ab des Latins, & de κόπτω, je coupe, je retranche. (F)

APOGRAPHE

APOGRAPHE, s. m. (Grammaire.) ce mot vient de ἀπὸ, préposition Greque qui répond à la préposition Latine à ou de, qui marque dérivation, & de γράφω, scribo ; ainsi apographe est un écrit tiré d’un autre ; c’est la copie d’un original. Apographe est opposé à autographe. (F)

APOSTROPHE

Apostrophe

Apostrophe, s. m. est aussi un terme de Grammaire, & vient d’ἀπόστροφος, substantif masculin ; d’où les Latins ont fait apostrophus pour le même usage. R. ἀποστρέφω, averto, je détourne, j’ôte. L’usage de l’apostrophe en Grec, en Latin & en François, est de marquer le retranchement d’une voyelle à la fin d’un mot pour la facilité de la prononciation. Le signe de ce retranchement est une petite virgule que l’on met au haut de la consonne, & à la place de la voyelle qui seroit après cette consonne, s’il n’y avoit point d’apostrophe ; ainsi on écrit en Latin men’ pour mene ? tanton’ pour tantò-ne ?

Tanton’me crimine dignum ?

Virg. Æneid. v. 668.

Tanton’placuit concurrere motu ?

Virg. Æneid. XII. v. 503. viden’ pour vides-ne ? ain’ pour ais-ne ? dixtin’ pour dixisti-ne ? & en François grand’messe, grand’mere, pas grand’chose, grand’peur, &c.

Ce retranchement est plus ordinaire quand le mot suivant commence par une voyelle.

En François l’e muet ou féminin est la seule voyelle qui s’élide toûjours devant une autre voyelle, au moins dans la prononciation ; car dans l’écriture on ne marque l’élision par l’apostrophe que dans les monosyllabes je, me, te, se, le, ce, que, de, ne, & dans jusque & quoique, quoiqu’il arrive. Ailleurs on écrit l’e muet quoiqu’on ne le prononce pas : ainsi on écrit, une armée en bataille, & l’on prononce un armé en bataille.

L’a ne doit être supprimé que dans l’article & dans le pronom la, l’ame, l’église, je l’entends, pour je la entends. On dit la onzieme, ce qui est peut-être venu de ce que ce nom de nombre s’écrit souvent en chiffre, le XI. roi, la XI. lettre. Les enfans disent m’amie, & le peuple dit aussi m’amour.

L’i ne se perd que dans la conjonction si devant le pronom masculin, tant au singulier qu’au pluriel ; s’il vient, s’ils viennent, mais on dit si elles viennent.

L’u ne s’élide point, il m’a paru étonné. J’avoue que je suis toujours surpris quand je trouve dans de nouveaux livres viendra t’il, dira-t’il : ce n’est pas là le cas de l’apostrophe, il n’y a point là de lettre élidée ; le t en ces occasions n’est qu’une lettre euphonique, pour empêcher le bâillement ou rencontre des deux voyelles ; c’est le cas du tiret ou division : on doit écrire viendra-t-il, dira-t-il. Les Protes ne lisent-ils donc point les grammaires qu’ils impriment ?

Tous nos dictionnaires François font ce mot du genre féminin ; il devroit pourtant être masculin quand il signifie ce signe qui marque la suppression d’une voyelle finale. Après tout on n’a pas occasion dans la pratique de donner un genre à ce mot en François : mais c’est une faute à ces dictionnaires quand ils font venir ce mot d’ἀποστροφὴ, qui est le nom d’une figure de Rhétorique. Les dictionnaires Latins sont plus exacts ; Martinius dit : Apostrophe. R. ἀποστροφὴ, figura Rhetoricoe ; & il ajoûte immédiatement : apostrophus, R. ἀπόστροφος, signum rejectoe vocalis. Isidore, au liv. I. de ses origines, chapitre xviij. où il parle des figures ou signes dont on se sert en écrivant, dit : apostrophos, pars circuli dextra, & ad summam litteram apposita, fit ita’, quâ notâ deesse ostenditur in sermone ultimas vocales (F)

APPELLATIF

APPELLATIF, adj. (Grammaire.) du Latin appellativus, qui vient d’appellare, appeller, nommer. Le nom appellatif est opposé au nom propre. Il n’y a en ce monde que des êtres particuliers, le soleil, la lune, cette pierre, ce diamant, ce cheval, ce chien. On a observé que ces êtres particuliers se ressembloient entr’eux par rapport à certaines qualités ; on leur a donné un nom commun à cause de ces qualités communes entr’eux. Ces êtres qui végetent, c’est-à dire qui prennent nourriture & accroissement par leurs racines, qui ont un tronc, qui poussent des branches & des feuilles, & qui portent des fruits ; chacun de ces êtres, dis-je, est appellé d’un nom commun arbre, ainsi arbre est un nom appellatif.

Mais un tel arbre, cet arbre qui est devant mes fenêtres, est un individu d’arbre, c’est-à-dire un arbre particulier.

Ainsi le nom d’arbre est un nom appellatif, parce qu’il convient à chaque individu particulier d’arbre ; je puis dire de chacun qu’il est arbre.

Par conséquent le nom appellatif est une sorte de nom adjectif, puisqu’il sert à qualifier un être particulier.

Observez qu’il y a deux sortes de noms appellatifs : les uns qui conviennent à tous les individus ou êtres particuliers de différentes especes ; par exemple, arbre convient à tous les noyers, à tous les orangers, à tous les oliviers, &c. alors on dit que ces sortes de noms appellatifs sont des noms de genre.

La seconde sorte de noms appellatifs ne convient qu’aux individus d’une espece ; tels sont noyer, olivier, oranger.

Ainsi animal est un nom de genre, parce qu’il convient à tous les individus de différentes especes ; car je puis dire, ce chien est un animal bien caressant, cet éléphant est un gros animal, &c. chien, éléphant, lion, cheval, &c. sont des noms d’especes.

Les noms de genre peuvent devenir noms d’especes, si on les renferme sous des noms plus étendus, par exemple si je dis que l’arbre est un être ou une substance, que l’animal est une substance : de même le nom d’espece peut devenir nom de genre, s’il peut être dit de diverses sortes d’individus subordonnés à ce nom ; par exemple, chien sera un nom d’espece par rapport à animal ; mais chien deviendra un nom de genre par rapport aux différentes especes de chiens ; car il y a des chiens qu’on appelle dogues, d’autres limiers, d’autres épagneuls, d’autres braques, d’autres mâtins, d’autres barbets, &c. ce sont là autant d’especes différentes de chiens. Ainsi chien, qui comprend toutes ces especes est alors un nom de genre, par rapport à ces especes particulieres, quoiqu’il puisse être en même tems nom d’espece, s’il est considéré relativement à un nom plus étendu, tel qu’animal ou substance ; ce qui fait voir que ces mots genre, espece, sont des termes métaphysiques qui ne se tirent que de la maniere dont on les considere. (F)

APPOSITION

Apposition (Grammaire)

APPOSITION, s. f. terme de Grammaire, figure de construction, qu’on appelle en Latin epexegesis, du Grec ἐπεξήγησις, composé d’ἐπὶ, préposition qui a divers usages, & vient d’ἕπω, sequor ; & d’ἐξήγησις, enarratio.

On dit communément que l’apposition consiste à mettre deux ou plusieurs substantifs de suite au même cas sans les joindre par aucun terme copulatif, c’est-à-dire, ni par une conjonction ni par une préposition : mais, selon cette définition, quand on dit la foi, l’espérance, la charité sont trois vertus théologales ; saint Pierre, saint Matthieu, saint Jean, &c. étoient apôtres : ces façons de parler qui ne sont que des dénombremens, seroient donc des appositions. J’aime donc mieux dire que l’apposition consiste à mettre ensemble sans conjonction deux noms dont l’un est un nom propre, & l’autre un nom appellatif, ensorte que ce dernier est pris adjectivement, & est le qualificatif de l’autre, comme on le voit par les exemples : ardebat Alexim, delicias Domini ; urbs Roma, c’est-à-dire, Roma quoe est urbs : Flandre, théatre sanglant, &c. c’est-à-dire qui est le théatre sanglant, &c. ainsi le rapport d’identité est la raison de l’apposition. (F)

APRE

APRE, terme de Grammaire Greque : Il y a en Grec deux signes qu’on appelle esprits ; l’un appellé esprit doux, & se marque sur la lettre comme une petite virgule, ἐγὼ, moi, je.

L’autre est celui qu’on appelle esprit âpre, ou rude ; il se marque comme un petit c sur la lettre, ἅμα, ensemble ; son usage est d’indiquer qu’il faut prononcer la lettre avec une forte aspiration.

υ prend toûjours l’esprit rude ὕδωρ, aqua ; les autres voyelles & les diphtongues ont le plus souvent l’esprit doux.

Il y a des mots qui ont un esprit & un accent, comme le relatif ὃς, ἣ, ὃ, qui, quoe, quod.

Il y a quatre consonnes qui prennent un esprit rude, π, κ, τ, ρ : mais on ne marque plus l’esprit rude sur les trois premieres, parce qu’on a inventé des caracteres exprès, pour marquer que ces lettres sont aspirées ; ainsi au lieu d’écrire ῾π, ῾κ, ᾽τ, ρ , on écrit φ, χ, θ : mais on écrit au commencement des mots : Ῥητορικὴ, Rhétorique ; ῥητορικὸς, Rhétoricien ; ῥώμη, force : quand le ρ est redoublé, on met un esprit doux sur le premier, & un âpre sur le second, πόῤῥω, longe, loin. (F)

APRÈS

APRÈS, préposition qui marque postériorité de tems, ou de lieu, ou d’ordre.

Après les fureurs de la guerre,
Goûtons les douceurs de la paix.

Après, se dit aussi adverbialement ; partez, nous irons après, c’est-à-dire, ensuite.

Après, est aussi une préposition inséparable qui entre dans la composition de certains mots, tels que après-demain, après-diné, l’après-dînée, après-midi, après soupé, l’après-soupée.

C’est sous cette vûe de préposition inséparable qui forme un sens avec un autre mot, que l’on doit regarder ce mot dans ces façons de parlet ; ce portrait est fait d’après nature ; comme on dit en peinture & en sculpture, dessiner d’après l’antique ; modeler d’après l’antique ; ce portrait est fait d’après nature ; ce tableau est fait d’après Raphaël, &c. c’est-à-dire, que Raphaël avoit fait l’original auparavant. (F)

APTOTE

APTOTE, ce mot est grec, & signifie indéclinable. Sunt quoedam, quoe declinationem non admittunt, & in quibusdam casibus tantùm inveniuntur, & dicuntur aptota. Sosipater, liv. I. pag. 23. comme fas, nefas, &c. ἄπτωτος, c’est-a-dire, sans cas, formé de πτῶσις, cas, & d’α privatif. (F)

ARSIS

Arsis (Grammaire)

ARSIS, s. f. terme de Grammaire ou plûtôt de Prosodie ; c’est l’élevation de la voix quand on commence à lire un vers. Ce mot vient du Grec αἴρω, tollo, j’éleve. Cette élevation est suivie de l’abaissement de la voix, & c’est ce qui s’appelle thesis, θέσις, depositio, remissio. Par exemple, en déclamant cet hémistiche du premier vers de l’Enéide de Virgile, Arma virumque cano, on sent qu’on éleve d’abord la voix, & qu’on l’abaisse ensuite.

Par arsis & thesis, on entend communément la division proportionnelle d’un pié métrique, faite par la main ou le pié de celui qui bat la mesure.

En mesurant la quantité dans la déclamation des mots, d’abord on hausse la main, ensuite on l’abbaisse. Le tems que l’on employe à hausser la main est appellé arsis, & la partie du tems qui est mesuré en baissant la main, est appellée thesis ; ces mesures étoient fort connues & fort en usage chez les Anciens. Voyez Terentianus Maurus ; Diomede, lib. III. Mar. Victorinus, lib. I. art. gramm. & Mart. Capella, lib. IX. pag. 328. (F)

Arsis (Musique)

On dit en Musique, qu’un chant, un contre-point, une fugue, sont per thesin quand les notes descendent de l’aigu au grave, & per arsin quand les notes montent du grave à l’aigu. Fugue per arsin & thesin, est celle que nous appellons aujourd’hui fugue renversée ou contre-fugue, lorsque la réponse se fait en sens contraire, c’est-à-dire, en descendant si la guide a monté, ou en montant si elle a descendu. Voyez Contrefugue, Guide . (S)

ARTICLE

Article (Grammaire)

ARTICLE, s. m. (Gram.) en Latin articulus, diminutif de artus, membre ; parce que dans le sens propre, on entend par article les jointures des os du corps des animaux, unies de différentes manieres, & selon les divers mouvemens qui leur sont propres : de-là par métaphore & par extension, on a donné divers sens à ce mot.

Les Grammairiens ont appellé articles certains petits mots qui ne signifient rien de physique, qui sont identifiés avec ceux devant lesquels on les place, & les font prendre dans une acception particuliere ; par exemple, le roi aime le peuple ; le premier le ne présente qu’une même idée avec roi ; mais il m’indique un roi particulier que les circonstances du pays où je suis, ou du pays dont on parle, me font entendre : l’autre le qui précede peuple, fait aussi le même effet à l’égard de peuple ; & de plus le peuple étant placé après aime, cette position fait connoitre que le peuple est le terme ou l’objet du sentiment que l’on attribue au roi.

Les articles ne signifient point des choses ni des qualités seulement ; ils indiquent à l’esprit le mot qu’ils précedent, & le font considérer comme un objet tel, que sans l’article, cet objet seroit regardé sous un autre point de vûe ; ce qui s’entendra mieux dans la suite, surtout par les exemples.

Les mots que les Grammairiens appellent articles, n’ont pas toûjours dans les autres langues des équivalens qui y ayent le même usage ; les Grees mettent souvent leurs articles devant les noms propres, tels que Philippe, Alexandre, César, &c. Nous ne mettons point l’article devant ces mots-là ; enfin il y a des langues qui ont des articles, & d’autres qui n’en ont point.

En Hébreu, en Chaldéen, & en Syriaque, les noms sont indéclinables, c’est-à-dire, qu’ils ne varient point leur désinence ou dernieres syllabes, si ce n’est comme en François du singulier au pluriel ; mais les vûes de l’esprit ou relations que les Grecs & les Latins font connoître par les terminaisons des noms, sont indiquées en Hébreu par des prépositifs qu’on appelle préfixes, & qui sont liés aux noms, à la maniere des prépositions inséparables, ensorte qu’ils forment le même mot.

Comme ces prépositifs ne se mettent point au nominatif, & que l’usage qu’on en fait n’est pas trop uniforme, les Hébraïsans les regardent plûtôt comme des prépositions que comme des articles. Nomina Hebraïca proprie loquendo sunt indeclinabilia. Quo ergo in casu accipienda sint & efferenda, non terminatione dignoscitur, sed proecipuè constructions, & proepositionibus quibusdam, seu litteris proepositionum vices gerentibus, quoe ipsis à fronte adjiciuntur. Masclef. gramm. Hebr. c. 11. n. 7.

A l’égard des Grecs, quoique leurs noms se déclinent, c’est-à-dire, qu’ils changent de terminaison selon les divers rapports ou vûes de l’esprit qu’on a à marquer, ils ont encore un article ὁ, ἡ, τό, τοῦ, τῆς, τοῦ, &c. dont ils font un grand usage ; ce mot est en Grec une partie spéciale d’oraison. Les Grecs l’appellerent ἄρθρον, du verbe ἄρω, apto, adapto, disposer, apprêter ; parce qu’en effet l’article dispose l’esprit à considérer le mot qui le suit sous un point de vûe particulier ; ce que nous développerons plus en détail dans la suite.

Pour ce qui est des Latins, Quintilien dit expressément qu’ils n’ont point d’articles, & qu’ils n’en ont pas besoin, noster sermo articulos nondesiderat. (Quint. Lib. I. c. iv.) Ces adjectifs, is, hic, ille, iste, qui sont souvent des pronoms de la troisieme personne, sont aussi des adjectifs démonstratifs & métaphysiques, c’est-à-dire, qui ne marquent point dans les objets des qualités réelles indépendantes de notre maniere de penser. Ces adjectifs répondent plûtôt à notre ce qu’à notre le ; les Latins s’en servent pour plus d’énergie & d’emphase : Catonem illum sapientem (Cic.) ce sage Caton ; ille alter, (Ter.) cet autre ; illa seges, (Virg. georg. I. v. 47.) cette moisson ; illa rerum domina fortuna, (Cic. pro Marc. n. 2.) la fortune elle-même, cette maitresse des évenemens.

Uxorem ille tuus pulcher amator habet. Propert. Lib. II. Eleg. XXI. v. 4. Ce bel amant que vous avez, a une femme.

Ces adjectifs Latins qui ne servent qu’à déterminer l’objet avec plus de force, sont si différens de l’article Grec & de l’article François, que Vossius prétend (de Anal. Liv. I. c. j. p. 375.) que les maîtres qui en faisant apprendre les déclinaisons Latines font dire hoec musa, induisent leurs disciples en erreur ; & que pour rendre littéralement la valeur de ces deux mots Latins, selon le génie de la langue Greque, il faudroit traduire hoec musa, αὕτη ἡ μοῦσα, c’est-à-dire cette la muse.

Les Latins faisoient un usage si fréquent de leur adjectif démonstratif, ille, illa, illud, qu’il y a lieu de croire que c’est de ces mots que viennent notre le & notre la, ille ego, mulier illa ; Voe homini illi per quem tradetur. (Luc, c. xxij. v. 22.) bonum erat ei si natus non fuisset homo ille. (Matt. c. xxvj. v. 24.) Hic illa parva Petilia Philoctetoe. (Virg. Æn. Lib. iij. v. 401.) C’est-là que la petite ville de Petilie fut bâtie par Philoctete. Ausonioe pars illa procul quam pandit Apollo. Ib. v. 479. hoec illa Charybdis. Ib. v. 558. Pétrone faisant parler un guerrier qui se plaignoit de ce que son bras étoit devenu paralytique, lui fait dire : funerata est pars illa corporis mei, quâ quondam Achilles eram ; il est mort ce bras, par lequel j’étois autrefois un Achille. Ille Deûm pater, Ovide. Quisquis fuit ille Deorùm. Ovide, Metam. Lib. I. v. 32.

Il y a un grand nombre d’exemples de cet usage, que les Latins faisoient de leur ille, illa, illud, surtout dans les comiques, dans Phedre, & dans les auteurs de la basse latinité. C’est de la derniere syllabe de ce mot ille, quand il n’est pas employé comme pronom, & qu’il n’est qu’un simple adjectif indicatif, que vient notre article le ; à l’égard de notre la, il vient du féminin illa. La premiere syllabe du masculin ille, a donné lieu à notre pronom il dont nous faisons usage avec les verbes, ille affirmat, (Phaed. Lib. III. fab. iij. v. 4.) il assûre. ille fecit, (Id. Lib. III. fab. 5. v. 8.) il a fait, ou il fit. Ingenio vires ille dat, ille rapit. (Ovid. Her. Ep. xv. v. 206.) A l’égard de elle, il vient de illa, illa veretur. (Virg. Ecl. 111. v. 4.) elle craint.

Dans presque toutes les langues vulgaires, les peuples soit à l’exemple des Grecs, soit plûtôt par une pareille disposition d’esprit, se sont fait de ces prépositifs qu’on appelle articles ; nous nous arrêterons principalement à l’article François.

Tout prépositif n’est pas appellé article. Ce, cet, cette, certain, quelque, tout, chaque, nul, aucun, mon, ma, mes, &c. ne sont que des adjectifs métaphysiques ; ils précedent toûjours leurs substantifs ; & puisqu’ils ne servent qu’à leur donner une qualification métaphysique, je ne sai pourquoi on les met dans la classe des pronoms. Quoi qu’il en soit, on ne donne pas le nom d’article à ces adjectifs ; ce sont spécialement ces trois mots, le, la, les, que nos Grammairiens nomment articles, peut-être parce que ces mots sont d’un usage plus fréquent : avant que d’en parler plus en détail, observons que

1°. Nous nous servons de le devant les noms masculins au singulier, le roi, le jour. 2°. Nous employons la devant les noms féminins au singulier, la reine, la nuit. 3°. La lettre s, qui, selon l’analogie de la langue, marque le pluriel quand elle est ajoûtée au singulier, a formé les du singulier le ; les sert également pour les deux genres, les rois, les reines ; les jours, les nuits. 4°. Le, la, les sont les trois articles simples : mais ils entrent aussi en composition avec la préposition à, & avec la préposition de, & alors ils forment les quatres articles composés, au, aux, lu, des.

Au est composé de la préposition à, & de l’article le, ensorte que au est autant que à le. Nos peres disoient al, al tems Innocent III. c’est-à-dire, au tems d’Innocent III. L’apostoile manda al prodome, &c. le Pape envoya au prud’homme : Ville-Hardouin, lib. I. pag. 1. mainte lerme i fu plorée de puié al départir, ib. id. pag. 16. Vigenere traduit maintes larmes furent plorées à leur partement, & au prendre congé. C’est le son obscur de l’e muet de l’article simple le, & le changement assez commun en notre langue de l en u, comme mal, maux ; cheval, chevaux : altus, haut ; alnus, aulne (arbre) alna, aune (mesure) alter, autre, qui ont fait dire au au lieu de à le, ou de al. Ce n’est que quand les noms masculins commencent par une consonne ou une voyelle aspirée, que l’on se sert de au au lieu de à le ; car si le nom masculin commence par une voyelle, alors on ne fait point de contraction, la préposition à & l’article le demeurent chacun dans leur entier : ainsi quoiqu’on dise le coeur, au coeur, on dit l’esprit, à l’esprit, le pere, au pere ; & on dit l’enfant, à l’enfant ; on dit le plomb, au plomb ; & on dit l’or, à l’or, l’argent, à l’argent ; car quand le substantif commence par une voyelle, l’e muet de le s’élide avec cette voyelle, ainsi la raison qui a donné lieu à la contraction au, ne subsiste plus ; & d’ailleurs, il se feroit un bâillement desagréable si l’on disoit au esprit, au argent, au enfant, &c. Si le nom est féminin, n’y ayant point d’e muet dans l’article la, on ne peut plus en faire au, ainsi l’on conserve alors la préposition & l’article, la raison, à la raison ; la vertu, à la vertu. 2°. Aux sert au pluriel pour les deux genres ; c’est une contraction pour à les, aux hommes, aux femmes, aux rois, aux reines, pour à les hommes, à les femmes, &c. 3°. Du est encore une contraction pour de le ; c’est le son obscur des deux e muets de suite de le, qui a amené la contraction du : autrefois on disoit del : la fins del conseil si fu tels, &c. l’arrêté du conseil fût, &c. Ville-Hardouin, lib. VII. p. 107. Gervaise del Chastel, id. ib. Gervais du Castel, Vigenere. On dit donc du bien & du mal, pour de le bien, de le mal, & ainsi de tous les noms masculins qui commencent par une consonne ; car si le nom commence par une voyelle, ou qu’il soit du genre féminin, alors on revient à la simplicité de la préposition, & à celle de l’article qui convient au genre du nom ; ainsi on dit de l’esprit, de la vertu, de la peine ; par-là on évite le bâillement : c’est la même raison que l’on a marquée sur au. 4°. Enfin des sert pour les deux genres au pluriel, & se dit pour de les, des rois, des reines.

Nos enfans, qui commencent à parler, s’énoncent d’abord sans contraction ; ils disent de le pain, de le vin ; tel est encore l’usage dans presque toutes nos provinces limitrophes, sur-tout parmi le peuple : c’est peut-être ce qui a donné lieu aux premieres observations que nos Grammairiens ont faites de ces contractions.

Les Italiens ont un plus grand nombre de prépositions qui se contractent avec leurs articles.

Mais les Anglois, qui ont comme nous des prépositions & des articles, ne font pas ces contractions ; ainsi ils disent of the, de le, où nous disons du ; the king, le roi ; of the king, de le roi, & en François du roi ; of the queen, de la reine ; to the king, à le roi, au roi ; to the queen, à la reine. Cette remarque n’est pas de simple curiosité ; il est important, pour rendre raison de la construction, de séparer la préposition de l’article, quand ils sont l’un & l’autre en composition, par exemple, si je veux rendre raison de cette façon de parler, du pain suffit : je commence par dire de le pain, alors la préposition de, qui est ici une préposition extractive, & qui comme toutes les autres prépositions doit être entre deux termes, cette préposition, dis-je, me fait connoître qu’il y a ici une ellipse.

Phédre, dans la fable de la vipere & de la lime, pour dire que cette vipere cherchoit dequoi manger dit : hoec quùm tentaret si qua res esset cibi, l. IV. sab. vij. vers 4. où vous voyez que aliqua res cibi fait connoître par analogie que du pain, c’est aliqua res panis, paululum panis ; quelque chose, une partie, une portion du pain ; c’est ainsi que les Anglois, pour dire donnez-moi du pain, disent give me some bread, donnez-moi quelque pain ; & pour dire j’ai vû des hommes, ils disent I have seen some men ; mot à mot, j’ai vû quelques hommes ; à des Médecins, to some physicians, à quelques Médecins.

L’usage de sous-entendre ainsi quelque nom générique devant de, du, des, qui commencent une phrase, n’étoit pas inconnu aux Latins : Lentulus écrit à Cicéron de s’intéresser à sa gloire ; de faire valoir dans le sénat, & ailleurs, tout ce qui pourroit lui faire honneur : de nostra dignitate velim tibi ut semper curoe sit. Cicéron, épit. Livre XII. épît. xjv. Il est évident que de nostra dignitate ne peut être le nominatif de curoe sit ; cependant ce verbe sit, étant à un mode fini, doit avoir un nominatif ; ainsi Lentulus avoit dans l’esprit ratio ou sermo de nostra dignitate, l’intérêt de ma gloire ; & quand même on ne trouveroit pas en ces occasions de mot convenable à suppléer, l’esprit n’en seroit pas moins occupé d’une idée que les mots énoncés dans la phrase réveillent, mais qu’ils n’expriment point : telle est l’analogie, tel est l’ordre de l’analyse de l’énonciation. Ainsi nos Grammairiens manquent d’exactitude, quand ils disent que la préposition dont nous parlons, sert à marquer le nominatif lorsqu’on ne veut que désigner une partie de la chose, Grammaire de Regnier, pag. 170 ; Restaut, pag. 75 & 418. ils ne prennent pas garde que les prépositions ne sauroient entrer dans le discours sans marquer un rapport ou relation entre deux termes, entre un mot & un mot : par exemple, la préposition pour marque un motif, une fin, une raison : mais ensuite il faut énoncer l’objet qui est le terme de ce motif, & c’est ce qu’on appelle le complément de la préposition : par exemple, il travaille pour la patrie, la patrie est le complément de pour, c’est le mot qui détermine pour ; ces deux mots pour la patrie font un sens particulier qui a rapport à travaille, & ce dernier au sujet de la préposition, le roi travaille pour la patrie. Il en est de même des prépositions de & à : le livre de Pierre est beau ; Pierre est le complément de de, & ces deux mots de Pierre se rapportent à livre, qu’ils déterminent, c’est-à-dire qu’ils donnent à ce mot le sens particulier qu’il a dans l’esprit, & qui dans l’énonciation le rend sujet de l’attribut qui le suit : c’est de ce livre que je dis qu’il est beau.

A est aussi une préposition qui, entre autres usages, marque un rapport d’attribution, donner son coeur à Dieu, parler à quelqu’un, dire sa pensée à son ami.

Cependant communément nos Grammairiens ne regardent ces deux mots que comme des particules qui servent, disent-ils, à décliner nos noms ; l’une est, dit-on, la marque du génitif ; & l’autre, celle du datif. Mais n’est-il pas plus simple & plus analogue au procédé des langues, dont les noms ne changent point leur derniere syllable, de n’y admettre ni cas ni déclinaison, & d’observer seulement comment ces langues énoncent les mêmes vûes de l’esprit, que les Latins font connoître par la différence des terminaisons ? tout cela se fait ou par la place du mot, ou par le secours des prépositions.

Les Latins n’ont que six cas, cependant il y a bien plus de rapports à marquer ; ce plus, ils l’énoncent par le secours de leurs prépositions. Hé bien, quand la place du mot ne peut pas nous servir à faire connoître le rapport que nous avons à marquer, nous faisons alors ce que les Latins faisoient au défaut d’une désinence ou terminaison particuliere : comme nous n’avons point de terminaison destinée à marquer le génitif, nous avons recours à une préposition ; il en est de même du rapport d’attribution, nous le marquons par la préposition à, ou par la préposition pour, & même par quelques autres, & les Latins marquoient ce rapport par une terminaison particuliere qui faisoit dire que le mot étoit alors au datif.

Nos Grammairiens ne nous donnent que six cas, sans doute parce que les Latins n’en ont que six. Notre accusatif, dit-on, est toûjours semblable au nominatif : hé, y a-r-il autre chose qui les distingue, sinon la place ? L’un se met devant, & l’autre après le verbe : dans l’une & dans l’autre occasion le nom n’est qu’une simple dénomination. Le génitif, selon nos Grammaires, est aussi toûjours semblable à l’ablatif ; le datif a le privilege d’être seul avec le prétendu article à : mais de & à ont toûjours un complément comme les autres prépositions, & ont également des rapports particuliers à marquer ; par conséquent si de & à font des cas, sur, par, pour, sous, dans, avec, & les autres prépositions devroient en faire aussi ; il n’y a que le nombre déterminé des six cas Latins qui s’y oppose : ce que je veux dire est encore plus sensible en Italien.

Les grammaires italiennes ne comptent que six cas aussi, par la seule raison que les Latins n’en ont que six. Il ne sera pas inutile de décliner ici au moins le singulier des noms Italiens, tels qu’ils sont déclinés dans la grammaire de Buommatei, celle qui avec raison a le plus de réputation.

1. Il re, c’est-à-dire le roi ; 2. del re, 3. al re, 4. il re, 5. o re, 6. dal re. 1. Lo abbate, l’abbé ; 2. dello abbate, 3. allo abbate, 4. lo abbate, 5. o abbate, 6. dallo abbate. 1. La donna, la dame ; 2. della donna, 3. alla donna, 4. la donna, 5. o donna, 6. dalla donna. On voit aisément, & les Grammairiens en conviennent, que del, dello, & dalla, sont composés de l’article, & de di, qui en composition se change en de ; que al, allo & alla sont aussi composés de l’article & de a, & qu’enfin dal, dallo, & dalla sont formés de l’article & de da, qui signifie par, che, de.

Buommatei appelle ces trois mots di, a, da, des segnacasi, c’est-à-dire, des signes des cas. Mais ce ne sont pas ces seules prépositions qui s’unissent avec l’article, en voici encore d’autres qui ont le même privilége.

Con, co, avec ; col tempo, avec le tems ; colla liberta, avec la liberté.

In, en, dans, qui en composition se change en ne, nello specchio, dans le miroir, nel giardino, dans le jardin, nelle strade, dans les rues.

Per, pour, par rapport à, perd l’r, p’el giardino, pour le jardin.

Sopra, sur, se change en su, su’l prato, sur le pré, sulla tavola, sur la table. Infra ou intra se change en tra : on dit tra’l pour tra, il entre là.

La conjonction & s’unit aussi avec l’article, la terra e’l cielo, la terre & le ciel. Faut-il pour cela l’ôter du nombre des conjonctions ? Puisqu’on ne dit pas que toutes ces prépositions qui entrent en composition avec l’article, forment autant de nouveaux cas, qu’elles marquent de rapports différens ; pourquoi dit-on que di, a, da, ont ce privilége ? C’est qu’il suffisoit d’égaler dans la langue vulgaire le nombre des six cas de la grammaire latine, à quoi on étoit accoûtumé dès l’enfance. Cette correspondance étant une fois trouvée, le surabondant n’a pas mérité d’attention particuliere.

Buommatei a senti cette difficulté : sa bonne foi est remarquable : je ne saurois condamner, dit-il, ceux qui veulent que in, per, con, soient aussi bien signes de cas, que le sont di, a, da : mais il ne me plaît pas à présent de les mettre au nombre des signes de cas ; il me paroît plus utile de les laisser au traité des prépositions : io non danno le loro ragioni, che certò non si posson dannare ; ma non mi piace per ora mettere gli ultimi nel numero de segnacasi ; parendo à me piu utile lasciar gli al trattato delle propositioni. Buommatei, della ling. Toscana. Del Segn. c. tr. 42. Cependant une raison égale doit faire tirer une conséquence pareille : par ratio, paria jura desiderat : co, ne, pe, &c. n’en sont pas moins prépositions, quoiqu’elles entrent en composition avec l’article ; ainsi di, a, da, n’en doivent pas moins être prépositions pour être unies à l’article. Les unes & les autres de ces prépositions n’entrent dans le discours que pour marquer le rapport particulier qu’elles doivent indiquer chacune selon la destination que l’usage leur a donnée, sauf aux Latins à marquer un certain nombre de ces rapports par des terminaisons particulieres.

Encore un mot, pour faire voir que notre de & notre a ne sont que des prépositions ; c’est qu’elles viennent, l’une de la préposition latine de, & l’autre de ad ou de a.

Les Latins ont fait de leur préposition de le même usage que nous faisons de notre de ; or si en latin de est toûjours préposition, le de françois doit l’être aussi toûjours.

1°. Le premier usage de cette préposition est de marquer l’extraction, c’est-à-dire, d’où une chose est tirée, d’où elle vient, d’où elle a pris son nom ; ainsi nous disons un temple de marbre, un pont de pierre, un homme du peuple, les femmes de notre siecle.

2°. Et par extension, cette préposition, sert à marquer la propriété : le livre de Pierre, c’est-à-dire, le livre tiré d’entre les choses qui appartiennent à Pierre.

C’est, selon ces acceptions, que les Latins ont dit, templum de marmore ponam, Virg. Géorg. liv. III. vers 13. je ferai bâtir un temple de marbre : fuit in tectis de marmore templum, Virg. Æn. IV. v. 437. Il y avoit dans son palais un temple de marbre, tota de marmore, Virg. Ecl. vii. v. 31. toute de marbre :

. . . . . . . . . solido de marmore templa
Instituam, festosque dies de nomine Phoebi.

Virg. Æn. VI. v. 70. Je ferai bâtir des temples de marbre, & j’établirai des fêtes du nom de Phoebus, en l’honneur de Phoebus.

Les Latins, au lieu de l’adjectif, se sont souvent servis de la préposition de suivie du nom, ainsi de marmore est équivalent à marmoreum. C’est ainsi qu’Ovide, I. mét. v. 127. au lieu de dire oetas ferrea, a dit : de duro est ultima ferro, le dernier âge est l’âge de fer. Remarquez qu’il venoit de dire, aurea prima sata est oetas ; ensuite subiit argentea proles.

Tertia post illas successit Ahnea proles : & enfin il dit dans le même sens, de duro est ultima ferro.

Il est évident que dans la phrase d’Ovide, oetas de ferro, de ferro n’est point au genitif ; pourquoi donc dans la phrase françoise, lâge de fer, de fer seroit-il au genitif ? Dans cet exemple la préposition de n’étant point accompagnée de l’article, ne sert avec fer, qu’à donner à âge une qualification adjective :

Ne partis expers esset de nostris bonis, Ter. Heaut. IV. 1. 39. afin qu’il ne fût pas privé d’une partie de nos biens : non hoc de nihilo est, Ter. Hec. V. i. 1. ce n’est pas là une affaire de rien.

Reliquum de ratiuncula, Ter. Phorm. I. 1. 2. un reste de compte.

Portenta de genere hoc. Lucret. liv. V. v. 38. les monstres de cette espece.

Coerera de genere hoc adfingere, imaginer des phantômes de cette sorte, id. ibid. v. 165. & Horace i. sat. 1. v. 13. s’est exprimé de la même maniere, coetera de genere hoc adeo sunt multa.

De plebe deo, Ovid. un dieu du commun.

Nec de plebe deo, sed qui vaga fulmina mitto. Ovid.

Mét. I. v. 595. Je ne suis pas un dieu du commun, dit Jupiter à Io, je suis le dieu puissant qui lance la foudre. Homo de schola, Cic. de orat. ij. 7. un homme de l’école. Declamator de ludo, Cic. orat. c. xv. déclamateur du lieu d’exercice. Rabula de foro, un criailleur, un braillard du Palais, Cic. ibid. Primus de plebe, Tit. Liv. liv. VII. c. xvij. le premier du peuple. Nous avons des élégies d’Ovide, qui sont intitulées de Ponto, c’est-à-dire, envoyées du Pont. Mulicres de nostro seculo quoe spontè peccant, les femmes de notre siecle. Ausone, dans l’épitre qui est à la tête de l’idylle VII.

Cette couronne, que les soldats de Pilate mirent sur la tête de Jesus-Christ, S. Marc (ch. xv. v. 17.) l’appelle spineam coronam, & S. Matth. (ch. xv. v. 29.) aussi-bien que S. Jean (ch. xjx. v. 2.) la nomment coronam de spinis, une couronne d’épines.

Unus de circumstantibus, Marc, ch. xiv. ver. 47. un de ceux qui étoient là, l’un des assistans. Nous disons que les Romains ont été ainsi appellés de Romulus ; & n’est-ce pas dans le même sens que Virgile a dit : Romulus excipiet gentem, Romanosque suo de nomine dicet. I. Æneid. v. 281. & au vers 371 du même livre, il dit que Didon acheta un terrein qui fut appellé byrsa, du nom d’un certain fait ; facti de nomine byrsam ; & encore au vers 18. du III. liv. Enée dit : Æneadasque meo nomen de nomine fingo. ducis de nomine, ibid. ver. 166. &c. de nihilo irasci ; Plaut. se fâcher d’une bagatelle, de rien, pour rien. quercus de coelo tactas. Virg. des chênes frappés de la foudre. de more ; Virg. selon l’usage. de medio potare die, Horace, dès midi ; de tenero ungui, Horace, dès l’enfance ; de industriâ, Teren. de dessein prémédité ; filius de summo loco, Plaut. un enfant de bonne maison ; de meo, de tuo, Plaut. de mon bien, à mes dépens ; j’ai acheté une maison de Crassus, domum emi de Crasso ; Cic. fam. liv. V. Ep. vj. & pro Flacco, c. xx. fundum mercatus & de pupillo. il est de la troupe, de grege illo est ; Ter. Adelp. III. iij. 38. je le tiens de lui, de Davo audivi ; diminuer de l’amitié, aliquid de nostra conjunctione imminutum ; Cic. V. liv. epist. v.

3. De se prend aussi en Latin & en François pour pendant ; de die, de nocte ; de jour, de nuit.

4. De pour touchant, au regard de ; si res de amore meo secundoe essent ; si les affaires de mon amour alloient bien. Ter.

Legati de pace, César, de Bello Gall. 2. 3. des envoyés touchant la paix, pour parler de paix ; de argento somnium ; Ter. adelp. II. j. 50. à l’égard de l’argent, néant ; de captivis commutandis ; pour l’échange des prisonniers.

5. De, à cause de, pour, nos amas de fidicinâ isthac ; Ter. Eun. III. iij. 4. vous m’aimez à cause de cette musicienne ; loetus est de amicâ ; il est gai à cause de sa maîtresse ; rapto de fratre dolentis ; Horace, I. ep. xjv. 7. inconsolable de la mort de son frere ; accusare, arguere de ; accuser, reprendre de.

6. Enfin cette préposition sert à former des façons de parler adverbiales ; de integro, de nouveau. Cic. Virg. de industria ; Teren. de propos délibéré, à dessein.

Si nous passions aux auteurs de la basse latinité, nous trouverions encore un plus grand nombre d’exemples : de coelis Deus, Dieu des cieux ; pannus de lanâ, un drap, une étoffe de laine.

Ainsi l’usage que les Latins ont fait de cette préposition a donné lieu à celui que nous en faisons. Les autorités que je viens de rapporter doivent suffire, ce me semble, pour détruire le préjugé répandu dans toutes nos grammaires, que notre de est la marque du génitif : mais encore un coup, puisqu’en Latin templum de marmore, pannus de lana, de n’est qu’une préposition avec son complément à l’ablatif, pourquoi ce même de passant dans la langue Françoise avec un pareil complément, se trouveroit-il transformé en particule, & pourquoi ce complément, qui est à l’ablatif en Latin, se trouveroit-il au génitif en François ?

Il n’y est ni au génitif ni à l’ablatif ; nous n’avons point de cas proprement dit en François ; nous ne faisons que nommer : & à l’égard des rapports ou vûes différentes sous lesquels nous considérons les mots, nous marquons ces vûes, ou par la place du mot, ou par le secours de quelque préposition.

La préposition de est employée le plus souvent à la qualification & à la détermination ; c’est-à-dire, qu’elle sert à mettre en rapport le mot qui qualifie, avec celui qui est qualifié : un palais de roi, un courage de héros.

Lorsqu’il n’y a que la simple préposition de, sans l’article, la préposition & son complément sont pris adjectivement ; un palais de roi, est équivalent à un palais royal ; une valeur de héros, équivaut à une valeur héroïque ; c’est un sens spécifique, ou de sorte : mais quand il y a un sens individuel ou personnel, soit universel, soit singulier, c’est-à-dire, quand on veut parler de tous les rois personnellement comme si l’on disoit l’intérêt des rois, ou de quelque roi particulier, la gloire du roi, la valeur du héros que j’aime, alors on ajoûte l’article à la préposition ; car des rois, c’est de les rois ; & du héros, c’est de le héros.

A l’égard de notre à, il vient le plus souvent de la préposition Latine ad, dont les Italiens se servent encore aujourd’hui devant une voyelle : ad uomo d’intellecto, à un homme d’esprit ; ad uno ad uno, un à un ; (S. Luc, ch. jx. v. 13.) pour dire que Jesûs-Christ dit à ses disciples, &c. se sert de la préposition ad, ait ad illos. Les Latins disoient également loqui alicui, & loqui ad aliquem, parler à quelqu’un ; afferre aliquid alicui, ou ad aliquem, apporter quelque chose à quelqu’un, &c. Si de ces deux manieres de s’exprimer nous avons choisi celle qui s’énonce par la préposition, c’est que nous n’avons point de datif.

1°. Les Latins disoient aussi pertinere ad ; nous disons de même avec la préposition appartenir à.

2°. Notre préposition à vient aussi quelquefois de la préposition Latine à ou ab ; auferre aliquid alicui ou ab aliquo, ôter quelque chose à quelqu’un : on dit aussi, eripere aliquid alicui ou ab aliquo ; petere veniam à Deo, demander pardon à Dieu.

Tout ce que dit M. l’abbé Regnier pour faire voir que nous avons des datifs, me paroît bien mal assorti avec tant d’observations judicieuses qui sont répandues dans sa Grammaire. Selon ce célebre académicien (p. 238.) quand on dit voilà un chien qui s’est donné à moi, à moi est au datif : mais si l’on dit un chien qui s’est adonné à moi, cet à moi ne sera plus alors un datif ; c’est, dit-il, la préposition Latine ad. J’avoue que je ne saurois reconnoître la préposition Latine dans adonné à, sans la voir aussi dans donné à, & que dans l’une & dans l’autre de ces phrases les deux à me paroissent de même espece, & avoir la même origine. En un mot, puisque ad aliquem, ou ab aliquo ne sont point des datifs en Latin, je ne vois pas pourquoi à quelqu’un pourroit être un datif en François.

Je regarde donc de & à comme de simples prépositions, aussi bien que par, pour, avec, &c. les unes & les autres servent à faire connoître en François les rapports particuliers que l’usage les a chargés de marquer, sauf à la langue Latine à exprimer autrement ces mêmes rapports.

A l’égard de le, la, les, je n’en fais pas une classe particuliere de mots sous le nom d’article ; je les place avec les adjectifs prépositifs, qui ne se mettent jamais que devant leurs substantifs, & qui ont chacun un service qui leur est propre. On pourroit les appeller prénoms.

Comme la société civile ne sauroit employer trop de moyens pour faire naître dans le coeur des hommes des sentimens, qui d’une part les portent à éviter le mal qui est contraire à cette société, & de l’autre les engagent à pratiquer le bien, qui sert à la maintenir & à la rendre florissante ; de même l’art de la parole ne sauroit nous donner trop de secours pour nous faire éviter l’obscurité & l’amphibologie, ni inventer un assez grand nombre de mots, pour énoncer non seulement les diverses idées que nous avons dans l’esprit, mais encore pour exprimer les différentes faces sous lesquelles nous considérons les objets de ces idées.

Telle est la destination des prénoms ou adjectifs métaphysiques, qui marquent, non des qualités physiques des objets, mais seulement des points de vûes de l’esprit, ou des faces différentes sous lesquelles l’esprit considere le même mot ; tels sont tout, chaque, nul, aucun, quelque, certain, dans le sens de quidam, un, ce, cet, cette, ces, le, la, les, auxquels on peut joindre encore les adjectifs possessifs tirés des pronoms personnels ; tels sont mon, ma, mes, & les noms de nombre cardinal, un, deux, trois, &c.

Ainsi je mets le, la, les au rang de ces pronoms ou adjectifs métaphysiques. Pourquoi les ôter de la classe de ces autres adjectifs ?

Ils sont adjectifs, puisqu’ils modifient leur substantif, & qu’ils le font prendre dans une acception particuliere, individuelle, & personnelle. Ce sont des adjectifs métaphysiques, puisqu’ils marquent, non des qualités physiques, mais une simple vûe particuliere de l’esprit.

Presque tous nos Grammairiens (Regnier, p. 141. Restaut, p. 64.) nous disent que le, la, les, servent à faire connoître le genre des noms, comme si c’étoit là une propriété qui fût particuliere à ces petits mots. Quand on a un adjectif à joindre à un nom, on donne à cet adjectif, ou la terminaison masculine, ou la féminine. Selon ce que l’usage nous en a appris, si nous disons le soleil plûtôt que la soleil, comme les Allemands, c’est que nous savons qu’en François soleil est du genre masculin, c’est-à-dire, qu’il est dans la classe des noms de choses inanimées auxquels l’usage a consacré la terminaison des adjectifs déjà destinée aux noms des mâles, quand il s’agit des animaux. Ainsi lorsque nous parlons du soleil, nous disons le soleil, plûtôt que la, par la même raison que nous dirions beau soleil, brillant soleil, plûtôt que belle ou brillante.

Au reste, quelques Grammairiens mettent le, la, les, au rang des pronoms : mais si le pronom est un mot qui se mette à la place du nom dont il rappelle l’idée, le, la, les, ne seront pronoms que lorsqu’ils feront cette fonction : alors ces mots vont tous seuls & ne se trouvent point avec le nom qu’ils représentent. La vertu est aimable ; aimez-la. Le premier la est adjectif métaphysique ; ou comme on dit article, il précede son substantif vertu ; il personifie la vertu ; il la fait regarder comme un individu métaphysique : mais le second la qui est après aimez, rappelle la vertu, & c’est pour cela qu’il est pronom, & qu’il va tout seul ; alors la vient de illam, elle.

C’est la différence du service ou emploi des mots, & non la différence matérielle du son, qui les fait placer en différentes classes : c’est ainsi que l’infinitif des verbes est souvent nom, le boire, le manger.

Mais sans quitter nos mots, ce même son la n’est-il pas aussi quelquefois un adverbe qui répond aux adverbes latins ibi, hâc, istac, illâc, il demeure là, il va là ? &c. N’est-il pas encore un nom substantif quand il signifie une note de musique ? Enfin n’est-il pas aussi une particule explétive qui sert à l’énergie ? ce jeune homme-là, cette femme-là, &c.

A l’égard de un, une, dans le sens de quelque ou certain, en Latin quidam, c’est encore un adjectif prépositif qui désigne un individu particulier, tiré d’une espece, mais sans déterminer singulierement quel est cet individu, si c’est Pierre ou Paul. Ce mot nous vient aussi du Latin, quis est is homo, unus ne amator ? (Plaut. Truc. I. ij. 32.) quel est cet homme, est-ce là un amoureux ? hic est unus servus violentissimus, (Plaut. ibid. II. i. 39.) c’est un esclave emporté ; sicut unus paterfamilias, (Cic. de orat. i. 29.) comme un pere de famille. Qui variare cupit rem prodigialiter unam, (Hor. art. poet. v. 29.) celui qui croit embellir un sujet, unam rem, en y faisant entrer du merveilleux. Forte unam adspicio adolescentulam, (Ter. And. act. I. sc. i. v. 91.) j’apperçois par hasard une jeune fille. Donat qui a commenté Térence dans le tems que la langue latine étoit encore une langue vivante, dit sur ce passage que Térence a parlé selon l’usage ; & que s’il a dit unam, une, au lieu de quamdam, certaine, c’est que telle étoit, dit-il, & que telle est encore la maniere de parler. Ex consuetudine dicit unam, ut dicimus, unus est adolescens : unam ergo τῷ ἰδιωτισμῷ dixit, vel unam pro quamdam. Ainsi ce mot n’est en François que ce qu’il étoit en Latin.

La Grammaire générale de P. R. pag. 53. dit que un est article indéfini. Ce mot ne me paroît pas plus article indéfini que tout, article universel, ou ce, cette, ces, articles définis. L’auteur ajoûte, qu’on croit d’ordinaire que un n’a point de pluriel ; qu’il est vrai qu’il n’en a point qui soit formé de lui-même : (on dit pourtant, les uns, quelques uns ; & les Latins ont dit au pluriel, uni, unoe, &c. Ex unis geminas mihi conficiet nuptias. (Ter. And. act. IV. sc. i. v. 51.) Aderit una in unis oedibus. (Ter. Eun. act. II. sc. iij. v. 75.) & selon Mde Dacier, act. II. sc. iv. v. 74.) Mais revenons à la Grammaire générale. Je dis, poursuit l’auteur, que un a un pluriel pris d’un autre mot, qui est des, avant les substantifs, des animaux ; & de, quand l’adjectif précede, de beaux lits. De un pluriel ! cela est nouveau.

Nous avons déjà observé que des est pour de les, & que de est une préposition, qui par conséquent suppose un mot exprimé ou sousentendu, avec lequel elle puisse mettre son complément en rapport : qu’ainsi il y a ellipse dans ces façons de parler ; & l’analogie s’oppose à ce que des ou de soient le nominatif pluriel d’un ou d’une.

L’auteur de cette Grammaire générale me paroit bien au-dessous de sa réputation quand il parle de ce mot des à la page 55 : il dit que cette particule est quelquefois nominatif ; quelquefois accusatif, ou génitif, ou datif, ou enfin ablatif de l’article un. Il ne lui manque donc que de marquer le vocatif pour être la particule de tous les cas. N’est-ce pas là indiquer bien nettement l’usage que l’on doit faire de cette préposition ?

Ce qu’il y a de plus surprenant encore, c’est que cet auteur soûtient, page 55, que comme on dit au datif singulier à un, & au datif pluriel à des, on devroit dire au génitif pluriel de des ; puisque des est, dit-il, le pluriel d’un : que si on ne l’a pas fait, c’est, poursuit-il, par une raison qui fait la plûpart des irrégularités des langues, qui est la cacophonie ; ainsi, dit-il, selon la parole d’un ancien, impetratum est à ratione ut peccare suavitatis causâ liceret ; & cette remarque a été adoptée par M. Restaut, p. 73. & 75.

Au reste, Cicéron dit, (Orator, n. XLVII.) que impetratum est à consuetudine, & non à ratione, ut peccare suavitatis causâ liceret : mais soit qu’on lise à consuetudine, avec Cicéron, ou à ratione, selon la Grammaire générale, il ne faut pas croire que les pieux solitaires de P. R. ayent voulu étendre cette permission au-delà de la Grammaire.

Mais revenons à notre sujet. Si l’on veut bien faire attention que des est pour de les ; que quand on dit à des hommes, c’est à de les hommes ; que de ne sauroit alors déterminer à, qu’ainsi il y a ellipse à des hommes, c’est-à-dire à quelques-uns de les hommes, quibusdam ex hominibus : qu’au contraire, quand on dit le Sauveur des hommes, la construction est toute simple ; on dit au singulier, le Sauveur de l’homme, & au pluriel, le Sauveur de les hommes ; il n’y a de différence que de le à les, & non à la préposition. Il seroit inutile & ridicule de la répéter ; il en est de des comme de aux, l’un est de les, & l’autre à les : or comme lorsque le sens n’est pas partitif, on dit aux hommes sans ellipse, on dit aussi des hommes ; dans le même sens général, l’ignorance des hommes, la vanité des hommes.

Ainsi regardons 1°. ie, la, les, comme de simples adjectifs indicatifs & métaphysiques, aussi-bien que ce, cet, cette, un, quelque, certa n, &c.

2°. Considérons de comme une préposition, qui ainsi que par, pour, en, avec, sans, &c. sert à tourner l’esprit vers deux objets, & à faire appercevoir le rapport que l’on veut indiquer entre l’un & l’autre.

3°. Enfin décomposons au, aux, du, des, faisant attention à la destination & à la nature de chacun des mots décomposés, & tout se trouvera applani.

Mais avant que de passer à un plus grand détail touchant l’emploi & l’usage de ces adjectifs, je crois qu’il ne sera pas inutile de nous arrêter un moment aux réflexions suivantes : elles paroîtront d’abord étrangeres à notre sujet ; mais j’ose me flatter, qu’on reconnoîtra dans la suite qu’elles étoient necessaires.

Il n’y a en ce monde que des êtres réels, que nous ne connoissons que par les impressions qu’ils font sur les organes de nos sens, ou par des réflexions qui supposent toûjours des impressions sensibles.

Ceux de ces êtres qui sont séparés des autres, font chacun un ensemble, un tout particulier par la liaison, la continuité, le rapport & la dépendance de leurs parties.

Quand une fois les impressions que ces divers objets ont faites sur nos sens, ont été portées jusqu’au cerveau, & qu’elles y ont laissé des traces, nous pouvons alors nous rappeller l’image ou l’idée de ces objets particuliers, même de ceux qui sont éloignés de nous, & nous pouvons par le moyen de leurs noms, s’ils en ont un, faire connoître aux autres hommes, que c’est à tel objet que nous pensons plûtôt qu’à tel autre.

Il paroît donc que chaque être singulier devroit avoir son nom propre, comme dans chaque famille chaque personne a le sien : mais cela n’a pas été possible à cause de la multitude innombrable de ces êtres particuliers, de leurs propriétés & de leurs rapports. D’ailleurs comment apprendre & retenir tant de noms ?

Qu’a-t-on donc fait pour y suppléer ? Je l’ai appris en me rappellant ce qui s’est passé à ce sujet par rapport à moi.

Dans les premieres années de ma vie, avant que les organes de mon cerveau eussent acquis un certain degré de consistance, & que j’eusse fait une certaine provision de connoissances particulieres, les noms que j’entendois donner aux objets qui se présentoient à moi, je les prenois comme j’ai pris dans la suite les noms propres.

Cet animal à quatre pattes qui venoit badiner avec moi, je l’entendois appeller chien. Je croyois par sentiment & sans autre examen, car alors je n’en étois pas capable, que chien étoit le nom qui servoit à le distinguer des autres objets que j’entendois nommer autrement.

Bientôt un animal fait comme ce chien, vint dans la maison, & je l’entendis aussi appeller chien ; c’est, me dit-on, le chien de notre voisin. Après cela j’en vis encore bien d’autres pareils, auxquels on donnoit aussi le même nom, à cause qu’ils étoient faits à peu près de la même maniere ; & j’observai qu’outre le nom de chien qu’on leur donnoit à tous, on les appelloit encore chacun d’un nom particulier : celui de notre maison s’appelloit Médor ; celui de notre voisin, Marquis ; un autre, Diamant, &c.

Ce que j’avois remarqué à l’égard des chiens, je l’observai aussi peu à peu à l’égard d’un grand nombre d’autres êtres. Je vis un moineau, ensuite d’autres moineaux ; un cheval, puis d’autres chevaux ; une table, puis d’autres tables ; un livre, ensuite des livres, &c.

Les idées que ces différens noms excitoient dans mon cerveau, étant une fois déterminées, je vis bien que je pouvois donner à Médor & à Marquis le nom de chien ; mais que je ne pouvois pas leur donner le nom de cheval, ni celui de moineau, ni celui de table, ou quelqu’autre : en effet, le nom de chien réveilloit dans mon esprit l’image de chien, qui est différente de celle de cheval, de celle de moineau, &c.

Médor avoit donc déjà deux noms, celui de Médor qui le distingue de tous les autres chiens, & celui de chien qui le mettoit dans une classe particuliere, différente de celle de cheval, de moineau, de table, &c.

Mais un jour ou dit devant moi que Médor étoit un joli animal ; que le cheval d’un de nos amis étoit un bel animal ; que mon moineau étoit un petit animal bien privé & bien aimable : & ce mot d’animal je ne l’ai jamais oüi dire d’une table, ni d’un arbre, ni d’une pierre, ni enfin de tout ce qui ne marche pas, ne sent pas, & qui n’a point les qualités communes & particulieres à tout ce qu’on appelle animal.

Médor eut donc alors trois noms, Médor, chien, animal.

On m’apprit dans la suite la différence qu’il y a entre ces trois sortes de noms ; ce qu’il est important d’observer & de bien comprendre, par rapport au sujet principal dont nous avons à parler.

1°. Le nom propre, c’est le nom qui n’est dit que d’un être particulier, du moins dans la sphere où cet être se trouve ; ainsi Louis, Marie, sont des noms propres, qui, dans les lieux où l’on en connoît la destination, ne désignent que telle ou telle personne, & non une sorte ou espece de personnes.

Les objets particuliers auxquels on donne ces fortes de noms sont appellés des individus, c’est-à-dire, que chacun d’eux ne sauroit être divisé en un autre lui-même sans cesser d’être ce qu’il est ; ce diamant, si vous le divisez, ne sera plus ce diamant ; l’idée qui le représente ne vous offre que lui & n’en renferme pas d’autres qui lui soient subordonnés, de la même maniere que Médor est subordonné à chien, & chien à animal.

2°. Les noms d’especes, ce sont des noms qui conviennent à tous les individus qui ont entr’eux certaines qualités communes ; ainsi chien est un nom d’espece, parce qu’il convient à tous les chiens particuliers, dont chacun est un individu, semblable en certains points essentiels à tous les autres individus, qui, à cause de cette ressemblance, sont dits être de même espece & ont entr’eux un nom commun, chien.

3°. Il y a une troisieme sorte de noms qu’il a plû aux maîtres de l’art d’appeller noms de genre, c’est-à-dire, noms plus généraux, plus étendus encore que les simples noms d’espece ; ce sont ceux qui sont communs à chaque individu de toutes les especes subordonnées à ce genre ; par exemple, animal se dit du chien, du cheval, du lion, du cerf, & de tous les individus particuliers qui vivent, qui peuvent se transporter par eux-mêmes d’un lieu en un autre, qui ont des organes, dont la liaison & les rapports forment un ensemble. Ainsi l’on dit ce chien est un animal bien attaché à son maître, ce lion est un animal féroce, &c. Animal est donc un nom de genre, puisqu’il est commun à chaque individu de toutes les différentes especes d’animaux.

Mais ne pourrai-je pas dire que l’animal est un être, une substance, c’est-à-dire une chose qui existe ? Oui sans doute, tout animal est un être. Et que deviendra alors le nom d’animal, sera-t-il encore un nom de genre ? Il sera toûjours un nom de genre par rapport aux différentes especes d’animaux, puisque chaque individu de chacune de ces especes n’en sera pas moins appellé animal. Mais en même tems animal sera un nom d’espece subordonnée à être, qui est le genre suprème ; car dans l’ordre métaphysique, (& il ne s’agit ici que de cet ordre-là) être se dit de tout ce qui existe & de tout ce que l’on peut considérer comme existant, & n’est subordonné à aucune classe supérieure. Ainsi on dira fort bien qu’il y a différentes especes d’êtres corporels : premierement les animaux, & voilà animal devenu nom d’espece : en second lieu il y a les corps insensibles & inanimés, & voilà une autre espece de l’être.

Remarquez que les especes subordonnées à leur genre, sont distinguées les unes des autres par quelque propriété essentielle ; ainsi l’espece humaine est distinguée de l’espece des brutes par la raison & par la conformation ; les plumes & les aîles distinguent les oiseaux des autres animaux, &c.

Chaque espece a donc un caractere propre qui la distingue d’une autre espece, comme chaque individu a son suppôt particulier incommunicable à tout autre.

Ce caractere distinctif, ce motif, cette raison qui nous a donné lieu de nous former ces divers noms d’espece, est ce qu’on appelle la différence.

On peut remonter de l’individu jusqu’au genre suprème, Medor, chien, animal, être ; c’est la méthode par laquelle la nature nous instruit ; car elle ne nous montre d’abord que des êtres particuliers.

Mais lorsque par l’usage de la vie on a acquis une suffisante provision d’idées particulieres, & que ces idées nous ont donné lieu d’en former d’abstraites & de générales, alors comme l’on s’entend soi-même, on peut se faire un ordre selon lequel on descend du plus général au moins général, suivant les différences que l’on observe dans les divers individus compris dans les idées générales. Ainsi en commençant par l’idée générale de l’être ou de la substance, j’observe que je puis dire de chaque être particulier qu’il existe : ensuite les différentes manieres d’exister de ces êtres, leurs différentes propriétés, me donnent lieu de placer au-dessous de l’être autant de classes ou especes différentes que j’observe de propriétés communes seulement entre certains objets, & qui ne se trouvent point dans les autres : par exemple, entre les êtres j’en vois qui vivent, qui ont des sensations, &c. j’en fais une classe particuliere que je place d’un côté sous être & que j’appelle animaux ; & de l’autre côté je place les êtres inanimés ; en sorte que ce mot être ou substance est comme le chef d’un arbre généalogique dont animaux & êtres inanimés sont comme les descendans placés au-dessous, les uns à droite & les autres à gauche.

Ensuite sous animaux je fais autant de classes particulieres, que j’ai observé de différences entre les animaux ; les uns marchent, les autres volent, d’autres rampent ; les uns vivent sur la terre & mourroient dans l’eau ; les autres au contraire vivent dans l’eau & mourroient sur la terre.

J’en fais autant à l’égard des êtres inanimés ; je fais une classe des végétaux, une autre des minéraux ; chacune de ces classes en a d’autres sous elle, on les appelle les especes inférieures, dont enfin les dernieres ne comprennent plus que leurs individus, & n’ont point d’autres especes sous elles.

Mais remarquez bien que tous ces noms, genre, espece, différence, ne sont que des termes métaphysiques, tels que les noms abstraits humanité, bonté, & une infinité d’autres qui ne marquent que des considérations particulieres de notre esprit, sans qu’il y ait hors de nous d’objet réel qui soit ou espece ou genre ou humanité, &c.

L’usage où nous sommes tous les jours de donner des noms aux objets des idées qui nous représentent des êtres réels, nous a porté à en donner aussi par imitation aux objets métaphysiques des idées abstraites dont nous avons connoissance : ainsi nous en parlons comme nous faisons des objets réels ; en sorte que l’ordre métaphysique a aussi ses noms d’especes & ses noms d’individus : cette vérité, cette vertu, ce vice, voilà des mots pris par imitation dans un sens individuel.

L’imagination, l’idee, le vice, la vertu, la vie, la mort, la maladie, la santé, la fievre, la peur, le courage, la force, l’être, le néant, la privation, &c. ce sont-là encore des noms d’individus métaphysiques, c’est-à-dire, qu’il n’y a point hors de notre esprit un objet réel qui soit le vice, la mort, la maladie, la santé, la peur, &c. cependant nous en parlons par imitation & par analogie, comme nous parlons des individus physiques.

C’est le besoin de faire connoître aux autres les objets singuliers de nos idées, & certaines vûes ou manieres particulieres de considérer ces objets, soit réels, soit abstraits ou méthaphysiques ; c’est ce besoin, dis-je, qui, au défaut des noms propres pour chaque idée particuliere, nous a donné lieu d’inventer, d’un côté les noms d’espece, & de l’autre les adjectifs prépositifs, qui en font des applications individuelles. Les objets particuliers dont nous voulons parler, & qui n’ont pas de noms propres, se trouvent confondus avec tous les autres individus de leur espece. Le nom de cette espece leur convient également à tous : chacun de ces êtres innombrables qui nagent dans la vaste mer, est également appellé poisson : ainsi le nom d’espece tout seul, & par lui-même, n’a qu’une valeur indéfinie, c’est-à-dire, une valeur applicable qui n’est adaptée à aucun objet particulier ; comme quand on dit vrai, bon, beau, sans joindre ces adjectifs à quelque être réel ou à quelque être métaphysique. Ce sont les prénoms qui, de concert avec les autres mots de la phrase, tirent l’objet particulier dont on parle, de l’indétermination du nom d’espece, & en font ainsi une sorte de nom propre. Par exemple, si l’astre qui nous éclaire n’avoit pas son nom propre soleil, & que nous eussions à en parler, nous prendrions d’abord le nom d’espece astre ; ensuite nous nous servirions du prépositif qui conviendroit pour faire connoître que nous ne voulons parler que d’un individu de l’espece d’astre ; ainsi nous dirions cet astre, ou l’astre, après quoi nous aurions recours aux mots qui nous paroîtroient les plus propres à déterminer singulierement cet individu d’astre ; nous dirions donc cet astre qui nous éclaire ; l’astre pere du jour ; l’ame de la nature, &c. Autre exemple : livre est un nom d’espece dont la valeur n’est point appliquée : mais si je dis, mon livre, ce livre, le livre que je viens d’acheter, liber ille, on conçoit d’abord par les prénoms ou prépositifs, mon, ce, le, & ensuite par les adjoints ou mots ajoûtés, que je parle d’un tel livre, d’un tel individu de l’espece de livre. Observez que lorsque nous avons à appliquer quelque qualification à des individus d’une espece ; ou nous voulons faire cette application 1° à tous les individus de cette espece ; 2° ou seulement à quelques-uns que nous ne voulons, ou que nous ne pouvons pas déterminer ; 3°. ou enfin à un seul que nous voulons faire connoître singulierement. Ce sont ces trois sortes de vûes de l’esprit que les Logiciens appellent l’étendue de la préposition.

Tout discours est composé de divers sens particuliers énoncés par des assemblages de mots qui forment des propositions, & les propositions font des périodes : or toute proposition a 1°. ou une étendue universelle ; c’est le premier cas dont nous avons parlé : 2°. ou une étendue particuliere ; c’est le second cas : 3°. ou enfin une étendue singuliere, c’est le dernier cas. 1°. Si celui qui parle donne un sens universel au sujet de sa proposition, c’est-à-dire, s’il applique quelque qualificatif à tous les individus d’une espece, alors l’étendue de la proposition est universelle, ou, ce qui est la même chose, la proposition est universelle : 2°. si l’individu dont on parle, n’est pas déterminé expressément, alors on dit que la proposition est particuliere ; elle n’a qu’une étendue particuliere, c’est-à-dire, que ce qu’on dit, n’est dit que d’un sujet qui n’est pas désigné expressément : 3°. enfin les propositions sont singulieres lorsque le sujet, c’est-à-dire, la personne ou la chose dont on parle, dont on juge, est un individu singulier déterminé ; alors l’attribut de la proposition, c’est-à-dire, ce qu’on juge du sujet n’a qu’une étendue singuliere, ou, ce qui est la même chose, ne doit s’entendre que de ce sujet : Louis XV. a triomphé de ses ennemis ; le soleil est levé.

Dans chacun de ces trois cas, notre langue nous fournit un prénom destiné à chacune de ces vûes particulieres de notre esprit : voyons donc l’effet propre ou le service particulier de ces prénoms.

1°. Tout homme est animal ; chaque homme est animal : voilà chaque individu de l’espece humaine qualifié par animal, qui alors se prend adjectivement ; car tout homme est animal, c’est-à-dire, tout homme végete, est vivant, se meut, a des sensations, en un mot tout homme a les qualités qui distinguent l’animal de l’etre insensible ; ainsi tout étant le prépositif d’un nom appellatif, donne à ce nom une extension universelle, c’est-à-dire, que ce que l’on dit alors du nom, par exemple d’homme, est censé dit de chaque individu de l’espece, ainsi la proposition est universelle. Nous comptons parmi les individus d’une espece tous les objets qui nous paroissent conformes à l’idée exemplaire que nous avons acquise de l’espece par l’usage de la vie : cette idée exemplaire n’est qu’une affection intérieure que notre cerveau a reçûe par l’impression qu’un objet extérieur a faite en nous la premiere fois qu’il a été apperçû, & dont il est resté des traces dans le cerveau. Lorsque dans la suite de la vie, nous venons à appercevoir d’autres objets, si nous sentons que l’un de ces nouveaux objets nous affecte de la même maniere dont nous nous ressouvenons qu’un autre nous a affectés, nous disons que cet objet nouveau est de même espece que tel ancien : s’il nous affecte différemment, nous le rapportons à l’espece à laquelle il nous paroît convenir, c’est-à-dire, que notre imagination le place dans la classe de ses semblables ; ce n’est donc que le souvenir d’un sentiment pareil qui nous fait rapporter tel objet à telle espece : le nom d’une espece est le nom du point de réunion auquel nous rapportons les divers objets particuliers qui ont excité en nous une affection ou sensation pareille. L’animal que je viens de voir à la foire a rappellé en moi les impressions qu’un lion y fit l’année passée ; ainsi je dis que cet animal est un lion ; si c’étoit pour la premiere fois que je visse un lion, mon cerveau s’enrichiroit d’une nouvelle idée exemplaire : en un mot, quand je dis tout homme est mortel, c’est autant que si je disois Alexandre étoit mortel ; César étoit mortel ; Philippe est mortel, & ainsi de chaque individu passé, présent & à venir, & même possible de l’espece humaine ; & voilà le veritable fondement du syllogisme : mais ne nous écartons point de notre sujet.

Remarquez ces trois façons de parler, tout homme est ignorant, tous les hommes sont ignorans, tout homme n’est que foiblesse. ; tout homme, c’est-à-dire, chaque individu de l’espece humaine, quelque individu que ce puisse être de l’espece humaine ; alors tout est un pur adjectif. Tous les hommes sont ignorans, c’est encore le même sens ; ces deux propositions ne sont différentes que par la forme : dans la premiere, tout veut dire chaque ; elle présente la totalité distributivement, c’est-à-dire qu’elle prend en quelque sorte les individus l’un après l’autre, au lieu que tous les hommes les présente collectivement tous ensemble, alors tous est un prépositif destiné à marquer l’universalité de les hommes ; tous a ici une sorte de signification adverbiale avec la forme adjective, c’est ainsi que le participe tient du verbe & du nom ; tous, c’est-à-dire universellement, sans exception, ce qui est si vrai, qu’on peut séparer tous de son substantif, & le joindre au verbe. Quinault, parlant des oiseaux, dit :

En amour ils sont tous
Moins bêtes que nous.

Et voilà pourquoi, en ces phrases, l’article les ne quitte point son substantif, & ne se met pas avant tous : tout l’homme, c’est-à-dire l’homme en entier, l’homme entierement, l’homme consideré comme un individu spécifique. Nul, aucun, donnent aussi une extension universelle à leur substantif, mais dans un sens négatif : nul homme, aucun homme n’est immortel, je nie l’immortalité de chaque individu de l’espece humaine ; la proposition est universelle, mais négative ; au lieu qu’avec tous, sans négation, la proposition est universelle affirmative. Dans les propositions dont nous parlons, nul & aucun étant adjectifs du sujet, doivent être accompagnés d’une négation : nul homme n’est exemt de la nécessité de mourir. Aucun philosophe de l’antiquité n’a eu autant de connoissances de Physique qu’on en a aujourd’hui.

II°. Tout, chaque, nul, aucun, sont donc la marque de la généralité ou universalité des propositions : mais souvent ces mots ne sont pas exprimés, comme quand on dit : les François sont polis, les Italiens sont politiques ; alors ces propositions ne sont que moralement universelles, de more, ut sunt mores, c’est-à-dire, selon ce qu’on voit communément parmi les hommes ; ces propositions sont aussi appellées indéfinies, parce que d’un côté, on ne peut pas assûrer qu’elles comprennent généralement, & sans exception, tous les individus dont on parle ; & d’un autre côté, on ne peut pas dire non plus qu’elles excluent tel ou tel individu ; ainsi comme les individus compris & les individus exclus ne sont pas précisément déterminés, & que ces propositions ne doivent être entendues que du plus grand nombre, on dit qu’elles sont indéfinies.

III°. Quelque, un, marquent aussi un individu de l’espece dont on parle : mais ces prénoms ne désignent pas singulierement cet individu ; quelque homme est riche, un savant m’est venu voir : je parle d’un individu de l’espece humaine ; mais je ne détermine pas si cet individu est Pierre ou Paul ; c’est ainsi qu’on dit une certaine personne, un particulier ; & alors particulier est opposé à général & à singulier : il marque à la vérité un individu, mais un individu qui n’est pas déterminé singulierement ; ces propositions sont appellées particulieres.

Aucun sans négation, a aussi un sens particulier dans les vieux livres, & signifie quelqu’un, quispiam, non nullus, non nemo. Ce mot est encore en usage en ce sens parmi le peuple & dans le style du Palais : aucuns soûtiennent, &c. quidam affirmant, &c. ainsi aucune fois dans le vieux style, veut dire quelquefois, de tems en tems, plerumque, interdum, non nunquam.

On sert aussi aux propositions particulieres : on m’a dit, c’est-à-dire, quelqu’un m’a dit, un homme m’a dit ; car on vient de homme ; & c’est par cette raison que pour éviter le bâillement ou rencontre de deux voyelles, on dit souvent l’on, comme on dit l’homme, si l’on. Dans plusieurs autres langues, le mot qui signifie homme, se prend aussi en un sens indéfini comme notre on. De, des, qui sont des prépositions extractives, servent aussi à faire des prépositions particulieres ; des Philosophes, ou d’anciens Philosophes ont crû qu’il y avoit des antipodes, c’est-à-dire, quelques-uns des Philosophes, ou un certain nombre d’anciens Philosophes, ou en vieux style, aucuns Philosophes.

IV°. Ce marque un individu déterminé, qu’il présente à l’imagination, ce livre, cet homme, cette femme, cet enfant, &c.

V°. Le, la, les, indiquent que l’on parle 1°. ou d’un tel individu réel que l’on tire de son espece, comme quand on dit le roi, la reine, le soleil, la lune ; 2°. ou d’un individu métaphysique & par imitation ou analogie ; la vérité, le mensonge ; l’esprit, c’est-à-dire le génie ; le coeur, c’est-à-dire la sensibilité ; l’entendement, la volonté, la vie, la mort, la nature, le mouvement, le repos, l’être en général, la substance, le néant, &c.

C’est ainsi que l’on parle de l’espece tirée du genre auquel elle est subordonnée, lorsqu’on la considere par abstraction, & pour ainsi dire en elle-même sous la forme d’un tout individuel & métaphysique ; par exemple, quand on dit que parmi les animaux, l’homme seul est raisonnable, l’homme est là un individu spécifique.

C’est encore ainsi, que sans parler d’aucun objet réel en particulier, on dit par abstraction, l’or est le plus précieux des métaux ; le fer se fond & se forge ; le marbre sert d’ornement aux édifices ; le verre n’est point malléable ; la pierre est utile ; l’animal est mortel, l’homme est ignorant ; le cercle est rond ; le quarré est une figure qui a quatre angles droits & quatre côtés égaux, &c. Tous ces mots, l’or, le fer, le marbre, &c. sont pris dans un sens individuel, mais métaphysique & spécifique, c’est-à-dire, que sous un nom singulier ils comprennent tous les individus d’une espece ; ensorte que ces mots ne sont proprement que les noms de l’idée exemplaire du point de réunion ou concept que nous avons dans l’esprit, de chacune de ces especes d’êtres. Ce sont ces individus métaphysiques qui sont l’objet des Mathématiques, le point, la ligne, le cercle, le triangle, &c.

C’est par une pareille opération de l’ésprit que l’on personifie si souvent la nature & l’art.

Ces noms d’individus spécifiques sont fort en usage dans l’apologue, le loup & l’agneau, l’homme & le cheval, &c. on ne fait parler ni aucun loup ni aucun agneau particulier ; c’est un individu spécifique & métaphysique qui parle avec un autre individu.

Quelques Fabulistes ont même personifié des êtres abstraits ; nous avons une fable connue où l’auteur fait parler le jugement avec l’imagination. Il y a autant de fiction a introduire de pareils interlocuteurs, que dans le reste de la fable. Ajoûtons ici quelques observations à l’occasion de ces noms spécifiques.

1°. Quand un nom d’espece est pris adjectivement, il n’a pas besoin d’article ; tout homme est animal ; homme est pris substantivement ; c’est un individu spécifique qui a son prépositif tout ; mais animal est pris adjectivement, comme nous l’avons déjà observé. Ainsi il n’a pas plus de prépositif que tout autre adjectif n’en auroit ; & l’on dit ici animal, comme l’on diroit mortel, ignorant, &c.

C’est ainsi que l’Ecriture dit que toute chair est foin, omnis caro foenum, Isaïe, ch. xl. v. 6. c’est-à-dire peu durable, périssable, corruptible, &c. & c’est ainsi que nous disons d’un homme sans esprit, qu’il est bête.

2°. Le nom d’espece n’admet pas l’article lorsqu’il est pris selon sa valeur indéfinie sans aucune extension ni restriction, ou application individuelle, c’est-à-dire, qu’alors le nom est considéré indéfiniment comme sorte, comme espece, & non comme un individu spécifique ; c’est ce qui arrive sur-tout lorsque le nom d’espece précédé d’une préposition, forme un sens adverbial avec cette préposition, comme quand on dit par jalousie, avec prudence, en présence, &c.

Les oiseaux vivent sans contrainte,
S’aiment sans feinte.

C’est dans ce même sens indéfini que l’on dit avoir peur, avoir honte, faire pitié, &c. Ainsi on dira sans article : cheval, est un nom d’espece, homme, est un nom d’espece ; & l’on ne dira pas le cheval est un nom d’espece, l’homme est un nom d’espece, parce que le prénom le marqueroit que l’on voudroit parler d’un individu, ou d’un nom considéré individuellement.

3°. C’est par la même raison que le nom d’espece n’a point de prépositif, lorsqu’avec le secours de la préposition de il ne fait que l’office de simple qualificatif d’espece, c’est-à-dire, lorsqu’il ne sert qu’à désigner qu’un tel individu est de telle espece : une montre d’or ; une épée d’argent ; une table de marbre ; un homme de robe ; un marchand de vin ; un joüeur de violon, de luth, de harpe, &c. une action de clémence ; une femme de vertu, &c.

4°. Mais quand on personifie l’espece, qu’on en parle comme d’un individu spécifique, ou qu’il ne s’agit que d’un individu particulier tiré de la généralité de cette même espece, alors le nom d’espece étant considéré individuellement, est précédé d’un prénom : la peur trouble la raison ; la peur que j’ai de mal faire ; la crainte de vous importuner ; l’envie de bien faire ; l’animal est plus parfait que l’être insensible : joüer du violon, du luth, de la harpe ; on regarde alors le violon, le luth, la harpe, &c. comme tel instrument particulier, & on n’a point d’individu à qualifier adjectivement.

Ainsi on dira dans le sens qualificatif adjectif, un rayon d’espérance, un rayon de gloire, un sentiment d’amour ; au lieu que si l’on personifie la gloire, l’amour, &c. on dira avec un prépositif,

Un héros que la gloire éleve
N’est qu’à demi récompensé ;
Et c’est peu, si l’amour n’acheve
Ce que la gloire a commencé.
Quinault.

Et de même on dira j’ai acheté une tabatiere d’or, & j’ai fait faire une tabatiere d’un or ou de l’or qui m’est venu d’Espagne : dans le premier exemple, d’or est qualificatif indéfini, ou plûtôt c’est un qualificatif pris adjectivement ; au lieu que dans le second, de l’or ou d’un or, il s’agit d’un tel or, c’est un qualificatif individuel, c’est un individu de l’espece de l’or.

On dit d’un prince ou d’un ministre qu’il a l’esprit de gouvernement ; de gouvernement est un qualificatif pris adjectivement ; on veut dire, que ce ministre gouverneroit bien, dans quelque pays que ce puisse être où il seroit employé : au lieu que si l’on disoit de ce ministre qu’il a l’esprit du gouvernement, du gouvernement seroit un qualificatif individuel de l’esprit de ce ministre ; on le regarderoit comme propre singulierement à la conduite des affaires du pays particulier où on le met en oeuvre.

Il faut donc bien distinguer le qualificatif spécifique adjectif, du qualificatif individuel : une tabatiere d’or, voilà un qualificatif adjectif ; une tabatiere de l’or que, &c. ou d’un or que, c’est un qualificatif individuel ; c’est un individu de l’espece de l’or. Mon esprit est occupé de deux substantifs ; 1. de la tabatiere, 2. de l’or particulier dont elle a été faite.

Observez qu’il y a aussi des individus collectifs, ou plûtot des noms collectifs, dont on parle comme si c’étoit autant d’individus particuliers : c’est ainsi que l’on dit, le peuple, l’armée, la nation, le parlement, &c.

On considere ces mots-là comme noms d’un tout, d’un ensemble, l’esprit les regarde par imitation comme autant de noms d’individus réels qui ont plusieurs parties ; & c’est par cette raison que lorsque quelqu’un de ces mots est le sujet d’une proposition, les Logiciens disent que la proposition est singuliere.

On voit donc que le annonce toûjours un objet considéré individuellement par celui qui parle, soit au singulier, la maison de mon voisin ; soit au pluriel, les maisons d’une telle ville sont bâties de brique.

Ce ajoute à l’idée de le, en ce qu’il montre, pour ainsi dire, l’objet à l’imagination, & suppose que cet objet est déjà connu, ou qu’on en a parlé auparavant. C’est ainsi que Cicéron a dit : quid est enim hoc ipsum diu ? (Orat. pro Marcello.) qu’est-ce en effet que ce long-tems ?

Dans le style didactique, ceux qui écrivent en Latin, lorsqu’ils veulent faire remarquer un mot, entant qu’il est un tel mot, se servent, les uns de l’article Grec τὸ, les autres de ly : τὸ adhuc est adverbium compositum (Perisonius, in sanct. Min. p. 576.) ; ce mot adhuc est un adverbe composé.

Et l’auteur d’une logique, après avoir dit que l’homme seul est raisonnable, homo tantùm rationalis, ajoûte que ly tantùm reliqua entia excludit ; ce mot tantùm exclut tous les autres êtres. (Philos. ration. auct. P. Franc. Caro è som.) Venet. 1665.

Ce fut Pierre Lombard dans le onzieme siecle, & S. Thomas dans le douzieme, qui introduisirent l’usage de ce ly : leurs disciples les ont imités. Ce ly n’est autre chose que l’article François li, qui étoit en usage dans ces tems-là. Ainsi fut li chatiaus de Galathas pris ; li baron, & li dux de Venise ; li Vénitiens par mer, & li François par terre Ville-Hardouin, l. III. p. 53. On sait que Pierre Lombard & S. Thomas ont fait leurs études, & se sont acquis une grande réputation dans l’université de Paris.

Ville-Hardouin & ses contemporains écrivoient li, & quelquefois lj, d’où on a fait ly, soit pour remplir la lettre, soit pour donner à ce mot un air scientifique, & l’élever au-dessus du langage vulgaire de ces tems-là.

Les Italiens ont conservé cet article au pluriel, & en ont fait aussi un adverbe qui signifie  ; en sorte que ly tantùm, c’est comme si l’on disoit ce mot là tantùm.

Notre ce & notre le ont le même office indicatif que τὸ & que ly, mais ce avec plus d’énergie que le.

5°. Mon, ma, mes ; ton, ta, tes ; son, sa, ses, &c. ne sont que de simples adjectifs tirés des pronoms personnels ; ils marquent que leur substantif a un rapport de propriété avec la premiere, la seconde, ou la troisieme personne : mais de plus comme ils sont eux-mêmes adjectifs prépositifs, & qu’ils indiquent leurs substantifs, ils n’ont pas besoin d’être accompagnés de l’article le ; que si l’on dit le mien, le tien, c’est que ces mots sont alors des pronoms substantifs. On dit proverbialement que le mien & le tien sont peres de la discorde.

6°. Les noms de nombre cardinal un, deux, &c. font aussi l’office de prénoms ou adjectifs prépositifs : dix soldats, cent écus.

Mais si l’adjectif numérique & son substantif font ensemble un tout, une sorte d’individu collectif, & que l’on veuille marquer que l’on considere ce tout sous quelque vûe de l’esprit, autre encore que celle de nombre, alors le nom de nombre est précédé de l’article ou prénom qui indiquent ce nouveau rapport. Le jour de la multiplication des pains, les Apôtres dirent à J. C. Nous n’avons que cinq pains & deux poissons (Luc, ch. ix. v. 13.) ; voilà cinq pains & deux poissons dans un sens numérique absolu : mais ensuite l’évangéliste ajoûte que Jesus-Christ prenant les cinq pains & les deux poissons, les bénit, &c. voilà les cinq pains & les deux poissons dans un sens relatif à ce qui précede ; ce sont les cinq pains & les deux poissons dont on avoit parlé d’abord. Cet exemple doit bien faire sentir que le, la, les ; ce, cet, cette, ces, ne sont que des adjectifs qui marquent le mouvement de l’esprit, qui se tourne vers l’objet particulier de son idée.

Les prépositifs désignent donc des individus déterminés dans l’esprit de celui qui parle : mais lorsque cette premiere détermination n’est pas aisée à appercevoir par celui qui lit ou qui écoute, ce sont les circonstances ou les mots qui suivent, qui ajoûtent ce que l’article ne sauroit faire entendre : par exemple, si je dis je viens de Versailles, j’y ai vû le Roi, les circonstances font connoître que je parle de notre auguste monarque : mais si je voulois faire entendre que j’y ai vû le roi de Pologne, je serois obligé d’ajoûter de Pologne à le roi : & de même si en lisant l’histoire de quelque monarchie ancienne ou étrangere, je voyois qu’en un tel tems le roi fit telle chose, je comprendrois bien que ce seroit le roi du royaume dont il s’agiroit.

Des noms propres. Les noms propres n’étant pas des noms d’especes, nos peres n’ont pas crû avoir besoin de recourir à l’article pour en faire des noms d’individus, puisque par eux-mêmes ils ne sont que cela.

Il en est de même des êtres inanimés auxquels on adresse la parole : on les voit ces êtres, puisqu’on leur parle ; ils sont présens, au moins à l’imagination : on n’a donc pas besoin d’article pour les tirer de la généralité de leur espece, & en faire des individus.

Coulez, ruisseau, coulez, fuyez nous :
Hélas, petits moutons, que vous êtes heureux !
Fille des plaisirs, triste goutte.
Deshoulieres.

Cependant quand on veut appeller un homme ou une femme du peuple qui passe, on dit communément, l’homme, la femme ; écoûtez, la belle fille, la belle enfant, &c. je crois qu’alors il y a ellipse ; écoûtez, vous qui êtes la belle fille, &c. vous qui êtes l’homme à qui je veux parler, &c. C’est ainsi qu’en Latin, un adjectif qui paroît devoir se rapporter à un vocatif, est pourtant quelquefois au nominatif : nous disons fort bien en Latin, dit Sanctius, deffende me, amice mi, & deffende me, amicus meus, en sousentendant tu qui es amicus meus (Sanct. Min. l. II. c. vj.) Terence, (Phorm. act. II. sc. 1.) dit, ô vir fortis, atque amicus ; c’est-à-dire, ô quam tu es vir fortis, atque amicus ! ce que Donat trouve plus énergique que si Térence avoit dit amice. M. Dacier traduit ô le brave homme, & le bon ami ! on sousentend que tu es. Mais revenons aux vrais noms propres.

Les Grecs mettent souvent l’article devant les noms propres, sur-tout dans les cas obliques, & quand le nom ne commence pas la phrase ; ce qu’on peut remarquer dans l’énumération des ancêtres de J. C. au premier chapitre de S. Matthieu. Cet usage des Grecs fait bien voir que l’article leur servoit à marquer l’action de l’esprit qui se tourne vers un objet. N’importe que cet objet soit un nom propre ou un nom appellatif ; pour nous, nous ne mettons pas l’article, surtout devant les noms propres personnels : Pierre, Marie, Alexandre, César, &c. Voici quelques remarques à ce sujet.

I. Si par figure on donne à un nom propre une signification de nom d’espece, & qu’on applique ensuite cette signification, alors on aura besoin de l’article. Par exemple, si vous donnez au nom d’Alexandre la signification de conquérant ou de héros, vous direz que Charles XII. a été l’Alexandre de notre siecle ; c’est ainsi qu’on dit, les Cicérons, les Demosthenes, c’est-à-dire les grands orateurs, tels que Cicéron & Démosthene ; les Virgiles, c’est-à-dire les grands poëtes.

M. l’abbé Gedoyn observe (dissertation des anciens & des modernes, p. 94.) que ce fut environ vers le septieme siecle de Rome, que les Romains virent fleurir leurs premiers poetes, Névius, Accius, Pacuve & Lucilius, qui peuvent, dit-il, étre comparés, les uns à nos Desportes, à nos Ronsards, & à nos Regniers ; les autres à nos Tristans, & à nos Rotrous ; où vous voyez que tous ces noms propres prennent en ces occasions une s à la fin, parce qu’ils deviennent alors comme autant de noms appellatifs.

Au reste, ces Desportes, ces Tristans, & ces Rotrous, qui ont précédé nos Corneilles, nos Racines, &c. font bien voir que les Arts & les Sciences ont, comme les plantes & les animaux, un premier âge, un tems d’accroissement, un tems de consistance, qui n’est suivi que trop souvent de la vieillesse & de la décrépitude, avant-coureurs de la mort. Voyez l’état où sont aujourd’hui les Arts chez les Egyptiens & chez les Grecs : les pyramides d’Egypte & tant d’autres monumens admirables que l’on trouve dans les pays les plus barbares, sont une preuve bien sensible de ces révolutions & de cette vicissitude.

Dieu est le nom du souverain être : mais si par rapport à ses divers attributs on en fait une sorte de nom d’espece, on dira le Dieu de miséricorde, &c. le Dieu des chrétiens, &c.

II. Il y a un très-grand nombre de noms propres, qui dans leur origine n’étoient que des noms appellatifs. Par exemple, Ferté qui vient par syncope de fermeté, signifioit autrefois citadelle : ainsi quand on vouloit parler d’une citadelle particuliere, on disoit la Ferté d’un tel endroit ; & c’est de là que nous viennent la Ferté-Imbault, la Ferté-Milon, &c.

Mesnil est aussi un vieux mot, qui signifioit maison de campagne, village, du Latin manile, & masnile dans la basse latinité. C’est de là que nous viennent les noms de tant de petits bourgs appellés le Mesnil. Il en est de même de le Mans, le Perche, &c. le Catelet, c’est-à-dire, le petit Château ; le Quesnoi, c’étoit un lieu planté de chênes ; le Ché, prononcé par à la maniere de Picardie, & des pays circonvoisins.

Il y a aussi plusieurs qualificatifs qui sont devenus noms propres d’hommes, tels que le blanc, le noir, le brun, le beau, le bel, le blond, &c. & ces noms conservent leurs prénoms quand on parle de la femme ; madame le Blanc, c’est-à-dire, femme de M. le Blanc.

III. Quand on parle de certaines femmes, on se sert du prénom la, parce qu’il y a un nom d’espece sousentendu ; la le Maire, c’est-à-dire l’actrice le Maire.

IV. C’est peut-être par la même raison qu’on dit, le Tasse, l’Arioste, le Dante, en sousentendant le poëte ; & qu’on dit le Titien, le Carrache, en sousentendant le peintre : ce qui nous vient des Italiens.

Qu’il me soit permis d’observer ici que les noms propres de famille ne doivent être précédés de la préposition de, que lorsqu’ils sont tirés de noms de terre. Nous avons en France de grandes maisons qui ne sont connues que par le nom de la principale terre que le chef de la maison possédoit avant que les noms propres de famille fussent en usage. Alors le nom est précédé de la préposition de, parce qu’on sousentend sire, seigneur, duc, marquis, &c. ou sieur d’un tel fief. Telle est la maison de France, dont la branche d’aîné en aîné n’a d’autre nom que France.

Nous avons aussi des maisons très-illustres & très anciennes, dont le nom n’est point précédé de la préposition de, parce que ce nom n’a pas été tiré d’un nom de terre : c’est un nom de famille ou maison.

Il y a de la petitesse à certains gentilshommes d’ajoûter le de à leur nom de famille ; rien ne décele tant l’homme nouveau & peu instruit.

Quelquefois les noms propres sont accompagnés d’adjectifs, sur quoi il y a quelques observations à faire.

I. Si l’adjectif est un nom de nombre ordinal, tel que premier, second, &c. & qu’il suive immédiatement son substantif, comme ne faisant ensemble qu’un même tout, alors on ne fait aucun usage de l’article : ainsi on dit François premier, Charles second, Henri quatre, pour quatrieme.

II. Quand on se sert de l’adjectif pour marquer une simple qualité du substantif qu’il précede, alors l’article est mis avant l’adjectif, le savant Scaliger, le galant Ovide, &c.

III. De même si l’adjectif n’est ajoûté que pour distinguer le substantif des autres qui portent le même nom, alors l’adjectif suit le substantif, & cet adjectif est précédé de l’article : Henri le grand, Louis le juste, &c. où vous voyez que le tire Henri & Louis du nombre des autres Henris & des autres Louis, & en fait des individus particuliers, distingués par une qualité spéciale.

IV. On dit aussi avec le comparatif & avec le superlatif relatif, Homere le meilleur poëte de l’antiquité, Varron le plus savant des Romains.

Il paroît par les observations ci-dessus, que lorsqu’à la simple idée du nom propre on joint quelqu’autre idée, ou que le nom dans sa premiere origine a été tiré d’un nom d’espece, ou d’un qualificatif qui a été adapté à un objet particulier par le changement de quelques lettres, alors on a recours au prépositif par une suite de la premiere origine : c’est ainsi que nous disons le paradis, mot qui à la lettre signifie un jardin planté d’arbres qui portent toute sorte d’excellens fruits, & par extension un lieu de délices.

L’enfer, c’est un lieu bas, d’inferus ; via infera, la rue d’enfer, rue inférieure par rapport à une autre qui est au-dessus. L’univers, universus orbis ; l’être universel, l’assemblage de tous les êtres.

Le monde, du Latin mundus, adjectif, qui signifie propre, élégant, ajusté, paré, & qui est pris ici substantivement : & encore lorsqu’on dit mundus muliebris, la toilette des dames où sont tous les petits meubles dont elles se servent pour se rendre plus propres, plus ajustées & plus séduisantes : le mot Grec κόσμος, qui signifie ordre, ornement, beauté, répond au mundus des Latins.

Selon Platon, le monde fut fait d’après l’idée la plus parfaite que Dieu en conçut. Les Payens frappés de l’éclat des astres & de l’ordre qui leur paroissoit régner dans l’univers, lui donnerent un nom tiré de cette beauté & de cet ordre. Les Grecs, dit Pline, l’ont appellé d’un nom qui signifie ornement, & nous d’un nom qui veut dire, élégance parfaite. (Quem κόσμον Groeci, nomine ornamenti appellaverunt, eum & nos à perfectâ absolutâque elegantiâ mundum. Pline 11. 4.) Et Cicéron dit, qu’il n’y a rien de plus beau que le monde, ni rien qui soit au-dessus de l’architecte qui en est l’auteur. (Neque mundo quidquam pulchrius, neque ejus oedificatore proestantius. Cic. de univ. cap. ij.) Cum continuisset Deus bonis omnibus explere mundum… sic ratus est opus illud effectum esse pulcherrimum. (ib. iij.) Hanc igitur habuit rationem essector mundi molitorque Deus, ut unum opus totum atque perfectum ex omnibus totis, atque perfectis absolveretur. (ib. v.) Formam autem & maximè sibi cognatam & decoram dedit. (ib. vj.) Animum igitur cum ille procreator mundi Deus, ex suâ mente & divinitate genuisset, &c. (ib. viij.) Ut hunc hâc varietate distinctum benè Groeci κόσμον, non lucentem mundum nominaremus. (ib. x.)

Ainsi quand les Payens de la Zone tempérée septentrionale, regardoient l’universalité des êtres du beau côté, ils lui donnoient un nom qui répond à cette idée brillante, & l’appelloient le monde, c’est-à-dire l’être bien ordonné, bien ajusté, sortant des mains de son créateur, comme une belle dame sort de sa toilette. Et nous quoiqu’instruits des maux que le péché originel a introduits dans le monde. comme nous avons trouvé ce nom tout établi, nous l’avons conservé, quoiqu’il ne réveille pas aujourd’hui parmi nous la même idée de perfection, d’ordre & d’élégance.

Le soleil, de solus, selon Cicéron, parce que c’est le seul astre qui nous paroisse aussi grand ; & que lorsqu’il est levé, tous les autres disparoissent à nos yeux.

La lune, à lucendo, c’est-à-dire la planete qui nous éclaire, sur-tout en certains tems pendant la nuit. (Sol vel quia solus ex omnibus sideribus est tantus, vel quia cum est exortus, obscuratis omnibus solus apparet ; luna à lucendo nominata, eadem est enim lucina. (Cic. de nat. deor. lib. II. c. xxvij.)

La mer, c’est-à-dire l’eau amere, proprie autem mare appellatur, eo quod aquoe ejus amaroe sint. (Isidor. l. XIII. c. xiv.)

La terre, c’est-à-dire l’élément sec, du Grec τείρω, sécher, & au futur second, τερῶ. Aussi voyons nous qu’elle est appellée arida dans la Genese, ch. j. v. 9. & en S. Matthieu, ch. xxiij. v. 15. circuitis mare & aridam. Cette étymologie me paroît plus naturelle que celle que Varron en donne : terra dicta eo quod teritur. Varr de ling. lat. iv. 4.

Elément est donc le nom générique de quatre especes, qui sont le feu, l’air, l’eau, la terre : la terre se prend aussi pour le globe terrestre.

Des noms de pays. Les noms de pays, de royaumes, de provinces, de montagnes, de rivieres, entrent souvent dans le discours sans article comme noms qualificatifs, le royaume de France, d’Espagne, &c. En d’autres occasions ils prennent l’article, soit qu’on sousentende alors terre, qui est exprimé dans Angleterre, ou région, pays, montagne, fleuve, riviere, vaisseau, &c. Ils prennent sur-tout l’article quand ils sont personifiés ; l’intérêt de la France, la politesse de la France, &c.

Quoi qu’il en soit, j’ai crû qu’on seroit bien aise de trouver dans les exemples suivant, quel est aujourd’hui l’usage à l’égard de ces mots, sauf au lecteur à s’en tenir simplement à cet usage, ou à chercher à faire l’application des principes que nous avons établis, s’il trouve qu’il y ait lieu.

Noms propres employés seulement avec une préposition sans l’article. Noms propres employés avec l’article.
Royaume de Valence. La France.
Isle de Candie. L’Espagne.
Royaume de France, &c. L’Angleterre.
Il vient de Pologne, &c. La Chine.
Il est allé en Perse, en Suede, &c. Le Japon.
Il est revenu d’Espagne, de Perse, d’Afrique, d’Asie, &c. Il vient de la Chine, du Japon, de l’Amérique, du Perou.
Il demeure en Italie, en France, & a Malte, à Rouen, à Avignon. Il demeure au Pérou, au Japon, à la Chine, aux Indes, à l’Isle St. Domingue.
Les Languedociens & les Provençaux disent en Avignon pour eviter le bâillement ; c’est une faute. La politesse de la France.
L’intérêt de l’Espagne.
On attribue à l’Allemagne l’invention de l’Imprimerie.
Les modes, les Vins de France, les vins de Bourgogne, de Champagne, de Bourdeaux, de Tocaye. Le Mexique
Le Pérou.
Les Indes.
Le Maine, la Marche, le Perche, le Milanès, le Mantouan, le Parmesan, vin du Rhin.
Il vient de Flandre. Il vient de la Flandre francoise.
A mon départ d’Allemagne. La gloire de l’Allemagne.
L’Empire d’Allemagne.
Chevaux d’Angleterre, de Barbarie, &c.

On dit par opposition le mont-Parnasse, le mont-Valérien, &c. & on dit la montagne de Tarare : on dit le fleuve Don, & la riviere de Seine ; ainsi de quelques autres, surquoi nous renvoyons à l’usage.

Remarques sur ces phrases 1°. il a de l’argent, il a bien de l’argent, &c. 2°. Il a beaucoup d’argent, il n’a point d’argent, &c.

I. L’or, l’argent, l’esprit, &c. peuvent être considérés, ainsi que nous l’avons observé, comme des individus spécifiques ; alors chacun de ces individus est regardé comme un tout, dont on peut tirer une portion : ainsi il a de l’argent, c’est il a une portion de ce tout, qu’on appelle argent, esprit, &c. La préposition de est alors extractive d’un individu, comme la préposition Latine ex ou de. Il a bien de l’argent, de l’esprit, &c. c’est la même analogie que il a de l’argent, &c.

C’est ainsi que Plaute a dit credo ego illic inesse auri & argenti largiter (Rud. act. IV. se. iv. v. 144.) en sous-entendant χρῆμα, rem auri, je crois qu’il y a là de l’or & de l’argent en abondance. Bien est autant adverbe que largiter, la valeur de l’adverbe tombe sur le verbe inesse largiter, il a bien. Les adverbes modifient le verbe & n’ont jamais de complément, ou comme on dit de régime : ainsi nous disons il a bien, comme nous dirions il a véritablement ; nos peres disoient il a merveilleusement de l’esprit.

II. A l’égard de il a beaucoup d’argent, d’esprit, &c. il n’a point d’argent, d’esprit &c. il faut observer que ces mots beaucoup, peu, pas, point, rien, forte, espece, tant, moins, plus, que, lorsqu’il vient de quantùm, comme dans ces vers :

Que de mépris vous avez l’un pour l’autre,
Et que vous avez de raison !

ces mots, dis-je, ne sont point des adverbes, ils sont de véritables noms, du-moins dans leur origine, & c’est pour cela qu’ils sont modifiés par un simple qualificatif indéfini, qui n’étant point pris individuellement, n’a pas besoin d’article, il ne lui faut que la simple préposition pour le mettre en rapport avec beaucoup, peu, rien, pas, point, sorte, &c. Beaucoup vient, selon Nicot, de bella, id est, bona & magna copia, une belle abondance, comme on dit une belle récolte, &c. ainsi d’argent, d’esprit, sont les qualificatifs de coup en tant qu’il vient de copia ; il a abondance d’argent, d’esprit, &c.

M. Ménage dit que ce mot est formé de l’adjectif beau & du substantif coup, ainsi quelque étymologie qu’on lui donne, on voit que ce n’est que par abus qu’il est considéré comme un adverbe : on dit, il est meilleur de beaucoup, c’est-à-dire selon un beaucoup, où vous voyez que la préposition décele le substantif.

Peu signifie petite quantité ; on dit le peu, un peu, de peu, à peu, quelque peu : tous les analogistes soûtiennent qu’en Latin avec parum on sous-entend ad ou per, & qu’on dit parum-per comme on dit te-cum, en mettant la préposition après le nom ; ainsi nous disons un peu de vin, comme les Latins disoient parum vini, en sorte que comme vini qualifie parum substantif, notre de vin qualifie peu par le moyen de la préposition de.

Rien vient de rem accusatif de res : les langues qui se sont formées du Latin, ont souvent pris des cas obliques pour en faire des dénominations directes ; ce qui est fort ordinaire en Italien. Nos peres disoient sur toutes riens, Mehun ; & dans Nicot, elle le hait sur tout rien, c’est-à-dire, sur toutes choses. Aujourd’hui rien veut dire aucune chose ; on sous-entend la négation, & on l’exprime même ordinairement ; ne dites rien, ne faites rien : on dit le rien vaut mieux que le mauvais ; ainsi rien de bon ni de beau, c’est aucune chose de bon, &c. aliquid boni.

De bon ou de beau sont donc des qualificatifs de rien, & alors de bon ou de beau étant pris dans un sens qualificatif de sorte ou d’espece, ils n’ont point l’article ; au lieu que si l’on prenoit bon ou beau individuellement, ils seroient précédés d’un prénom, le beau vous touche, j’aime le vrai, &c. Nos peres pour exprimer le sens négatif, se servirent d’abord comme en Latin de la simple négative ne, sachiez nos ne venismes porvos mal faire ; Ville-Hardouin, p. 48. Vigenere traduit, sachez que nous ne sommes pas venus pour vous mal faire. Dans la suite nos peres, pour donner pius de force & plus d’énergie à la négation, y ajoûterent quelqu’un des mots qui ne marquent que de petits objets, tels que grain, goutte, mie, brin, pas, point : quia res est minuta, sermoni vernaculo additur ad majorem negationem ; Nicot, au mot goutte. Il y a toûjours quelque mot de sous-entendu en ces occasions : je n’en ai grain ne goutte ; Nicot, au mot goutte. Je n’en ai pour la valeur ou la grosseur d’un grain. Ainsi quoique ces mots servent à la négation, ils n’en sont pas moins de vrais substantifs. Je ne veux pas ou point, c’est-à-dire, je ne veux cela même de la longueur d’un pas ni de la grosseur d’un point. Je n’irai point, non ibo ; c’est comme si l’on disoit, je ne ferai un pas pour y aller, je ne m’avancerai d’un point ; quasi dicas, dit Nicot, ne punctum quidem progrediar, ut eam illò. C’est ainsi que mie, dans le sens de miette de pain, s’employoit autrefois avec la particule négative ; il ne l’aura mie ; il n’est mie un homme de bien, ne probi- tatis quidem mica in eo est, Nicot ; & cette façon de parler est encore en usage en Flandre.

Le substantif brin, qui se dit au propre des menus jets des herbes, sert souvent par figure à faire une négation comme pas & point ; & si l’usage de ce mot étoit aussi fréquent parmi les honnêtes-gens qu’il l’est parmi le peuple, il seroit regardé aussi bien que pas & point comme une particule négative : a-t-il de l’esprit ? il n’en a brin ; je ne l’ai vû qu’un petit brin, &c.

On doit regarder ne pas, ne point, comme le nihil des Latins. Nihil est composé de deux mots, 1°. de la négation ne, & de hilum qui signifie la petite marque noire que l’on voit au bout d’une féve ; les Latins disoient, hoc nos neque pertinet hilum, Lucret. liv. III. v. 843. & dans Cicéron Tusc. I. n°. 3. un ancien poëte parlant des vains efforts que fait Sisyphe dans les enfers pour élever une grosse pierre sur le haut d’une montagne, dit :

Sisyphus versat Saxum sudans nitendo, neque proficit hilum.

Il y a une préposition sous-entendue devant hilum, ne quidem, κατὰ, hilum ; cela ne nous intéresse en rien, pas même de la valeur de la petite marque noire d’une féve.

Sisyphe après bien des efforts, ne se trouve pas, avancé de la grosseur de la petite marque noire d’une féve.

Les Latins disoient aussi : ne faire pas plus de cas de quelqu’un ou de quelque chose, qu’on en fait de ces petits flocons de laine ou de soie que le vent emporte, flocci sacere, c’est-à-dire, sacere rem flocci ; nous disons un fétu. Il en est de même de notre pas & de notre point ; je ne le veux pas ou point, c’est-à-dire, je ne veux cela même de la longueur d’un pas ou de la grosseur d’un point.

Or comme dans la suite le hilum des Latins s’unit si fort avec la négation ne, que ces deux mots n’en firent plus qu’un seul nihilum, nihil, nil, & que nihil se prend souvent pour le simple non, nihil circuitione usus es. (Ter. And. I. ij. v. 31.) vous ne vous êtes pas servi de circonlocution. De même notre pas & notre point ne sont plus regardés dans l’usage que comme des particules négatives qui accompagnent la négation ne, mais qui ne laissent pas de conserver toûjours des marques de leur origine.

Or comme en Latin nihil est souvent suivi d’un qualificatif, nihil falsi dixi, mi senex ; Terent. And. act. IV. sc. iv. ou v. selon M. Dacier, v. 49. je n’ai rien dit de faux ; nihil incommodi, nihil gratioe, nihil lucri, nihil sancti, &c. de même le pas & le point étant pris pour une très-petite quantité, pour un rien, sont suivis en François d’un qualificatif, il n’a pas de pain, d’argent, d’esprit, &c. ces noms pain, argent, esprit, étant alors des qualificatifs indéfinis, ils ne doivent point avoir de prépositif.

La Grammaire générale dit pag. 82. que dans le sens affirmatif on dit avec l’article, il a de l’argent, du coeur, de la charité, de l’ambition ; au lieu qu’on dit négativement sans article, il n’a point d’argent, de coeur, de charité, d’ambition ; parce que, dit-on, le propre de la négation est de tout ôter. (ibid.)

Je conviens que selon le sens, la négation ôte le tout de la chose : mais je ne vois pas pourquoi dans l’expression elle nous ôteroit l’article sans nous ôter la préposition ; d’ailleurs ne dit-on pas dans le sens affirmatif sans article, il a encore un peu d’argent, & dans le sens négatif avec l’article, il n’a pas le sou, il n’a plus un sou de l’argent qu’il avoit ; les langues ne sont point des sciences, on ne coupe point des mots inséparables, dit fort bien un de nos plus habiles critiques (M. l’abbé d’Olivet) ; ainsi je crois que la véritable raison de la différence de ces façons de parler doit se tirer du sens individuel & défini, qui seul admet l’article, & du sens spécifique indéfini & qualificatif, qui n’est jamais précédé de l’article.

Les éclaircissemens que l’on vient de donner pourront servir à résoudre les principales difficultés que l’on pourroit avoir au sujet des articles : cependant on croit devoir encore ajoûter ici des exemples qui ne seront point inutiles dans les cas pareils.

Noms construits sans prénom ni préposition à la suite d’un verbe, dont ils sont le complément. Souvent un nom est mis sans prénom ni préposition après un verbe qu’il détermine, ce qui arrive en deux occasions. 1°. Parce que le nom est pris alors dans un sens indéfini, comme quand on dit, il aime à faire plaisir, à rendre service ; car il ne s’agit pas alors d’un tel plaisir ni d’un tel service particulier ; en ce cas on diroit faites-moi ce ou le plaisir, rendez-moi ce service, ou le service, ou un service, qui, &c. 2°. Cela se fait aussi souvent pour abréger, par ellipse, ou dans des façons de parler familieres & proverbiales ; ou enfin parce que les deux mots ne font qu’une sorte de mot composé, ce qui sera facile à démêler dans les exemples suivans.

  • Avoir faim, soif, dessein, honte, coûtume, pitié, compassion, froid, chaud, mal, besoin, part au gâteau, envie.
  • Chercher fortune, malheur.
  • Courir fortune, risque.
  • Demander raison, vengeance, L’amour en courroux Demande vengeance. Quinault. grace, pardon, justice.
  • Dire vrai, faux, matines, vêpres, &c.
  • Donner prise à ses ennemis, part d’une nouvelle, jour, parole, avis, caution, quittance, leçon, atteinte à un acte, à un privilége, valeur, cours, courage, rendez-vous aux Tuileries, &c. congé, secours, beau jeu, prise, audience.
  • Echapper, il l’a échappé belle, c’est-à-dire peu s’en est fallu qu’il ne lui soit arrivé quelque malheur.
  • Entendre raison, raillerie, malice, vêpres, &c.
  • Faire vie qui dure, bonne chere, envie, il vaut mieux faire envie que pitié, corps neuf par le rétablissement de la santé, réflexion, honte, honneur, peur, plaisir, choix, bonne mine & mauvais jeu, cas de quelqu’un, alliance, marché, argent de tout, provision, semblant, route, banqueroute, front, face, difficulté je ne fais pas difficulté. Gedoyn.
  • Gagner pays, gros.
  • Mettre ordre, fin.
  • Parler vrai, raison, bon sens, latin, françois, &c.
  • Porter envie, témoignage, coup, bonheur, malheur, compassion.
  • Prendre garde, patience, séance, medecine, congé, part à ce qui arrive à quelqu’un, conseil, terre, langue, jour, leçon.
  • Rendre service, amour pour amour, visite, bord, terme de Marine, arriver, gorge.
  • Savoir lire, vivre, chanter.
  • Tenir parole, prison faute de payement, bon, ferme, adjectifs pris adverbialement.

Noms construits avec une préposition sans article. Les noms d’especes qui sont pris selon leur simple signification spécifique, se construisent avec une préposition sans article.

Changez ces pierres en pains ; l’éducation que le pere d’Horace donna à son fils est digne d’être prise pour modele ; à Rome, à Athenes, à bras ouverts ; il est arrivé à bon port, à minuit ; il est à jeun ; à Dimanche, à vêpres ; & tout ce que l’Espagne a nourri de vaillans ; vivre sans pain, une livre de pain ; il n’a pas de pain ; un peu de pain ; beaucoup de pain, une grande quantité de pain.

J’ai un coquin de frere, c’est-à-dire, qui est de l’espece de frere, comme on dit, quelle espece d’homme êtes-vous ? Térence a dit : quid hominis ? Eun. III. iv. viij. & ix. & encore, act. V. sc. i. v. 17. Quid monstri ? Ter. Eun. IV. sc. iij. x. & xiv.

Remarquez que dans ces exemples le qui ne se rapporte point au nom spécifique, mais au nom individuel qui précede : c’est un bon homme de pere qui ; le qui se rapporte au bon-homme.

Se conduire par sentiment ; parler avec esprit, avec grace, avec facilité ; agir par dépit, par colere, par amour, par foiblesse.

En fait de Physique, on donne souvent des mots pour des choses : Physique est pris dans un sens spécifique qualificatif de fait.

A l’égard de on donne des mots, c’est le sens individuel partitif, il y a ellipse ; le régime ou complément immédiat du verbe donner est ici sous-entendu, ce que l’on entendra mieux par les exemples suivans.

Noms construits avec l’article ou prénom sans préposition. Ce que j’aime le mieux c’est le pain, (individu spécifique) apportez le pain ; voilà le pain, qui est le complément immédiat ou régime naturel du verbe : ce qui fait voir que quand on dit apportez ou donnez-moi du pain, alors il y a ellipse ; donnez-moi une portion, quelque chose du pain, c’est le sens individuel partitif.

Tous les pains du marché, ou collectivement, tout le pain du marché ne suffiroit pas pour, &c.

Donnez-moi un pain ; emportons quelques pains pour le voyage.

Noms construits avec la préposition & l’article. Donnez-moi du pain, c’est-à-dire de le pain : encore un coup il y a ellipse dans les phrases pareilles ; car la chose donnée se joint au verbe donner sans le secours d’une préposition ; ainsi donnez-moi du pain, c’est donnez moi quelque chose de le pain, de ce tout spécifique individuel qu’on appelle pain ; le nombre des pains que vous avez apportés n’est pas suffisant.

Voilà bien des pains, deles pains, individuellement ; c’est-à-dire, considérés comme faisant chacun un être à part.

Remarques sur l’usage de l’article, quand l’adjectif précede le substantif, ou quand il est après le substantif. Si un nom substantif est employé dans le discours avec un adjectif, il arrive ou que l’adjectif précede le substantif, ou qu’il le suit.

L’adjectif n’est séparé de son substantif que lorsque le substantif est le sujet de la proposition, & que l’adjectif en est affirmé dans l’attribut. Dieu est toutpuissant ; Dieu est le sujet : tout-puissant, qui est dans l’attribut, en est séparé par le verbe est, qui selon notre maniere d’expliquer la proposition, fait partie de l’attribut ; car ce n’est pas seulement tout-puissant que je juge de Dieu, j’en juge qu’il est, qu’il existe tel.

Lorsqu’une phrase commence par un adjectif seul, par exemple, savant en l’art de régner, ce Prince se fit aimer de ses sujets & craindre de ses voisins ; il est évident qu’alors on sous-entend, ce Prince qui étoit savant, &c. ainsi savant en l’art de régner, est une proposition incidente, implicite, je veux dire, dont tous les mots ne sont pas exprimés ; en réduisant ces propositions à la construction simple, on voit qu’il n’y a rien contre les regles ; & que si dans la construction usuelle on préfere la façon de parler elliptique. c’est que l’expression en est plus serrée & plus vive.

Quand le substantif & l’adjectif font ensemble le sujet de la proposition, ils forment un tout inséparable, alors les prépositifs se mettent avant celui des deux qui commence la phrase : ainsi on dit.

1°. Dans les propositions universelles, tout homme, chaque homme, tous les hommes, nul homme, aucun homme.

2°. Dans les propositions indéfinies, les Turcs, les Persans, les hommes savans, les savans philosophes.

3°. Dans les propositions particulieres, quelques hommes, certaines personnes soûtiennent, &c. un savant m’a dit, &c. on m’a dit, des savans m’ont dit, en sousentendant quelques uns, aucuns, ou des savans philosophes, en sous-entendant un certain nombre, ou quelqu’autre mot.

4°. Dans les propositions singulieres, le soleil est levé, la lune est dans son plein, cet homme, cette femme, ce livre.

Ce que nous venons de dire des noms qui sont sujets d’une proposition se doit aussi entendre de ceux qui sont le complément immédiat de quelque verbe ou de quelque préposition, Détestons tous les vices, pratiquons toutes les vertus, &c. dans le ciel, sur la terre, &c.

J’ai dit le complément immédiat, j’entens par-là tout substantif qui fait un sens avec un verbe ou une préposition, sans qu’il y ait aucun mot sous-entendu entre l’un & l’autre ; car quand on dit, vous aimez des ingrats, des ingrats n’est pas le complément immédiat de aimez ; la construction entiere est, vous aimez certaines personnes qui sont du nombre des ingrats, ou quelques uns des ingrats, de les ingrats ; quosdam ex, ou de ingratis : ainsi des ingrats énonce une partition c’est un sens partitif, nous en avons souvent parlé.

Mais dans l’une ou dans l’autre de ces deux occasions, c’est-à-dire, 1°. quand l’adjectif & le substantif sont le sujet de la proposition ; 2°. ou qu’ils sont le complément d’un verbe ou de quelque préposition : en quelles occasions faut-il n’employer que cette simple préposition, & en quelles occasions faut-il y joindre l’article & dire du ou de le & des, c’est-à-dire, de les ?

La Grammaire générale dit (pag. 54.) qu’avant les substantifs on dit des, des animaux, & qu’on dit de quand l’adjectif précede, de beaux lits : mais cette regle n’est pas générale, car dans le sens qualificatif indéfini on se sert de la simple préposition de, même devant le substantif, sur-tout quand le nom qualifié est précédé du prépositif un, & on se sert de des ou de les, quand le mot qui qualifie est pris dans un sens individuel, les lumieres des Philosophes anciens, ou des anciens Philosophes.

Voici une liste d’exemples dont le Lecteur judicieux pourra faire usage, & juger des principes que nous avons établis.

                        Noms avec l’article com- 
                        Noms avec la seule pré 
posé, c’est-à-dire avec la           position.
 préposition & l’article.
Les ouvrages de Cicéron sont                  Les ouvrages de Cicéron sont
 pleins des idées les plus saï-         pleins d’idees saines.
 nes.
(De les idées.)
Voila idées dans le sens indi-Ides saines est dans le sens
 viduel.                                       spécifique indéfini, général
                                               de sorte.
Faites-vous des principes (c’est      Nos connoissances doivent
 le sens individuel).                          être tirées de principes évi-
                        dens.
                                             (Sens spécifique) où vous
                                               voyez que le substantif pré 
                                              cede.
Défaites-vous des prejugés de         N’avez-vous point de préjugé
 l’enfance.                                    sur cette question ?
Cet arbre porte des fruits ex-         Cet arbre porte d’excellens
                        cellens.                               fruits (sens de sorte).
Les especes differentes des ani-       Il y a différentes especes d’a-
                        maux qui sont sur la terre.            nimaux sur la terre.
 (Sens individuel universel).                Différentes sortes de poissons.
                                               &c.
Entrez dans le détail des regles       Il entre dans un grand détail
 d’une saine dialectique.                      de regles frivoles (voilà le
                                               substantif qui précede,
                                               c’est le sens spécifique indé 
                                              fini ; on ne parle d’aucunes
                                               régles particulieres, c’est
                                               le sens de sorte.)

Ces raisons sont des conjectures       Ces raisons sont de foibles con-
 bien foibles.                                 jectures.
Faire des mots nouveaux.               Faire de nouveaux mots..
Choisir des fruits excellens.          Choisir d’excellens fruits.
Chercher des détours.                  Chercher de longs détours pour
                                               exprimer les choses les
                                               plus aisées.
Se servir des termes établis par       Ces exemples peuvent servir
 l’usage.                                      de modeles.
Evitez l’air de l’affectation          Evitez tout ce qui a un air
 (sens individuel méthaphy-d’affectation.
 sique.)
Charger sa mémoire des phra-           Charger sa mémoire de phra-
                        ses de Cicéron.                        ses.
Discours soûtenus par des ex-          Discours soûtenus par de vives
                        pressions fortes.                      expressions.
Plein des senumens les plus            Plein de sentimens.
 beaux.                                      Plein de grands sentimens.
Il a recueilli des préceptes pour      Recueil de préceptes pour la
 la langue & pour la mora-langue & pour la morale.
 le.
Servez vous des signes dont            Nous sommes obligés d’user
 nous sommes convenus.                         de signes extérieurs pour
                                               nous faire entendre.
Le choix des études.                   Il a fait un choix de livres qui
                                               sont, &c.
Les connoissances ont toû-C’est un sujet d’estime, de loü-
 jours été l’objet de l’estime, anges & d’admiration.
 des loüanges & de l’admira-
                        tion des hommes.
Les richesses de l’esprit ne peu-Il y a au Pérou une abondan 
vent etre acquises que par                    ce prodigieuse de richesses
 l’étude.                           inutiles.
Les biens de la fortune sont          (Des biens de fortune, la Bruyere
 fragiles.                                      caractères, page 176.)
L’enchainement des preuves             Il y a dans ce livre un admi 
fait qu’elles plaisent &                      rable enchainement de preu-
 qu’elles persuadent.                          ves solides. (sens de sorte.)
C’est par la méditation sur ce                C’est par la méditation qu’on
 qu’on lit qu’on acquiert des           acquiert de nouvelles connois-
                        connoissances nouvelles.               sauces.
Les avantages de la mémoire.           Il y a différentes sortes de me-
                        moire.
La mémoire des faits est la            Il n’a qu’une mémoire de faits,
 plus brillante.                               & ne retient aucun raison 
                                              nement.
La mémoire est le thré or de           Présence d’esprit ; la mémoire
 l’esprit, le fruit de l’atten-d’esprit & de raison est plus
 tion & de la réflexion.                       utile que les autres sortes
                                               de mémoire.
Le but des bons maîtres doit           Il a un air de maître qui cho 
être de cultiver l’esprit de                  que.
 leurs disciples.
On ne doit proposer des difficultés    Il a fait un recueil de difficultés
que pour faire triompher                      dont il cherche la solution. 
la vérité.                               
Le goût des hommes est sujet           Une société d’hommes choisis
 à des vicissitudes.                           (d’hommes choisis qualifie
                                               la société adjectivement).
Il n’a pas besoin de la leçon          César n’eut pas besoin d’exemple.
 que vous vous voulez lui                     Il n’a pas besoin de leçons.
 donner.                                      
    

Remarque. Lorsque le substantif précede, comme il signifie par lui-même, ou un être réel ou un être métaphysique considéré par imitation, à la maniere des êtres réels, il présente d’abord à l’esprit une idée d’individualité d’être séparé existant par lui-même ; au lieu que lorsque l’adjectif précede, il offre à l’esprit une idée de qualification, une idée de sorte, un sens adjectif. Ainsi l’article doit précéder le substantif, au lieu qu’il suffit que la préposition précede l’adjectif, à moins que l’adjectif ne serve lui-même avec le substantif à donner l’idée individuelle, comme quand on dit : les savans hommes de l’antiquité : le sentiment des grands philosophes de l’antiquité, des plus savans philosophes : on a fait la description des beaux lits qu’on envoie en Portugal.

Réflexions sur cette regle de M. Vaugelas, qu’on ne doit point mettre de relatif après un nom sans article. L’auteur de la grammaire générale a examiné cette regle (II. partie, chap. X.) Cet auteur paroît la restraindre à l’usage présent de notre langue ; cependant de la maniere que je la conçois, je la crois de toutes les langues & de tous les tems.

En toute langue & en toute construction, il y a une justesse à observer dans l’emploi que l’on fait des signes destinés par l’usage pour marquer non-seulement les objets de nos idées, mais encore les différentes vûes sous lesquelles l’esprit considere ces objets. L’article, les prépositions, les conjonctions, les verbes avec leurs différentes inflexions, enfin tous les mots qui ne marquent point des choses, n’ont d’autre destination que de faire connoître ces différentes vûes de l’esprit.

D’ailleurs, c’est une regle des plus communes du raisonnement, que, lorsqu’au commencement du discours on a donné à un mot une certaine signification, on ne doit pas lui en donner une autre dans la suite du même discours. Il en est de même par rapport au sens grammatical ; je veux dire que dans la même période, un mot qui est au singulier dans le premier membre de cette période, ne doit pas avoir dans l’autre membre un corrélatif ou adjectif qui le suppose au pluriel : en voici un exemple tiré de la Princesse de Cleves, tom. II. pag. 119. M. de Nemours ne laissoit échapper aucune occasion de voir madame de Cleves, sans laisser paroître néanmoins qu’il les cherchât. Ce les du second membre étant au pluriel, ne devoit pas être destiné à rappeller occasion, qui est au singulier dans le premier membre de la période. Par la même raison, si dans le premier membre de la phrase, vous m’avez d’abord présenté le mot dans un sens spécifique, c’est-à-dire, comme nous l’avons dit, dans un sens qualificatif adjectif, vous ne devez pas, dans le membre qui suit, donner à ce mot un relatif, parce que le relatif rappelle toujours l’idée d’une personne ou d’une chose, d’un individu réel ou métaphysique, & jamais celle d’un simple qualificatif qui n’a aucune existence, & qui n’est que mode ; c’est uniquement à un substantif consideré substantivement, & non comme mode, que le qui peut se rapporter : l’antécédent de qui doit être pris dans le même sens aussi-bien dans toute l’étendue de la période, que dans toute la suite du syllogisme.

Ainsi, quand on dit, il a été reçû avec politesse, ces deux mots, avec politesse, sont une expression adverbiale, modificative, adjective, qui ne présente aucun être réel ni métaphysique. Ces mots, avec politesse, ne marquent point une telle politesse individuelle : si vous voulez marquer une telle politesse, vous avez besoin d’un prépositif qui donne à politesse un sens individuel, réel, soit universel, soit particulier, soit singulier, alors le qui fera son office.

Encore un coup avec politesse est une expression adverbiale, c’est l’adverbe poliment décomposé.

Or ces sortes d’adverbes sont absolus, c’est-à-dire, qu’ils n’ont ni suite ni complément ; & quand on veut les rendre relatifs, il faut ajoûter quelque mot qui marque la correlation ; il a été reçû si poliment que, &c. il a été reçû avec tant de politesse que, &c. ou bien avec une politesse qui, &c.

En Latin même ces termes correlatifs sont souvent marqués, is qui, ea quoe, id quod, &c.

Non enim is es, Catilina, dit Cicéron, ut ou qui, ou quem, selon ce qui suit ; voilà deux correlatifs is, ut, ou is, quem, & chacun de ces relatifs est construit dans sa proposition particuliere : il a d’abord un sens individuel particulier dans la premiere proposition, ensuite ce sens est déterminé singulierement dans la seconde : mais dans agere cum aliquo, inimicè, ou indulgenter, ou atrociter, ou violenter, chacun de ces adverbes présente un sens absolu spécifique qu’on ne peut plus rendre sens relatif singulier, à moins qu’on ne répete & qu’on n’ajoûte les mots destinés à marquer cette relation & cette singularité ; on dira alors ita atrociter ut, &c. ou en décomposant l’adverbe, cum eâ atrocitate ut ou quoe, &c. Comme la langue Latine est presque toute elliptique, il arrive souvent que ces correlatifs ne sont pas exprimés en Latin : mais le sens & les adjoints les font aisément suppléer. On dit fort bien en Latin, sunt qui putent, Cic. le correlatif de qui est philosophi ou quidam sunt ; mitte cui dem litteras, Cic. envoyez-moi quelqu’un à qui je puisse donner mes lettres ; où vous voyez que le correlatif est mitte servum, ou puerum, ou aliquem. Il n’en est pas de même dans la langue Françoise ; ainsi je crois que le sens de la regle de Vaugelas est que lorsqu’en un premier membre de période un mot est pris dans un sens absolu, adjectivement ou adverbialement, ce qui est ordinairement marqué en François par la suppression de l’article, & par les circonstances, on ne doit pas dans le membre suivant ajoûter un relatif, ni même quelqu’autre mot qui supposeroit que la premiere expression auroit été prise dans un sens fini & individuel, soit universel, soit particulier ou singulier ; ce seroit tomber dans le sophisme que les Logiciens appellent passer de l’espece à l’individu, passer du général au particulier.

Ainsi je ne puis pas dire l’homme est animal qui raisonne, parce que animal, dans le premier membre étant sans article, est un nom d’espece pris adjectivement & dans un sens qualificatif ; or qui raisonne ne peut se dire que d’un individu réel qui est ou déterminé ou indeterminé, c’est-à-dire, pris dans le sens particulier dont nous avons parlé ; ainsi je dois dire l’homme est le seul animal, ou un animal qui raisonne.

Par la même raison, on dira fort bien, il n’a point de livre qu’il n’ait lû ; cette proposition est équivalente à celle-ci : il n’a pas un seul livre qu’il n’ait lû ; chaque livre qu’il a, il l’a lû. Il n’y a point d’injustice qu’il ne commette ; c’est-à-dire, chaque sorte d’injustice particuliere, il la commet. Est-il ville dans le royaume qui soit plus obéissante ? c’est-à-dire, est-il dans le royaume quelqu’autre ville, une ville qui soit plus obéissante que, &c. Il n’y a homme qui sache cela ; aucun homme ne sait cela.

Ainsi, c’est le sens individuel qui autorise le relatif, & c’est le sens qualificatif adjectif ou adverbial qui fait supprimer l’article ; la négation n’y fait rien, quoiqu’en dise l’auteur de la Grammaire générale. Si l’on dit de quelqu’un qu’il agit en roi, en pere, en ami, & qu’on prenne roi, pere, ami, dans le sens spécifique, & selon toute la valeur que ces mots peuvent avoir, on ne doit point ajoûter de qui : mais si les circonstances font connoître qu’en disant roi, pere, ami, on a dans l’esprit l’idée particuliere de tel roi, de tel pere, de tel ami, & que l’expression ne soit pas consacrée par l’usage au seul sens spécifique ou adverbial, alors on peut ajoûter le qui ; il se conduit en pere tendre qui ; car c’est autant que si l’on disoit comme un pere tendre ; c’est le sens particulier qui peut recevoir ensuite une détermination singuliere.

Il est accablé de maux, c’est-à-dire, de maux particuliers, ou de dettes particulieres qui, &c. Une sorte de fruits qui, &c. une sorte tire ce mot fruits de la généralité du nom fruit ; une sorte est un individu spécifique, ou un individu collectif.

Ainsi, je crois que la vivacité, le feu, l’enthousiasme, que le style poëtique demande, ont pû autoriser Racine à dire (Esther, act. II. sc. viij.) nulle paix pour l’impie ; il la cherche, elle fuit : mais cette expression ne seroit pas réguliere en prose, parce que la premiere proposition étant universelle négative, & où nulle emporte toute paix pour l’impie, les pronoms la & elle des propositions qui suivent ne doivent pas rappeller dans un sens affirmatif & individuel un mot qui a d’abord été pris dans un sens négatif universel. Peut-être pourroit-on dire nulle paix qui soit durable n’est donnée aux hommes : mais on feroit encore mieux de dire une paix durable n’est point donnée aux hommes.

Telle est la justesse d’esprit, & la précision que nous demandons dans ceux qui veulent écrire en notre langue, & même dans ceux qui la parlent. Ainsi on dit absolument dans un sens indéfini, se donner en spectacle, avoir peur, avoir pitié, un esprit de parti, un esprit d’erreur. On ne doit donc point ajoûter ensuite à ces substantifs, pris dans un sens général, des adjectifs qui les supposeroient dans un sens fini, & en feroient des individus métaphysiques. On ne doit donc point dire se donner en spectacle funeste, ni un esprit d’erreur fatale, de sécurité téméraire, ni avoir peur terrible : on dit pourtant avoir grand’peur, parce qu’alors cet adjectif grand, qui précede son substantif, & qui perd même ici sa terminaison féminine, ne fait qu’un même mot avec peur, comme dans grand’messe, grand’mere. Par le même principe, je crois qu’un de nos auteurs n’a pas parlé exactement quand il a dit (le P. Sanadon, vie d’Horace, pag. 47.) Octavien déclare en plein Senat, qu’il veut lui remettre le gouvernement de la République ; en plein senat est une circonstance de lieu, c’est une sorte d’expression adverbiale, où senat ne se présente pas sous l’idée d’un être personnifié ; c’est cependant cette idée que suppose lui remettre ; il falloit dire Octavien déclare au senat assemblé qu’il veut lui remettre, &c. ou prendre quelqu’autre tour.

Si les langues qui ont des articles, ont un avantage sur celles qui n’en ont point.

La perfection des langues consiste principalement en deux points. 1°. A avoir une assez grande abondance de mots pour suffire à énoncer les différens objets des idées que nous avons dans l’esprit : par exemple, en latin regnum signifie royaume, c’est le pays dans lequel un souverain exerce son autorité : mais les Latins n’ont point de nom particulier pour exprimer la durée de l’autorité du souverain, alors ils ont recours à la périphrase ; ainsi pour dire sous le regne d’Auguste, ils disent imperante Coesare Augusto, dans le tems qu’Auguste régnoit ; au lieu qu’en françois nous avons royaume, & de plus regne. La langue françoise n’a pas toujours de pareils avantages sur la latine. 2°. Une langue est plus parfaite lorsqu’elle a plus de moyens pour exprimer les divers points de vûe sous lesquels notre esprit peut considérer le même objet : le roi aime le peuple, & le peuple aime le roi : dans chacune de ces phrases, le roi & le peuple sont considérés sous un rapport différent. Dans la premiere, c’est le roi qui aime ; dans la seconde, c’est le roi qui est aimé : la place ou position dans laquelle on met roi & peuple, fait connoître l’un & l’autre de ces points de vûe.

Les prépositifs & les prépositions servent aussi à de pareils usages en françois.

Selon ces principes il paroît qu’une langue qui a une sorte de mots de plus qu’une autre, doit avoir un moyen de plus pour exprimer quelque vûe fine de l’esprit ; qu’ainsi les langues qui ont des articles ou prépositifs, doivent s’énoncer avec plus de justesse & de précision que celles qui n’en ont point. L’article le tire un nom de la généralité du nom d’espece, & en fait un nom d’individu, le roi ; ou d’individus, les rois ; le nom sans article ou prépositif, est un nom d’espece ; c’est un adjectif. Les Latins qui n’avoient point d’articles, avoient souvent recours aux adjectifs démonstratifs. Dic ut lapides isti panes fiant (Matt. jv. 3.) dites que ces pierres deviennent pains. Quand ces adjectifs manquent, les adjoints ne suffisent pas toûjours pour mettre la phrase dans toute la clarté qu’elle doit avoir. Si filius Dei es, (Matt. jv. 6.) on peut traduire si vous êtes fils de Dieu, & voilà fils nom d’espece, au lieu qu’en traduisant si vous êtes le fils de Dieu, le fils est un individu.

Nous mettons de la différence entre ces quatre expressions, 1. fils de roi, 2. fils d’un roi, 3. fils du roi, 4. le fils du roi. En fils de roi, roi est un nom d’espece, qui avec la préposition, n’est qu’un qualificatif ; 2. fils d’un roi, d’un roi est pris dans le sens particulier dont nous avons parlé, c’est le fils de quelque roi ; 3. fils du roi, fils est un nom d’espece ou appellatif, & roi est un nom d’individu, fils de le roi ; 4. le fils du roi, le fils marque un individu : filius regis ne fait pas sentir ces différences.

Etes-vous roi ? êtes-vous le roi ? dans la premiere phrase, roi est un nom appellatif ; dans la seconde, roi est pris individuellement : rex es tu ? ne distingue pas ces diverses acceptions : nemo satis gratiam regi refert. Ter. Phorm. II. ij. 24. où regi peut signifier au roi ou à un roi.

Un palais de prince, est un beau palais qu’un prince habite, ou qu’un prince pourroit habiter décemment ; mais le palais du prince (de le prince) est le palais déterminé qu’un tel prince habite. Ces différentes vûes ne sont pas distinguées en latin d’une maniere aussi simple. Si, en se mettant à table, on demande le pain, c’est une totalité qu’on demande ; le latin dira da ou affer panem. Si, étant à table, on demande du pain, c’est une portion de le pain ; cependant le latin dira également panem.

Il est dit au second chapitre de S. Matthieu, que les mages s’étant mis en chemin au sortir du palais d’Herode, videntes stellam, gavisi sunt ; & intrantes domum, invenerunt puerum : voilà étoile, maison, enfant, sans aucun adjectif déterminatif ; je conviens que ce qui précede fait entendre que cette étoile est celle qui avoit guidé les mages depuis l’orient ; que cette maison est la maison que l’étoile leur indiquoit ; & que cet enfant est celui qu’ils venoient adorer : mais le Latin n’a rien qui présente ces mots avec leur détermination particuliere ; il faut que l’esprit supplée à tout : ces mots ne seroient pas énoncés autrement, quand ils seroient noms d’especes. N’est-ce pas un avantage de la langue Françoise, de ne pouvoir employer ces trois mots qu’avec un prépositif qui fasse connoître qu’ils sont pris dans un sens individuel déterminé par les circonstances ? ils virent l’étoile, ils entrerent dans la maison, & trouverent l’enfant.

Je pourrois rapporter plusieurs exemples, qui feroient voir que lorsqu’on veut s’exprimer en Latin d’une maniere qui distingue le sens individuel du sens adjectif ou indéfini, ou bien le sens partitif du sens total, on est obligé d’avoir recours à quelqu’adjectif démonstratif, ou à quelqu’autre adjoint. On ne doit donc pas nous reprocher que nos articles rendent nos expressions moins fortes & moins serrées que celles de la langue Latine ; le défaut de force & de précision est le défaut de l’écrivain, & non celui de la langue.

Je conviens que quand l’article ne sert point à rendre l’expression plus claire & plus précise, on devroit être autorisé à le supprimer : j’aimerois mieux dire, comme nos peres, pauvreté n’est pas vice, que de dire, la pauvreté n’est pas un vice : il y a plus de vivacité & d’énergie dans la phrase ancienne : mais cette vivacité & cette énergie ne sont loüables, que lorsque la suppression de l’article ne fait rien perdre de la précision de l’idée, & ne donne aucun lieu à l’indétermination du sens.

L’habitude de parler avec précision, de distinguer le sens individuel du sens spécifique adjectif & indéfini, nous fait quelquefois mettre l’article où nous pouvions le supprimer : mais nous aimons mieux que notre style soit alors moins serré, que de nous exposer à être obscurs ; car en général il est certain que l’article mis ou supprimé devant un nom, (Gram. de Regnier, p. 152.) fait quelquefois une si grande différence de sens, qu’on ne peut douter que les langues qui admettent l’article, n’ayent un grand avantage sur la langue Latine, pour exprimer nettement & clairement certains rapports ou vûes de l’esprit, que l’article seul peut désigner, sans quoi le lecteur est exposé à se méprendre.

Je me contenterai de ce seul exemple. Ovide faisant la description des enchantemens qu’il imagine que Médée fit pour rajeûnir Eson, dit que Médée (Mét. liv. VII. v. 184.)

Tectis, nuda pedem, egreditur.

Et quelques vers plus bas (v. 189.) il ajoûte

Crinem irroravit aquis.

Les traducteurs instruits que les poëtes employent souvent un singulier pour un pluriel, figure dont ils avoient un exemple devant les yeux en crinem irroravit, elle arrosa ses cheveux ; ces traducteurs, dis-je, ont crû qu’en nuda pedem, pedem étoit aussi un singulier pour un pluriel ; & tous, hors M. l’abbé Banier, ont traduit nuda pedem, par ayant les piés nuds : ils devoient mettre, comme M. l’abbé Banier, ayant un pié nud ; car c’étoit une pratique superstitieuse de ces magiciennes, dans leurs vains & ridicules prestiges, d’avoir un pié chaussé & l’autre nud. Nuda pedem peut donc signifier ayant un pié nud, ou ayant les piés nuds ; & alors la langue, faute d’articles, manque de précision, & donne lieu aux méprises. Il est vrai que par le secours des adjectifs déterminatifs, le Latin peut suppléer au défaut des articles ; & c’est ce que Virgile a fait en une occasion pareille à celle dont parle Ovide : mais alors le Latin perd le prétendu avantage d’être plus serré & plus concis que le François.

Lorsque Didon eut eu recours aux enchantemens, elle avoit un pié nud, dit Virgile, . . . Unum exuta pedem vinclis . . . (IV. Æneid. v. 518,) & ce pié étoit le gauche, selon les commentateurs.

Je conviens qu’Ovide s’est énoncé d’une maniere plus serrée, nuda pedem : mais il a donné lieu à une méprise. Virgile a parlé comme il auroit fait s’il avoit écrit en François ; unum exuta pedem, ayant un pié nud ; il a évité l’équivoque par le secours de l’adjectif indicatif unum ; & ainsi il s’est exprimé avec plus de justesse qu’Ovide.

En un mot, la netteté & la précision son les premieres qualités que le discours doit avoir : on ne parle que pour exciter dans l’esprit des autres une pensée précisément telle qu’on la conçoit ; or les langues qui ont des articles, ont un instrument de plus pour arriver à cette fin ; & j’ose assûrer qu’il y a dans les livres Latins bien des passages obscurs, qui ne sont tels que par le défaut d’articles ; défaut qui a souvent induit les auteurs à négliger les autres adjectifs démonstratifs, à cause de l’habitude où étoient ces auteurs d’énoncer les mots sans articles, & de laisser au lecteur à suppléer.

Je finis par une réflexion judicieuse du pere Buffier. (Gramm. n. 340.) Nous avons tiré nos éclaircissemens d’une Métaphysique, peut-être un peu subtile, mais très-réelle . . . . . C’est ainsi que les sciences se prêtent mutuellement leurs secours : si la Métaphysique contribue à démêler nettement des points essentiels à la Grammaire, celle-ci bien apprise, ne contribueroit peut-être pas moins à éclaircir les discours les plus métaphysiques. Voyez Adjectif, Adverbe , &c. (F)

ARTICULE

ARTICULE, adjectif & participe du verbe articuler.

Article, en termes d’Anatomie, signifie la jointure des os des animaux ; articulation, en général, signifie la jonction de deux corps, qui étant liés l’un à l’autre, peuvent être pliés sans se détacher. Ainsi les sons de la voix humaine sont des son différens, variés, mais liés entr’eux de telle sorte qu’ils forment des mots. On dit d’un homme qu’il articule bien, c’est à-dire, qu’il marque distinctement les syllabes & les mots. Les animaux n’articulent pas comme nous le son de leur voix. Il y a quelques oiseaux auxquels on apprend à articuler certains mots : tels sont le perroquet, la pie, le moineau, & quelques autres. Voyez Article . (F)

ASPIRATION

Aspiration (Grammaire)

ASPIRATION, s. f. (Gramm.) Ce mot signifie proprement l’action de celui qui tire l’air extérieur en-dedans ; & l’expiration, est l’action par laquelle on repousse ce même air en-dehors. En Grammaire, par aspiration, on entend une certaine prononciation forte que l’on donne à une lettre, & qui se fait par aspiration & respiration. Les Grees la marquoient par leur esprit rude, les Latins par h, en quoi nous les avons suivis. Mais notre h est très-souvent muette, & ne marque pas toûjours l’aspiration : elle est muette dans homme, honnête, héroïne, &c. elle est aspirée en haut, hauteur, héros, &c. Voyez H. (F)

ASPIRÉE

ASPIRÉE, adj. f. terme de Grammaire ; lettre aspirée. La méthode Greque de P.R. dit aussi aspirante. Πῖ, Κάππα, Ταῦ, sont les tenues, Et pour moyennes sont reçûes : Ces trois, Βῆτα, Γάμμα, Δέλτα, Aspirantes Φῖ, Χῖ, Θῆτα.

Autrefois ce signe h étoit la marque de l’aspiration, comme il l’est encore en Latin, & dans plusieurs mots de notre langue. On partagea ce signe en deux parties qu’on arrondit ; l’une servit pour l’esprit doux, & l’autre pour l’esprit rude ou âpre. Notre h aspirée n’est qu’un esprit âpre, qui marque que la voyelle qui la suit, ou la consonne qui la précede, doit être accompagnée d’une aspiration. Rhetorica, &c.

En chaque nation, les organes de la parole suivent un mouvement particulier dans la prononciation des mots ; je veux dire, que le même mot est prononcé en chaque pays par une combinaison particuliere des organes de la parole : les uns prononcent du gosier, les autres du haut du palais, d’autres du bout des levres, &c.

De plus, il faut observer que quand nous voulons prononcer un mot d’une autre langue que la nôtre, nous forçons les organes de la parole, pour tâcher d’imiter la prononciation originale de ce mot ; & cet effort ne sert souvent qu’à nous écarter de la véritable prononciation.

De-là il est arrivé que les étrangers voulant faire sentir la force de l’esprit Grec, le méchanisme de leurs organes leur a fait prononcer cet esprit, ou avec trop de force, ou avec trop peu : ainsi au lieu de ἕξ, six, prononcé avec l’esprit âpre & l’accent grave, les Latins ont fait sex ; de ἑπτὰ ils ont fait septem ; d’ἕβδομος, septimus. Ainsi d’ἑστία est venu vesta ; d’ἑστιάδες, vestales ; d’ἕσπερος, ils ont fait vesperus ; d’ὑπὲρ, super ; d’ἅλς, sal ; ainsi de plusieurs autres, où l’on sent que le méchanisme de la parole a amené au lieu de l’esprit un s, ou un v, ou un f : c’est ainsi que de οἶνος on a fait vinum, donnant à l’v consonne un peu du son de l’u voyelle, qu’ils prononçoient ou. (F)

ASTERIQUE

ASTERIQUE, s. m. terme de Grammaire & d’Imprimerie ; c’est un signe qui est ordinairement en forme d’étoile que l’on met au-dessus ou auprès d’un mot, pour indiquer au lecteur qu’on le renvoye à un signe pareil, après lequel il trouvera quelque remarque ou explication. Une suite de petites étoiles indique qu’il y a quelques mots qui manquent. Ce mot étoit en usage dans le même sens, chez les anciens ; c’est un diminutif de ἀστὴρ, étoile. Isidore en fait mention au premier livre de ses origines. Stella enim ἀστὴρ, groeco sermone dicitur, à quo asteriscus, stellula, est derivatus ; & quelques lignes plus bas, il ajoûte, qu’Aristarque se servoit d’astérique allongé par une petite ligne *-pour marquer les vers d’Homere que les copistes avoient déplacés. Asteriscus cum obelo ; hâc propriè Aristarchus utebatur in iis versibus qui non suo loco positi erant. Isid. ibid.

Quelquefois on se sert de l’astérique pour faire remarquer un mot ou une pensée : mais il est plus ordinaire que pour cet usage, on employe cette marque NB, qui signifie nota benè, remarquez bien. (F)

* L’astérique est un corps de lettre qui entre dans l’assortiment général d’une fonte. Son oeil a la figure qu’on a dit ci-dessus.

AVANT

Avant (Grammaire)

AVANT (Grammaire.) préposition qui marque préférence & priorité de tems ou d’ordre, & de rang : il est arrivé avant moi : il faut mettre le sujet de la proposition avant l’attribut : se faire payer avant l’échéances n’appellez personne heureux avant la mort : nous devons servir Dieu, & l’aimer avant toutes choses : la probité & la justice doivent aller avant tout.

M. l’abbé Girard, dans son traité des Synonymes, observe qu’avant est pour l’ordre du tems, & que devant est pour l’ordre des places. Le plûtôt arrivé se place avant les autres ; le plus considérable se met devant eux. On est exposé à attendre devant la porte quand on s’y rend avant l’heure.

Devant marque aussi la présence : il a fait cela devant moi ; au lieu qu’il a fait cela avant moi, marqueroit le tems ; sa maison est devant la mienne, c’est-à-dire, qu’elle est placée vis-à-vis de la mienne ; au lieu que si je dis, sa maison est avant la mienne, cela voudra dire que celui à qui je parle arrivera à la maison de celui dont on parle, avant que d’arriver à la mienne.

Avant se prend aussi adverbialement, & alors il est précédé d’autres adverbes ; il a pénétré si avant, bien avant, trop avant, assez avant.

Il faut dire, avant que de partir ou avant que vous partiez. Je sai pourtant qu’il y a des auteurs qui veulent supprimer le que dans ces phrases, & dire avant de se mettre à table, &c. mais je crois que c’est une faute contre le bon usage ; car avant étant une préposition, doit avoir un complément ou régime immédiat ; or une autre préposition ne sauroit être ce complément : je crois qu’on ne peut pas plus dire avant de, qu’avant pour, avant par, avant sur : de ne se met après une préposition que quand il est partitif, parce qu’alors il y a ellipse ; au lieu que dans avant que, ce mot que, hoc quod, est le complément, ou, comme on dit, le régime de la préposition avant ; avant que de, c’est-à-dire, avant la chose de, &c.

Avant que de vous voir, tout flattoit mon envie, dit Quinault, & c’est ainsi qu’ont parlé tous les bons auteurs de son tems, excepté en un très-petit nombre d’occasions ou une syllabe de plus s’opposoit à la mesuré du vers : la poësie a des priviléges qui ne sont pas accordés à la prose.

D’ailleurs, comme on dit pendant que, après que, depuis que, parce que, l’analogie demande que l’on dise avant qu.

Enfin, avant est aussi une préposition inséparable qui entre dans la composition de plusieurs mots. Par préposition inséparable, on entend une préposition qu’on ne peut-séparer du mot avec lequel elle fait un tout, sans changer la signification de ce mot ; ainsi on dit : avant-garde, avant-bras, avant-cour, avant-goût, avant-hier, avant-midi, avant main, avant-propos, avant-quart, avant-train, ce sont les deux roues qu’on ajoûte à celles de derriere ; ce mot est sur-tout en usage en Artillerie : on dit aussi en Architecture, avant-bec ; ce sont les pointes ou épérons qui avancent au-delà des piles des ponts de pierre, pour rompre l’effort de l’eau contre ces piles, & pour faciliter le passage des bateaux. (F)

AUGMENT

Augment (Grammaire)

AUGMENT, s. m. terme de Grammaire, qui est surtout en usage dans la grammaire Greque. L’augment n’est autre chose qu’une augmentation ou de lettres ou de quantité ; & cette augmentation se fait au commencement du verbe en certains tems, & par rapport à la premiere personne du présent de l’indicatif, c’est-à-dire, que c’est ce mot-là qui augmente en d’autres tems : par exemple, τύπτω, verbero, voilà la premiere position du mot sans augment ; mais il y a augment en ce verbe à l’imparfait, ἔτυπτον ; au parfait, τέτυφα, au plusqueparfait, ἐτετύφειν, & encore à l’aoriste second ἔτυπον.

Il y a deux sortes d’augment ; l’un est appellé syllabique, c’est-à-dire, qu’alors le mot augmente d’une syllabe ; τύπτω n’a que deux syllabes ; ἔτυπτον qui est l’imparfait en a trois ; ainsi des autres.

L’autre sorte d’augment qui se fait par rapport à la quantité prosodique de la syllabe, est appellé augment temporel, ἐλεύθω, venio ; ἤλευθον, veniebam, où vous voyez que l’é bref est changé en é long, & que l’augment temporel n’est proprement que le changement de la breve en la longue qui y répond. Voyez la Grammaire Greque de P. R.

Ce terme d’augment syllabique, qui n’est en usage que dans la grammaire Greque, devroit aussi être appliqué à la grammaire des langues Orientales où cet augment a lieu.

Il se fait aussi dans la langue Latine des augmentations de l’une & de l’autre espece, sans que le mot d’augment y soit en usage : par exemple, honor au nominatif, honoris au génitif, &c. voilà l’augment syllabique ; v[non reproduit]nio, la premiere breve ; v[non reproduit]ni au prétérit, la premiere longue, voilà l’augment temporel. Il y a aussi un augment syllabique dans les verbes qui redoublent leur prétérit : mordeo, momordi ; cano, cecini. (F)

AUTOGRAPHE

AUTOGRAPHE, s. m. (Gramm.) Ce mot est composé de αὐτὸς, ipse, & de γράφω, scribo. L’autographe est donc un ouvrage écrit de la main de celui qui l’a composé, ab ipso autore scriptum. Comme si nous avions les épîtres de Ciceron en original. Ce mot est un terme dogmatique ; une personne du monde ne dira pas : J’ai vu chez M. le C. P. les autographes des lettres de Mde de Sévigné, au lieu de dire les originaux, les lettres mêmes écrites de la main de cette dame. (F)

AUXILIAIRE

AUXILIAIRE, adj. (Grammaire.) ce mot vient du Latin auxiliaris, & signifie qui vient au secours. En terme de Grammaire, on appelle verbes auxiliaires le verbe être, & le verbe avoir, parce qu’ils aident à conjuguer certains tems des autres verbes, & ces tems sont appellés tems composés.

Il y a dans les verbes des tems qu’on appelle simples, c’est lorsque la valeur du verbe est énoncée en un seul mot, j’aime, j’aimois, j’aimerai, &c.

Il y a encore les tems composés, j’ai aimé, j’avois aimé, j’aurois aimé, &c. ces tems sont énoncés en deux mots.

Il y a même des tems doublement composés, qu’on appelle sur-composés, c’est lorsque le verbe est énoncé par trois mots ; quand il a eu dîné, j’aurois été aimé, &c.

Plusieurs de ces tems, qui sont composés ou surcomposés en François, sont simples en Latin, sur-tout à l’actif amavi, j’ai aimé, &c. Le François n’a point de tems simples au passif ; il en est de même en Espagnol, en Italien, en Allemand & dans plusieurs autres langues vulgaires. Ainsi quoiqu’on dise en Latin, en un seul mot, amor, amaris, amatur, on dit en François, je suis aimé, &c. en Espagnol, soy amado, je suis aimé ; ares amado, tu es aimé ; es amado, il est aimé, &c. en Italien, sono amato, sei amato, è amato.

Les verbes passifs des Latins ne sont composés qu’aux préterits & aux autres tems qui se forment du participe passé, amatus sum vel fui, j’ai été aimé ; amatus ero vel fuero, j’aurai été aimé ; on dit aussi à l’actif, amatum ire, qu’il aimera, ou qu’il doit aimer, & au passif, amatum iri, qu’il sera, ou qu’il doit être aimé ; amatum est alors un nom indéclinable, ire ou iri ad amatum. Voyez Supin .

Cependant on ne s’est point avisé en Latin de donner en ces occasions le nom d’auxiliaire au verbe sum, ni à habeo, ni à ire, quoiqu’on dise habeo persuasum, & que César ait dit misit copias quas habebat paratas, habere grates, fidem, mentionem, odium, &c.

Notre verbe devoir ne sert-il pas aussi d’auxiliaire aux autres verbes par métaphore, ou par extension, pour signifier ce qui arrivera ; je dois aller demain à Versailles, je dois recevoir, &c. il doit partir, il doit arriver, &c.

Le verbe faire a souvent aussi le même usage, faire voir, faire part, faire des complimens, faire honte, faire peur, faire pitié, &c.

Je crois qu’on n’a donné le nom d’auxiliaire à être & à avoir, que parce que ces verbes étant suivis d’un nom verbal, deviennent équivalens à un verbe simple des Latins, veni, je suis venu ; c’est ainsi que parce que propter est une préposition en Latin, on a mis aussi notre à cause au rang des prépositions françoises, & ainsi de quelques autres.

Pour moi je suis persuadé qu’il ne faut juger de la nature des mots, que relativement au service qu’ils rendent dans la langue où ils sont en usage, & non par rapport à quelqu’autre langue, dont ils sont l’équivalent ; ainsi ce n’est que par périphrase ou circonlocution que je suis venu est le préterit de venir. Je est le sujet ; c’est un pronom personnel : suis est seul le verbe à la premiere personne du tems présent je suis actuellement : venu est un participe ou adjectif verbal, qui signifie une action passée, & qui la signifie adjectivement comme arrivée, au lieu que avenement la signifie substantivement & dans un sens abstrait ; ainsi il est venu, c’est-à-dire, il est actuellement celui qui est venu, comme les Latins disent venturus est, il est actuellement celui qui doit venir. J’ai aimé, le verbe n’est que ai, habeo ; j’ai est dit alors par figure, par métaphore, par similitude. Quand nous disons, j’ai un livre, &c. j’ai est au propre, & nous tenons le même langage par comparaison, lorsque nous nous servons de termes abstraits ; ainsi nous disons, j’ai aimé, comme nous disons j’ai honte, j’ai peur, j’ai envie, j’ai soif, j’ai faim, j’ai chaud, j’ai froid ; je regarde donc alors aimé comme un véritable nom substantif abstrait & métaphysique, qui répond à amatum, amatu des Latins, quand ils disent amatum ire, aller au sentiment d’aimer, ou amatum iri, l’action d’aller au sentiment d’aimer, être faite, le chemin d’aller au sentiment d’aimer, être pris, viam iri ad amatum ; or comme en Latin amatum, amatu, n’est pas le même mot qu’amatus ; a, tum, de même aimé, dans j’ai aimé, n’est pas le même mot que dans je suis aimé ou aimée ; le premier est actif, j’ai aimé, au lieu que l’autre est passif, je suis aimé ; ainsi quand un officier dit, j’ai habillé mon régiment, mes troupes ; habillé est un nom abstrait pris dans un sens actif, au lieu que quand il dit, les troupes que j’ai habillées, habillées est un pur adjectif participe qui est dit dans le sens que paratas, dans la phrase ci-dessus, copias quas habebat paratas. César.

Ainsi, il me semble que nos Grammaires pourroient bien se passer du mot d’auxiliaire, & qu’il suffiroit de remarquer en ces occasions le mot qui est verbe, le mot qui est nom, & la périphrase qui équivaut au mot simple des Latins. Si cette précision paroît trop recherchée à certaines personnes, du moins elles n’y trouveront rien qui les empêche de s’en tenir au train commun, ou plûtôt à ce qu’elles savent déjà.

Ceux qui ne savent rien ont bien plus de facilité à apprendre bien, que ceux qui déjà savent mal.

Nos Grammairiens, en voulant donner à nos verbes des tems qui répondissent comme en un seul mot aux tems simples des Latins, ont inventé le mot de verbe auxiliaire : c’est ainsi qu’en voulant assujettir les langues modernes à la méthode Latine, ils les ont embarrassées d’un grand nombre de préceptes inutiles, de cas, de déclinaisons & autres termes qui ne conviennent point à ces langues, & qui n’y auroient jamais été reçûs si les Grammairiens n’avoient pas commencé par l’étude de la langue Latine. Ils ont assujetti de simples équivalens à des regles étrangeres : mais on ne doit pas régler la Grammaire d’une langue par les formules de la Grammaire d’une autre langue.

Les regles d’unc langue ne doivent se tirer que de cette langue même. Les langues ont précédé les Grammaires, & celles-ci ne doivent être formées que d’observations justes tirées du bon usage de la langue particuliere dont elles traitent. (F)

B

B, s. m. (Gramm.) c’est la seconde lettre de l’alphabet dans la plûpart des langues, & la premiere des consonnes.

Dans l’alphabet de l’ancien Irlandois, le b est la premiere lettre, & l’a en est la dix-septieme.

Les Ethiopiens ont un plus grand nombre de lettres que nous, & n’observent pas le même ordre dans leur alphabet.

Aujourd hui les maîtres des petites écoles, en apprenant à lire, font prononcer be, comme on le prononce dans la derniere syllabe de tom-be, il tombe : ils font dire aussi, avec un e muet, de, fe, me, pe ; ce qui donne bien plus de facilité pour assembler ces lettres avec celles qui les suivent. C’est une pratique que l’auteur de la Grammaire générale du P. R. avoit conseillée il y a cent ans, & dont il parle comme de la voie la plus naturelle pour montrer à lire facilement en toutes sortes de langues ; parce qu’on ne s’arrête point au nom particulier que l’on a donné à la lettre dans l’alphabet, mais on n’a égard qu’au son naturel de la lettre, lorsqu’elle entre en composition avec quelqu’autre.

Le b étant une consonne, il n’a de son qu’avec une voyelle : ainsi quand le b termine un mot, tels que Achab, Joab, Moab, Oreb, Job, Jacob, après avoir formé le b par l’approche des deux levres l’une contre l’autre, on ouvre la bouche & on pousse autant d’air qu’il en faut pour faire entendre un e muet, & ce n’est qu’alors qu’on entend le b. Cet e muet est beaucoup plus foible que celui qu’on entend dans syllabe, Arabe, Eusebe, globe, robbe. V. Consonne .

Les Grecs modernes, au lieu de dire alpha, beta, disent alpha, vita : mais il paroît que la prononciation qui étoit autrefois la plus autorisée & la plus générale, étoit de prononcer beta.

Il est peut-être arrivé en Grece à l’égard de cette lettre, ce qui arrive parmi nous au b : la prononciation autorisée est de dire be ; cependant nous avons des provinces où l’on dit ve Voici les principales raisons qui font voir qu’on doit prononcer beta.

Eusebe, au livre X. de la Préparation évangélique, ch. vj. dit que l’alpha des Grees vient de l’aleph des Hébreux, & que beta vient de beth : or il est évident qu’on ne pourroit pas dire que vita vient de beth, sur-tout étant certain que les Hébreux ont toûjours prononcé beth.

Eustathe dit que βῆ, βῆ, est un son semblable au bêlement des moutons & des agneaux, & cite ce vers d’un ancien :

Is satuus perinde ac ovis be, be dicens incedit.

Saint Augustin, au liv. II. de Doct. christ. dit que ce mot & ce son beta est le nom d’une lettre parmi les Grecs ; & que parmi les Latins, beta est le nom d’une herbe : & nous l’appellons encore aujourd’hui bete ou bete-rave.

Juvenal a aussi donné le même nom à cette lettre :

Hoc discunt omnes ante alpha & beta puella.

Belus, pere de Ninus, roi des Assyriens, qui fut adoré comme un dieu par les Babyloniens, est appellé Βῆλος, & l’on dit encore la statue de Beel.

Enfin le mot alphabetum dont l’usage s’est conservé jusqu’à nous, fait bien voir que beta est la véritable prononciation de la lettre dont nous parlons.

On divise les lettres en certaines classes, selon les parties des organes de la parole qui servent le plus à les exprimer ; ainsi le b est une des cinq lettres qu’on appelle labiales, parce que les levres sont principalement employées dans la prononciation de ces cinq lettres, qui sont b, p, m, f, v.

Le b est la foible du p : en serrant un peu plus les levres, on fait p de b, & fe de ve ; ainsi il n’y a pas lieu de s’étonner si l’on trouve ces lettres l’une pour l’autre. Quintilien dit que quoique l’on écrive obtinuit, les oreilles n’entendent qu’un p dans la prononciation, optinuit : c’est ainsi que de scribo on fait scripsi.

Dans les anciennes inseriptions on trouve apsens pour absens, pleps pour plebs, poplicus pour publicus, &c.

Cujas fait venir aubaine ou aubene d’advena, étranger, par le changement de v en b : d’autres disent aubains quasi alibi nati. On trouve berna au lieu de verna.

Le changement de ces deux lettres labiales v, b, a donné lieu à quelques jeux de mots, entr’autres à ce mot d’Aurélien, au sujet de Bonose qui passoit sa vie à boire : Natus est non ut vivat, sed ut bibat. Ce Bonose étoit un capitaine originaire d’Espagne ; il se fit proclamer empereur dans les Gaules sur la fin du IIIe. siecle. L’empereur Probus le fit pendre, & l’on disoit, c’est une bouteille de vin qui est pendue.

Outre le changement du b en p ou en v, on trouve aussi le b changé en f ou en φ, parce que ce sont des lettres labiales ; ainsi de βρέμω est venu fremo, & au lieu de sibilare on a dit sifilare, d’où est venu notre mot siffler. C’est par ce changement réciproque que du grec ἄμφω les Latins ont fait ambo.

Plutarque remarque que les Lacédémoniens changeoient le φ en b ; qu’ainsi ils prononçoient Bilippe au lieu de Philippe.

On pourroit rapporter un grand nombre d’exemples pareils de ces permutations de lettres ; ce que nous venons d’en dire nous paroît suffisant pour faire voir que les réflexions que l’on fait sur l’étymologie, ont pour la plûpart un fondement plus solide qu’on ne le croit communément.

Parmi nous les villes où l’on bat monnoie, sont distinguées les unes des autres par une lettre qui est marquée au bas de l’écu de France. Le B fait connoître que la piece de monnoie a été frappée à Roüen.

On dit d’un ignorant, d’un homme sans lettres, qu’il ne sait ni a ni b. Nous pouvons rapporter ici à cette occasion, l’épitaphe que M. Menage fit d’un certain abbé :

Ci-dessous git monsieur l’abbé
Qui ne savoit ni a ni b ;
Dieu nous en doint bientôt un autre
Qui sache au moins sa patenôtre.
(F)

B, chez les Grecs & chez les Romains, étoit une lettre numérale qui signifioit le nombre deux quand elle étoit figurée simplement ; & avec un accent dessous b, elle marquoit deux mille chez les Grecs.

B, dans les inscriptions, signifie quelquefois binus. On y trouve bixit pour vixit, berna pour verna ; parce que les anciens, comme on l’a dit plus haut, employoient souvent le b pour l’v consonne.

Les Egyptiens dans leurs hiéroglyphes, exprimoient le b par la figure d’une brebis, à cause de la ressemblance qu’il y a entre le bêlement de cet animal & le son de la lettre b. (G)

BAILLEMENT

Baillement

Baillement, s. m. ce mot est aussi un terme de Grammaire ; on dit également hiatus : mais ce dernier est latin. Il y a bâillement toutes les fois qu’un mot terminé par une voyelle, est suivi d’un autre qui commence par une voyelle, comme dans il m’obligea à y aller ; alors la bouche demeure ouverte entre les deux voyelles, par la nécessité de donner passage à l’air qui forme l’une, puis l’autre sans aucune consonne intermédiaire ; ce concours de voyelles est plus pénible à exécuter pour celui qui parle, & par conséquent moins agréable à entendre pour celui qui écoute ; au lieu qu’une consonne faciliteroit le passage d’une voyelle à l’autre. C’est ce qui a fait que dans toutes les langues, le méchanisme de la parole a introduit ou l’elision de la voyelle du mot précédent, ou une consonne euphonique entre les deux voyelles.

L’élision se pratiquoit même en prose chez les Romains.

« Il n’y a personne parmi nous, quelque grossier qu’il soit, dit Cicéron, qui ne cherche à éviter le concours des voyelles, & qui ne les réunisse  »

dans l’occasion. Quod quidem latina lingua sie observat, nemo ut tam rusticus sit, quin vocales nolit conjungere. Cic. Orator. n. 150. Pour nous, excepté avec quelques monosyllabes, nous ne faisons usage de l’élision que lorsque le mot suivi d’une voyelle est terminé par un e muet ; par exemple, une sincere amitié, on prononce sincer-amitié. On élide aussi l’i de si en si il, qu’on prononce s’il ; on dit aussi m’amie dans le style familier, au lieu de ma amie ou mon amie : nos peres disoient m’amour.

Pour éviter de tenir la bouche ouverte entre deux voyelles, & pour se procurer plus de facilité dans la prononciation, le méchanisme de la parole a introduit dans toutes les langues, outre l’élision, l’usage des lettres euphoniques, & comme dit Cicéron, on a sacrifié les regles de la Grammaire à la facilité de la prononciation : Consuetudini auribus indulgenti libenter obsequor…. Impetratum est à consuetudine ut peccare suavitatis causâ liceret. Cicer. Orator. n. 158. Ainsi nous disons mon ame, mon épée, plûtôt que ma ame, ma épée. Nous mettons un t euphonique dans y a-t-il, dira-t-on ; & ceux qui au lieu du tiret ou trait d’union mettent une apostrophe après le t, font une faute : l’apostrophe n’est destinée qu’à marquer la suppression d’une voyelle, or il n’y a point ici de voyelle élidée ou supprimée.

Quand nous disons si l’on au lieu de si on, l’ n’est point alors une lettre euphonique, quoiqu’en dise M. l’abbé Girard, tom. I. p. 344. On, est un abrégé de homme ; on dit l’on comme on dit l’homme. On m’a dit, c’est-à-dire, un homme, quelqu’un m’a dit. On, marque une proposition indéfinie, individuum vagum. Il est vrai que quoiqu’il soit indifférent pour le sens de dire on dit ou l’on dit, l’un doit être quelquefois préferé à l’autre, selon ce qui précede ou ce qui suit, c’est à l’oreille à le décider ; & quand elle préfere l’on au simple on, c’est souvent par la raison de l’euphonie, c’est-à-dire par la douceur qui résulte à l’oreille de la rencontre de certaines syllabes. Au reste ce mot euphonie est tout grec, eὖ bien, & φωνὴ, son.

En grec le ν, qui répond à notre n, étoit une lettre euphonique, sur-tout après l’ε & l’ι : ainsi au lieu de dire εἴκοσι ἄνδρες, viginti viri, ils disent εἴκοσιν ἄνδρες, sans mettre ce, entre les deux mots.

Nos voyelles sont quelquefois suivies d’un son nasal, qui fait qu’on les appelle alors voyelles nasales. Ce son nasal est un son qui peut être continué, ce qui est le caractere distinctif de toute voyelle : ce son nasal laisse donc la bouche ouverte ; & quoiqu’il soit marqué dans l’écriture par un n, il est une véritable voyelle : & les poëtes doivent éviter de le faire suivre par un mot qui commence par une voyelle, à moins que ce ne soit dans les occasions où l’usage a introduit un n euphonique entre la voyelle nasale & celle du mot qui suit.

Lorsque l’adjectif qui finit par un son nasal est suivi d’un substantif qui commence par une voyelle, alors on met l’n euphonique entre les deux, du moins dans la prononciation ; par exemple, un-n-enfant, bon-n-homme, commun-n-accord, mon-n-ami. La particule on est aussi suivie de l’n euphonique, on-n-a. Mais si le substantif précede, il y a ordinairement un baillement ; un écran illuminé, un tyran odieux, un entretien honnête, une citation équivoque, un parfum incommode ; on ne dira pas un tyran-n-odieux, un entretien n-honnête, &c. On dit aussi un bassin à barbe, & non un bassin-n-à barbe. Je sai bien que ceux qui déclament des vers où le poëte n’a pas connu ces voyelles nasales, ajoûtent l’n euphonique, croyant que cette n est la consonne du mot précédent : un peu d’attention les détromperoit : car, prenez-y-garde, quand vous dites il est bon-n-homme, bon-n-ami, vous prononcez bon & ensuite-n-homme,-n-ami. Cette prononciation est encore plus desagréable avec les diphthongues nasales, comme dans ce vers d’un de nos plus beaux opera :

Ah ! j’attendrai long-tems, la nuit est loin encore ; où l’acteur pour éviter le bâillement prononce loin-n-encore, ce qui est une prononciation normande.

Le b & le d font aussi des lettres euphoniques. En latin ambire est composé de l’ancienne préposition am, dont on se servoit au lieu de circùm, & de ire ; or comme am étoit en latin une voyelle nasale, qui étoit même élidée dans les vers, le b a été ajoûté entre am & ire, euphonia causâ.

On dit en latin prosum, prosumus, profui ; ce verbe est composé de la préposition pro, & de sum : mais si après pro le verbe commence par une voyelle, alors le méchanisme de la parole ajoûte un d, prosum, prod-es, pro-d-est, pro-d-eram, &c. On peut faire de pareilles observations en d’autres langues ; car il ne faut jamais perdre de vûe que les hommes sont par-tout des hommes, & qu’il y a dans la nature uniformité & varieté. (F)

BARBARISME

BARBARISME, s. m. (terme de Gramm.) le barbarisme est un des principaux vices de l’élocution.

Ce mot vient de ce que les Grecs & les Romains appelloient les autres peuples barbares, c’est-à-dire, étrangers ; par conséquent tout mot étranger mêlé dans la phrase greque ou latine étoit appellé barbarisme. Il en est de même de tout idiotisme ou façon de parler, & de toute prononciation qui a un air étranger ; par exemple, un Anglois qui diroit à Versailles, est pas le roi allé à la chasse, pour dire le roi n’est-il pas allé à la chasse ? ou je suis sec, pour dire j’ai soif, feroit autant de barbarismes par rapport au françois.

Il y a aussi une autre espece de barbarisme ; c’est lorsqu’à la vérité le mot est bien de la langue, mais qu’il est pris dans un sens qui n’est pas autorisé par l’usage de cette langue, ensorte que les naturels du pays sont étonnés de l’emploi que l’étranger fait de ce mot : par exemple, nous nous servons au figuré du mot d’entrailles, pour marquer le sentiment tendre que nous avons pour autrui ; ainsi nous disons il a de bonnes entrailles, c’est-à-dire, il est compatissant. Un étranger écrivant à M. de Fenelon, archevêque de Cambrai, lui dit : Mgr, vous avez pour moi des boyaux de pere. Boyaux ou intestins pris en ce sens, sont un barbarisme, parce que selon l’usage de notre langue nous ne prenons jamais ces mots dans le sens figuré que nous donnons à entrailles.

Ainsi il ne faut pas confondre le barbarisme avec le solécisme ; le barbarisme est une élocution étrangere, au lieu que le solécisme est une faute contre la régularité de la construction d’une langue ; faute que les naturels du pays peuvent faire par ignorance ou par inadvertance, comme quand ils se trompent dans le genre des noms ou qu’ils font quelqu’autre faute contre la syntaxe de leur langue.

Ainsi on fait un barbarisme, 1°. en disant un mot qui n’est point du dictionnaire de la langue. 2°. En prenant un mot dans un sens différent de celui qu’il a dans l’usage ordinaire, comme quand on se sert d’un adverbe comme d’une préposition ; par exemple, il arrive auparavant midi, au lieu de dire avant midi. 3°. Enfin en usant de certaines façons de parler, qui ne sont en usage que dans une autre langue.

Au lieu que le solécisme regarde les déclinaisons, les conjugaisons, & la syntaxe d’une langue, 1°. les déclinaisons, par exemple, les émails au lieu de dire les émaux : 2°. les conjugaisons, comme si l’on disoit il allit pour il alla : 3°. la syntaxe, par exemple, je n’ai point de l’argent, pour je n’ai point d’argent.

J’ajoûterai ici un passage tiré du IVe livre ad Herennium, ouvrage attribué à Cicéron : La latinité, dit l’auteur, consiste à parler purement, sans aucun vice dans l’élocution.

« Il y a deux vices qui empêchent qu’une phrase ne soit latine, le solécisme & le barbarisme ; le solécisme, c’est lorsqu’un mot n’est pas bien construit avec les autres mots de la phrase ; & le barbarisme, c’est quand on trouve dans une phrase un mot qui ne devoit pas y paroître, selon l’usage reçû  ».

Latinitas est quoe sermonem purum conservat, ab omni vitio remotum. Vitia in sermone, quominus is latinus sie, duo possunt esse ; solecismus & barbarismus. Solecismus est, cum verbis pluribus consequens verbum superiori non accommodatur. Barbarismus est cum verbum aliquod vitiose effertur.

Rhetoricorum ad Herenn. Lib. IV. cap. xij
(F)

BAT

Bat (Grammaire)

BAT, BATTOLOGIE, BUTUBATA, (Gram.) En expliquant ce que c’est que battologie, nous ferons entendre les deux autres mots.

Battologie, subst. f. c’est un des vices de l’élocution ; c’est une multiplicité de paroles qui ne disent rien ; c’est une abondance stérile de mots vuides de sens, inane multiloquium. Ce mot est Grec, βαττολογία, inanis eorundem repetitio ; & βαττολογέω, verbosus sum. Au ch. vj. de S. Matthieu, v. 7. Jesus-Christ nous défend d’imiter les payens dans nos prieres, & de nous étendre en longs discours & en vaines répétitions des mêmes paroles. Le Grec porte, μὴ βαττολογήσητε, c’est-à-dire, ne tombez pas dans la battologie ; ce que la vulgate traduit par nolite multum loqui.

A l’égard de l’étymologie de ce mot, Suidas croit qu’il vient d’un certain Battus, poëte sans génie, qui répétoit toûjours les mêmes chansons.

D’autres disent que ce mot vient de Battus, roi de Libye, fondateur de la ville de Cyrene, qui avoit ; dit-on, une voix frêle & qui bégayoit : mais quel rapport y a t-il entre la battologie & le bégayement ?

On fait aussi venir ce mot d’un autre Battus, pasteur, dont il est parlé dans le II. livre des Métamorphoses d’Ovide, v. 702. qui répondit à Mercure : sub illis montibus, inquit, erant, & erant sub montibus illis. Cette réponse qui répete à-peu-près deux fois la même chose, donne lieu de croire qu’Ovide adoptoit cette étymologie. Tout cela me paroît puérile. Avant qu’il y eût des princes, des poëtes, & des pasteurs appellés Battus, & qu’ils fussent assez connus pour donner lieu à un mot tiré de quelqu’un de leurs défauts, il y avoit des diseurs de rien ; & cette maniere de parler vuide de sens, étoit connue & avoit un nom ; peut-être étoit-elle déjà appellée battologie. Quoi qu’il en soit, j’aime mieux croire que ce mot a été formé par onomatopée de bath, espece d’interjection en usage quand on veut faire connoître que ce qu’on nous dit n’est pas raisonnable, que c’est un discours déplacé, vuide de sens : par exemple, si l’on nous demande qu’a-t-il dit ? nous répondons bath, rien ; patipata. C’est ainsi que dans Plaute, (Pseudolus, act. I. sc. 3.) Calidore dit : quid opus est ? à quoi bon cela ? Pseudolus répond : Potin aliam rem ut cures ? vous plaît-il de ne vous point mêler de cette affaire ? ne vous en mettez point en peine, laissez-moi faire. Calidore replique at… mais… Pseudolus l’interrompt en disant bat : comme nous dirions ba, ba, ba, discours inutile, vous ne savez ce que vous dites.

Au lieu de notre patipata, où le p peut aisément être venu du b, les Latins disoient butubata, & les Hébreux [non reproduit]bitutote, pour répondre à une façon de parler futile. Festus dit que Noevius appelle butubata ce qu’on dit des phrases vaines qui n’ont point de sens, qui ne méritent aucune attention : butubata Noevius pro nugatoriis posuit, hoc est nullius dignationis. Scaliger croit que le mot de butubata est composé de quatre monosyllabes, qui font fort en usage parmi les enfans, les nourrices & les imbéciles ; savoir bu, tu, ba, ta : bu, quand les enfans demandent à boire ; ba ou pa, quand ils demandent à manger ; ta ou tatam, quand ils demandent leur pere, où le t se change facilement en p ou en m, maman : mots qui étoient aussi en usage chez les Latins, an témoignage de Varon & de Caton ; & pour le prouver, voici l’autorité de Nonius Marcellus au mot buas. Buas, potionem positam parvulorum. Var. Cato, vel de liberis educandis. Cum cibum ac potionem buas, ac papas docent & matrem mammam, & patrem tatam. (F)

BRACHYGRAPHIE

BRACHYGRAPHIE, s. f. (Gram.) c’est-à-dire, l’art d’écrire par abréviations : ce mot est composé de βραχὺς, brevis, & de γράφω, scribo. Ces abréviations étoient appellées notoe ; & ceux qui en faisoient profession, notarii. Gruter nous en a conservé un recueil qu’il a fait graver à la fin du second tome de ses inscriptions, notoe Tironis ac Senecoe. Ce Tiron étoit un affranchi de Ciceron, dont il écrivit l’histoire ; il étoit très-habile à écrire en abregé.

Cet art est très-ancien : ces scribes écrivoient plus vîte que l’orateur ne parloit ; & c’est ce qui a fait dire à David, Lingua mea calamus scriboe velociter scribentis. Ps. 44.

« Ma langue est comme la plume d’un écrivain qui écrit vîte  ».

Quelque vîte que les paroles soient prononcées, dit Martial, la main de ces scribes sera encore plus prompte : à peine votre langue finit-elle de parler, que leur main a déjà tout écrit.

Currant verba licet, manus est velocior illis :
Vix dum lingua tuum, dextra peregit opus.
Mart. épig.

Manilius parlant des enfans qui viennent au monde sous le signe de la vierge, dit :

Hic est scriptor erit velox, cui littera verbum est,
Quique notis linguam superet, cursimque loquentis
Excipiat longas, nova per compendia voces.
Manil. Aston. lib. IV. v. 197.

C’est par de semblables expédiens, que certains scribes que nous avons eus à Paris, suivoient en écrivant nos plus habiles prédicateurs ; & ce fut par ce moyen, que parut, il y a environ trente ans, une édition des sermons du P. Mabillon. (F)

BYTTE

BYTTE, (Géog.) île de la mer d’Allemagne, près de celle de Falster.

B Z O, (Géog.) ville d’Afrique, au royaume de Maroc.

[image non reproduite]

[image non reproduite]

Le C, c, (Gram.) est la troisieme lettre de notre alphabet. La figure de cette lettre nous vient des Latins. Elle a aujourd’hui un son doux devant l’e & devant l’i ; on prononce alors le c comme un s, ce, ci, comme se, si ; ensorte qu’alors on pourroit regarder le c, comme le sigma des Grecs, tel qu’il se voit souvent, surtout dans les inscriptions, avec la figure de notre C capital, taic hmepaic (Gruter, tome I. pag. 70) c’est-à-dire, tais emerais ; & au tome II. pag. 1020. on lit une ancienne inscription qui se voit à Alexandrie sur une colonne, ΔΗΜΟΚΡΑΤΗϹ ΠΕΡΙΚΛΙΤΟϹ ΑΡΧΙΤΕΚΤΟϹ, Democrates periclitos architectos, Democrates illustre architecte. Il y a un très-grand nombre d’exemples du sigma ainsi écrit, sur-tout en lettres majeures ou capitales ; car en lettres communes le sigma s’écrit ainsi σ au commencement & au milieu des mots, & ainsi ς à la fin des mots. A l’égard de la troisieme figure du sigma, elle est précisement comme notre c dans les lettres capitales, & elle est en usage au commencement, au milieu, & à la fin des mots : mais dans l’écriture commune on recourbe la pointe inférieure du c, comme si on ajoûtoit une virgule au c : en voici la figure Ϛ.

Ainsi il paroît que le c doux n’est que le sigma des Grecs ; & il seroit à souhaiter que le c eût alors un caractere particulier qui le distinguât du c dur ; car lorsque le c est suivi d’un a, d’un o, ou d’un u, il a un son dur ou sec, comme dans canon, cabinet, cacenat, coffre, Cologne, colombe, copiste, curiosité, cuvette, &c. Alors le c n’est plus la même lettre que le c doux, quoiqu’il paroisse sous la même figure ; c’est le cappa des Grecs, K κ, dont on a retranché la premiere partie ; c’est le q des Latins écrit sans u, ainsi qu’on le trouve en quelques anciens : pronunciandum q latinum sine u, quod hoe voces ostendunt, punicè qalam, κάλαμος, calamus, qane, κάννα, canna, (Angeli Canisil Ἑλληνισμὸς. Parisiis, 1578, pag. 31.

En bas-Breton on écrit aussi le q sans u, ê qeve[non reproduit], envers ; qen, qer, tant, tellement. Le q sans u est le cappa des Grecs, qui a les mêmes regles & le même son. (Grammaire Françoise Celtique, à Vannes 1738.)

S’il arrive que par la raison de l’étymologie on conserve le c dans l’écriture devant a, o, u ; que dans la prononciation on donne le son doux au c, comme quand on écrit il prononça, François, conçu, reçu, &c. à cause de prononcer, France, concevoir, recevoir, &c. alors on met sous le c une petite marque qu’on appelle cédille, ce qui pourroit bien être le même sigma dont nous avons déjà parlé, qui en lettre commune s’écrit ainsi ς, ςω, so, ensorte que la petite queue de ce sigma pourroit bien être notre cédille.

Depuis que l’auteur du bureau typographique a mis en usage la méthode dont on parle au chapitre vj. de la Grammaire générale de P. R. les maîtres qui montrent aujourd’hui à lire, à Paris, donnent une double dénomination au c ; ils l’appellent ce devant e & devant i, ainsi en faisant épeler ils font dire ce, e, ce : ce, i, ci.

A l’égard du c dur ou sec, ils l’appellent ke ou que ; ainsi pour faire épeler cabane, ils font dire ke, a, ca ; be, a, ba, caba ; ne, e, ne, ca-ba-ne ; car aujourd’hui on ne fait que joindre un e muet à toutes les consonnes ; ainsi on dit be, ce, de, fe, me, re, te, se, ve ; & jamais effe, emme, enne, erre, esse. Cette nouvelle dénomination des lettres facilite extrèmement la lecture, parce qu’elle fait assembler les lettres avec bien plus de facilité. On lit en vertu de la dénomination qu’on donne d’abord à la lettre.

Il n’y a donc proprement que le e dur qui soit le kappa des Grecs κ, dont on a retranché la premiere partie. Le c garde ce son dur après une voyelle & devant une consonne ; dicter, effectif.

Le c dur & le q sans u ne sont presque qu’une même lettre : il y a cependant une différence remarquable dans l’usage que les Latins ont fait de l’une & de l’autre de ces lettres, lorsqu’ils ont voulu que la voyelle qui suit le q accompagné de l’u, ne fît qu’une même syllabe ; ils se sont servis de qu ; ainsi ils ont écrit, aqua, qui, quiret, reliquum, &c. mais lorsqu’ils ont eu besoin de diviser cette syllabe, ils ont employé le c au lieu de notre trema ; ainsi on trouve dans Lucrece a-cu-a en trois syllabes, au lieu de aqua en deux syllabes ; de même ils ont écrit qui monosyllabe au nominatif, au lieu qu’ils écrivoient cu-i dissyllabe au datif. On trouve aussi dans Lucrece cui-ret, pour quiret ; relicu-um, pour reliquum.

Il faut encore observer le rapport du c au g. Avant que le caractere g eût été inventé chez les Latins, le c avoit en plusieurs mots la prononciation du g, ce fut ce qui donna lieu à Sp. Carvilius, au rapport de Terentius Scaurus, d’inventer le g pour distinguer ces deux prononciations : c’est pourquoi Diomede, lib. II. cap. de litterâ, appelle le g lettre nouvelle.

Quoique nous ayons un caractere pour le c, & un autre pour le g, cependant lorsque la prononciation du c a été changée en celle du g, nous avons conservé le c dans notre orthographe, parce que les yeux s’étoient accoûtumés à voir le c en ces mots-là : ainsi nous écrivons toûjours Claude, Cicogne, second, secondement, seconder, secret, quoique nous prononçions Glaude, Cigogne, segond, segondement, segonder : mais on prononce secret, secretement, secrétaire.

Les Latins écrivoient indifféremment vicesimus ou vigesimus ; Gaius ou Caius ; Gneius pour Cneius.

Pour achever ce qu’il y a à dire sur ce rapport du c au g, je ne puis mieux faire que de transcrire ici ce que l’auteur de la méthode Latine de P. R. a recueilli à ce sujet, p. 647.

« Le g n’est qu’une diminution du c, au rapport de Quintilien ; aussi ces deux lettres ont-elles grande affinité ensemble, puisque de κυβερι ήτης nous faisons gubernator ; de κλέος, gloria ; de agere, actum ; de nec-otium, negotium : & Quintilien témoigne que dans Gaius, Gneius, on ne distinguoit pas si c’etoit un c ou un g : c’est de-là qu’est venu que de centum on a formé quadringenti, quingenti, septengenti, &c. de porricere qui est demeuré en usage dans les sacrifices, on a fait porrigere ; & semblables.

On croit que le g n’a été inventé qu’après la premiere guerre de Carthage, parce qu’on trouve toûjours le c pour le g dans la colonne appellée rostrata, qui fut élevée alors en l’honneur de Duilius, consul, & qui se voit encore à Rome au capitole ; on y lit : macistratos leciones pucnando copias Cartaciniensis : ce que l’on ne peut bien entendre si l’on ne prend le c dans la prononciation du k. Aussi est-il à remarquer que Suidas parlant du croissant que les sénateurs portoient sur leurs souliers, l’appelle τὸ Ῥωμαϊκὸν κάππα ; faisant assez voir par-là que le c & le k passoient pour une même chose, comme en effet ils n’étoient point différens dans la prononciation ; car au lieu qu’aujourd’hui nous adoucissons beaucoup le c devant l’e & devant l’i, ensorte que nous prononçons Cicero comme s’il y avoit Sisero ; eux au contraire prononçoient le c en ce mot & en tous les autres, de même que dans caput & dans corpus, kikero ».

Cette remarque se confirme par la maniere dont on voit que les Grecs écrivoient les mots Latins où il y avoit un c, sur-tout les noms propres, Coesar, Καῖσαρ ; Cicero, Κικέρων, qu’ils auroient écrit Σισέρων, s’ils avoient prononcé ce mot comme nous le prononçons aujourd’hui.

Voici encore quelques remarques sur le c.

Le c est quelquefois une lettre euphonique, c’est-à-dire mise entre deux voyelles pour empêcher le bâillement ou hiatus ; si-c-ubi, au lieu de si-ubi, si en quelque part, si en quelque endroit ; nun-c-ubi, pour num-ubi ? est-ce que jamais ? est-ce qu’en quelque endroit ?

Quelques auteurs ont cru que le c venoit du chaph des Hébreux, à cause que la figure de cette lettre est une espece de quarré ouvert par un côté ; ce qui fait une sorte de c tourné à gauche à la maniere des Hébreux : mais le chaph est une lettre aspirée, qui a plus de rapport au χ, chi, des Grecs qu’à notre c.

D’ailleurs, les Latins n’ont point imité les caracteres Hébreux. La lettre des Hébreux dont la prononciation répond davantage au κάππα & à notre c, c’est le kouph dont la figure n’a aucun rapport au c.

Le P. Mabillon a observé que Charlemagne a toûjours écrit son nom avec la lettre c ; au lieu que les autres rois de la seconde race qui portoient le nom de Charles, l’écrivoient avec un k ; ce qui se voit encore sur les monnoies de ces tems-là.

Le C qui est la premiere lettre du mot centum, étoit chez les Romains une lettre numérale qui signifioit cent. Nous en faisons le même usage quand nous nous servons du chiffre Romain, comme dans les comptes qu’on rend en justice, en finance, &c. Deux C C marquent deux cents, &c. Le [non reproduit] avec une barre au-dessus, comme on le voit ici, signifioit cent mille. Comme le C est la premiere lettre de condemno, on l’appelloit lettre funeste ou triste, parce que quand les juges condamnoient un criminel, ils jettoient dans l’urne une tablette sur quoi la lettre c étoit écrite ; au lieu qu’ils y écrivoient un A quand ils vouloient absoudre. Universi judices in cistam tabulas simul conjiciebant suas : easque inculptas litteras habebant, A, absolutionis ; C, condemnationis. (Asconius Pedianus in Divinat. Cic.)

Dans les noms propres, le C écrit par abréviation signifie Caius : s’il est écrit de droite à gauche, il veut dire Caia. Voy. Valerius Probus, de notis Romanorum, qui se trouve dans le recueil des grammairiens Latins, Auctores linguoe Latinoe.

Le C mis après un nom propre d’homme, ou doublé après deux noms propres, marquoit la dignité de consul. Ainsi Q. Fabio & T. Quintio CC, signifie sous le consulat de Quintus Fabius, & de Titus Quintius.

En Italien, le c devant l’e ou devant l’i, a une sorte de son qui répond à notre tche, tchi, faisant entendre le t foiblement : au contraire si le c est suivi d’une h, on le prononce comme ou qué, ki ou qui : mais la prononciation particuliere de chaque consonne regarde la Grammaire particuliere de chaque langue.

Parmi nous, le C sur les monnoies est la marque de la ville de Saint-Lô en Normandie. (F)

CACOPHONIE

Cacophonie (Grammaire)

CACOPHONIE, s. f. terme de Grammaire ou plûtôt de Rhétorique : c’est un vice d’élocution, c’est un son desagréable ; ce qui arrive ou par la rencontre de deux voyelles ou de deux syllabes, ou enfin de deux mots rapprochés, dont il résulte un son qui déplaît à l’oreille.

Ce mot cacophonie vient de deux mots Grecs ; κακὸς, mauvais, & φωνὴ, voix, son.

Il y a cacophonie, sur-tout en vers, par la rencontre de deux voyelles : cette sorte de cacophonie se nomme hiatus ou bâillement, comme dans les trois derniers vers de ce quatrain de Pibrac, dont le dernier est beau :

Ne vas au bal qui n’aimera la danse,
Ni à la mer qui craindra le danger,
Ni au festin qui ne voudra manger,
Ni à la cour qui dira ce qu’il pense.

La rime, qui est une ressemblance de son, produit un effet agréable dans nos vers, mais elle nous choque en prose. Un auteur a dit que Xerxès transporta en Perse la bibliothéque que Pisistrate avoit faite à Athenes, où Seleucus Nicanor la fit reporter : mais que dans la suite Sylla la pilla ; ces trois la font une cacophonie qu’on pouvoit éviter en disant, mais dans la suite elle fut pillée par Sylla. Horace a dit, oequam memento rebus in arduis servare mentem ; il y auroit eu une cacophonie si ce poëte avoit dit mentem memento, quoique sa pensée eût été également entendue. Il est vrai que l’on a rempli le principal objet de la parole, quand on s’est exprimé de maniere à se faire entendre : mais il n’est pas mal de faire attention qu’on doit des égards à ceux à qui l’on adresse la parole : il faut donc tâcher de leur plaire ou du-moins éviter ce qui leur seroit desagréable & ce qui pourroit offenser la délicatesse de l’oreille, juge sévere qui décide en souverain, & ne rend aucune raison de ses décisions : Ne extremorum verborum cum insequentibus primis concursus, aut hiulcas voces efficiat aut asperas ; quamvis enim suaves gravesque sententioe, tamen si inconditis verbis efferuntur, offendent aures, quarum est judicium superbissimum : quod quidem Latina lingua sic observat, nemo ut tam rusticus sit quin vocales nolit conjungere. Cie. Orat. c. 44. (F)

CARACTERE

CARACTERE, (Ordre encyclopédique. Entendement. Raison. Philosophie ou Science. Science de l’homme. Logique. Art de communiquer la pensée. Grammaire. Science de l’instrument du discours. Signes. Caractere.) Ce mot pris dans un sens général, signifie une marque ou une figure tracée sur du papier, sur du métal, sur de la pierre, ou sur toute autre matiere, avec la plume, le burin, le ciseau, ou autre instrument, afin de faire connoître ou de désigner quelque chose. Voy. Marque, Note , &c.

Ce mot vient du Grec χαρακτὴρ, qui est formé du verbe χαράσσειν, insculpere, graver, imprimer, &c.

A peine les hommes furent-ils en société, qu’ils sentirent le besoin qu’ils avoient d’inventer une langue pour se communiquer leurs pensées. Cette langue ne consista sans doute d’abord qu’à désigner par certains sons & par certains signes les êtres sensibles & palpables qu’ils pouvoient se montrer, & par conséquent elle étoit encore fort imparfaite : mais les hommes ne furent pas long-tems sans s’appercevoir que non-seulement il leur étoit nécessaire de représenter, pour ainsi dire, ces êtres à l’oreille par des sons, mais de les représenter aussi en quelque maniere aux yeux, en convenant de certaines marques qui les désignassent. Par là le commerce de la société devoit s’étendre, puisqu’il devenoit également facile de désigner ces êtres présens ou absens, & que la communication des idées étoit rendue également possible entre les hommes absens, & entre les hommes présens. Il y a bien de l’apparence que les figures même de ces êtres, tracées grossierement sur quelques corps, furent les premiers caracteres par lesquels on les désigna, & la premiere espece d’écriture, qui a du naître à-peu-près dans le même tems que les langues. Voyez Ecriture . Mais on dût bientôt sentir l’insuffisance de ces caracteres ; & peut-être cette insuffisance contribua-t-elle à faire mieux sentir l’inperfection des premieres langues. Voyez Langue . Les hommes qui avoient la facilité de se parler en désignant les êtres palpables par des sons, pouvoient suppléer par d’autres signes, comme par des gestes, à ce qui pouvoit manquer d’ailleurs à cette langue ; c’est ainsi qu’un muet fait entendre sa pensée en montrant les objets dont il parle, & suppléant par des gestes aux choses qu’il ne peut montrer : mais une telle conversation devenoit impossible entre des hommes éloignés, & qui ne pouvoient se voir. Les hommes comprirent donc bientôt qu’il falloit nécessairement 1°. inventer des sons pour désigner, soit les êtres non-palpables, soit les termes abstraits & généraux, soit les notions intellectuelles, soit enfin les termes qui servent à lier des idées ; & ces sons furent inventés peu à peu : 2°. trouver la maniere de peindre ces sons une fois inventés ; & c’est à quoi les hommes purent parvenir, en convenant de certaines marques arbitraires pour désigner ces sons. Peu à peu on s’apperçut que dans la multitude infinie en apparence des sons que forme la voix, il y en a un certain nombre de simples auxquels tous les autres peuvent se réduire, & dont ils ne sont que des combinaisons. On chercha donc à représenter ces sons simples par des caracteres, & les sons combinés par la combinaison des caracteres, & l’on forma l’alphabet. Voyez l’article Alphabet .

On n’en resta pas là. Les différens besoins des hommes les ayant portés à inventer différentes sciences, ces sciences furent obligées de se former des mots particuliers, de se réduire à certaines regles, & d’inventer quelquefois des caracteres, ou du moins de faire un usage particulier des caracteres déjà inventés pour désigner d’une maniere plus courte certains objets particuliers. L’Arithmétique ou science des nombres a dû être une de ces premieres sciences ; parce que le calcul a dû être un des premiers besoins des hommes réunis en société : les autres sciences à son exemple se firent bientôt des caracteres plus ou moins nombreux, des formules d’abréviation, formant comme une espece de langue à l’usage de ceux qui étoient initiés dans la science.

On peut donc réduire les différentes especes de caracteres à trois principales ; savoir les caracteres littéraux, les caracteres numéraux, & les caracteres d’abréviation.

On entend par caractere littéral, une lettre de l’alphabet, propre à indiquer quelque son articulé : c’est en ce sens qu’on dit que les Chinois ont 80000 caracteres. Voyez Alphabet .

Les caracteres littéraux peuvent se diviser, eu égard à leur nature & à leur usage, en nominaux, & en emblématiques.

Les caracteres nominaux sont ce que l’on appelle proprement des lettres qui servent à écrire les noms des choses. Voyez Lettre .

Les caracteres emblématiques ou symboliques expriment les choses mêmes, & les personifient en quelque sorte, & représentent leur forme : tels sont les hiéroglyphes des anciens Egyptiens. (O)

Suivant Hérodote, les Egyptiens avoient deux sortes de caracteres, les uns saciés, les autres populaires : les sacrés étoient des hiéroglyphes ou symboles ; ils s’en servoient dans leur morale, leur politique, & sur tout dans les choses qui avoient rapport à leur fanatisme & à leur superstition. Les monumens où l’on voit le plus d’hiéroglyphes, sont les obélisques. Diodore de Sicile, liv. III. pag. 144. dit que de ces deux sortes de caracteres, les populaires & les sacrés, ou hiéroglyphiques, ceux-ci n’étoient entendus que des prêtres. Voyez Hiéroglyphe, Symbole , &c. (F)

Les hommes qui ne formoient d’abord qu’une société unique, & qui n’avoient par conséquent qu’une langue & qu’un alphabet, s’étant extrémement multipliés, furent forcés de se distribuer, pour ainsi dire, en plusieurs grandes sociétés ou familles, qui séparées par des mers vastes ou par des continens arides, ou par des intérêts différens, n’avoient presque plus rien de commun entr’elles. Ces circonstances occasionnerent les différentes langues & les différens alphabets qui se sont si fort multipliés.

Cette diversité de caracteres dont se servent les différentes nations pour exprimer la même idée, est regardée comme un des plus grands obstacles qu’il y ait au progrès des Sciences : aussi quelques auteurs pensant à affranchir le genre humain de cette servitude, ont proposé des plans de caracteres qui pussent être universels, & que chaque nation pût lire dans sa langue. On voit bien qu’en ce cas, ces sortes de caracteres devroient être réels & non nominaux, c’est-à-dire exprimer des choses, & non pas, comme les caracteres communs, exprimer des lettres ou des sons.

Ainsi chaque nation auroit retenu son propre langage, & cependant auroit été en état d’entendre celui d’une autre sans l’avoir appris, en voyant simplement un caractere réel ou universel, qui auroit la même signification pour tous les peuples, quels que puissent être les sons, dont chaque nation se serviroit pour l’exprimer dans son langage particulier : par exemple, en voyant le caractere destiné à signifier boire, un Anglois auroit lû to drink, un François boire, un Latin bibere, un Grec πίνειν, un Allemand trincken, & ainsi des autres ; de même qu’en voyant un cheval, chaque nation en exprime l’idée à sa maniere, mais toutes entendent le même animal.

Il ne faut pas s’imaginer que ce caractere réel soit une chimere. Les Chinois & les Japonois ont déjà, dit-on, quelque chose de semblable : ils ont un caractere commun que chacun de ces peuples entend de la même maniere dans leurs différentes langues, quoiqu’ils le prononcent avec des sons ou des mots tellement différens, qu’ils n’entendent pas la moindre syllabe les uns des autres quand ils parlent.

Les premiers essais, & même les plus considérables que l’on ait fait en Europe pour l’institution d’une langue universelle ou philosophique, sont ceux de l’évêque Wilkins & de Dalgarme : cependant ils sont demeurés sans aucun effet.

M. Leibnitz a eu quelques idées sur le même sujet. Il pense que Wilkins & Dalgarme n’avoient pas rencontré la vraie méthode. M. Leibnitz convenoit que plusieurs nations pourroient s’entendre avec les caracteres de ces deux auteurs : mais, selon lui, ils n’avoient pas attrapé les véritables caracteres réels que ce grand philosophe regardoit comme l’instrument le plus fin dont l’esprit humain pût se servir, & qui devoient, dit-il, extrèmement faciliter & le raisonnement, & la mémoire, & l’invention des choses.

Suivant l’opinion de M. Leibnitz, ces caracteres devoient ressembler à ceux dont on se sert en Algebre, qui sont effectivement fort simples, quoique très-expressifs, sans avoir rien de superflu ni d’équivoque, & dont au reste toutes les variétés sont raisonnées.

Le caractere réel de l’évêque Wilkins fut bien reçu de quelques savans. M. Hook le recommande après en avoir pris une exacte connoissance, & en avoir fait lui-même l’expérience : il en parle comme du plus excellent plan que l’on puisse se former sur cette matiere ; & pour engager plus efficacement à cette étude, il a eu la complaisance de publier en cette langue quelques-unes de ses découvertes.

M. Leibnitz dit qu’il avoit en vûe un alphabet des pensées humaines, & même qu’il y travailloit, afin de parvenir à une langue philosophique : mais la mort de ce grand philosophe empêcha son projet de venir en maturité.

M. Lodwic nous a communiqué, dans les transactions philosophiques, un plan d’un alphabet ou caractere universel d’une autre espece. Il devoit contenir une énumération de tous les sons ou lettres simples, usités dans une langue quelconque ; moyennant quoi, on auroit été en état de prononcer promptement & exactement toutes sortes de langues ; & de décrire, en les entendant simplement prononcer, la prononciation d’une langue quelconque, que l’on auroit articulée ; de maniere que les personnes accoûtumées à cette langue, quoiqu’elles ne l’eussent jamais entendu prononcer par d’autres, auroient pourtant été en état sur le champ de la prononcer exactement : enfin ce caractere auroit servi comme d’étalon ou de modele pour perpétuer les sons d’une langue quelconque.

Dans le journal littéraire de l’année 1720, il y a aussi un projet d’un caractere universel. L’auteur, après avoir répondu aux objections que l’on peut faire contre la possibilité de ces plans ou de ces projets en général, propose le sien. Il prend pour caracteres les chiffres Arabes ou les figures numériques communes : les combinaisons de ces neuf caracteres peuvent suffire à l’expression distincte d’une incroyable quantité de nombres, & par conséquent à celle d’un nombre de termes beaucoup plus grand que nous n’en avons besoin pour signifier nos actions, nos biens, nos maux, nos devoirs, nos passions, &c. par là on sauve à la fois la double incommodité de former & d’apprendre de nouveaux caracteres ; les figures Arabes ou les chiffres de l’Arithmétique ordinaire ayant déjà toute l’universalité que l’on demande.

Mais ici la difficulté est bien moins d’inventer les caracteres les plus simples, les plus aisés, & les plus commodes, que d’engager les différentes nations à en faire usage ; elles ne s’accordent, dit M. de Fontenelle, qu’à ne pas entendre leurs intérêts communs. (O)

Les caracteres littéraux peuvent encore se diviser, eu égard aux différentes nations chez lesquelles ils ont pris naissance, & où ils sont en usage, en caracteres Grecs, caracteres Hébraïques, caracteres Romains, &c.

Le caractere dont on se sert aujourd’hui communément par toute l’Europe, est le caractere Latin des anciens.

Le caractere Latin se forma du Grec, & celui-ci du Phénicien, que Cadmus apporta en Grece.

Le caractere Phénicien étoit le même que celui de l’ancien Hébreu, qui subsista jusqu’au tems de la captivité de Babylone ; après quoi l’on fit usage de celui des Assyriens, qui est l’Hébreu dont on se sert à présent ; l’ancien ne se trouvant que sur quelques médailles Hébraïques, appellées communément Médailles samaritaines. Voyez Samaritain .

Postel & d’autres prouvent qu’outre le Phénicien, le caractere Chaldéen, le Syriaque, & l’Arabe, étoient pareillement dérivés de l’ancien Hébreu. Voyez Hébreu , &c.

Les François furent les premiers qui admirent les caracteres Latins, avec l’Office Latin de S. Grégoire. L’usage des caracteres Gothiques, inventés par Ulfilas, fut aboli dans un synode provincial, qui se tint en 1091, à Léon, ville d’Espagne, & l’on établit en leur place les caracteres Latins. Voyez Gothique .

Les Médaillistes observent que le caractere Grec, qui ne consiste qu’en lettres majuscules, a conservé son uniformité sur toutes les médailles jusqu’au tems de Gallien ; on n’y trouve aucune altération dans le tour ou la figure du caractere, quoiqu’il y ait plusieurs changemens considérables, tant dans l’usage que dans la prononciation. Depuis le tems de Gallien, il paroît un peu plus foible & plus rond. Dans l’espace de tems, qui s’écoula entre le regne de Constantin & celui de Michel, qui fut environ de 500 ans, on ne trouve que des caracteres Latins. Après Michel, les caracteres Grecs recommencerent à être en usage ; mais depuis ce tems, ïls reçurent des altérations, ainsi que le langage, qui ne fut alors qu’un mêlange de Grec & de Latin. Voyez Grec .

Les médailles latines conserverent leurs caracteres & leur langue jusqu’à la translation du siége de l’empire à Constantinople. Vers le tems de Decius, le caractere commença à s’altérer & à perdre de sa rondeur & de sa beauté : on la lui rendit quelque tems après, & il subsista d’une maniere passable jusqu’au tems de Justin ; il tomba ensuite dans la derniere barbarie, dont nous venons de parler, sous le regne de Michel ; ensuite il alla toûjours de pis en pis, jusqu’à ce qu’enfin il dégénérât en Gothique. Ainsi plus le caractere est rond & mieux il est formé, plus l’on peut assûrer qu’il est ancien. Voyez Médaille .

Nous nous servons de deux sortes de caracteres pour l’impression des livres ; 1°. le romain ; 2°. l’italique. Nous avons aussi deux sortes d’écritures à la main ; 1°. la batarde, qui est le plus en usage, & que les maîtres appellent aussi italienne ; 2°. la ronde ou financiere nommée aussi françoise. Voyez plus bas Caracteres d’écriture, & fonderie en Caracteres .

Les caracteres numéraux sont ceux dont on se sert pour exprimer les nombres ; ce sont des lettres ou des figures, que l’on appelle autrement chiffres. Les especes de caracteres, qui sont principalement en usage aujourd’hui, sont le commun & le Romain : on peut y joindre le Grec & un autre nommé le caractere François, ainsi que les lettres des autres alphabets, dont on s’est servi, pour exprimer les nombres.

Le caractere commun est celui que l’on appelle ordinairement le caractere Arabe, parce que l’on suppose qu’il a été inventé par les Astronomes Arabes ; quoique les Arabes eux-mêmes l’appellent le caractere Indien, comme s’ils l’avoient emprunté des peuples de l’Inde.

Il y a dix caracteres Arabes, savoir, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0, dont le dernier s’appelle en latin cyphra ; en France, on donne en général le nom de chiffre à tout caractere, qui sert à exprimer les nombres. Voyez Chiffre .

On se sert du caractere Arabe presque dans toute l’Europe, & presque dans toutes les circonstances où il peut avoir lieu, en fait de commerce, de mesure, de calculs Astronomiques, &c.

Le caractere Romain est composé de lettres majuscules de l’alphabet Romain, d’où probablement lui est venu son nom : ou, peut-être, de ce que les anciens Romains en faisoient usage sur leurs monnoies, & dans les inscriptions de leurs monumens publics, érigés en l’honneur de leurs divinités, & de leurs hommes illustres ; de même que sur leurs tombeaux, &c.

Les lettres numérales, qui composent le caractere Romain, sont au nombre de sept, savoit, I, V, X, L, C, D, M.

Le caractere I, signifie un ; V, cinq ; X, dix ; L, cinquante ; C, un cent ; D, cinq cents ; & M, un mille.

Le I, répété deux fois, fait deux, II ; arois fois, trois, III ; quatre s’exprime ainsi IV. I, mis devant V ou X, retranche une unité du nombre exprimé par chacune de ces lettres.

Pour exprimer six, on ajoûte I à V, VI ; pour sept, on y en ajoûte deux, VII ; & pour huit, trois, VIII : on exprime neuf, en mettant I devant X, IX, conformément à la remarque précédente.

On peut faire la même remarque par rapport à X devant L ou C ; ce X indique alors qu’il faut retrancher dix unités du nombre suivant ; ainsi XL signifie quarante, & XC, quatre-vingt-dix ; une L suivie d’un X, signifie soixante, LX, &c. On a désigné quelquefois quatre cents par CD, mais cela est rare.

Outre la lettre D, qui exprime cinq cents, on peut encore exprimer ce nombre par un I devant un C renversé, de cette maniere I[non reproduit] ; de même au lieu de M, qui signifie un mille, on se sert quelquefois de I entre deux C, l’un droit & l’autre renversé, en cette sorte CI[non reproduit] ; suivant cette convention, on peut exprimer six cents par I[non reproduit]C, & sept cents par I[non reproduit]CC, &c.

L’addition de C & [non reproduit] devant & après, augmente CI[non reproduit] en raison décuple ; ainsi CCI[non reproduit], signifie 10000 ; CCCI[non reproduit], 100000, &c.

Ceci est la maniere commune de marquer les nombres, anciennement usitée par les Romains, qui exprimoient aussi tout nombre de mille par une ligne, tirée sur un nombre quelconque moindre que mille. Par exemple V signifie 5000 ; LX, 60000 ; pareillement M est 1000000 ; MM, est 2000000, &c.

Outre cela, 1°. certaines libertés ou variations ont été admises, au moins dans quelques écrivains modernes ; par exemple IIX, signifie 8 ; IICIX, 89 ; 2°. certains caracteres ont été en usage, qui semblent avoir du rapport aux lettres ; par exemple M, par lequel on exprime mille, 1000, a été formé de CX[non reproduit], ou CI[non reproduit], dont la moitié, c’est-a-dire, I[non reproduit] étoit prise pour 500 ; de même, afin d’avoir peut être plus de commodité pour écrire, I[non reproduit] semble avoir été changé en D. Nous ignorons au reste comment les Romains faisoient leurs calculs par le moyen de ces nombres. Ils avoient sans doute une Arithmétique comme nous, & peut être ne seroit-il pas impossible de la retrouver : mais ce seroit une recherche de pure curiosité. Le caractere Arabe qui a prévalu par tout nous en exempte.

Chiffres Grecs. Les Grecs avoient trois manieres d’exprimer les nombres. 1°. La plus simple étoit pour chaque lettre en particulier, suivant sa place dans l’alphabet, afin d’exprimer un nombre depuis α 1, jusqu’à ω 24 : c’est de cette maniere que sont distingués les Livres de l’Iliade d’Homere. 2°. Il y avoit une autre maniere, qui se faisoit par une division de l’alphabet en 8 unités : α 1. β 2, &c. 8 dixaines α : ι 10, κ 20, &c. 3. 8 centaines ρ 100, σ 200, &c. N. B. ils exprimoient mille par un point ou un accent sous une lettre ; par exemple, [non reproduit]1000, [non reproduit]2000, &c. 3°. Les Grecs avoient une troisieme maniere qui se faisoit par six lettres capitales, en cette maniere, Ι [ἴα pour μία] 1, Π [πέντε] 5, Δ [δέκα] 10, Η [ἑκατὸν] 100, Χ [χίλια] 1000, Μ [μύρια] 10000. Et quand la lettre Π en renfermoit quelques-unes, excepté Ι, cela montroit que la lettre renfermée étoit le quintuple de sa propre valeur, comme

[non reproduit]50, [non reproduit]500, [non reproduit]5000, [non reproduit]50000.

Chiffres Hébraïques. L’alphabet Hébreu étoit divisé en 9 unités, [non reproduit]1, [non reproduit]2, &c. en 9 dixaines, ’10, [non reproduit]20, &c. en 9 centaines, [non reproduit]100, [non reproduit]200, &c. [non reproduit]500, [non reproduit]600, [non reproduit]700, [non reproduit]800, [non reproduit]900. Les mille s’exprimoient quelquefois par les unités, que l’on mettoit avant les cents, [non reproduit], 1534, & de même devant les dixaines, [non reproduit], 1070. Mais en général on exprimoit mille par le mot [non reproduit], & 2000 par [non reproduit] ; [non reproduit]précédé des autres lettres numérales, servoit à déterminer le nombre de mille ; par exemple, [non reproduit], 3000, &c.

Le caractere François, ainsi appellé, à cause que les François l’ont inventé, & en font principalement usage, est plus ordinairement nommé chiffre de compte ou de finance.

Ce n’est proprement qu’un chiffre Romain en lettres non majuscules ; ainsi au lieu d’exprimer 56 par LVI. en chiffre Romain, on l’exprime en plus petits caracteres par lvj. & ainsi des autres, &c.

On en fait principalement usage dans les chambres des comptes ; dans les comptes que rendent les thrésoriers, les receveurs, &c. & autres personnes employées dans l’administration des revenus.

Caracteres d’abréviation. On se sert aussi du mot caractere en plusieurs arts pour exprimer un symbole destiné à communiquer d’une maniere plus concise & plus immédiate, la connoissance des choses. Voy. Abréviation .

Paul Diacre attribue l’invention de ces caracteres à Ennius, qui en a inventé, dit-il, les premiers onze cents. Tyron, affranchi de Ciceron ; Philargytus ; Faunius & Aquila, affranchis de Mecene, y en ajoûterent un bien plus grand nombre.

Enfin Seneque en fit une collection qu’il mit en ordre, & il augmenta leur nombre jusqu’à cinq mille.

On peut lire les notes de Tyron à la fin des inscriptions de Gruter.

Valerius Probus, Grammairien, du tems de Neron, travailla avec succès à expliquer les notes des anciens. Paul Diacre écrivit un ample traité touchant l’explication des caracteres de droit, sous le regne de l’Empereur Conrad I. & Goltzius en fit un autre pour l’explication des médailles.

On fait un usage particulier de plusieurs caracteres différens dans les Mathématiques, & particulierement en Algebre, en Géométrie, en Trigonométrie, & en Astronomie, de même qu’en Medecine, en Chimie, en Musique, &c.

Caracteres usités en Arithmétique, & en Algebre. Les premieres lettres de l’alphabet a, b, c, d, &c. sont les signes ou les caracteres qui expriment des quantités données ; & les dernieres lettres z, y, x, &c. sont les caracteres des quantités cherchées. Voyez Quantité  ; voyez aussi l’article Arithmétique universelle , où nous avons expliqué pourquoi l’Algebre se sert de lettres pour désigner les quantités soit connues, soit inconnues.

Observez que les quantités égales se marquent par le même caractere. Les lettres m, n, r, s, t, &c. sont les caracteres des exposans indéterminés des rapports & des puissances ; ainsi xm, yn, zr, &c. désignent les puissances indéterminées de différente espece ; m x, n y, r z, les différens multiples ou sous-multiples des quantités x, y, z, selon que m, n, r, représentent des nombres entiers ou rompus.

+ Est le signe de ce qui existe réellement, & on l’appelle signe affirmatif ou positif, il fait comprendre que les quantités qui en sont précédées, ont une existence réelle & positive. Voyez Positif .

C’est aussi le signe de l’addition ; & en lisant, on prononce plus ; ainsi 9 + 3 se prononce neuf plus trois ; c’est-à-dire, 9 ajoûté à 3, ou la somme de 9 & 3 égale 12. Voyez Addition .

Quand le signe-précede une quantité simple, il exprime une négation, ou bien une existence négative ; il fait voir, pour ainsi-dire, que la quantité qui en est précédée, est moindre que rien. Car on peut dire, par exemple, d’un homme qui a 20000 livres de dettes, & qui n’a rien d’ailleurs, que sa fortune est au-dessous de rien de la valeur de 20000 livres, puisque si on lui donnoit 20000 livres, il seroit obligé de payer ses dettes, & il ne lui resteroit rien ; ce qu’on peut exprimer ainsi, la fortune de cet homme est-20000 livres. Au reste nous donnerons plus au long & plus exactement l’idée des quantités négatives à l’article Négatif .

Si on met ce signe entre des quantités, c’est le signe de la soustraction, & en le lisant, on prononce moins ; ainsi 14-2 se lit 14 moins 2, ou diminué de 2 ; c’est-à-dire, le reste de 14, après que l’on en a soustrait 2, ce qui fait 12. Voyez Soustraction .

= est le signe de l’égalité ; ainsi 9 + 3 = 14-2, signifie que 9 plus 3 sont égaux à 14 moins 2.

Harriot est le premier qui a introduit ce caractere. En sa place Descartes se sert de [non reproduit] : avant Harriot il n’y avoit aucun signe d’égalité. Volf & quelques autres auteurs se servent du même caractere = pour exprimer l’identité des rapports, ou pour marquer les termes qui sont en proportion géométrique, ce que plusieurs auteurs indiquent autrement. Le signe x est la marque de la multiplication ; il fait voir que les quantités qui sont de l’un & de l’autre côté de ce signe, doivent être multipliées les unes par les autres : ainsi 4 X 6 se lit 4 multiplié par 6, ou bien le produit de 4 & 6 = 24, ou le rectangle de 4 & de 6. Cependant dans l’Algebre on omet assez souvent ce signe, & l’on met simplement les deux quantités ensemble : ainsi b d exprime le produit des deux nombres marqués par b & d, lesquels étant supposés valoir 2 & 4, leur produit est 8 signifié par b d.

Wolf & d’autres auteurs prennent pour signe de multiplication un point (.) placé entre deux multiplicateurs ; ainsi 6.2 signifie le produit de 6 & 2, c’est-à-dire 12. Voyez Multiplication .

Quand un des facteurs ou tous les deux sont composes de plusieurs lettres, on les distingue par une ligne que l’on tire dessus ; ainsi le produit de a + b-c par d s’écrit d X a + b-c.

Guido Grandi, & après lui Leibnitz, Wolf, & d’autres, pour éviter l’embaras des lignes, au lieu de ce moyen, distinguent les multiplicateurs composés en les renfermant dans une parenthese de la maniere suivante (a + b-c) d.

Le signe [non reproduit]exprimoit autrefois la division ; ainsi a [non reproduit]b désignoit que la quantité a est divisée par la quantité b. Mais aujourd’hui en Algebre on exprime le quotient sous la forme d’une fraction ; ainsi a/b signifie le quotient de a divisé par b.

Wolf & d’autres prennent, pour indiquer la division, le signe (:) ; ainsi 8:4, signifie le quotient de 8 divisé par 4, = 2.

Si le diviseur ou le dividende, ou bien tous les deux sont composés de plusieurs lettres ; par exemple, a + b divisé par c, au lieu d’écrire le quotient sous la forme d’une fraction de cette maniere a + b/c, Wolf, renferme dans une parenthese les quantités composées, comme (a + b) : c. Voyez Division .

> est le signe de majorité ou de l’excès d’une quantité sur une autre. Quelques-uns se servent du caractere [non reproduit]ou de celui-ci [non reproduit].

< est le signe de minorité ; Harriot introduisit le premier ces deux caracteres, dont tous les auteurs modernes ont fait usage depuis.

D’autres auteurs employent d’autres signes ; quelques-uns se servent de celui-ci [non reproduit] ; mais aujourd’hui on n’en fait aucun usage.

[non reproduit]est le signe de similitude, recommandé dans les Miscellanea Berolinensia, & dont Leibnitz, Wolf, & d’autres ont fait usage, quoiqu’en général les auteurs ne s’en servent point. Voyez Similitude .

D’autres auteurs employent ce même caractere, pour marquer la différence entre deux quantités, lorsque l’on ignore laquelle est la plus grande. Voyez Différence .

Le signe [non reproduit]est le caractere de radicalité ; il fait voir que la racine de la quantité qui en est précédée, est extraite ou doit être extraite : ainsi [formule non reproduite] ou [formule non reproduite] signifie la racine quarrée de 25, c’est-à-dire, 5 : & [formule non reproduite] indique la racine cubique de 25. Voyez Racine, Radical .

Ce caractere renferme quelquefois plusieurs quantités, ce que l’on distingue en tirant une ligne dessus ; ainsi [formule non reproduite] signifie la racine quarrée de la somme des quantités b & d.

Wolf, au lieu de ce signe renferme dans une parenthese les racines composées de plusieurs quantités, en y mettant l’exposant : ainsi (a + b-c)2 signifie le quarré de a + b-c, qui s’écrit ordinairement [formule non reproduite].

Le signe : est le caractere de la proportion arithmétique ; ainsi 7.3 : 13.9 fait voir que trois est surpassé par 7 autant que 9 l’est par 13, c’est-à-dire, de 4. Voyez Progression .

Le signe [non reproduit]est le caractere de la proportion géométrique ; ainsi 8.4 [non reproduit]30.15. ou 8 : 4 [non reproduit]30 : 15. montre que le rapport de 30 à 15 est le même que celui de 8 à 4, ou que les quatre termes sont en proportion géométrique, c’est-à-dire que 8 est à 4 comme 30 est à 15. Voyez Proportion .

Au lieu de ce caractere, Wolf se sert du signe d’égalité=, qu’il préfere au premier, comme plus scientifique & plus expressif. D’autres désignent ainsi la proportion géométrique, [non reproduit]. Tout cela est indifférent.

Le signe [non reproduit]est le caractere de la proportion géométrique continue ; il montre que le rapport est [non reproduit]jours le même sans interruption : ainsi [non reproduit]2. 4. 8. 16. 32. sont dans la même proportion continue ; car 2 est à 4 comme 4 est à 8, comme 8 est à 16, &c. Voyez Proportion & Progression .

Caracteres en Géométrie & en Trigonométrie.

  • [non reproduit]est le caractere du parallélisme, qui montre que deux lignes ou deux plans doivent être à égale distance l’un de l’autre. Voyez Parallele .
  • [non reproduit]est le caractere d’un triangle. Voyez Triangle .
  • [non reproduit]est le signe d’un quarré ; [non reproduit]marque l’égalité des côtés d’une figure.
  • [non reproduit]signifie un rectangle ; < est le signe d’un angle.
  • [non reproduit]caractérise un cercle ; [non reproduit]marque un angle droit.
  • [non reproduit]exprime l’égalité des angles. [non reproduit]est le signe d’une perpendiculaire.
  • [non reproduit]exprime un degré ; ainsi 75° signifie soixante & quinze degrés.
  • ’est le signe d’une minute ou d’une prime, ainsi 50’ dénote cinquante minutes. ”, "’, "”, &c. sont les caracteres des secondes, des tierces, des quartes, &c. de degré ; ainsi 5”, 6"’, 18"”, 20"”, signifie 5 secondes, 6 tierces, 18 quartes, 20 quintes. Les quartes & les quintes s’expriment aussi par iv. & par v.

Au reste, plusieurs des caracteres de Géométrie, dont nous avons parlé dans cet article, sont peu usités aujourd’hui : mais nous avons cru pouvoir en faire mention. (E)

Caracteres dont on fait usage dans l’Arithmétique des infinis.

Le caractere d’un infinitésimal ou d’une fluxion, se marque ainsi [non reproduit], &c. c’est-à-dire que ces quantités ainsi affectées expriment les fluxions ou les différentielles des grandeurs variables x & y : deux, trois, ou un plus grand nombre de points désignent les secondes, les troisiemes fluxions, ou des fluxions d’un plus haut degré. Voyez Fluxion .

On doit à l’illustre Newton, l’inventeur des fluxions, la méthode de les caractériser : les Anglois l’ont suivie : mais les autres Mathématiciens suivent M. Leibnitz, & au lieu d’un point, ils mettent la lettre d au-devant de la quantité variable, afin d’éviter la confusion qui vient de la multiplicité des points, dans le calcul des différentielles. Voyez Différentiel .

Ainsi d est le caractere de la différentielle d’une quantité variable ; d x est la différentielle de x ; dy la différentielle de y.

Cette différente maniere de caractériser les fluxions & les quantités différentielles, tient peut-être jusqu’à un certain point à la différente maniere dont Mrs. Newton & Leibnitz les envisageoient ; en effet l’idée qu’ils s’en formoient n’étoit pas la même, comme on le verra aux articles cités.

Caracteres usités en Astronomie.

  • [non reproduit]exprime l’infini.
  • [non reproduit]Caractere de Saturne.
  • [non reproduit]Jupiter.
  • [non reproduit]Mars.
  • [non reproduit]Venus.
  • [non reproduit]Mercure.
  • [non reproduit]le Soleil.
  • [non reproduit]la Lune.
  • [non reproduit]la Terre.
  • [non reproduit]le Bélier.
  • [non reproduit]le Taureau.
  • [non reproduit]les Gemeaux.
  • [non reproduit]le Cancer.
  • [non reproduit]le Lion.
  • [non reproduit]la Vierge.
  • [non reproduit]la Balance.
  • [non reproduit]le Scorpion.
  • [non reproduit]le Sagittaire.
  • [non reproduit]le Capricorne.
  • [non reproduit]le Verseau.
  • [non reproduit]les Poissons.

Caracteres des Aspects, &c.

  • [non reproduit]Conjonction.
  • [non reproduit]Semi-sextile.
  • [non reproduit]Sextile.
  • Q. Quintile.
  • [non reproduit]Quadrat ou quartile.
  • [non reproduit]Tridecile.
  • [non reproduit]Trine.
  • [non reproduit]Biquintile.
  • Vc Quinconce.
  • [non reproduit]Opposition.
  • [non reproduit]Noeud ascendant.
  • [non reproduit]Noeud descendant.

Caracteres de Tems.

  • A. M. (avant midi, ou ante meridiem.)
  • P. M. (post meridiem) ; ou après midi.
  • M. matin.
  • S. soir. (O).

Caracteres de Chimie.

Les caracteres chimiques font une espece d’écriture hiéroglyphique & mystérieuse ; c’est proprement la langue sacrée de la Chimie : mais depuis qu’on en a dressé des tables, avec des explications qui sont entre les mains de tous les gens de l’art, ils ne peuvent plus rien ajoûter à l’obscurité des ouvrages des philosophes. Voyez Planche de Chimie.

On s’est servi des mêmes caracteres lorsque la Chimie a commencé à fournir des remedes à la Medecine, pour cacher ces remedes au malade, aux assistans, & aux barbiers. Les malades se sont enfin accoûtumés aux remedes chimiques, & les Medecins à partager l’exercice de leur art avec tous leurs ministres ; & les caracteres chimiques sont devenus encore inutiles pour ce dernier usage : on ne s’en sert plus aujourd’hui que comme d’une écriture abrégée.

Les caracteres chimiques les plus anciens sont ceux qui désignent les substances métalliques connues des anciens, leurs sept métaux ; ces caracteres désignoient encore leurs sept planetes qui portent aussi les mêmes noms que ces métaux. Que de doctes conjectures ne peut-on pas former sur cette conformité de nom, de signe, de nombre sur-tout ? Aussi l’on n’y a pas manqué : mais la plus profonde discussion ne nous a rien appris, sinon que ces signes & ces noms leur sont communs depuis une antiquité si reculée, qu’il est à peu près impossible de décider si les Astrologues les ont empruntés des Chimistes, ou si ce sont ceux-ci au contraire qui les ont empruntés des premiers.

Il est au moins certain que ces caracteres sont vraiment symboliques ou emblématiques chez les Chimistes ; qu’ils expriment par des significations déjà convenues, des propriétés essentielles des corps désignés, & même leurs rapports génériques & spécifiques.

Ces sept signes n’ont que deux élémens ou racines primitives ; le cercle, & la croix ou la pointe : le cercle désigne la perfection ; la croix ou la pointe, tout acre, acide, corrosif, arsénical, volatil, &c.

L’or ou le soleil est donc désigné par le cercle, par le caractere de la perfection ; l’argent ou la lune, par le demi-cercle ou la demi-perfection ; les métaux imparfaits, par l’un ou l’autre de ces signes, & par le caractere d’imperfection ; imperfection qui dépend d’un soufre immûr, immaturum, volatil, corrosif, &c. selon le langage de l’ancienne Chimie.

Ces métaux sont solaires ou lunaires ; cette division est ancienne & très-réelle. Voyez Menstpue .

Le fer ou Mars, & le cuivre ou Venus, sont solaires ou colorés ; le plomb ou Saturne, & l’étain ou Jupiter, sont lunaires ou blancs ; aussi les deux premiers sont-ils désignés par le cercle, & la croix ou la pointe ; & les deux derniers, par le demi-cercle & la croix. Le mercure prétendu très-solaire intérieurement, quoique lunaire ou blanc extérieurement, est désigné par le cercle surmonté du demi-cercle, & par le caractere d’imperfection. Voyez la Planc. L’antimoine, demi-métal prétendu solaire, est désigné par le cercle, & par le caractere d’imperfection ou la croix.

Les caracteres chimiques plus modernes n’ont pas été imaginés sur les modeles de ceux-là ; on n’y a pas employé tant d’art ou tant de finesse : quelques-uns ne sont autre chose que les lettres initiales des noms des substances, des opérations, des instrumens, &c. qu’ils désignent, comme celui du bismuth, de l’effervescence, du bain-marie, &c. d’autres peignent la chose exprimée comme ceux qu’on employe ordinairement pour cornue, bain de sable, &c. d’autres enfin sont purement arbitraires & de convention ; tels sont ceux dont on se sert pour le cinnabre, les cendres, le lait, &c. Cet article est de M. Venel.

Caracteres usités en Pharmacie & en Medecine.

  • [non reproduit]. . . . recipe, prenez.
  • [non reproduit]ana, de chacun également.
  • [non reproduit]. une once.
  • [non reproduit]. une dragme.
  • [non reproduit]. un scrupule.
  • Gr. un grain.
  • [non reproduit]. la moitié de quelque chose.
  • Cong. congius, ou quatre pintes.
  • Coch. cochleare, une cuillerée.
  • M. manipulus, une poignée.
  • P. la moitié d’une poignée.
  • P. E. parties égales.
  • S. A. conformément à l’art.
  • Q. S. une quantité suffisante.
  • Q. Pl. quantum placet, autant qu’il vous plaît.
  • P. P. pulvis patrum, le quinquina.

Caracteres usités parmi les anciens Avocats, & dans les anciennes inscriptions.

  • §. paragraphe.
  • ff. Digeste.
  • E. extra.
  • S. P. Q. R. senatus, populusque Romanus.
  • S. cto. senatus consulto.
  • P. P. pater patrioe.
  • C. code.
  • CC. consules.
  • T. titulus, &c.

Caracteres que l’on met sur les tombes.

  • S. V. siste viator, arrête-toi voyageur.
  • M. S. memorioe sacrum, consacré à la mémoire.
  • D. M. diis manibus.
  • IHS. Jesus.
  • XP. caractere trouvé sur d’anciens monumens, sur la signification duquel les auteurs ne s’accordent pas.

Caracteres en Grammaire, Rhétorique, Poësie, &c.

  • , caractere d’un comma ou d’une virgule.
  •  ; sémicolon, un point & une virgule.
  •  : colon, deux points.
  • . point.
  •  ! exclamation.
  •  ? interrogation.
  • () parenthese.
  • ’ apostrophe.
  • / accent aigu.
  • \ accent grave.
  • ^ accent circonflexe.
  • [non reproduit]breve.
  • [non reproduit]guillemet.
  • [non reproduit]renvoi.
  • § section ou paragraphe.
  • M.D. docteur en medecine.
  • A.M. artium magister, maître ès arts.
  • F.R.S. fellow of the royal society, membre de la société royale.

Caracteres, en Commerce.

  • D°. dicto, le même.
  • N°. numero, ou nombre.
  • F°. folio ou page.
  • R°. recto. folio
  • V°. verso. folio
  • L. ou [non reproduit]. livres d’argent.
  • [non reproduit]. livres pesant.
  • s. sols.
  • d. deniers.
  • Rx. rixdalles.
  • Dd. ducat.
  • P.S. postscript. &c.

Caracteres, en Musique, sont les signes dont on se sert pour la noter. Voyez Note .

Caractere, en Écriture & en Impression : outre les acceptions qui précedent, où il se prend pour lettre, il désigne aussi la grandeur relative d’un caractere ou d’une lettre à une autre ; ainsi on dit un gros caractere ; un petit caractere ; caractere en écriture est alors synonyme à oeil en Impression, ou en Fonderie en caractere. Voyez OEil, voyez Fonderie en caracteres à l’article suivant. On distingue en écriture quatre sortes de caracteres pris dans ce dernier sens : le gros titulaire ; le moyen, ou le caractere de finance ; la coulée commune, & la minute.

Les caracteres en Écriture & en Impression se distinguent encore relativement à une certaine forme particuliere ; & l’on a en écriture le batard ou Italien, & le rond ou financier ; & en Impression le Romain & l’Italique. Voyez l’article suivant, & les articles Imprimerie & Écriture .

CAS

Cas (Grammaire)

CAS, s. m. (terme de Grammaire) ce mot vient du latin casus, chûte, rac. cadere, tomber. Les cas d’un nom sont les différentes inflexions ou terminaisons de ce nom ; l’on a regardé ces terminaisons comme autant de différentes chûtes d’un même mot. L’imagination & les idées accessoires ont beaucoup de part aux dénominations, & à bien d’autres sortes de pensées ; ainsi ce mot cas est dit ici dans un sens figuré & métaphorique. Le nominatif, c’est-à-dire, la premiere dénomination tombant, pour ainsi dire, en d’autres terminaisons, fait les autres cas qu’on appelle obliques. Nominativus sive rectus, cadens à suâ terminatione in alias, facit obliques casus. Prisc. liv. v. de casu.

Ces terminaisons sont aussi appellées désinances ; mais ces mots terminaison, desinance, sont le genre. Cas est l’espece, qui ne se dit que des noms ; car les verbes ont aussi des terminaisons différentes, j’aime, j’aimois, j’aimerai, &c. Cependant on ne donne le nom de cas, qu’aux terminaisons des noms, soit au singulier, soit au pluriel. Pater, patris, patri, patrem, patre ; voilà toutes les terminaisons de ce mot au singulier, en voilà tous les cas, en observant seulement que la premiere terminaison pater, sert également pour nommer & pour appeller.

Les noms Hébreux n’ont point de cas, ils sont souvent précédés de certaines prépositions qui en font connoître les rapports : souvent aussi c’est le sens, c’est l’ensemble des mots de la phrase qui, par le méchanisme des idées accessoires & par la considération des circonstances, donne l’intelligence des rapports des mots ; ce qui arrive aussi en latin à l’égard des noms indéclinables, tels que fas & nefas, cornu, &c. Voyez la Grammaire Hébraique de Masclef, tom. I. c. 2. n. 6.

Les Grecs n’ont que cinq cas, nominatif, genitif, datif, accusatif, vocatif : mais la force de l’ablatif est souvent rendue par le genitif, & quelquefois par le datif. Ablativi formâ Groeci carent, non vi, quoe genitivo & aliquando dativo refertur. Canisii Hellenismi, Part. orat. p. 87.

Les latins ont six cas, tant au singulier qu’au pluriel, nominatif, genitif, datif, accusatif, vocatif, ablatif. Nous avons déjà parlé de l’ablatif & de l’accusatif ; il seroit inutile de repéter ici ce que nous disons en particulier de chacun des autres cas : on peut le voir en leur rang.

Il suffira de dire ici un mot du nom de chaque cas.

Le premier, c’est le nominatif ; il est appellé cas par extension, & parce qu’il doit se trouver dans la liste des autres terminaisons du nom ; il nomme, il énonce l’objet dans toute l’étendue de l’idée qu’on en a sans aucune modification ; & c’est pour cela qu’on l’appelle aussi le cas direct, rectus : quand un nom est au nominatif, les Grammairiens disent qu’il est in recto.

Le genitif est ainsi appellé, parce qu’il est pour ainsi dire le fils-aîné du nominatif, & qu’il sert ensuite plus particulierement à former les cas qui le suivent ; ils en gardent toûjours la lettre caractéristique ou figurative, c’est-à-dire celle qui précéde la terminaison propre qui fait la différence des déclinaisons : par ex. is, i, em ou im, e ou i, sont les terminaisons des noms de la troisieme déclinaison des latins au singulier. Si vous avez à décliner quelqu’un de ces noms, gardez la lettre qui précédera is au genitif : par ex. nominatif rex, c’est-à-dire regs, genitif reg-is, ensuite reg-i, reg-em, reg-e, & de même au pluriel reg-es, reg-um, reg-ibus. Genitivus naturale vinculum generis possidet ; nascitur quidem à nominativo, generat autem omnes obliquos sequentes. (Prisc. liv. V. de Casu.)

Le datif sert à marquer principalement le rapport d’attribution, le profit, le dommage, par rapport à quoi, le pourquoi, finis cui.

L’accusatif accuse, c’est-à-dire déclare l’objet, ou le terme de l’action que le verbe signifie : on le construit aussi avec certaines prépositions & avec l’infinitif. Voyez Accusatif .

Le vocatif sert à appeller ; Priscien l’appelle aussi salutatorius, vale domine ; bon jour monsieur, adieu monsieur.

L’ablatif sert à ôter avec le secours d’une préposition. Nous en avons parlé fort au long. Voyez Ablatif .

Il ne faut pas oublier la remarque judicieuse de Priscien :

« Chaque cas, dit-il, a plusieurs usages ; mais les dénominations se tirent de l’usage le plus connu & le plus fréquent. »

Multas alias quoque & diversas unusquisque casus habet significationes, sed à notioribus & frequentioribus acceperunt nominationem, sicut in aliis quoque multis hoc invernimus..

Prisc. l. V. de Casu

Quand on dit de suite & dans un certain ordre toutes les terminaisons d’un nom, c’est ce qu’on appelle décliner : c’est encore une métaphore ; on commence par la premiere terminaison d’un nom, ensuite on descend, on décline, on va jusqu’à la derniere.

Les anciens Grammairiens se servoient également du mot décliner, tant à l’égard des noms qu’à l’égard des verbes : mais il y a long-tems que l’on a consacré le mot de décliner aux noms ; & que lorsqu’il s’agit de verbes, on dit conjuguer, c’est-à-dire ranger toutes les terminaisons d’un verbe dans une même liste, & tous de suite, comme sous un même joug ; c’est encore une métaphore.

Il y a en Latin quelques mots qui gardent toûjours la terminaison de leur premiere dénomination : on dit alors que ces mots sont indéclinables ; tels sont sas, nesas, cornu, au singulier, &c. Ainsi ces mots n’ont point de cas.

Cependant quand ces mots se trouvent dans une phrase ; comme lorsqu’Horace a dit, fas atque nefas exiguo fine libidinum discernunt avidi. L. I. od. xviij. v. 10. Et ailleurs : & peccare nefas, aut pretium est mori. L. III. od. iv. v. 24. Et Virgile : jam cornu petat. Ecl. ix. v. 57. Cornu ferit ille, caveto. Ecl. ix. v. 25. alors le sens, c’est-à-dire l’ensemble des mots de la phrase fait connoître la relation que ces mots indéclinables ont avec les autres mots de la même proposition, & sous quel rapport ils y doivent être considérés.

Ainsi dans le premier passage d’Horace je vois bien que la construction est, illi avidi discernunt fas & nefas. Je dirai donc que fas & nefas sont le terme de l’action ou l’objet de discernunt, &c. Si je dis qu’ils sont à l’accusatif, ce ne sera que par extension & par analogie avec les autres mots latins qui ont des cas, & qui en une pareille position auroient la terminaison de l’accusatif. J’en dis autant de cornu ferit ; ce ne sera non plus que par analogie qu’on pourra dire que cornu est là à l’ablatif ; & l’on ne diroit ni l’un ni l’autre, si les autres mots de la langue Latine étoient également indéclinables.

Je fais ces observations pour faire voir, 1°. que ce sont les terminaisons, seules, qui par leur variété constituent les cas, & doivent être appellées cas : ensorte qu’il n’y a point de cas, ni par conséquent de déclinaison dans les langues où les noms gardent toûjours la terminaison de leur premiere dénomination ; & que lorsque nous disons un temple de marbre, ces deux mots de marbre, ne sont pas plus un génitif que les mots Latins de marmore, quand Virgile a dit, templum de marmore, Georg. L. III. v. 13. & ailleurs : ainsi à & de ne marquent pas plus des cas en François que par, pour, en, sur, &c. Voyez Article .

2°. Le second point qui est à considérer dans les cas, c’est l’usage qu’on en fait dans les langues qui ont des cas.

Ainsi il faut bien observer la destination de chaque terminaison particuliere : tel rapport, telle vûe de l’esprit est marquée par tel cas, c’est-à-dire par telle terminaison.

Or ces terminaisons supposent un ordre dans les mots de la phrase, c’est l’ordre successif des vûes de l’esprit de celui qui a parlé ; c’est cet ordre qui est le fondement des relations immédiates des mots de leurs enchaînemens & de leurs terminaisons. Pierre bat Paul ; moi aimer toi, &c. On va entendre ce que je veux dire.

Les cas ne sont en usage que dans les langues où les mots sont transposés, soit par la raison de l’harmonie, soit par le feu de l’imagination, ou par quelqu’autre cause.

Or quand les mots sont transposés, comment puis-je connoître leurs relations ?

Ce sont les différentes terminaisons, ce sont les cas qui m’indiquent ces relations ; & qui lorsque la phrase est finie, me donnent le moyen de rétablir l’ordre des mots, tel qu’il a été nécessairement dans l’esprit de celui qui a parlé lorsqu’il a voulu énoncer sa pensée par des mots : par exemple ;

Frigidus agricolam si quando continet imber.
Virg. Georg. Lib. I. v. 250.

Je ne puis pas douter que lorsque Virgile a fait ce vers, il n’ait joint dans son esprit l’idée de frigidus à celle d’imber ; puisque l’un est le substantif, & l’autre l’adjectif. Or le substantif & l’adjectif sont la chose même ; c’est l’objet considéré comme tel : ainsi l’esprit ne les a point séparés.

Cependant voyez combien ici ces deux mots sont éloignés l’un de l’autre : frigidus commence le vers, & imber le finit.

Les terminaisons font que mon esprit rapproche ces deux mots, & les remet dans l’ordre des vûes de l’esprit, relatives à l’élocution ; car l’esprit ne divise ainsi ses pensées que par la nécessité de l’énonciation.

Comme la terminaison de frigidus me fait rapporter cet adjectif à imber, de même voyant qu’agricolam est à l’accusatif, j’apperçois qu’il ne peut avoir de rapport qu’avec continet : ainsi je range ces mots selon leur ordre successif, par lequel seul ils font un sens, si quando imber frigidus continet domi agricolam. Ce que nous disons ici est encore plus sensible dans ce vers.

Aret ager, vitio, moriens, sitit, aeris, herba.
Virg. Ecl. vij. v. 57.

Ces mots ainsi séparés de leurs corrélatifs, ne font aucun sens.

Est sec, le champ, vice, mourant, a soif, de l’air, l’herbe : mais les terminaisons m’indiquent les corrélatifs, & dès-lors je trouve le sens. Voilà le vrai usage des cas.

Ager aret, herba moriens sitit prae vitio aeris. Ainsi les cas sont les signes des rapports, & indiquent l’ordre successif, par lequel seul les mots font un sens. Les cas n’indiquent donc le sens que relativement à cet ordre ; & voilà pourquoi les langues, dont la syntaxe suit cet ordre, & ne s’en écarte que par des inversions légeres aisées à appercevoir, & que l’esprit rétablit aisément ; ces langues, dis-je, n’ont point de cas ; ils y seroient inutiles, puisqu’ils ne servent qu’à indiquer un ordre que ces langues suivent ; ce seroit un double emploi. Ainsi si je veux rendre raison d’une phrase Françoise ; par exemple de celle-ci, le Roi aime le peuple, je ne dirai pas que le Roi est au nominatif, ni que le peuple est à l’accusatif ; je ne vois en l’un ni en l’autre mot qu’une simple dénomination, le Roi, le peuple : mais comme je sai par l’usage l’analogie & la syntaxe de ma langue, la simple position de ces mots me fait connoître leurs rapports & les différentes vûes de l’esprit de celui qui a parlé.

Ainsi je dis 1°. que le Roi paroissant le premier est le sujet de la proposition, qu’il est l’agent, que c’est la personne qui a le sentiment d’aimer.

2°. Que le peuple étant énoncé après le verbe, le peuple est le complément d’aime : je veux dire que aime tout seul ne feroit pas un sens suffisant, l’esprit ne seroit pas satisfait. Il aime : hé quoi ? le peuple. Ces deux mots aime le peuple, font un sens partiel dans la proposition. Ainsi le peuple est le terme du sentiment d’aimer ; c’est l’objet, c’est le patient. C’est l’objet du sentiment que j’attribue au Roi. Or ces rapports sont indiqués en François par la place ou position des mots, & ce même ordre est montré en Latin par les terminaisons.

Qu’il me soit permis d’emprunter ici pour un moment le style figuré. Je dirai donc qu’en Latin l’harmonie ou le caprice accordent aux mots la liberté de s’écarter de la place que l’intelligence leur avoit d’abord marquée. Mais ils n’ont cette permission qu’à condition qu’après que toute la proposition sera finie, l’esprit de celui qui lit ou qui écoute les remettra par un simple point de vûe dans le même ordre où ils auront été d’abord, dans l’esprit de celui qui aura parlé.

Amusons-nous un moment à une fiction. S’il plaisoit à Dieu de faire revivre Cicéron, de nous en donner la connoissance, & que Dieu ne donnât à Cicéron que l’intelligence des mots François, & nullement celle de notre syntaxe, c’est-à-dire de ce qui fait que nos mots assemblés & rangés dans un certain ordre font un sens : je dis que si quelqu’un disoit à Cicéron : illustre Romain, après votre mort Auguste vainquit Antoine. Cicéron entendroit chacune de ces paroles en particulier, mais il ne connoîtroit pas quel est celui qui a été le vainqueur, ni celui qui a été vaincu ; il auroit besoin de quelques jours d’usage, pour apprendre parmi nous que c’est l’ordre des mots, leur position, & leur place, qui est le signe principal de leurs rapports.

Or, comme en Latin il faut que le mot ait la terminaison destinée à sa position, & que sans cette condition la place n’influe en rien pour faire entendre le sens, Augustus vicit Antonius, ne veut rien dire en Latin. Ainsi Auguste vainquit Antoine, ne formeroit d’abord aucun sens dans l’esprit de Cicéron ; parce que l’ordre successif ou significatif des vûes de l’esprit n’est indiqué en Latin que par les cas ou terminaisons des mots : ainsi il est indifférent pour le sens de dire Antonium vicit Augustus, ou Augustus vicit Antonium. Cicéron ne concevroit donc point le sens d’une phrase, dont la syntaxe lui seroit entierement inconnue. Ainsi il n’entendroit rien à Auguste vainquit Antoine ; ce seroit-là pour lui trois mots qui n’auroient aucun signe de rapport. Mais reprenons la suite de nos réflexions sur les cas.

Il y a des langues qui ont plus de six cas, & d’autres qui en ont moins. Le P. Galanus, Théatin, qui avoit demeuré plusieurs années chez les Arméniens, dit qu’il y a dix cas dans la langue Arménienne. Les Arabes n’en ont que trois.

Nous avons dit qu’il y a dans une langue & en chaque déclinaison autant de cas, que de terminaisons différentes dans les noms ; cependant le génitif & le datif de la premiere déclinaison des Latins, sont semblables au singulier. Le datif de la seconde est aussi terminé comme l’ablatif : il semble donc qu’il ne devroit y avoir que cinq cas en ces déclinaisons. Mais 1°. il est certain que la prononciation de l’a au nominatif de la premiere déclinaison, étoit différente de celle de l’a à l’ablatif : le premier est bref, l’autre est long.

2°. Le génitif fut d’abord terminé en ai, d’où l’on forma oe pour le datif. In primâ declinatione dictum olim mensai, & hinc deinde formatum in dativo mensae. Perizonius in Sanctii Minervâ, L. I. c. vj. n. 4.

3°. Enfin l’analogie demande cette uniformité de six cas dans les cinq déclinaisons, & alors ceux qui ont une terminaison semblable, sont des cas par imitation avec les cas des autres terminaisons, ce qui rend uniforme la raison des constructions : casus sunt non vocis, sed significationis, nec non etiam structuroe rationem servamus. Prise. L. V. de Casu.

Les rapports qui ne sont pas indiqués par des cas en Grec, en Latin, & dans les autres langues qui ont des cas, ces rapports, dis-je, sont suppléés par des prépositions, clam patrem. Teren. Hecy. Act. III. sc. iij. v. 36

Ces prépositions qui précedent les noms équivalent à des cas pour le sens, puisqu’elles marquent des vûes particulieres de l’esprit ; mais elles ne font point des cas proprement dits, car l’essence du cas ne consiste que dans la terminaison du nom, destinée à indiquer une telle relation particuliere d’un mot à quelqu’autre mot de la proposition. (F)

CAZZICHI

CAZZICHI, (Géograph.) petite riviere de l’ile de Candie, qui se jette dans la mer près de Spinalonga.

Ce, ces ; cet, cette ; ceci, cela ; celui, celle ; ceux ; celles ; celui-ci, celui-là ; celles-ci, celles-là.

Ces mots répondent à la situation momentanée où se trouve l’esprit, lorsque la main montre un objet que la parole va nommer ; ces mots ne font donc qu’indiquer la personne ou la chose dont il s’agit, sans que par eux-mêmes ils en excitent l’idée. Ainsi la propre valeur de ces mots ne consiste que dans la désignation ou indication, & n’emporte point avec elle l’idée précise de la personne ou de la chose indiquée. C’est ainsi qu’il arrive souvent que l’on sait que quelqu’un a fait une telle action, sans qu’on sache qui est ce quelqu’un là. Ainsi les mots dont nous parlons n’excitent que l’idée de l’existence de quelque substance ou mode, soit réel, soit idéal : mais ils ne donnent par eux-mêmes aucune notion décidée & précise de cette substance ou de ce mode.

Ils ne doivent donc point être regardés comme des vice-gerens, dont le devoir consiste à figurer à la place d’un autre, & à remplir les fonctions de substitut.

Ainsi au lieu de les appeller pronoms, j’aimerois mieux les nommer termes métaphysiques, c’est-à-dire, mots qui par eux-mêmes n’excitent que de simples concepts ou vûes de l’esprit, sans indiquer aucun individu réel ou être physique. Or on ne doit donner à chaque mot que la valeur précise qu’il a ; & c’est à pouvoir faire & à sentir ces précisions métaphysiques, que consiste une certaine justesse d’esprit où peu de personnes peuvent atteindre.

Ce, ceci, cela, sont donc des termes métaphysiques, qui ne font qu’indiquer l’existence d’un objet que les circonstances ou d’autres mots déterminent ensuite singulierement & individuellement.

Ce, cet, cette, sont des adjectifs métaphysiques qui indiquent l’existence, & montrent l’objet : ce livre, cet homme, cette femme, voilà des objets présens ou présentés.

« Ce, adjectif, ne se met que devant les noms masculins qui commencent par une consonne, au lieu que devant les noms masculins qui commencent par une voyelle, on met cet, mais devant les noms feminins, on met cette »,

soit que le nom commence ou par une voyelle ou par une consonne. Grammaire de Buffier, pag. 189.

Ce, désigne un objet dont on vient de parler, ou un objet dont on va parler.

Quelquefois pour plus d’énergie on ajoûte les particules ci ou aux substantifs précédés de l’adjectif ce ou cet ; cet état-ci, ce royaume-là ; alors ci fait connoître que l’objet est proche, & plus éloigné ou moins proche.

Ce est souvent substantif, c’est le hoc des Latins ; alors, quoi qu’en disent nos Grammairiens, ce est du genre neutre ; car on ne peut pas dire qu’il soit masculin, ni qu’il soit féminin. J’entens ce que vous dites, istud quod. Ce fut après un solemnel & magnifique sacrifice, que, &c. Flechier, or. fun. Ce, c’est-à-dire, la chose que je vais dire arriva après, &c.

Dans les interrogations, ce substantif est mis après le verbe est. Qui est-ce qui vous l’a dit, dont la construction est ce, c’est-à-dire, calui ou celle qui vous l’a dit est quelle personne ?

Ce substantif se joint à tout genre & à tout nombre. Ce sont des Philosophes, &c. ce sont les passions ; c’est l’amour ; c’est la haine.

La particule ci & la particule ajoûtées au substantif ce, ont formé coci, & cela. Ces mots indiquent ou un objet simple, comme quand on dit cela est bon, ceci est mauvais : ou bien ils se rapportent à un sens total, à une action entiere ; comme quand on dit ceci va vous surprendre, cela mérite attention, cela est fâcheux.

Au reste ceci indique quelque chose de plus immédiatement présent que cela. Ecoutez ceci, avez-vous vû cela ? Vous êtes-vous apperçu de cela ? Venez voir ceci.

Ceci, cela, sont aussi des substantifs neutres ; ces mots ne donnent que l’idée métaphysique d’une substance qui est ensuite déterminée par les circonstances ou idées accessoires ; l’esprit ne s’arrête pas à la fignification précise qui répond au mot ceci ou au mot cela, parce que cette signification est trop générale ; mais elle donne occasion à l’esprit de considérer ensuite d’une maniere plus distincte & plus décidée l’objet indiqué.

Ceci veut dire chose présente ou qui demeure ; cela signifie chose présentée & déjà connue. Vos isthoec intro auferte. Emportez cela au logis, dit Mde Dacier, Ter. And. act. I. sc. j. vers 1. Ainsi il faut bien distinguer en ces occasions la propre signification du mot, & les idées accessoires qui s’y joignent & qui le déterminent d’une maniere individuelle.

Il en est de même de il m’a dit ; la valeur de il est seulement de marquer une personne qui a dit, voilà l’idée présentée : mais les circonstances ou idées accessoires me font connoître que cette personne ou ce il est Pierre ; voilà l’idée ajoûtée à il, idée qui n’est pas précisément signifiée par il.

Celui & celle sont des substantifs qui ont besoin d’être déterminés par qui ou par de ; ils sont substantifs puisqu’ils subsistent dans la phrase sans le secours d’un substantif, & qu’ils indiquent ou une personne ou une chose. Celui qui me suit, &c. c’est-à-dire, l’homme, la personne ; le disciple qui, &c. D. Quel est le meilleur acier dont on se serve communément en France ? R. C’est celui d’Allemagne, c’est-à-dire, c’est l’acier d’Allemagne : ainsi ces mots indiquent ou un objet dont on a déjà parlé, ou un objet dont on va parler.

On ajoûte quelquefois les particules ci ou à celui & à celle, & au pluriel à ceux & à celles ; ces particules produisent à l’égard de ces mots-là le même effet que nous venons d’observer à l’égard de cet.

Ceux est le pluriel de celui, & en ajoutant un s à celle, on en a le pluriel. Voyez Pronom . (F)

CEDILLE

CEDILLE, s. f. terme de Grammaire ; la cedille est une espece de petit c, que l’on met sous le C, lorsque par la raison de l’étymologie on conserve le c devant un a, un o, ou un u, & que cependant le c ne doit point prendre alors la prononciation dure, qu’il a coûtume d’avoir devant ces trois lettres a, o, u ; ainsi de glace, glacer, on écrit glaçant, glaçon ; de menace, menaçant ; de France, François ; de recevoir, reçû, &c. En ces occasions, la cedille marque que le c doit avoir la même prononciation douce qu’il a dans le mot primitif. Par cette pratique le dérivé ne perd point la lettre caractéristique, & conserve ainsi la marque de son origine.

Au reste, ce terme cedille vient de l’Espagnol cedilla, qui signifie petit c ; car les Espagnols one aussi, comme nous, le c sans cedille, qui alors a un son dur devant les trois lettres a, o, u ; & quand ils veulent donner le son doux au c qui précede l’une de ces trois lettres, ils y souscrivent la cedille, c’est ce qu’ils appellent c con cedilla, c’est-à-dire c avec cedille.

Au reste, ce caractere pourroit bien venir du sigma des Grecs figuré ainsi [non reproduit], comme nous l’avons remarqué à la lettre c ; car le c avec cedille se prononce comme l’[non reproduit]au commencement des mots sage, second, si, sobre, sucre (F)

* Le c avec cedille s’appelle, soit en Fonderie de caracteres, soit en Imprimerie, c à queue.

CESURE

CESURE, s. f. (Gram.) ce mot vient du Latin coesura, qui dans le sens propre signifie incision, coupure, entaille, R. coedere, couper, tailler ; au supin coesum, d’où vient césure. Ce mot n’est en usage parmi nous que par allusion & par figure, quand on parle de la méchanique du vers.

La césure est un repos que l’on prend dans la prononciation d’un vers après un certain nombre de syllabes. Ce repos soulage la respiration, & produit une cadence agréable à l’oreille : ce sont ces deux motifs qui ont introduit la césure dans les vers, facilité pour la prononciation, cadence ou harmonie pour l’oreille.

La césure sépare le vers en deux parties, dont chacune est appellée hémistiche, c’est-à-dire demi-vers, moitié de vers : ce mot est Grec. Voyez Hémistiche & Alexandrin .

En Latin on donne aussi le nom de césure à la syllabe après laquelle est le repos, & cette syllabe est la premiere du pié suivant :

Arma voerumque cano . . Troji qui primus ab oris.

La syllabe no est la césure, & commence le troisieme pié.

En François la césure ou repos est mal placée entre certains mots qui doivent être dits tout de suite, & qui font ensemble un sens inséparable, selon la maniere ordinaire de parler & de lire ; tels sont la préposition & son complément : ainsi le vers suivant est défectueux.

Adieu, je m’en vais à… Paris pour mes affaires.

Il en est de même du verbe est qui joint l’attribut & le sujet, comme dans ce vers.

On sait que la chair est… fragile quelquefois.

Par la même raison, on ne doit jamais disposer le substantif & l’adjectif de façon que l’un finisse le premier hémistiche, & que l’autre commence le second, comme dans ce vers.

Iris dont la beauté… charmante nous attire.

Cependant si le substantif faisoit le repos du premier hémistiche, & qu’il fût suivi de deux adjectifs qui achevassent le sens, le vers seroit bon, comme :

Il est une ignorance… & sainte & salutaire. Sacy.

Ce qui fait voir qu’en toutes ces occasions la grande regle, c’est de consulter l’oreille, & de s’en rapporter à son jugement.

Dans les grands vers, c’est-à-dire dans ceux de douze syllabes, la césure doit être après la sixieme syllabe.

Jeune & vaillant héros… dont la haute sagesse. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Observez que cette sixieme syllabe doit être une syllabe pleine ; qu’ainsi le repos ne peut se faire sur une syllabe qui finiroit par un e muet : il faut alors que cet e muet se trouve à la septieme syllabe, & s’élide avec le mot qui le suit.

Et qui seul sans ministre… à l’exemple des dieux 1 2 3 4 5 6 7

Soûtiens tout par toi-même… & vois tout par tes yeux. 1 2 3 4 5 6 7

Dans les vers de dix syllabes, la césure doit être après la quatrieme syllabe.

Ce monde-ci… n’est qu’une oeuvre comique 1 2 3 4

Où chacun fait… ses rôles différens. Rousseau. 1 2 3 4

Il n’y a point de césure prescrite pour les vers de huit syllabes, ni pour ceux de sept ; cependant on peut observer que ces sortes de vers sont bien plus harmonieux quand il y a une césure après la troisieme ou la quatrieme syllabe dans les vers de huit syllabes, & après la troisieme dans ceux de sept.

Au sortir… de ta main puissante,
Grand Dieu que l’homme étoit heureux !
La vérité toûjours présente

1 2 3 4

Le livroit à ses premiers voeux.

1 2 3

Voici des exemples de vers de sept syllabes.

Qu’on doit plaindre une bergere

1 2 3

Si facile à s’allarmer :

1 2 3

Pourquoi du plaisir d’aimer
Faut-il se faire une affaire ?
Quels bergers… en font autant
Dans l’ingrat… siecle où nous sommes ?
Achante qu’elle aime tant
Est peut-être un inconstant
Comme tous les autres hommes.
Deshoulieres.

C’est ce que l’on pourra encore observer dans la premiere fable de M. de la Fontaine.

La cigale… ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva… fort dépourvûe.
. . . . . . . . .
Pas un seul… petit morceau
De mouche ou… de vermisseau.
Elle alla… crier famine
Chez la fourmi sa voisine,
La priant… de lui préter
Quelque grain… pour subsister, &c.

Au reste je ne parle ici que des vers de douze, de dix, de huit, & de sept syllabes ; les autres sont moins harmonieux, & n’entrent guere que dans le chant ou dans des pieces de caprice. (F)

CITATION

Citation, usages

Il ne sera pas inutile de rapporter ici quelques usages en matiere de citations, soit théologiques, soit de jurisprudence.

Parmi les livres sapientiaux de l’Ecriture sainte, il y en a un qui a pour titre l’ecclésiaste, ἐκκλησιαστὴς, concionator, & un autre appellé l’ecclésiastique, ἐκκλησιαστικὸς, ecclesiasticus, concionalis : quand on cite le premier, on met en abregé eccle. au lieu que quand on rapporte un passage du second, on met eccli. ensuite on ajoûte le chap. & le vers.

Comme la somme de S. Thomas est souvent citée par les Théologiens, il faut observer que cette somme contient trois parties, & que la deuxieme partie est divisée en deux parties, dont la premiere est appellée la premiere de la deuxieme, & la deuxieme s’appelle la deuxieme de la deuxieme. Chaque partie est divisée en questions, chaque question en articles ; chaque article commence par les objections, ensuite vient le corps de l’article, qui contient les preuves de l’assertion ou conclusion ; après quoi viennent les réponses aux objections, & cela par ordre, une réponse à la premiere objection, &c. Il est facile maintenant de comprendre la maniere de citer S. Thomas : s’il s’agit d’un passage de la premiere partie, après avoir rapporté le passage, on met par ex. I. p. q. 1. a. j. c’est-à-dire, primâ parte, quaestione prima, articulo primo. Si le passage est tiré du corps de l’article où sont contenues les preuves, on ajoûte in c. ce qui signifie in corpore articuli.

Si le passage est pris de la réponse aux objections, on cite ad 1. c’est-à-dire à la réponse à la premiere objection ; ainsi de la deuxieme objection, de la troisieme, &c.

A l’égard de la deuxieme partie de la somme de S. Thomas, comme elle est divisée en deux parties, si le passage est tiré de la premiere partie, on met un I, & un 2. c’est-à-dire, in primâ parte secundae partis.

Si le passage est tiré de la seconde partie de cette seconde partie, on met II. 2. c’est-à-dire, secundâ secunda, dans la soû-division ou deuxieme partie de la deuxieme partie de la somme de S. Thomas. (F)

CLASSE

Classe,

Classe, s. f. (Gramm.) Ce mot vient du Latin calo, qui vient du Grec καλέω, & par contraction καλῶ, appeller, convoquer, assembler. Ainsi toutes les acceptions de ce mot renferment l’idee d’une convocation ou assemblée à part : ce mot signifie donc une distinction de personnes ou de choses que l’on arrange par ordre, selon leur nature, ou selon le motif qui donne lieu à cet arrangement. Ainsi on range les êtres physiques en plusieurs classes, les métaux, les minéraux, les végétaux, &c. Voyez Classe , (Hist. nat.) On fait aussi plusieurs classes d’animaux, d’arbres, de simples ou herbes, &c. par la même analogie.

Classe se dit aussi des différentes salles des colléges dans lesquelles on distribue les écoliers selon leur capacité. Il y a six classes pour les humanités, & dans quelques colléges, sept. La premiere en dignité c’est la Rhétorique ; or en commençant à compter par la Rhétorique, on descend jusqu’à la sixieme ou septieme, & c’est par l’une de celles-ci que l’on commence les études classiques. Il y a deux autres classes pour la Philosophie ; l’une est appellée Logique, & l’autre Physique. Il y a aussi les écoles de Théologie, celles de Droit, & celles de Medecine ; mais on ne leur donne pas communément le nom de classe.

Il est vrai, comme on le dit, que Quintilien s’est servi du mot de classe, en parlant des écoliers ; mais ce n’est pas dans le même sens que nous nous servons aujourd’hui de ce mot. Il paroît, par le passage de Quintilien, que le maître d’une même école divisoit ses écoliers en différentes bandes, selon leur différente capacité, secundùm vires ingenii. Ce que Quintilien en dit, doit plûtôt se rapporter à ce qu’on appelle parmi nous faire composer & donner les places. Ita superiore loco quisque declamabat. Ce qui nous donnoit, dit-il, une grande émulation, ea nobis ingens palma contentio ; & c’étoit une grande gloire d’être le premier de sa division, ducere verò classem multò pulcherrimum. Quint. Inst. or. l. I. c. ij.

Au reste Quintilien préfere l’éducation publique, faite, comme il l’entend, à l’éducation domestique ordinaire ; il prétend que communément il y a autant de danger pour les mœurs dans l’une que dans l’autre, mais il ne veut pas que les classes soient trop nombreuses. Il faudroit qu’alors la classe fût divisée, & que chaque division eût un maître particulier. Numerus obstat, nec eo mitti puerum volo, ubi negligatur ; sed neque praeceptor bonus majore se turbâ, quàm ut sustinere eam possit, oneraverit . . . . . . ita nunquam erimus in turba. Sed ut fugienda sint magnae scholae, non tamen hoc eò valet ut fugiendae sint omninò scholae. Aliud est enim vitare eas, aliud eligere. Quint. Inst. or. l. I. c. ij.

Ce chapitre de Quintilien est rempli d’observations judicieuses ; il fait voir que l’éducation domestique a des inconvéniens, mais que l’éducation publique en a aussi. Seroit-il impossible de transporter dans l’une ce qu’il y a d’avantageux dans l’autre ? L’éducation domestique est-elle trop solitaire & trop languissante, faites souvent des assemblées, des exercices, des déclamations, &c. Excitanda mens & attollenda semper est. Ibid. L’éducation publique éloigne-t-elle trop les enfans de l’usage du monde, de façon que lorsqu’ils sont hors de leur collége, ils paroissent aussi embarrassés que s’ils étoient transportés dans un autre monde ? Existiment se in alium terrarum orbem delatos, (Pétrone) ? faites-leur voir souvent des personnes raisonnables, accoûtumez-les de bonne heure à voir d’honnêtes gens, qu’ils ne soient pas décontenancés en leur présence. Assuescant jam à tenero non reformidare homines. Quint. Ibid. Faites que votre jeune homme ne soit pas ébloüi quand il voit le soleil, & que ce qu’il verra un jour dans le monde ne lui paroisse pas nouveau. Caligat in sole, omnia nova offendit. Ibid. L’éducation publique donne lieu à l’émulation. Firmiores in litteris profectus alit aemulatio . . . . & licet ipsa vitium sit ambitio, frequenter tamen causa virtutum est. Ibid. Necesse est enim ut sibi nimium tribuat, qui se nemini comparat. Ibid.

Ce que dit Quintilien dans ce chapitre second, sur la vertu & la probité que l’on doit rechercher dans les maîtres, est conforme à la morale la plus pure ; & ce qu’il ajoûte dans le chapitre suivant, sur les peines & les châtimens dont on punit les écoliers, est bien digne de remarque. Il dit que ce châtiment abat l’esprit. Refringit animum & abjicit lucis fugam, & taedium dictat. Jam si minor in deligendis praeceptorum moribus fuit cura, pudet dicere in quoe probra nefandi homines isto caedendi jure abutantur, non morabor in parte hac ; nimium est quod intelligitur. Hoc dixisse satis est, in aetatem infirmam & injuriae obnoxiam nemini debet nimium licere . . . . unde causas turpium factorum saepe extitisse utinam falso jactaretur. Quint. Inst. l. I. c. ij. & iij.

Cette observation de Quintilien ne peut être aujourd’hui d’aucun usage parmi nous.

On ne peut rien ajoûter à l’attention que les principaux des colléges apportent dans le choix des maîtres auxquels ils confient l’instruction des jeunes gens : & les châtimens dont parle Quintilien ne sont presque plus en usage. Voyez Collége. (F)

CLASSIQUE

CLASSIQUE, adj. (Gramm.) Ce mot ne se dit que des auteurs que l’on explique dans les colléges ; les mots & les façons de parler de ces auteurs servent de modele aux jeunes gens. On donne particulierement ce nom aux auteurs qui ont vécu du tems de la république, & ceux qui ont été contemporains ou presque contemporains d’Auguste ; tels sont Térence, César, Cornélius Népos, Cicéron, Salluste, Virgile, Horace, Phedre, Tite-Live, Ovide, Valere Maxime, Velleius Paterculus, Quinte Curce, Juvénal, Martial, & Frontin ; auxquels on ajoûte Corneille Tacite, qui vivoit dans le second siecle, aussi bien que Pline le jeune, Florus, Suétone, & Justin.

Mais en Latin l’adjectif classicus n’a pas la même valeur ou acception qu’il a en François.

1°. Classicus se dit de ce qui concerne les flottes ou armées navales, comme dans ce vers de Properce : Aut canerem Siculae classica bella fugae.

L. II. Eleg. I. v. 28.

Classica corona, la couronne navale qui se donnoit à ceux qui avoient remporté la victoire dans un combat naval. Classici, dans Quinte-Curce, 4. 3. 18. signifie les matelots.

2°. Classici cives étoient les citoyens de la premiere classe ; car il faut observer que le roi Servius avoit partagé tous les citoyens Romains en cinq classes. Ceux qui, selon l’évaluation qu’on en fait, avoient mille deux cents cinquante livres de revenu, au moins, ou qui en avoient davantage ; ceux-là, dis-je, étoient appellés classiques. Classici dicebantur primae tantùm classis homines, qui centum & viginti quinque millia aeris, amplius-ve, censi erant. Aul. Gell. 7. 13. Classici testes, se disoit des témoins irréprochables, pris de quelque classe de citoyens. Classici testes, dit Festus, dicebantur qui signandis testamentis adhibebantur. Et Scaliger ajoûte : qui enim cives Romani erant, omnino in aliqua classe censebantur ; qui non habebant classem, nec cives Romani erant.

C’est de-là que dans Aulu Gelle, 19. 8. autores classici ne veut pas dire les auteurs classiques, dans le sens que nous donnons parmi nous à ce mot ; mais autores classici ; signifie les auteurs du premier ordre, scriptores prima note & praestantissimi, tels que Cicéron, Virgile, Horace, &c. (F)

On peut dans ce dernier sens donner le nom d’auteurs classiques François aux bons auteurs du siecle de Louis XIV. & de celui-ci ; mais on doit plus particulierement appliquer le nom de classiques aux auteurs qui ont écrit tout à la fois élégamment & correctement, tels que Despréaux, Racine, &c. Il seroit à souhaiter, comme le remarque M. de Voltaire, que l’académie Françoise donnât une édition correcte des auteurs classiques avec des remarques de Grammaire.

CLÉ

Clé

Clé, terme de Polygraphie & de Stéganographie, c’est-à-dire de l’art qui apprend à faire des caracteres particuliers dont on se sert pour écrire des lettres qui ne peuvent être lûes que par des personnes qui ont la connoissance des caracteres dont on s’est servi pour les écrire ; c’est ce qu’on appelle lettres en chiffres. Voyez Chiffre & Déchiffrer.

Or les personnes qui s’écrivent de ces sortes de lettres ont chacune de leur côté un alphabet où la valeur de chaque caractere convenu est expliquée : par exemple, si l’on est convenu qu’une étoile signifie a, l’alphabet porte *, … a ; ainsi des autres signes.

Or ces sortes d’alphabets qu’on appelle clés en terme de Stéganographie, c’est une métaphore prise des clés qui servent à ouvrir les portes des maisons, des chambres, des armoires, &c. & nous donnent ainsi lieu de voir le dedans ; de même les clés ou alphabets dont nous parlons donnent le moyen d’entendre le sens des lettres & chiffres ; elles servent à déchiffrer la lettre ou quelqu’autre écrit en caracteres singuliers & convenus.

C’est par une pareille extension ou métaphore qu’on donne le nom de clé à tout ce qui sert à éclaircir ce qui a d’abord été présenté sous quelque voile, & enfin à tout ce qui donne une intelligence qu’on n’avoit pas sans cela. Par exemple, s’il est vrai que la Bruyere, par Ménalque, Philémon, &c. ait voulu parler de telle ou telle personne, la liste où les noms de ces personnes sont écrits après ceux sous lesquels la Bruyere les a cachés ; cette liste, dis-je, est ce qu’on appelle la clé de la Bruyere. C’est ainsi qu’on dit la clé de Rabelais, la clé du Catholicon d’Espagne, &c.

C’est encore par la même figure que l’on dit que la logique est la clé des Sciences, parce que comme le but de la Logique est de nous apprendre à raisonner avec justesse, & à développer les faux raisonnemens, il est évident qu’elle nous éclaire & nous conduit dans l’étude des autres Sciences ; elle nous en ouvre, pour ainsi dire, la porte, & nous fait voir ce qu’elles ont de solide, & ce qu’il peut y avoir de défectueux ou de moins exact. (F)

COLLECTIF

COLLECTIF, adj. (Gramm.) Ce mot vient du Latin colligere, recueillir, rassembler. Cet adjectis se dit de certains noms substantifs qui présentent à l’esprit l’idée d’un tout, d’un ensemble formé par l’assemblage de plusieurs individus de même espece ; par exemple, armée est un nom collectif, il nous présente l’idée singuliere d’un ensemble, d’un tout formé par l’assemblage ou réunion de plusieurs soldats : peuple est aussi un terme collectif, perce qu’il excite dans l’esprit l’idée d’une collection de plusieurs personnes rassemblées en un corps politique, vivant en société sous les mêmes lois : forêt est encore un nom collectif, car ce mot, sous une expression singuliere, excite l’idée de plusieurs arbres qui sont l’un auprès de l’autre ; ainsi le nom collectif nous donne l’idée d’unité par une pluralité assemblée.

Mais observez que pour faire qu’un nom soit collectif, il ne suffit pas que le tout soit composé de parties divisibles ; il faut que ces parties soient actuellement séparées, & qu’elles ayent chacune leur être à part, autrement les noms de chaque corps particulier seroient autant de noms substantifs ; car tout corps est divisible : ainsi homme n’est pas un nom collectif, quoique l’homme soit composé de différentes parties ; mais ville est un nom collectif, soit qu’on prenne ce mot pour un assemblage de différentes maisons, ou pour une société de divers citoyens : il en est de même de multitude, quantité, régiment, troupe, le plûpart, &c.

Il faut observer ici une maxime importante de Grammaire, c’est que le sens est la principale regle de la construction : ainsi quand on dit qu’une infinité de personnes soûtiennent, le verbe soûtiennent est au pluriel, parce qu’en effet, selon le sens, ce sont plusieurs personnes qui soûtiennent : l’infinité n’est que pour marquer la pluralité des personnes qui soûtiennent ; ainsi il n’y a rien contre la Grammaire dans ces sortes de constructions. C’est ainsi que Virgile a dit : Pars mersi tenuere ratem ; & dans Saluste, pars in carcerem acti, pars bestiis objecti. On rapporte ces constructions à une figure qu’on appelle syllepse ; d’autres la nomment synthese : mais le nom ne fait rien à la chose ; cette figure consiste à faire la construction selon le sens plûtôt que selon les mots. Voyez Construction. (F)

COLON

Colon

Colon, (Gramm.) Ce mot est purement Grec, κῶλον, membre, & par extension ou métaphore, membre de période : ensuite par une autre extension quelques auteurs étrangers se sont servi de ce mot pour désigner le signe de ponctuation qu’on appelle les deux points. Mais nos Grammairiens François disent simplement les deux points, & ne se servent de colon que lorsqu’ils citent en même tems le Grec. C’est ainsi que Cicéron en a usé : In membra quadam quaedam quae κῶλα Graeci vocant, dispertiebat orationem. (Cic. Brut. cap. xljv.) Et dans orator. cap. lxij. il dit : Nescüo cur, cum Graeci κόμματα & κῶλα nominent, nos, non rectè, incisa & membra dicamus. (F)

COMMA

Comma (Grammaire)

COMMA, s. m. terme de Gram. & d’impr. Ce mot est Grec, κόμμα, segmen, incisum. Quintilien, vers le commencement du ch. jv. du liv. IX. fait mention des incises & des membres de la période, incisa qua κόμματα, membra qua κῶλα. Les incises font un sens partiel qui entre dans la composition du sens total de la période, ou d’un membre de période. Voyez Construction & Période.

On donne aussi le nom d’incise aux divers sens particuliers du style coupé : Turenne est mort ; la victoire s’arrête ; la fortune chancele ; c’est ce que Cicéron appelle incisim dicere. Cic. orat. chap. lxvj. & lxvij.

On appelle aussi comma une sorte de ponctuation qui se marque avec les deux points : c’est de toutes les ponctuations celle qui après le point indique une plus forte séparation. Le sieur Leroi, ce fameux prote de Poitiers, dans son traité de l’ortographe qui vient d’avoir l’honneur d’être augmenté par M. Restaut ; le sieur Leroi, dis-je, soûtient que la ponctuation des deux points doit être appellée comma, & que ceux qui donnent ce nom au point-virgule sont dans l’erreur. Apparemment l’usage a varié ; car Martin Fertel, Richelet, & le dictionnaire de Trévoux édition de 1721, disent que le comma est la ponctuation qui se marque avec un point & une virgule : le sieur Leroi soûtient au contraire que malgré le sentiment de ces auteurs, la ponctuation du point-virgule est appellée petit-que par tous les Imprimeurs ; parce qu’en effet ce signe sert à abreger la particule Latine que, quand à la suite d’un mot elle signifie & : par exemple, illaq ; hominesq ; deosq ; au lieu de illaque, hominesque, deosque. Ici il ne s’agit que d’un fait ; on n’a qu’à consulter les Imprimeurs : ainsi le prote de Poitiers pourroit bien avoir raison. Nous verrons au mot Ortographe s’il est aussi heureux quand il s’agit de raisonnement. (F)

COMMUN

Commun (Grammaire)

COMMUN, adj. en termes de Grammaire, se dit du genre par rapport aux noms, & se dit de la signification à l’égard des verbes.

Pour bien entendre ce que les Grammairiens appellent genre commun, il faut observer que les individus de chaque espece d’animal sont divisés en deux ordres ; l’ordre des mâles & l’ordre des femelles. Un nom est dit être du genre masculin dans les animaux, quand il est dit de l’individu de l’ordre des mâles ; au contraire il est du genre féminin quand il est de l’ordre des femelles : ainsi coq est du genre masculin, & poule est du feminin.

À l’égard des noms d’êtres inanimés, tels que soleil, lune, terre, &c. ces sortes de noms n’ont point de genre proprement dit. Cependant on dit que soleil est du genre masculin, & que lune est du feminin, ce qui ne veut dire autre chose, sinon que lorsqu’on voudra joindre un adjectif à soleil, l’usage veut en France que des deux terminaisons de l’adjectif on choisisse celle qui est déjà consacrée aux noms substantifs des mâles dans l’ordre des animaux ; ainsi on dira beau soleil, comme on dit beau coq, & l’on dira belle lune comme on dit belle poule. J’ai dit en France ; car en Allemagne, par exemple, soleil est du genre feminin ; ce qui fait voir que cette sorte de genre est purement arbitraire, & dépend uniquement du choix aveugle que l’usage a fait de la terminaison masculine de l’adjectif ou de la feminine, en adaptant l’une plûtôt que l’autre à tel ou tel nom.

A l’égard du genre commun, on dit qu’un nom est de ce genre, c’est-à-dire de cette classe ou sorte, lorsqu’il y a une terminaison qui convient également au mâle & à la femelle ; ainsi auteur est du genre commun ; on dit d’une dame qu’elle est auteur d’un tel ouvrage : notre qui est du genre commun ; on dit un homme qui, &c. une femme qui, &c. Fidele, sage, sont des adjectifs du genre commun ; un amant fidele, une femme fidele.

En Latin civis, se dit également d’un citoyen & d’une citoyenne. Conjux, se dit du mari & aussi de la femme. Parens, se dit du pere & se dit aussi de la mere. Bos, se dit également du bœuf & de la vache. Canis, du chien ou de la chienne. Feles, se dit d’un chat ou d’une chate.

Ainsi l’on dit de tous ces noms-là, qu’ils sont du genre commun.

Observez que homo est un nom commun, quant à la signification, c’est-à-dire qu’il signifie également l’homme ou la femme ; mais on ne dira pas en Latin mala homo, pour dire une méchante femme ; ainsi homo est du genre masculin par rapport à la construction grammaticale. C’est ainsi qu’en François personne est du genre feminin en construction ; quoique par rapport à la signification ce mot désigne également un homme ou une femme.

A l’égard des verbes, on appelle verbes communs ceux qui, sous une même terminaison, ont la signification active & la passive, ce qui se connoît par les adjoints. Voyez la quatrieme liste de la méthode de P. R. p. 462, des déponens qui se prennent passivement. Il y a apparence que ces verbes ont eu autrefois la terminaison active & la passive : en effet on trouve criminare, crimino, & criminari, criminor, blâmer.

En Grec, les verbes qui sous une même terminaison ont la signification active & la passive, sont appellés verbes moyens ou verbes de la voix moyenne. (F)

COMPARATIF

COMPARATIF, adj. pris subst. terme de Grammaire. Pour bien entendre ce mot, il faut observer que les objets peuvent être qualifiés ou absolument sans aucun rapport à d’autres objets, ou relativement, c’est-à-dire par rapport à d’autres.

1°. Lorsque l’on qualifie un objet absolument, l’adjectif qualificatif est dit être au positif. Ce premier degré est appellé positif, parce qu’il est comme la premiere pierre qui est posée pour servir de fondement aux autres degrés de signification ; ces degrés sont appellés communément degrés de comparaison : César étoit vaillant, le soleil est brillant ; vaillant & brillant sont au positif.

En second lieu quand on qualifie un objet relativement à un autre ou à d’autres, alors il y a entre ces objets ou un rapport d’égalité, ou un rapport de supériorité, ou enfin un rapport de prééminence.

S’il y a un rapport d’égalité, l’adjectif qualificatif est toûjours regardé comme étant au positif ; alors l’égalité est marquée par des adverbes aque ac, tam quam, ita ut, & en François par autant que, aussi que : César étoit aussi brave qu’Alexandre l’avoit été ; si nous étions plus proche des étoiles, elles nous paroîtroient aussi brillantes que le soleil ; aux solstices, les nuits sont aussi longues que les jours.

2°. Lorsqu’on observe un rapport de plus ou un rapport de moins dans la qualité de deux choses comparées, alors l’adjectif qui énonce ce rapport est dit être au comparatif ; c’est le second degré de signification, ou, comme on dit, de comparaison, Petrus est doctior Paulo, Pierre est plus savant que Paul ; le soleil est plus brillant que la lune ; où vous voyez qu’en Latin le comparatif est distingué du positif par une terminaison particuliere, & qu’en François il est distingué par l’addition du mot plus ou du mot moins.

Enfin le troisieme degré est appellé superlatif. Ce mot est formé de deux mots Latins super, au-dessus, & latus, porté, ainsi le superlatif marque la qualité portée au suprême degré de plus ou de moins.

Il y a deux sortes de superlatifs en François, 1°. le superlatif absolu que nous formons avec les mots très ou avec fort, extrémement ; & quand il y a admiration, avec bien : il est bien raisonnable ; très vient du Latin ter, trois fois, très-grand, c’est-à-dire trois fois grand ; sort est un abregé de fortement.

2°. Nous avons encore le superlatif relatif : il est le plus raisonnable de ses freres.

Nous n’avons en François de comparatifs en un seul mot que meilleur, pire & moindre.

« Notre langue, dit le P. Bouhours, n’a point pris de superlatifs du Latin, elle n’en a point d’autre que généralissime, qui est tout François, & que M. le cardinal de Richelieu fit de son autorité allant commander les armées de France en Italie, si nous en croyons M. de Balzac  ».

Doutes sur la langue Françoise. p. 60.

Nous avons emprunté des Italiens cinq ou six termes de dignités, dont nous nous servons en certaines formules, & ausquels nous nous contentons de donner une terminaison Françoise, qui n’empêche pas de reconnoître leur origine Latine, tels sont, révérendissime, illustrissime, excellentissime, éminentissime.

Il y a bien de l’apparence que si le comparatif & le superlatif des Latins n’avoient pas été distingués du positif par des terminaisons particulieres, comme le rapport d’égalité ne l’est point ; il y a, dis-je, bien de l’apparence que les termes de comparatif & de superlatif nous seroient inconnus.

Les Grammairiens ont observé qu’en Latin le comparatif & le superlatif se forment du cas en i, du positif en ajoûtant or pour le masculin & pour le feminin, & as pour le genre neutre. On ajoûte ssimus au cas en i pour former le superlatif : ainsi on dit sanctus, sancti ; sanctior, sanctius, sanctissimus ; fortis, fortis, forti ; fortior, fortius, fertissimus.

Les adjectifs dont le positif est terminé en er, forment aussi leur comparatif du cas en i, pulcher, pulchri, pulchrior, pulchrius ; mais le superlatif se forme en ajoûtant rimus au nominatif masculin du positif, pulcher, pulcherrimus.

Les adjectifs en lis suivent la regle générale pour le comparatif, facilis, facilior, facilius ; humilis, humilior ; similis, similior : mais au superlatif on dit, facillimus, humillimus, simillimus ; d’autres suivent la regle générale, utilis, utilior, utilissimus.

Plusieurs noms adjectifs n’ont ni comparatif, ni superlatif ; tels sont Romanus, patrius, duplex, legitimus, claudus, unicus, dispar, egenus, &c. Quand on veut exprimer un degré de comparaison, & que le positif n’a ni comparatif, ni superlatif, on se sert de magis pour marquer le comparatif, & de valdè ou de maximè pour le superlatif : ainsi l’on dit, magis pius, ou maximè pius.

On peut aussi se servir des adverbes magis & maximè, avec les adjectifs qui ont un comparatif & un superlatif : on dit fort bien, magis doctus, & valdè ou maximè doctus.

Les noms adjectifs qui ont au positif une voyelle devant us, comme arduus, pius, n’ont point ordinairement de comparatif, ni de superlatif. On évite ainsi le bâillement que feroit la rencontre de plusieurs voyelles de suite, si on disoit arduior, piior : on dit plûtôt magis arduus, magis pius ; cependant on dit piissimus, qui n’est pas si rare que püor. Ce mot piissimus étoit nouveau du tems de Cicéron. Marc. Antoine l’ayant hasardé, Cicéron le lui reprocha en plein sénat (Philipp. XIII. c. xjx. n. 42.). Piissimos quaeris ; & quod verbum omninò nullum in linguâ latinâ est, id propter tuam divinam pietatem novum inducis. On trouve ce mot dans les anciennes inscriptions, & dans les meilleurs auteurs postérieurs à Cicéron. Ainsi ce mot qui commençoit à s’introduire dans le tems de Cicéron, fut ensuite autorisé par l’usage.

Il ne sera pas inutile d’observer les quatre adjectifs suivans, benus, malus, magnus, parvus ; ils n’ont ni comparatif, ni superlatif qui dérivent d’eux-mêmes : on y supplée par d’autres mots qui ont chacun une origine particuliere.

      
                     
                        Positif.
                      
                     
                        Comparatif.
                      
                     
                        Superlatif.
                     
                     Benus, …. bon.        Melior, … meilleur.        Optimus, fort bon.
Malus,… mauvais.      Pejor, pire, plus mauvais.    Pessimus, très-mauvais.
                                                                          
Magnus,… grand.        Major, plus grand, & de-Maximus, .. très 
                                   la majeur.                           grand.
Parvus, … petit.      Minor, plus petit, mineur.    Minimus, sort petit.

Vossius croit que melior vient de magis velim, ou malim ; Martinius & Faber le font venir de μέλει, qui veut dire cura est, gratum est, μελέτη, cura. Quand une chose est meilleure qu’une autre, on en a plus de soin, elle nous est plus chere ; mea cura, se disoit en Latin de ce qu’on aimoit. Perrotus dit que melior est une contraction de mellitior, plus doux que le miel, comme on a dit Neronior, plus cruel que Néron. Plaute a dit Paenior, plus Carthaginois, c’est-à-dire plus fourbe qu’un Carthaginois ; & c’est ainsi que Malherbe a dit, plus Mars que Mars de la Thrace.

Isidore le fait venir de mollior, non dur, plus tendre. M. Dacier croit qu’il vient du Grec ἀμείνον, qui signifie meilleur. C’est le sentiment de Scaliger & de l’auteur du Novitius.

Optimus vient de optatissimus, maxime optatus, très-souhaité, désirable ; & par extension, très-bon, le meilleur.

A l’égard de pejor, Martinius dit qu’en Saxon beux veut dire malus ; qu’ainsi on pourroit bien avoir dit autrefois en Latin peus pour malus : on sait le rapport qu’il y a entre le b & p ; ainsi peus, génitif, pei, comparatif, peior, & pour plus de facilité pejor.

Pessimus vient de pessum, en-bas, sous les piés, qui doit être foulé aux piés. Ou bien de pejor, on a fait peissimus, & ensuite pessimus par contraction.

Major vient naturellement de magnus, prononcé en mouillant le gn à la maniere des Italiens, & comme nous le prononçons en magnifique, seigneur, enseigner, &c. Ainsi on a dit ma-ignus, ma-ignior, major.

Maximus vient aussi de magnus ; car le x est une lettre double qui vaut autant que cs, & souvent gs : ainsi au lieu de magnissimus, on a écrit par la lettre double maximus.

Minor vient du Grec μινυρὸς, parvus.

Minimus vient de minor ; on trouve même dans Arnobe minissimus digitus, le plus petit doigt. Les mots qui reviennent souvent dans l’usage sont sujets à être abregés.

Au reste les adverbes ont aussi des degrés de signification, bien, mieux, fort bien ; benè, melius, optimè.

Les Anglois dans la formation de la plûpart de leurs comparatifs & de leurs superlatifs, ont fait comme les Latins ; ils ajoûtent er au positif pour former le comparatif, & ils ajoûtent est pour le superlatif. Rich, riche ; richer, plus riche ; the richest, le plus riche.

Ils se servent aussi à notre maniere de more, qui veut dire plus, & de most, qui signifie très-fort, le plus ; honest, honnête ; more honest, plus honnête ; most honest, très-honnête, le plus honnête.

Les Italiens ajoûtent au positif più, plus, ou meno, moins, selon que la chose doit être ou élevée ou abaissée. Ils se servent aussi de molto pour le superlatif, quoiqu’ils ayent des superlatifs à la maniere des Latins : bellissimo, très-beau ; bellissima, très belle ; buonissimo, très-bon ; buonissima, très-bonne.

Chaque langue a sur ces points ses usages, qui sont expliqués dans les grammaires particulieres. (F)

CONCORDANCE

Concordance (Grammaire)

CONCORDANCE, s. f. terme de Grammaire. Ce que je vais dire ici sur ce mot, & ce que je dis ailleurs sur quelques autres de même espece, n’est que pour les personnes pour qui ces mots ont été faits, & qui ont à enseigner ou à en étudier la valeur & l’usage ; les autres feront mieux de passer à quelque article plus intéressant. Que si malgré cet avis ils veulent s’amuser à lire ce que je dis ici sur la concordance, je les prie de songer qu’on parle en anatomiste à S. Cosme, en jurisconsulte aux écoles de Droit, & que je dois parler en grammairien quand j’explique quelque terme de Grammaire.

Pour bien entendre le mot de concordance, il faut observer que selon le système commun des Grammairiens, la syntaxe se divise en deux ordres ; l’un de convenance, l’autre de régime, Méthode de P. R. à la tête du traité de la syntaxe, pag. 355. La syntaxe de convenance, c’est l’uniformité ou ressemblance qui doit se trouver dans la même proposition ou dans la même énonciation, entre ce que les Grammairiens appellent les accidens des mots, dictionum accidentia ; tels sont le genre, le cas (dans les langues qui ont des cas), le nombre & la personne, c’est-à-dire que si un substantif & un adjectif font un sens partiel dans une proposition, & qu’ils concourent ensemble à former le sens total de cette proposition, ils doivent être au même genre, au même nombre, & au même cas. C’est ce que j’appelle uniformité d’accidens, & c’est ce qu’on appelle concordance ou accord.

Les Grammairiens distinguent plusieurs sortes de concordances.

1°. La concordance ou convenance de l’adjectif avec son substantif : Deus sanctus, Dieu saint ; sancta Maria, sainte Marie.

2°. La convenance du relatif avec l’antecédent : Deus quem adoramus, le Dieu que nous adorons.

3°. La convenance du nominatif avec son verbe : Petrus legit, Pierre lit ; Petrus & Paulus legunt, Pierre & Paul lisent.

4°. La convenance du responsif avec l’interrogatif, c’est-à-dire de la réponse avec la demande : D. Quis te redemit ? R. Christus.

5°. A ces concordances, la méthode de P. R. en ajoûte encore une autre, qui est celle de l’accusatif avec l’infinitif, Petrum esse doctum ; ce qui fait un sens qui est, ou le sujet de la proposition, ou le terme de l’action d’un verbe. On en trouvera des exemples au mot Construction.

A l’égard de la syntaxe de régime, régir, disent les Grammairiens, c’est lorsqu’un mot en oblige un autre à occuper telle ou telle place dans le discours, ou qu’il lui impose la loi de prendre une telle terminaison, & non une autre. C’est ainsi que amo régit, gouverne l’accusatif, & que les propositions de, ex, pro, &c. gouvernent l’ablatif.

Ce qu’on dit communément sur ces deux sortes de syntaxes ne me paroît qu’un langage métaphorique, qui n’éclaire pas l’esprit des jeunes gens, & qui les accoûtume à prendre des mots pour des choses. Il est vrai que l’adjectif doit convenir en genre, en nombre & en cas avec son substantif ; mais pourquoi ? Voici ce me semble ce qui pourroit être utilement substitué au langage commun des Grammairiens.

Il faut d’abord établir comme un principe certain, que les mots n’ont entr’eux de rapport grammatical, que pour concourir à former un sens dans la même proposition, & selon la construction pleine ; car enfin les terminaisons des mots & les autres signes que la Grammaire a trouvés établis en chaque langue, ne sont que des signes du rapport que l’esprit conçoit entre les mots, selon le sens particulier qu’on veut lui faire exprimer. Or dès que l’ensemble des mots énonce un sens, il fait une proposition ou une énonciation.

Ainsi celui qui veut faire entendre la raison grammaticale de quelque phrase, doit commencer par ranger les mots selon l’ordre successif de leurs rapports, par lesquels seuls on apperçoit, après que la phrase est finie, comment chaque mot concourt à former le sens total.

Ensuite on doit exprimer tous les mots sous-entendus. Ces mots sont la cause pourquoi un mot énoncé a une telle terminaison ou une telle position plûtôt qu’une autre. Ad Castoris, il est évident que la cause de ce génitif Castoris n’est pas ad, c’est aedem qui est sous-entendu ; ad aedem Castoris, au temple de Castor.

Voilà ce que j’entens par faire la construction ; c’est ranger les mots selon l’ordre par lequel seul ils sont un sens.

Je conviens que selon la construction usuelle, cet ordre est souvent interrompu ; mais observer que l’arrangement le plus élégant ne formeroit aucun sens, si après que la phrase est finie l’esprit n’appercevoit l’ordre dont nous parlons. Serpentem vidi. La terminaison de serpentem annonce l’objet que je dis avoir vû ; au lieu qu’en François la position de ce mot qui est après le verbe, est le signe qui indique ce que j’ai vû.

Observez qu’il n’y a que deux sortes de rapports entre ces mots, relativement à la construction.

I. Rapport, ou raison d’identité (R. id. le même).

II. Rapport de détermination.

1. A l’égard du rapport d’identité, il est évident que le qualificatif ou adjectif, aussi bien que le verbe, ne sont au fond que le substantif même considéré avec la qualité que l’adjectif énonce, ou avec la maniere d’être que le verbe attribue au substantif : ainsi l’adjectif & le verbe doivent énoncer les mêmes accidens de Grammaire, que le substantif a énoncé d’abord ; c’est-à-dire que si le substantif est au singulier, l’adjectif & le verbe doivent être au singulier, puisqu’ils ne sont que le substantif même considéré sous telle ou telle vûe de l’esprit.

Il en est de même du genre, de la personne, & du cas dans les langues qui ont des cas. Tel est l’effet du rapport d’identité, & c’est ce qu’on appelle concordance.

2. A l’égard du rapport de détermination, comme nous ne pouvons pas communément énoncer notre pensée tout d’un coup en une seule parole, la nécessité de l’élocution nous fait recourir à plusieurs mots, dont l’un ajoûte à la signification de l’autre, ou la restreint & la modifie ; ensorte qu’alors c’est l’ensemble qui forme le sens que nous voulons énoncer. Le rapport d’identité n’exclut pas le rapport de détermination. Quand je dis l’homme savant, ou le savane homme, savant modifié détermine homme ; cependant il y a un rapport d’identité entre homme & savant, puisque ces deux mots n’énoncent qu’un même individu, qui pourroit être exprimé en un seul mot, doctor.

Mais le rapport de détermination se trouve souvent sans celui d’identité. Diane étoit sœur d’Apollon ; il y a un rapport d’identité entre Diane & sœur : ces deux mots ne font qu’un seul & même individu ; & c’est pour cette seule raison qu’en Latin ils sont au même cas, &c. Diana erat soror. Mais il n’y a qu’un rapport de détermination entre sœur & Apollon : ce rapport est marqué en Latin par la terminaison du génitif destinée à déterminer un nom d’espece, soror Apollinis ; au lieu qu’en François le mot d’Apollon est mis en rapport avec sœur par la préposition de, c’est-à-dire que cette préposition fait connoître que le mot qui la suit détermine le nom qui la précede.

Pierre aime la vertu : il y a concordance ou rapport d’identité entre Pierre & aime ; & il y a rapport de détermination entre aime & vertu. En François, ce rapport est marqué par la place ou position du mot ; ainsi vertu est après aime : au lieu qu’en Latin ce rapport est indiqué par la terminaison virtutem, & il est indifférent de placer le mot avant ou après le verbe ; cela dépend ou du caprice & du goût particulier de l’écrivain, ou de l’harmonie, du concours plus ou moins agréables des syllabes des mots qui précedent ou qui suivent.

Il y a autant de sortes de rapports de détermination, qu’il y a de questions qu’un mot à déterminer donne lieu de faire : par exemple le Roi a donné, hé quoi ? une pension : voilà la détermination de la chose donnée ; mais comme pension est un nom appellatif ou d’espece, on le détermine encore plus précisément en ajoûtant, une pension de cent pistoles : c’est la détermination du nom appellatif ou d’espece. On demande encore, à qui ? on répond, à N. c’est la détermination de la personne à qui, c’est le rapport d’attribution. Ces trois sortes de déterminations sont aussi directes l’une que l’autre.

Un nom détermine 1°. un nom d’espece, soror Apollinis.

2°. Un nom détermine un verbe, amo Deum.

3°. Enfin un nom détermine une préposition ; à morte Casaris, depuis la mort de César.

Pour faire voir que ces principes sont plus féconds, plus lumineux, & même plus aisés à saisir que ce qu’on dit communément, faisons-en la comparaison & l’application à la regle commune de concordance entre l’interrogatif & le responsif.

Le responsif, dit-on, doit être au même cas que l’interrogatif. D. quis te redemit ? R. Christus : Christus est au nominatif, dit-on, parce que l’interrogatif qui est au nominatif.

D. Cujus est liber ? R. Petri : Petri est au génitif, parce que cujus est au génitif.

Cette regle, ajoûte-t-on, a deux exceptions. 1°. Si vous répondez par un pronom, ce pronom doit être au nominatif. D. Cujus est liber ? R. Meus. 2°. Si le responsif est un nom de prix, on le met à l’ablatif. D. Quanti emisti ? R. Decem assibus.

Selon nos principes, ces trois mots quis te redemit font un sens particulier, avec lequel les mots de la réponse n’ont aucun rapport grammatical. Si l’on répond Christus, c’est que le répondant a dans l’esprit Christus redemit me : ainsi Christus est au nominatif, non à cause de quis, mais parce que Christus est le sujet de la proposition du répondant qui auroit pû s’énoncer par la voix passive, ou donner quelqu’autre tour à sa réponse sans en altérer le sens.

D. Cujus est liber ? R. Petri, c’est-à-dire hic liber est liber Petri.

D. Cujus est liber ? R. Meus, c’est-à-dire hic liber est liber meus.

D. Quanti emisti ? R. Decem assibus. Voici la construction de la demande & celle de la réponse.

D. Pro praetio quanti aris emisti ? R. Emi pro decem assibus.

Les mots étant une fois trouvés & leur valeur, aussi bien que leur destination, & leur emploi étant déterminé par l’usage, l’arrangement que l’on en fait dans la préposition selon l’ordre successif de leurs relations, est la maniere la plus simple d’analyser la pensée.

Je sai bien qu’il y a des Grammairiens dont l’esprit est assez peu philosophique pour desapprouver la pratique dont je parle, comme si cette pratique avoit d’autre but que d’éclairer le bon usage, & de le faire suivre avec plus de lumiere, & par conséquent avec plus de goût : au lieu que sans les connoissances dont je parle, on n’a que des observations méchaniques qui ne produisent qu’une routine aveugle, & dont il ne résulte aucun gain pour l’esprit.

Priscien grammairien célebre, qui vivoit à la fin du v. siecle, dit que comme il y a dans l’écriture une raison de l’arrangement des lettres pour en faire des mots, il y a également une raison de l’ordre des mots pour former les sens particuliers du discours, & que c’est s’égarer étrangement que d’avoir une autre pensée.

Sicut recta ratio scripturae docet litterarum congruam juncturam, sic etiam rectam orationis compositionem ratio ordinationis ostendit. Solet quaeri causa ordinis elementorum, sic etiam de ordinatione casuum & ipsarum partium orationis solet quaeri. Quidam suae solatium imperitiae quarentes, aiunt non oportere de hujuscemodi rebus quaerere suspicantes fortuitas esse ordinationis positiones, quod existimare penitus stultum est. Si autem in quibusdam concedunt esse ordinationem, necesse est etiam in omnibus eam concedere. (Priscianus de constructione, lib. XVII. sub initio).

A l’autorité de cet ancien, je me contenterai d’ajouter celle d’un célebre grammairien du xv. siecle, qui avoit été pendant plus de trente ans principal d’un fameux collége d’Allemagne.

In Grammaticâ dictionum Syntaxi, puerorum plurimum interest ut inter exponendum non modo sensum pluribus verbis utcunquè ac confusè coacervatis reddant, sed digerant etiam ordine Grammatico voces alicujus periodi quae alioqui apud autores acri aurium judicio consulentes, Rhetoricâ compositione commistae sunt. Hunc verborum ordinem à pueris in interpretando ad unguem exigere quidnam utilitatis afferat, ego ipse qui duos & trigenta jam annos phrontisterii sordes, molestias ac curas pertuli, non semel expertus sum illi enim hac viâ, fixis, ut aiunt, oculis intuentur accuratusque animadvertum quot voces sensum absolvant, quo pacto dictionum structura cohaereat, quot modis singulis omnibus singula verba respondeant quod quidem fieri nequit, praecipuè in longius auld periodo, nisi hoc ordine veluti per scalarum gradus, per singulas periodi partes progrediantur. (Grammaticae artis institutio per Joannem Susenbrotum Ravenspurgi Ludi magistrum, jam denuò accuratè consignata. Basileae, anno 1529).

C’est ce qui fait qu’on trouve si souvent dans les anciens commentateurs, tels que Cornutus, Servius, Donat, ordo est ; &c. la construction est, &c. C’est aussi le conseil que le P. Jouvenci donne aux maîtres qui expliquent des auteurs Latins aux jeunes gens : le point le plus important, dit-il, est de s’attacher à bien faire la construction. Explanatio in duobus maximè constitit : 1°. in exponendo verborum ordine ac structura orationis : 2°. in vocum obscuriorum expositione. (Ratio discendi & docendi Jos. Jouvenci. S. J. Parisiis, 1725). Peut-être seroit-il plus à-propos de commencer par expliquer la valeur des mots, avant que d’en faire la construction. M. Rollin, dans son traité des études, insiste aussi en plus d’un endroit sur l’importance de cette pratique, & sur l’utilité que les jeunes gens en retirent.

Cet usage est si bien fondé en raison, qu’il est recommandé & suivi par tous les grands maîtres. Je voudrois seulement qu’au lieu de se borner au pur sentiment, on s’élevât peu-à-peu à la connoissance de la proposition & de la période ; puisque cette connoissance est la raison de la construction. Voy. Construction. (F)

CONCRET

CONCRET, terme dogmatique. Ce mot vient du latin concretus, participe de concrescere, croître ensemble. Les physiciens se servent de ce mot pour marquer un corps qui résulte de la composition ou du mêlange de différens principes. La masse sensible qui est formée par l’union de différentes particules, de divers corps naturels, est appellée concret.

Il y a des concrets naturels ; tel est l’antimoine, qui est composé de soufre, de mercure, de plomb, &c. Le cuivre, est aussi un concret naturel, composé de soufre, de vitriol, & d’un sel rouge. Il y a un cinabre qui est un concret naturel. Les chimistes, avec du soufre & du mercure, font un cinabre qui est un concret artificiel. Le savon est aussi un concret artificiel, composé de cendres, de chaux vive, d’huile, &c.

En termes d’arithmétique, on appelle nombre concrets ceux qui sont appliqués à quelque objet particulier ; ainsi, quand on dit un homme, un est un nombre concret, parce qu’il forme un tout avec homme. il en est de même quand on dit, deux hommes, trois écus, &c. alors les noms des nombres sont des noms adjectifs ; mais quand on dit, deux & deux font quatre, ces nombres n’étant adoptés à aucun objet déterminé, sont pris substantivement, & sont autant de termes abstraits.

L’ancienne philosophie avoit un certain langage idéal, selon lequel on parloit de substance, de forme, de mode, de qualité, comme on parle des êtres réels ; sur quoi il faut observer que les hommes ayant remarqué par l’usage de la vie que les individus des différentes especes conviennent entr’eux en certain points, ils ont inventé des termes particuliers pour marquer la vue de leur esprit, qui considere cette convenance ou ressemblance ; par exemple, tous les objets blancs, se ressemblent en tant que blancs ; c’est ce qui a donné lieu d’inventer le mot de blancheur, qui énonce ce point métaphysique de réunion & de ressemblance, que l’esprit conçoit entre les objets blancs. Ainsi, blancheur est un terme abstrait, qui marque la propriété d’être blanc, conçue par l’esprit, sans rapport à aucun sujet particulier, & comme si c’étoit un être physique.

Pierre, Paul, Jean, Jacques, conviennent entre eux en ce qu’ils sont hommes. Cette considération a donné lieu de former le nom d’humanité ; tous ces mots-là ont été inventés à l’imitation des noms que l’on donne aux objets réels, tels que le soleil, la lune, la terre nous avons trouvé les uns & les autres de ces mots également établis quand nous sommes venus au monde : on nous a accoutumés à parler des uns, de la même maniere qu’on nous feroit parler des autres. Les philosophes ont abusé de ce langage, de sorte qu’ils ont parlé des qualités comme ils parloient des individus réels ; ainsi, comme le soufre & le mercure forment le concret naturel qu’on appelle cuivre, de même l’humanité jointe à un tel sujet particulier, forme, disoient-ils, le concret homme. Le concret est donc un sujet réel considéré avec sa forme, avec la qualité ou quantité. Terminus concretus est ille qui significat subjectum & formam, unde resolvitur per no habens, v. g. homo, id-est habens humanitatem, album, id-est habens albedinem. Barbay introduc. in univ. philos. par. 1700.

Concretum dicitur quod significat subjectum cum formâ seu qualitate adjunctâ. Ut homo concipitur tanquam subjectum habens humanitatem. Pourchot, inst. philos. 1. I.

Ainsi le concret est un adjectif pris substantivement comme quand on dit, le beau, le vrai, le bon ; c’est comme si l’on disoit, ce qui est beau, ce qui est vrai, ce qui est bon. Quand on dit Pierre est homme, homme est là adjectif, il qualifie Pierre ; mais quand on dit l’homme est un animal raisonnable, l’homme est pris alors dans un sens concret, ou pour parler comme les Scolastiques, c’est ens habens humanitatem, l’être ayant l’humanité : c’est le sujet avec le mode. De même quand on dit : Louis XV. est roi, ce mot roi est pris adjectivement, au-lieu que lorsqu’on dit, le roi ira à l’armée, roi est pris dans un sens concret, & c’est un véritable nom substantif ; c’est l’être qui a la royauté, comme disent les philosophes, disons mieux, c’est l’homme qui est roi.

Nous avons dit d’abord que ce mot concret étoit un terme dogmatique ; en effet, il n’est pas en usage dans le discours ordinaire, on ne s’en sert que quand il s’agit de doctrine.

Au reste, on oppose concret à abstrait, & alors abstrait marque une forme ou qualité considérée en elle-même, sans nul rapport à aucun sujet ; tels sont humanité, vérité, beauté, &c. C’est dans ce sens abstrait que les Jurisconsultes disent que la justice est une volonté constante & perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui est dû. Justitia est constans & perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi. Instit. justin l. I. tit. j. Il seroit à souhaiter qu’elle fût telle dans le sens concret.

Au reste, les philosophes même ne prennent pas assez garde qu’ils parlent des êtres abstraits, comme s’ils parloient des réels. C’est ainsi qu’ils parlent de la matiere, comme d’un individu particulier, auquel ils donnent des propriétés réelles qu’elle n’a point en tant qu’être abstrait. (F)

CONJONCTIF, IVE

CONJONCTIF, IVE, adj. terme de Grammaire, qui se dit premierement de certaines particules qui lient ensemble un mot à un mot, ou un sens à un autre sens ; la conjonction & est une conjonctive, on l’appelle aussi copulative.

La disjonctive est opposée à la copulative. Voyez Conjonction.

En second lieu, le mot conjonctif a été substitué par quelques Grammairiens à celui de subjonctif, qui est le nom d’un mode des verbes, parce que souvent les tems du subjonctif sont précédés d’une conjonction ; mais ce n’est nullement en vertu de la conjonction que le verbe est mis au subjonctif, c’est uniquement parce qu’il est subordonné à une affirmation directe, exprimée ou sous-entendue. L’indicatif est souvent précédé de conjonctions, sans cesser pour cela d’être appellé indicatif.

On doit donc conserver la dénomination de subjonctif ; l’indicatif affirme directement & ne suppose rien, au lieu que les terminaisons du subjonctif sont toûjours subordonnées à un indicatif exprimé ou sous-entendu. Le subjonctif est ainsi appellé, dit Priscien, parce qu’il est toûjours dépendant de quelque autre verbe qui le précede, quod alteri verbo omnimodo subjungitur. Perisonius dans ses notes sur la Minerve de Sanctius, observe que l’indicatif est souvent précédé de conjonctions, & que le subjonctif est toûjours précedé & dépendant d’un verbe de quelque membre de période. Etiam indicativus conjunctiones dum, quum, quando, quanquam, si, &c. sibi praemissas habet, & vel maximè sibi-subjungit alterum verbum. At subjunctivi proprium est omnimodo, & semper subjungi verbo alterius commatis. Perisonius in Sanctii Minervâ. l. I. c. xiij. n. 1. Ainsi conservons le terme de subjonctif, & regardons-le comme mode adjoint & dépendant, non d’une conjonction, mais d’un sens énoncé par un indicatif. (F)

CONJONCTION

Conjonction (Grammaire)

CONJONCTION, s. f. terme de Grammaire. Les conjonctions sont de petits mots qui marquent que l’esprit, outre la perception qu’il a de deux objets, apperçoit entre ces objets un rapport ou d’accompagnement, ou d’opposition, ou de quelque autre espece : l’esprit rapproche alors en lui-même ces objets, & les considere l’un par rapport à l’autre selon cette vûe particuliere. Or le mot qui n’a d’autre office que de marquer cette considération relative de l’esprit est appellé conjonction.

Par exemple, si je dis que Cicéron & Quintilien sont les auteurs les plus judicieux de l’antiquité, je porte de Quintilien le même jugement que j’énonce de Cicéron : voilà le motif qui fait que je rassemble Cicéron avec Quintilien ; le mot qui marque cette liaison est la conjonction.

Il en est de même si l’on veut marquer quelque rapport d’opposition ou de disconvenance ; par exemple, si je dis qu’il y a un avantage réel à être instruit, & que j’ajoute ensuite sans aucune liaison qu’il ne faut pas que la science inspire de l’orgueil, j’énonce deux sens séparés : mais si je veux rapprocher ces deux sens, & en former l’un de ces ensembles qu’on appelle période, j’apperçois d’abord de la disconvenance, & une sorte d’éloignement & d’opposition qui doit se trouver entre la science & l’orgueil.

Voilà le motif qui me fait réunir ces deux objets, c’est pour en marquer la disconvenance ; ainsi en les rassemblant j’énoncerai cette idée accessoire par la conjonction mais ; je dirai donc qu’il y a un avantage réel à être instruit, mais qu’il ne faut pas que cet avantage inspire de l’orgueil ; ce mais rapproche les deux propositions ou membres de la période, & les met en opposition.

Ainsi la valeur de la conjonction consiste à lier des mots par une nouvelle modification ou idée accessoire ajoûtée à l’un par rapport à l’autre. Les anciens Grammairiens ont balancé autrefois, s’ils placeroient les conjonctions au nombre des parties du discours, & cela par la raison que les conjonctions ne représentent point d’idées de choses. Mais qu’est-ce qu’être partie du discours ? dit Priscien,

« sinon énoncer quelque concept, quelque affection ou mouvement intérieur de l’esprit  » :

Quid enim est aliud pars orationis, nisi vox indicans mentis conceptum id est cogitationem ? (Prisc. lib. XI. sub initio.) Il est vrai que les conjonctions n’énoncent pas comme font les noms des idées d’êtres ou réels ou métaphysiques, mais elles expriment l’état ou affection de l’esprit entre une idée & une autre idée, entre une proposition & une autre proposition ; ainsi les conjonctions supposent toùjours deux idées & deux propositions, & elles font connoître l’espece d’idée accessoire que l’esprit conçoit entre l’une & l’autre.

Si l’on ne regarde dans les conjonctions que la seule propriété de lier un sens à un autre, on doit reconnoître que ce service leur est commun avec bien d’autres mots : 1°. le verbe, par exemple, lie l’attribut au sujet : les pronoms lui, elle, eux, le, la, les, leur lient une proposition à une autre ; mais ces mots tirent leur dénomination d’un autre emploi qui leur est plus particulier.

2°. Il y a aussi des adjectifs relatifs qui font l’office de conjonction ; tel est le relatif qui, lequel, laquelle : car outre que ce mot rappelle & indique l’objet dont on a parlé, il joint encore & unit une autre proposition à cet objet, il identifie même cette nouvelle proposition avec l’objet ; Dieu que nous adorons est tout-puissant ; cet attribut, est tout-puissant, est affirmé de Dieu entant qu’il est celui que nous adorons.

Tel, quel, talis, qualis ; tantus, quantus ; tot, quot, &c. font aussi l’office de conjonction.

3°. Il y a des adverbes qui, outre la propriété de marquer une circonstance de tems ou de lieu, supposent de plus quelqu’autre pensée qui précede la proposition où ils se trouvent : alors ces adverbes font aussi l’office de conjonction : tels sont afin que : on trouve dans quelques anciens, & l’on dit même encore aujourd’hui en certaines provinces, à celle fin que, ad hunc finem secundum quem, où vous voyez la préposition & le nom qui font l’adverbe, & de plus l’idée accessoire de liaison & de dépendance. Il en est de même de, à cause que, propterea quod. Parce que, quia ; encore, adhuc ; déjà, jam, &c. ces mots doivent être considérés comme adverbes conjonctifs, puisqu’ils font en même tems l’office d’adverbe & celui de conjonction. C’est du service des mots dans la phrase qu’on doit tirer leur dénomination.

A l’égard des conjonctions proprement dites, il y en a d’autant de sortes, qu’il y a de différences dans les points de vûe sous lesquels notre esprit observe un rapport entre un mot & un mot, ou entre une pensée & une autre pensée ; ces différences font autant de manieres particulieres de lier les propositions & les périodes.

Les Grammairiens, sur chaque partie du discours, observent ce qu’ils appellent les accidens ; or ils en remarquent de deux sortes dans les conjonctions : 1°. la simplicité & la composition ; c’est ce que les Grammairiens appellent la figure. Ils entendent par ce terme, la propriété d’être un mot simple ou d’être un mot composé.

Il y a des conjonctions simples, telles sont &, ou, mais, si, car, ni, aussi, or, donc, &c.

Il y en a d’autres qui sont composées, à moins que, pourvû que, de sorte que, parce que, par consequent, &c.

2°. Le second accident des conjonctions, c’est leur signification, leur effet ou leur valeur ; c’est ce qui leur a fait donner les divers noms dont nous allons parler, sur quoi j’ai crû ne pouvoir mieux faire que de suivre l’ordre que M. l’abbé Girard a gardé dans sa Grammaire au traité des conjonctions (les véritab. princ. de la Lang. Franç. xij. disc.) L’ouvrage de M. l’abbé Girard est rempli d’observations utiles, qui donnent lieu d’en faire d’autres que l’on n’auroit peut-être jamais faites, si on n’avoit point lu avec réflexion l’ouvrage de ce digne académicien.

1°. Conjonctions copulatives. Et, ni, sont deux conjonctions qu’on appelle copulatives du Latin copulare, joindre, assembler, lier. La premiere est en usage dans l’affirmation, & l’autre dans la négative ; il n’a ni vice ni vertu. Ni vient du nec des Latins, qui vaut autant que &-non. On trouve souvent & au lieu de ni dans les propositions négatives, mais cela ne me paroît pas exact :

Je ne connoissois pas Almanzor & l’Amour. J’aimerois mieux ni l’Amour. De même : la Poésie n’admet pas les expressions & les transpositions particulieres, qui ne peuvent pas trouver quelquefois leur place en prose dans le style vif & élevé. Il faut dire avec le P. Buffier, la Poésie n’admet ni expression ni transposition, &c.

Observez que comme l’esprit est plus prompt que la parole, l’empressement d’énoncer ce que l’on conçoit, fait souvent supprimer les conjonctions, & surtout les copulatives : attention, soins, crédit, argent, j’ai tout mis en usage pour, &c. cette suppression rend le discours plus vif. On peut faire la même remarque à l’égard de quelques autres conjonctions, surtout dans le style poétique, & dans le langage de la passion & de l’enthousiasme.

2°. Conjonctions augmentatives ou Adverbes conjonctifs-augmentatifs. De plus, d’ailleurs ; ces mots servent souvent de transition dans le discours.

3°. Conjonctions alternatives. Ou, sinon, tantot. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ; lisez ou écrivez. Pratiquez la vertu, sinon vous serez malheureux. Tantôt il rit, tantôt il pleure ; tantôt il veut, tantôt il ne veut pas.

Ces conjonctions, que M. l’abbé Girard appelle alternatives parce qu’elles marquent une alternative, une distinction ou séparation dans les choses dont on parle ; ces conjonctions, dis-je, sont appellées plus communément disjonctives. Ce sont des conjonctions, parce qu’elles unissent d’abord deux objets, pour nier ensuite de l’un ce qu’on affirme de l’autre ; par exemple, on considere d’abord le soleil & la terre, & l’on dit ensuite que c’est, ou le soleil qui tourne autour de la terre, ou bien que c’est la terre qui tourne autour du soleil. De même en certaines circonstances on regarde Pierre & Paul comme les seules personnes qui peuvent avoir fait une telle action ; les voilà donc d’abord considerés ensemble, c’est la conjonction ; ensuite on les desunit, si l’on ajoûte c’est ou Pierre ou Paul qui a fait cela, c’est l’un ou c’est l’autre.

4°. Conjonctions hypothétiques. Si, soit, pourvû que, à moins que, quand, sauf, M. l’abbé Girard les appelle hypothétiques, c’est-à-dire condition elles, parce qu’en effet ces conjonction, énoncent une condition, une supposition ou hypothese.

Si ; il y a un si conditionel, vous deviendrez savant si vous aimez l’étude : si vous aimez l’étude, voilà l’hypothese ou la condition. Il y a un si de doute, je ne sai si, &c.

Il y a encore un si qui vient du sic des Latins ; il est si studieux, qu’il deviendra savant ; ce si est alors adverbe, sic, adeò, à ce point, tellement.

Soit, sive ; soit gout, soit raison, soit caprice, il aime la retraire. On peut aussi regarder soit, sive, comme une conjonction alternative ou de distinction.

Sauf, désigne une hypothese, mais avec restriction.

5°. Conjonctions adversatives. Les conjontion adversatives rassemblent les idées, & font servir l’une à contrebalancer l’autre. Il y a sept conjonctions adversatives : mais, quoique, bien que, cependant, pourtant, néanmoin, toutefois.

Il y a des conjonctions que M. l’abbé Girard appelle extensives, parce qu’elles lient par extension de tens ; telles sont jusques, encore, aussi, même, tant que, non, plus, enfin.

Il y a des adverbes de tems que l’on peut aussi regarder comme de véritables conjonctions ; par exemple, lorsque, quand, des que, tandisque. Le lien que ces mois expriment, consiste dans une correspondance de tems.

6°. D’autres marquent un motif, un but, une raison, afin que, parce que, puisque, car, comme, aussi, attendu que, d’autant que ; M. l’abbé Girard prétend (t. II. p. 280.) qu’il faut bien distinguer dautant que, conjonction qu’on écrit sans apostrophe, & d’autant adverbe, qui est toûjours séparé de que par plus, mieux ou moins, d’autant plus que, & qu’on écrit avec l’apostrophe. Le P. Joubert, dans son dictionnaire, dit aussi dautant que, conjonction ; on l’écrit, dit-il, sans apostrophe, quia, quoniam. Mais M. l’abbé Regnier, dans sa Grammaire, écrit d’autant que, conjonction, avec l’apostrophe, & observe que ce mot, qui autrefois étoit fort en usage, est renfermé aujourd’hui au style de chancellerie & de pratique ; pour moi je crois que d’autant que & d’autant mieux que sont le même adverbe, qui de plus fait l’office de conjonction dans cet exemple, que M. l’abbé Girard cite pour faire voir que d’autant que est conjonction sans apostrophe ; on ne devoit pas si fort le louer, d’autant qu’il ne le méritoit pas ; n’est-il pas évident que d’autant que répond à ex eo quod, ex eo momento secundum quod, ex eâ ratione secundum quam, & que l’on pourroit aussi dire, d’autant mieux qu’il ne le méritoit pas. Dans les premieres éditions de Danet on avoit écrit dautant que sans apostrophe, mais on a corrigé cette faute dans l’édition de 1721 ; la même faute est aussi dans Richelet. Nicot, dictionnaire 1606, écrit toùjours d’autant que avec l’apostrophe.

7°. On compte quatre conjonctions conclusives, c’est-à-dire qui servent à déduire une conséquence, donc, par conséquent, ainsi, partant : mais ce dernier n’est guere d’usage que dans les comptes où il marque un résultat.

8°. Il y a des conjonctions explicatives, comme lorsqu’il se présente une similitude ou une conformité, en tant que, savoir, sur-tout.

Auxquelles on joint les cinq expressions suivantes qui sont des conjonctions composées, de sorte que, ainsi que, de façon que, c’est-à-dire, si bien que.

On observe des conjonctions transitives, qui marquent un passage ou une transition d’une chose à une autre, or, au reste, quant à, pour, c’est-à-dire à l’égard de ; comme quand on dit ; l’un est venu : pour l’autre, il est demeuré.

9°. La conjonction que : ce mot est d’un grand usage en François, M. l’abbé Girard l’appelle conjonction conductive, parce qu’elle sert à conduire le sens à son complément : elle est toûjours placée entre deux idées, dont celle qui précede en fait toûjours attendre une autre pour former un sens, de maniere que l’union des deux est nécessaire pour former une continuité de sens : par exemple, il est important que l’on soit instruit de ses devoirs : cette conjonction est d’un grand usage dans les comparaisons ; elle conduit du terme comparé au terme qu’on prend pour modele ou pour exemple : les femmes ont autant d’intelligence que les hommes, alors elle est comparative. Enfin la conjonction que sert encore à marquer une restriction dans les propositions négatives ; par exemple, il n’est fait mention que d’un tel prédicateur, sur quoi il faut observer que l’on présente d’abord une négation, d’où l’on tire la chose pour la présenter dans un sens affirmatif exclusivement à tout autre : Il n’y avoit dans cette assemblée que tel qui eût de l’esprit ; nous n’avons que peu de tems à vivre, & nous ne cherchons qu’à le perdre. M. l’abbé Girard appelle alors cette conjonction restrictive.

Au fond cette conjonction que n’est souvent autre chose que le quod des Latins, pris dans le sens de hoc. Je dis que vous êtes sage, dico quod, c’est-à-dire dico hoc, nempe, vous êtes sage. Que vient aussi quelquefois de quam ou de quantum ou enfin de quot.

Au reste on peut se dispenser de charger sa mémoire des divers noms de chaque sorte de conjonction, parce qu’indépendament de quelqu autre fonction qu’il peut avoir, il lie un mot à un autre mot ou un sens à un autre sens, de la maniere que nous l’avons explique d’abord : ainsi il y a des adverbes & des prépositions qui sont aussi des conjonctions com- posées, comme afin que, parce que, à cause que, &c. ce qui est bien différent du simple adverbe & de la simple préposition, qui ne font que marquer une circonstance ou une maniere d’être du nom ou du verbe. (F)

CONJUGAISON

Conjugaison (Grammaire)

CONJUGAISON, s. f. terme de Grammaire, conjugatio : ce mot signifie jonction, assemblage. R. conjungere. La conjugaison est un arrangement suivi de toutes les terminaisons d’un verbe, selon les voix, les modes, les tems, les nombres, & les personnes ; termes de Grammaire qu’il faut d’abord expliquer.

Le mot voix est pris ici dans un sens figuré : on personnifie le verbe, on lui donne une voix, comme si le verbe parloit ; car les hommes pensent de toutes choses par ressemblance à eux-mêmes ; ainsi la voix est comme le ton du verbe. On range toutes les terminaisons des verbes en deux classes différentes ; 1°. les terminaisons, qui font connoître que le sujet de la proposition fait une action, sont dites étre de la voix active, c’est-à-dire que le sujet est considéré alors comme agent ; c’est le sens actif : 2°. toutes celles qui sont destinées à indiquer que le sujet de la proposition est le terme de l’action qu’un autre fait, qu’il en est le patient, comme disent les Philosophes, ces terminaisons sont dites étre de la voix passive, c’est-à-dire que le verbe énonce alors un sens passif. Car il faut observer que les Philosophes & les Grammairiens se servent du mot pâtir, pour exprimer qu’un objet est le terme ou le but d’une action agréable ou desagréable qu’un autre fait, ou du sentiment qu’un autre a : aimer ses parens, parens sont le terme ou l’objet du sentiment d’aimer. Amo, j’aime, amavi, j’ai aimé, amabo, j’aimerai, sont de la voix active ; au lieu que amor, je suis aimé, amabar, j’étois aimé, amabor, je serai aimé, sont de la voix passive. Amans, celui qui aime, est de la voix active ; mais amatus, aimé, est de la voix passive. Ainsi de tous les termes dont on se sert dans la conjugaison, le mot voix est celui qui a le plus d’étendue ; car il se dit de chaque mot, en quelque mode, tems, nombre, ou personne que ce puisse être.

Les Grecs ont encore la voix moyenne. Les Grammairiens disent que le verbe moyen a la signification active & la passive, & qu’il tient une espece de milieu entre l’actif & le passif : mais comme la langue Greque est une langue morte, peut-être ne connoît-on pas aussi-bien qu’on le croit la voix moyenne.

Par modes on entend les différentes manieres d’exprimer l’action. Il y a quatre principaux modes, l’indicatif, le subjonctif, l’impératif, & l’infinitif, auxquels en certaines langues on ajoûte l’optatif.

L’indicatif énonce l’action d’une maniere absolue, comme j’aime, j’ai aimé, j’avois aimé, j’aimerai ; c’est le seul mode qui forme des propositions, c’est-à-dire qui énonce des jugemens ; les autres modes ne font que des énonciations. Voyez ce que nous disons à ce sujet au mot Construction , ou nous faisons voir la différence qu’il y a entre une proposition & une simple énonciation.

Le subjonctif exprime l’action d’une maniere dépendante, subordonnée, incertaine, conditionnelle, en un mot d’une maniere qui n’est pas absolue, & qui suppose toûjours un indicatif : quand j’aimerois, afin que j’aimasse ; ce qui ne dit pas que j’aime, ni que j’aye aimé.

L’optatif, que quelques Grammairiens ajoûtent aux modes que nous avons nommés, exprime l’action avec la forme de desir & de souhait : plût-à-Dieu qu’il vienne. Les Grecs ont des terminaisons particulieres pour l’optatif. Les Latins n’en ont point ; mais quand ils veulent énoncer le sens de l’optatif, ils empruntent les terminaisons du subjonctif, auxquelles ils ajoûtent la particule de desir utinam, plût-à-Dieu que. Dans les langues où l’optatif n’a point de terminaisons qui lui soient propres, il est inutile d’en faire un mode séparé du subjonctif.

L’impératif marque l’action avec la forme de commandement, ou d’exhortation, ou de priere ; prens, viens, va donc.

L’infinitif énonce l’action dans un sens abstrait, & n’en fait par lui-même aucune application singuliere, & adaptée à un sujet ; aimer, donner, venir ; ainsi il a besoin, comme les prépositions, les adjectifs, &c. d’être joint à quelqu’autre mot, afin qu’il puisse faire un sens singulier & adapté.

A l’égard des tems, il faut observer que toute action est relative à un tems, puisqu’elle se passe dans le tems. Ces rapports de l’action au tems sont marqués en quelques langues par des particules ajoûtées au verbe. Ces particules sont les signes du tems ; mais il est plus ordinaire que les tems soient désignés par des terminaisons particulieres, au moins dans les tems simples : tel est l’usage en Grec, en Latin, en François, &c.

Il y a trois tems principaux ; 1°. le présent, comme amo, j’aime ; 2°. le passé ou prétérit, comme amavi, j’ai aimé ; 3°. l’avenir ou futur, comme amabo, j’aimerai.

Ces trois tems sont des tems simples & absolus, auxquels on ajoûte les tems relatifs & combinés, comme je lisois quand vous étes venu, &c. Voyez Tems , terme de Grammaire.

Les nombres. Ce mot, en termes de Grammaire, se dit de la propriété qu’ont les terminaisons des noms & celles des verbes, de marquer si le mot doit être entendu d’une seule personne, ou si on doit l’entendre de plusieurs. Amo, amas, amat, j’aime, tu aimes, il aime ; chacun de ces trois mots est au singulier : amamus, amatis, amant, nous aimons, vous aimez, ils aiment ; ces trois derniers mots sont au pluriel, du moins selon leur premiere destination ; car dans l’usage ordinaire on les employe aussi au singulier : c’est ce qu’un de nos Grammairiens appelle le singulier de politesse. Il y aussi un singulier d’autorité ou d’emphase ; nous voulons, nous ordonnons.

A ce, deux nombres les Grecs en ajoûtent encore un troisieme, qu’ils appellent duel : les terminaisons du duel sont destinées à marquer qu’on ne parle que de deux.

Enfin il faut savoir ce qu’on entend par les personnes grammaticales ; & pour cela il faut observer que tous les objets qui peuvent faire la matiere du discours sont 1°. ou la personne qui parle d’elle-même ; amo, j’aime.

2°. Ou la personne à qui l’on adresse la parole ; amas, vous aimez.

3°. Ou enfin quelqu’autre objet qui n’est ni la personne qui parle, ni celle à qui l’on parle ; rex amat populum, le roi aime le peuple.

Cette considération des mots selon quelqu’une de ces trois vûes de l’esprit, a donné lieu aux Grammairiens de faire un usage particulier du mot de personne par rapport au discours.

Ils appellent premiere personne celle qui parle, parce que c’est d’elle que vient le discours.

La personne à qui le discours s’adresse est appellée la seconde personne.

Enfin la troisieme personne, c’est tout ce qui est considéré comme étant l’objet dont la premiere personne parle à la seconde.

Voyez combien de sortes de vûes de l’esprit sont énoncées en même tems par une seule terminaison ajoûtée aux lettres radicales du verbe : par exemple, dans amare, ces deux lettres a, m, sont les radicales ou immuables ; si à ces deux lettres j’ajoûte o, je forme amo. Or en disant amo, je fais connoître que je juge de moi, je m’attribue le sentiment d’aimer ; je marque donc en même tems la voix, le mode, le tems, le nombre, la personne.

Je fais ici en passant cette observation, pour faire voir qu’outre la propriété de marquer la voix, le mode, la personne, &c. & outre la valeur particuliere de chaque verbe, qui énonce ou l’essence, ou l’existence, ou quelqu’action, ou quelque sentiment, &c. le verbe marque encore l’action de l’esprit qui applique cette valeur à un sujet, soit dans les propositions, soit dans les simples énonciations ; & c’est ce qui distingue le verbe des autres mots, qui ne sont que de simples dénominations. Mais revenons au mot conjugaison.

On peut aussi regarder ce mot comme un terme métaphorique tiré de l’action d’atteler les animaux sous le joug, au même char & à la même charrue ; ce qui emporte toûjours l’idée d’assemblage, de liaison, & de jonction. Les anciens Grammairiens se sont servi indifféremment du mot de conjugaison, & de celui de déclinaison, soit en parlant d’un verbe, soit en parlant d’un nom : mais aujourd’hui on employe declinatio & declinare, quand il s’agit des noms ; & on se sert de conjugatio & de conjugare, quand il est question des verbes.

Les Grammairiens de chaque langue ont observé qu’il y avoit des verbes qui énonçoient les modes, les tems, les nombres, & les personnes, par certaines terminaisons, & que d’autres verbes de la même langue avoient des terminaisons toutes différentes, pour marquer les mêmes modes, les mêmes tems, les mêmes nombres, & les mêmes personnes : alors les Grammairiens ont fait autant de classes différentes de ces verbes, qu’il y a de variétés entre leurs terminaisons, qui malgré leurs différences, ont cependant une égale destination par rapport au tems, au nombre, & à la personne. Par exemple, amo, amavi, amatum, amare ; j’aime, j’ai aimé, aimé, aimer ; moneo, monui, monitum, monere, avertir ; lego, legi, lectum, legere, lire ; audio, audivi, auditum, audire, entendre. Ces quatre sortes de terminaisons différentes entr’elles, énoncent également des vûes de l’esprit de même espece : amavi, j’ai aimé ; monui, j’ai averti ; legi, j’ai lû ; audivi, j’ai entendu : vous voyez que ces différentes terminaisons marquent également la premiere personne au singulier & au tems passé de l’indicatif ; il n’y a de différence que dans l’action que l’on attribue à chacune de ces premieres personnes, & cette action est marquée par les lettres radicales du verbe, am, mon, leg, aud.

Parmi les verbes latins, les uns ont leurs terminaisons semblables à celles d’amo, les autres à celles de moneo, d’autres à celles d’audio. Ce sont ces classes différentes que les grammairiens ont appellées conjugaisons. Ils ont donné un paradigme, παράδειγμα, exemplar, c’est-à-dire, un modele à chacune de ces différentes classes ; ainsi amare est le paradigme de vocare, de nuntiare, & de tous les autres verbes terminés en are : c’est la premiere conjugaison.

Monere doit être le paradigme de la seconde conjugaison, selon les rudimens de la méthode de P. R. à cause de son supin monitum ; parce qu’en effet, il y adans cette conjugaison un plus grand nombre de verbes qui ont leur supin terminé en itum, qu’il n’y en a qui le terminent comme doctum.

Legere est le paradigme de la troisieme conjugaison ; & enfin audire l’est de la quatrieme.

A ces quatre conjugaisons des verbes latins, quelques grammairiens pratiques en ajoutent une cinquieme qu’ils appellent mixte, parce qu’elle est composée de la troisieme & de la quatrieme ; c’est celle des verbes en ere, io ; ils lui donnent accipere, accipio pour paradigme ; il y a en effet dans ces verbes des terminaisons qui suivent legere, & d’autres audire. On dit audior, audiris, au lieu qu’on dit accipior, acciperis, comme legeris, & l’on dit, accipiuntur, comme audiuntur, &c.

Ceux des verbes latins qui suivent quelqu’un de ces paradigmes sont dits être réguliers, & ceux qui ont des terminaisons particulieres, sont appelles anomaux, c’est-à-dire, irréguliers, (R. [non reproduit] privatif, & νόμος, regle.) comme fero, sers, sert ; volo, vis, vult, &c. on en fait des listes particulieres dans les rudimens ; d’autres sont seulement défectifs, c’est-à-dire, qu’ils manquent ou de prétérit ou de supin, ou de quelque mode, ou de quelque tems, ou de quelque personne, comme oportet, paenitet, pluit, &c.

Un très-grand nombre de verbes s’écartent de leur paradigme, ou à leur prétérit, ou à leur supin ; mais ils conservent toujours l’analogie latine ; par exemple, sonare fait au prétérit sonui, plutôt que sonavi ; dare fait dedi, & non pas davi, &c. On se contente d’observer ces différences, sans pour cela regarder ces verbes comme des verbes anomaux. Au reste ces irrégularités apparentes viennent de ce que les Grammairiens n’ont pas rapporté ces prétérits à leur véritable origine ; car sonui vient de sonere, de la troisieme conjugaison, & non de sonare : dedi est une syncope de dedidi prétérit de dedere. Tuli, latum, ne viennent point de sero. Tuli qu’on prononçoit touli, vient de tollo ; sustuli vient de sustulo ; & latum vient de τλάω par syncope de ταλάω suffero, sustineo.

L’auteur du Novitius dit, que latum vient du prétendu verbe inusité, lare, lo ; mais il n’en rapporte aucune autorité. Voyez Vossius, de art. gramm. t. II. p. 150.

C’est ainsi que sui ne vient point du verbe sum : nous avons de pareilles pratiques en François : je vas, j’ai été, j’irai, ne viennent point d’aller. Le premier vient de vadere, le second de l’italien stato, & le troisieme du latin ire.

S’il eût été possible que les langues eussent été le résultat d’une assemblée générale de la nation, & qu’après bien des discussions & des raisonnemens, les philosophes y eussent été écoutés, & eussent eu voix délibérative ; il est vraissemblable qu’il y auroit eu plus d’uniformité dans les langues. Il n’y auroit eu par exemple, qu’une seule conjugaison, & un seul paradigme, pour tous les verbes d’une langue. Mais comme les langues n’ont été formées que par une sorte de métaphysique d’instinct & de sentiment, s’il est permis de parler ainsi ; il n’est pas étonnant qu’on n’y trouve pas une analogie bien exacte, & qu’il y ait des irrégularités : par exemple, nous désignons la même vûe de l’esprit par plus d’une maniere ; soit que la nature des lettres radicales qui forment le mot, amene cette différence, ou par la seule raison du caprice & d’un usage aveugle ; ainsi nous marquons la premiere personne au singulier, quand nous disons j’aime ; nous désignons aussi cette premiere personne en disant ; je finis, ou bien je reçois, ou je prends, &c. Ce sont ces différentes sortes de terminaisons auxquelles les verbes sont assujettis dans une langue, qui font les différentes conjugaisons, comme nous l’avons déja observé. Il y a des langues où les différentes vûes de l’esprit sont marquées par des particules, dont les unes précedent & d’autres suivent les radicales : qu’importe comment, pourvû que les vûes de l’esprit soient distinguées avec netteté, & que l’on apprenne par usage à connoître les signes de ces distinctions ?

Parmi les auteurs qui ont composé des grammaires pour la langue hébraïque, les uns comptent sept conjugaisons, d’autres huit Masclef n’en veut que cinq, & il ajoûte qu’à parler exactement ces cinq devroient être réduites à trois. Quinque illae, accurate loquendo, ad très essent reducendae. Gramm. Hebraïc. ch. iv. n. 4. p. 79. édit. 2.

Nous nous contenterons d’observer ici que les verbes hébreux ont voix active & voix passive. Ils ont deux nombres, le singulier & le pluriel ; ils ont trois personnes, & en conjugant, on commence par la troisieme personne, parce que les deux autres sont formées de celle-là, par l’addition de quelques lettres.

En Hébreu, les verbes ont trois genres, comme les noms, le genre masculin, le féminin, & le genre commun ; ensorte quel’on connoît par la terminaison du verbe, si l’on parle d’un nom masculin, ou d’un nom féminin ; mais dans tous les tems la premiere personne est toujours du genre commun. Au reste les Hébreux n’ont point de genre neutre ; mais lorsque la même terminaison sert également pour le masculin, ou pour le feminin, on dit que le mot est du genre commun ; c’est ainsi que l’on dit en latin, hic adolescens, ce jeune homme, & haec adolescens, cette jeune fille ; civis bonus, bon citoyen, & civis bona, bonne citoyenne ; & c’est ainsi que nous disons, sage, utile, fidele, tant au masculin qu’au feminin ; on pourroit dire aussi que dans les autres langues telles que le Grec, le Latin, le François, &c. toutes les terminaisons des verbes dans les tems énoncés par un seul mot sont du genre commun ; ce qui ne signifieroit autre chose sinon qu’on se sert également de chacune de ces terminaisons, soit qu’on parle d’un nom masculin ou d’un nom féminin.

Les Grecs ont trois especes de verbes par rapport à la conjugaison ; chaque verbe est rapporté à son espece suivant la terminaison du thême. On appelle thême, en termes de grammaire greque, la premiere personne du présent de l’indicatif. Ce mot vient de τίθημι pono, parce que c’est de cette premiere personne que l’on forme les autres tems ; ainsi l’on pose d’abord, pour ainsi dire ce présent, afin de parvenir aux formations régulieres des autres tems.

La premiere espece de conjugaison est celle des verbes qu’on appelle barytons, de βαρύς grave, & de τόνος ton, accent, parce que ces verbes étoient prononcés avec l’accent grave sur la derniere syllabe ; & quoique aujourd’hui cet accent ne se marque point, on les appelle pourtant toujours barytons, τείνω tendo ; τύπτω verbero, sont des verbes barytons.

2. La seconde sorte de conjugaison, est celle des verbes circonflexes : ce sont des verbes barytons qui souffrent contraction en quelques-unes de leurs terminaisons, & alors ils sont marqués d’un accent circonflexe ; par exemple ἀγαπάω amo, est le baryton, & ἀγαπῶ le circonflexe.

Les barytons & les circonflexes sont également terminés en ω à la premiere personne du présent de l’indicatif.

3. La troisieme espece de verbes grecs, est celle des verbes en μι, parce qu’en effet ils sont terminés en μι, εἰμὶ sum.

Il y a six conjugaisons des verbes barytons ; elles ne sont distinguées entr’elles que par les lettres qui précedent la terminaison.

On distingue trois conjugaisons de verbes circonflexes : la premiere est des barytons en εω ; la seconde de ceux en αω, & la troisieme de ceux en οω : ces trois sortes de verbes deviennent circonflexes par la contraction en ῶ.

On distingue quatre conjugaisons des verbes en μι ; & ces quatre jointes à celles des verbes barytons, & à celles des circonflexes, cela fait treize conjugaisons dans les verbes grecs.

Tel est le systême commun des Grammairiens ; mais la méthode de P. R. réduit ces treize conjugaisons à deux : l’une des verbes en ω qu’elle divise en deux especes : 1. celle des verbes qui se conjuguent sans contraction, & ce sont les barytons : 2. celle de ceux qui sont conjugués avec contraction, & alors ils sont appellés circonflexes. L’autre conjugaison des verbes grecs est celle des verbes en μι.

Il y a quatre observations à faire pour bien conjuguer les verbes grecs : 1. il faut observer la terminaison. Cette terminaison est marquée ou par une simple lettre, ou par plus d’une lettre.

2. La figurative, c’est-à-dire, la lettre qui précede la terminaison : on l’appelle aussi caractéristique, ou lettre de marque. On doit faire une attention particuliere à cette lettre, 1. au présent, 2. au prétérit parfait, 3. & au futur de l’indicatif actif ; parce que c’est de ces trois tems que les autres sont formés. La subdivision des conjugaisons, & la distinction des tems des verbes, se tire de cette lettre figurative, ou caractéristique.

3. La voyelle, ou la diphtongue qui précedent la terminaison.

4. Enfin, il faut observer l’augment. Les lettres que l’on ajoûte avant la premiere syllable du thême du verbe, ou le changement qui se fait au commencement du verbe, lorsqu’on change une breve en une longue, est ce qu’on appelle augment ; ainsi il y a deux sortes d’augments. 1. L’augment syllabique qui se fait en certains tems des verbes qui commencent par une consonne, par exemple, τύπτω verbero, est le thême sans augment ; mais dans ἔτυπτον, verberabam, est l’augment syllabique, qui ajoûte une syllable de plus à τύπτω.

2. L’augment temporel se fait dans les verbes qui commencent par une voyelle breve, que l’on change en une longue, par exemple, ἐρύω traho, ἤρυον trahebam.

Ainsi non seulement les verbes grecs ont des terminaisons différentes, comme les verbes latins ; mais de plus, ils ont l’augment qui se fait en certains tems, & au commencement du mot.

Voilà une premiere différence entre les verbes grecs, & les verbes latins.

2. Les Grecs ont un mot de plus ; c’est l’optatif qui en grec a des terminaisons particulieres, différentes de celles du subjonctif ; ce qui n’est pas en latin.

3. Les verbes grecs ont le duel, au lieu qu’en latin ce nombre est confondu avec le pluriel. Les grecs ont un plus grand nombre de tems ; ils ont deux aoristes, deux futurs, & un pauló-post futur dans le sens passif, à quoi les latins suppléent par des adverbes.

5. Enfin les Grecs n’ont ni supins, ni gérondifs proprement dits ; mais ils en sont bien dédommagés par les différentes terminaisons de l’infinitif, & par les différens participes. Il y a un infinitif pour le tems présent, un autre pour le futur premier, un autre pour le futur second, un pour le premier aoriste, un pour le second, un pour le prétérit parfait ; enfin il y en a un pour le paulò-post futur, & de plus il y a autant de participes particuliers pour chacun de ces tems-là.

Dans la langue Allemande, tous les verbes sont terminés, en en à l’infinitif, si vous en exceptez seyn, être, dont l’e se confond avec l’y. Cette uniformité de terminaison des verbes à l’infinitif, a fait dire aux Grammairiens, qu’il n’y avoit qu’une seule conjugaison en Allemand ; ainsi il suffit de bien savoir le paradigme ou modele sur lequel on conjugue à la voix active, tous les verbes réguliers, & ce paradigme, c’est lieben, aimer ; car telle est la destination des verbes qui expriment ce sentiment, de servir de paradigme en presque toutes les langues : on doit ensuite avoir des listes de tous les verbes irréguliers.

J’ai dit que lieben, étoit le modele des verbes à la voix active ; car les Allemands n’ont point de verbes passifs en un seul mot, tel est aussi notre usage, & celui de nos voisins ; on se sert d’un verbe auxiliaire auquel on joint, ou le supin qui est indéclinable, ou le participe qui se décline.

Les Allemands ont trois verbes auxiliaires ; haben, avoir ; seyn, être ; werden, devenir. Ce dernier sert à former le futur de tous les verbes actifs ; il sert aussi à former tous les tems des verbes passifs, conjointement avec le participe du verbe ; surquoi il faut observer qu’en Allemand, ce participe ne change jamais, ni pour la différence des genres, ni pour celle des nombres ; il garde toujours la même terminaison.

A l’égard de l’Anglois, la maniere de conjuguer les verbes de cette langue n’est point analogue à celle des autres langues : je ne sçai si elle est aussi facile qu’on le dit, pour un étranger qui ne se contente pas d’une simple routine, & qui veut avoir une connoissance raisonnée de cette maniere de conjuguer. Wallis, qui étoit Anglois, dit que comme les verbes anglois ne varient point leur terminaison, la conjugaison qui fait, dit-il, une si grande difficulté dans les autres langues, est dans la sienne une affaire très aisée, & qu’on en vient fort aisément à bout, avec le secours de quelques mots ou verbes auxiliaires. Verborum flexio seu conjugatio, qua in reliquis linguis maximam sortitur difficultatem, apud anglos levissimo negotio peragitur… verborum aliquot auxiliarium adjumento ferè totum opus perficitur. Wallis, Gramm. ling. Angl. ch. viij. de verbo.

C’est à ceux qui étudient cette langue à décider cette question par eux-mêmes.

Chaque verbe anglois semble faire une classe à part ; la particule prépositive to, est comme une espece d’article destiné à marquer l’infinitis ; desorte qu’un nom substantif devient verbe, s’il est précédé de cette particule, par exemple, murder, veut dire meurtre, homicide ; mais to murder, signifie tuer : lift, effort, to lift, enlever ; love, amour, amitié, affection, to love, aimer, &c. Ces noms substantifs qui deviennent ainsi verbes, sont la cause de la grande différence qui se trouve dans la terminaison des infinitifs ; on peut observer presque autant de terminaisons différentes à l’infinitif, qu’il y a de lettres à l’Alphabet, a, b, c, d, e, f, g, &c. to flea, écorcher ; to rob, voler, dérober ; to find, trouver ; to love, aimer ; to quaff, boire à longs traits ; to jog, secouer, pousser ; to cath, prendre, saisir ; to thank, remercier ; to call, appeller ; to lam, battre, frapper ; to run, courir ; to help, aider ; to wear, porter ; to toss, agiter ; to rest, se reposer ; to know, savoir ; to box, battre à coups de poing ; to marry, marier, se marier.

Ces infinitifs ne se conjuguent pas par des changemens de terminaison, comme les verbes des autres langues ; la terminaison de ces infinitifs ne change que très-rarement. Ils ont deux participes ; un participe présent toûjours terminé en ing, having, ayant, being, étant ; & un participe passé terminé ordinairement en ed ou ’d, loved, aimé : mais ces participes n’ont guere d’analogie avec les nôtres, ils sont indéclinables, & sont plûtôt des noms verbaux qui se prennent tantôt substantivement & tantôt adjectivement : ils énoncent l’action dans un sens abstrait, par exemple, your marrying signifie votre marier, l’action de vous marier plûtôt que votre mariant. Coming est le participe présent de to come, arriver, & signifie l’action d’arriver, de venir, ce que notre participe arrivant ne rend point. Les Anglois disent his coming, son arrivée, sa venue, son action d’arriver ; & l’idée qu’ils ont alors dans l’esprit, n’a pas la même forme que celle de la pensée que nous avons quand nous disons venant, arrivant. C’est de la différence du tour, de l’imagination, ou de la différente maniere dont l’esprit est affecté, que l’on doit tirer la différence des idiotismes & du génie des langues.

C’est avec l’infinitif & avec les deux noms verbaux ou participes dont nous venons de parler, que l’on conjugue les verbes Anglois, par le secours de certains mots & de quelques verbes auxiliaires. Ces verbes sont proprement les seuls verbes. Ces auxiliaires sont to have, avoir ; to be, être ; to do, faire, & quelques autres. Les personnes se marquent par les pronoms personnels i, je ; thou, tu ; he, il ; she, elle : & au pluriel, we, nous ; you, vous ; they, ils ou elles, sans que cette différence de pronoms apporte quelque changement dans la terminaison du nom verbal que l’on regarde communément comme verbe.

Les grammaires que l’on a faites jusqu’ici pour nous apprendre l’Anglois, du-moins celles dont j’ai en connoissance, ne m’ont pas paru propres pour nous donner une idée juste de la maniere de conjuguer des Anglois. On rend l’Anglois par un équivalent François, qui ne donne pas l’idée juste du tour littéral Anglois, ce qui est pourtant le point que cherchent ceux qui veulent apprendre une langue étrangere ; par exemple, i do dine, on traduit je dîne ; thou dost dine, tu dînes ; he does dine, il dîne. i, marque la premiere personne, do, veut dire faire, & dine, dîner : il faudroit donc traduire, je ou moi faire diner, tu fais diner, il ou lui fait diner. Et de même there is, on traduit au singulier, il y a ; there, est un adverbe qui veut dire là, & is est la troisieme personne du singulier du présent du verbe irrégulier to be, être, & are sert pour les trois personnes du pluriel ; ainsi il falloit traduire there is, là est, & there are, là sont, & observer que nous disons en François, il y a.

Le sens passif s’exprime en Anglois, comme en Allemand & en François, par le verbe substantif, avec le participe du verbe dont il s’agit, i am loved, je suis aimé.

Pour se familiariser avec la langue Angloise, on doit lire souvent les listes des verbes irréguliers qui se trouvent dans les grammaires, & regarder chaque mot d’un verbe comme un mot particulier, qui a une signification propre ; par exemple, i am, je suis ; thou art, tu es ; he is, il est : we are, nous sommes ; ye are, vous êtes ; they are, ils sont, &c. Je regarde chacun de ces mots-là avec la signification particuliere, & non comme venant d’un même verbe. Am, signifie suis, comme sun signifie soleil, ainsi des autres.

Les Espagnols ont trois conjugaisons, qu’ils distinguent par la terminaison de l’infinitif. Les verbes dont l’infinitif est terminé en ar, font la premiere conjugaison : ceux de la seconde se terminent en er : enfin ceux de la troisieme en ir.

Ils ont quatre auxiliaires, haver, tener, ser & estar. Les deux premiers servent à conjuguer les verbes actifs, les neutres & les réciproques : ser & estar sont destinés pour la conjugaison des verbes passifs.

La maniere de conjuguer des Espagnols, est plus analogue que la nôtre à la maniere des Latins. Leurs verbes ne sont précédés des pronoms personnels, que dans les cas où ces pronoms seroient exprimés en Latin par la raison de l’énergie ou de l’opposition. Cette suppression des pronoms vient de ce que les terminaisons Espagnoles font assez connoître les personnes.

      
           I. CONJUGAISON.
Amar, . . . . . . . . . . aimer.
     Indicatif présent.
                        Singulier.
                        Amo, . . . . . . . . . . . j’aime.
Amas, . . . . . . . . . tu aimes.
Amat, . . . . . . . . . . il aime.
          Pluriel.
                        Amamos, . . . . . nous aimons.
Amais, . . . . . . . vous aimez.
Aman, . . . . . . . . ils aiment.

    
      
           II. CONJUGAISON.
Comer, . . . . . . . . . manger.
     Indicatif présent.
                        Singulier.
                        Como, . . . . . . . . . je mange.
Comes, . . . . . . . . tu manges.
Come, . . . . . . . . . il mange.
          Pluriel.
                        Comemos, . . . . nous mangeons.
Comeis, . . . . . . vous mangez.
Comen, . . . . . . . ils mangent.

    
      
           III. CONJUGAISON.
Subir, . . . . . . . . monter.
     Indicatif présent.
                        Singulier.
                        Subo, . . . . . . . . je monte.
Subes, . . . . . . . tu montes.
Sube, . . . . . . . . il monte.
          Pluriel.
                        Subimos, . . . . nous montons.
Subis, . . . . . . vous montez.
Suben, . . . . . . ils montent.

    

Ce n’est pas ici le lieu de suivre toute la conjugaison, ce détail ne convient qu’aux grammaires particulieres ; je n’ai voulu que donner ici une idée du génie de chacune des langues dont je parle par rapport à la conjugaison.

Les Italiens, dont tous les mots, si l’on en excepte quelques prépositions ou monosyllabes, finissent par une voyelle, n’ont que trois conjugaisons comme les Espagnols. La premiere est en are, la seconde en ére long ou en ére bref, & la troisieme en ire.

On doit avoir des listes particulieres de toutes les terminaisons de chaque conjugaison réguliere, rangées par modes, tems, nombres & personnes, en sorte qu’en mettant les lettres radicales devant les terminaisons, on conjugue facilement tout verbe régulier. On a ensuite des listes pour les irréguliers, sur quoi on peut consulter la méthode Italienne de Veneroni, in 4°. 1688.

A l’égard du François, il faut d’abord observer que tous nos verbes sont terminés à l’infinitif ou en er, ou en ir ou en oir, ou en re, ainsi ce seul mot technique er-ir-oir-re, énonce par chacune de ces syllabes chacune de nos quatre conjugaisons générales.

Ces quatre conjugaisons général es sont ensuite subdivisées en d’autres à cause des voyelles, ou des diphtongues, ou des consonnes qui précedent la terminaison générale ; par exemple, er est une terminaison générale, mais si er est précédé du son mouillé foible, comme dans envo-yer, ennu-yer, ce son apporte quelques différences dans la conjugaison ; il en est de même dans re, ces deux lettres sont quelquefois précédées de consonnes, comme dans vaincre, rendre, battre, &c.

Je crois que plûtôt que de fatiguer l’esprit & la mémoire de regles, il vaut mieux donner un paradigme de chacune de ces quatre conjugaisons générales, & mettre ensuite au-dessus une liste alphabetique des verbes que l’usage a exceptés de la regle.

Je crois aussi que l’on peut s’épargner la peine de se fatiguer après les observations que les Grammairiens ont faites sur les formations des tems ; la seule inspection du paradigme donne lieu à chacun de faire ses remarques sur ce point.

D’ailleurs les Grammairiens ne s’accordent point sur ces formations. Les uns commencent par l’infinitif : il y en a qui tirent les formations de la premiere personne du présent de l’indicatif : d’autres de la seconde, &c. l’essentiel est de bien connoître la signification, l’usage & le service d’un mot. Amusez-vous ensuite tant qu’il vous plaira à observer les rapports de filiation ou de paternité que ce mot peut avoir avec d’autres. Nous croyons pouvoir nous dispenser ici de ce détail, que l’on trouvera dans les grammaires Françoises. (F)

CONSONNANCE

Consonnance (Grammaire)

CONSONNANCE, s. f. terme de Grammaire ou plutôt de Rhetorique. On entend par consonnance la ressemblance des sons des mots dans la même phrase ou période. Les consonnances ont de la grace en Latin, pourvû qu’on n’en fasse pas un usage trop fréquent dans le même discours, & qu’elles se trouvent dans une position convenable en l’un & en l’autre des membres relatifs. Par exemple, si non praesidio inter pericula, tamen solatio inter adversa. Apud Quintil. l. IV. c. iij. La consonnance entre solatio & proesidio, est également au milieu de l’une & de l’autre incise, elle y est placée comme un hémistiche, autrement elle ne seroit pas sensible. Voici un exemple de consonnance à la fin des incises, sine invidiâ culpa plectatur, & sine culpâ invidia ponatur, Id. ibid, En voici encore un autre exemple tiré du même chapitre de Quintilien, nemo potest alteri dare matrimonium, nisi quem penes sit patrimonium. Cette figure a de la grace, dit Quintilien, accedit & ex illa figura gratia. Id. ibid. sur-tout quand la consonnance se fait sentir en des positions égales, in quibus initia sententiarum & fines consentiunt. Paribus cadant, & eodem desinant modo. Id. ibid.

Les Rhéteurs donnent divers noms à cette figure, selon la différente sorte de consonnance, & selon la variété de la position des mots : ils appellent paranomasie la consonnance qui résulte du jeu des mots par la différence de quelques lettres ; par exemple, inceptio est amentium haud amantium. Terenc. Andr. act. I. sc. jv. v. 13. c’est un projet d’insensés, & non de personnes qui s’aiment & qui ont le sens commun. Cum lectum petis, de letho cogita. En ces occasions la consonnance est appellée paranomasie de παρά, près, proche, & de ὄνομα, nom, c’est-à-dire jeu entre les mots, à cause de l’approximation de sons. Il y a encore similiter desinens, similiter cadens. Il suffit de comprendre ces différentes manieres sous le nom général de consonnance. L’usage de cette figure demande du goût & de la finesse. La ressemblance de sons en des mots trop proches, & dont il y en a plus de deux qui se ressemblent, produit plûtôt une cacophonie qu’une consonnance.

O fortunatam natam me consule Romam !

Cette figure mise en oeuvre à-propos a de la grace en latin selon Quintilien ; mais pourquoi n’a-t-elle pas le même avantage en françois ? Je crois que c’est par la même raison que Quintilien dit que les hémistiches des vers latins sont déplacés dans la prose. Quand les Latins lisoient la prose, ils étoient surpris d’y trouver des moitiés de vers ou des vers entiers, qui y paroissoient comme suite du discours & non comme citation. Non erat locus his. Vitium est apud nos si quis poetica vulgaribus misceat. Quint. l. VIII. c. iij. c’est confondre les différens genres d’écrire ; c’est tomber, dit-il, dans le défaut dont parle Horace au commencement de sa poétique : Humano capiti, &c. Versum in oratione fari multo foedissimum est. Id. l. IX. c. jv. Comme la rime ou consonnance n’entroit point dans la structure des vers latins, cette consonnance loin de les blesser flattoit l’oreille, pourvû qu’il n’y eût point d’affectation & que l’usage n’en fût pas trop fréquent ; reproche qu’on fait à S. Augustin.

Mais en françois, comme la rime entre dans le mécanisme de nos vers, nous ne voulons la voir que là, & nous sommes blessés, comme les Latins l’étoient, lorsque deux mots de même son se trouvent l’un auprès de l’autre : par exemple, les beaux esprits pour prix, &c. si Cicéron, &c. mais même, &c. que quand, &c. jusqu’à quand, &c. Un de nos bons auteurs parlant de la bibliotheque d’Athenes dit, que dans la suite Sylla la pilla, ce qui pouvoit être facilement évité en s’exprimant par la voix passive. Vaugelas & le P. Bouhours (Doutes, page. 273.) disent que nous devons éviter en prose non-seulement les rimes, mais encore les consonnances, telles que celle qui se trouve entre soleil & immortel.

Je conviens que ce sont-là des minuties auxquelles les lecteurs judicieux ne prennent pas garde. Cependant il faut convenir que si un écrivain évitoit ces négligences, l’ouvrage ne perdroit rien de sa valeur intrinseque.

J’ajouterai que les consonnances sont fort autorisées parmi nous dans les proverbes : qui langue a à Rome va : à bon chat ; bon rat : quand il fait beau, prens ton manteau ; quand il pleut, prens-le si tu veux : il flatte en présence, il trahit en absence : belles paroles & mauvais jeu trompent les jeunes & les vieux : qui terre a guerre a ; & amour & seigneurie ne veulent point de compagnie. (F)

CONSONNE

CONSONNE, s. f. terme de Grammaire : on divise les lettres en voyelles & en consonnes. Les voyelles sont ainsi appellées du mot voix, parce qu’elles se font entendre par elles-mêmes : elles forment toutes seules un son, une voix. Les consonnes, au contraire, ne sont entendues qu’avec l’air qui fait la voix ou voyelle ; & c’est de-là que vient le nom de consonne, consonnans, c’est-à-dire, qui sonne avec une autre.

Il n’y a aucun être particulier qui soit voyelle, ni aucun qui soit consonne ; mais on a observé des différences dans les modifications que l’on donne à l’air qui sort des poumons, lorsqu’on en fait usage pour former les sons destinés à être les signes des pensées. Ce sont ces différentes considérations ou précisions de notre esprit à l’occasion des modifications de la voix ; ce sont, dis-je, ces précisions qui nous ont donné lieu de former les mots de voyelle, de consonne, d’articulation, & autres : ce qui distingue les différens points de vûe de notre esprit sur le méchanisme de la parole, & nous donne lieu d’en discourir avec plus de justesse. Voy. Abstraction .

Mais avant que d’entrer dans le détail des consonnes, & avant que d’examiner ce qui les distingue des voyelles, qu’il me soit permis de m’amuser un moment avec les réflexions suivantes.

La nature nous fait agir sans se mettre en peine de nous instruire ; je veux dire que nous venons au monde sans savoir comment : nous prenons la nourriture qu’on nous présente sans la connoître, & sans avoir aucune lumiere sur ce qu’elle doit opérer en nous, ni même sans nous en mettre en peine ; nous marchons, nous agissons, nous nous transportons d’un lieu à un autre, nous voyons, nous regardons, nous entendons, nous parlons, sans avoir aucune connoissance des causes physiques, ni des parties internes de nous-mêmes que nous mettons en oeuvre pour ces différentes opérations : de plus, les organes des sens sont les portes & l’occasion de toutes ces connoissances, au point que nous n’en avons aucune qui ne suppose quelque impression sensible antérieure qui nous ait donné lieu de l’acquérir par la réflexion ; cependant combien peu de personnes ont quelques lumieres sur le méchanisme des organes des sens ? C’est bien dequoi on se met en peine, id populus curat scilicet ? Ter. And. act. II. sc. 2.

Après tout a-t-on besoin de ces connoissances pour sa propre conservation, & pour se procurer une sorte de bien être qui suffit ?

Je conviens que non : mais d’un autre côté si l’on veut agir avec lumiere & connoître les fondemens des Sciences & des Arts qui embellissent la société, & qui lui procurent des avantages si réels & si considérables, on doit acquérir les connoissances physiques qui sont la base de ces Sciences & de ces Arts, & qui donnent lieu de les perfectionner.

C’étoit en conséquence de pareilles observations, que vers la fin du dernier siecle un medecin nommé Amman qui résidoit en Hollande, apprenoit aux muets à parler, à lire, & à écrire. Voyez l’art de parler du P. Lamy, pag. 193. Et parmi nous M. Pereyre, par des recherches & par des pratiques encore plus exactes que celles d’Amman, opere ici [à Paris, quai des Augustins] les mêmes prodiges que ce medecin opéroit en la Hollande.

Mon dessein n’est pas d’entrer ici, comme ces deux philosophes, dans l’examen & dans le détail de la formation de chaque lettre particuliere, de peur de m’exposer aux railleries de madame Jourdain & à celles de Nicole. Voyez le Bourgeois gentilhomme de Moliere. Mais comme la méchanique de la voix est un sujet intéressant, que c’est principalement par la parole que nous vivons en société, que d’ailleurs un dictionnaire est fait pour toutes sortes de personnes, & qu’il y en a un assez grand nombre qui seront bien-aises de trouver ici sur ce point des connoissances qu’ils n’ont point acquises dans leur jeunesse ; j’ai cru devoir les dédommager de cette négligence, en leur donnant une idée générale de la méchanique de la voix, ce qui d’ailleurs fera entendre plus aisément la différence qu’il y a entre la consonne & la voyelle.

D’abord il faut observer que l’air qui sort des poumons est la matiere de la voix, c’est-à-dire du chant & de la parole. Lorsque la poitrine s’éleve par l’action de certains muscles, l’air extérieur entre dans les vésicules des poumons, comme il entre dans une pompe dont on éleve le piston.

Ce mouvement par lequel les poumons reçoivent l’air, est ce qu’on appelle inspiration.

Quand la poitrine s’affaisse, l’air sort des poumons ; c’est ce qu’on nomme espiration.

Le mot de respiration comprend l’un & l’autre de ces mouvemens ; ils en sont les deux especes.

Le peuple croit que le gosier sert de passage à l’air & aux alimens ; mais l’Anatomie nous apprend qu’au fond de la bouche commencent deux tuyaux ou conduits différens, entourés d’une tunique commune.

L’un est appellé ésophage, οἰσοφάγος, c’est-à-dire porte-manger, c’est par où les alimens passent de la bouche dans l’estomac ; c’est le gosier.

L’autre conduit, le seul dont la connoissance apapartienne à notre sujet, est situé à la partie antérieure du cou ; c’est le canal par où l’air extérieur entre dans les poumons & en sort : on l’appelle trachée-artere ; trachée, c’est-à-dire rude, à cause de ses cartilages ; τραχεῖα, féminin de τραχὺς, asper ; artere, d’un mot grec qui signifie receptacle, parce qu’en effet ce conduit reçoit & fournit l’air qui fait la voix : ἀρτηρία παρὰ τὸ ἀέρα τηρεῖν, garder l’air.

On confond communément l’un & l’autre de ces conduits sous le nom de gosier, guttur, quoique ce mot ne doive se dire que de l’ésophage ; les Grammairiens même donnent le nom de guttarales aux lettres que certains peuples prononcent avec une aspiration forte, & par un mouvement particulier de la trachée-artere.

Les cartilages & les muscles de la partie supérieure de la trachée-artere forment une espece de tête, ou une sorte de couronne oblongue qui donne passage à l’air que nous respirons ; c’est ce que le peuple appelle la pomme ou le morceau d’Adam. Les Anatomistes la nomment larynx, λάρυγξ, d’où vient λαρύζω, clamo, je crie. L’ouverture du larynx est appellée glotte, γλῶττα ; & suivant qu’elle est resserrée ou dilatée par le moyen de certains muscles, elle forme la voix ou plus grêle, ou plus pleine.

Il faut observer qu’au-dessus de la glotte il y a une espece de soûpape, qui dans le tems du passage des alimens couvre la glotte ; ce qui les empêche d’entrer dans la trachée-artere, on l’appelle épiglotte ; ἐπὶ, super, sur, & γλῶττα ou γλωττὶς.

M. Ferrein, célebre anatomiste, a observé à chaque levre de la glotte une espece de ruban large d’une ligne, tendu horisontalement ; l’action de l’air qui passe par la fente ou glotte, excite dans ces rubans des vibrations qui les font sonner comme les cordes d’un instrument de musique : M. Ferrein appelle ces rubans cordes vocales. Les muscles du larynx tendent ou relâchent plus ou moins ces cordes vocales ; ce qui fait la différence des tons dans le chant, dans les plaintes, & dans les cris. Voyez le Mémoire de M. Ferrein, Histoire de l’académie des Sciences, année 1741. pag. 409.

Les poumons, la trachée-artere, le larynx, la glotte, & ses cordes vocales, sont les premiers organes de la voix, auxquels il faut ajoûter le palais, c’est-à-dire la partie supérieure & intérieure de la bouche, les dents, les levres, la langue, & même ces deux ouvertures qui sont au fond du palais, & qui répondent aux narines ; elles donnent passage à l’air quand la bouche est fermée.

Tout air qui sort de la trachée-artere n’excite pas pour cela du son ; il faut pour produire cet effet que l’air soit poussé par une impulsion particuliere, & que dans le tems de son passage il soit rendu sonore par les organes de la parole : ce qui lui arrive par deux causes différentes.

Premierement, l’air étant poussé avec plus ou moins de violence par les poumons, il est rendu sonore par la seule situation où se trouvent les organes de la bouche. Tout air poussé qui se trouve resserré dans un passage dont les parties sont disposées d’une certaine maniere, rend un son ; c’est ce qui se passe dans les instruments à vent, tels que l’orgue, la flûte, &c.

En second lieu, l’air qui sort de la trachée-artere est rendu sonore dans son passage par l’action ou mouvement de quelqu’un des organes de la parole ; cette action donne à l’air sonore une agitation & un trémoussement momentanée, propre à faire entendre telle ou telle consonne : voilà deux causes qu’il faut bien distinguer ; 1°. simple situation d’organes ; 2°. action ou mouvement de quelque organe particulier sur l’air qui sort de la trachée-artere.

Je compare la premiere maniere à ces fentes qui rendent sonore le vent qui y passe, & je trouve qu’il en est à-peu-près de la seconde, comme de l’effet que produit l’action d’un corps solide qui en frappe un autre. C’est ainsi que la consonne n’est entendue que par l’action de quelqu’un des organes de la parole sur quelque autre organe, comme de la langue sur le palais ou sur les dents, d’où résulte une modification particuliere de l’air sonore.

Ainsi l’air poussé par les poumons, & qui sort par la trachée-artere, reçoit dans son passage différentes modifications & divers trémoussemens, soit par la situation, soit par l’action des autres organes de la parole de celui qui parle ; & ces trémoussemens parvenus jusqu’à l’organe de l’oüie de ceux qui écoutent, leur font entendre les différentes modulations de la voix & les divers sons des mots, qui sont les signes de la pensée qu’on veut exciter dans leur esprit.

Les différentes sortes de parties qui forment l’ensemble de l’organe de la voix, donnent lieu de comparer cet organe selon les différens effets de ces parties, tantôt à un instrument à vent, tel que l’orgue ou la flûte ; tantôt à un instrument à corde, tantôt enfin à quelqu’autre corps capable de faire entendre un son, comme une cloche frappée par son battant, ou une enclume sur laquelle on donne des coups de marteau.

Par exemple s’agit-il d’expliquer la voyelle, on aura recours à une comparaison tirée de quelque instrument à vent. Supposons un tuyau d’orgue ouvert, il est certain que tant que ce tuyau demeurera ouvert, & tant que le soufflet fournira de vent ou d’air, le tuyau rendra le son, qui est l’effet propre de l’état & de la situation où se trouvent les parties par lesquelles l’air passe. Il en est de même de la flûte ; tant que celui qui en joüe y souffle de l’air, on entend le son propre au trou que les doigts laissent ouvert : le tuyau d’orgue ni la flûte n’agissent point, ils ne sont que se préter à l’air poussé, & demeurent dans l’état où cet air les trouve.

Voilà précisément la voyelle. Chaque voyelle exige que les organes de la bouche soient dans la situation requise pour faire prendre à l’air qui sort de la trachée-artere la modification propre à exciter le son de telle ou telle voyelle. La situation qui doit faire entendre l’a, n’est pas la même que celle qui doit exciter le son de l’i ; ainsi des autres.

Tant que la situation des organes subsiste dans le même état, on entend la même voyelle aussi longtems que la respiration peut fournir d’air. Les poumons sont à cet égard ce que les soufflets sont à l’orgue.

Selon ce que nous venons d’observer, il fuit que le nombre des voyelles est bien plus grand qu’on ne le dit communément.

Tout son qui ne résulte que d’une situation d’organes sans exiger aucun battement ni mouvement qui survienne aux parties de la bouche, & qui peut être continué aussi long-tems que l’espiration peut fournir d’air ; un tel son est une voyelle. Ainsi a, â, é, è, ê, i, o, ô, u ou eu, & sa foible e muet, & les nazales an, en, &c. Tous ces sons-là sont autant de voyelles particulieres, tant celles qui ne sont ecrites que par un seul caractere, telles que a, e, i, o, u, que celles qui, faute d’un caractere propre, sont écrites par plusieurs lettres, telles que ou, eu, oient, &c. Ce n’est pas la maniere d’écrire qui fait la voyelle, c’est la simplicité du son qui ne dépend que d’une situation d’organes, & qui peut être continué : ainsi au, eau, ou, eu, ayent, &c. quoiqu’écrits par plus d’une lettre, n’en sont pas moins de simples voyelles. Nous avons donc la voyelle u & la voyelle ou ; les Italiens n’ont que l’ou, qu’ils écrivent par le simple u, Nous avons de plus la voyelle eu, feu, lieu ; l’e muet en est la foible, & est aussi une voyelle particuliere.

Il n’en est pas de même de la consonne ; elle ne dépend pas comme la voyelle d’une situation d’organes, qui puisse être permanente, elle est l’effet d’une action passagere, d’un trémoussement, ou d’un mouvement momentanée [écrivez momentanée par deux ee, telle est l’analogie des mots françois, qui viennent de mots latins eu, eus. c’est ainsi que l’on dit les champs élisées, les monts pyrenées, le colisée, & non le colisé, le fleuve alphée, & non le fleuve alphé, fluvius alpheus. Voyez le dictionn. de l’Académie, celui de Trévoux, & celui de Joubert aux mots momentanée & spontanée] de quelque organe de la parole, comme de la langue, des levres, &c. ensorte que si j’ai comparé la voyelle au son qui résulte d’un tuyau d’orgue ou du trou d’une flûte, je croi pouvoir comparer la consonne à l’effet que produit le battant d’une cloche, ou le marteau sur l’enclume ; fournissez de l’air à un tuyau d’un orgue ou au trou d’une flûte, vous entendrez toûjours le même son, au lieu qu’il faut répéter les coups du battant de la cloche & ceux du marteau de l’enclume : pour avoir encore le son qu’on a entendu la premiere fois ; de même si vous cessez de répéter le mouvement des levres qui a fait entendre le be ou le pe ; si vous ne redoublez point le trémoussement de la langue qui a produit le re, on n’entendra plus ces consonnes. On n’entend de son que par les trémoussemens que les parties sonores de l’air reçoivent des divers corps qui les agitent : or l’action des levres ou les agitations de la langue, donnent à l’air qui sort de la bouche la modification propre à faire entendre telle ou telle consonne. Or si après une telle modification, l’émission de l’air qui l’a reçue dure encore, la bouche demeurant nécessairement ouverte pour donner passage à l’air, & les organes se trouvant dans la situation qui a fait entendre la voyelle, le son de cette voyelle pourra être continue aussi long-tems que l’émission de l’air durera ; au lieu que le son de la consonne n’est plus entendu après l’action de l’organe qui l’a produite.

L’union ou combinaison d’une consonne avec une voyelle, ne peut se faire que par une même émission de voix ; cette union est appellée articulation. Il y a des articulations simples, & d’autres qui sont plus ou moins composées : ce que M. Harduin secrétaire de la société litteraire d’Arras, a extrèmement bien développé dans un mémoire particulier. Cette combinaison se fait d’une maniere successive, & elle ne peut être que momentanée. L’oreille distingue l’effet du battement & celui de la situation : elle entend séparement l’un après l’autre : par exemple, dans la syllabe ba, l’oreille entend d’abord le b, ensuite l’a ; & l’on garde ce même ordre quand on écrit les lettres qui font les syllabes, & les syllabes qui font les mots.

Enfin cette union est de peu de durée, parce qu’il ne seroit pas possible que les organes de la parole fussent en même tems en deux états, qui ont chacun leur effet propre & différent. Ce que nous venons d’observer à l’égard de la consonne qui entre dans la composition d’une syllabe, arrive aussi par la même raison dans les deux voyelles qui font une diphtongue, comme ui, dans lui, nuit, bruit, &c. L’u est entendu le premier, & il n’y a que le son de l’i qui puisse être continué, parce que la situation des organes qui forme l’i, a succédé subitement à celle qui avoit fait entendre l’u.

L’articulation ou combinaison d’une consonne avec une voyelle rait une syllabe ; cependant une seule voyelle fait aussi fort souvent une syllabe. La syllabe est un son ou simple ou composé, prononcé par une seule impulsion de voix, a-jou-té, ré-u-ni, cré-é, cri-a, il-y-a.

Les syllabes qui sont terminées par des consonnes sont toûjours suivies d’un son foible, qui est regardé comme un e muet ; c’est le nom que l’on donne à l’effet de la derniere ondulation ou du dernier tremoussement de l’air sonore, c’est le dernier ébranlement que le nerf auditif reçoit de cet air : je veux dire que cet e muet foible n’est pas de même nature que l’e muet excité à dessein, tel que l’e de la fin des mots vu-e, vi-e, & tels que sont tous les e de nos rimes féminines. Ainsi il y a bien de la différence entre le son foible que l’on entend à la fin du mot Michel & le dernier du mot Michele, entre bel & belle, entre coq & coque, entre Job & robe ; bal ; & balle, cap & cape, Siam & ame, &c.

S’il y a dans un mot plusieurs consonnes de suite, il faut toûjours supposer entre chaque consonne cet e foible & fort bref, il est comme le son que l’on distingue entre chaque coup de marteau quand il y en a plusieurs qui se suivent d’aussi près qu’il est possible. Ces réflexions font voir que l’e muet foible est dans toutes les langues.

Recueillons de ce que nous avons dit, que la voyelle est le son qui résulte de la situation où les organes de la parole se trouvent dans le tems que l’air de la voix sort de la trachée-artere, & que la consonne est l’effet de la modification passagere que cet air reçoit de l’action momentanée de quelque organe particulier de la parole.

C’est relativement à chacun de ces organes, que dans toutes les langues on divise les lettres en certaines classes où elles sont nommées du nom de l’organe particulier, qui paroît contribuer le plus à leur formation. Ainsi les unes sont appellées labiales, d’autres linguales, ou bien palatiales, ou dentales, ou nazales, ou gutturales. Quelques-unes peuvent être dans l’une & dans l’autre de ces classes, lorsque divers organes concourent à leur formation.

1°. Labiales, b, p, f, v, m.

2°. Linguales, d, e, n, l, r.

3°. Palatiales, g, j, c fort, ou k, ou q ; le mouillé fort ille, & le mouillé foible ye.

4°. Dentales ou sifflantes, s ou c doux, tel que se si ; z, ch ; c’est à cause de ce sifflement que les anciens ont appellé ces consonnes, semivocales, demi-voyelles ; au lieu qu’ils appelloient les autres muettes.

5°. Nazales, m, n, gn.

6°. Gutturales ; c’est le nom qu’on donne à celles qui sont prononcées avec une aspiration forte, & par un mouvement du fond de la trachée-artere. Ces aspirations fortes sont fréquentes en Orient & au Midi : il y a des lettres gutturales parmi les peuples du Nord. Ces lettres paroissent rudes à ceux qui n’y sont pas accoûtumés. Nous n’avons de son guttural que le , qu’on appelle communément ache aspirée : cette aspiration est l’effet d’un mouvement particulier des parties internes de la trachéeartere ; nous ne l’articulons qu’avec les voyelles, le héros, la hauteur.

Les Grecs prononçoient certaines consonnes avec cette aspiration. Les Espagnols aspirent aussi leur j, leur g & leur x.

Il y a des Grammairiens qui mettent le h au rang des consonnes ; d’aes au contraire soutiennent que ce signe ne marquant aucun son particulier, analogue aux sons des autres consonnes, il ne doit être consideré que comme un signe d’aspiration.

Ils ajoutent que les Grecs ne l’ont point regardé autrement ; qu’ils ne l’ont point mis dans leur alphabet entant que signe d’aspiration, & que dans l’écriture ordinaire ils ne le marquent que comme les accents au-dessus des lettres ; & que si dans la suite il a passé dans l’alphabet latin, & de-là dans ceux des langues modernes, cela n’est arrivé que par l’indolence des copistes qui ont suivi le mouvement des doigts, & écrit de suite ce signe avec les autres lettres du mot, plûtôt que d’interrompre ce mouvement pour marquer l’aspiration au-dessus de la lettre.

Pour moi, je crois que puisque les uns & les autres de ces Grammairiens conviennent de la valeur de ce signe ; ils doivent se permettre réciproquement de l’appeller ou consonne ou signe d’aspiration, selon le point de vûe qui les affecte le plus.

Les lettres d’une même classe se changent facilement l’une pour l’autre ; par exemple, le b se change facilement ou en p, ou en v, ou en f ; parce que ces lettres étant produites par les mêmes organes, il suffit d’appuyer un peu plus ou un peu moins pour faire entendre ou l’une ou l’autre.

Le nombre des lettres n’est pas le même partout. Les Hébreux & les Grecs n’avoient point le le mouillé, ni le son du gn. Les Hébreux avoient le son du che,ש, schin : mais les Grecs ni les Latins ne l’avoient point. La diversité des climats cause des différences dans la prononciation des langues.

Il y a des peuples qui mettent en action certains organes, & même certaines parties des organes, dont les autres ne font point d’usage. Il y a aussi une forme ou maniere particuliere de faire agir les organes. De plus, en chaque nation, en chaque province, & même en chaque ville, on s’énonce avec une sorte de modulation particuliere, c’est ce qu’on appelle accent national ou accent provincial. On en contracte l’habitude par l’éducation ; & quand les esprits animaux ont pris une certaine route, il est bien difficile, malgré l’empire de l’ame, de leur en faire prendre une nouvelle. De-là vient aussi qu’il y a des peuples qui ne sauroient prononcer certaines lettres ; les Chinois ne connoissent ni le b, ni le d, ni le r ; en revanche ils ont des consonnes particulieres que nous n’avons point. Tous leurs mots sont monosyllabes, & commencent par une consonne & jamais par une voyelle. Voyez la Grammaire Chinoise de M. Fourmont.

Les Allemans ne peuvent pas distinguer le z d’avec le s ; ils prononcent zele comme sel : ils ont de la peine à prononcer les l mouillés, ils disent file au lieu de fille. Ces l mouillés sont aussi fort difficiles à prononcer pour les personnes nées à Paris : elles le changent en un mouillé foible, & disent Versayes au lieu de Versailles, &c. Les Flamans ont bien de la peine à prononcer la consonne j. Il y a des peuples en Amérique qui ne peuvent point prononcer les lettres labiales b, p, f, m. La lettre th des Anglois est très-difficile à prononcer pour ceux qui ne sont point nés Anglois. Ces réflexions sont fort utiles pour rendre raison des changements arrivés à certains mots qui ont passé d’une langue dans une autre. Voyez la dissertation de M. Falconet, sur les principes de l’étymologie ; Histoire de l’Acad. des Belles-Lettres.

A l’égard du nombre de nos consonnes, si l’on ne compte que les sons & qu’on ne s’arrête point aux caracteres de notre alphabet, ni à l’usage souvent déraisonnable que l’on fait de ces caracteres, on trouvera que nous avons d’abord dix-huit consonnes, qui ont un son bien marqué, & auxquelles la qualification de consonne n’est point contestée.

Nous devrions donner un caractere propre, déterminé, unique & invariable à chacun de ces sons, ce que les Grecs ont fait exactement, conformément aux lumieres naturelles. Est-il en effet raisonnable que le même signe ait des destinations différentes dans le même genre, & que le même objet soit indiqué tantôt par un signe tantôt par un autre ?

Avant que d’entrer dans le compte de nos consonnes, je crois devoir faire une courte observation sur la maniere de les nommer.

Il y a cent ans que la Grammaire générale de P.R. proposa une maniere d’apprendre à lire facilement en toutes sortes de langues. I. part. chap. vj. Cette maniere consiste à nommer les consonnes par le son propre qu’elles ont dans les syllabes où elles se trouvent, en ajoûtant seulement à ce son propre celui de l’e muet, qui est l’effet de l’impulsion de l’air nécessaire pour faire entendre la consonne ; par exemple, si je veux nommer la lettre B que j’ai observée dans les mots Babylone, Bibus, &c. je l’appellerai be, comme on le prononce dans la derniere syllabe de tombe, ou dans la premiere de besoin.

Ainsi du d, que je nommerai de, comme on l’entend dans ronde ou dans demande.

Je ne dirai plus effe, je dirai fe, comme dans fera, étoffe ; je ne dirai plus elle, je dirai le ; enfin je ne dirai ni emme ni enne, je dirai me, comme dans aime, & ne, comme dans sone ou dans bonne, ainsi des autres.

Cette pratique facilite extrèmement la liaison des consonnes avec les voyelles pour en faire des syllabes, fe, a, fa, fe, re, i, fri, ensorte qu’épeler c’est lire. Cette methode a été renouvellée de nos jours par MM. de Launay pere & fils, & par d’autres maîtres habiles : les mouvemens que M. Dumas s’est donnés pendant sa vie pour établir son bureau typographique, ont aussi beaucoup contribué à faire connoître cette dénomination, ensorte qu’elle est aujourd’hui pratiquée, même dans les petites écoles.

Voyons maintenant le nombre de nos consonnes ; je les joindrai, autant qu’il sera possible, à chacune de nos huit voyelles principales.

      
                     Figure de la 
                     Nom de la 
                     Exemples de chaque consonne avec cha-
                     Lettre.  Lettre.                 que voyelle.
                           a 
                     é 
                     i
                     Babylone, béat, biere,
B, b,        be.        [non reproduit]o 
                     u 
                     ou
                     Bonet, bule, boule,
                            eu 
                     e muet.
                          Beurre, bedeau.





      
Figure de la 
                     Nom de la 
                     Exemples de chaque consonne avec
                     Lettre.     Lettre.                  chaque voyelle.
                           Cadre ou quadre, karat ou
C,  c dur,                  carat, kalendes ou calendes,
K, Q, q,      que       [non reproduit]le Quénoi, qui, kiricle, coco,
                           cure, le cou, queue, querir,
                           querelle.

Comme je ne cherche que les sons propres de chaque lettre de notre langue, désignés par un seul caractere incommunicable à tout autre son, je ne donne ici au c que le son fort qu’il a dans les syllabes ca, co, cu. Le son doux ce, ci, appartient au s ; & le son ze, zi, appartient à la lettre z.

      
D, d,     de.  [non reproduit]David, un dé, Diane, dodu, duché,
                  douleur, deux, demander.
F, s,     fe.  [non reproduit]Faveur, féminin, fini, forêt, funes-
                     te, le four, le feu, femelle.
G, g dur  gue. [non reproduit]Gaje, guérir, guide, à gogo, guttutal, 
                     goulu, gueux, guedé.

    

Je ne donne ici à ce caractere que le son qu’il a devant a, o, u ; le son foible ge, gi, appartient au j.

      
J, j,     je. [non reproduit]Jamais, Jésuite, j’irai, joli, jupe,
                joue, jeu, jetter, jetton.

Le son du j devant i a été donné dans notre ortographe vulgaire au g doux, gibier ; gîte, giboulée, &c. & souvent malgré l’étymologie, comme dans ci gît, hic jacet. Les partisans de l’ortographe vulgaire ne respectent l’étymologie, que lorsqu’elle est favorable à leur préjugé.

      
L, l, le. [non reproduit]La, légion, livre, loge, la lune, Louis,
                     leurrer, leçon.
M, m, me. [non reproduit]Machine, médisant, midi, morale, muse,
             moulin, meunier, mener.
N, n, ne. [non reproduit]Nager, Néron, Nicole, novice, nuage,
             nourrice, neutre, mener.
P, p, pe. [non reproduit]Pape, péril, pigeon, pommade, puni-
                     tion, poupée, peuple, pelé, pelote.
R, r, re.    Ragoût, regle, rivage, Rome, rude,
         [non reproduit]rouge, Reutlingen, ville de Suabe, re-
                     venir.
S, s, se. [non reproduit]Sage, séjour, Sion, Solon, sucre, sou-
                     venir, seul, semaine.
T, t, te.    Table, ténebres, tiarre, tonnerre, tuteur,
         [non reproduit]Toulouse, l’ordre Teutonique en Alle-
                     magne, tenir.
V, v, ve. [non reproduit]Valeur, vélin, ville, volonté, vulgaire,
             vouloir, je veux venir.
Z, z, ze. [non reproduit]Zacharie, zéphire, zizanie, zone, Zu-
                     rich, ville en Suisse.

Je ne mets pas ici la lettre x, parce qu’elle n’a pas de son qui lui soit propre. C’est une lettre double que les copistes ont mise en usage pour abréger. Elle fait quelquefois le service des deux lettres fortes c s, & quelquefois celui des deux fobiles g z.

      
                     x pour c s.                 x pour g z.
Exemples.   Prononcez.        Exemples.     Prononcez.
Axe,               ac se,        Examen,        eg-zamen.
Axiome,            ac-siome.    Exemple,       eg-zemple.
Alexandre,         Alec-sandre. Exaucer,       eg-zaucer.
Fluxion,           fluc-sion.   Exarque,       Eg-zarque.
Sexe,              sec-se.      Exercice,      eg-zercice.
Taxe,              tac-se,      Exil,          eg-zil.
Vexé,              vec-sé.      Exiger,        eg-ziger.
Xavier,            Csa-vier.    Exode,         eg-zode.
Xenophon,          Cse-nophon.  Exhorter,      eg-zhorter.

A la fin des mots, l’x a en quelques noms propres le son de c s : Ajax, Pollux, Styx, on prononce Ajacs, Pollucs, Stycs. Il en est de même de l’adjectif préfix, on pronoce préfics.

Mais dans les autres mots que les maîtres à écrire, pour donner plus de jeu à la plume, ont terminé par un x, ce x tient seulement la place du s, comme dans je veux, les cieux, les yeux, la voix, six, dix, chevaux, &c.

Le x est employé pour deux s dans soixante, Bruxelle, Auxone, Auxerre, on dit Ausserre, soissante, Brusselles, Aussone, à la maniere des Italiens qui n’ont point de x dans leur alphabet, & qui employent les deux ss à la place de cette lettre : Alessandro, Alessio.

On écrit aussi, par abus, le x au lieu du z, en ces mots sixieme, deuxieme, quoiqu’on prononce sizieme, deuzieme. Le x tient lieu du c dans excellent, prononcez eccellent.

Voilà déjà quinze sons consonnes désignés par quinze caracteres propres ; je rejette ici les caracteres auxquels un usage aveugle a donné le son de quelqu’un des quinze que nous venons de compter, tels sont le k & le q, puisque le c dur marque exactement le son de ces lettres. Je ne donne point ici au c le son du s, ni au s le son du z. C’est ainsi qu’en Grec le κ cappa est toûjours cappa, le ς sigma toûjours sigma ; de sorte que si en Grec la prononciation d’un mot vient à changer, ou par contraction, ou par la forme de la conjugaison, ou par la raison de quelque dialecte, l’ortographe de ce mot se conforme au nouveau son qu’on lui donne. On n’a égard en Grec qu’à la maniere de prononcer les mots, & non à la source d’où ils viennent, quand elle n’influe en rien sur la prononciation, qui est le seul but de l’ortographe. Elle ne doit que peindre la parole, qui est son original ; elle ne doit point en doubler les traits, ni lui en donner qu’il n’a pas, ni s’obstiner à le peindre à présent tel qu’il étoit il y a plusieurs années.

Au reste les réflexions que je fais ici n’ont d’autre but, que de tâcher de découvrir les sons de notre langue. Je ne cherche que le fait. D’ailleurs je respecte l’usage dans le tems même que j’en reconnois les écarts & la déraison, & je m’y conforme malgré la réflexion sage du célebre prote de Poitiers & de M. Restaut, qui nous disent qu’il est toûjours louable en fait d’ortographe de quitter une mauvaise habitude pour en contracter une meilleure, c’est-à-dire plus conforme aux lumieres naturelles & au but de l’art. Traité de l’ortographe en forme de dictionnaire, édit. de 1739, page 421. & IV. édition corrigée par M. Restaut, 1752, page 635.

Que si quelqu’un trouve qu’il y a de la contrariété dans cette conduite, je lui répons que tel est le procédé du genre humain. Agissons-nous toûjours conformément à nos lumieres & à nos principes ?

Aux quinze sons que nous venons de remarquer, on doit en ajoûter encore quatre autres qui devroient avoir un caractere particulier. Les Grecs n’auroient pas manqué de leur en donner un, comme ils firent à l’e long, à l’e long, & aux lettres aspirées. Les quatre sons dont je veux parler ici, sont le ch qu’on nomme che, le gn qu’on nomme gne, le ll ou lle qui est un son mouillé fort, & le y qu’on nomme qui est un son mouillé foible.

      
                     Figure.      Nom.       Exemples.
                           Chapeau, chérit, chicane,
Ch, ch,      che.        [non reproduit]chose, chûte, chou, chemin,
                            cheval.




      
Figure.    Nom.                Exemples :
gn,   gne.

      
Il ne s’agit pas de ces deux       Pays de Coca-gne.
lettres, quand elles gardent leur  Allema-gne.
son propre, comme dans gnomon,  
                     Ma-gnanime.
magnus, il s’agit du son  Champa-gne.
mouillé qu’on leur donne-dans  [non reproduit]Re-gne.
                                  Li-gne.
                                  Insi-gne.
                                  Ma-gnifique.
                                  Avi-gnon.
                                  Oi-gnon.
Les Espagnols marquent ce
son par un n surmonté d’une
petite ligne, qu’ils appellent
tilde, c’est-à-dire titre… [non reproduit]Montaña, montagne.
                                                  España, Espagne.
Il,    Ile mouillé fort.

Nous devrions avoir aussi un caractere particulier destiné uniquement à marquer le son de l mouillé. Comme ce caractere nous manque, notre ortographe n’est pas uniforme dans la maniere de désigner ce son ; tantôt nous l’indiquons par un seul l, tantôt par deux ll, quelquefois par lh. On doit seulement observer que l mouillé est presque toûjours précédé d’un i ; mais cet i n’est pas pour cela la marque caractéristique du l mouillé, comme on le voit dans civil, Nil, exil, fil, file, vil, vile, où le l n’est point mouillé, non plus que dans Achille, pupille, tranquille, qu’on feroit mieux de n’écrire qu’avec un seul l.

Il faut observer qu’en plusieurs mots, l’i se fait entendre dans la syllabe avant le son mouillé, comme dans péril, on entend l’i, ensuite le son mouillé pé-ri-l.

Il y a au contraire plusieurs mots où l’i est muet, c’est-à-dire qu’il n’y est pas entendu séparément du son mouillé ; il est confondu avec ce son, ou plûtôt, ou il n’y est point quoiqu’on l’écrive, ou il y est bien foible.

      
                     
                        Exemples où l’i est entendu.
Péri-l.                       Babi-lle.
Avri-l.                       Veti-lle.
Ba-bil.                       Fréti-lle.
Du mi-l.                      Chevi-lle.
Un genti-l-homme.            Fami-lle.
Brési-l.                      Cédi-lle.
Fi-lle.                       Sévi-lle.

                        Exemples où l’i est muet & confondu avec le son
                     mouillé.
De l’a-il, de l’ail.          Ni sou ni ma-ille.
Qu’il s’en ai-lle.            Sans pare-ille.
Bou-ill-on, bouillir.        Il ra-ille.
Boute-ille.                   Le duc de Sulli.
Berca-il.                     Le seu-il de la porte.
Ema-il.                       Le somme-il, il somme-ille.
Evanta-il.                    Sou-iller.
Qu’il fou-ille.               Trava-il, trava-iller.
Qu’il fa-ille.                Qu’il veu-ille.
Le village de Julli.           La ve-ille.
Merve-ille.                   Rien qui va-ille.
Mou-ille, mou-ill-er.

Le son mouillé du l est aussi marqué dans quelques noms propres par lh. Milhaud ville de Rouergue, M. Silhon, M. de Pardalhac.

On a observé que nous n’avons point de mots qui commencent par le son mouillé.

Du ou mouillé foible. Le peuple de Paris change le mouillé fort en mouillé foible ; il prononce fi-ye au lieu de fille, Versa-yes pour Versailles. Cette prononciation a donné lieu à quelques grammairiens modernes d’observer ce mouillé foible. En effet il y a bien de la différence dans la prononciation de ien dans mien, tien, &c. & de celle de moy-en, pa-yen, a-yeux, a-yant, Ba-yone, Ma-yance, Bla-ye ville de Guiene, fa-yance, em-plo-yons à l’indicatif, afin que nous emplo-i-yons, que vous a-i-yez, que vous so-i-yez au subjonctif. La ville de No-yon, le duc de Ma-yene, le chevalier Ba-yard, la Ca-yene, ca-yer, fo-yer, bo-yaux.

Ces grammairiens disent que ce son mouillé est une consonne. C’est ce que j’ai entendu soûtenir il y a long-tems par un habile grammairien, M. Faiguet qui nous a donné le mot Citation . M. du Mas qui a inventé le bureau typographique, dit que

« dans les mots pa-yer, emplo-yer, &c. est une espece d’i mouillé consonne ou demi-consonne ».

Bibliotheque des enfans, III. vol. page 209, Paris 1733.

M. de Launay dit que

« cette lettre y est amphibie ; qu’elle est voyelle quand elle a la prononciation de i, mais qu’elle est consonne quand on l’employe avec les voyelles, comme dans les syllabes ya, yé, &c. & qu’alors il la met au rang des consonnes »,

Méthode de M. de Launay, p. 39 & 40. Paris 1741.

Pour moi, je ne dispute point sur le nom. L’essentiel est de bien distinguer & de bien prononcer cette lettre. Je regarde ce son dans les exemples ci-dessus, comme un son mixte, qui me paroît tenir de la voyelle & de la consonne, & faire une classe à part.

Ainsi, en ajoûtant le che & les deux sons mouillés gn & ll, aux quinze premieres consonnes, cela fait dix-huit consonnes, sans compter le h aspiré, ni le mouillé foible ou son mixte ye.

Je vais finir par une division remarquable entre les consonnes. Depuis M. l’abbé de Dangeau, nos Grammairiens les divisent en foibles & en fortes, c’est-à-dire que le même organe poussé par un mouvement doux produit une consonne foible, & que s’il a un mouvement plus fort & plus appuyé, il fait entendre une consonne forte. Ainsi B est la foible de P, & P est la forte de B. Je vais les opposer ici les unes aux autres.

      
                     Consonnes foibles.          Consonnes fortes.
        B                          P
Bacha.                      Pacha, terme d’honneur
                               qu’on donne aux grands
                               officiers chez les Turcs.
Baigner.                    Peigner.
Bain.                       Pain.
Bal.                        Pal, terme de blason.
Balle.                      Pâle.
Ban.                        Pan, dieu du paganisme.
Baquet.                     Pacquet.
Bar, duché en Lorraine.     Par.
Bâté.                       Pâté.
Bâtard.                     Patard, petite monnoie.
Beau.                       Peau.
Bécher.                     Pêcher.
Bercer.                     Percer.
Billard.                    Pillard.
Blanche.                    Planche.
Bois.                       Pois.
          D                        T
Dactyle, terme de Poésie.  
                        Tactile
                     , qui peut être
                            touché ou qui concerne
                            le sens du toucher, les
                            qualités tactiles.
Danser.                     Tanser, réprimander.
Dard.                       Tard.
Dater.                      Tâter.
Déister.                    Théiste.
Dette.                      Tete, il tete. Tête, caput.
Doge.                       Toge.
Doict.                      Toict.
Donner, il donne.           Tonner, il tonne.





      
G, gue.                C dur. K ou Q, que.
Gabaret, ville de Gascogne. Cabaret.

Gache.                       Cache.
Gage.                        Cage.
Gale.                        Cale, terme de Marine.
Gand.                        Can,, qu’on écrit communément 
                             Caen. Quand,
                             quando.
Glace.                       Classe.
Grace.                       Crasse.
Grand.                       Cran.
Greve.                       Creve.
Gris,                        Cri, cris.
Grosse.                      Crosse.
Grotte.                      Crotte.
      J, je.                  Ch, che.
Japon.                       Chapon.
Jarretiere.                  Charretiere.
Jatte.                       Chatte.
      V, ve.                   F, fe.
Vain.                        Fain.
Valoir.                      Falloir, il falloit.
Vaner.                       Faner.
Vendre, vendu.               Fendre, fendu.
      Z, ze.                   S, se.
Zele.                        Selle.
Zone.                        La Saone, riviere.
                            Il sonne, de sonner.
  Ye mouillé foible.        L, ll mouillé fort.
Qu’il pai-ye.                Pa-ille.
Pa-yen.                      Mai-lle.
Moi-yen.                     Va-ille.
La ville de Bla-ye, en       Versa-illes.
Guyenne.                    Fi-lle.
Les îles Luca-yes en Amé-Fami-lle.
rique.
La ville de Noyon en Picardie.

&c.                   &c.

Par ce détail des consonnes foibles & des fortes, il paroît qu’il n’y a que les deux lettres nazales m, n, & les deux liquides l, r, dont le son ne change point d’un plus foible en un plus fort, ni d’un plus fort en un plus foible ; & ce qu’il y a de remarquable à l’égard de ces quatre lettres, selon l’observation que M. Harduin a faite dans le mémoire dont j’ai parlé, c’est qu’elles peuvent se lier avec chaque espece de consonne, soit avec les foibles, soit avec les fortes, sans apporter aucune altération à ces lettres. Par exemple, imbibé, voilà le m devant une foible ; impitoyable, le voilà devant une forte. Je ne prétens pas dire que ces quatre consonnes soient immuables, elles se changent souvent, sur-tout entr’elles, je dis seulement qu’elles peuvent précéder ou suivre indifféremment ou une lettre foible ou une forte. C’est peut-être par cette raison que les anciens ont donné le nom de liquides à ces quatre consonnes m, n, l, r.

Au lieu qu’à l’égard des autres, si une foible vient à être suivie d’une forte, les organes prenant la disposition requise pour articuler cette lettre forte, font prendre le son fort à la foible qui précede, ensorte que celle qui doit être prononcée la derniere change celle qui est devant en une lettre de son espece, la forte change la foible en forte, & la foible fait que la forte devient foible.

C’est ainsi que nous avons vû que le x vaut tantôt c s, qui sont deux fortes, & tantôt g z, qui sont deux foibles. C’est par la même raison qu’au préterit le b de scribo se change en p, à cause d’une lettre forte qui doit suivre : ainsi on dit scribo, scripsi, scriptum. M. Harduin est entré à ce sujet dans un détail fort exact par rapport à la langue françoise ; & il observe que, quoique nous écrivions absent, si nous voulons y prendre garde, nous trouverons que nous prononçons apsent. (F)

CONSTRUCTION

Construction (Grammaire)

CONSTRUCTION, s. f. terme de Grammaire ; ce mot est pris ici dans un sens métaphorique, & vient du latin construere, construire, bâtir, arranger.

La construction est donc l’arrangement des mots dans le discours. La construction est vicieuse quand les mots d’une phrase ne sont pas arrangés selon l’usage d’une langue. On dit qu’une construction est greque ou latine, lorsque les mots sont rangés dans un ordre conforme à l’usage, au tour, au génie de la langue greque, ou à celui de la langue latine.

Construction louche ; c’est lorsque les mots sont placés de façon qu’ils semblent d’abord se rapporter à ce qui précede, pendant qu’ils se rapportent réellement à ce qui suit. On a donné ce nom à cette sorte de construction, par une métaphore tirée de ce que dans le sens propre les louches semblent regarder d’un côté pendant qu’ils regardent d’un autre.

On dit construction pleine, quand on exprime tous les mots dont les rapports successifs forment le sens que l’on vent énoncer. Au contraire la construction est elliptique lorsque quelqu’un de ces mots est sousentendu.

Je crois qu’on ne doit pas confondre construction avec syntaxe. Construction ne présente que l’idée de combinaison & d’arrangement. Cicéron a dit selon trois combinaisons différentes, accepi litteras tuas, tuas accepi litteras, & litteras accepi tuas : il y a là trois constructions, puisqu’il y a trois différens arrangemens de mots ; cependant il n’y a qu’une syntaxe ; car dans chacune de ces constructions il y a les mêmes signes des rapports que les mots ont entr’eux, ainsi ces rapports sont les mêmes dans chacune de ces phrases. Chaque mot de l’une indique également le même correlatif qui est indiqué dans chacune des deux autres ; ensorte qu’après qu’on a achevé de lire ou d’entendre quelqu’une de ces trois propositions, l’esprit voit également que litteras est le déterminant d’accepi, que tuas est l’adjectif de litteras ; ainsi chacun de ces trois arrangemens excite dans l’esprit le même sens, j’ai reçu votre lettre. Or ce qui fait en chaque langue, que les mots excitent le sens que l’on veut faire naître dans l’esprit de ceux qui savent la langue, c’est ce qu’on appelle syntaxe. La syntaxe est donc la partie de la Grammaire qui donne la connoissance des signes établis dans une langue pour exciter un sens dans l’esprit. Ces signes, quand on en sait la destination, font connoître les rapports successifs que les mots ont entr’eux ; c’est pourquoi lorsque celui qui parle ou qui écrit s’écarte de cet ordre par des transpositions que l’usage autorise, l’esprit de celui qui ecoute ou qui lit rétablit cependant tout dans l’ordre en vertu des signes dont nous parlons, & dont il connoît la destination par usage.

Il y a en toute langue trois sortes de constructions qu’il faut bien remarquer.

I°. Construction nécessaire, significative ou énonciative, c’est celle par laquelle seule les mots font un sens : on l’appelle aussi construction simple & construction naturelle, parce que c’est celle qui est la plus conforme à l’état des choses, comme nous le ferons voir dans la suite, & que d’ailleurs cette construction est le moyen le plus propre & le plus facile que la nature nous ait donné pour faire connoître nos pensées par la parole ; c’est ainsi que lorsque dans un traité de Géométrie les propositions sont rangées dans un ordre successif qui nous en fait appercevoir aisément la liaison & le rapport, sans qu’il y ait aucune proposition intermédiaire à suppléer, nous disons que les propositions de ce traité sont rangées dans l’ordre naturel.

Cette construction est encore appellée nécessaire, parce que c’est d’elle seule que les autres constructions empruntent la propriété qu’elles ont de signifier, au point que si la construction nécessaire ne pouvoit pas se retrouver dans les autres sortes d’énonciations, celles-ci n’exciteroient aucun sens dans l’esprit, ou n’y exciteroient pas celui qu’on vouloit y faire naître ; c’est ce que nous ferons voir bien-tôt plus sensiblement.

II°. La seconde sorte de construction, est la construction figurée.

III°. Enfin, la troisieme est celle où les mots ne sont ni tous arrangés suivant l’ordre de la construction simple, ni tous disposés selon la construction figurée. Cette troisieme sorte d’arrangement est le plus en usage ; c’est pourquoi je l’appelle construction usuelle.

1°. De la construction simple. Pour bien comprendre ce que j’entens par construction simple & nécessaire, il faut observer qu’il y a bien de la différence entre concevoir un sens total, & énoncer ensuite par la parole ce que l’on a conçu.

L’homme est un être vivant, capable de sentir, de penser, de connoître, d’imaginer, de juger, de vouloir, de se ressouvenir, &c. Les actes particuliers de ces facultés se font en nous d’une maniere qui ne nous est pas plus connue que la cause du mouvement du coeur, ou de celui des piés & des mains-Nous savons par sentiment intérieur, que chaque acte particulier de la faculté de penser, ou chaque pensée singuliere est excitée en nous en un instant, sans division, & par une simple affection intérieure de nous-mêmes. C’est une vérité dont nous pouvons aisément nous convaincre par notre propre expérience. & sur-tout en nous rappellant ce qui se passoit en nous dans les premieres années de notre enfance : avant que nous eussions fait une assez grande provision de mots pour énoncer nos pensées, les mots nous manquoient, & nous ne laissions pas de penser, de sentir, d’imaginer, de concevoir, & de juger. C’est ainsi que nous voulons par un acte simple de notre volonté, acte dont notre sens interne est affecté aussi promptement que nos yeux le sont par les différentes impressions singulieres de la lumiere. Ainsi je crois que si après la création l’homme fût demeuré seul dans le monde, il ne se seroit jamais avisé d’observer dans sa pensée un sujet, un attribut, un substantif, un adjectif, une conjonction, un adverbe, une particule négative, &c.

C’est ainsi que souvent nous ne faisons connoître nos sentimens intérieurs que par des gestes, des mines, des regards, des soupirs, des larmes, & par tous les autres signes, qui sont le langage des passions plûtôt que celui de l’intelligence. La pensée, tant qu’elle n’est que dans notre esprit, sans aucun égard à l’énonciation, n’a besoin ni de bouche, ni de langue, ni du son des syllabes ; elle n’est ni hébraïque, ni greque, ni latine, ni barbare, elle n’est qu’à nous : intùs, in domicilio cogitationis, nec haebrea, nec graeca, nec latina, nec barbara . . . sine oris & linguae organis, sine strepitu syllabarum. S. August. confes. l. XI. c. iij.

Mais dès qu’il s’agit de faire connoître aux autres les affections ou pensées singulieres, & pour ainsi dire, individuelles de l’intelligence, nous ne pouvons produire cet effet qu’en faisant en détail des impressions, ou sur l’organe de l’ouïe par des sons dont les autres hommes connoissent comme nous la destination, ou sur l’organe de la vûe, en exposant à leurs yeux par l’écriture, les signes convenus de ces mêmes sons ; or pour exciter ces impressions, nous sommes contraints de donner à notre pensée de l’étendue, pour ainsi dire, & des parties, afin de la faire passer dans l’esprit des autres, où elle ne peut s’introduire que par leurs sens.

Ces parties que nous donnons ainsi à notre pensée par la nécessité de l’élocution, deviennent ensuite l’original des signes dont nous nous servons dans l’usage de la parole ; ainsi nous divisons, nous analysons, comme par instinct, notre pensée ; nous en rassemblons toutes les parties selon l’ordre de leurs rapports ; nous lions ces parties à des signes, ce sont les mots dont nous nous servons ensuite pour en affecter les sens de ceux à qui nous voulons communiquer notre pensée : ainsi les mots sont en même tems, & l’instrument & le signe de la division de la pensée. C’est de-là que vient la différence des langues & celle des idiotismes ; parce que les hommes ne se servent pas des mêmes signes partout, & que le même fond de pensée peut être analysé & exprimé en plus d’une maniere.

Dès les premieres années de la vie, le penchant que la nature & la constitution des organes donnent aux enfans pour l’imitation, les besoins, la curiosité, & la présence des objets qui excitent l’attention, les signes qu’on fait aux enfans en leur montrant les objets, les noms qu’ils entendent en même tems qu’on leur donne, l’ordre successif qu’ils observent que l’on suit, en nommant d’abord les objets, & en énonçant ensuite les modificatifs & les mots déterminans ; l’expérience répétée à chaque instant & d’une maniere uniforme, toutes ces circonstances & la liaison qui se trouve entre tant de mouvemens excités en même tems : tout cela, dis-je, apprend aux enfans, non-seulement les sons & la valeur des mots, mais encore l’analyse qu’ils doivent faire de la pensée qu’ils ont à énoncer, & de quelle maniere ils doivent se servir des mots pour faire cette analyse, & pour former un sens dans l’esprit des citoyens parmi lesquels la providence les a fait naître.

Cette méthode dont on s’est servi à notre égard, est la même que l’on a employée dans tous les tems & dans tous les pays du monde, & c’est celle que les nations les plus policées & les peuples les plus barbares mettent en oeuvre pour apprendre à parler à leurs enfans. C’est un art que la nature même enseigne. Ainsi je trouve que dans toutes les langues du monde, il n’y a qu’une même maniere nécessaire pour former un sens avec les mots : c’est l’ordre successif des relations qui se trouvent entre les mots, dont les uns sont énoncés comme devant être modifiés ou déterminés, & les autres comme modifiant ou déterminant : les premiers excitent l’attention & la curiosité, ceux qui suivent la satisfont successivement.

C’est par cette maniere que l’on a commencé dans notre enfance à nous donner l’exemple & l’usage de l’élocution. D’abord on nous a montré l’objet, ensuite on l’a nommé. Si le nom vulgaire étoit composé de lettres dont la prononciation fût alors trop difficile pour nous, on en substituoit d’autres plus aisées à articuler. Aprés le nom de l’objet on ajoûtoit les mots qui le modifioient, qui en marquoient les qualités ou les actions, & que les circonstances & les idées accessoires pouvoient aisément nous faire connoître.

A mesure que nous avancions en âge, & que l’expérience nous apprenoit le sens & l’usage des prépositions, des adverbes, des conjonctions, & surtout des différentes terminaisons des verbes destinées à marquer le nombre, les personnes, & les tems, nous devenions plus habiles à démêler les rapports des mots & à en appercevoir l’ordre successif, qui forme le sens total des phrases, & qu’on avoit grande attention de suivre en nous parlant.

Cette maniere d’énoncer les mots successivement selon l’ordre de la modification ou détermination que le mot qui suit donne à celui qui le précede, a fait regle dans notre esprit. Elle est devenue notre modele invariable, au point que, sans elle, ou du moins sans les secours qui nous aident à la rétablir, les mots ne présentent que leur signification absolue, sans que leur ensemble puisse former aucun sens. Par exemple :

Arma virumque cano, Trojoe qui primus ab oris,
Italiam, fato profugus, Lavinaque venit
Littora. Virg. Æneid. Liv. I. vers prem.

Otez à ces mots latins les terminaisons ou désinances, qui sont les signes de leur valeur relative, & ne leur laissez que la premiere terminaison qui n’indique aucun rapport, vous ne formerez aucun sens ; ce seroit comme si l’on disoit :

Armes, homme, je chante, Troie, qui, premier, des côtes,
Italie, destin, fugitif, Laviniens, vint, rivages.

Si ces mots étoient ainsi énoncés en latin avec leurs terminaisons absolues, quand même on les rangeroit dans l’ordre où on les voit dans Virgile, non seulement ils perdroient leur grace, mais encore ils ne formeroient aucun sens ; propriété qu’ils n’ont que par leurs terminaisons relatives, qui, après que toute la proposition est finie, nous les font regarder selon l’ordre de leurs rapports, & par conséquent selon l’ordre de la construction simple, nécessaire, & significative.

Cano arma atque virum, qui vir, profugus à fato, venit primus ab oris Trojoe in Italiam, atque ad littora Lavina ; tant la suite des mots & leurs desinances ont de force pour faire entendre le sens.

Tantum series juncturaque pollet.
Hor. Art poét. v. 240.

Quand une fois cette opération m’a conduit à l’intelligence du sens, je lis & je relis le texte de l’auteur, je me livre au plaisir que me cause le soin de rétablir sans trop de peine l’ordre que la vivacité & l’empressement de l’imagination, l’élégance & l’harmonie avoient renversé ; & ces fréquentes lectures me font acquérir un goût éclairé pour la belle latinité.

La construction simple est aussi appellée construction naturelle, parce que c’est celle que nous avons apprise sans maître, par la seule constitution méchanique de nos organes, par notre attention & notre penchant à l’imitation : elle est le seul moyen nécessaire pour énoncer nos pensées par la parole, puisque les autres sortes de construction ne forment un sens, que lorsque par un simple regard de l’esprit nous y appercevons aisément l’ordre successif de la construction simple.

Cet ordre est le plus propre à faire appercevoir les parties que la nécessité de l’élocution nous fait donner à la pensée ; il nous indique les rapports que ces parties ont entr’elles ; rapports dont le concert produit l’ensemble, & pour ainsi dire, le corps de chaque pensée particuliere. Telle est la relation établie entre la pensée & les mots, c’est-à-dire, entre la chose & les signes qui la font connoître : connoissance acquise dés les premieres années de la vie, par des actes si souvent répétés, qu’il en résulte une habitude que nous regardons comme un effet naturel. Que celui qui parle employe ce que l’art a de plus séduisant pour nous plaire, & de plus propre à nous toucher, nous applaudirons à ses talens ; mais son premier devoir est de respecter les regles de la construction simple, & d’éviter les obstacles qui pourroient nous empêcher d’y réduire sans peine ce qu’il nous dit.

Comme par-tout les hommes pensent, & qu’ils cherchent à faire connoître la pensée par la parole, l’ordre dont nous parlons est au fond uniforme partout ; & c’est encore un autre motif pour l’appeller naturel.

Il est vrai qu’il y a des différences dans les langues ; différence dans le vocabulaire ou la nomenclature qui énonce les noms des objets & ceux de leurs qualificatifs ; différence dans les terminaisons qui sont les signes de l’ordre successif des correlatifs ; différence dans l’usage des métaphores, dans les idiotismes, & dans les tour’s de la construction usuelle : mais il y a uniformité en ce que par-tout la pensée qui est à énoncer est divisée par les mots qui en représentent les parties, & que ces parties ont des signes de leur relation.

Enfin cette construction est encore appellée naturelle, parce qu’elle suit la nature, je veux dire parce qu’elle énonce les mots selon l’état où l’esprit conçoit les choses ; le soleil est lumineux. On suit ou l’ordre de la relation des causes avec les effets, ou celui des effets avec leur cause ; je veux dire que la construction simple procede, ou en allant de la cause à l’effet, ou de l’agent au patient ; comme quand on dit, Dieu a créé le monde ; Julien Leroi a fait cette montre ; Auguste vainquit Antoine ; c’est ce que les Grammairiens appellent la voix active : ou bien la construction énonce la pensée en remontant de l’effet à la cause, & du patient à l’agent, selon le langage des philosophes ; ce que les Grammairiens appellent a voix passive : le monde a été créé par l’Etre toutpuissant ; cette montre a été faite par Julien Leroi, horloger habile ; Antoine fut vaincu par Auguste. La construction simple présente d’abord l’objet ou sujet, ensuite elle le qualifie selon les propriétés ou les accidens que les sens y découvrent, ou que l’imagination y suppose.

Or dans l’un & dans l’autre de ces deux cas, l’état des choses demande que l’on commence par non mer le sujet. En effet, la nature & la raison ne nous apprennent-elles pas, 1°. qu’il faut être avant que d’operer, prius est esse quam operari ; 2°. qu’il faut exister avant que de pouvoir être l’objet de l’action d’un autre ; 3°. enfin qu’il faut, avoir une existence réelle ou imaginée, avant que de pouvoir être qualifié, c’est-à-dire avant que de pouvoir être considéré comme ayant telle ou telle modification propre, ou bien tel ou tel de ces accidens qui donnent lieu à ce que les Logiciens appellent des dénominations externes : il est aimé, il est haï, il est loüé, il est blâmé.

On observe la même pratique par imitation, quand on parle de noms abstraits & d’êtres purement métaphysiques : ainsi on dit que la vertu a des charmes, comme l’on dit que le roi a des soldats.

La construction simple, comme nous l’avons déjà remarqué, énonce d’abord le sujet dont on juge, après quoi elle dit, ou qu’il est, ou qu’il fait, ou qu’il souffre, ou qu’il a, soit dans le sens propre, soit au figuré.

Pour mieux faire entendre ma pensée, quand je dis que la construction simple suit l’état des choses, j’observerai que dans la réalité l’adjectif n’énonce qu’une qualification du substantif ; l’adjectif n’est donc que le substantif même considéré avec telle ou telle modification ; tel est l’état des choses : aussi la construction simple ne sépare-t-elle jamais l’adjectif du substantif. Ainsi quand Virgile a dit,

Frigidus, agricolam, si quando continet imber.
Géorg. liv. I. v. 259.

l’adjectif frigidus étant séparé par plusieurs mots de son substantif imber, cette construction sera, tant qu’il vous plaira, une construction élégante, mais jamais une phrase de la construction simple, parce qu’on n’y suit pas l’ordre de l’état des choses, ni du rapport immédiat qui est entre les mots en conséquence de cet état.

Lorsque les mots essentiels à la proposition ont des modificatifs qui en étendent ou qui en restraignent la valeur, la construction simple place ces modificatifs à la suite des mots qu’ils modifient : ainsi tous les mots se trouvent rangés successivement selon le rapport immédiat du mot qui suit avec celui qui le précede : par exemple, Alexandre vainquit Darius, voilà une simple proposition ; mais si j’ajoûte des modificatifs ou adjoints à chacun de ses termes, la construction simple les placera successivement selon l’ordre de leur relation. Alexandre fils de Philippe & roi de Macédoine vainquit avec peu de troupes Darius roi des Perses qui étoit à la tête d’une armée nombreuse.

Si l’on énonce des circonstances dont le sens tombe sur toute la proposition, on peut les placer ou au commencement ou à la fin de la proposition : par ex. en la troisieme année de la cxij. olympiade, 330 ans avant Jesus-Christ, onze jours après une éclipse de lune, Alexandre vainquit Darius ; ou bien Alexandre vainquit Darius en la troisieme année, &c.

Les liaisons des différentes parties du discours, telles que cependant, sur ces entrefaites, dans ces circonstances, mais, quoique, aprés que, avant que, &c. doivent précéder le sujet de la proposition où elles se trouvent, parce que ces liaisons ne sont pas des parties nécessaires de la proposition ; elles ne sont que des adjoints, ou des transitions, ou des conjonctions particulieres qui lient les propositions partielles dont les périodes sont composées.

Par la même raison, le relatif qui, quoe, quod, & nos qui, que, dont, précedent tous les mots de la proposition à laquelle ils appartiennent ; parce qu’ils servent à lier cette proposition à quelque mot d’une autre, & que ce qui lie doit être entre deux termes : ainsi dans cet exemple vulgaire, Deus quem. adoramus est omnipotens, le Dieu que nous adorons est toutpuissant, quem précede adoramus, & que est avant nous adorons, quoique l’un dépende d’adoramus, & l’autre de nous adorons, parce que quem détermine Deus. Cette place du relatif entre les deux propositions correlatives, en fait appercevoir la liaison plus aisément, que si le quem ou le que étoient placés aprés les verbes qu’ils déterminent.

Je dis donc que pour s’exprimer selon la construction simple, on doit 1°. énoncer tous les mots qui sont les signes des différentes parties que l’on est obligé de donner à la pensée, par la nécessité de l’élocution, & selon l’analogie de la langue en laquelle on a à s’énoncer.

2°. En second lieu la construction simple exige que les mots soient énoncés dans l’ordre successif des rapports qu’il y a entr’eux, ensorte que le mot qui est à modifier ou à déterminer précede celui qui le modifie ou le détermine.

3°. Enfin dans les langues où les mots ont des terminaisons qui sont les signes de leur position & de leurs relations, ce seroit une faute si l’on se contentoit de placer un mot dans l’ordre où il doit être selon la construction simple, sans lui donner la terminaison destinée à indiquer cette position : ainsi on ne dira pas en latin, diliges Dominus Deus tuus, ce qui seroit la terminaison de la valeur absolue, ou celle du sujet de la proposition ; mais on dira, diliges Dominum Deum tuum, ce qui est la terminaison de la valeur relative de ces trois derniers mots. Tel est dans ces langues le service & la destination des terminaisons ; elles indiquent la place & les rapports des mots ; ce qui est d’un grand usage lorsqu’il y a inversion, c’est-à-dire lorsque les mots ne sont pas énoncés dans l’ordre de la construction simple ; ordre toûjours indiqué, mais rarement observé dans la construction usuelle des langues dont les noms ont des cas, c’est-à-dire des terminaisons particulieres destinées en toute construction à marquer les différentes relations ou les différentes sortes de valeurs relatives des mots.

II. De la construction figurée. L’ordre successif des rapports des mots n’est pas toûjours exactement suivi dans l’exécution de la parole : la vivacité de l’imagination, l’empressement à faire connoître ce qu’on pense, le concours des idées accessoires, l’harmonie, le nombre, le rythme, &c. font souvent que l’on supprime des mots, dont on se contente d’énoncer les correlatifs. On interrompt l’ordre de l’analyse ; on donne aux mots une place ou une forme, qui au premier aspect ne paroit pas être celle qu’on auroit dû leur donner. Cependant celui qui lit ou qui écoute, ne laisse pas d’entendre le sens de ce qu’on lui dit, parce que l’esprit rectifie l’irrégularité de l’énonciation, & place dans l’ordre de l’analyse les divers sens particuliers, & même le sens des mots qui ne sont pas exprimés.

C’est en ces occasions que l’analogie est d’un grand usage : ce n’est alors que par analogie, par imitation, & en allant du connu à l’inconnu, que nous pouvons concevoir ce qu’on nous dit. Si cette analogie nous manquoit, que pourrions-nous comprendre dans ce que nous entendrions dire ? ce seroit pour nous un langage inconnu & inintelligible. La connoissance & la pratique de cette analogie ne s’acquiert que par imitation, & par un long usage commencé dès les premieres années de notre vie.

Les façons de parler dont l’analogie est pour ainsi dire l’interprete, sont des phrases de la construction figurée.

La construction figurée est donc celle où l’ordre & le procédé de l’analyse énonciative ne sont pas suivis, quoiqu’ils doivent toûjours être apperçûs, rectifiés, ou suppléés.

Cette seconde sorte de construction est appellée construction figurée, parce qu’en effet elle prend une figure, une forme, qui n’est pas celle de la construction simple. La construction figurée est à la vérité autorisée par un usage particulier ; mais elle n’est pas conforme à la maniere de parler la plus réguliere, c’est-à-dire à cette construction pleine & suivie dont nous avons parlé d’abord. Par exemple, selon cette premiere sorte de construction, on dit, la foiblesse des hommes est grande ; le verbe est s’accorde en nombre & en personne avec son sujet la foiblesse, & non avec des hommes. Tel est l’ordre significatif ; tel est l’usage général. Cependant on dit fort bien la plûpart des hommes se persuadent, &c. où vous voyez que le verbe s’accorde avec des hommes, & non avec la plûpart : les savans disent, les ignorans s’imaginent, &c. telle est la maniere de parler générale ; le nominatif pluriel est annoncé par l’article les. Cependant on dit fort bien, des savans m’ont dit, &c. des ignorans s’imaginent, &c. du pain & de l’eau suffisent, &c.

Voilà aussi des nominatifs, selon nos Grammairiens ; pourquoi ces prétendus nominatifs ne sont-ils point analogues aux nominatifs ordinaires ? Il en est de même en latin, & en toutes les langues. Je me contenterai de ces deux exemples.

1°. La préposition ante se construit avec l’accusatif ; tel est l’usage ordinaire : cependant on trouve cette préposition avec l’ablatif dans les meilleurs auteurs, multis ante annis.

2°. Selon la pratique ordinaire, quand le nom de la personne ou celui de la chose est le sujet de la proposition, ce nom est au nominatif. Il faut bien en effect nommer la personne ou la chose dont on juge, afin qu’on puisse entendre ce qu’on en dit. Cependant on trouve des phrases sans nominatif ; & ce qui est plus irrégulier encore, c’est que le mot qui, selon la regle, devroit être au nominatif, se trouve au contraire en un cas oblique : paenitet me peccati, je me repens de mon péché ; le verbe est ici à la troisieme personne en latin, & à la premiere en françois.

Qu’il me soit permis de comparer la construction simple au droit commun, & la figurée au droit privilégié. Les jurisconsultes habiles ramenent les priviléges aux lois supérieures du droit commun, & regardent comme des abus que les législateurs devroient réformer, les priviléges quine sauroient être réduits à ces lois.

Il en est de même des phrases de la construction figurée ; elles doivent toutes être rapportées aux lois générales du discours, entant qu’il est signe de l’analyse des pensées & des différentes vûes de l’esprit. C’est une opération que le peuple fait par sentiment, puisqu’il entend le sens de ces phrases. Mais le Grammairien philosophe doit pénétrer le mystere de leur irrégularité, & faire voir que malgré le masque qu’elles portent de l’anomalie, elles sont pourtant analogues à la construction simple.

C’est ce que nous tâcherons de faire voir dans les exemples que nous venons de rapporter. Mais pour y procéder avec plus de clarté, il faut observer qu’il y a six sortes de figures qui sont d’un grand usage dans l’espece de construction dont nous parlons, & auxquelles on peut réduire toutes les autres.

1°. L’ellipse, c’est-à-dire manquement, défaut, suppression ; ce qui arrive lorsque quelque mot nécessaire pour réduire la phrase à la construction simple n’est pas exprimé ; cependant ce mot est la seule cause de la modification d’un autre mot de la phrase. P. ex. ne sus Mivervam ; Minervam n’est à l’accusatif, que parce que ceux qui entendent le sens de ce proverbe se rappellent aisément dans l’esprit le verbe doceat. Ciceron l’a exprimé (Cic. acad. i. c. jv.) ; ainsi le sens est sus non doceat Minervam, qu’un cochon, qu’une bête, qu’un ignorant ne s’avise pas de vouloir donner des leçons à Minerve déesse de la science & des beaux arts. Triste lupus stabulis, c’est-à-dire lupus est negotium triste stabulis. Ad Castoris, supplée ad aedem ou ad templum Castoris. Sanctius & les autres analogistes ont recueilli un grand nombre d’exemples où cette figure est en usage : mais comme les auteurs latins employent souvent cette figure, & que la langue latine est pour ainsi dire toute elliptique, il n’est pas possible de rapporter toutes les occasions où cette figure peut avoir lieu ; peut-être même n’y a-t-il aucun mot latin qui ne soit sousentendu en quelque phrase. Vulcani item complures, suppléez fuerunt ; primus coelo natus, ex quo Minerva Apollinem, où l’on sousentend peperit (Cic. de nat. deor. liv. III. c. xxij.) & dans Térence (eunuc. act. I. sc. I.), ego ne illam ? quoe illum ? quoe me ? quoe non ? Sur quoi Donat observe que l’usage de l’ellipse est fréquent dans la colere, & qu’ici le sens est, ego ne illam non ulciscar ? quoe illum recepit ? quoe exclusit me ? quoe non admisit ? Priscien remplit ces ellipses de la maniere suivante : ego ne illam dignor adventu meo ? quoe illum praeposuit mihi ? quoe me sprevit ? quoe non suscepit heri ? Quoi j’irois la voir, elle qui a préféré Thrason, elle qui m’a hier fermé la porte ?

Il est indifférent que l’ellipse soit remplie par tel ou tel mot, pourvû que le sens indiqué par les adjoints & par les circonstances soit rendu.

Ces sousententes, dit M. Patru (notes sur les remarques de Vaugelas, tome I. page 291. édit. de 1738.) sont fréquentes en notre langue comme en toutes les autres. Cependant elles y sont bien moins ordinaires qu’elles ne le sont dans les langues qui ont des cas ; parce que dans celles-ci le rapport du mot exprimé avec le mot sousentendu, est indiqué par une terminaison relative ; au lieu qu’en françois & dans les langues, dont les mots gardent toûjours leur terminaison absolue, il n’y a que l’ordre, ou observé, ou facilement apperçû & rétabli par l’esprit, qui puisse faire entendre le sens des mots énoncés. Ce n’est qu’à cette condition que l’usage authorise les transpositions & les ellipses. Or cette condition est bien plus facile à remplir dans les langues qui ont des cas : ce qui est sensible dans l’exemple que nous avons rapporté, sus Minervam ; ces deux mots rendus en françois n’indiqueroient pas ce qu’il y a à suppléer. Mais quand la condition dont nous venons de parler peut aisément être remplie, alors nous faisons usage de l’ellipse, sur-tout quand nous sommes animés par quelque passion.

Je t’aimois inconstant ; qu’aurois-je fait fidele ?
Racine, Androm. act. IV. sc. v.

On voit aisément que le sens est, que n’aurois-je pas fait si tu avois été fidele ? avec quelle ardeur ne t’aurois-je pas aimé si tu avois été fidele ? Mais l’ellipse rend l’expression de Racine bien plus vive, que si ce poëte avoit fait parler Hermione selon la construction pleine. C’est ainsi que lorsque dans la conversation on nous demande quand reviendrez-vous, nous répondons la semaine prochaine, c’est-à-dire je reviendrai dans la semaine prochaine ; à la mi-Août, c’est-à-dire à la moitié du mois d’Août ; à la S. Martin, à la Toussaint, au lieu de à la fete de S. Martin, à celle de tous les SS. Dem. Que vous a-t-il dit ? R. rien ; c’est-à-dire il ne m’a rien dit, nullam rem ; on sousentend la négation ne. Qu’il fasse ce qu’il voudra, ce qu’il lui plaira ; on sousentend faire, & c’est de ce mot sousentendu que dépend le que apostrophé devant il. C’est par l’ellipse que l’on doit rendre raison d’une façon de parler qui n’est plus aujourd’hui en usage dans notre langue, mais qu’on trouve dans les livres mêmes du siecle passe, c’est & qu’ainsi ne soit, pour dire ce que je vous dis est si vrai que, &c. cette maniere de parler, dit Danet (verbo ainsi), se prend en un sens tout contraire à celui qu’elle semble avoir ; car. ditil, elle est affirmative nonobstant la négation. J’étois dans ce jardin, & qu’ainsi ne soit, voila une fleur que j’y ai cueillie ; c’est comme si je disois, & pour preuve de cela voilà une fleur que j’y ai cueillie, atque ut rem ita esse intelligas. Joubert dit aussi & qu’ainsi ne soit, c’est-à-dire pour preuve que cela est, argumento est quod, au mot ainsi. Moliere, dans Pourceaugnac, act. I. sc. xj. fait dire à un medecin que M. de Pourceaugnac est atteint & convaincu de la maladie qu’on appelle mélancholie hypochondriaque ; & qu’ainsi ne soit, ajoûte le medecin, pour diagnostic incontestable de ce que je dis, vous n’avez qu’à considérer ce grand sérieux, &c.

M. de la Fontaine, dans son Belphégor qui est imprimé à la fin du XII. livre des fables, dit :

C’est le coeur seul qui peut rendre tranquille ;
Le coeur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états, &c.

L’ellipse explique cette façon de parler : en voici la construction pleine, & afin que vous ne disiez point que cela ne soit pas ainsi, c’est que, &c.

Passons aux exemples que nous avons rapportés plus haut : des savans m’ont dit, des ignorans s’imaginent : quand je dis les savans disent, les ignorans s’imaginent, je parle de tous les savans & de tous les ignorans ; je prens savans & ignorans dans un sens appellatif, c’est-à-dire dans une étendue qui comprend tous les individus auxquels ces mots peuvent être appliqués : mais quand je dis des savans m’ont dit, designorans s’imaginent, je ne veux parler que de quelques-uns d’entre les savans ou d’entre les ignorans ; c’est une facon de parler abregée. On a dans l’esprit quelques-uns ; c’est ce pluriel qui est le vrai sujet de la proposition ; de ou des ne sont en ces occasions que des prépositions extractives ou partitives. Sur quoi je ferai en passant une legere observation ; c’est qu’on dit qu’alors savans ou ignorans sont pris dans un sens partitif : je crois que le partage ou l’extraction n’est marqué que par la préposition & par le mot sousentendu, & que le mot exprimé est dans toute sa valeur, & par conséquent dans toute son étendue, puisque c’est de cette étendue ou généralité que l’on tire les individus dont on parle ; quelques-uns de les savans.

Il en est de même de ces phrases, du pain & de l’eau suffisent, donnez-moi du pain & de l’eau, &c. c’est-à-dire quelque chose de, une portion de, ou du, &c. Il y a dans ces façons de parler syllepse & ellipse : il y a syllepse, puisqu’on fait la construction selon le sens que l’on a dans l’esprit, comme nous le dirons bientot : & il y a ellipse, c’est-à-dire suppression, manquement de quelques mots, dont la valeur ou le sens est dans l’esprit. L’empressement que nous avons à énoncer notre pensée, & à savoir celle de ceux qui nous parlent, est la cause de la suppression de bien des mots qui seroient exprimés, si l’on suivoit exactement le détail de l’analyse énonciative des pensées.

3°. Multis ante annis. Il y a encore ici une ellipse : ante n’est pas le correlatif de annis ; car on veut dire que le fait dont il s’agit s’est passé dans un tems qui est bien antérieur au tems où l’on parle : illud fuit gestum in annis multis ante hoc tempus. Voici un exemple de Cicéron, dans l’oraison pro L. Corn. Balbo, qui justifie bien cette explication : Hospitium, multis annis ante hoc tempus, Gaditani cum Lucio Cornelio Balbo fecerant, où vous voyez que la construction selon l’ordre de l’analyse énonciative est Gaditani fecerunt hospitium cum Lucio Cornelio Balbo in multis annis ante hoc tempus.

4°. Poenitet me peccati, je me repens de mon péché. Voilà sans doute une proposition en latin & en françois. Il doit donc y avoir un sujet & un attribut exprimé ou sousentendu. J’apperçois l’attribut, car je vois le verbe poenitet me ; l’attribut commence toûjours par le verbe, & ici poenitet me est tout l’attribut. Cherchons le sujet, je ne vois d’autre mot que peccati : mais ce mot étant au génitif, ne sauroit être le sujet de la proposition ; puisque selon l’analogie de la construction ordinaire, le génitif est un cas oblique qui ne sert qu’à déterminer un nom d’espece. Quel est ce nom que peccati détermine ? Le fond de la pensée & l’imitation doivent nous aider à le trouver. Commençons par l’imitation. Plaute fait dire à une jeune mariée (Stich. act. I. sc. j. v. 50.), & me quidem hoec conditio nunc non poenitet. Cette condition, c’est-à-dire ce mariage ne me fait point de peine, ne m’affecte pas de repentir ; je ne me repens point d’avoir épousé le mari que mon pere m’a donné : où vous voyez que conditio est le nominatif de poenitet. Et Ciceron, sapientis est proprium, nihil quod poenitere possit, facere (Tusc. liv. V. c. 28.), c’est-à-dire non facere hilum quod possit poenitere sapientem est proprium sapientis ; où vous voyez que quod est le nominatif de possit poenitere : rien qui puisse affecter le sage de repentir. Accius (apud Gall. n. A. l. XIII. c. ij.) dit que, neque id sane me poenitet ; cela ne m’affecte point de repentir.

Voici encore un autre exemple : Si vous aviez eû un peu plus de déférence pour mes avis, dit Cicéron à son frere ; si vous aviez sacrifié quelques bons mots, quelques plaisanteries, nous n’aurions pas lieu aujourd’hui de nous repentir. Si apud te plus autoritas mea, quam dicendi sal facetiaeque valuisset, nihil sa- ne esset quod nos poeniteret ; il n’y auroit rien qui nous affectât de repentir. Cic. ad Quint. Fratr. l. I. ep. ij.

Souvent, dit Faber dans son thrésor au mot poenitet, les anciens ont donné un nominatif à ce verbe : veteres & cum nominativo copularunt.

Poursuivons notre analogie. Ciceron a dit, conscientia peccatorum timore nocentes afficit (Parad. V.) ; & Parad. II. tuae libines torquent te, conscientiae maleficiorum tuorum stimulant te ; vos remords vous tourmentent : & ailleurs on trouve, conscientia scelerum improbos in morte vexat ; à l’article de la mort les méchans sont tourmentés par leur propre conscience.

Je dirai donc par analogie, par imitation, conscientia peccati poenitet me, c’est-à-dire afficit me poena ; comme Ciceron a dit, afficit timore, stimulat, vexat, torquet, mordet ; le remords, le souvenir, la pensée de ma faute m’assecte de peine, m’afflige, me tourmente ; je m’en afflige, je m’en peine, je m’en repens. Notre verbe repentir est formé de la préposition inséparable, re, retro, & de peine, se peiner du passe : Nicot écrit se pèner de ; ainsi se repentir, c’est s’affliger, se punir soi-même de ; quem poenitet, is, dolendo, a se, quasi poenam suoe temeritatis exigit. Martinius V. Poenitet.

Le sens de la période entiere fait souvent entendre le mot qui est sousentendu : par exemple, Felix qui potuit rerum cognoscere causas (Virg. Georg. l. II. vers. 490.), l’antécédent de qui n’est point exprimé ; cependant le sens nous fait voir que l’ordre de la construction est ille qui potuit cognoscere causas rerum est felix.

Il y a une sorte d’ellipse qu’on appelle zeugma, mot gree qui signifie connexion, assemblage. Cette figure fera facilement entendue par les exemples. Salluste a dit, non de tyranno, sed de cive : non de domino, sed de parente loquimur ; où vous voyez que ce mot loquimur lie tous ces divers sens particuliers, & qu’il est sousentendu en chacun. Voilà l’ellipse qu’on appelle zeugma. Ainsi le zeugma se fait lorsqu’un mot exprime dans quelque membre d’une période, est sousentendu dans un autre membre de la même période. Souvent le mot est bien le même, eu égard à la signification ; mais il est différent par rapport au nombre ou au genre. Aquilae volarunt, hoec ob oriente, illa ab occidente : la construction pleine est hoec volavit ab oriente, illa volavit ab occidente ; où vous voyez que volavit qui est sousentendu, differe de volarunt par le nombre : & de même dans Virgile (AE n. l. I.) hic illius arma, hic currus fuit ; où vous voyez qu’il faut sousentendre fuerunt dans le premier membre. Voici une différence par rapport au genre : utinam aut hic surdus, aut hoec muta facta sit (Ter. And. act. III. sc. j.) ; dans le premier sens on sousentend factus sit, & il y a facta dans le second. L’usage de cette sorte de zeugma est souffert en latin ; mais la langue Françoise est plus délicate & plus difficile à cet égard. Comme elle est plus assujettie à l’ordre significatif, on n’y doit sousentendre un mot déjà exprimé, que quand ce mot peut convenir également au membre de phrase où il est sousentendu. Voici un exemple qui fera entendre ma pensée : Un auteur moderne a dit, cette hisloire achevera de desabuser ceux qui méritent de l’étre ; on sousentend desabusés dans ce dernier membre ou incise, & c’est desabuser qui est exprimé dans le premier. C’est une négligence dans laquelle de bons auteurs sont tombés.

II. La seconde sorte de figure est le contraire de l’ellipse ; c’est lorsqu’il y a dans la phrase quelque mot superflu qui pourroit en être retranché sans rien faire perdre du sens ; lorsque ces mots ajoûtés donnent au discours ou plus de grace ou plus de netteté, ou enfin plus de force ou d’énergie, ils font une figure approuvée. Par ex. quand en certaines occasions on dit, je l’ai vû de mes yeux, je l’ai entendu de mes propres oreilles, &c. je me meurs ; ce me n’est-là que par énergie. C’est peut-être cette raison de l’énergie qui a consacré le pléonasme en certaines facons de parler : comme quand on dit, c’est une affaire où il y va du salut de l’état ; ce qui est mieux que si l’on disoit, c’est une affaire où il va, &c. en supprimant y qui est inutile à cause de . Car, comme on l’a observé dans les remarques & décisions de l’académie Francoise, 1698, p. 39. il y va, il y a, il en est, sont des formules autorisées dont on ne peut rien ôter.

La figure dont nous parlons est appellée pléonasme, mot grec qui signifie surabondance. Au reste la surabondance qui n’est pas consacrée par l’usage, & qui n’apporte ni plus de netteté, ni plus de grace, ni plus d’energie, est un vice, ou du moins une négligence qu’on doit éviter : ainsi on ne doit pas joindre à un substantif une épithete qui n’ajoûte rien au sens, & qui n’excite que la même idée ; par ex. une tempête orageuse. Il en est de même de cette façon de parler, il est vrai de dire que ; de dire est entierement inutile. Un de nos auteurs a dit que Cicéron avoit étendu les bornes & les limites de l’éloquence. Défense de Voiture, pag. 2. Limites n’ajoûte rien à l’idée de bornes ; c’est un pléonasme.

III. La troisiéme sorte de figure est celle qu’on appelle syllepse ou synthese : c’est lorsque les mots sont construits selon le sens & la pensée, plûtôt que selon l’usage de la construction ordinaire ; par exemple, monstrum étant du genre neutre, le relatif qui suit ce mot doit aussi être mis au genre neutre, monstrum quod. Cependant Horace, lib. I. od. 37. a dit, fatale monstrum, quoe generosius perire quoerens : mais ce prodige, ce monstre fatal, c’est Cléopatre ; ainsi Horace a dit quoe au féminin, parce qu’il avoit Cléopatre dans l’esprit. Il a donc fait la construction selon la pensée, & non selon les mots. Ce sont des hommes qui ont, &c. sont est au pluriel aussi-bien que ont, parce que l’objet de la pensée c’est des hommes plûtôt que ce, qui est ici pris collectivement.

On peut aussi résoudre ces façons de parler par l’ellipse ; car ce sont des hommes qui ont, &c. ce, c’est-à-dire les personnes qui ont, &c. sont du nombre des hommes qui, &c. Quand on dit la foiblesse des hommes est grande, le verbe est étant au singulier, s’accorde avec son nominatif la foiblesse ; mais quand on dit la plûpart des hommes s’imaginent, &c. ce mot la plûpart présente une pluralité à l’esprit ; ainsi le verbe répond à cette pluralité, qui est son correlatif. C’est encore ici une syllepse ou synthese, c’est-à-dire une figure, selon laquelle les mots sont construits selon la pensée & la chose, plûtôt que selon la lettre & la forme grammaticale : c’est par la même figure que le mot de personne, qui grammaticalement est du genre féminin, se trouve souvent suivi de il ou ils au masculin ; parce qu’alors on a dans l’esprit l’homme ou les hommes dont on parle qui sont physiquement du genre masculin. C’est par cette figure que l’on peut rendre raison de certaines phrases où l’on exprime la particule ne, quoiqu’il semble qu’elle dût être supprimée, comme lorsqu’on dit, je crains qu’il ne vienne, j’empêcherai qu’il ne vienne, j’ai peur qu’il n’oublie, &c. En ces occasions on est occupé du desir que la chose n’arrive pas ; on a la volonté de faire tout ce qu’on pourra, afin que rien n’apporte d’obstacle à ce qu’on souhaite : voilà ce qui fait énoncer la négation.

IV. La quatrieme sorte de figure, c’est l’hyperbate, c’est-à-dire confusion, mêlange de mots : c’est lorsque l’on s’écarte de l’ordre successif de la construction simple ; Saxa vocant Itali, mediis, quoe in fluctibus, aras (Virg. Æneid. l. I. v. 113.) ; la construction est Itali vocant aras illa saxa quoe sunt in fluctibus mediis. Cette figure étoit, pour ainsi dire, naturelle au latin ; comme il n’y avoit que les terminaisons des mots, qui dans l’usage ordinaire fussent les signes de la relation que les mots avoient entre eux, les Latins n’avoient égard qu’à ces terminaisons, & ils plaçoient les mots selon qu’ils étoient présentés à l’imagination, ou selon que cet arrangement leur paroissoit produire une cadence & une harmonie plus agréable ; mais parce qu’en françois les noms ne changent point de terminaison, nous sommes obligés communément de suivre l’ordre de la relation que les mots ont entre eux. Ainsi nous ne saurions faire usage de cette figure, que lorsque le rapport des correlatifs n’est pas difficile à appercevoir ; nous ne pourrions pas dire comme Virgile :

Frigidus, ô pueri, fagite hinc, latet anguis in herbâ.
Eccl. III. v. 93.

L’adjectif frigidus commence le vers, & le substantif anguis en est sépare par plusieurs mots, sans que cette séparation apporte la moindre confusion. Les terminaisons font aisément rapprocher l’un de l’autre à ceux qui savent la langue : mais nous ne serions pas entendus en françois, si nous mettions un si grand intervalle entre le substantif & l’adjectif ; il faut que nous disions fuyez, un froid serpent est caché sous l’herbe.

Nous ne pouvons donc faire usage des inversions, que lorsqu’elles sont aisées à ramener à l’ordre significatif de la construction simple ; ce n’est que relativement à cet ordre, que lorsqu’il n’est pas suivi, on dit en toute langue qu’ily a inversion, & non par rapport à un prétendu ordre d’intérêt ou de passions qui ne sauroit jamais être un ordre certain, auquel on peut opposer le terme d’inversion : incerta hoec si tu postules ratione certa facere, nihilo plus agas, quam si des operam ut cum ratione insanias. Ter. Eun. act. I. sc. j. v. 16.

En effet on trouve dans Cicéron & dans chacun des auteurs qui ont beaucoup écrit ; on trouve, dis-je, en différens endroits, le même fond de pensée énoncé avec les mêmes mots, mais toûjours disposés dans un ordre différent. Quel est celui de ce, divers arrangemens par rapport auquel on doit dire qu’il y a inversion ? Ce ne peut jamais être que relativement à l’ordre de la construction simple. Il n’y a inversion que lorsque cet ordre n’est pas suivi. Toute autre idée est sans fondement, & n’oppose inversion qu’au caprice ou à un goût particulier & momentanée.

Mais revenons à nos inversions françoises. Madame Deshoulieres dit :

Que les fougueux aquilons,
Sous sa nef, ouvrent de l’onde
Les gouffres les plus profonds.
Deshoul. Ode.

La construction simple est, que les aquilons fougueux ouvrent sous sa nef les gouffres les plus profonds de l’onde. M. Fléchier, dans une de ses oraisons funebres, a dit, sacrifice où coula le sang de mille victimes ; la construction est, sacrifice où le sang de mille victimes coula.

Il faut prendre garde que les transpositions & le renversement d’ordre ne donnent pas lieu à des phrases louches, équivoques, & où l’esprit ne puisse pas aisément rétablir l’ordre significatif ; car on ne doit jamais perdre de vûe, qu’on ne parle que pour être entendu : ainsi lorsque les transpositions même servent à la clarté, on doit, dans le discours ordinaire, les préférer à la construction simple. Madame Deshoulieres a dit :

Dans les transports qu’inspire
Cette agréable saison,
Où le coeur, à son empire
Assujettit la raison.

L’esprit saisit plus aisément la pensée, que si cette illustre dame avoit dit : dans les transports, que cette agréable saison, où le coeur assujettit la raison à son empire, inspire. Cependant en ces occasions-là mêmes l’esprit apperçoit les rapports des mots, selon l’ordre de la construction significative.

V. La cinquieme sorte de figure, c’est l’imitation de quelque façon de parler d’une langue étrangere, ou même de la langue qu’on parle. Le commerce & les relations qu’une nation a avec les autres peuples, font souvent passer dans une langue non seulement des mots, mais encore des façons de parler, qui ne sont pas conformes à la construction ordinaire de cette langue. C’est ainsi que dans les meilleurs auteurs Latins on observe des phrases greques, qu’on appelle des hellenismes : c’est par une telle imitation qu’Horace a dit (l. III. ode 30. v. 12.) Daunus agrestium regnavit populorum. Les Grecs disent ἐβασίλευσε τῶν λαῶν. Il y en a plusieurs autres exemples ; mais dans ces façons de parler greques, il y a ou un nom substantif sousentendu, ou quelqu’une de ces prépositions greques qui se construisent avec le génitif : ici on sousentend βασιλείαν, comme M. Dacier l’a remarqué, regnavit regnum populorum : Horace a dit ailleurs, regnata rura. (l. II. od. vj. v. 11.) Ainsi quand on dit que telle façon de parler est une phrase greque, cela veut dire que l’ellipse d’un certain mot est en usage en grec dans ces occasions, & que cette ellipse n’est pas en usage en latin dans la construction usuelle ; qu’ainsi on ne l’y trouve que par imitation des Grecs. Les Grecs ont plusieurs prépositions qu’ils construisent avec le génitif ; & dans l’usage ordinaire ils suppriment les prépositions, ensorte qu’il ne reste que le génitif. C’est ce que les Latins ont souvent imité. (Voyez Sanctius, & la méthode de P. R. de l’hellenisme, page 559.) Mais soit en latin, soit en grec, on doit toûjours tout réduire à la construction pleine & à l’analogie ordinaire. Cette figure est aussi usitée dans la même langue, sur-tout quand on passe du sens propre au sens figuré. On dit au sens propre, qu’un homme a de l’argent, une montre, un livre ; & l’on dit par imitation, qu’il a envie, qu’il a peur, qu’il a besoin, qu’il a faim, &c.

L’imitation a donné lieu à plusieurs façons de parler, qui ne sont que des formules que l’usage a consacrées. On se sert si souvent du pronom il pour rappeller dans l’esprit la personne déjà nommée, que ce pronom a passé ensuite par imitation dans plusieurs façons de parler, où il ne rappelle l’idée d’aucun individu particulier. Il est plûtôt une sorte de nom métaphysique idéal ou d’imitation ; c’est ainsi que l’on dit, il pleut, il tonne, il faut, il y a des gens qui s’imaginent, &c. Ce il, illud, est un mot qu’on employe par analogie, à l’imitation de la construction usuelle qui donne un nominatif à tout verbe au mode fini. Ainsi il pleut, c’est le ciel ou le tems qui est tel, qu’il fait tomber la pluie ; il faut, c’est-à-dire cela, illud, telle chose est nécessaire, savoir, &c.

VI. On rapporte à l’hellenisme une figure remarquable, qu’on appelle attraction : en effet cette figure est fort ordinaire aux Grecs, mais parce qu’on en trouve aussi des exemples dans les autres langues, j’en fais ici une figure particuliere.

Pour bien comprendre cette figure, il faut obser ver que souvent le méchanisme des organes de la parole apporte des changemens dans les lettres des mots qui précedent, ou qui suivent d’autres mots ; ainsi au lieu de dire régulierement ad-loqui aliquem, parler à quelqu’un, on change le d de la préposition ad en l, à cause de l’l qu’on va prononcer, & l’on dit al-loqui aliquem plûtôt que ad-loqui ; & de même ir-ruere au lieu de in-ruere, col-loqui au lieu de cum ou con-loqui, &c. ainsi l’l attire une autre l, &c.

Ce que le méchanisme de la parole fait faire à l’égard des lettres, la vûe de l’esprit tournée vers un mot principal le fait pratiquer à l’égard de la terminaison des mots. On prend un mot selon sa signification, on n’en change point la valeur : mais à cause du cas, ou du genre, ou du nombre, ou enfin de la terminaison d’un autre mot dont l’imagination est occupée, on donne à un mot voisin de celui-là une terminaison différente de celle qu’il auroit eu selon la construction ordinaire ; ensorte que la terminaison du mot dont l’esprit est occupé, attire une terminaison semblable, mais qui n’est pas la réguliere. Urbem quam statuo, vestra est (Æneid. l. I.) ; quam statuo a attiré urbem au lieu de urbs. : & de même populo ut placerent quas fecisset fabulas, au lieu de fabulae. (Ter. And. prol.)

Je sai bien qu’on peut expliquer ces exemples par l’ellipse ; hoec urbs, quam urbem statuo, &c. illae fabulae, quas fabulas fecisset : mais l’attraction en est peut-être la véritable raison. Dii non concessere poetis esse mediocribus (Hor. de arte poetica.) ; mediocribus est attiré par poetis. Animal providum & sagax quem vocamus hominem (Cic. leg. I. 7.), où vous voyez que hominem a attiré quem ; parce qu’en effet hominem étoit dans l’esprit de Ciceron dans le tems qu’il a dit animal providum. Benevolentia qui est amicitiae fons (Ciceron) ; fons a attiré qui au lieu de quoe. Benevolentia est fons, qui est fons amicitiae. Il y a un grand nombre d’exemples pareils dans Sanctius, & dans la méthode latine de P. R. on doit en rendre raison par la direction de la vûe de l’esprit qui se porte plus particulierement vers un certain mot, ainsi que nous venons de l’observer. C’est le ressort des idées accessoires.

De la construction usuelle. La troisieme sorte de construction est composée des deux précédentes. Je l’appelle construction usuelle, parce que j’entens par cette construction l’arrangement des mots qui est en usage dans les livres, dans les lettres, & dans la conversation des honnêtes gens. Cette construction n’est souvent ni toute simple, ni toute figurée. Les mots doivent être, simples, clairs, naturels, & exciter dans l’esprit plus de sens, que la lettre ne paroît en exprimer ; les mots doivent être énoncés dans un ordre qui n’excite pas un sentiment desagréable à l’oreille ; on doit y observer autant que la convenance des différens styles le permet, ce qu’on appelle le nombre, le rythme, l’harmonie, &c. Je ne m’arrêterai point à recueillir les différentes remarques que plusieurs bons auteurs ont faites au sujet de cette construction. Telles sont celles de MM. de l’académie Françoise, de Vaugelas, de M. l’abbé d’Olivet, du P. Bouhours, de l’abbé de Bellegarde, de M. de Gamaches, &c. Je remarquerai seulement que les figures dont nous avons parlé, se trouvent souvent dans la construction usuelle, mais elles n’y sont pas nécessaires ; & même communément l’élégance est jointe à la simplicité ; & si elle admet des transpositions, des ellipses, ou quelque autre figure, elles sont aisées à ramener à l’ordre de l’analyse énonciative. Les endroits qui sont les plus beaux dans les anciens, sont aussi les plus simples & les plus faciles.

Il y a donc 1°. une construction simple, nécessaire, naturelle, où chaque pensée est analysée relativement à l’énonciation. Les mots forment un tout qui a des parties ; or la perception du rapport que ces parties ont l’une à l’autre, & qui nous en fait concevoir l’ensemble, nous vient uniquement de la construction simple, qui, énonçant les mots suivant l’ordre successif de leurs rapports, nous les présente de la maniere la plus propre à nous faire appercevoir ces rapports & à faire naître la pensée totale.

Cette premiere sorte de construction est le fondement de toute énonciation. Si elle ne sert de base à l’orateur, la chûte du discours est certaine, dit Quint. nisi oratori fundamenta fideliter jecerit, quidquid superstruxerit corruet. (Quint. Inst. or. l. I. c. jv. de gr.) Mais il ne faut pas croire, avec quelques grammairiens, que ce soit par cette maniere simple que quelque langue ait jamais été formée ; ç’a été après des assemblages sans ordre de pierres & de matériaux, qu’ont été faits les édifices les plus réguliers ; sont-ils élevés, l’ordre simple qu’on y observe cache ce qu’il en a coûté à l’art. Comme nous saisissons aisément ce qui est simple & bien ordonné, & que nous appercevons sans peine les rapports des parties qui font l’ensemble, nous ne faisons pas assez d’attention que ce qui nous paroît avoir été fait sans peine est le fruit de la réflexion, du travail, de l’expérience, & de l’exercice. Rien de plus irrégulier qu’une langue qui se forme ou qui se perd.

Ainsi, quoique dans l’état d’une langue formée, la construction dont nous parlons soit la premiere à cause de l’ordre qui fait appercevoir la liaison, la dépendance, la suite, & les rapports des mots ; cependant les langues n’ont pas eu d’abord cette premiere sorte de construction. Il y a une espece de métaphysique d’instinct & de sentiment qui a présidé à la formation des langues ; surquoi les Grammairiens ont fait ensuite leurs observations, & ont apperçû un ordre grammatical, fondé sur l’analyse de la pensée, sur les parties que la nécessité de l’élocution fait donner à la pensée, sur les signes de ces parties, & sur le rapport & le service de ces signes. Ils ont observé encore l’ordre pratique & d’usage.

2°. La seconde sorte de construction est appellée construction figurée ; celle-ci s’écarte de l’arrangement de la construction simple, & de l’ordre de l’analyse énonciative.

3°. Enfin il y a une construction usuelle, où l’on suit la maniere ordinaire de parler des honnêtes gens de la nation dont on parle la langue, soit que les expressions dont on se sert se trouvent conformes à la construction simple, ou qu’on s’énonce par la figurée. Au reste, par les honnêtes gens de la nation, j’entens les personnes que la condition, la fortune ou le mérite élevent au-dessus du vulgaire, & qui ont l’esprit cultivé par la lecture, par la réflexion, & par le commerce avec d’autres personnes qui ont ces mêmes avantages. Trois points qu’il ne faut pas séparer : 1° distinction au-dessus du vulgaire, ou par la naissance & la fortune, ou par le mérite personnel ; 2° avoir l’esprit cultivé ; 3° être en commerce avec des personnes qui ont ces mêmes avantages.

Toute construction simple n’est pas toûjours conforme à la construction usuelle : mais une phrase de la construction usuelle, même de la plus élégante, peut être énoncée selon l’ordre de la construction simple. Turenne est mort ; la fortune chancelle ; la victoire s’arrête ; le courage des troupes est abattu par la douleur, & ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile : (Fléch. or. fun. de M. de Tur.) Quoi de plus simple dans la construction ? quoi de plus éloquent & de plus élégant dans l’expression ?

Il en est de même de la construction figurée ; une construction figurée peut être ou n’être pas élégante. Les ellipses, les transpositions, & les autres figures se trouvent dans les discours vulgaires, comme elles se trouvent dans les plus sublimes. Je fais ici cette remarque, parce que la plûpart des grammairiens confondent la construction élégante avec la construction figurée, & s’imaginent que toute construction figurée est élégante, & que toute construction simple ne l’est pas.

Au reste, la construction figurée est défectueuse quand elle n’est pas autorisée par l’usage. Mais quoique l’usage & l’habitude nous fassent concevoir aisément le sens de ces constructions figurées, il n’est pas toujours si facile d’en réduire les mots à l’ordre de la construction simple. C’est pourtant à cet ordre qu’il faut tout ramener, si l’on veut pénétrer la raison des différentes modifications que les mots reçoivent dans le discours. Car, comme nous l’avons déjà remarqué, les constructions figurées ne sont entendues que parce que l’esprit en rectifie l’irrégularité par le secours des idées accessoires, qui font concevoir ce qu’on lit & ce qu’on entend, comme si le sens étoit énoncé dans l’ordre de la construction simple.

C’est par ce motif, sans doute, que dans les écoles où l’on enseigne le latin, sur-tout selon la méthode de l’explication, les maîtres habiles commencent par arranger les mots selon l’ordre dont nous parlons, & c’est ce qu’on appelle faire la construction ; après quoi on accoûtume les jeunes gens à l’élégance, par de fréquentes lectures du texte dont ils entendent alors le sens, bien mieux & avec plus de fruit que si l’on avoit commencé par le texte sans le réduire à la construction simple.

Hé, n’est-ce pas ainsi que quand on enseigne quelqu’un des Arts libéraux, tel que la Danse, la Musique, la Peinture, l’Écriture, &c. on mene longtems les jeunes éleves comme par la main, on les fait passer par ce qu’il y a de plus simple & de plus facile ; on leur montre les fondemens & les principes de l’art, & on les mene ensuite sans peine à ce que l’art a de plus sublime.

Ainsi, quoi qu’en puissent dire quelques personnes peu accoûtumées à l’exactitude du raisonnement, & à remonter en tout aux vrais principes, la méthode dont je parle est extrèmement utile. Je vais en exposer ici les fondemens, & donner les connoissances nécessaires pour la pratiquer avec succés.

Du discours consideré grammaticalement, & des parties qui le composent. Le discours est un assemblage de propositions, d’énonciations, & de périodes, qui toutes doivent se rapporter à un but principal.

La proposition est un assemblage de mots, qui, par le concours des différens rapports qu’ils ont entr’eux, énoncent un jugement ou quelque considération particuliere de l’esprit, qui regarde un objet comme tel.

Cette considération de l’esprit peut se faire en plusieurs manieres différentes, & ce sont ces differentes manieres qui ont donné lieu aux modes des verbes.

Les mots, dont l’assemblage forme un sens, sont donc ou le signe d’un jugement, ou l’expression d’un simple regard de l’esprit qui considere un objet avec telle ou telle modification : ce qu’il faut bien distinguer.

Juger, c’est penser qu’un objet est de telle ou telle façon ; c’est affirmer ou nier ; c’est décider relativement à l’état où l’on suppose que les objets sont en eux-mêmes. Nos jugemens sont donc ou affirmatifs ou négatifs. La terre tourne autour du soleil ; voilà un jugement affirmatif. Le soleil ne tourne point autour de la terre ; voilà un jugement négatif. Toutes les propositions exprimées par le mode indicatif énoncent autant de jugemens : je chante, je chantois, j’ai chanté, j’avois chanté, je chanterai ; ce sont là autant de propositions affirmatives, qui deviennent négatives par la seule addition des particules ne, non, ne pas, &c.

Ces propositions marquent un état réel de l’objet dont on juge : je veux dire que nous supposons alors que l’objet est ou qu’il a été, ou enfin qu’il sera tel que nous le disons indépendamment de notre maniere de penser.

Mais quand je dis soyez sage, ce n’est que dans mon esprit que je rapporte à vous la perception ou idée d’être sage, sans rien énoncer, au moins directement, de votre état actuel ; je ne fais que dire ce que je souhaite que vous soyez : l’action de mon esprit n’a que cela pour objet, & non d’énoncer que vous êtes sage ni que vous ne l’êtes point. Il en est de même de ces autres phrases, si vous étiez sage, afin que vous soyez sage ; & même des phrases énoncées dans un sens abstrait par l’infinitif, Pierre être sage. Dans toutes ces phrases il y a toujours le signe de l’action de l’esprit qui applique, qui rapporte, qui adapte une perception ou une qualification à un objet, mais qui l’adapte, ou avec la forme de commandement, ou avec celle de condition, de souhait, de dépendance, &c. mais il n’y a point là de décision qui affirme ou qui nie relativement à l’état positif de l’objet.

Voilà une différence essentielle entre les propositions : les unes sont directement affirmatives ou négatives, & énoncent des jugemens ; les autres n’entrent dans le discours que pour y énoncer certaines vûes de l’esprit ; ainsi elles peuvent être appellées simplement énonciations.

Tous les modes du verbe, autre que l’indicatif, nous donnent de ces sortes d’énonciations, même l’infinitif, sur-tout en latin ; ce que nous expliquerons bien-tôt plus en détail. Il suffit maintenant d’observer cette premiere division générale de la proposition.

Proposition directe énoncée par le mode indicatif.

Proposition oblique ou simple énonciation exprimée par quelqu’un des autres modes du verbe.

Il ne sera pas inutile d’observer que les propositions & les énonciations sont quelquefois appellées phrases : mais phrase est un mot générique qui se dit de tout assemblage de mots liés entr’eux, soit qu’ils fassent un sens fini, ou que ce sens ne soit qu’incomplet.

Ce mot phrase se dit plus particulierement d’une façon de parler, d’un tour d’expression, entant que les mots y sont construits & assemblés d’une maniere particuliere. Par exemple, on dit est une phrase françoise ; hoc dicitur est une phrase latine : si dice est une phrase italienne : il y a long-tems est une phrase françoise ; e molto tempo est une phrase italienne : voilà autant de manieres différentes d’analyser & de rendre la pensée. Quand on veut rendre raison d’une phrase, il faut toujours la réduire à la proposition, & en achever le sens, pour démêler exactement les rapports que les mots ont entr’eux selon l’usage de la langue dont il s’agit.

Des parties de la proposition & de l’énonciation. La proposition a deux parties essentielles : 1°. le sujet : 2°. l’attribut. Il en est de même de l’énonciation.

1°. Le sujet ; c’est le mot qui marque la personne ou la chose dont on juge, ou que l’on regarde avec telle ou telle qualité ou modification.

2°. L’attribut ; ce sont les mots qui marquent ce que l’on juge du sujet, ou ce que l’on regarde comme mode du sujet.

L’attribut contient essentiellement le verbe, parce que le verbe est dit du sujet, & marque l’action de l’esprit qui considere le sujet comme étant de telle ou telle façon, comme ayant ou faisant telle ou telle chose. Observez donc que l’attribut commence toujours par le verbe.

Différentes sortes de sujets. Il y a quatre sortes de sujets : 1°. sujet simple, tant au singulier qu’au pluriel : 2°. sujet multiple : 3°. sujet complexe : 4°. sujet énoncé par plusieurs mots qui forment un sens total, & qui sont équivalens à un nom.

1°. Sujet simple, énoncé en un seul mot : le soleil est levé, le soleil est le sujet simple au singulier. Les astres brillent, les astres sont le sujet simple au pluriel.

2°. Sujet multiple ; c’est lorsque pour abreger, on donne un attribut commun à plusieurs objets différens : la foi, l’espérance, & la charité sont trois vertus théologales ; ce qui est plus court que si l’on disoit la foi est une vertu théologale, l’espérance est une vertu théologale, la charité est une vertu théologale ; ces trois mots, la foi, l’espérance, la charité sont le sujet multiple. Et de même, S. Pierre, S. Jean, S. Matthieu, &c. étoient apôtres : S. Pierre, S. Jean, S. Matthieu, voilà le sujet multiple ; étoient apôtres, en est l’attribut commun.

3°. Sujet complexe ; ce mot complexe vient du latin complexus, qui signifie embrassé, composé. Un sujet est complexe, lorsqu’il est accompagné de quelque adjectif ou de quelqu’autre modificatif : Alexandre vainquit Darius, Alexandre est un sujet simple ; mais si je dis Alexandre fils de Philippe, ou Alexandre roi de Macédoine, voilà un sujet complexe. Il faut bien distinguer, dans le sujet complexe, le sujet personnel ou individuel, & les mots qui le rendent sujet complexe. Dans l’exemple ci-dessus, Alexandre est le sujet personnel ; fils de Philippe ou roi de Macedoine, ce sont les mots qui n’étant point séparés d’Alexandre, rendent ce mot sujet complexe.

On peut comparer le sujet complexe à une personne habillée. Le mot qui énonce le sujet est pour ainsi dire la personne, & les mots qui rendent le sujet complexe, ce sont comme les habits de la personne. Observez que lorsque le sujet est complexe, on dit que la proposition est complexe ou composée.

L’attribut peut aussi être complexe ; si je dis qu’Alexandre vainquit Darius roi de Perse, l’attribut est complexe ; ainsi la proposition est composée par rapport à l’attribut. Une proposition peut aussi être complexe par rapport au sujet & par rapport à l’attribut.

4°. La quatrieme sorte de sujet, est un sujet énoncé par plusieurs mots qui forment un sens total, & qui sont équivalens à un nom.

Il n’y a point de langue qui ait un assez grand nombre de mots, pour suffire à exprimer par un nom particulier chaque idée ou pensée qui peut nous venir dans l’esprit : alors on a recours à la périphrase ; par exemple, les Latins n’avoient point de mot pour exprimer la durée du tems pendant lequel un prince exerce son autorité : ils ne pouvoient pas dire comme nous sous le regne d’Auguste ; ils disoient alors, dans le tems qu’Auguste étoit empereur, imperante Coesare Augusto ; car regnum ne signifie que royaume.

Ce que je veux dire de cette quatrieme sorte de sujets, s’entendra mieux par des exemples. Differer de profiter de l’occasion, c’est souvent la laisser échapper sans retour. Differer de profiter de l’occasion, voilà le sujet énoncé par plusieurs mots qui forment un sens total, dont on dit que c’est souvent laisser échapper l’occasion sans retour. C’est un grand are de cacher l’art : ce hoc, à savoir, cacher l’art, voilà le sujet, dont on dit que c’est un grand art. Bien vivre est un moyen sûr de desarmer la médisance : bien vivre est le sujet ; est un moyen sûr de desarmer la médisance, c’est l’attribut. Il vaut mieux être juste que d’être riche, être raisonnable que d’être savant. Il y a là quatre propositions selon l’analyse grammaticale, deux affirmatives & deux négatives, du moins en françois.

1°. Il, illud, ceci, à savoir être juste, vaut mieux que l’avantage d’être riche ne vaut. Etre juste est le sujet de la premiere proposition, qui est affirmative ; être riche est le sujet de la seconde proposition, qui est négative en françois, parce qu’on sous-entend ne vaut ; être riche ne vaut pas tant.

2°. Il en est de même de la suivante, être raisonnable vaut mieux que d’être savant : être raisonnable est le sujet dont on dit vaut mieux, & cette premiere proposition est affirmative : dans la correlative étre savant ne vaut pas tant, être savant est le sujet. Majus est certeque gratius prodesse hominibus, quam opes magnas habere. (Cicér. de nat. deor. l. II. c. xxv.) Prodesse hominibus, être utile aux hommes, voilà le sujet, c’est de quoi on affirme que c’est une chose plus grande, plus loüable, & plus satisfaisante, que de posseder de grands biens. Remarquez, 1°. que dans ces sortes de sujets il n’y a point de sujet personnel que l’on puisse séparer des autres mots. C’est le sens total, qui résulte des divers rapports que les mots ont entr’eux, qui est le sujet de la proposition ; le jugement ne tombe que sur l’ensemble, & non sur aucun mot particulier de la phrase. 2°. Observez que l’on n’a recours à plusieurs mots pour énoncer un sens total, que parce qu’on ne trouve pas dans la langue un nom substantif destiné à l’exprimer. Ainsi les mots qui énoncent ce sens total suppléent à un nom qui manque : par exemple, aimer à obliger & à faire du bien, est une qualité qui marque une grande ame ; aimer à obliger & à faire du bien, voilà le sujet de la proposition. M. l’abbé de S. Pierre a mis en usage le mot de bienfaisance, qui exprime le sens d’aimer à obliger & à faire du bien : ainsi au lieu de ces mots, nous pouvons dire la bienfaisance est une qualité, &c. Si nous n’avions pas le mot de nourrice, nous dirions une femme qui donne à teter à un enfant, & qui prend soin de la premiere enfance.

Autres sortes de propositions à distinguer pour bien faire la construction.

II. Proposition absolue ou complette : proposition relative ou partielle.

1°. Lorsqu’une proposition est telle, que l’esprit n’a besoin que des mots qui y sont énoncés pour en entendre le sens, nous disons que c’est là une proposition absolue ou complette.

2°. Quand le sens d’une proposition met l’esprit dans la situation d’exiger ou de supposer le sens d’une autre proposition, nous disons que ces propositions sont relatives, & que l’une est la correlative de l’autre. Alors ces propositions sont liées entr’elles par des conjonctions ou par des termes relatifs. Les rapports mutuels que ces propositions ont alors entre elles, forment un sens total que les Logiciens appellent proposition composée ; & ces propositions qui forment le tout, sont chacune des propositions partielles.

L’assemblage de différentes propositions liées entr’elles par des conjonctions ou par d’autres termes relatifs, est appellé période par les Rhéteurs. Il ne sera pas inutile d’en dire ici ce que le grammairien en doit savoir.

De la période. La période est un assemblage de propositions liées entr’elles par des conjonctions, & qui toutes ensemble font un sens fini : ce sens fini est aussi appellé sens complet. Le sens est fini lorsque l’esprit n’a pas besoin d’autres mots pour l’intelligence complette du sens, ensorte que toutes les parties de l’analyse de la pensée sont énoncées. Je suppose qu’un lecteur entende sa langue ; qu’il soit en état de démêler ce qui est sujet & ce qui est attribut dans une proposition, & qu’il connoisse les signes qui rendent les propositions correlatives. Les autres connoissances sont étrangeres à la Grammaire.

Il y a dans une période autant de propositions qu’il y a de verbes, sur-tout à quelque mode fini ; car tout verbe employé dans une période marque ou un jugement ou un regard de l’esprit qui applique un qualificatif à un sujet. Or tout jugement suppose un sujet, puisqu’on ne peut juger qu’on ne juge de quelqu’un ou de quelque chose. Ainsi le verbe m’indique nécessairement un sujet & un attribut : par conséquent il m’indique une proposition, puisque la proposition n’est qu’un assemblage de mots qui énoncent un jugement porté sur quelque sujet. Ou bien le verbe m’indique une énonciation, puisque le verbe marque l’action de l’esprit qui adapte ou applique un qualificatif à un sujet, de quelque maniere que cette application se fasse.

J’ai dit sur-tout à quelque mode fini ; car l’infinitif est souvent pris pour un nom, je veux lire : & lors même qu’il est verbe, il forme un sens partiel avec un nom, & ce sens est exprimé par une énonciation qui est ou le sujet d’une proposition logique, ou le terme de l’action d’un verbe, ce qui est trés-ordinaire en latin. Voici des exemples de l’un & de l’autre ; & premierement d’une énonciation, qui est le sujet d’une proposition logique. Ovide fait dire au noyer, qu’il est bien fâcheux pour lui de porter des fruits, nocet esse feracem ; mot à mot, être fertile est nuisible à moi, où vous voyez que ces mots, être fertile, font un sens total qui est le sujet de est nuisible, nocet. Et de même, magna ars est, non apparere artem ; mot à mot, l’art ne point paroître est un grand art : c’est un grand art de cacher l’art, de travailler de façon qu’on ne reconnoisse pas la peine que l’ouvrier a eue ; il faut qu’il semble que les choses se soient faites ainsi naturellement. Dans un autre sens cacher l’art, c’est ne pas donner lieu de se défier de quelque artifice ; ainsi l’art ne point paroître, voilà le sujet dont on dit que c’est un grand art. Te duci ad mortem, Catilina, jam pridem oportebat. (Cic. primo Catil.) mot à mot, toi être mené à la mort, est ce qu’on auroit dû faire il y a long-tems. Toi être mené à la mort, voilà le sujet : & quelques lignes après Cicéron ajoûte, interfectum te esse Catilina convenit : toi être tué Catilina convient à la république : toi être tué, voilà le sujet ; convient à la république, c’est l’attribut. Hominem esse solum, non est bonum hominem esse solum ; voilà le sujet, non est bonum, c’est l’attribut.

2°. Ce sens formé par un nom avec un infinitif, est aussi fort souvent le terme de l’action d’un verbe : cupio me esse clementem : Cic. prim. Catil. sub initio. Cupio, je desire : & quoi ? me esse clementem, moi être indulgent : où vous voyez que me esse clementem fait un sens total qui est le terme de l’action de cupio. Cupio hoc nempe, me esse clementem. Il y a en latin un trés-grand nombre d’exemples de ce sens total, formé par un nom avec un infinitif ; sens, qui étant équivalent à un nom, peut également être ou le sujet d’une proposition, ou le terme de l’action d’un verbe.

Ces sortes d’énonciations qui déterminent un verbe, & qui en font une application, comme quand on dit je veux être sage ; être sage, détermine je veux : ces sortes d’énonciations, dis-je, ou de déterminations ne se font pas seulement par des infinitifs, elles se font aussi quelquefois par des propositions même, comme quand on dit, je ne sai qui a fait cela ; & en latin nescio quis fecit, nescio uter, &c.

Il y a donc des propositions ou énonciations qui ne servent qu’à expliquer ou à déterminer un mot d’une proposition précédente : mais avant que de parler de ces sortes de propositions, & de quitter la période, il ne sera pas inutile de faire les observations suivantes.

Chaque phrase ou assemblage de mots qui forme un sens partiel dans une période, & qui a une certaine étendue, est appellée membre de la période, κῶ λον. Si le sens est énoncé en peu de mots, on l’appelle incise, κόμμα, segmen, incisum. Si tous les sens particuliers qui composent la période sont ainsi énoncés en peu de mots ; c’est le style coupé : c’est ce que Cicéron appelle incisim dicere, parler par incise. C’est ainsi, comme nous l’avons déjà vû, que M. Fléchier a dit : Turenne est mort ; la victoire s’arrête ; la fortune chancelle : tout le camp demeure immobile : voilà quatre propositions qui ne sont regardées que comme des incises, parce qu’elles sont courtes ; le style périodique employe des phrases plus longues.

Ainsi une période peut être composée, ou seulement de membres, ce qui arrive lorsque chaque membre a une certaine étendue ; ou seulement d’incises, lorsque chaque sens particulier est énoncé en peu de mots ; ou enfin une période est composée de membres & d’incises.

III. Proposition explicative, proposition déterminative. La proposition explicative est différente de la déterminative, en ce que celle qui ne sert qu’à expliquer un mot, laisse le mot dans toute sa valeur sans aucune restriction ; elle ne sert qu’à faire remarquer quelque propriété, quelque qualité de l’objet : par exemple, l’homme, qui est un animal raisonnable, devroit s’attacher à regler ses passions ; qui est un animal raisonnable, c’est une proposition explicative qui ne restreint point l’étendue du mot d’homme. L’on pourroit dire également, l’homme devroit s’attacher à regler ses passions : cette proposition explicative fait seulement remarquer en l’homme une propriété, qui est une raison qui devroit le porter à regler ses passions.

Mais si je dis, l’homme qui m’est venu voir ce matin, ou l’homme que nous venons de rencontrer, ou dont vous m’avez parlé, est fort savant ; ces trois propositions sont déterminatives ; chacune d’elles restreint la signification d’homme à un seul individu de l’espece humaine ; & je ne puis pas dire simplement l’homme est fort savant, parce que l’homme seroit pris alors dans toute son étendue, c’est-à-dire qu’il seroit dit de tous les individus de l’espece humaine. Les hommes qui sont créés pour aimer Dieu, ne doivent point s’attacher aux bagatelles ; qui sont créés pour aimer Dieu, voilà une proposition explicative, qui ne restreint point l’étendue du mot d’hommes. Les hommes qui sont complaisans se font aimer ; qui sont complaisans, c’est une proposition déterminative, qui restreint l’étendue d’hommes à ceux qui sont complaisans ; ensorte que l’attribut se font aimer n’est pas dit de tous Jes hommes, mais seulement de ceux qui sont complaisans.

Ces énonciations ou propositions, qui ne sont qu’explicatives ou déterminatives, sont communément liées aux mots qu’elles expliquent ou à ceux qu’elles déterminent par qui, ou par que, ou par dont, duquel, &c.

Elles sont liées par qui, lorsque ce mot est le sujet de la proposition explicative ou déterminative ; celui qui craint le Seigneur, &c. les jeunes gens qui étudient, &c.

Elles sont liées par que ; ce qui arrive en deux manieres.

1°. Ce mot que est souvent le terme de l’action du verbe qui suit : par exemple, le livre que je lis ; que est le terme de l’action de lire. C’est ainsi que dont, duquel, desquels, à qui, auquel, auxquels, servent aussi à lier les propositions, selon les rapports que ces pronoms relatifs ont avec les mots qui suivent.

2°. Ce mot que est encore souvent le représentatif de la proposition déterminative qui va suivre un verbe : je dis que ; que est d’abord le terme de l’action je dis, dico quod ; la proposition qui le suit est l’explication de que ; je dis que les gens de bien sont estimés. Ainsi il y a des propositions qui servent à expliquer ou à déterminer quelque mot avec lequel elles entrent ensuite dans la composition d’une période.

IV. Proposition principale, proposition incidente. Un mot n’a de rapport grammatical avec un autre mot, que dans la même proposition : il est donc essentiel de rapporter chaque mot à la proposition particuliere dont il fait partie, sur-tout quand le rapport des mots se trouve interrompu par quelque proposition incidente, ou par quelqu’incise ou sens détaché.

La proposition incidente est celle qui se trouve entre le sujet personnel & l’attribut d’une autre proposition qu’on appelle proposition principale, parce que celle-ci contient ordinairement ce que l’on veut principalement faire entendre.

Ce mot incidente vient du latin incidere, tomber dans : par exemple, Alexandre, qui étoit roi de Macédoine, vainquit Darius ; Alexandre vainquit Darius, voilà la proposition principale ; Alexandre en est le sujet ; vainquit Darius, c’est l’attribut : mais entre Alexandre & vainquit il y a une autre proposition, qui étoit le roi de Macédoine ; comme elle tombe entre le sujet & l’attribut de la proposition principale, on l’appelle proposition incidente ; qui en est le sujet : ce qui rappelle l’idée d’Alexandre qui, c’est-à-dire lequel Alexandre ; étoit roi de Macédoine, c’est l’attribut. Deus quem adoramus est omnipotens, le Dieu que nous adorons est toutpuissant : Deus est omnipotens, voilà la proposition principale ; quem adoramus, c’est la proposition incidente ; nos adoramus quem Deum, nous adorons lequel Dieu.

Ces propositions incidentes sont aussi des propositions explicatives ou des propositions déterminatives.

V. Proposition explicite, proposition implicite ou elliptique. Une proposition est explicite, lorsque le sujet & l’attribut y sont exprimés.

Elle est implicite, imparfaite, ou elliptique, lorsque le sujet ou le verbe ne sont pas exprimés, & que l’on se contente d’énoncer quelque mot qui par la liaison que les idées accessoires ont entr’elles, est destiné à réveiller dans l’esprit de celui qui lit le sens de toute la proposition.

Ces propositions elliptiques sont fort en usage dans les devises & dans les proverbes : en ces occasions les mots exprimés doivent réveiller aisément l’idée des autres mots que l’ellipse supprime.

Il faut observer que les mots énoncés doivent être présentés dans la forme qu’ils le seroient si la proposition étoit explicite ; ce qui est sensible en latin : par exemple, dans le proverbe dont nous avons parlé, ne sus Minervam ; Minervam n’est à l’accusatif, que parce qu’il y seroit dans la proposition explicite, à laquelle ces mots doivent être rapportés ; sus non doceat Minervan, qu’un ignorant ne se mêle point de vouloir instruire Minerve. Et de même ces trois mots Deo optimo maximo, qu’on ne désigne souvent que par les lettres initiales D. O. M. font une proposition implicite dont la construction pleine est, hoc monumentum, ou thesis hoec, dicatur, vovetur, consecratur Deo optimo maximo.

Sur le rideau de la comédie Italienne on lit ces mots tirés de l’art poétique d’Horace, sublato jure nocendi, le droit de nuire ôté. Les circonstances du lieu doivent faire entendre au lecteur intelligent, que celui qui a donné cette inscription a eu dessein de faire dire aux comédiens, ridemus vitia, sublato jure nocendi, nous rions ici des défauts d’autrui, sans nous permettre de blesser personne.

La devise est une représentation allégorique, dont on se sert pour faire entendre une pensée par une comparaison. La devise doit avoir un corps & une ame. Le corps de la devise, c’est l’image ou représentation ; l’ame de la devise, sont les paroles qui doivent s’entendre d’abord littéralement de l’image ou corps symbolique ; & en même tems le concours du corps & de l’ame de la devise doit porter l’esprit à l’application que l’on veut faire, c’est-à-dire à l’objet de la comparaison.

L’ame de la devise est ordinairement une proposition elliptique. Je me contenterai de seul exemple : on a représeté le soleil au milieu d’un cartouche, & autour du soleil on a peint d’abord les planetes ; ce qu’on a négligé de faire dans la suite : l’ame de cette devise est nec pluribus impar ; mot à mot, il n’est pas insuffisant pour plusieurs. Le roi Louis XIV. fut l’objet de cette allégorie : le dessein de l’auteur fut de faire entendre que comme le soleil peut fournir assez de lumiere pour éclairer ces différentes planetes, & qu’il a assez de force pour surmonter tous les obstacles, & produire dans la nature les différens effets que nous voyons tous les jours qu’il produit ; ainsi le Roi est doüé de qualités si éminentes, qu’il seroit capable de gouverner plusieurs royaumes ; il a d’ailleurs tant de ressources & tant de forces, qu’il peut résister à ce grand nombre d’ennemis ligués contre lui & les vaincre : de sorte que la construction pleine est, sicut sol non est impar pluribus orbibus illuminandis, ita Ludovicus decimus quartus non est impar pluribus regnis regendis, nec pluribus hostibus profligandis. Ce qui fait bien voir que lorsqu’il s’agit de construction, il faut toûjours réduire toutes les phrases & toutes les propositions à la construction pleine.

VI. Proposition considérée grammaticalement, proposition considérée logiquement. On peut considérer une proposition ou grammaticalement ou logiquement : quand on considere une proposition grammaticalement, on n’a égard qu’aux rapports réciproques qui sont entre les mots ; au lieu que dans la proposition logique, on n’a égard qu’au sens total qui résulte de l’assemblage des mots : ensorte que l’on pourroit dire que la proposition considérée grammaticalement est la proposition de l’élocution ; au lieu que la proposition considérée logiquement est celle de l’entendement, qui n’a égard qu’aux différentes parties, je veux dire aux différens points de vûe de sa pensée : il en considere une partie comme sujet, l’autre comme attribut, sans avoir égard aux mots ; ou bien il en regarde une comme cause, l’autre comme effet ; ainsi des autres manieres qui sont l’objet de la pensée : c’est ce qui va être éclairci par des exemples.

Celui qui me suit, dit Jesus-Christ, ne marche point dans les ténebres : considérons d’abord cette phrase ou cet assemblage de mots grammaticalement, c’est-à-dire selon les rapports que les mots ont entr’eux ; rapports d’où résulte le sens : je trouve que cette phrase, au lieu d’une seule proposition, en contient trois.

1°. Celui est le sujet de ne marche point dans les tenebres ; & voilà une proposition principale ; celui étant le sujet, est ce que les Grammairiens appellent le nominatif du verbe.

Ne marche point dans les ténebres, c’est l’atribut ; marche est le verbe qui est au singulier, & à la troisieme personne, parce que le sujet est au singulier, & est un nom de la troisieme personne, puisqu’il ne marque ni la personne qui parle, ni celle à qui l’on parle ; ne point est la négation, qui nie du sujet l’action de marcher dans les ténebres.

Dans les ténebres, est une modification de l’action de celui qui marche, il marche dans les ténebres ; dans est une préposition qui ne marque d’abord qu’une modification ou maniere incomplete ; c’est-à-dire que dans étant une préposition, n’indique d’abord qu’une espece, une sorte de modification, qui doit être ensuite singularisée, appliquée, déterminée par un autre mot, qu’on appelle par cette raison le complément de la préposition : ainsi les ténebres est le complément de dans ; & alors ces mots, dans les ténebres, forment un sens particulier qui modifie marche, c’est-à-dire qui énonce une maniere particuliere de marcher.

2°. Qui me suit, ces trois mots font une proposition incidente qui détermine celui, & le restreint à ne signifier que le disciple de Jesus-Christ, c’est-à-dire celui qui regle sa conduite & ses moeurs sur les maximes de l’Evangile : ces propositions incidentes énoncées par qui, sont équivalentes à un adjectif.

Qui est le sujet de cette proposition incidente ; me suit est l’attribut ; suit est le verbe ; me est le déterminant ou terme de l’action de suit : car selon l’ordre de la pensée & des rapports, me est après suit ; mais selon l’élocution ordinaire ou construction usuelle, ces sortes de pronoms précedent le verbe. Notre langue a conservé beaucoup plus d’inversions latines qu’on ne pense.

3°. Dit Jesus-Christ, c’est une troisieme proposition qui fait une incise ou sens détaché ; c’est un adjoint : en ces occasions la construction usuelle met le sujet de la proposition après le verbe : Jesus-Christ est le sujet, & dit est l’attribut.

Considérons maintenant cette proposition à la maniere des Logiciens : commençons d’abord à en séparer l’incise dit Jesus-Christ ; il ne nous restera plus qu’une seule proposition, celui qui me suit : ces mots ne forment qu’un sens total ; qui est le sujet de la proposition logique, sujet complexe ou composé ; car on ne juge de celui, qu’entant qu’il est celui qui me suit : voilà le sujet logique ou de l’entendement. C’est de ce sujet que l’on pense & que l’on dit qu’il ne marche point dans les ténebres.

Il en est de même de cette autre proposition : Alexandre, qui étoit roi de Macédoine, vainquit Darius. Examinons d’abord cette phrase grammaticalement. J’y trouve deux propositions : Alexandre vainquit Darius, voilà une proposition principale ; Alexandre en est le sujet ; vainquit Darius, c’est l’attribut. Qui étoit roi de Macédoine, c’est une proposition incidente ; qui en est le sujet, & étoit roi de Macédoine, l’attribut. Mais logiquement ces mots, Alexandre qui étoit roi de Macédoine, forment un sens total équivalent à Alexandre roi de Macédoine : ce sens total est le sujet complexe de la proposition ; vainquit Darius, c’est l’attribut.

Je crois qu’un Grammairien ne peut pas se dispenser de connoître ces différentes sortes de propositions, s’il veut faire la construction d’une maniere raisonnable.

Les divers noms que l’on donne aux différentes propositions, & souvent à la même, sont tirés des divers points de vûe sous lesquels on les considere : nous allons rassembler ici celles dont nous venons de parler, & que nous croyons qu’un Grammairien doit connoître.

Table des divers noms que l’on donne aux propositions, aux sujets, & aux attributs.

  • I. Division

    • Proposition directe énoncée par le mode indicatif.

      Elle marque un jugement.

    • Proposition oblique exprimée par quelqu’autre mode du verbe.

      Elle marque non un jugement, mais quelque considération particuliere de l’esprit. On l’appelle énonciation

    Les propositions et les énonciations sont composées d’un sujet et d’un attribut.

    • Le sujet est ou

      • 1. Simple tant au pluriel qu’au singulier.
      • 2. Multiple, lorsqu’on applique le même attribut à différens individus.
      • 3. Complexe.
      • 4. Enoncé par plusieurs mots qui forment un sens total, & qui sont équivalens à un nom.
    • L’attribut est, ou

      • Simple.
      • Composé, c’est-à-dire, énoncé par plusieurs mots.
  • II. Division

    • Proposition absolue ou complette,
    • Proposition relative ou partielle.

      On les appelle aussi correlatives.

      L’ensemble des propositions correlatives ou partielles forme la période.

      La période est composée, ou

      • De membres seulement.
      • D’incises seulement.
      • De membres & d’incises.
  • III. Division.

    • Proposition explicative.
    • Proposition déterminative.
  • IV. Division.

    • Proposition principale.
    • Proposition incidente.
  • V. Division.

    • Proposition explicite.
    • Proposition implicite ou elliptique.
  • VI. Division.

    • Proposition considérée grammaticalement.
    • Proposition considérée logiquement.

Il faut observer que les Logiciens donnent le nom de proposition composée à tout sens total qui résulté du rapport que deux propositions grammaticales ont entr’elles ; rapports qui sont marqués par la valeur des différentes conjonctions qui unissent les propositions grammaticales.

Ces propositions composées ont divers noms selon la valeur de la conjonction ou de l’adverbe conjonctif, ou du relatif qui unit les simples propositions partielles, & en fait un tout. Par exemple, ou, aut, vel, est une conjonction disjonctive ou de division. On rassemble d’abord deux objets pour donner ensuite l’alternative de l’un ou celle de l’autre. Ainsi après avoir d’abord rassemblé dans mon esprit l’idée du soleil & celle de la terre, je dis que c’est ou le soleil qui tourne, ou que c’est la terre : voilà deux propositions grammaticales relatives dont les Logiciens ne font qu’une proposition composée, qu’ils appellent proposition disjonctive.

Telles sont encore les propositions conditionnelles qui résultent du rapport de deux propositions par la conjonction conditionnelle si ou pourvû que : si vous étudiez bien, vous deviendrez savant ; voilà une proposition composée qu’on appelle conditionnelle. Ces propositions sont composées de deux propositions particulieres, dont l’une exprime une condition d’où dépend un effet que l’autre énonce. Celle où est la condition s’appelle l’antécédent, si vous étudiez bien ; celle qui énonce l’effet qui suivra la condition, est appellée le conséquent, vous deviendrez savant.

Il est estimé parce qu’il est savant & vertueux. Voilà une proposition composee que les Logiciens appellent causale, du mot parce que qui sert à exprimer la cause de l’effet que la premiere proposition énonce. Il est estimé, voilà l’effet ; & pourquoi ? parce qu’il est savant & vertueux, voilà la cause de l’estime.

La fortune peut bien ôter les richesses, mais elle ne peut pas ôter la vertu : voilà une proposition composée qu’on appelle adversative ou discrétive, du latin discretivus (Donat), qui sert à séparer, à distinguer, parce qu’elle est composée de deux propositions dont la seconde marque une distinction, une séparation, une sorte de contrariété & d’opposition, par rapport à la premiere ; & cette séparation est marquée par la conjonction adversative mais.

Il est facile de démêler ainsi les autres sortes de propositions composées ; il suffit pour cela de connoître la valeur des conjonctions qui lient les propositions particulieres, & qui par cette liaison forment un tout qu’on appelle proposition composée. On fait ensuite aisément la construction détaillée de chacune des propositions particulieres, qu’on appelle aussi partielles ou correlatives.

Je ne parle point ici des autres sortes de propositions, comme des propositions universelles. des particulieres, des singulieres, des indéfinies, des affirmatives, des négatives, des contradictioires, &c. Quoique ces connoissances soient très-utiles, j’ai crû ne devoir parler ici de la proposition, qu’autant qu’il est nécessaire de la connoître pour avoir des principes sûrs de construction.

Deux rapports généraux entre les mots dans la construction : I. rapport d’identité : II. rapport de détermination. Tous les rapports particuliers de construction se réduisent à deux sortes de rapports généraux.

I. Rapport d’identité. C’est le fondement de l’accord de l’adjectif avec son substantif, car l’adjectif ne fait qu’énoncer ou déclarer ce que l’on dit qu’est le substantif ; ensorte que l’adjectif c’est le substantif analysé, c’est-à-dire considéré comme étant de telle ou telle façon, comme ayant telle ou telle qualité : ainsi l’adjectif ne doit pas marquer, par rapport au genre, au nombre, & au cas, des vûes qui soient différentes de celles sous lesquelles l’esprit considere le substantif.

Il en est de même entre le verbe & le sujet de la proposition, parce le verbe énonce que l’esprit considere le sujet comme étant, ayant, ou faisant quelque chose : ainsi le verbe doit indiquer le même nombre & la même personne que le sujet indique ; & il y a des langues, tel est l’hébreu, où le verbe indique même le genre. Voilà ce que j’appelle rapport ou raison d’identité, du latin idem.

II. La seconde sorte de rapport qui regle la construction des mots, c’est le rapport de détermination.

Le service des mots dans le discours, ne consiste qu’en deux points :

1°. A énoncer une idée ; lumen, lumiere ; sol, soleil.

2°. A faire connoître le rapport qu’une idée a avec une autre idée ; ce qui se fait par les signes établis en chaque langue, pour étendre ou restreindre les idées & en faire des applications particulieres.

L’esprit conçoit une pensée tout d’un coup, par la simple intelligence, comme nous l’avons déjà remarqué ; mais quand il s’agit d’énoncer une pensée, nous sommes obligés de la diviser, de la présenter en détail par les mots, & de nous servir des signes établis, pour en marquer les divers rapports. Si je veux parler de la lumiere du soleil, je dirai en latin, lumen solis, & en françois de le soleil, & par contraction, du soleil, selon la construction usuelle : ainsi en latin, la terminaison de solis détermine lumen à ne signifier alors que la lumiere du soleil. Cette détermination se marque en françois par la préposition de, dont les Latins ont souvent fait le même usage, comme nous l’avons fait voir en parlant de l’article, templum de marmore, un temple de marbre. Virg. &c.

La détermination qui se fait en latin par la terminaison de l’accusatif, diliges Dominum Deum tuum, ou Dominum Deum tuum diliges ; cette détermination, dis-je, se marque en françois par la place ou position du mot, qui selon la construction ordinaire se met après le verbe, tu aimeras le Seigneur ton Dieu. Les autres déterminations ne se font aujourd’hui en françois que par le secours des prépositions. Je dis aujourd’hui, parce qu’autrefois un nom substantif placé immédiatement après un autre nom substantif, le déterminoit de la même maniere qu’en latin ; un nom qui a la terminaison du génitif, détermine le nom auquel il se rapporte, lumen solis, liber Petri, al tens Innocent III. (Villehardouin.) au tems d’Innocent III. l’Incarnation notre Seigneur (Idem), pour l’Incarnation de notre Seigneur ; le service Deu (Id.), pour le service de Dieu ; le frere l’empereor (Baudoin, id. p. 163.), pour le frere de l’empereur : & c’est de là que l’on dit encore l’hôtel-Dieu, &c. Voyez la préface des antiquités gauloises de Borel. Ainsi nos peres ont d’abord imité l’une & l’autre maniere des Latins : premierement, en se servant en ces occasions de la préposition de ; templum de marmore, un temple de marbre : secondement, en plaçant le substantif modifiant immédiatement après le modifié ; frater imperatoris, le frere l’empereor ; domus Dei, l’hôtel-Dieu. Mais alors le latin désignoit par une terminaison particuliere l’effet du nom modifiant ; avantage qui ne se trouvoit point dans les noms françois, dont la terminaison ne varie point. On a enfin donné la préférence à la premiere maniere qui marque cette sorte de détermination par le secours de la préposition de : la gloire de Dieu.

La syntaxe d’une langue ne consiste que dans les signes de ces différentes déterminations. Quand on connoît bien l’usage & la destination de ces signes, on sait la syntaxe de la langue : j’entens la syntaxe nécessaire, car la syntaxe usuelle & élégante demande encore d’autres observations ; mais ces observations supposent toûjours celles de la syntaxe nécessaire, & ne regardent que la netteté, la vivacité, & les graces de l’élocution ; ce qui n’est pas maintenant de notre sujet.

Un mot doit être suivi d’un ou de plusieurs autres mots déterminans, toutes les fois que par lui-même il ne fait qu’une partie de l’analyse d’un sens particulier ; l’esprit se trouve alors dans la nécessité d’attendre & de demander le mot déterminant, pour avoir tout le sens particulier que le premier mot ne lui annonce qu’en partie. C’est ce qui arrive à toutes les prépositions, & à tous les verbes actifs transitifs : il est allé à ; à n’énonce pas tout le sens particulier : & je demande où ? on répond, à la chasse, à Versailles, selon le sens particulier qu’on a à désigner. Alors le mot qui acheve le sens, dont la préposition n’a énoncé qu’une partie, est le complément de la préposition ; c’est-à-dire que la préposition & le mot qui la détermine, font ensemble un sens partiel, qui est ensuite adapté aux autres mots de la phrase ; ensorte que la préposition est, pour ainsi dire, un mot d’espece ou de sorte, qui doit ensuite être déterminé individuellement : par exemple, cela est dans ; dans marque une sorte de maniere d’être par rapport au lieu : & si j’ajoûte dans la maison, je détermine, j’individualise, pour ainsi dire, cette maniere spécifique d’être dans.

Il en est de même des verbes actifs : quelqu’un me dit que le Roi a donné ; ces mots a donné ne font qu’une partie du sens particulier, l’esprit n’est pas satisfait, il n’est qu’ému, on attend, ou l’on demande, 1° ce que le Roi a donné, 2° à qui il a donné. On répond, par exemple, à la premiere question, que le Roi a donné un régiment : voilà l’esprit satisfait par rapport à la chose donnée ; régiment est donc à cet égard le déterminant de a donné, il détermine a donné. On demande ensuite, à qui le Roi at-il donné ce régiment ? on répond à monsieur N. ainsi la préposition à, suivie du nom qui la détermine, fait un sens partiel qui est le déterminant de a donné par rapport à la personne, à qui. Ces deux sortes de relations sont encore plus sensibles en latin où elles sont marquées par des terminaisons particulieres. Reddite (illa) quoe sunt Coesaris, Coesari : & (illa) quoe sunt Dei, Deo.

Voilà deux sortes de déterminations aussi nécessaires & aussi directes l’une que l’autre, chacune dans son espece. On peut, à la vérité, ajoûter d’autres circonstances à l’action, comme le tems, le motif, la maniere. Les mots qui marquent ces circonstances ne sont que des adjoints, que les mots précedens n’exigent pas nécessairement. Il faut donc bien distinguer les déterminations nécessaires d’avec celles qui n’influent en rien à l’essence de la proposition grammaticale, ensorte que sans ces adjoints on perdroit à la vérité quelques circonstances de sens ; mais la proposition n’en seroit pas moins telle proposition.

A l’occasion du rapport de détermination, il ne sera pas inutile d’observer qu’un nom substantif ne peut déterminer que trois sortes de mots : 1° un autre nom, 2° un verbe, 3° ou enfin une préposition. Voilà les seules parties du discours qui ayent besoin d’être déterminées ; car l’adverbe ajoûte quelque circonstance de tems, de lieu, ou de maniere ; ainsi il détermine lui-même l’action ou ce qu’on dit du sujet, & n’a pas besoin d’être déterminé. Les conjonctions lient les propositions ; & à l’égard de l’adjectif, il se construit avec son substantif par le rapport d’identité.

1°. Lorsqu’un nom substantif détermine un autre nom substantif, le substantif déterminant se met au génitif en latin lumen, solis ; & en françois ce rapport se marque par la préposition de : surquoi il faut remarquer que lorsque le nom déterminant est un individu de l’espece qu’il détermine, on peut considérer le nom d’espece comme un adjectif, & alors on met les deux noms au même cas par rapport d’identité : urbs Roma, Roma quoe est urbs ; c’est ce que les Grammairiens appellent apposition. C’est ainsi que nous disons le mont Parnasse, le fleuve Don, le cheval Pegase, &c. Mais en dépit des Grammairiens modernes, les meilleurs auteurs Latins ont aussi mis au génitif le nom de l’individu, par rapport de détermination. In oppido Antiochioe (Cic.) ; & (Virg.) celsam Butroti ascendimus urbem (AE n. l. III. v. 293.) ; exemple remarquable, car urbem Butroti est à la question quo. Aussi les commentateurs qui préférent la regle de nos Grammairiens à Virgile, n’ont pas manqué de mettre dans leurs notes, ascendimus in urbem Butrotum. Pour nous qui préférons l’autorité incontestable & soutenue des auteurs Latins, aux remarques frivoles de nos Grammairiens, nous croyons que quand on dit maneo Lutetiae, il faut sousentendre in urbe.

2°. Quand un nom détermine un verbe, il faut suivre l’usage établi dans une langue pour marquer cette détermination. Un verbe doit être suivi d’autant de noms déterminans, qu’il y a de sortes d’émotions que le verbe excite nécessairement dans l’esprit. J’ai donné : quoi ? & à qui ?

3°. A l’égard de la préposition, nous venons d’en parler. Nous observerons seulement ici qu’une préposition ne détermine qu’un nom substantif, ou un mot pris substantivement ; & que quand on trouve une préposition suivie d’une autre, comme quand on dit pour du pain, par des hommes, &c. alors il y a ellipse pour quelque partie du pain, par quelques uns des hommes.

Autres remarques pour bien faire la construction. I. Quand on veut faire la construction d’une période, on doit d’abord la lire entierement ; & s’il y a quelque mot de sousentendu, le sens doit aider à le suppléer. Ainsi l’exemple trivial des rudimens, Deus quem adoramus, est défectueux. On ne voit pas pourquoi Deus est au nominatif ; il faut dire Deus quem adoramus est omnipotens : Deus est omnipotens, voilà une proposition ; quem adoramus en est une autre.

II. Dans les propositions absolues ou complettes, il faut toûjours commencer par le sujet de la proposition ; & ce sujet est toûjours ou un individu, soit réel, soit métaphysique, ou bien un sens total exprimé par plusieurs mots.

III. Mais lorsque les propositions sont relatives, & qu’elles forment des périodes, on commence par les conjonctions ou par les adverbes conjonctifs qui les rendent relatives ; par exemple, si, quand, lorsque, pendant que, &c. on met à part la conjonction ou l’adverbe conjonctif, & l’on examine ensuite chaque proposition séparément ; car il faut bien observer qu’un mot n’a aucun accident grammatical, qu’à cause de son service dans la seule proposition où il est employé.

IV. Divisez d’abord la proposition en sujet & en attribut le plus simplement qu’il sera possible ; après quoi ajoûtez au sujet personnel, ou réel, ou abstrait, chaque mot qui y a rapport, soit par la raison de l’identité, ou par la raison de la détermination ; ensuite passez à l’attribut en commençant par le verbe, & ajoûtant chaque mot qui y a rapport selon l’ordre le plus simple, & selon les déterminations que les mots se donnent successivement.

S’il y a quelque adjoint ou incise qui ajoûte à la proposition quelque circonstance de tems, de maniere, ou quelqu’autre ; après avoir fait la construction de cet incise, & après avoir connu la raison de la modification qu’il a, placez-le au commencement ou à la fin de la proposition ou de la période, selon que cela vous paroîtra plus simple & plus naturel.

Par exemple, imperante Coesare Augusto, unigenitus Dei filius Christus, in civitate David, quoe vocatur Bethleem, natus est. Je cherche d’abord le sujet personnel, & je trouve Christus ; je passe à l’attribut, & je vois est natus : je dis d’abord Christus est natus. Ensuite je connois par la terminaison, que filius unigenitus se rapporte à Christus par rapport d’identité ; & je vois que Dei étant au génitif, se rapporte à filius par rapport de détermination : ce mot Dei détermine filius à signifier ici le fils unique de Dieu ; ainsi j’écris le sujet total, Chistus unigenitus filius Dei.

Est natus, voilà l’attribut nécessaire. Natus est au nominatif, par rapport d’identité avec Christus ; car le verbe est marque simplement que le sujet est, & le mot natus dit ce qu’il est né ; est natus, est né, est celui qui naquit ; est natus, comme nous disons il est venu, il est allé. L’indication du tems passé est dans le participe venu, allé, natus, &c.

In civitate David, voilà un adjoint qui marque la circonstance du lieu de la naissance. In, préposition de lieu déterminée par civitate David. David, nom propre qui détermine civitate. David, ce mot se trouve quelquefois décliné à la maniere des Latins, David, Davidis ; mais ici il est employé comme nom hébreu, qui passant dans la langue latine sans en prendre les inflexions, est considéré comme indéclinable.

Cette cité de David est déterminée plus singulierement par la proposition incidente, quoe vocatur Bethleem.

Il y a de plus ici un autre adjoint qui énonce une circonstance de tems, imperante Coesare Augusto. On place ces sortes d’adjoints ou au commencement ou à la fin de la proposition, selon que l’on sent la maniere de les placer apporte ou plus de grace ou plus de clarté.

Je ne voudrois pas que l’on fâtigât les jeunes gens qui commencent, en les obligeant de faire ainsi eux-mêmes la construction, ni d’en rendre raison de la maniere que nous venons de le faire ; leur cerveau n’a pas encore assez de consistance pour ces opérations refléchies. Je voudrois seulement qu’on ne les occupât d’abord qu’à expliquer un texte suivi, construit selon ces idées ; ils commenceront ainsi à les saisir par sentiment : & lorsqu’ils seront en état de concevoir les raisons de la construction, on ne leur en apprendra point d’antres que celles dont la nature & leurs propres lumieres leur feront sentir la vérité. Rien de plus facile que de les leur faire entendre peu-à-peu sur un latin où elles sont observées, & qu’on leur a fait expliquer plusieurs fois. Il en résulte deux grands avantages ; 1°. moins de dégoût & moins de peine ; 2°. leur raison se forme, leur esprit ne se gâte point, & ne s’accoûtume pas à prendre le faux pour le vrai, les ténebres pour la lumiere, ni à admettre des mots pour des choses. Quand on connoît bien les fondemens de la construction, on prend le goût de l’élégance par de fréquentes lectures des auteurs qui ont le plus de réputation.

Les principes métaphysiques de la construction sont les mêmes dans toutes les langues. Je vais en faire l’application sur une ydile de madame Deshoulieres.

Construction grammaticale & raisonnée de l’ydile de madame Deshoulieres, Les moutons.

Hélas petits moutons, que vous êtes heureux !

Vous êtes heureux, c’est la proposition.

Hélas petits moutons, ce sont des adjoints à la proposition, c’est-à-dire que ce sont des mots qui n’entrent grammaticalement ni dans le sujet, ni dans l’attribut de la proposition.

Hélas est une interjection qui marque un sentiment de compassion : ce sentiment a ici pour objet la personne même qui parle ; elle se croit dans un état plus malheureux que la condition des moutons.

Petits moutons, ces deux mots sont une suite de l’exclamation ; ils marquent que c’est aux moutons que l’auteur adresse la parole ; il leur parle comme à des personnes raisonnables.

Moutons, c’est le substantif, c’est-à-dire le suppôt ; l’être existant, c’est le mot qui explique vous.

Petits, c’est l’adjectif ou qualificatif : c’est le mot qui marque que l’on regarde le substantif avec la qualification que ce mot exprime ; c’est le substantif même considéré sous un tel point de vûe.

Petit, n’est pas ici un adjectif qui marque directement le volume & la petitesse des moutons ; c’est plûtôt un terme d’affection & de tendresse. La nature nous inspire ce sentiment pour les enfans & pour les petits des animaux, qui ont plus de besoin de notre secours que les grands.

Petits moutons ; selon l’ordre de l’analyse énonciative de la pensée, il faudroit dire moutons petits, car petits suppose moutons : on ne met petits au pluriel & au masculin, que parce que moutons est au pluriel & au masculin. L’adjectif suit le nombre & le genre de son substantif, parce que l’adjectif n’est que le substantif même considéré avec telle ou telle qualification ; mais parce que ces différentes considérations de l’esprit se font intérieurement dans le même instant, & qu’elles ne sont divisées que par la nécessité de l’énonciation, la construction usuelle place au gré de l’usage certains adjectifs avant, & d’autres après leurs substantifs.

Que vous êtes heureux ! que est pris adverbialement, & vient du latin quantum, ad quantum, à quel point, combien : ainsi que modifie le verbe ; il marque une maniere d’être, & vaut autant que l’adverbe combien.

Vous, est le sujet de la proposition, c’est de vous que l’on juge. Vous, est le pronom de la seconde personne : il est ici au pluriel.

Etes heureux, c’est l’attribut ; c’est ce qu’on juge de vous.

Etes, est le verbe qui outre la valeur ou signification particuliere de marquer l’existence, fait connoître l’action de l’esprit qui attribue cette existence heureuse à vous ; & c’est par cette propriété que ce mot est verbe : on affirme que vous existez heureux.

Les autres mots ne sont que des dénominations ; mais le verbe, outre la valeur ou signification particuliere du qualificatif qu’il renferme, marque encore l’action de l’esprit qui attribue ou applique cette valeur à un sujet.

Etes : la terminaison de ce verbe marque encore le nombre, la personne, & le tems présent.

Heureux est le qualificatif, que l’esprit considere comme uni & identifié à vous, à votre existence ; c’est ce que nous appellons le rapport d’identité.

Vous paissez dans nos champs sans souci, sans
allarmes.

Voici une autre proposition.

Vous en est encore le sujet simple : c’est un pronom substantif ; car c’est le nom de la seconde personne, en tant qu’elle est la personne à qui l’on adresse la parole ; comme roi, pape, sont des noms de personnes en tant qu’elles possedent ces dignités. Ensuite les circonstances font connoître de quel roi ou de quel pape on entend parler. De même ici les circonstances, les adjoints font connoître que ce vous, ce sont les moutons. C’est se faire une fausse idée des pronoms que de les prendre pour de simples vicegérens, & les regarder comme des mots mis à la place des vrais noms : si cela étoit, quand les Latins disent Cerès pour le pain, ou Bacchus pour le vin, Cerès & Bacchus seroient des pronoms.

Paissez est le verbe dans un sens neutre, c’est-à-dire que ce verbe marque ici un état de sujet ; il exprime en même tems l’action & le terme de l’action : car vous paissez est autant que vous mangez l’herbe. Si le terme de l’action étoit exprimé séparément, & qu’on dît vous paissez l’herbe naissante, le verbe seroit actif transitif.

Dans nos champs, voilà une circonstance de l’action.

Dans est une préposition qui marque une vûe de l’esprit par rapport au lieu : mais dans ne détermine pas le lieu ; c’est un de ces mots incomplets dont nous avons parlé, qui ne font qu’une partie d’un sens particulier, & qui ont besoin d’un autre mot pour former ce sens : ainsi dans est la préposition, & nos champs en est le complément. Alors ces mots dans nos champs font un sens particulier qui entre dans la composition de la proposition. Ces sortes de sens sont souvent exprimés en un seul mot, qu’on appelle adverbe.

Sans souci, voilà encore une préposition avec son complément ; c’est un sens particulier qui fait un incise. Incise vient du latin incisum, qui signifie coupé : c’est un sens détaché qui ajoûte une circonstance de plus à la proposition. Si ce sens étoit supprimé, la proposition auroit une circonstance de moins ; mais elle n’en seroit pas moins proposition.

Sans allarmes est un autre incise.

Aussitôt aimés qu’amoureux,
On ne vous force point à répandre des larmes.

Voici une nouvelle période ; elle a deux membres.

Aussitôt aimés qu’amoureux, c’est le premier membre, c’est-à-dire le premier sens partiel qui entre dans la composition de la période. Il y a ici ellipse, c’est-à-dire que pour faire la construction pleine, il faut suppléer des mots que la construction usuelle supprime, mais dont le sens est dans l’esprit.

Aussitôt aimés qu’amoureux, c’est-à-dire comme vous êtes aimés aussitôt que vous êtes amoureux.

Comme est ici un adverbe relatif qui sert au raisonnement, & qui doit avoir un correlatif comme, c’est-à-dire, & parce que vous êtes, &c.

Vous est le sujet, êtes aimés aussitôt est l’attribut : aussitôt est un adverbe relatif de tems, dans le même tems.

Que, autre adverbe de tems ; c’est le correlatif d’aussitôt. Que appartient à la proposition suivante, que vous êtes amoureux : ce que vient du latin in quo, dans lequel, cùm.

Vous êtes amoureux, c’est la proposition correlative de la précédente.

On ne vous force point à répandre des larmes : cette proposition est la correlative du sens total des deux propositions précédentes.

On est le sujet de la proposition. On vient de homo. Nos peres disoient hom, nou y a hom sus la terre. Voyez Borel au mot hom. On se prend dans un sens indéfini, indéterminé ; une personne quelconque, un individu de votre espece.

Ne vous force point à répandre des larmes. Voilà tout l’attribut : c’est l’attribut total ; c’est ce qu’on juge de on.

Force est le verbe qui est dit de on ; c’est pour cela qu’il est au singulier & à la troisieme personne.

Ne point, ces deux mots font une négation : ainsi la proposition est négative. Voyez ce que nous avons dit de point, en parlant de l’article vers la fin.

Vous : ce mot, selon la construction usuelle, est ici avant le verbe ; mais, selon l’ordre de la construction des vûes de l’esprit, vous est après le verbe, puisqu’il est le terme ou l’objet de l’action de forcer.

Cette transposition du pronom n’est pas en usage dans toutes les langues. Les Anglois disent, I dress my self ; mot à mot, j’habille moi-même : nous disons je m’habille, selon la construction usuelle ; ce qui est une véritable inversion, que l’habitude nous fait préférer à la construction réguliere. On lit trois fois au dernier chapitre de l’évangile de S. Jean, Simon diligis me ? Simon amas me ? Pierre aimez-vous moi ? nous disons Pierre m’aimez-vous ?

La plûpart des étrangers qui viennent du Nord disent j’aime vous, j’aime lui, au lieu de dire je vous aime, je l’aime, selon notre construction usuelle.

A répandre des larmes : répandre des larmes, ces frois mots font un sens total, qui est le complément de la préposition à. Cette préposition met ce sens total en rapport avec force, forcer, à cogere ad. Virgile a dit, cogitur ire in lacrymas (Æn. l. IV. v.413.), & vocant ad lacrymas Æn. l. XI. v. 96.

Répandre des larmes : des larmes n’est pas ici le complément immédiat de répandre ; des larmes est ici dans un sens partitif ; il y a ici ellipse d’un substantif générique : répandre une certaine quantité de les larmes ; ou, comme disent les Poëtes Latins, imbrem lacrymarum, une pluie de larmes.

Vous ne formez jamais d’inutiles desirs.

Vous, sujet de la proposition ; les autres mots sont l’attribut.

Formez, est le verbe à la seconde personne du présent de l’indicatif.

Ne, est la négation qui rend la proposition négative. Jamais, est un adverbe de tems. Jamais, en aucun tems. Ce mot vient de deux mots latins, jam, & magis.

D’inutiles desirs, c’est encore un sens partitif ; vous ne formez jamais certains desirs, quelques desirs qui soient du nombre des desirs inutiles. D’inutiles desirs : quand le substantif & l’adjectif sont ainsi le déterminant d’un verbe ou le complément d’une préposition dans un sens affirmatif, si l’adjectif précede le substantif, il tient lieu d’article, & marque la sorte ou espece, vous formez d’inutiles desirs ; on qualifie d’inutiles les desirs que vous formez. Si au contraire le substantif précede l’adjectif, on lui rend l’article ; c’est le sens individuel : vous formez des desirs inutiles ; on veut dire que les desirs particuliers ou singuliers que vous formez, sont du nombre de les desirs inutiles. Mais dans le sens négatif on diroit, vous ne formez jamais, pas, point, de desirs inutiles : c’est alors le sens spécifique ; il ne s’agit point de déterminer tels ou tels desirs singuliers ; on ne fait que marquer l’espece ou sorte de desirs que vous formez.

Dans vos tranquilles coeurs l’amour suit la nature.

La construction est, l’amour suit la nature dans vos coeurs tranquilles. L’amour est le sujet de la proposition, & par cette raison il précede le verbe ; la nature est le terme de l’action de suit, & par cette raison ce mot est après le verbe. Cette position est dans toutes les langues, selon l’ordre de l’énonciation & de l’analyse des pensées : mais lorsque cet ordre est interrompu par des transpositions, dans les langues qui ont des cas, il est indiqué par une terminaison particuliere qu’on appelle accusatif ; ensorte qu’après que toute la phrase est finie, l’esprit remet le mot à sa place.

Sans ressentir ses maux, vous avez ses plaisirs.

Construction, vous avez ses plaisirs, sans ressentir ses maux. Vous est le sujet ; les autres mots sont l’attribut.

Sans ressentir ses maux. Sans est une préposition, dont ressentir ses maux est le complément. Ressentir ses maux, est un sens particulier équivalent à un nom. Ressentir, est ici un nom verbal. Sans ressentir, est une proposition implicite, sans que vous ressentiez. Ses maux, est après l’infinitif ressentir, parce qu’il en est le déterminant ; il est le terme de l’action de ressentir.

L’ambition, l’honneur, l’intérêt, l’imposture,
Qui font tant de maux parmi nous,
Ne se rencontrent point chez vous.

Cette période est composée d’une proposition principale & d’une proposition incidente. Nous avons dit qu’une proposition qui tombe entre le sujet & l’attribut d’une autre proposition, est appellée proposition incidente, du latin incidere, tomber dans ; & que la proposition dans laquelle tombe l’incidente est appellée proposition principale, parce qu’ordinairement elle contient ce que l’on veut principalement faire entendre.

L’ambition, l’honneur, l’intérêt, l’imposture,
Ne se rencontrent point chez vous.

Voilà la proposition principale.

L’ambition, l’honneur, l’intérêt, l’imposture ; c’est là le sujet de la proposition : cette sorte de sujet est appellé sujet multiple, parce que ce sont plusieurs individus qui ont un attribut commun. Ces individus sont ici des individus métaphysiques, des termes abstraits, à l’imitation d’objets réels.

Ne se rencontrent point chez vous, est l’attribut : or on pouvoit dire, l’ambition ne se rencontre point chez vous ; l’honneur ne se rencontre point chez vous ; l’intérêt, &c. ce qui auroit fait quatre propositions. En rassemblant les divers sujets dont on veut dire la même chose, on abrege le discours, & on le rend plus vif.

Qui font tant de maux parmi nous, c’est la proposition incidente : qui en est le sujet ; c’est le pronom relatif ; il rappelle à l’esprit l’ambition, l’honneur, l’intérêt, l’imposture, dont on vient de parler.

Font tant de maux parmi nous, c’est l’attribut de la proposition incidente.

Tant de maux, c’est le déterminant de font, c’est le terme de l’action de font.

Tant, vient de l’adjectif tantus, a, um. Tant est pris ici substantivement ; tantum malorum, tantum χρῆμα malorum, une si grande quantité de maux.

De maux, est le qualificatif de tant ; c’est un des usages de la préposition de, de servir à la qualification.

Maux, est ici dans un sens spécifique, indéfini, & non dans un sens individuel : ainsi maux n’est pas précédé de l’article les.

Parmi nous, est une circonstance de lieu ; nous est le complément de la préposition parmi.

Cependant nous avons la raison pour partage,
Et vous en ignorez l’usage.

Voilà deux propositions liées entr’elles par la conjonction &.

Cependant, adverbe ou conjonction adversative, c’est-à-dire qui marque restriction ou opposition par rapport à une autre idée ou pensée. Ici cette pensée est, nous avons la raison ; cependant malgré cet avantage, les passions font tant de maux parmi nous. Ainsi cependant marque opposition, contrariété, entre avoir la raison & avoir des passions. Il y a donc ici une de ces propositions que les Logiciens appellent adversative ou discrétive.

Nous, est le sujet ; avons la raison pour partage, est l’attribut.

La raison pour partage : l’auteur pouvoit dire la raison en partage ; mais alors il y auroit eu un bâillement ou hiatus, parce que la raison finit par la voyelle nasale on, qui auroit été suivie de en. Les Poëtes ne sont pas toûjours si exacts, & redoublent l’n en ces occasions, la raison-n-en partage ; ce qui est une prononciation vicieuse : d’un autre côté, en disant pour partage, la rencontre de ces deux syllabes, pour, par, est desagréable à l’oreille.

Vous en ignorez l’usage ; vous, est le sujet ; en ignorez l’usage, est l’attribut. Ignorez, est le verbe ; l’usage, est le déterminant de ignorez ; c’est le terme de la signification d’ignorer ; c’est la chose ignorée. C’est le mot qui détermine ignorez.

En, est une sorte d’adverbe pronominal. Je dis que en est une sorte d’adverbe, parce qu’il signifie autant qu’une préposition & un nom ; en, inde ; de cela, de la raison. En est un adverbe pronominal, parce qu’il n’est employé que pour réveiller l’idée d’un autre mot, vous ignorez l’usage de la raison.

Innocens animaux, n’en soyez point jaloux.

C’est ici une énonciation à l’impératif.

Innocens animaux : ces mots ne dépendent d’aucun autre qui les précede, & sont énoncés sans articles : ils marquent en pareil cas la personne à qui l’on adresse la parole.

Soyez, est le verbe à l’impératif : ne point, c’est la négation.

En, de cela, de ce que nous avons la raison pour partage.

Jaloux, est l’adjectif ; c’est ce qu’on dit que les animaux ne doivent pas être. Ainsi, selon la pensée, jaloux se rapporte à animaux, par rapport d’identité, mais négativement, ne soyez pas jaloux.

Ce n’est pas un grand avantage.

Ce, pronom de la troisieme personne ; hoc, ce, cela, à savoir que nous avons la raison n’est pas un grand avantage.

Cette fiere raison, dont on fait tant de bruit,
Contre les passions n’est pas un sûr remede.

Voici proposition principale & proposition incidente.

Cette fiere raison n’est pas un remede sûr contre les passions, voilà la proposition principale.

Dont on fait tant de bruit, c’est la proposition incidente.

Dont, est encore un adverbe pronominal ; de laquelle, touchant laquelle. Dont vient de unde, par mutation ou transposition de lettres, dit Nicot ; nous nous en servons pour duquel, de laquelle, de qui, de quoi.

On, est le sujet de cette proposition incidente.

Fait tant de bruit, en est l’attribut. Fait, est le verbe ; tant de bruit, est le déterminant de fait : tant de bruit, tantum χρῆμα jactationis, tantam rem jactationis.

Un peu de vin la trouble. Un peu, peu est un substantif, parum vini, une petite quantité de vin. On dit le peu, de peu, à peu, pour peu. Peu est ordinairement suivi d’un qualificatif : de vin, est le qualificatif de peu. Un peu : un & le sont des adjectifs prépositifs qui indiquent des individus. Le & ce indiquent des individus déterminés ; au lieu que un indique un individu indéterminé : il a le même sens que quelque. Ainsi un peu est bien différent de le peu ; celui-ci précede l’individu déterminé, & l’autre l’individu indéterminé.

Un peu de vin ; ces quatre mots expriment une idée particuliere, qui est le sujet de la proposition.

La trouble, c’est l’attribut : trouble, est le verbe ; la, est le terme de l’action du verbe. La est un pronom de la troisieme personne ; c’est-à-dire que la rappelle l’idée de la personne ou de la chose dont on a parlé ; trouble la, elle, la raison.

Un enfant (l’Amour) la séduit ; c’est la même construction que dans la proposition précédente.

Et déchirer un coeur qui l’appelle à son aide,
Est tout l’effet qu’elle produit.

La construction de cette petite période mérite attention. Je dis période, grammaticalement parlant, parce que cette phrase est composée de trois propositions grammaticales ; car il y a trois verbes à l’indicatif, appelle, est, produit.

Déchirer un coeur est tout l’effet, c’est la premiere proposition grammaticale ; c’est la proposition principale.

Déchirer un coeur, c’est le sujet énoncé par plusieurs mots, qui font un sens qui pourroit être énoncé par un seul mot, si l’usage en avoit établi un. Trouble, agitation, repentir, remords, sont à-peu-près les équivalens de déchirer un coeur.

Déchirer un coeur, est donc le sujet ; & est tout l’effet, c’est l’attribut.

Qui l’appelle à son aide, c’est une proposition incidente.

Qui en est le sujet ; ce qui est le pronom relatif qui rappelle coeur.

L’appelle à son aide, c’est l’attribut de qui ; la est le terme de l’action d’appelle ; appelle elle, appelle la raison.

Qu’elle produit, elle produit lequel effet. c’est la troisieme proposition.

Elle, est le sujet : elle est un pronom qui rappelle raison.

Produit que, c’est l’attribut d’elle : que est le terme de produit ; c’est un pronom qui rappelle effet.

Que étant le déterminant ou terme de l’action de produit, est après produit, dans l’ordre des pensées, & selon la construction simple : mais la construction usuelle l’énonce avant produit ; parce que le que étant un relatif conjonctif, il rappelle effet, & joint elle produit avec effet. Or ce qui joint doit être entre deux termes ; la relation en est plus aisément apperçûe, comme nous l’avons déjà remarqué.

Voilà trois propositions grammaticales ; mais logiquement il n’y a là qu’une seule proposition.

Et déchirer un coeur qui l’appelle à son aide : ces mots font un sens total, qui est le sujet de la proposition logique.

Est tout l’effet qu’elle produit, voilà un autre sens total qui est l’attribut ; c’est ce qu’on dit de déchirer un coeur.

Toûjours impuissante & sévere ;
Elle s’oppose à tout, & ne surmonte rien.

Il y a encore ici ellipse dans le premier membre de cette phrase. La construction pleine est : La raison est toûjours impuissante & sévere ; elle s’oppose à tout, parce qu’elle est sévere ; & elle ne surmonte rien, parce qu’elle est impuissante.

Elle s’oppose à tout ce que nous voudrions faire qui nous seroit agréable. Opposer, ponere ob, poser devans, s’opposer, opposer soi, se mettre devant comme un obstacle. Se, est le terme de l’action d’opposer. La construction usuelle le met avant son verbe, comme me, te, le, que, &c. A tout, Cicéron a dit, opponere ad.

Ne surmonte rien ; rien est ici le terme de l’action de surmonte. Rien est toûjours accompagné de la négation exprimée ou sousentendue ; rien, nullam rem.

Sur toutes riens garde ces points. Mehun au testament, où vous voyez que sur toutes riens veut dire sur toutes choses.

Sous la garde de votre chien
Vous devez beaucoup moins redouter la colere
Des loups cruels & ravissans,
Que, sous l’autorité d’une telle chimere,
Nous ne devons craindre nos sens.

Il y a ici ellipse & synthese : la synthese se fait lorsque les mots se trouvent exprimés ou arrangés selon un certain sens que l’on a dans l’esprit.

De ce que (ex eo quod, propterea quod) vous êtes sous la garde de votre chien, vous devez redouter la colere des loups cruels & ravissans beaucoup moins ; au lieu que nous, qui ne sommes que sous la garde de la raison, qui n’est qu’une chimere, nous n’en devons pas craindre nos sens beaucoup moins.

Nous n’en devons pas moins craindre nos sens, voilà la synthese ou syllepse qui attire le ne dans cette phrase.

La colere des loups. La poésie se permet cette expression ; l’image en est plus noble & plus vive : mais ce n’est pas par colere que les loups & nous nous mangeons les moutons. Phedre a dit, fauce improbâ, le gosier, l’avidité ; & la Fontaine a dit la faim.

Beaucoup moins, multo minus, c’est une expression adverbiale qui sert à la comparaison, & qui par conséquent demande un correlatif que, &c. Beaucoup moins, selon un coup moins beau, moins grand. Voyez ce que nous avons dit de Beaucoup en parlant de l’article.

Ne vaudroit-il pas mieux vivre, comme vous faites,
Dans une douce oisiveté ?

Voilà une proposition qui fait un sens incomplet, parce que la correlative n’est pas exprimée ; mais elle va l’être dans la période suivante, qui a le même tour.

Comme vous faites, est une proposition incidente.

Comme, adverbe ; quomodo, à la maniere que vous le faites.

Ne vaudroit-il pas mieux étre, comme vous êtes,
Dans une heureuse obscurité,
Que d’avoir, sans tranquillité,
Des richesses, de la naissance,
De l’esprit & de la beauté ?

Il n’y a dans cette période que deux propositions relatives, & une incidente.

Ne vaudroit-il pas mieux étre, comme vous êtes, dans une heureuse obscurité ; c’est la premiere proposition relative, avec l’incidente comme vous êtes.

Notre syntaxe marque l’interrogation en mettant les pronoms personnels après le verbe, même lorsque le nom est exprimé. Le Roi ira-t-il à Fontainebleau ? Aimez-vous la vérité ? Irai-je ?

Voici quel est le sujet de cette proposition : il, illud, ceci, à savoir. Etre dans une heureuse obscurité ; sens total énoncé par plusieurs mots équivalens à un seul ; ce sens total est le sujet de la proposition.

Ne vaudroit-il pas mieux ? voilà l’attribut avec le signe de l’interrogation. Ce ne interrogatif nous vient des Latins, Ego ne ? Térence, est-ce moi ? Adeo ne ? Térence, irai-je ? Superat ne ? Virg. Ænéid. III. vers 339. vit-il encore ? Jam ne vides ? Cic. voyez-vous ? ne voyez-vous pas ?

Que, quam, c’est la conjonction ou particule qui lie la proposition suivante, ensorte que la proposition précédente & celle qui suit sont les deux correlatives de la comparaison.

Que la chose, l’agrément d’avoir, sans tranquillité, l’abondance des richesses, l’avantage de la naissance, de l’esprit, & de la beauté ; voilà le sujet de la proposition correlative.

Ne vaut, qui est sousentendu, en est l’attribut. Ne, parce qu’on a dans l’esprit, ne vaut pas tant que votre obscurité vaut.

Ces prétendus thrésors, dont on fait vanité,
Valent moins que votre indolence.

Ces prétendus thrésors valent moins, voilà une proposition grammaticale relative.

Que votre indolence ne vaut, voilà la correlative.

Votre indolence n’est pas dans le même cas ; elle ne vaut pas ce moins ; elle vaut bien davantage.

Dont on fait vanité, est une proposition incidente : on fait vanité desquels, à cause desquels : on dit faire vanité, tirer vanité de, dont, desquels. On fait vanité ; ce mot vanité entre dans la composition du verbe, & ne marque pas une telle vanité en particulier ; ainsi il n’a point d’article.

Ils nous livrent sans cesse à des soins criminels.

Ils (ces thrésors, ces avantages), ils est le sujet.

Livrent nous sans cesse à, &c. c’est l’attribut.

A des soins criminels, c’est le sens partitif ; c’est-à-dire que les soins auxquels ils nous livrent sont du nombre des soins criminels ; ils en font partie : ces prétendus avantages nous livrent à certains soins, à quelques soins qui sont de la classe des soins criminels.

Sans cesse, facon de parler adverbiale, sine ulla intermissione.

Par eux plus d’un remords nous ronge.

Plus d’un remords, voilà le sujet complexe de la proposition.

Ronge nous par eux ; à l’occasion de ces thrésors, c’est l’attribut.

Plus d’un remords ; plus est ici substantif, & signifie une quantité de remords plus grande que celle d’un seul remords.

Nous voulons les rendre éternels,
Sans songer qu’eux & nous passerons comme un songe.

Nous, est le sujet de la proposition.

Voulons les rendre éternels sans songer, &c. c’est l’attribut logique.

Voulons, est un verbe actif. Quand on veut, on veut quelque chose. Les rendre éternels, rendre ces thrésors éternels : ces mots forment un sens qui est le terme de l’action de voulons ; c’est la chose que nous voulons.

Sans songer qu’eux & nous passerons comme un songe.

Sans songer : sans, préposition : songer est pris ici substantivement ; c’est le complément de la préposition sans, sans la pensée que. Sans songer peut aussi être regardé comme une proposition implicite ; sans que nous songions.

Que est ici une conjonction, qui unit à songer la chose à quoi l’on ne songe point.

Eux & nous passerons comme un songe : ces mots forment un sens total, qui exprime la chose à quoi l’on devroit songer. Ce sens total est énoncé dans la forme d’une proposition ; ce qui est fort ordinaire en toutes les langues. Je ne sai qui a fait cela, nescio quis fecit ; quis fecit est le terme ou l’objet de nescio : nescio hoc, nempe quis fecit.

Il n’est, dans ce vaste univers,
Rien d’assûré, rien de solide.

Il, illud, nempè, ceci, à savoir, rien d’assûré, rien de solide : quelque chose d’assûré, quelque chose de solide, voilà le sujet de la proposition ; n’est (pas) dans ce vaste univers, en voilà l’attribut : la négation ne rend la proposition négative.

D’assûré : ce mot est pris ici substantivement ; nehilum quidem certi. D’assûré est encore ici dans un sens qualificatif, & non dans un sens individuel, & c’est pour cela qu’il n’est précédé que de la préposition de sans article.

Des choses d’ici bas la fortune décide
Selon ses caprices divers.

La fortune, sujet simple, terme abstrait personnifié ; c’est le sujet de la proposition. Quand nous ne connoissons pas la cause d’un évenement, notre imagination vient au secours de notre esprit, qui n’aime pas à demeurer dans un état vague & indéterminé ; elle le fixe à des phantômes qu’elle réalise, & auxquels elle donne des noms, fortune, hasard, bonheur, malheur.

Décide des choses d’ici bas selon ses caprices divers, c’est l’attribut complexe.

Des choses, de les choses ; de signifie ici touchant.

D’ici bas détermine chose : ici bas est pris substantivement.

Selon ses caprices divers, est une maniere de décider : selon est la préposition ; ses caprices divers, est le complément de la préposition.

Tout l’effort de notre prudence
Ne peut nous dérober au moindre de ses coups.

Tout l’effort de notre prudence, voilà le sujet complexe ; de notre prudence détermine l’effort, & le rend sujet complexe. L’effort de est un individu métaphysique & par imitation, comme un tel homme ne peut, de même tout l’effort ne peut.

Ne peut dérober nous ; & selon la construction usuelle, nous dérober.

Au moindre, à le moindre ; à est la préposition ; le moindre est le complément de la préposition.

Au moindre de ses coups, au moindre coup de ses coups ; de ses coups est dans le sens partitif.

Paissez, moutons, paissez, sans regle & sans science ;
Malgré la trompeuse apparence,
Vous êtes plus heureux & plus sages que nous.

La trompeuse apparence, est ici un individu métaphysique personnifié.

Malgré : ce mot est composé de l’adjectif mauvais, & du substantif gré, qui se prend pour volonté, goût. Avec le mauvais gré de, en retranchant le de, à la maniere de nos peres qui supprimoient souvent cette préposition, comme nous l’avons observé en parlant du rapport de détermination. Les anciens disoient maugré, puis on a dit malgré ; malgré moi, avec le mauvais gré de moi, cum meâ malâ gratiâ, me invito. Aujourd’hui on fait de malgré une préposition : malgré la trompeuse apparence, qui ne cherche qu’à en imposer & à nous en faire accroire, vous êtes au fond & dans la réalité plus heureux & plus sages que nous ne le sommes.

Tel est le détail de la construction des mots de cette idylle. Il n’y a point d’ouvrage, en quelque langue que ce puisse être, qu’on ne pût réduire aux principes que je viens d’exposer, pourvû que l’on connût les signes des rapports des mots en cette langue, & ce qu’il y a d’arbitraire qui la distingue des autres.

Au reste, si les observations que j’ai faites paroissent trop métaphysiques à quelques personnes, peu accoûtumées peut-être à réfléchir sur ce qui se passe en elles-mêmes ; je les prie de considérer qu’on ne sauroit traiter raisonnablement de ce qui concerne les mots, que ce ne soit relativement à la forme que l’on donne à la pensée & à l’analyse que l’on est obligé d’en faire par la nécessité de l’élocution, c’est-à-dire pour la faire passer dans l’esprit des autres ; & dès-lors on se trouve dans le pays de la Métaphysique. Je n’ai donc pas été chercher de la métaphysique pour en amener dans une contrée étrangere ; je n’ai fait que montrer ce qui est dans l’esprit relativement au discours & à la nécessité de l’élocution. C’est ainsi que l’anatomiste montre les parties du corps humain, sans y en ajoûter de nouvelles. Tout ce qu’on dit des mots, qui n’a pas une relation directe avec la pensée ou avec la forme de la pensée ; tout cela, dis-je, n’excite aucune idée nette dans l’esprit. On doit connoître la raison des regles de l’élocution, c’est-à-dire de l’art de parler & d’écrire, afin d’éviter les fautes de construction, & pour acquérir l’habitude de s’énoncer avec une exactitude raisonnable, qui ne contraigne point le génie.

Il est vrai que l’imagination auroit été plus agréablement amusée par quelques réflexions sur la simplicité & la vérité des images, aussi-bien que sur les expressions fines & naïves par lesquelles cette illustre dame peint si bien le sentiment.

Mais comme la construction simple & nécessaire est la base & le fondement de toute construction usuelle & élégante ; que les pensées les plus sublimes aussi bien que les plus simples perdent leur prix, quand elles sont énoncées par des phrases irrégulieres ; & que d’ailleurs le public est moins riche en observations sur cette construction fondamentale : j’ai cru qu’après avoir tâché d’en développer les véritables principes, il ne seroit pas inutile d’en faire l’applition sûr un ouvrage aussi connu & aussi généralement estimé, que l’est l’idylle des moutons de madame Deshoulieres. (F)

CONTRACTION

Contraction (Grammaire)

CONTRACTION, s. f. (terme de Gramm.) C’est la réduction de deux syllabes en une. Ce mot est particulierement en usage dans la Grammaire greque. Les Grecs ont des déclinaisons de noms contractés ; par exemple, on dit sans contraction τοῦ Δημοσθένεος en cinq syllabes, & par contraction Δημοσθένους en quatre syllabes. L’un & l’autre est également au génitif, & signifie de Demosthene. Les Grecs font aussi usage de la contraction dans les verbes. On dit sans contraction ποιέω, facio, & par contraction ποιῶ, &c. Les verbes qui se conjuguent avec contraction, sont appellés circonflexes, à cause de leur accent.

Il y a deux sortes de contractions ; l’une qu’on appelle simple, c’est lorsque deux syllabes se réunissent en une seule, ce qui arrive toutes les fois que deux voyelles qu’on prononce communément en deux syllabes, sont prononcées en une seule, comme lorsqu’au lieu de prononcer Ὀρφέϊ en trois syllabes, on dit Ὀρφεῖ en deux syllabes. Cette sorte de contraction est appellée synchrese. Il y a une autre sorte de contraction que la méthode de P. R. appelle mêlée, & qu’on nomme crase, mot grec qui signifie mêlange ; c’est lorsque les deux voyelles se confondant ensemble, il en résulte un nouveau son, comme τείχεα, muri, & par crase τείχη en deux syllabes. Nous avons aussi des contractions en François ; c’est ainsi que nous disons le mois d’Oust au lieu d’Aoust. Du est aussi une contraction, pour de le ; au pour à le ; aux pour à les, &c. L’empressement que l’on a à énoncer la pensée, a donné lieu aux contractions & à l’ellipse dans toutes les Langues. Le mot générique de contraction suffit, ce me semble, pour exprimer la réduction de deux syllabes en une, sans qu’il soit bien nécessaire de se charger la mémoire de mots pour distinguer scrupuleusement les différentes especes de contractions. (F)

CRASE

Crase (Grammaire)

CRASE, s. f. terme de Grammaire ; la crase est une de ces figures de diction qui regardent les changemens qui arrivent aux lettres ou aux syllabes d’un mot, relativement à l’état ordinaire du mot où il est sans figure. La figure qu’on appelle crase se fait lorsque deux voyelles se confondant ensemble, il en résulte un nouveau son ; par exemple, lorsqu’au lieu de dire à le ou de le, nous disons au ou du, & de même le mois d’Oût au lieu du mois d’Août. Nos peres disoient : la ville de Ca-en, la ville de La-on, un fa-on, un pa-on, en deux syllabes ; comme on le voit dans les écrits des anciens poëtes : aujourd’hui nous disons par crase en une seule syllabe, Can, Lan, pan, fan. Observez qu’en ces occasions la voyelle la plus forte dans le son, fait disparoître la plus foible. Il y a crase quand nous disons l’homme, l’honneur, &c. Mais il faut observer que ce mot crase n’est en usage que dans la Grammaire greque, lorsqu’on parle des contractions qu’on divise en crase & en synchrese. Au reste ce mot crase est tout grec, κρᾶσις, mêlange. R. κεράννυμι, misceo, je mêle. Voyez Contraction. (F)

CROCHET

Crochet

Crochet ou Crochets, termes d’Imprimerie. Les crochets sont au nombre des signes dont on se sert dans l’écriture, autres que les lettres. Les crochets sont différens des parentheses ; celles-ci se font ainsi (), au lieu que les crochets se font en ligne perpendiculaire, terminée en-haut & en-bas par une petite ligne horisontale [ ]. On met entre deux crochets un mot qui n’est point essentiel à la suite du discours, un synonyme, une explication, un mot en une autre langue, & autres semblables. On appelle aussi crochets, certains signes dont on se sert dans les généalogies, dans les abregés faits en forme de table ; ce qui sert à faciliter la vûe des divisions & des subdivisions. (F)

D

D, (Gramm. &c.) Il nous importe peu de savoir d’où nous vient la figure de cette lettre ; il doit nous suffire d’en bien connoître la valeur & l’usage. Cependant nous pouvons remarquer en passant que les Grammairiens observent que le D majeur des Latins, & par conséquent le nôtre, vient du Δ delta des Grecs arrondi de deux côtés, & que notre d mineur vient aussi de δ delta mineur. Le nom que les maîtres habiles donnent aujourd’hui à cette lettre, selon la remarque de la grammaire générale de P. R. ce nom, dis-je, est de plûtôt que , ce qui facilite la syllabisation aux enfans. Voyez la grammaire raisonnée de P. R. chap. vj. Cette pratique a été adoptée par tous les bons maîtres modernes.

Le d est souvent une lettre euphonique : par exemple, on dit prosum, profui, &c. sans interposer aucune lettre entre pro & sum ; mais quand ce verbe commence par une voyelle on ajoûte le d après pro. Ainsi on dit, pro-d-es, pro-d-ero, pro-d-esse : c’est le méchanisme des organes de la parole qui fait ajoûter ces lettres euphoniques, sans quoi il y auroit un bâillement ou hiatus, à cause de la rencontre de la voyelle qui finit le mot avec celle qui commence le mot suivant. De-là vient que l’on trouve dans les auteurs mederga, qu’on devroit écrire me-d-ergà, c’est-à-dire erga me. C’est ce qui fait croire à Muret que dans ce vers d’Horace,

Omnem crede diem tibi diluxisse supremum.
I. epist. jv. vers. 13.

Horace avoit écrit, tibid iluxisse, d’où on a fait dans la suite diluxisse.

Le d & le t se forment dans la bouche par un mouvement à-peu-près semblable de la langue vers les dents : le d est la foible du t, & le t la forte du d ; ce qui fait que ces lettres se trouvent souvent l’une pour l’autre, & que lorsqu’un mot finit par un d, si le suivant commence par une voyelle, le d se change en t, parce qu’on appuie pour le joindre au mot suivant ; ainsi on prononce gran-t-homme, le froi-t-est rude, ren-t-il, de fon-t-en comble, quoiqu’on écrive grand homme, le froid est rude, rend-il, de fond en comble.

Mais si le mot qui suit le d est féminin, alors le d étant suivi du mouvement foible qui forme l’e muet, & qui est le signe du genre féminin, il arrive que le d est prononcé dans le tems même que l’e muet va se perdre dans la voyelle qui le suit ; ainsi on dit, grand’ardeur, gran-d’ame, &c.

C’est en conséquence du rapport qu’il y a entre le d & le t, que l’on trouve souvent dans les anciens & dans les inscriptions, quit pour quid, at pour ad, set pour sed, haut pour haud, adque pour atque, &c.

Nos peres prononçoient advis, advocat, addition, &c. ainsi ils écrivoient avec raison advis, advocat, addition, &c. Nous prononçons aujourd’hui avis, avocat, adition ; nous aurions donc tort d’écrire ces mots avec un d. Quand la raison de la loi cesse, disent les jurisconsultes, la loi cesse aussi : cessante ratione legis, cessat lex.

D numéral. Le D en chiffre romain signifie cinq cents. Pour entendre cette destination du D, il faut observer que le M étant la premiere lettre du mot mille, les Romains ont pris d’abord cette lettre pour signifier par abréviation le nombre de mille. Or ils avoient une espece de M qu’ils faisoient ainsi CIO, en joignant la pointe inférieure de chaque C à la tête de l’I. En Hollande communément les Imprimeurs marquent mille ainsi CIO, & cinq cents par IO, qui est la moitié de CIO. Nos Imprimeurs ont trouvé plus commode de prendre tout d’un coup un D qui est le C rapproché de l’I. Mais quelle que puisse être l’origine de cette pratique, qu’importe, dit un auteur, pourvû que votre calcul soit exact & juste ? non multum resert, modo recte & juste numeres. Martinius.

D abréviation. Le D mis seul, quand on parle de seigneurs Espagnols ou de certains religieux, signifie don ou dom.

Le dictionnaire de Trévoux observe que ces deux lettres N. D. signifient Notre-Dame.

On trouve souvent à la tête des inscriptions & des épîtres dédicatoires ces trois lettres D. V. C. elles signifient dicat, vovet, consecrat.

Le D sur nos pieces de monnoie est la marque de la ville de Lyon. (F)

DATIF

Datif (Grammaire)

DATIF, s. m. (Grammaire.) Le datif est le troisieme cas des noms dans les langues qui ont des déclinaisons, & par conséquent des cas ; telles sont la langue greque & la langue latine. Dans ces langues les différentes sortes de vûes de l’esprit sous lesquelles un nom est considéré dans chaque proposition, ces vûes, dis-je, sont marquées par des terminaisons ou désinances particulieres : or celle de ces terminaisons qui fait connoître la personne à qui ou la chose à quoi l’on donne, l’on attribue ou l’on destine quelque chose, est appellée datif. Le datif est donc communément le cas de l’attribution ou de la destination. Les dénominations se tirent de l’usage le plus fréquent ; ce qui n’exclut pas les autres usages. En effet le datif marque également le rapport d’ôter, de ravir : Eripere agnum lupo, Plaut. enlever l’agneau au loup, lui faire quitter prise ; annos eripuere mihi Musoe, dit Claudien, les Muses m’ont ravi des années, l’étude a abregé mes jours. Ainsi le datif marque non-seulement l’utilité, mais encore le dommage, ou simplement par rapport à ou à l’égard de. Si l’on dit utilis reipublicoe, on dit aussi perniciosus ecclesiae ; visum est mihi, cela a paru à moi, à mon égard, par rapport à moi ; ejus vitae timeo, Ter. And. 1. 4. 5. je crains pour sa vie ; tibi soli peccavi, j’ai péché à votre égard, par rapport à vous. Le datif sert aussi à marquer la destination, le rapport de fin, le pourquoi, finis cui : do tibi pecuniam fenori, à usure, à intérêt, pour en tirer du profit ; tibi soli amas, vous n’aimez que pour vous.

Observez qu’en ce dernier exemple le verbe amo est construit avec le datif ; ce qui fait voir le peu d’exactitude de la regle commune, qui dit que ce verbe gouverne l’accusatif. Les verbes ne gouvernent rien ; il n’y a que la vûe de l’esprit qui soit la cause des différentes inflexions que l’on donne aux noms qui ont rapport aux verbes. Voyez Cas, Concordance, Construction, Régime.

Les Latins se sont souvent servis du datif au lieu de l’ablatif, avec la préposition à ; on en trouve un grand nombre d’exemples dans les meilleurs auteurs.

Paenè mihi puero cognite paenè puer :
Perque tot annorum seriem, quot habemus uterque,
Non mihi quàm fratri frater amate minus.
Ovid. de Ponto, lib. IV. ep. xij. v. 22. ad Tutic.

O vous que depuis mon enfance j’ai aimé comme mon propre frere.

Il est évident que cognite est au vocatif, & que mihi puero est pour à me puero. Dans l’autre vers fratri est aussi au datif, pour à fratre. O Tuticane amate mihi, id est, à me non minus quàm frater amatur fratri, id est, à fratre.

Dolabella qui étoit fort attaché au parti de César, conseille à Cicéron dont il avoit épousé la fille, d’abandonner le parti de Pompée, de prendre les intérêts de César, ou de demeurer neutre. Soit que vous approuviez ou que vous rejettiez l’avis que je vous donne, ajoûte-t-il, du moins soyez bien persuadé que ce n’est que l’amitié & le zele que j’ai pour vous qui m’en ont inspiré la pensée, & qui me portent à vous l’écrire. Tu autem, mi Cicero, si hoec accipies, ut sive probabuntur tibi, sive non probabuntur, ab optimo certe animo ac deditissimo tibi, & cogitata, & scripta esse judices (Cic. epist. lib. IX. ep. jx.), où vous voyez que dans probabuntur tibi, ce tibi n’en est pas moins un véritable datif, quoiqu’il soit pour à te.

Comme dans la langue françoise, dans l’italienne, &c. la terminaison des noms ne varie point, ces langues n’ont ni cas, ni déclinaisons, ni par conséquent de datif ; mais ce que les Grecs & les Latins font connoître par une terminaison particuliere du nom, nous le marquons avec le secours d’une préposition, à, pour, par, par rapport à, à l’égard de ; rendez à César ce qui est à César, & à Dieu ce qui est à Dieu.

Voici encore quelques exemples pour le latin ; itineri paratus & proelio, prêt à la marche & au combat, prêt à marcher & à combattre.

Causa fuit pater his, Horat. Nous disons cause de ; mon pere en a été la cause ; j’en ai l’obligation à mon pere. Instare operi ; rixari non convenit convivio ; mihi molestus ; paululum supplicii satis est patri ; nulli impar ; suppar Abrahamo, contemporain à Abraham ; gravis senectus sibi-met ; la vieillesse est à charge à elle-même.

On doit encore un coup bien observe que le régime des mots se tire du tour d’imagination sous lequel le mot est considéré ; ensuite l’usage & l’analogie de chaque langue destinent des signes particuliers pour chacun de ces tours.

Les Latins disent amare Deum ; nous disons aimer Dieu, craindre les hommes. Les Espagnols ont un autre tour ; ils disent amar à Dios, temer à los hombres, ensorte que ces verbes marquent alors une sorte de disposition intérieure, ou un sentiment par rapport à Dieu ou par rapport aux hommes.

Ces differens tours d’imagination ne se conservent pas toûjours les mêmes de génération en génération, & de siecle en siecle ; le tems y apporte des changemens, aussi-bien qu’aux mots & aux phrases. Les enfans s’écartent insensiblement du tour d’imagination & de la maniere de penser de leurs peres, sur-tout dans les mots qui reviennent souvent dans le discours. Il n’y a pas cent ans que tous nos auteurs disoient servir au public, servir à ses amis (Utopie de Th. Morus traduite par Sorbiere, p. 12. Amst. Blaeu, 1643.) ; nous disons aujourd’hui servir l’état, servir ses amis.

C’est par ce principe qu’on explique le datif de succurrere alicui, secourir quelqu’un ; favere alicui, favoriser quelqu’un ; studere optimis disciplinis, s’appliquer aux beaux arts.

Il est évident que succurrere vient de currere & de sub ; ainsi selon le tour d’esprit des Latins, succurrere alicui, c’étoit courir vers quelqu’un pour lui donner du secours. Quidquid succurrit ad te scribo, dit Cicéron à Atticus, je vous écris ce qui me vient dans l’esprit. Ainsi alicui est là au datif par le rapport de fin ; le pourquoi, c’est accourir pour aider.

Favere alicui, c’est être favorable à quelqu’un, c’est être disposé favorablement pour lui, c’est lui vouloir du bien. Favere, dit Festus, est bona fari ; ainsi favent benevoli qui bona fantur ac precantur, dit Vossius. C’est dans ce sens qu’Ovide a dit :

Prospera lux oritur, linguis animisque favete ;
Nunc dicenda bono sunt bona verba die.
Ovid. Fast. j. v. 71.

Martinius fait venir faveo de φάω, luceo & dico, parce que, dit-il, favere est quasi lucidum vultum, bene affecti animi indicem ostendere. Dans les sacrifices on disoit au peuple, favete linguis ; linguis est là à l’ablatif, favete à linguis : soyez-nous favorables de la langue, soit en gardant le silence, soit en ne disant que des paroles qui puissent nous attirer la bienveillance des dieux.

Studere, c’est s’attacher, s’appliquer constamment à quelque chose : studium, dit Martinius, est ardens & stabilis volitio in re aliquâ tractandâ. Il ajoûte que ce mot vient peut-être du grec σπουδὴ, studium, festinatio, diligentia ; mais qu’il aime mieux le tirer de στάδιος, stabilis, parce qu’en effet l’étude demande de la persévérance.

Dans cette phrase françoise, épouser quelqu’un, on diroit, selon le langage des Grammairiens, que quelqu’un est à l’accusatif ; mais lorsqu’en parlant d’une fille on dit nubere alicui, ce dernier mot est au datif, parce que dans le sens propre nubere, qui vient de nubes, signifie voiler, couvrir, & l’on sousentend vultum ou se ; nubere vultum alicui. Le mari alloit prendre la fille dans la maison du pere & la conduisoit dans la sienne ; de-là ducere uxorem domum ; & la fille se voiloit le visage pour aller dans la maison de son mari ; nubebat se marito, elle se voiloit pour, à cause de ; c’est le rapport de fin. Cet usage se conserve encore aujourd’hui dans le pays des Basques en France, aux piés des monts Pyrénées.

En un mot cultiver les lettres ou s’appliquer aux lettres, mener une fille dans sa maison pour en faire sa femme, ou se voiler pour aller dans une maison où l’on doit être l’épouse légitime, ce sont là autant de tours différens d’imagination, ce sont autant de manieres différentes d’analyser le même fonds de pensée ; & l’on doit se conformer en chaque langue à ce que l’analogie demande à l’égard de chaque maniere particuliere d’énoncer sa pensée.

S’il y a des occasions où le datif grec doive être appellé ablatif, comme le prétend la méthode de P. R. En grec le datif, aussi-bien que le génitif, se mettent après certaines prépositions, & souvent ces prépositions répondent à celles des Latins, qui ne se construisent qu’avec l’ablatif. Or comme lorsque le génitif détermine une de ces prépositions greques, on ne dit pas pour cela qu’alors le génitif devienne un ablatif, il ne faut pas dire non plus qu’en ces occasions le datif grec devient un ablatif : les Grecs n’ont point d’ablatif, comme je l’ai dit dans le premier Tome au mot Ablatif ; ce mot n’est pas même connu dans leur langue. Cependant quelques personnes m’ont opposé le chapitre ij. du liv. VIII. de la méthode greque de P. R. dans lequel on prétend que les Grees ont un véritable ablatif.

Pour éclaircir cette question, il faut commencer par déterminer ce qu’on entend par ablatif ; & pour cela il faut observer que les noms latins ont une terminaison particuliere appellée ablatif ; musâ, â long, patre, fructu, die.

L’étymologie de ce mot est toute latine ; ablatif, d’ablatus. Les anciens Grammairiens nous apprennent que ce cas est particulier aux Latins, & que cette terminaison est destinée à former un sens à la suite de certaines prépositions ; clam patre, ex fructu, de die, &c.

Ces prépositions, clam, ex, de, & quelques autres, ne forment jamais de sens avec les autres terminaisons du nom ; la seule terminaison de l’ablatif leur est affectée.

Il est évident que ce sens particulier énoncé ainsi en Latin avec une préposition, est rendu dans les autres langues, & souvent même en latin, par des équivalens, qui à la vérité expriment toute la force de l’ablatif latin joint à une préposition, mais on ne dit pas pour cela de ces équivalens que ce soient des ablatifs ; ce qui fait voir que par ce mot ablatif, on entend une terminaison particuliere du nom affectée, non à toutes sortes de prépositions, mais seulement à quelques-unes : cum prudentiâ, avec prudence ; prudentiâ est un ablatif : l’a final de l’ablatif étoit prononcé d’une maniere particuliere qui le distinguoit de l’a du nominatif ; on sait que l’a est long à l’ablatif. Mais prudenter rend à la vérité le même sens que cum prudentiâ ; cependant on ne s’est jamais avisé de dire que prudenter fût un ablatif : de même ἀπὸ τοῦ φρονίμου rend aussi en grec le même sens que prudemment, avec prudence, ou en homme prudent ; cependant on ne dira pas que τοῦ φρονίμου soit un ablatif ; c’est le génitif de φρόνιμος, prudens, & ce génitif est le cas de la préposition ἀπὸ, qui ne se construit qu’avec le génitif.

Le sens énoncé en latin par une préposition & un nom à l’ablatif, est ordinairement rendu en grec par une préposition ; & un nom au génitif, ἀπὸ χαρᾶς, prae gaudio, de joie, gaudio est à l’ablatif latin ; mais χαρᾶς, est un génitif grec, selon la méthode même de P. R.

Ainsi quand on demande si les Grecs ont un ablatif, il est évident qu’on veut savoir si dans les déclinaisons des noms grecs il y a une terminaison particuliere destinée uniquement à marquer le cas qui en latin est appellé ablatif.

On ne peut donner à cette demande aucun autre sens raisonnable ; car on sait bien qu’il doit y avoir en grec, & dans toutes les langues, des équivalens qui répondent au sens que les latins rendent par la préposition & l’ablatif. Ainsi quand on demande s’il y a un ablatif en grec, on n’est pas censé demander si les Grecs ont de ces équivalens ; mais on demande s’ils ont des ablatifs proprement dits : or aucun des mots exprimés dans les équivalens dont nous parlons, ne perd ni la valeur ni la dénomination qu’il a dans sa langue originale. C’est ainsi que lorsque pour rendre coram patre, nous disons en présence de son pere, ces mots de son pere ne sont pas à l’ablatif en françois, quoiqu’ils répondent à l’ablatif latin patre.

La question ainsi exposée, je répete ce j’ai dit dans l’Encyclopédie, les Grecs n’ont point de terminaison particuliere pour marquer l’ablatif.

Cette proposition est très-exacte, & elle est généralement reconnue, même par la méthode de P. R. p. 49, édit. de 1696, Paris. Mais l’auteur de cette méthode prétend que quoique l’ablatif grec soit toûjours semblable au datif par la terminaison, tant au singulier qu’au plurier, il en est distingué par le régime, parce qu’il est toûjours gouverné d’une préposition expresse ou sousentendue : mais cette prétendue distinction du même mot est une chimere ; le verbe ni la préposition ne changent rien à la dénomination déjà donnée à chacune des désinances des noms, dans les langues qui ont des cas. Ainsi puisque l’on convient que les Grecs n’ont point de terminaison particuliere pour marquer l’ablatif, je conclus avec tous les anciens Grammairiens que les Grecs n’ont point d’ablatif.

Pour confirmer cette conclusion, il faut observer qu’anciennement les Grecs & les Latins n’avoient également que cinq cas, nominatif, génitif, datif ; accusatif, & vocatif.

Les Grecs n’ont rien changé à ce nombre ; ils n’ont que cinq cas : ainsi le génitif est toûjours demeuré génitif, le datif toûjours datif, en un mot chaque cas a gardé la dénomination de sa terminaison.

Mais il est arrivé en latin que le datif a eu avec le tems deux terminaisons différentes ; on disoit au datif morti & morte,

Postquàm est morte datus Plautus, comoedia luget.
Gell. Noct. Attic. 1. 24.

. où morte est au datif pour morti.

Enfin les Latins ont distingué ces deux terminaisons ; ils ont laissé à l’une le nom ancien de datif, & ils ont donné à l’autre le nom nouveau d’ablatif. Ils ont destiné cet ablatif à une douzaine de prépositions, & lui ont assigné la derniere place dans les paradigmes des rudimens, ensorte qu’ils l’ont placé le dernier & après le vocatif. C’est ce que nous apprenons dePriscien dans son cinquieme livre, au chapitre de casu. Igitur ablativus proprius est Romanorum, & quia novus videtur à Latinis inventus, vetustati reliquorum casuum concessit. C’est-à-dire qu’on l’a placé après tous les autres.

Il n’est rien arrivé de pareil chez les Grecs ; ensorte que leur datif n’ayant point doublé sa terminaison, cette terminaison doit toûjours être appellée datif : il n’y a aucune raison légitime qui puisse nous autoriser à lui donner une autre dénomination en quelque occasion que ce puisse être.

Mais, nous dit-on, avec la méthode de P. R. quand la terminaison du datif sert à déterminer une préposition, alors on doit l’appeller ablatif, parce que l’ablatif est le cas de la préposition, casus praepositionis ; ce qui met, disent-ils, une merveilleuse analogie entre la langue greque & la latine.

Si ce raisonnement est bon à l’égard du datif, pourquoi ne l’est-il pas à l’égard du génitif, quand le génitif est précédé de quelqu’une des prépositions qui se construisent avec le génitif, ce qui est fort ordinaire en grec ?

Il est même à observer, que la maniere la plus commune de rendre en grec un ablatif, c’est de se servir d’une préposition & d’un génitif.

L’accusatif grec sert aussi fort souvent à déterminer des prépositions : pourquoi P. R. reconnoît-il en ces occasions le génitif pour génitif, & l’accusatif pour accusatif, quoique précédé d’une préposition ? & pourquoi ces messieurs veulent-ils que lorsque le datif se trouve précisément dans la même position, il soit le seul qui soit métamorphosé en ablatif ? Par ratio paria jura desiderat.

Il y a par-tout dans l’esprit des hommes certaines vûes particulieres, ou perceptions de rapports, dont les unes sont exprimées par certaines combinaisons de mots, d’autres par des terminaisons, d’autres enfin par des prépositions, c’est-à-dire par des mots destinés à marquer quelques-unes de ces vûes ; mais sans en faire par eux-mêmes d’application individuelle. Cette application ou détermination se fait par le nom qui suit la préposition ; par exemple, si je dis de quelqu’un qu’il demeure dans, ce mot dans énonce une espece ou maniere particuliere de demeurer, différente de demeurer avec, ou de demeur sur ou sous, ou auprès, &c.

Mais cette énonciation est indéterminée : celui à qui je parle en attend l’application individuelle. J’ajoûte, il demeure dans la maison de son pere : l’esprit est satisfait. Il en est de même des autres prépositions, avec, sur, à, de, &c.

Dans les langues où les noms n’ont point de cas, on met simplement le nom après la préposition.

Dans les langues qui ont des cas, l’usage a affecté certains cas à certaines prépositions. Il falloit nécessairement qu’après la préposition le nom parût pour la déterminer : or le nom nè pouvoit être énoncé qu’avec quelque-une de ses terminaisons. La distribution de ces terminaisons entre les prépositions, a été faite en chaque langue au gré de l’usage.

Or il est arrivé en latin seulement, que l’usage a affecté aux prépositions à, de, ex, pro, &c. une terminaison particuliere du nom ; ensorte que cette terminaison ne paroît qu’après quelque-une de ces prépositions exprimées ou sousentendues : c’est cette terminaison du nom qui est appellée ablatif dans les rudimens latins. Sanctius & quelques autres grammairiens l’appellent casus praepositionis, c’est-à-dire cas affecté uniquement non à toutes sortes de prépositions, mais seulement à une douzaine ; de sorte qu’en latin ces prépositions ont toûjours un ablatif pour complément, c’est-à-dire un mot avec lequel elles font un sens déterminé ou individuel, & de son côté l’ablatif ne forme jamais de sens avec quelque-une de ces prépositions.

Il y en a d’autres qui ont toûjours un accusatif, & d’autres qui sont suivies tantôt d’un accusatif & tantôt d’un ablatif ; ensorte qu’on ne peut pas dire que l’ablatif soit tellement le cas de la préposition, qu’il n’y ait jamais de préposition sans un ablatif : on veut dire seulement qu’en latin l’ablatif suppose toûjours quelqu’une des prépositions auxquelles il est affecté.

Or dans les déclinaisons greques, il n’y a point de terminaison qui soit affectée spécialement & exclusivement à certaines prépositions, ensorte que cette terminaison n’ait aucun autre usage.

Tout ce qui suit de-là, c’est que les noms grecs ont une terminaison de moins que les noms latins.

Au contraire les verbes grecs ont un plus grand nombre de terminaisons que n’en ont les verbes latins. Les Grecs ont deux aoristes, deux futurs, un paulo post futur. Les Latins ne connoissent point ces tems-là. D’un autre côté les Grecs ne connoissent point l’ablatif. C’est une terminaison particuliere aux noms latins, affectée à certaines prépositions.

Ablativus latinis proprius, undè & latinus Varroni appellatur : ejus enim vim graecorum genitivus sustinet qui eâ de causâ & apud latinos haud rarò ablativi vicem obit. Gloss. lat. grae. voc. ablat. Ablativus proprius est Romanorum. Priscianus, lib. V. de casu p. 50. verso

Ablativi formâ graeci carent, non vi. Caninii Hellenismi, pag. 87.

Il est vrai que les Grecs rendent la valeur de l’ablatif latin par la maniere établie dans leur langue, formâ carent, non vi ; & cette maniere est une préposition suivie d’un nom qui est, ou au génitif, ou au datif, ou à l’accusatif, suivant l’usage arbitraire de cette langue, dont les noms ont cinq cas, & pas davantage, nominatif, génitif, datif, accusatif, & vocatif.

Lorsqu’au renouvellement des lettres les Grammairiens Grecs apporterent en Occident des connoissances plus détaillées de la langue greque & de la grammaire de cette langue, ils ne firent aucune mention de l’ablatif ; & telle est la pratique qui a été généralement suivie par tous les auteurs de rudimens grecs.

Les Grecs ont destiné trois cas pour déterminer les prépositions : le génitif, le datif, & l’accusatif. Les Latins n’en ont consacré que deux à cet usage ; savoir l’accusatif & l’ablatis.

Je ne dis rien de tenus qui se construit souvent avec un génitif pluriel en vertu d’une ellipse : tout cela est purement arbitraire.

« Les langues, dit un philosophe, ont été formées d’une maniere artificielle, à la vérité ; mais l’art n’a pas été conduit par un esprit philosophique » :

Loquela artificiosè, non tamen accuratè & philosophicè fabricata. (Guillel. Occhami, Logicae praefat.) Nous ne pouvons que les prendre telles qu’elles sont.

S’il avoit plû à l’usage de donner aux noms grecs & aux noms-latins un plus grand nombre de terminaisons différentes, on diroit avec raison que ces langues ont un plus grand nombre de cas : la langue arménienne en a jusqu’à dix, selon le témoignage du P. Galanus Théatin, qui a demeuré plusieurs années en Arménie. (Les ouvrages du P. Galanus ont été imprimés à Rome en 1650 ; ils l’ont été depuis en Hollande).

Ces terminaisons pourroient être encore en plus grand nombre ; car elles n’ont été inventées que pour aider à marquer les diverses vûes sous lesquelles l’esprit considere les objets les uns par rapport aux autres.

Chaque vûe de l’esprit qui est exprimée par une préposition & un nom, pourroit être énoncée simplement par une terminaison particuliere du nom. C’est ainsi qu’une simple terminaison d’un verbe passif latin équivaut à plusieurs mots françois : amamur, nous sommes aimés ; elle marque le mode, la personne, le nombre, le tems, & cette terminaison pourroit être telle, qu’elle marqueroit encore le genre, le lieu, & quelque autre circonstance de l’action ou de la passion.

Ces vûes particulieres dans les noms peuvent être multipliées presque à l’infini, aussi-bien que les manieres de signifier des verbes, selon la remarque de la méthode même de P. R. dans la dissertation dont il s’agit. Ainsi il n’a pas été possible que chaque vûe particuliere de l’esprit fût exprimée par une terminaison particuliere & unique, ensorte qu’un même mot eût autant de terminaisons particulieres, qu’il y a de vûes ou de circonstances différentes sous lesquelles il peut être considéré.

Je tire quelques conséquences de cette observation.

I°. Les différentes dénominations des terminaisons des noms grecs ou latins, ont été données à ces terminaisons à cause de quelqu’un de leurs usages, mais non exclusivement : je veux dire que la même terminaison peut servir également à d’autres usages qu’à celui qui lui a fait donner sa dénomination, sans qu’on change pour cela cette dénomination. Par exemple en latin, dare aliquid alicui, donner quelque chose à quelqu’un, alicui est au datif ; ce qui n’empêche pas que lorsqu’on dit en latin, rem alicui demere, adimere, eripere, detrahere, ôter, ravir, enlever quelque chose à quelqu’un, alicui ne soit pas également au datif ; de même soit qu’on dise, accusare aliquem, accuser quelqu’un, ou aliquem culpâ liberare, ou de re aliquâ purgare, justifier quelqu’un, aliquem est dit également être à l’accusatif.

Ainsi les noms que l’on a donnés à chacun des cas distinguent plûtôt la différence de la terminaison, qu’ils n’en marquent le service : ce service est déterminé plus particulierement par l’ensemble des mots qui forment la proposition.

II°. La dissertation de la méthode de P. R. p. 476, dit que ces différences d’offices, c’est-à-dire les expressions de ces différentes vûes de l’esprit peuvent être réduites à six en toutes les langues : mais cette observation n’est pas exacte, & l’on sent bien que l’auteur de la méthode de P. R. ne s’exprime ainsi que par préjugé ; je veux dire qu’accoûtumé dans l’enfance aux six cas de la langue latine, il a cru que les autres langues n’en devoient avoir ni plus ni moins que six.

Il est vrai que les six différentes terminaisons des mots latins, combinées avec des verbes ou avec des prépositions, en un mot ajustées de la maniere qu’il plaît à l’usage & à l’analogie de la langue latine, suffisent pour exprimer les différentes vûes de l’esprit de celui qui sait énoncer en latin ; mais je dis que celui qui sait assez bien le grec pour parler ou pour écrire en grec, n’a besoin que des cinq terminaisons des noms grecs, disposées selon la syntaxe de la langue greque ; car ce n’est que la disposition ou combinaison des mots entre eux, selon l’usage d’une langue, qui fait que celui qui parle excite dans l’esprit de celui qui l’écoute la pensée qu’il a dessein d’y faire naître.

Dans telle langue les mots ont plus ou moins de terminaisons que dans telle autre ; l’usage de chaque langue ajuste tout cela, & y regle le service & l’emploi de chaque terminaison, & de chaque signe de rapport entre un mot & un mot.

Celui qui veut parler ou écrire en arménien a besoin des dix terminaisons des noms arméniens, & trouve que les expressions des différentes vûes de l’esprit peuvent être réduites à dix.

Un Chinois doit connoître la valeur des inflexions des mots de sa langue, & savoir autant qu’il lui est possible le nombre & l’usage de ces inflexions, aussi bien que des autres signes de sa langue.

Enfin ceux qui parlent une langue telle que la nôtre où les noms ne changent point leur derniere syllabe, n’ont besoin que d’étudier les combinaisons en vertu desquelles les mots forment des sons particuliers dans ces langues, sans se mettre en peine des six différences d’office à quoi la méthode de P. R. dit vainement qu’on peut réduire les expressions des différentes vûes de l’esprit dans toutes les langues.

Dans les verbes hébreux il y a à observer, comme dans les noms, les trois genres, le masculin, le feminin, & le genre commun : ensorte que l’on connoît par la terminaison du verbe, si c’est d’un nom masculin ou d’un féminin que l’on parle.

Verborum hebraicorum tria sunt genera, ut in nominibus, masculinum, femininum, & commune ; variè enim pro ratione ac genere personarum verba terminantur. Undè per verba facile est cognoscere nominum, à quibus reguntur, genus. Francisci Masclef, gram. heb. cap. iij. art. 2. pag. 74.

Ne seroit il pas deraisonnable d’imaginer une sorte d’analogie pour trouver quelque chose de pareil dans les verbes des autres langues ?

Il me paroît que l’on tombe dans la même faute, lorsque pour trouver je ne sai quelle analogie entre la langue greque & la langue latine, on croit voir un ablatif en grec.

Qu’il me soit permis d’ajoûter encore ici quelques réflexions, qui éclairciront notre question.

En latin l’accusatif peut être construit de trois manières différentes, qui font trois différences spéciales dans le nom, suivant trois sortes de rapports que les choses ont les unes avec les autres. Meth. greq. ibid. pag. 474.

1°. L’accusatif peut être construit avec un verbe actif : vidi Regem, j’ai vû le Roi.

2°. Il peut être construit avec un infinitif, avec lequel il forme un sens total équivalent à un nom. Hominem esse solum non est bonum : Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Regem victoriam retulisse, mihi dictum fuit : le Roi avoir remporté la victoire, a été dit à moi : on m’a dit que le Roi avoit remporté la victoire.

3°. Enfin un nom se met à l’accusatif, quand il est le complément d’une des trente prépositions qui ne se construisent qu’avec l’accusatif.

Or que l’accusatif marque le terme de l’action que le verbe signifie, ou qu’il fasse un sens total avec un infinitif, ou enfin qu’il soit le complément d’une préposition, en est-il moins appellé accusatis ?

Il en est de même en grec du génitif, le nom au génitif détermine un autre nom ; mais s’il est après une préposition, ce qui est fort ordinaire en grec, il devient le complément de cette préposition. La préposition greque suivie d’un nom grec au génitif, forme un sens total, un ensemble qui est équivalent au sens d’une préposition latine suivie de son complément à l’ablatif : dirons-nous pour cela qu’alors le génitif grec soit un ablatif ? La méthode greque de P. R. ne le dit pas, & reconnoit toûjours le génitif après les prépositions qui sont suivies de ces cas. Il y a en grec quatre prépositions qui n’en ont jamais d’autres : ἐξ, ἀντί, πρό, ἀπό, n’ont que le génitif ; c’est le premier vers de la regle VI. c. ij. l. VII. de la méthode de P. R.

N’est-il pas tout simple de tenir le même langage à l’égard du datif grec ? Ce datif a d’abord, comme en latin, un premier usage : il marque la personne à qui l’on donne, à qui l’on parle, ou par rapport à qui l’action se fait ; ou bien il marque la chose qui est le but, la fin, le pourquoi d’une action. ῥᾴδια πάντα θεῷ (supple εἰσι, sunt) toutes choses sont faciles à Dieu, θεῷ est au datif, selon la méthode de P. R. mais si je dis παρὰ τῷ θεῷ, apud Deum, θεῷ sera à l’ablatif, selon la méthode de P. R. & ce qui fait cette différence de dénomination selon P. R. c’est uniquement la préposition devant le datif : car si la même préposition étoit suivie d’un génitif ou d’un accusatif, tout Port-Royal reconnoitroit alors ce génitif pour génitif. παρὰ θεῶν καὶ ἀνθρώπων, devant les dieux & devant les hommes, θεῶν & ἀνθρώπων ce sont-là des génitifs selon P. R. malgré la préposition παρὰ. Il en est de même de l’accusatif παρὰ τοὺς πόδας τῶν ἀποστόλων, aux piés des apôtres, τοὺς πόδας est à l’accusatif, quoique ce soit le complément de la préposition παρὰ. Ainsi je persiste à croire, avec Priscien, que ce mot ablatif, dont l’étymologie est toute latine, est le nom d’un cas particulier aux Latins, proprius est Romanorum, & qu’il est aussi étranger à la grammaire greque, que le mot d’aoriste le seroit à la grammaire latine.

Que penseroit-on en effet d’un grammairien latin qui, pour trouver de l’analogie entre la langue greque & la langue latine, nous diroit que lorsqu’un prétérit latin répond à un prétérit parfait grec, ce prétérit latin est au prétérit : si honoravi répond à τέτεικα, honoravi est au prétérit ; mais si honoravi répond à ἔτισα qui est un aoriste premier, alors honoravi sera en latin à l’aoriste premier.

Enfin si honoravi répond à ἔτιον, qui est l’aoriste second, honoravi sera à l’aoriste second en latin.

Le datif grec ne devient pas plus ablatif grec par l’autorité de P. R. que le prétérit latin ne deviendroit aoriste par l’idée de ce grammairien.

Car enfin un nom à la suite d’une préposition, n’a d’autre office que de déterminer la préposition selon la valeur qu’il a, c’est-à-dire selon ce qu’il signifie ; ensorte que la préposition ne doit point changer la dénomination de la terminaison du nom qui suit cette préposition ; génitif, datif, ou accusatif, selon la destination arbitraire que l’usage fait alors de la terminaison du nom, dans les langues qui ont des cas, car dans celles qui n’en ont point, on ne fait qu’ajouter le nom à la préposition, dans la ville, à l’armée ; & l’on ne doit point dire alors que le nom est à un tel cas, parce que ces langues n’ont point de cas ; elles ont chacune leur maniere particuliere de marquer les vûes de l’esprit : mais ces manieres ne consistant point dans la désinance ou terminaison des noms, ne doivent point être regardées comme on regarde les cas des Grecs & ceux des Latins ; c’est aux Grammairiens qui traitent de ces langues à expliquer les différentes manieres en vertu desquelles les mots combinés font des sens particuliers dans ces langues.

Il est vrai, comme la méthode greque l’a remarqué, que dans les langues vulgaires même les Grammairiens disent qu’un nom est au nominatif ou au génitif, ou à quelqu’autre cas : mais ils ne parlent ainsi, que parce qu’ils ont l’imagination accoûtumée dès l’enfance à la pratique de la langue latine ; ainsi comme lorsqu’on dit en latin pietas Reginoe, on a appris que Reginoe étoit au génitif ; on croit par imitation & par habitude, que lorsqu’en françois on dit la piété de la Reine, de la Reine est aussi un génitif.

Mais c’est abuser de l’analogie & n’en pas connoître le véritable usage, que de tirer de pareilles inductions : c’est ce qui a séduit nos Grammairiens & leur a fait donner six cas & cinq déclinaisons à notre langue, qui n’a ni cas ni déclinaisons. De ce que Pierre a une maison, s’ensuit-il que Paul en ait une aussi ? Je dois considérer à part le bien de Pierre, & à part celui de Paul.

Ainsi le grammairien philosophe doit raisonner de la langue particuliere dont il traite, relativement à ce que cette langue est en elle-même, & non par rapport à une autre langue. Il n’y a que certaines analogies générales qui conviennent à toutes les langues, comme il n’y a que certaines propriétés de l’humanité qui conviennent également à Pierre, à Paul, & à tous les autres hommes.

Encore un coup, en chaque langue particuliere les différentes vûes de l’esprit sont désignées de la maniere qu’il plaît à l’usage de chaque langue de les désigner.

En françois si nous voulons faire connoître qu’un nom est le terme ou l’objet de l’action ou du sentiment que le verbe actif signifie, nous plaçons simplement ce nom après le verbe, aimer Dieu, craindre les hommes, j’ai vû le roi & la reine.

Les Espagnols, comme on l’a déjà observé, mettent en ces occasions la préposition à entre le verbe & le nom, amar à Dios, temer à los hombres ; hè visto al rey y à la reyna.

Dans les langues qui ont des cas, on donne alors au nom une terminaison particuliere qu’on appelle accusatif, pour la distinguer des autres terminaisons. Amare patrem, pourquoi dit-on que patrem est à l’accusatif ? c’est parce qu’il a la terminaison qu’on appelle accusatif dans les rudimens latins.

Mais si selon l’usage de la langue latine nous mettons ce mot patrem après certaines prépositions, propter patrem, adversùs patrem, &c. ce mot patrem sera-t-il également à l’accusatif ? oui sans doute, puisqu’il conserve la même terminaison. Quoi, il ne deviendra pas alors un ablatif ? nullement. Il est cependant le cas d’une préposition ? j’en conviens ; mais ce n’est pas de la position du nom après la préposition ou après le verbe que se tirent les dénominations des cas.

Quand on demande en quel cas faut-il mettre un nom après un tel verbe ou une telle préposition, on veut dire seulement : de toutes les terminaisons d’un tel nom, quelle est celle qu’il faut lui donner après ce verbe ou après cette préposition, suivant l’usage de la langue dans laquelle on parle ?

Si nous disons pro patre, alors patre sera à l’ablatif, c’est-à-dire que ce mot aura la terminaison particuliere que les rudimens latins nomment ablatif.

Pourquoi ne pas raisonner de la même maniere à l’égard du grec ? pourquoi imaginer dans cette langue un plus grand nombre de cas qu’elle n’a de terminaisons différentes dans ses noms selon les paradigmes de ses rudimens ?

L’ablatif, comme nous l’avons déjà remarqué, est un cas particulier à la langue latine, pourquoi en transporter le nom au datif de la langue greque, quand ce datif est précédé d’une préposition, ou pourquoi ne pas donner également le nom d’ablatif au génitif ou à l’accusatif grec, quand ils sont également à la suite d’une préposition, qu’ils déterminent de la même maniere que le datif détermine celle qui le précéde ?

Transportons-nous en esprit au milieu d’Athenes dans le tems que la langue greque, qui n’est plus aujourd’hui que dans les livres, étoit encore une langue vivante. Un Athénien qui ignore la langue & la grammaire latine, conversant avec nous, commence un discours par ces mots : παρὰ τοῖς ἐμφυλίοις πολέμοις, c’est-à-dire, dans les guerres civiles.

Nous interrompons l’Athénien, & nous lui demandons en quel cas sont ces trois mots, τοῖς ἐμφυλίοις πολέμοις. Ils sont au datif, nous répond-il. Au datif ! vous vous trompez, répliquons-nous, vous n’avez donc pas lû la belle dissertation de la méthode de P. R. ils sont à l’ablatif à cause de la préposition παρὰ, ce qui rend votre langue plus analogue à la langue latine.

L’Athenien nous réplique qu’il sait sa langue ; que la préposition παρὰ se joint à trois cas, au génitif, au datif, ou enfin à l’accusatif ; qu’il n’en veut pas savoir davantage ; qu’il ne connoît pas notre ablatif, & qu’il se met fort peu en peine que sa langue ait de l’analogie avec la langue latine : c’est plutôt aux Latins, ajoûte-t-il, à chercher à faire honneur à leur langue, en découvrant dans le latin quelques façons de parler imitées du grec.

En un mot, dans les langues qui ont des cas, ce n’est que par rapport à la terminaison que l’ont dit d’un nom qu’il est à un tel cas plutôt qu’à un autre. Il est indifferent que ce cas soit précédé d’un verbe, d’une préposition, ou de quelqu’autre mot. Le cas conserve toûjours la même dénomination, tant qu’il garde la même terminaison.

Nous avons observé plus haut qu’il y a un grand nombre d’exemples en latin, où le datif est mis pour l’ablatif, sans que pour cela ce datif soit moins un datif, ni qu’on dise qu’alors il devienne ablatif ; frater amate mihi, pour à me.

Nous avons en françois dans les verbes deux prétérits qui répondent à un même prétérit latin : j’ai lû ou je lûs, legi ; j’ai écrit ou j’écrivis, scripsi.

Supposons pour un moment que la langue françoise fût la langue ancienne, & que la langue latine fût la moderne, l’auteur de la méthode de P. R. nous diroit-il que quoique legi quand il signifie je lûs, ait la même terminaison qu’il a lorsqu’il signifie j’ai lû, ce n’est pourtant pas le même tems, ce sont deux tems qu’il faut bien distinguer ; & qu’en admettant une distinction entre ce même mot, on fait voir un rapport merveilleux entre la langue françoise & la langue latine.

Mais de pareilles analogies, d’une langue à une autre, ne sont pas justes : chaque langue a sa maniere particuliere, qu’il ne faut point transporter de l’une à l’autre.

La méthode de P. R. oppose qu’en latin l’ablatif de la seconde déclinaison est toûjours semblable au datif, que cependant on donne le nom d’ablatif à cette terminaison, lorsqu’elle est précédée d’une préposition. Elle ajoute qu’en parlant d’un nom indéclinable qui se trouve dans quelque phrase, on dit qu’il est ou au génitif ou au datif, &c. Je répons que voilà l’occasion de raisonner par analogie, parce qu’il s’agit de la même langue ; qu’ainsi puisqu’on dit en latin à l’ablatif à patre, pro patre, &c. & qu’alors patre, fructu, die, &c. sont à l’ablatif, domino étant considéré sous le même point de vûe, dans la même langue, doit être regardé par analogie comme étant un ablatif.

A l’égard des noms indéclinables, il est évident que ce n’est encore que par analogie que l’on dit qu’ils sont à un tel cas, ce qui ne veut dire autre chose, si ce n’est que si ce nom n’étoit pas indéclinable, on lui donneroit telle ou telle terminaison, parce que les mots déclinables ont cette terminaison dans cette langue ; au lieu qu’on ne sauroit parler ainsi dans une langue où cette terminaison n’est pas connue, & où il n’y a aucun nom particulier pour la désigner.

Pour ce qui est des passages de Cicéron où cet auteur après une préposition latine met, à la vérité, le nom grec avec la terminaison du datif, il ne pouvoit pas faire autrement ; mais il donne la terminaison de l’ablatif latin à l’adjectif latin qu’il joint à ce nom grec ; ce qui seroit un solécisme, dit la méthode de P. R. si le nom grec n’étoit pas aussi à l’ablatif.

Je répons que Cicéron a parlé selon l’analogie de sa langue, ce qui ne peut pas donner un ablatif à la langue greque. Quand on employe dans sa propre langue quelque mot d’une langue étrangere, chacun le construit selon l’analogie de la langue qu’il parle, sans qu’on en puisse raisonnablement rien inférer par rapport à l’état de ce nom dans la langue d’où il est tiré. C’est ainsi que nous dirions qu’Annibal défia vainement Fabius au combat ; ou que Sylla contraignit Marius de prendre la fuite, sans qu’on en pût conclure que Fabius, ni que Marius fussent à l’accusatif en latin, ou que nous eussions fait un solécisme pour n’avoir pas dit Fabium après défia, ni Marium après contraignit.

Enfin, à l’égard de ce que prétend la méthode de P. R. que les Grecs, dans des tems dont il ne reste aucun monument, ont eu un ablatif, & que c’est delà qu’est venu l’ablatif latin ; le docte Perizonius soûtient que cette supposition est sans fondement, & que les deux ou trois mots que la méthode de P. R. allegue pour la prouver sont de véritables adverbes, bien loin d’être des noms à l’ablatif. Enfin ce savant grammairien compare l’idée de ceux qui croient voir un ablatif dans la langue greque, à l’imagination de certains grammairiens anciens, qui admettoient un septieme & même un huitieme cas dans les déclinaisons latines.

Eadem est ineptia horum grammaticorum fingentium inter graecos sexti casûs vim quandam, quoe aliorum in latio, nobis obtrudentium septimum & octavum. Illa οὐρανόθεν sunt adverbia, locum undè quid venit aut proficiscitur, denotantia, quibus aliquandò per pleonasmum, praepositio ἐξ quoe idem fermè notat à poëtis, praemittitur. (Jacobus Perizonius, notâ quartâ in cap. vj. libri primi Miner. Sanctii, édit. 1714.)

Mais n’ai-je pas lieu de craindre qu’on ne trouve que je me fuis trop étendu sur un point qui au fond n’intéresse qu’un petit nombre de personnes ?

C’est l’autorité que la méthode de P. R. s’est acquise, & qu’on m’a opposée, qui m’a porté à traiter cette question avec quelque étendue, & il me semble que les raisons que j’ai alléguées doivent l’emporter sur cette autorité ; d’ailleurs je me flatte que je trouverai grace auprès des personnes qui connoissent le prix de l’exactitude dans le langage de la Grammaire, & de quelle importance il est d’accoûtumer de bonne heure, à cette justesse, les jeunes gens auxquels on enseigne les premiers élémens des lettres.

Je persiste donc à croire qu’on ne doit point reconnoître d’ablatif dans la langue greque, & je me réduis à observer que la préposition ne change point la dénomination du cas qui la détermine, & qu’en grec le nom qui suit une préposition est mis ou au génitif ou au datif, ou enfin à l’accusatif, sans que pour cela il y ait rien à changer dans la dénomination de ces cas.

Enfin, j’oppose Port Royal à Port Royal, & je dis des cas, ce qu’ils disent des modes des verbes. En grec, dit la grammaire générale, chap. xvj. il y a des infléxions particulieres qui ont donné lieu aux Grammairiens de les ranger sous un mode particulier, qu’ils appellent optatif ; mais en latin comme les mêmes inflexions servent pour le subjonctif & pour l’optatif, on a fort bien fait de retrancher l’optatif des conjugaisons latines, puisque ce n’est pas seulement la maniere de signifier, mais les différentes inflexions qui doivent faire les modes des verbes. J’en dis autant des cas des noms, ce n’est pas la différente maniere de signifier qui fait les cas, c’est la différence des terminaisons. (F)

DECLINABLE

DECLINABLE, adj. m. & f. terme de Grammaire. Il y a des langues où l’usage a établi que l’on pût changer la terminaison des noms, selon les divers rapports sous lesquels on veut les faire considérer. On dit alors de ces noms qu’ils sont déclinables, c’est-à-dire qu’ils changent de terminaison selon l’usage établi dans la langue. Il y a des noms dont la terminaison ne varie point ; on les appelle indéclinables : tels sont en latin veru & cornu, indéclinables au singulier ; fas, nefas, &c. Il y a plusieurs adjectifs indéclinables, nequam, tot, totidem, quot, aliquot, &c. Les noms de nombre depuis quatuor jusqu’à centum, sont aussi indéclinables. Voyez Declinaison .

Les noms françois ne reçoivent de changement dans leur terminaison, que du singulier au pluriel ; le ciel, les cieux : ainsi ils sont indéclinables. Il en est de même en espagnol, en italien, &c.

On connoît en françois les rapports respectifs des mots entr’eux,

1°. Par l’arrangement dans lequel on les place. Voyez Cas .

2°. Par les prépositions qui mettent les mots en rapport, comme par, pour, sur, dans, en, à, de, &c.

3°. Les prénoms ou prépositifs, ainsi nommés parce qu’on les place au-devant des substantifs, servent aussi à faire connoître si l’on doit prendre la proposition dans un sens universel, ou dans un sens particulier, ou dans un sens singulier, ou dans un sens indéfini, ou dans un sens individuel. Ces prénoms sont tout, chaque, quelque, un, le, la ; ainsi on dit, tout homme, un homme, l’homme, &c.

4°. Enfin après que toute la phrase est lûe ou énoncée, l’esprit accoutumé à la langue, se prête à considérer les mots dans l’arrangement convenable au sens total, & même à suppléer par analogie, des mots qui sont quelquefois sous-entendus. (F)

DECLINAISON

Déclinaison (Grammaire)

DECLINAISON, s. f. terme de Grammaire. Pour bien entendre ce que c’est que déclinaison, il faut d’abord se rappeller un grand principe dont les Grammairiens qui raisonnent peuvent tirer bien des lumieres. C’est que si nous considerons notre pensée en elle-même, sans aucun rapport à l’élocution, nous trouverons qu’elle est très-simple ; je veux dire que l’exercice de notre faculté de penser se fait en nous par un simple regard de l’esprit, par un point de vûe, par un aspect indivisible : il n’y a alors dans la pensée ni sujet, ni attribut, ni nom, ni verbe, &c. Je voudrois pouvoir ici prendre à témoin les muets de naissance, & les enfans qui commencent à faire usage de leur faculté intellectuelle ; mais ni les uns ni les autres ne sont en état de rendre témoignage ; & nous en sommes réduits à nous rappeller, autant qu’il est possible, ce qui s’est passé en nous dans les premieres années de notre vie. Nous jugions que le soleil étoit levé, que la lune étoit ronde, blanche & brillante, & nous sentions que le sucre étoit doux, sans unir, comme on dit, l’idée de l’attribut à l’idée du sujet ; expressions métaphoriques, sur lesquelles il y a peut-être encore bien des réflexions à faire. En un mot, nous ne faisions pas alors les opérations intellectuelles que l’élocution nous a contraints de faire dans la suite. C’est qu’alors nous ne sentions & nous ne jugions que pour nous ; & c’est ce que nous éprouvons encore aujourd’hui, quand il ne s’agit pas d’énoncer notre pensée.

Mais dès que nous voulons faire passer notre pensée dans l’esprit des autres, nous ne pouvons produire en eux cet effet que par l’entremise de leurs sens. Les signes naturels qui affectent les sens, tels sont le rire, les soupirs, les larmes, les cris, les regards, certains mouvemens de la tête, des piés & des mains, &c. ces signes, dis-je, répondent jusqu’à un certain point à la simplicité de la pensée ; mais ils ne la détaillent pas assez, & ne peuvent suffire à tout. Nous trouvons des moyens plus féconds dans l’usage des mots ; c’est alors que notre pensée prend une nouvelle forme, & devient pour ainsi dire un corps divisible. En effet, pour faire passer notre pensée dans l’esprit des autres par leurs sens, qui en sont le seul chemin, nous sommes obligés de l’analyser, de la diviser en différentes parties, & d’adapter des mots particuliers à chacune de ces parties, afin qu’ils en soient les signes. Ces mots rapprochés forment d’abord divers ensembles, par les rapports que l’esprit a mis entre les mots dont ces ensembles sont composés : de-là les simples énonciations qui ne marquent que des sens partiels : delà les propositions, les périodes, enfin le discours.

Mais chaque tout, tant partiel que complet, ne forme de sens ou d’ensemble, & ne devient tout que par les rapports que l’esprit met entre les mots qui le composent ; sans quoi on auroit beau assembler des mots, on ne formeroit aucun sens. C’est ainsi qu’un monceau de matériaux & de pierres n’est pas un édifice ; il faut des matériaux, mais il faut encore que ces matériaux soient dans l’arrangement & dans la forme que l’architecte veut leur donner, afin qu’il en résulte tel ou tel édifice : de même il faut des mots ; mais il faut que ces mots soient mis en rapport, si l’on veut qu’ils énoncent des pensées.

Il y a donc deux observations importantes à faire, d’abord sur les mots.

Premierement on doit connoître leur valeur, c’est-à-dire ce que chaque mot signifie.

Ensuite on doit étudier les signes établis en chaque langue, pour indiquer les rapports que celui qui parle met entre les mots dont il se sert ; sans quoi il ne seroit pas possible d’entendre le sens d’aucune phrase. C’est uniquement la connoissance de ces rapports qui donne l’intelligence de chaque sens partiel & du sens total : sunt declinati casus, ut is qui de altero diceret, distinguere posset cùm vocaret, cùm daret, cùm accusaret, sic alia quidem discrimina quoe nos & Groecos ad declinandum duxerunt. Varr. de ling. lat. lib. VII. Par exemple,

Frigidus, agricolam, si quando continet imber.
Virg. Géorg. l. I. v. 259.

Quand on entend la langue, on voit par la terminaison de frigidus, que ce mot est adjectif d’imber ; & on connoît par la terminaison de ces deux mots, imber frigidus, que leur union, qui n’est qu’une partie du tout, fait le sujet de la proposition. On voit aussi par le même moyen, que continet est le verbe de imber frigidus, & que agricolam est le déterminant, ou, comme on dit, le régime de continet. Ainsi quand on a lû toute la proposition, l’esprit rétablit les mots dans l’ordre de leurs rapports successifs : si quando (aliquando) imber frigidus continet agricolam, &c. Les terminaisons & les mots considérés dans cet arrangement, font entendre le sens total de la phrase.

Il paroît par ce que nous venons d’observer, qu’en latin les noms & les verbes changent de terminaison, & que chaque terminaison a son usage propre, & indique le correlatif du mot. Il en est de même en grec & en quelques autres langues. Or la liste ou suite de ces diverses terminaisons rangées selon un certain ordre, tant celles des noms que celles des verbes ; cette liste, dis-je, ou suite, a été appellée déclinaison par les anciens Grammairiens : legi, dit Varron, declinatum est à lego Varr de ling. lat. l. VII. Mais dans la suite on a restreint le nom de conjugaison à la liste ou arrangement des terminaisons des verbes, & on a gardé le nom de déclinaison pour les seuls noms. Ce mot vient de ce que tout nom a d’abord sa premiere terminaison, qui est la terminaison absolue ; musa, dominus, &c. C’est ce que les Grammairiens appellent le cas direct, in recto. Les autres terminaisons s’écartent, déclinent, tombent de cette premiere, & c’est de-là que vient le mot de déclinaison, & celui de cas : declinare, se détourner, s’écarter, s’éloigner de : nomina recto casu accepto, in reliquos obliquos declinant. Varr. de linguâ latinâ, l. VII. Ainsi la déclinaison est la liste des différentes inflexions ou désinances des noms, selon les divers ordres établis dans une langue. On compte en latin cinq différens ordres de terminaisons, ce qui fait les cinq déclinaisons latines : elles different d’abord l’une de l’autre par la terminaison du génitif. On apprend le détail de ce qui regarde les déclinaisons, dans les grammaires particulieres des langues qui ont des cas, c’est-à-dire dont les noms changent de terminaison ou désinance.

La Grammaire générale de Port-royal, chap. xvj. dit qu’on ne doit point admettre le mode optatif en latin ni en françois, parce qu’en ces langues l’optatif n’a point de terminaison particuliere qui le distingue des autres modes. Ce n’est pas de la différence de service que l’on doit tirer la différence des modes dans les verbes, ni celle des déclinaisons ou des cas dans les noms ; ce sont uniquement les différentes inflexions ou désinances qui doivent faire les divers modes des verbes, & les différentes déclinaisons des noms. En effet, la même inflexion peut avoir plusieurs usages, & même des usages tout contraires, sans que ces divers services apportent de changement au nom que l’on donne à cette inflexion. Musam n’en est pas moins à l’accusatif, pour être construit avec une préposition ou bien avec un infinitif, ou enfin avec un verbe à quelque mode fini.

On dit en latin dare alicui & eripere alicui, ce qui n’empêche pas que alicui ne soit également au datif, soit qu’il se trouve construit avec dare ou avec eripere.

Je conclus de ces réflexions, qu’à parler exactement il n’y a ni cas ni déclinaisons dans les langues, où les noms gardent toûjours la même terminaison, & ne different tout au plus que du singulier au pluriel.

Mais il doit y avoir des signes de la relation des mots, sans quoi il ne résulteroit aucun sens de leur assemblage. Par exemple, si je dis en françois César vainquit Pompée, César étant nommé le premier, cette place ou position me fait connoître que César est le sujet de la proposition ; c’est-à-dire que c’est de César que je juge, que c’est à César que je vais attribuer ce que le verbe signifie action, passion, situation ou état. Mais je ne dirai pas pour cela que César soit au nominatif ; il est autant au nominatif que Pompée.

Vainquit est un verbe ; or en françois la terminaison du verbe en indique le rapport : je connois donc par la terminaison de vainquit, que ce mot est dit de César.

Pompée étant après le verbe, je juge que c’est le nom de celui qui a été vaincu : c’est le terme de l’action de vainquit : mais je ne dis pas pour cela que Pompée soit à l’accusatif. Les noms françois gardant toûjours la même terminaison dans le même nombre, ils ne sont ni à l’accusatif ni au génitif ; en un mot ils n’ont ni cas ni déclinaison.

S’il arrive qu’un nom françois soit précedé de la préposition de, ou de la préposition à, il n’en est pas plus au génitif ou au datif, que quand il est précedé de par ou de pour, de sur ou de dans, &c.

Ainsi en françois & dans les autres langues dont les noms ne se déclinent point, la suite des rapports des mots commence par le sujet de la proposition ; après quoi viennent les mots qui se rapportent à ce sujet, ou par le rapport d’identité, ou par le rapport de détermination : je veux dire que le correlatif est énoncé successivement après le mot auquel il se rapporte, comme en cet exemple, César vainquit Pompée.

Le mot qui précede excite la curiosité, le mot qui suit la satisfait. César, que fit-il ? il vainquit, & qui ? Pompée.

Les mots sont aussi mis en rapport par le moyen des prépositions : un temple de marbre, l’âge de fer. En ces exemples, & en un très-grand nombre d’exemples semblables, on ne doit pas dire que le nom qui suit la préposition soit au génitif ou à l’ablatif, parce que le nom françois ne change point sa terminaison, après quelque préposition que ce soit ; ainsi il n’a ni génitif ni ablatif. En latin marmoris & ferri seroient au génitif, & marmore & ferro à l’ablatif. La terminaison est différente ; & ce qu’il y a de remarquable, c’est que notre équivalent au génitif des Latins, étant un nom avec la préposition de, nos Grammairiens ont dit qu’alors le nom étoit au génitif, ne prenant pas garde que cette façon de parler nous vient de la préposition latine de, qui se construit toûjours avec le nom à l’ablatif :

Et viridi in campo templum de marmore ponam.
Virg. Géorg. l. III. v. 13.

Et Ovide parlant de l’âge de fer, qui fut le dernier, dit :

De duro est ultima ferro.
Ovid. Mét. l. I. v. 127.

Il y a un très-grand nombre d’exemples pareils dans les meilleurs auteurs, & encore plus dans ceux de la basse latinité. Voyez ce que nous avons dit à ce sujet au mot Article & au mot Datif .

Comme nos Grammairiens ont commencé d’apprendre la Grammaire relativement à la Langue latine, il n’est pas étonnant que par un effet du préjugé de l’enfance, ils ayent voulu adapter à leur propre langue les notions qu’ils avoient prises de cette Grammaire, sans considérer que hors certains principes communs à toutes les langues, chacune a d’ailleurs ses idiotismes & sa Grammaire ; & que nos noms conservant toûjours en chaque nombre la même terminaison, il ne doit y avoir dans notre langue ni cas ni déclinaisons. La connoissance du rapport des mots nous vient ou des terminaisons des verbes, ou de la place des mots, ou des prépositions par, pour, en, à, de, &c. qui mettent les mots en rapport, ou enfin de l’ensemble des mots de la phrase.

S’il arrive que dans la construction élégante l’ordre successif dont j’ai parlé soit interrompu par des transpositions ou par d’autres figures, ces pratiques ne sont autorisées dans notre langue, que lorsque l’esprit, après avoir entendu toute la phrase, peut aisément rétablir les mots dans l’ordre successif, qui seul donne l’intelligence. Par exemple dans cette phrase de Télémaque, là coulent mille divers ruisseaux, on entend aussi aisément le sens, que si l’on avoit lû d’abord, mille divers ruisseaux coulent-là. La transposition qui tient d’abord l’esprit en suspens, rend la phrase plus vive & plus élégante. Voyez Article, Cas, Concordance, Construction. (F)

DÉCLINER

Décliner (Grammaire)

DÉCLINER, v. act. terme de Grammaire, c’est dire de suite les terminaisons d’un nom selon l’ordre des cas ; ordre établi dans les langues où les noms changent de terminaison. Voyez Cas, Déclinaison, Article . (F)

DEFECTIF

Deffectif (Grammaire)

DEFECTIF ou DEFECTUEUX, adj. terme de Gramm. qui se dit ou d’un nom qui manque, ou de quelque nombre, ou de quelque cas. On le dit aussi des verbes qui n’ont pas tous les modes ou tous les tems qui sont en usage dans les verbes réguliers. Voy. Cas, Conjugaison, Declinaison, Verbe . (F)

DÉFINI

DÉFINI, adj. (terme de Grammaire.) qui se dit de l’article le, la, les, soit qu’il soit simple ou qu’il soit composé de la préposition de. Ainsi du, au, des, aux, sont des articles définis ; car du est pour de le, au pour à le, des pour de les, & aux pour à les. On les appelle définis, parce que ce sont des prénoms ou prépositifs qui ne se mettent que devant un nom pris dans un sens précis, circonscrit, déterminé & individuel. Ce, cet, cette, est aussi un prépositif défini : mais de plus il est démonstratif.

Les autres prépositifs, tels que tout, nul, aucun, chaque, quelque, un, dans le sens de quidam, ont chacun leur service particulier.

Quand un nom est pris dans un sens indéfini, on ne met point l’article le, la, les ; on se contente de mettre la préposition de ou la préposition a, que les grammairiens appellent alors mal-à-propos articles indéfinis ; ainsi le palais du roi pour de le roi, c’est le sens défini ou individuel : un palais de roi, c’est un sens indéfini, indéterminé ou d’espece, parce qu’il n’est dit d’aucun roi en particulier. Voyez Article .

Défini & indéfini se disent aussi du prétérit des verbes françois. En Latin un verbe n’a qu’un prétérit parfait, feci ; mais en François, ce prétérit est rendu par j’ai fait, ou par je fis. L’un est appellé prétérit défini ou absolu, & l’autre indéfini ou relatif ; sur quoi les grammairiens ne sont pas bien d’accord, les uns appellant défini ce que les autres nomment indéfini : pour moi je crois que j’ai fait est le defini & l’absolu, & que je fis est indéfini & relatif ; je fis alors, je fis l’année passée. Mais après tout l’essentiel est de bien entendre la valeur de ces prétérits & la différence qu’il y a de l’un à l’autre, sans s’arrêter à des minuties. (F)

DEGRÉ

Degré de comparaison ou de signification

DEGRÉ DE COMPARAISON ou DE SIGNIFICATION ; on le dit, en Grammaire, des adjectifs, qui par leur différente terminaison ou par des particules prépositives, marquent ou le plus, ou le moins, ou l’excès dans la qualification que l’on donne au substantif, savant, plus savant, moins savant, très ou fort savant. Ce mot degré se prend alors dans un sens figuré : car comme dans le sens propre un degré sert à monter ou à descendre, de même ici la terminaison ou la particule prépositive sert à relever ou à rabaisser la signification de l’adjectif. Voy. Comparatif . (F)

DENTALE

DENTALE, adj. f. terme de Gramm. on le dit de certaines lettres qui se prononcent par un mouvement de la langue vers les dents. Toutes les langues ont cinq sortes de lettres ; les labiales, les linguales, les palatiales, les gutturales, & les dentales. Voyez Consonne . (F)

DÉPONENT

DÉPONENT, adj. m. terme de Grammaire latine. On ne le dit que de certains verbes qui se conjuguent à la maniere des verbes passifs, & qui cependant n’ont que la signification active. Ils ont quitté la signification passive ; & c’est pour cela qu’on les appelle déponens, du latin deponens, participe de deponere, quitter, déposer. M. de Valenge les appelle verbes masqués, parce que sous le masque, pour ainsi dire, de la terminaison passive, ils n’ont que la signification active. Miror ne veut pas dire je suis admiré, il signifie j’admire.

Cette terminaison passive donne lieu de croire que ces verbes dans leur premiere origine n’avoient que la signification passive. En effet, miror, par exemple, ne signifie-t-il pas, je suis étonné, je suis dans la surprise, à cause de telle ou telle chose, par telle raison. Priscien, au liv. VIII. de significationibus verborum, rapporte un grand nombre d’exemples de verbes déponens, pris dans un sens passif, qui habet ultrò appetitur, qui est pauper aspernatur : le pauvre est méprisé : meam novercam lapidibus à populo consectari video : je vois ma belle-mere poursuivie par le peuple à coups de pierres.

Ces exemples sont dans Priscien : le tour passif est plus dans le génie de la langue latine que l’actif ; au contraire, l’actif est plus analogue à notre langue ; ce qui fait que nous aurions bien de la peine à trouver le tour passif original de tous les verbes, qui n’ayant été d’abord que passifs, quitterent avec le tems cette premiere signification, & ne furent plus qu’actifs. Les mots ne signifient rien par eux-mêmes ; ils n’ont de valeur que celle que leur donnent ceux qui les employent : or il est certain que les enfans, dans le tems qu’ils conservent les mêmes mots dont leurs peres se servoient, s’écartent insensiblement du même tour d’imagination : quand le grand-pere disoit miror, il vouloit faire entendre qu’il étoit étonné, qu’il étoit affecté d’admiration & de surprise par quelque motif extérieur ; & quand le petit-fils dit miror, il croit agir, & dit qu’il admire. Ce sont ces écarts multipliés qui font que les descendans viennent enfin à ne plus entendre la langue de leurs peres, & à s’en faire une toute différente : ainsi le même peuple passe insensiblement d’une langue à une autre. (F)

DÉRIVATION

Dérivation (Grammaire)

DÉRIVATION, s. f. terme de Grammaire ; c’est un terme abstrait pour marquer la descendance, &, pour ainsi dire, la généalogie des mots. On se trompe souvent sur la dérivation des mots.

Dérivé, ée, part. pass. de dériver, terme de Grammaire : ce mot se prend substantivement, comme quand on dit le dérivé suppose un autre mot dont il dérive. On appelle dérivé, un mot qui vient d’un autre qu’on appelle primitif. Par exemple, mortalité est dérivé de mort, légiste de lex. Ce mot dérivé vient lui-même de rivus, ruisseau, source, fontaine où l’on puise. Notre poésie ne souffre pas la rime du dérivé avec le primitif, comme d’ennemi avec ami. (F)

DÉTERMINATIF

DÉTERMINATIF, adj. se dit en Grammaire d’un mot ou d’une phrase qui restreint la signification d’un autre mot, & qui en fait une application individuelle. Tout verbe actif, toute préposition, tout individu qu’on ne désigne que par le nom de son espece, a besoin d’être suivi d’un déterminatif : il aime la vertu, il demeure avec son pere, il est dans la maison ; vertu est le déterminatif de aime, son pere le déterminatif d’avec, & la maison celui de dans. Le mot lumen, lumiere, est un nom générique. Il y a plusieurs sortes de lumieres ; mais si on ajoûte solis, du soleil, & qu’on dise lumen solis, la lumiere du soleil, alors lumiere deviendra un nom individuel, qui sera restreint à ne signifier que la lumiere individuelle du soleil : ainsi en cet exemple solis est le déterminatif ou le déterminant de lumen. (F)

DÉTERMINATION

Détermination (Grammaire)

DÉTERMINATION, s. f. terme abstrait ; il se dit en Grammaire, de l’effet que le mot qui en suit un autre auquel il se rapporte, produit sur ce mot-là. L’amour de Dieu, de Dieu a un tel rapport de détermination avec amour, qu’on n’entend plus par amour cette passion profane qui perdit Troie ; on entend au contraire ce feu sacré qui sanctifie toutes les vertus. Dès l’année 1729 je fis imprimer une préface ou discours, dans lequel j’explique la maniere qui me paroît la plus simple & la plus raisonnable pour apprendre le latin & la grammaire aux jeunes gens. Je dis dans ce discours, que toute syntaxe est fondée sur le rapport d’identité & sur le rapport de détermination ; ce que j’explique page 14. & page 45. Je parle aussi de ces deux rapports au mot Concordance & au mot Construction . Je suis ravi de voir que cette réflexion ne soit pas perdue, & que d’habiles grammairiens la fassent valoir. (F)

DI, DIS

DI, DIS, (Gramm.) particule ou préposition inséparable, c’est-à-dire qui ne fait point un mot toute seule, mais qui est en usage dans la composition de certains mots. Je crois que cette particule vient de la préposition διά, qui se prend en plusieurs significations différentes, qu’on no peut faire bien entendre que par des exemples. Notre di ou dis signifie plus souvent division, séparation, distinction, distraction ; par exemple, paroître, disparoître, grace, disgrace, parité, disparité. Quelquefois elle augmente la signification du primitif ; dilater, diminuer, divulguer, dissimuler, dissoudre. (F)

DIALECTE

DIALECTE, s. douteux, (Gramm.) L’académie françoise fait ce mot masculin, & c’est l’usage le plus suivi ; cependant Danet, Richelet, & l’auteur du Novitius, le font du genre féminin. Les Latins, dit ce dernier en parlant de la dialecte éolique, ont suivi particulierement cette dialecte. Le prote de Poitiers, dans son dictionnaire d’ortographe, fait aussi ce mot féminin, édition de 1739 ; mais il ajoûte, & ceci n’a pas été corrigé dans la derniere édition revûe par M. Restaut ; il ajoûte, dis-je, que MM. de Port-royal soûtiennent que ce mot est féminin : cependant je ne le trouve que masculin dans la méthode greque de Port-royal, édit. de 1695, préf. pag. 17. 28. &c. S’il m’est permis de dire mon sentiment particulier, il me paroît que ce mot étant purement grec, & n’étant en usage que parmi les gens de Lettres, & seulement quand il s’agit de grec, on n’auroit dû lui donner que le genre qu’il a en grec, & c’est ce que les Latins ont fait : tum ipsa διάλεκτος habet eam jucunditatem, ut latentes etiam numeros complexa videatur. Quintil. inst. ort. lib. IX. c. jv.

Quoi qu’il en soit du genre de ce mot, passons à son étymologie, & à ce qu’il signifie. Ce mot est composé de λέγω, dico, & de διά, préposition qui entre dans la composition de plusieurs mots, & c’eft de-là que vient notre préposition inséparable di & dis : diférer, disposer, &c.

Διάλεκτος, ου, ἡ, maniere particuliere de prononcer, de parler ; διαλέγομαι, dissero, colloquor. La dialecte n’est pas la même chose que l’idiotisme : l’idiotisme est un tour de phrase particulier, & tombe sur la phrase entiere ; au lieu que la dialecte ne s’entend que d’un mot qui n’est pas tout-à-fait le même, ou qui se prononce autrement que dans la langue commune. Par exemple, le mot fille se prononce dans notre langue commune en mouillant l’l, mais le peuple de Paris prononce fi-ye, sans l ; c’est ce qu’en grec on appelleroit une dialecte. Si le mot de dialecte étoit en usage parmi nous, nous pourrions dire que nous avons la dialecte picarde, la champenoise ; mais le gascon, le basque, le languedocien, le provençal, ne sont pas des dialectes : ce sont autant de langages particuliers dont le françois n’est pas la langue commune, comme il l’est en Normandie, en Picardie & en Champagne.

Ainsi en grec les dialectes sont les différences particulieres qu’il y a entre les mots, relativement à la langue commune ou principale. Par exemple, selon la langue commune on dit ἐγὼ, les Attiques disoient ἔγωγε ; mais ce détail regarde les grammaires greques.

La méthode greque de Port-royal, après chaque partie ou discours, nom, pronom, verbe, &c. ajoûte les éclaircissemens les plus utiles sur les dialectes. On trouve à la fin de la grammaire de Clénard, une douzaine de vers techniques très-instructifs touchant les dialectes. On peut voir aussi le traité de Joannes Grammaticus, de dialectis.

L’usage de ces dialectes étoit autorisé dans la langue commune, & étoit d’un grand service pour le nombre, selon Quintilien. Il n’y a rien de semblable parmi nous, & nous aurions été fort choqués de trouver dans la Henriade des mots françois habillés à la normande, ou à la picarde, ou à la champenoise ; au lieu qu’Homere s’est attiré tous les suffrages en parlant dans un seul vers les quatre dialectes différentes, & de plus la langue commune, Les quatre dialectes sont l’attique, qui étoit en usage à Athenes ; l’ionique, qui étoit usitee dans l’Ionie, ancien nom propre d’une contrée de l’Asie mineure, dont res villes principales étoient Milet, Ephese, Smyrne, &c. La troisieme dialecte étoit la dorique, en usage parmi un peuple de Grece qu’on appelloit les Doriens, & qui fut dispersé en différentes contrées. Enfin la quatrieme dialecte c’est l’éolique : les Éoliens étoient un peuple de la Grece, qui passerent dans une contrée de l’Asie mineure, qui de leur nom fut appellée Éolie. Cette dialecte est celle qui a été le plus particulierement suivie par les Latins. On trouve dans Homere ces quatre dialectes, & la langue commune : l’attique est plus particulierement dans Xénophon & dans Thucydide ; Hérodote & Hippocrate employent souvent l’ionique ; Pindare & Théocrite se servent de la dorique ; Sapho & Alcée de l’éolique, qui se trouve aussi dans Théocrite & dans Pindare : c’est ainsi que par rapport à l’italien, le bergamasque, le vénitien, le polonois, le toscan & le romain pourroient être regardés comme autant de dialectes. (F)

DIÉRESE

Diérese (Figure)

DIÉRESE, s. f. (Figure de diction.) ce mot est grec, & signifie division, διαίρεσις, divisio de διαιρέω, divido. La diérese est donc une figure qui se fait lorsque par une liberté autorisée par l’usage d’une langue, un poëte qui a besoin d’une syllabe de plus pour faire son vers divise sans façon en deux syllabes les lettres qui dans le langage ordinaire n’en font qu’une. O vous qui aspirez à l’honneur de bien scander les vers latins, dit le docte Despautere, apprenez bien ce que c’est que la diérese, cette figure, qui d’une seule syllabe, a la vertu d’en faire deux : hé, n’est-ce pas par la puissance de cette figure que Horace a fait trois syllabes de silvae, qui régulierement n’est que de deux ?

Aurarum & si-lu-oe metu. Hor. liv. I. ode xxiij. v. 4

Nunc mare, nunc si-lu-oe
Threicio aquilone sonant.
Hor. l. V. od. xiij. v. 3.

Voici les vers de Despautere :

Scandere, si bene vis, tu nosce diaeresin aptè,
Ex unâ per quam duplex fit syllaba semper.
Sic si-lu-ae vates lyricus trisyllabon effert.

Plaute, dans le prologue de l’Asinaire, a fait un dissyllabe du monosyllabe, jam.

Hoc agite, sultis, spectatores nunc i-am.

Ce qui fait un vers iambe trimetre.

C’est une diérese quand on trouve dans les auteurs aula-i pour aulae, vita-i au lieu de vitae, & dans Tibule dis-so-lu-endae pour dissolvendae.

Au reste il semble que la jurisdiction de cette figure ne s’étende que sur l’i & sur l’u, que les poëtes latins font à leur gré, ou voyelles ou consonnes. Notre langue n’est pas si facile à l’égard de nos poëtes, elle n’a pas pour eux plus d’indulgence que pour les prosateurs. Elle veut que nos poëtes nous charment, nous enlevent par le choix & par la vivacité des images & des figures, par la noblesse & l’harmonie de l’élocution, en un mot par toutes les richesses de la poésie, mais elle ne leur permet pas de nous transporter dans un pays où nous trouverions souvent des mots inconnus ou déguisés. Voyez Poésie . (F)

DIMINUTIF, IVE

DIMINUTIF, IVE, adj. terme de Grammaire, qui se prend souvent substantivement. On le dit d’un mot qui signifie une chose plus petite que celle qui est désignée par le primitif : par exemple, maisonette est le diminutif de maison, monticule l’est de mont ou montagne ; globule est le diminutif de globe : ce sont-là des diminutifs physiques. Tels sont encore perdreau de perdrix, faisandeau de faisan, poulet & poulette de poule, &c. Mais outre ces diminutifs physiques, il y a encore des diminutifs de compassion, de tendresse, d’amitié, en un mot de sentiment. Nous sommes touchés d’une sorte de sentiment tendre à la vûe des petits des animaux, & par une suite de ce sentiment, nous leur donnons des noms qui sont autant de diminutifs ; c’est une espece d’interjection qui marque notre tendresse pour eux. C’est à l’occasion de ces sentimens tendres, que nos Poëtes ont fait autrefois tant de diminutifs ; rossignolet, tendrelet, agnelet, herbette, fleurette, grassette, Janette, &c.

Viens ma bergere sur l’herbette,
Viens ma bergere viens seulette,
Nous n’aurons que nos brebietes
Pour témoins de nos amouretes.
Boursaut.

Les Italiens & les Espagnols sont plus riches que nous en diminutifs ; il semble que la langue françoise n’aime point à être riche en babioles & en colifichets, dit le P. Bouhours. On ne se sert plus aujourd’hui de ces mots qui ont la terminaison de diminutifs, comme hommelet, rossignolet, montagnette, campagnette, tendrelet, doucelet, nymphelette, larmelette, &c.

« Ronsard, dit le P. Bouhours, remarques, tom. I. p. 199. la Noue auteur du dictionnaire des rimes, & mademoiselle de Gournai, n’ont rien négligé en leur tems pour introduire ces termes dans notre langue. Ronsard en a parsemé ses vers, la Noue en a rempli son dictionnaire, mademoiselle de Gournai en a fait un recueil dans ses avis, & elle s’en déclare hautement la protectrice ; cependant notre langue n’a point reçu ces diminutifs ; ou si elle les reçut en ce tems-là, elle s’en défit aussi-tôt. Dès le tems de Montagne on s’éleva contre tous ces mots si mignons, favoris de sa fille d’alliance : elle eut beau entreprendre leur défense & crier au meurtre de toute sa force, avec tout cela la pauvre demoiselle eut le déplaisir de voir ses chers diminutifs bannis peu-à-peu ; & si elle vivoit encore, je crois, poursuit le P. Bouhours, qu’elle mourroit de chagrin de les voir exterminés entierement ».

Les Italiens & les Espagnols font encore d’autres diminutifs des premiers diminutifs ; par exemple, de bambino, un petit enfant, ils ont fait bambinello, bamboccio, bambocciolo, &c. C’est ainsi qu’en latin de homo on a fait homuncio, & d’homuncio, homunculus, & encore homulus. Ces trois mots sont dans Cicéron. Le P. Bouhours dit que ce sont des pygmées qui multiplient, & qui font des enfans encore plus petits qu’eux. Remarques, tom. I. p. 199. (F)

DIPHTHONGUE

DIPHTHONGUE, s. f. terme de Grammaire ; ce mot par lui-même est adjectif de syllabe ; mais dans l’usage, on le prend substantivement. a est une syllabe monophthongue, μονόφθογγος, c’est-à-dire une syllabe énoncée par un son unique ou simple ; au lieu que la syllade au, prononcée à la latine a-ou, & comme on la prononce encore en Italie, &c. & même dans nos provinces méridionales ; au, dis-je, ou plûtôt a-ou, c’est une diphthongue, c’est-à-dire une syllabe qui fait entendre le son de deux voyelles par une même émission de voix, modifiée par le concours des mouvemens simultanées des organes de la parole. R R. δὶς, bis, & φθόγγος, sonus.

L’essence de la diphthongue consiste donc en deux points.

1°. Qu’il n’y ait pas, du moins sensiblement, deux mouvemens successifs dans les organes de la parole.

2°. Que l’oreille sente distinctement les deux voyelles par la même émission de voix : Dieu, j’entens l’i & la voyelle eu, & ces deux sons se trouvent réunis en une seule syllabe, & énoncés en un seul tems. Cette réunion, qui est l’effet d’une seule émission de voix, fait la diphthongue. C’est l’oreille qui est juge de la diphthongue ; on a beau écrire deux, ou trois, ou quatre voyelles de suite, si l’oreille n’entend qu’un son, il n’y a point de diphthongue : ainsi au, ai, oient, &c. prononcés à la françoise ô, è, ê, ne sont point diphthongues. Le premier est prononcé comme un o long, au-mône, au-ne : les partisans même de l’ancienne orthographe l’écrivent par o en plusieurs mots, malgré l’étymologie or, de aurum, o-reille, de auris : & à l’égard de ai, oit, aient, on les prononce comme un è, qui le plus souvent est ouvert, palais comme succès, ils av-oien-t, ils avê, &c.

Cette différence entre l’orthographe & la prononciation, a donné lieu à nos Grammairiens de diviser les diphthongues en vraies ou propres, & en fausses ou impropres. Ils appellent aussi les premieres, diphthongues de l’oreille, & les autres, diphthongues aux yeux : ainsi l’oe & l’oe, qui ne se prononcent plus aujourd’hui que comme un e, ne sont diphthongues qu’aux yeux ; c’est improprement qu’on les appelle diphthongues.

Nos voyelles sont a, é, è, é, i, o, u, eu, e muet, ou. Nous avons encore nos voyelles nasales, an, en, in, on, un : c’est la combinaison ou l’union de deux de ces voyelles en une seule syllabe, en un seul tems, qui fait la diphthongue.

Les Grecs nomment prépositive la premiere voyelle de la diphthongue, & postpositive la seconde : ce n’est que sur celle-ci que l’on peut faire une tenue, comme nous l’avons remarqué au mot Consonne.

Il seroit à souhaiter que nos Grammairiens fussent d’accord entre eux sur le nombre de nos diphthongues ; mais nous n’en sommes pas encore à ce point-là. Nous avons une grammaire qui commence la liste des diphthongues par eo, dont elle donne pour exemple Géographie, Théologie : cependant il me semble que ces mots sont de cinq syllabes, Gé-o-gra-phi e, Thé-o-lo-gi-e. Nos Grammairiens & nos dictionnaires me paroissent avoir manqué de justesse & d’exactitude au sujet des diphthongues. Mais sans me croire plus infaillible, voici celles que j’ai remarquées, en suivant l’ordre des voyelles ; les unes se trouvent en plusieurs mots, & les autres seulement en quelques-uns.

Ai , tel qu’on l’entend dans l’interjection de douleur ou d’exclamation ai, ai, ai, & quand l’a entre en composition dans la même syllabe avec le moüillé fort, comme dans m-ail, b-ail, de l’-ail, ati-r-ail, évan-t-ail, por-t-ail, &c. ou qu’il est suivi du moüillé foible, la ville de Bl-aye en Guienne, les îles Luc-ayes en Amérique.

Cette diphthongue ai est fort en usage dans nos provinces d’au-delà de la Loire. Tous les mots qu’on écrit en françois par ai, comme faire, nécessaire, jamais, plaire, palais, &c. y sont prononcés par a-i diphthongue : on entend l’a & l’i. Telle étoit la prononciation de nos peres, & c’est ainsi qu’on prononce cette diphthongue en grec, μoῦσαι, τιμαὶ ; telle est aussi la prononciation des Italiens, des Espagnols, &c. Ce qui fait bien voir avec combien peu de raison quelques personnes s’obstinent à vouloir introduire cette diphthongue oculaire à la place de la diphthongue oculaire oi dans les mots François, croire, &c. comme si ai étoit plus propre que oi à représenter le son de l’e. Si vous avez à réformer oi dans les mots où il se prononce è, mettez è : autrement, c’est réformer un abus par un plus grand, & c’est pécher contre l’analogie. Si l’on écrit François, j’avois, c’est que nos peres prononçoient François, j’avois ; mais on n’a jamais prononcé Français en faisant entendre l’a & l’i. En un mot, si l’on vouloit une réforme, il falloit plûtôt la tirer de procès, succès, très, auprès, dès, & c. que de se regler sur palais, & sur un petit nombre de mots pareils qu’on écrit par ai, par la raison de l’étymologie palatium, & par ce que telle étoit la prononciation de nos peres ; prononciation qui se conserve encore, non-seulement dans les autres langues vulgaires, mais même dans quelques unes de nos provinces.

Il n’y a pas long-tems que l’on écrivoit nai, natus, il est nai ; mais enfin la prononciation a soûmis l’orthographe en ce mot, & l’on écrit .

Quand les Grecs changeoient ai en η dans la prononciation, ils écrivoient αἴρω, attollo, ἦρον, attollebam.

Observons en passant que les Grecs ont fait usage de cette diphthongue ai, au commencement, au milieu, & à la fin de plusieurs mots, tant dans les noms que dans les verbes : les Latins au contraire ne s’en sont guere servis que dans l’interjection ai, ou dans quelques mots tirés du Grec. Ovide parlant d’Hyacinthe, dit,

Ipse suos gemitus foliis inscribit : & ai ai
Flos habet inscriptum.
Ovid. Met. liv. X. v. 215.

Lorsque les Latins changent l’oe en ai, cet ai n’est point diphthongue, il est dissyllabe. Servius sur ce vers de Virgile,

Aulai in medio.
Æneid. liv. III. v. 354.

dit aulai pro aulae, & est diaeresis de grecâ ratione veniens ; quorum ai diphthongus resoluta, apud nos duas syllabas facit. Voyez Dierèse .

Mais passons aux autres diphthongues. J’observerai d’abord que l’i ne doit être écrit par y, que lorsqu’il est le signe du mouillé foible.

Eau. Fléau, ce mot est de deux syllabes.

Etre l’effroi du monde & le fléau de Dieu.
Corneille.

A l’égard de seau, eau, communément ces trois lettres eau se prononcent comme un o fort long, & alors leur ensemble n’est qu’une dipthongue oculaire ou une sorte de demi-diphtongue dont la prononciation doit être remarquée : car il y a bien de la différence dans la prononciation entre un seau à puiser de l’eau & un sot, entre de l’eau & un os, entre la peau & le riviere ou Pau ville. M. l’abbé Regnier, gramm. pag. 70. dit que l’é qui est joint à au dans cette diphthongue, se prononce comme un é féminin, & d’une maniere presqu’imperceptible.

Ei , comme en Grec τείνω, tendo : nous ne prononçons guere cette diphthongue que dans des mots étrangers, bei ou bey, dei ; ou dey ; le dey de Tunis ; ou avec le n nazal, comme dans teindre, Rheims, ville.

Selon quelques grammairiens on entend en ces mots un i très-foible, ou un son particulier qui tient de l’e & de l’i. Il en est de même devant le son mouillé dans les mots so-l-eil, con-s-eil, so-m-eil. &c.

Mais selon d’autres il n’y a en ces derniers que l’e suivi du son mouillé ; le v-ie-il-home, con-s-e-il, some-il, &c. & de même avec les voyelles a, ou, eu. Ainsi selon ces grammairiens, dans oeil qu’on prononce euil, il n’y a que eu suivi du son mouillé, ce qui me paroît plus exact. Comme dans la prononciation du son mouillé, les organes commencent d’abord par être disposés comme si l’on alloit prononcer i, il semble qu’il y ait un i ; mais on n’entend que le son mouillé, qui dans le mouillé fort est une consonne : mais à l’égard du mouillé foible, c’est un son mitoyen qui me paroît tenir de la voyelle & de la consonne : moi-yen, pa-yen ; en ces mots, yen est un son bien différent de celui qu’on entend dans bien, mien, tien.

Ia, d-ia-cre, d-ia-mant, sur-tout dans le discours ordinaire : fiacre ; les Plé-ia-des, de la v-ian-de, négo-c-ian-t, inconvé-n-ien-t.

. P-ié ou p-iéd, les p-ié-ds, ami-t-ié, pi-t-ié, prem-ier, der-n-ier, mé-t-ie-r.

ouvert. Une v-iè-le instrument, vol-iè-re, Gu-iè-ne province de France, V-iè-ne ville, ou verbe, veniat, n-iai-s, b-iai-s ; on prononce niès, biès, f-iè-r, un t-iè-rs ; le c-ie-l, Ga-br-ie-l, es-sen-t-ie-l, du m-ie-l, f-ie-l.

Ien , où l’i n’est point un mouillé foible ; b-ien, m-ien, t-ien, s-ien, en-tre-t-ien, ch-ien, comé-d-ien, In-d-ien, gar-d-ien, pra-ti-c-ien ; l’i & la voyelle nazale en sont la diphthongue.

Ieu ; D-ieu, l-ieu, les c-ieu-x, m-ieu-x.

Io ; f-io-le, capr-io-le, car-io-le, v-io-le, sur-tout en prose.

Ion ; p-ion, que nous ai-m-ion-s, di-s-ion-s, &c. ac t-ion, occa-s-ion : ion est souvent de deux syllabes en vers.

Iou ; cette diphthongue n’est d’usage que dans nos provinces méridionales, ou bien en des mots qui viennent de-là ; Mon-tes-qu-iou, Ch-iou-r-me, O-l-iou-les ville de Provence ; la Ciotat, en Provence on dit la C-iou-tat.

Ya, yan, ye e muet, , &c. l’i ou l’y a souvent devant les voyelles un son mouillé foible ; c’est-à-dire un son exprimé par un mouvement moins fort que celui qui fait entendre le son mouillé dans Versailles, paille ; mais le peuple de Paris qui prononce Versa-ye, pa-ye, fait entendre un mouillé foible ; on l’écrit par y. Ce son est l’effet du mouvement affoibli qui produit le mouillé fort ; ce qui fait une prononciation particuliere différente de celle qu’on entend dans mien, tien, où il n’y a point de son mouillé, comme nous l’avons déjà observé.

Ainsi je crois pouvoir mettre au rang des diphthongues les sons composés qui résultent d’une voyelle jointe au mouillé foible ; a-yan-t, vo-yan-t, pa-yen, pai-yan-t, je pai-ye, em-plo-ye-r, do-yen, afin que vous so-ye-z, dé-lai-ye-r, bro-ye-r.

Oi . La prononciation naturelle de cette diphthongue est celle que l’on suit en grec, λόγοι ; on entend l’o & l’i. C’est ainsi qu’on prononce communément voi-ye-le, vo-ye-r, moi-yen, loi-yal, roi-yaume ; on écrit communément voyelle, voyer, moyen, loyal, royaume. On prononce encore ainsi plusieurs mots dans les provinces d’au-delà de la Loire ; on dit Sav-oi-e, en faisant entendre l’o & l’i. On dit à Paris Sa-v-o-ya-rd ; ya est la diphthongue.

Les autres manieres de prononcer la diphthongue oi ne peuvent pas se faire entendre exactement par écrit : cependant ce que nous allons observer ne sera pas inutile à ceux qui ont les organes assez délicats & assez souples pour écouter & pour imiter les personnes qui ont eu l’avantage d’avoir été élevées dans la capitale, & d’y avoir reçû une éducation perfectionnée par le commerce des personnes qui ont l’esprit cultivé.

Il y a des mots où oi est aujourd’hui presque toûjours changé en oe, d’autres où oi se change en ou, & d’autres enfin en oua : mais il ne faut pas perdre de vûe que hors les mots où l’on entend l’o & l’i, comme en grec λόγοι, il n’est pas possible de représenter bien exactement par écrit les differentes prononciations de cette diphthongue.

Oi prononcé par oe où l’e a un son ouvert qui approche de l’o ; f-oi, l-oi, sr-oi-d, t-oi-ct, m-oi, à s-oison, qu-oi, c-oi-ffe, oi-seau, j-oi-e, d-oi-gt (digitus), d-oi-t (debet), ab-oi-s, t-oi-le, &c.

Oi prononcé par oa ; m-oi-s, p-oi-s, n-oi-x, tr-oi-s, la ville de Tr-oi-e, & c. prononcez, m-oa, p-oa, & c.

Oi prononcé par oua ; b-oi-s (lignum), prononcez b-ou-a.

Oin : s-oin, l-oin, be-s-oin, f-oin, j-oin-dre, m-oin-s, on doit plûtôt prononcer en ces mots une sorte d’e nazal après l’o, que de prononcer ouin ; ainsi prononcez soein plûtôt que souin.

Il faut toûjours se ressouvenir que nous n’avons pas de signes pour représenter exactement ces sortes de sons.

Oua écrit par ua, éq-ua-teur, éq-ua-tion, aq-ua-tique, quin-q-ua-gésime ; prononcez é-c-oua-teur, é-q-oua-tion, a-q-oua-tique, quin-q-oua-gésime.

Oe : p-oe-te, p-oe-me ; ces mots sont plus ordinairement de trois syllabes en vers ; mais dans la liberté de la conversation on prononce poe comme diphthongue.

Ou an : Ec-ouan, R-ouan, villes, diphthongues en prose.

Oue : oue-st, sud-oue-st.

Oui : b-oüi-s, l-oüi-s, en prose ; ce dernier mot est de deux syllabes en vers ; oüi, ita.

Oüi, ce sont ces plaisirs & ces pleurs que j’envie.
Oüi, je t’acheterai le praticien françois.
Racine.

Ouin : bara-g-oüin, ba-b-oüin.

Ue : statue éq-ue-stre, ca-s-ue-l, an-ue-l, éc-ue-le, r-ue-le, tr-ue-le, sur-tout en prose.

Ui : l-ui, ét-ui, n-uit, br-uit, fr-uit, h-uit, l-ui-re, je s-uis, un s-ui-s-se.

Uin : Al-c-uin théologien célebre du tems de Charlemagne. Q-uin-quagésime, prononcez quin comme en latin ; & de même Q-uin ti-l-ien, le mois de J-uin. On entend l’u & l’i nasal.

Je ne parle point de Caën, Laon, paon, Jean, &c. parce qu’on n’entend plus aujourd’hui qu’une voyelle nasale en ces mots-là, Can, pan, Jan, &c.

Enfin il faut observer qu’il y a des combinaisons de voyelles qui sont diphthongues en prose & dans la conversation, & que nos poetes font de deux syllabes.

Un de nos traducteurs a dit en vers,

Voudrois-tu bien chanter pour moi, cher Licidas,
Quelqu’air si-ci-li-en. Longepierre ?

On dit si-ci-lien en trois syllabes dans le discours ordinaire. Voici d’autres exemples.

La soi, ce noeud sacré, ce li-en pré-ci-eux.
Brebeuf.
Il est juste, grand roi, qu’un meurtri-er périsse.
Corneille.
Allez, vous devri-ez mourir de pure honte.
Mol.
Vous perdri-ezle tems en discours superflus.
Fontenelle.
Cette fiere raison dont on fait tant de bruit,
Contre les passi-ons n’est pas un sûr remede.
Deshoulieres
Non, je ne hais rien tant que les contorsi-ons
De tous ces grands faiseurs de protestati-ons.
Moliere.

La plûpart des mots en ion & ions sont diphthongues en prose. Voyez les divers traités que nous avons de la versification françoise.

Au reste, qu’il y ait en notre langue plus ou moins de diphthongues que je n’en ai marqué, cela est fort indifférent, pourvû qu’on les prononce bien. Il est utile, dit Quintilien, de faire ces observations ; César, dit-il, Cicéron, & d’autres grands hommes, les ont faites ; mais il ne faut les faire qu’en passant. Marcus Tullius orator, artis hujus diligentissimus fuit, & in filio ut in epistolis apparet. . . . . Non obstant hoe disciplinoe per illas euntibus, sed circa illas haerentibus. Quint. instit. orat. lib. I. cap. vij. in fine. (F)

DISCONVENANCE

DISCONVENANCE, s. f. (Gramm.) on le dit des mots qui composent les divers membres d’une période, lorsque ces mots ne conviennent pas entre eux, soit parce qu’ils sont construits contre l’analogie, ou parce qu’ils rassemblent des idées disparates, entre lesquelles l’esprit apperçoit de l’opposition, ou ne voit aucun rapport. Il semble qu on tourne d’abord l’esprit d’un certain côté, & que lorsqu’il croit poursuivre la même route, il se sent tout-d’un-coup transporté dans un autre chemin. Ce que je veux dire s’entendra mieux par des exemples.

Un de nos auteurs a dit que notre réputation ne dépend pas des loüanges qu’on nous donne, mais des actions loüables que nous faisons.

Il y a disconvenance entre les deux membres de cette période, en ce que le premier présente d’abord un sens négatif, ne dépend pas ; & dans le second membre on sousentend le même verbe dans un sens affirmatif. Il falloit dire, notre réputation dépend, non des loüanges, & c. mais des actions loüables, & c.

Nos Grammairiens soûtiennent que lorsque dans le premier membre d’une période on a exprimé un adjectif auquel on a donné ou le genre masculin ou le féminin, on ne doit pas dans le second membre sousentendre cet adjectif en un autre genre, comme dans ce vers de Racine :

Sa réponse est dictée, & même son silence.

Les oreilles & les imaginations délicates veulent qu’en ces occasions l’ellipse soit précisément du même mot au même genre, autrement ce seroit un mot différent.

Les adjectifs qui ont la même terminaison au masculin & au féminin, sage, fidéle, volage, ne sont pas exposés à cette disconvenance.

Voici une disconvenance de tems : il regarde votre malheur comme une punition du peu de complaisance que vous avez eue pour lui dans le tems qu’il vous pria, & c. il falloit dire, que vous eûtes pour lui dans le tems qu’il vous pria.

On dit fort bien, les nouveaux philosophes disent que la couleur EST un sentiment de l’ame ; mais il faut dire, les nouveaux philosophes veulent que la couleur SOIT un sentiment de l’ame.

On dit, je crois, je soûtiens, j’assûre que vous êtes savant ; mais il faut dire, je veux, je souhaite, je desire que vous SOYEZ savant.

Une disconvenance bien sensible est celle qui se trouve assez souvent dans les mots d’une métaphore ; les expressions métaphoriques doivent être liées entr’elles de la même maniere qu’elles le seroient dans le sens propre. On a reproché à Malherbe d’avoir dit,

Prends ta foudre, Louis, & va comme un lion.

Il falloit dire, comme Jupiter : il y a disconvenance entre foudre & lion.

Dans les premieres éditions du Cid, Chimene disoit,

Malgré des feux si beaux qui rompent ma colere.

Feux & rompent ne vont point ensemble ; c’est une disconvenance, comme l’académie l’a remarqué. Ecorce se dit fort bien dans un sens métaphorique, pour les dehors, l’apparence des choses ; ainsi l’on dit que les ignorans s’arrêtent à l’écorce, qu’ils s’amusent à l’écorce. Ces verbes conviennent fort bien avec écorce pris au propre ; mais on ne diroit pas au propre, fondre l’écorce : fondre se dit de la glace ou du métal. J’avoue que fondre l’écorce m’a paru une expression trop hardie dans une ode de Rousseau :

Et les jeunes zéphirs par leurs chaudes haleines
Ont FONDU l’ÉCORCE des eaux.
l. III. ode 6.

Il y a un grand nombre d’exemples de disconvenances de mots dans nos meilleurs écrivains, parce que dans la chaleur de la composition on est plus occupé des pensées, qu’on ne l’est des mots qui servent à énoncer les pensées.

On doit encore éviter les disconvenances dans le style, comme lorsque traitant un sujet grave, on se sert de termes bas, ou qui ne conviennent qu’au style simple. Il y a aussi des disconvenances dans les pensées, dans les gestes, & c.

Singula quoeque locum teneant sortita decenter.
Ut ridentibus arrident, ita flentibus adsunt
Humani vultus. Si vis me flere, dolendum est
Primum ipse tibi, &c.
Horat. de Arte poët.
(F)

Disconvenance, correlatif de convenance. Voy. l’article Convenance.

DISJONCTIVE

DISJONCTIVE, s. f. terme de Grammaire : on le dit de certaines conjonctions qui d’abord rassemblent les parties d’un discours, pour les faire considérer ensuite séparément. Ou, ni, soit, sont des conjonctions disjonctives. En cette phrase disjonctive est adjectif : mais on fait souvent ce mot substantif ; une conjonctive. On appelle aussi ces conjonctions alternatives, partitives, ou distributives.

On demande si lorsqu’il y a plusieurs substantifs séparés par une disjonctive, le verbe qui se rapporte à ces substantifs doit être au plurier ou au singulier : faut-il-dire, ou la force ou la douceur le feront, ou le sera ?

Vaugelas dit qu’il faut dire le fera ; Patru soûtient qu’on dit également bien le fera & le feront ; qu’il faut dire si Titus ou Mevius étoient à Paris, & non étoit ; qu’on doit dire, ou la honte, ou l’occasion, ou l’exemple, leur donneront un meilleur avis : qu’en ces façons de parler l’esprit & l’oreille se portent au plurier plûtôt qu’au singulier ; tellement qu’en ces rencontres, poursuit M. Patru, il faut consulter l’oreille. Voyez les remarques de Vaugelas avec les notes, & c. édit. de 1738. (F)

DISSYLLABE

DISSYLLABE, adj. terme de Grammaire, c’est un mot qui n’a que deux syllabes ; ver-tu est dissyllabe : ce mot se prend aussi substantivement ; les dissyllabes doivent être mêlés avec d’autres mots. Dans la poésie greque & dans la latine, il y a des piés dissyllabes ; tels sont le spondée, l’iambe, le troquée, le pyrique.

Ce mot vient de δὶς deux fois, d’où vient δισσὸς, duplex, & de συλλαβὴ, syllabe. Un mot est appellé monosyllable quand il n’a qu’une syllabe ; il est dissyllabe quand il en a deux ; trissyllabe quand il en a trois : mais après ce nombre les mots sont dits être polissyllabes, c’est-à-dire de plusieurs syllabes R. πολὺς, multus, frequens, & συλλαβὴ syllabe. (F)

Quelques auteurs ont appellé vers dissyllabes nos vers de dix syllabes. Mais cette façon de parler ne paroît pas avoir été admise ; sans doute parce que le mot dissyllabe étoit déjà consacré à un autre usage.

DISTRIBUTIF

Distributif (Grammaire)

DISTRIBUTIF, adj. (Gram.) sens distributif, qui est opposé au sens collectif. Distributif vient du latin distribuere distribuer, partager, la justice distributive qui rend à chacun ce qui lui appartient. Collectif vient de colligere recueillir, assembler. Saint Pierre étoit apôtre. Apôtre est là dans le sens distributif, c’est-à-dire que S. Pierre étoit l’un des apôtres. Il y a des propositions qui passent pour vraies dans le sens collectif, c’est-à-dire quand on parle en général de toute une espece ; & qui seroient très-fausses si l’on en faisoit l’application à chaque individu de l’espece, ce qui seroit le sens distributif. Par exemple on dit des habitans de certaines provinces qu’ils sont vifs, emportés, ou qu’ils ont tel ou tel défaut : ce qui est vrai en général & faux dans le sens distributif ; car on y trouve des particuliers qui sont exempts de ces défauts & doüés des vertus contraires. (F)

DIVISION

Division

Division, s. f. terme d’Imprimerie ; c’est une petite ligne ou tiret dont on fait usage en quatre occasions différentes.

I. Lorsqu’il ne reste pas assez de blanc à la fin d’une ligne pour contenir un mot entier, mais qu’il y en a suffisamment pour une ou deux syllabes du mot, on divise alors le mot ; on place au bout de cette ligne les syllabes qui peuvent y entrer, & on y joint le tiret qu’on appelle division, parce qu’il divise ou sépare le mot en deux parties, dont l’une est à une ligne & l’autre à la ligne qui suit. Les Imprimeurs instruits ont grande attention à ne jamais diviser les lettres qui font une syllabe. Ce seroit par exemple une faute de diviser cause, en imprimant ca à une ligne, & use à la ligne suivante : il faut diviser ce mot ainsi, cau-se. On doit aussi éviter de ne mettre qu’une seule lettre d’un mot au bout de la ligne : après tout il me semble qu’en ces occasions le compositeur feroit mieux d’espacer les mots précédens, & de porter le mot tout entier à la ligne suivante ; il éviteroit ces divisions, toûjours desagréables au lecteur.

II. Le second emploi de la division est quand elle joint des mots composés, arc-en-ciel, porte-manteau, c’est-à-dire, vis-à-vis, &c. en ces occasions il n’y a que les Imprimeurs qui appellent ce signe division ; les autres le nomment trait d’union. ou simplement tiret.

III. On met une division après un verbe suivi du pronom transposé par interrogation : que dites-vous ? que fait-il ? que dit-on ?

IV. Enfin on met une double division, l’une avant, l’autre après le t euphonique, c’est-à-dire après le t interposé entre deux voyelles, pour éviter le bâillement ou hiatus ; la prononciation en devient plus douce : m’aime-t-il ?

Voici une faute dont on ne voit que trop d’exemples ; c’est de mettre une apostrophe au lieu du second tiret, m’aime-t’il ? il n’y a point là de lettre supprimée après le t ; ainsi c’est le cas de la division, & non de l’apostrophe. Voyez Apostrophe . (F)

E

E, E, e, s. m. c’est la cinquieme lettre de la plûpart des alphabets, & la seconde des voyelles. Voy. les articl. Alphabet, Lettre , & Voyelle.

Les anciens Grecs s’étant apperçus qu’en certaines syllabes de leurs mots l’e étoit moins long & moins ouvert qu’il ne l’étoit en d’autres syllabes, trouverent-à-propos de marquer par des caracteres particuliers cette différence, qui étoit si sensible dans la prononciation. Ils désignerent l’e bref par ce caractere E, ε, & l’appellerent ἒ ψιλόν, epsilon, c’est-à-dire petit e ; il répond à notre e commun, qui n’est ni l’e tout-à-fait fermé, ni l’e tout-à-fait ouvert : nous en parlerons dans la suite.

Les Grecs marquerent l’e long & plus ouvert par ce caractere H, η, èta ; il répond à notre e ouvert long.

Avant cette distinction quand l’e étoit long & ouvert, on écrivoit deux e de suite ; c’est ainsi que nos peres écrivoient aage par deux a, pour faire connoître que l’a est long en ce mot : c’est de ces deux E rapprochés ou tournés l’un vis-à-vis de l’autre qu’est venue la figure H ; ce caractere a été long-tems, en grec & en latin, le signe de l’aspiration. Ce nom èta vient du vieux syriaque hetha, ou de heth, qui est le signe de la plus forte aspiration des Hébreux ; & c’est de-là que les Latins prirent leur signe d’aspiration H, en quoi nous les avons suivis.

La prononciation de l’eta a varié : les Grecs modernes prononcent ita ; & il y a des savans qui ont adopté cette prononciation, en lisant les livres des anciens.

L’université de Paris fait prononcer êta. Voyez les preuves que la méthode de P. R. donne pour faire voir que c’est ainsi qu’il faut prononcer ; & sur-tout lisez ce que dit sur ce point le P. Giraudeau jésuite, dans son introduction à la langue greque ; ouvrage très méthodique & très-propre à faciliter l’étude de cette langue savante, dont l’intelligence est si nécessaire à un homme de lettres.

Le P. Giraudeau, dis-je, s’explique en ces termes, pag. 4.

« L’èta se prononce comme un ê long & ouvert, ainsi que nous prononçons l’ê dans procès : non-seulement cette prononciation est l’ancienne, poursuit-il, mais elle est encore essentielle pour l’ordre & l’oeconomie de toute la langue greque ».

En latin, & dans la plûpart des langues, l’e est prononcé comme notre e ouvert commun au milieu des mots, lorsqu’il est suivi d’une consonne avec laquelle il ne fait qu’une même syllabe, coe-lèbs, mèl, pèr, pa-trèm, omnipo-tèn-tèm, pès, èt, &c. mais selon notre maniere de prononcer le latin, l’e est fermé quand il finit le mot, mare, cubile, patre, &c. Dans nos provinces d’au-delà de la Loire, on prononce l’e final latin comme un e ouvert ; c’est une faute.

Il y a beaucoup d’analogie entre l’e fermé & l’i ; c’est pour cela que l’on trouve souvent l’une de ces lettres au lieu de l’autre, herè, heri ; c’est par la même raison que l’ablatif de plusieurs mots latins est en e ou en i, prudente & prudenti.

Mais passons à notre e françois. J’observerai d’abord que plusieurs de nos grammairiens disent que nous avons quatre sortes d’e. La méthode de P. R. au traité des lettres, p. 622, dit que ces quatre prononciations différentes de l’e, se peuvent remarquer en ce seul mot détèrrement ; mais il est aisé de voir qu’aujourd’hui l’e de la derniere syllabe ment n’est e que dans l’écriture.

La prononciation de nos mots a varié. L’écriture n’a été inventée que pour indiquer la prononciation, mais elle ne sauroit en suivre tous les écarts, je veux dire tous les divers changemens : les enfans s’éloignent insensiblement de la prononciation de leurs peres ; ainsi l’ortographe ne peut se conformer à sa destination que de loin en loin. Elle a d’abord été liée dans les livres au gré des premiers inventeurs : chaque signe ne signifioit d’abord que le son pour lequel il avoit été inventé, le signe a marquoit le son a, le signe é le son é, &c. C’est ce que nous voyons encore aujourd’hui dans la langue greque, dans la latine, & même dans l’italienne & dans l’espagnole ; ces deux dernieres, quoique langues vivantes, sont moins sujettes aux variations que la nôtre.

Parmi nous, nos yeux s’accoûtument dès l’enfance à la maniere dont nos peres écrivoient un mot, conformément à leur maniere de le prononcer ; de sorte que quand la prononciation est venue à changer, les yeux accoûtumés à la maniere d’écrire de nos peres, se sont opposés au concert que la raison auroit voulu introduire entre la prononciation & l’ortographe selon la premiere destination des caracteres ; ainsi il y a eu alors parmi nous la langue qui parle à l’oreille, & qui seule est la véritable langue, & il y a eu la maniere de la représenter aux yeux, non telle que nous l’articulons, mais telle que nos peres la prononçoient, ensorte que nous avons à reconnoître un moderne sous un habillement antique. Nous faisons alors une double faute ; celle d’écrire un mot autrement que nous ne le prononçons, & celle de le prononcer ensuite autrement qu’il n’est écrit. Nous prononçons a & nous écrivons e, uniquement parce que nos peres prononçoient & écrivoient e. Voyez Ortographe.

Cette maniere d’ortographier est sujette à des variations continuelles, au point que, selon le prote de Poitiers & M. Restaut, à peine trouve-t-on deux livres où l’ortographe soit semblable (traité de l’Ortogr. franç. p. 1.) Quoi qu’il en soit, il est évident que l’e écrit & prononcé a, ne doit être regardé que comme une preuve de l’ancienne prononciation, & non comme une espece particuliere d’e. Le premier e dans les mots empereur, enfant, femme, &c. fait voir seulement que l’on prononçoit empereur, énfant, féme, & c’est ainsi que ces mots sont prononcés dans quelques-unes de nos provinces ; mais cela ne fait pas une quatrieme sorte d’e.

Nous n’avons proprement que trois sortes d’e ; ce qui les distingue, c’est la maniere de prononcer l’e, ou en un tems plus ou moins long, ou en ouvrant plus ou moins la bouche. Ces trois sortes d’e sont l’e ouvert, l’e fermé, & l’e muet : on les trouve tous trois en plusieurs mots, fermeté, honnêteté, évêque, sévère, échèlle, &c.

Le premiuer e de fermeté est ouvert, c’est pourquoi il est marqué d’un accent grave ; la seconde syllabe me n’a point d’accent, parce que l’e y est muet ; est marqué de l’accent aigu, c’est le signe de l’e fermé.

Ces trois sortes d’e sont encore susceptibles de plus & de moins.

L’e ouvert est de trois sortes ; I. l’e ouvert commun, II. l’e plus ouvert, III. l’e très-ouvert.

I. L’e ouvert commun : c’est l’e de presque toutes les langues ; c’est l’e que nous prononçons dans les premieres syllabes de père, mère, frère, & dans il appèlle, il mène, ma nièce, & encore dans tous les mots où l’e est suivi d’une consonne avec laquelle il forme la même syllabe, à moins que cette consonne ne soit l’s ou le z qui marquent le pluriel, ou le nt de la troisieme personne du pluriel des verbes ; ainsi on dit examèn, & non examén. On dit tèl, bèl, cièl, chèf, brèf, Josèph, nèf, relièf, Israèl, Abèl, Babèl, réèl, Michèl, mièl, plurièl, criminèl, quèl, naturèl, hôtèl, mortèl, mutuèl, l’hymèn, Sadducéèn, Chaldéèn, il viènt, il soûtiènt, &c.

Toutes les fois qu’un mot finit par un e muet, on ne sauroit soûtenir la voix sur cet e muet, puisque si on la soûtenoit, l’e ne seroit plus muet : il faut donc que l’on appuie sur la syllabe qui précede cet e muet ; & alors si cette syllabe est elle-même un e muet, cet e devient ouvert commun, & sert de point d’appui à la voix pour rendre le dernier e muet ; ce qui s’entendra mieux par les exemples. Dans mener, appeller, &c. le premier e est muet & n’est point accentué ; mais si je dis je mène, j’appèlle, cet e muet devient ouvert commun, & doit être accentué, je mène, j’appèlle. De même quand je dis j’aime, je demande, le dernier e de chacun de ces mots est muet ; mais si je dis par interrogation, aimé-je ? ne demandé-je pas ? alors l’e qui étoit muet devient e ouvert commun.

Je sai qu’à cette occasion nos Grammairiens disent que la raison de ce changement de l’e muet, c’est qu’il ne sauroit y avoir deux e muets de suite ; mais il faut ajoûter, à la fin d’un mot : car dès que la voix passe, dans le même mot, à une syllabe soûtenue, cette syllabe peut être précédée de plus d’un e muet, rede mander, reve nir, &c. Nous avons même plusieurs e muets de suite, par des monosyllabes ; mais il faut que la voix passe de l’e muet à une syllabe soûtenue : par exemple, de ce que je redemande ce qui m’est dû, &c. voilà six e muets de suite au commencement de cette phrase, & il ne sauroit s’en trouver deux précisément à la fin d’un mot.

II. L’e est plus ouvert en plusieurs mots, comme dans la premiere syllabe de fermeté, où il est ouvert bref ; il est ouvert long dans grèffe.

III. L’e est très-ouvert dans accès, succès, être, tempête, il èst, abbèsse, sans cèsse, profèsse, arrêt, forêt, trève, la Grève, il rève, la tête.

L’e ouvert commun au singulier, devient ouvert long au pluriel, le chéf, les chèfs ; un mot bréf, les mots brèfs ; un autél, des autèls. Il en est de même des autres voyelles qui deviennent plus longues au pluriel. Voyez le traité de la Prosodie de M. l’abbé d’Olivet.

Ces différences sont très-sensibles aux personnes qui ont reçû une bonne éducation dans la capitale. Depuis qu’un certain esprit de justesse, de précision & d’exactitude s’est un peu répandu parmi nous, nous marquons par des accens la différence des e. Voyez ce que nous avons dit sur l’usage & la destination des accens, même sur l’accent perpendiculaire, au mot Accent. Nos protes deviennent tous les jours plus exacts sur ce point, quoi qu’en puissent dire quelques personnes qui se plaignent que les accens rendent les caracteres hérissés ; il y a bien de l’apparence que leurs yeux ne sont pas accoûtumés aux accens ni aux esprits des livres grecs, ni aux points des Hébreux. Tout signe qui a une destination, un usage, un service, est respecté par les personnes qui aiment la précision & la clarté ; ils ne s’élevent que contre les signes qui ne signifient rien, ou qui induisent en erreur.

C’est sur-tout à l’occasion de nos e brefs & de nos e longs, que nos Grammairiens font deux observations qui ne me paroissent pas justes.

La premiere, c’est qu’ils prétendent que nos peres ont doublé les consonnes, pour marquer que la voyelle qui précede étoit breve. Cette opération ne me paroît pas naturelle ; il ne seroit pas difficile de trouver plusieurs mots où la voyelle est longue, malgré la consonne doublée, comme dans grèffe & nèfle : le premier e est long, selon M. l’abbé d’Olivet, Prosod. p. 74.

L’e est ouvert long dans abbèsse, profèsse, sans cèsse, malgré l’s redoublée. Je crois que ce prétendu effet de la consonne redoublée, a été imaginé par zele pour l’ancienne ortographe. Nos peres écrivoient ces doubles lettres, parce qu’ils les prononçoient ainsi qu’on les prononce en latin ; & comme on a trouvé par tradition ces lettres écrites, les yeux s’y sont tellement accoûtumés, qu’ils en souffrent avec peine le retranchement : il falloit bien trouver une raison pour excuser cette foiblesse.

Quoi qu’il en soit, il faut considérer la voyelle en elle-même, qui en tel mot est breve, & en tel autre longue : l’a est bref dans place, & long dans grace, &c.

Quand les poëtes latins avoient besoin d’allonger une voyelle, ils redoubloient la consonne suivante, relligio ; la premiere de ces consonnes étant prononcée avec la voyelle, la rendoit longue : cela paroît raisonnable. Nicot dans son dictionnaire, au mot aage, observe que

« ce mot est écrit par double aa, pour dénoter, dit-il, ce grand A françois, ainsi que l’ω grec ; lequel aa nous prononçons, poursuit-il, avec une traînée de la voix en aucuns mots, comme en Chaalons ».

Aujourd’hui nous mettons l’accent circonflexe sur l’a. Il seroit bien extraordinaire que nos peres eussent doublé les voyelles pour allonger, & les consonnes pour abréger !

La seconde observation, qui ne me paroît pas exacte, c’est qu’on dit qu’anciennement les voyelles longues étoient suivies d’s muettes qui en marquoient la longueur. Les Grammairiens qui ont fait cette remarque, n’ont pas voyagé au midi de la France, où toutes ces s se prononcent encore, même celle de la troisieme personne du verbe est ; ce qui fait voir que toutes ces s n’ont été d’abord écrites que parce qu’elles étoient prononcées. L’ortographe a suivi d’abord fort exactement sa premiere destination ; on écrivoit une s, parce qu’on prononçoit une s. On prononce encore ces s en plusieurs mots qui ont la même racine que ceux où elle ne se prononce plus. Nous disons encore festin, de fête ; la bastille, & en Provence la bastide, de bâtir : nous disons prendre une ville par escalade, d’échelle ; donner la bastonnade, de bâton : ce jeune homme a fait une escapade, quoique nous disions s’échapper, sans s.

En Provence, en Languedoc & dans les autres provinces méridionales, on prononce l’s de Pasques ; & à Paris, quoiqu’on dise Pâques, on dit pascal, Pasquin, pasquinade.

Nous avons une espece de chiens qu’on appelloit autrefois espagnols, parce qu’ils nous viennent d’Espagne : aujourd’hui on écrit épagneuls, & communément on prononce ce mot sans s, & l’e y est bref. On dit prestolet, presbytere, de prêtre ; prestation de serment ; prestesse, celeritas, de proesto esse, être prêt.

L’e est aussi bref en plusieurs mots, quoique suivi d’une s, comme dans presque, modeste, leste, terrestre, trimestre, &c.

Selon M. l’abbé d’Olivet, Prosod. p. 79. il y a aussi plusieurs mots où l’e est bref, quoique l’s en ait été retranchée, échelle : être est long à l’infinitif, mais il est bref dans vous êtes, il a été. Prosod. p. 80.

Enfin M. Restaut, dans le Dictionnaire de l’ortographe françoise, au mot registre, dit que l’s sonne aussi sensiblement dans registre que dans liste & funeste ; & il observe que du tems de Marot on prononçoit épistre comme registre, & que c’est par cette raison que Marot a fait rimer registre avec épistre : tant il est vrai que c’est de la prononciation que l’on doit tirer les regles de l’ortographe. Mais revenons à nos e.

L’é fermé est celui que l’on prononce en ouvrant moins la bouche qu’on ne l’ouvre lorsqu’on prononce un è ouvert commun ; tel est l’e de la derniere syllabe de fermeté, bonté, &c.

Cet e est aussi appellé masculin, parce que lorsqu’il se trouve à la fin d’un adjectif ou d’un participe, il indique le masculin, aisé, habillé, aimé, &c.

L’e des infinitifs est fermé, tant que l’r ne se prononce point ; mais si l’on vient à prononcer l’r, ce qui arrive toutes les fois que le mot qui suit commence par une voyelle ; alors l’e fermé devient ouvert commun ; ce qui donne lieu à deux observations. 1°. L’e fermé ne rime point avec l’e ouvert : aimer, abîmer, ne riment point avec la mer, mare ; ainsi madame des Houlieres n’a pas été exacte lorsque dans l’idylle du ruisseau elle a dit :

Dans votre sein il cherche à s’abîmer ;
Vous & lui jusques à la mer
Vous n’êtes qu’une même chose.

2°. Mais comme l’e de l’infinitif devient ouvert commun, lorsque l’r qui le suit est lié avec la voyelle qui commence le mot suivant, on peut rappeller la rime, en disant :

Dans votre sein il cherche à s’abîmer,
Et vous & lui jusqu’à la mer
Vous n’êtes qu’une même chose.

L’e muet est ainsi appellé relativement aux autres e ; il n’a pas, comme ceux-ci, un son fort, distinct & marqué : par exemple, dans mener, demander, on fait entendre l’m & le d, comme si l’on écrivoit mner, dmander.

Le son foible qui se fait à peine sentir entre l’m & l’n de mener, & entre le d & l’m de demander, est précisément l’e muet : c’est une suite de l’air sonore qui a été modifié par les organes de la parole, pour faire entendre ces consonnes. Voyez Consonne.

L’e muet des monosyllabes me, te, se, le, de, est un peu plus marqué ; mais il ne faut pas en faire un e ouvert, comme font ceux qui disent amène-lè : l’e prend plûtôt alors le son de l’eu foible.

Dans le chant, à la fin des mots, tels que gloire, fidele, triomphe, l’e muet est moins foible que l’e muet commun, & approche davantage de l’eu foible.

L’e muet foible, tel qu’il est dans mener, demander, se trouve dans toutes les langues, toutes les fois qu’une consonne est suivie immédiatement par une autre consonne ; alors la premiere de ces consonnes ne sauroit être prononcée sans le secours d’un esprit foible : tel est le son que l’on entend entre le p & l’s dans pseudo, psalmus, psittacus ; & entre l’m & l’n de mna, une mine, espece de monnoie ; Mnemosyne, la mere des Muses, la déesse de la mémoire.

On peut comparer l’e muet au son foible que l’on entend après le son fort que produit un coup de marteau qui frappe un corps solide.

Ainsi il faut toûjours s’arrêter sur la syllabe qui précede un e muet à la fin des mots.

Nous avons déjà observé qu’on ne sauroit prononcer deux e muets de suite à la fin d’un mot, & que c’est la raison pour laquelle l’e muet de mener devient ouvert dans je mène.

2°. Les vers qui finissent par un e muet, ont une syllabe de plus que les autres, par la raison que la derniere syllabe étant muette, on appuie sur la pénultieme : alors, je veux dire à cette pénultieme, l’oreille est satisfaite par rapport au complément du rithme & du nombre des syllabes ; & comme la derniere tombe foiblement, & qu’elle n’a pas un son plein, elle n’est point comptée, & la mesure est remplie à la pénultieme.

Jeune & vaillant héros, dont la haute sages-se.

L’oreille est satisfaite à la pénultieme, ges, qui est le point d’appui, après lequel on entend l’e muet de la derniere syllabe se.

L’e muet est appellé féminin, parce qu’il sert à former le féminin des adjectifs ; par exemple, saint, sainte ; pur, pure ; bon, bonne, &c. au lieu que l’e fermé est apellé masculin, parce que lorsqu’il termine un adjectif, il indique le genre masculin, un homme aimé, &c.

L’e qu’on ajoûte après le g, il mangea, &c. n’est que pour empêcher qu’on ne donne au g le son fort ga, qui est le seul qu’il devroit marquer : or cet e fait qu’on lui donne le son foible, il manja : ainsi cet e n’est ni ouvert, ni fermé, ni muet ; il marque seulement qu’il faut adoucir le g, & prononcer je, comme dans la derniere syllabe de gage : on trouve en ce mot le son fort & le son foible du g.

L’e muet est la voyelle foible de eu, ce qui paroît dans le chant, lorsqu’un mot finit par un e muet moins foible :

Rien ne peut l’arrêter
Quand la gloire l’appelle.

Cet eu qui est la forte de l’e muet, est une véritable voyelle : ce n’est qu’un son simple sur lequel on peut faire une tenue. Cette voyelle est marquée dans l’écriture par deux caracteres ; mais il ne s’ensuit pas de-là que eu soit une diphtongue à l’oreille, puisqu’on n’entend pas deux sons voyelles. Tout ce que nous pouvons en conclure, c’est que les auteurs de notre alphabet ne lui ont pas donné un caractere propre.

Les lettres écrites qui, par les changemens survenus à la prononciation, ne se prononcent point aujourd’hui, ne doivent que-nous avertir que la prononciation a changé ; mais ces lettres multipliées ne changent pas la nature du son simple, qui seul est aujourd’hui en usage, comme dans la derniere syllabe de ils aimoient, amabant.

L’e est muet long dans les dernieres syllabes des troisiemes personnes du pluriel des verbes, quoique cet e soit suivi d’nt qu’on prononçoit autrefois, & que les vieillards prononcent encore en certaines provinces : ces deux lettres viennent du latin amant, ils aiment.

Cet e muet est plus long & plus sensible qu’il ne l’est au singulier : il y a peu de personnes qui ne sentent pas la différence qu’il y a dans la prononciation entre il aime & ils aiment. (F)

EDUCATION

EDUCATION, s. f. terme abstrait & métaphysique ; c’est le soin que l’on prend de nourrir, d’élever & d’instruire les enfans ; ainsi l’éducation a pour objets, 1° la santé & la bonne conformation du corps ; 2° ce qui regarde la droiture & l’instruction de l’esprit ; 3° les moeurs, c’est-à-dire la conduite de la vie, & les qualités sociales.

De l’éducation en général. Les enfans qui viennent au monde, doivent former un jour la société dans laquelle ils auront à vivre : leur éducation est donc l’objet le plus intéressant, 1° pour eux-mêmes, que l’éducation doit rendre tels, qu’ils soient utiles à cette société, qu’ils en obtiennent l’estime, & qu’ils y trouvent leur bien-être : 2° pour leurs familles, qu’ils doivent soûtenir & décorer : 3° pour l’état même, qui doit recueillir les fruits de la bonne éducation que reçoivent les citoyens qui le composent.

Tous les enfans qui viennent au monde, doivent être soûmis aux soins de l’éducation, parce qu’il n’y en a point qui naisse tout instruit & tout formé. Or quel avantage ne revient-il pas tous les jours à un état dont le chef a eu de bonne heure l’esprit cultivé, qui a appris dans l’Histoire que les empires les mieux affermis sont exposés à des révolutions ; qu’on a autant instruit de ce qu’il doit à ses sujets, que de ce que ses sujets lui doivent ; à qui on a fait connoître la source, le motif, l’étendue & les bornes de son autorité ; à qui on a appris le seul moyen solide de la conserver & de la faire respecter, qui est d’en faire un bon usage ? Erudimini qui judicatis terram. Psalm. ij. v. 10. Quel bonheur pour un état dans lequel les magistrats ont appris de bonne heure leurs devoirs, & ont des moeurs ; où chaque citoyen est prévenu qu’en venant au monde il a reçû un talent à faire valoir ; qu’il est membre d’un corps politique, & qu’en cette qualité il doit concourir au bien commun, rechercher tout ce qui peut procurer des avantages réels à la société, & éviter ce qui peut en déconcerter l’harmonie, en troubler la tranquillité & le bon ordre ! Il est évident qu’il n’y a aucun ordre de citoyens dans un état, pour lesquels il n’y eût une sorte d’éducation qui leur seroit propre ; éducation pour les enfans des souverains, éducation pour les enfans des grands, pour ceux des magistrats, &c. éducation pour les enfans de la campagne, où, comme il y a des écoles pour apprendre les vérités de la religion, il devroit y en avoir aussi dans lesquels on leur montrât les exercices, les pratiques, les devoirs & les vertus de leur état, afin qu’ils agissent avec plus de connoissance.

Si chaque sorte d’éducation étoit donnée avec lumiere & avec persévérance, la patrie se trouveroit bien constituée, bien gouvernée, & à l’abri des insultes de ses voisins.

L’éducation est le plus grand bien que les peres puissent laisser à leurs enfans. Il ne se trouve que trop souvent des peres qui ne connoissant point leurs véritables intérêts, se refusent aux dépenses nécessaires pour une bonne éducation, & qui n’épargnent rien dans la suite pour procurer un emploi à leurs enfans, ou pour les décorer d’une charge ; cependant quelle charge est plus utile qu’une bonne éducation, qui communément ne coûte pas tant, quoiqu’elle soit le bien dont le produit est le plus grand, le plus honorable & le plus sensible ? il revient tous les jours : les autres biens se trouvent souvent dissipés ; mais on ne peut se défaire d’une bonne éducation, ni, par malheur, d’une mauvaise, qui souvent n’est telle que parce qu’on n’a pas voulu faire les frais d’une bonne :

Sint Moecenates, non deerunt, Flacce, Marones.
Martial, lib. VIII. epig. lvj. ad Flacc.

Vous donnez votre fils à élever à un esclave, dit un jour un ancien philosophe à un pere riche, hé bien, au lieu d’un esclave vous en aurez deux.

Il y a bien de l’analogie entre la culture des plantes & l’éducation des enfans ; en l’un & en l’autre la nature doit fournir le fonds. Le propriétaire d’un champ ne peut y faire travailler utilement, que lorsque le terrein est propre à ce qu’il veut y faire produire ; de même un pere éclairé, & un maître qui a du discernement & de l’expérience, doivent observer leur éleve ; & après un certain tems d’observations, ils doivent démêler ses penchans, ses inclinations, son goût, son caractere, & connoître à quoi il est propre, & quelle partie, pour ainsi dire, il doit tenir dans le concert de la société.

Ne forcez point l’inclination de vos enfans, mais aussi ne leur permettez point legerement d’embrasser un état auquel vous prévoyez qu’ils reconnoîtront dans la suite qu’ils n’étoient point propres. On doit, autant qu’on le peut, leur épargner les fausses démarches. Heureux les enfans qui ont des parens expérimentés, capables de les bien conduire dans le choix d’un état ! choix d’où dépend la félicité ou le mal-aise du reste de la vie.

Il ne sera pas inutile de dire un mot de chacun des trois chefs qui sont l’objet de toute éducation, comme nous l’avons dit d’abord. On ne devroit préposer personne à l’éducation d’un enfant de l’un ou de l’autre sexe, à moins que cette personne n’eût fait de sérieuses réflexions sur ces trois points.

I. La santé. M. Bronzet, medecin ordinaire du Roi, vient de nous donner un ouvrage utile sur l’éducation médicinale des enfans (à Paris chez Cavelier, 1754). Il n’y a personne qui ne convienne de l’importance de cet article, non-seulement pour la premiere enfance, mais encore pour tous les âges de la vie. Les Payens avoient imaginé une déesse qu’ils appelloient Hygie ; c’étoit la déesse de la santé, dea salus : de-là on a donné le nom d’hygienne à cette partie de la Medecine qui a pour objet de donner des avis utiles pour prévenir les maladies, & pour la conservation de la santé.

Il seroit à souhaiter que lorsque les jeunes gens sont parvenus à un certain âge, on leur donnât quelques connoissances de l’anatomie & de l’oeconomie animale ; qu’on leur apprît jusqu’à un certain point ce qui regarde la poitrine, les poumons, le coeur, l’estomac, la circulation du sang, &c. non pour se conduire eux-mêmes quand ils seront malades, mais pour avoir sur ces points des lumieres toûjours utiles, & qui sont une partie essentielle de la connoissance de nous-mêmes. Il est vrai que la Nature ne nous conduit que par instinct sur ce qui regarde notre conservation ; & j’avoue qu’une personne infirme, qui connoîtroit autant qu’il est possible tous les ressorts de l’estomac, & le jeu de ces ressorts, n’en feroit pas pour cela une digestion meilleure que celle que feroit un ignorant qui auroit une complexion robuste, & qui joüiroit d’une bonne santé. Cependant les connoissances dont je parle sont très-utiles, non-seulement parce qu’elles satisfont l’esprit, mais parce qu’elles nous donnent lieu de prévenir par nous-mêmes bien des maux, & nous mettent en état d’entendre ce qu’on dit sur ce point.

Sans la santé, dit le sage Charron, la vie est à charge, & le mérite même s’évanoüit. Quel secours apportera la sagesse au plus grand homme, continue-t-il, s’il est frappé du haut-mal ou d’apoplexie ? La santé est un don de nature ; mais elle se conserve, poursuit-il, par sobriété, par exercice moderé, par éloignement de tristesse & de toute passion.

Le principal de ces conseils pour les jeunes gens, c’est la tempérance en tout genre : le vice contraire fait périr un plus grand nombre de personnes que le glaive, plus occidit gula quam gladius.

On commence communément par être prodigue de sa santé ; & quand dans la suite on s’avise de vouloir en devenir oeconome, on sent à regret qu’on s’en est avisé trop tard.

L’habitude en tout genre a beaucoup de pouvoir sur nous ; mais on n’a pas d’idées bien précises sur cette matiere : tel est venu à bout de s’accoûtumer à un sommeil de quelques heures, pendant que tel autre n’a jamais pû se passer d’un sommeil plus long.

Je sais que parmi les sauvages, & même dans nos campagnes, il y a des enfans nés avec une si bonne santé, qu’ils traversent les rivieres à la nage, qu’ils endurent le froid, la faim, la soif, la privation du sommeil, & que lorsqu’ils tombent malades, la seule nature les guérit sans le secours des remedes : delà on conclut qu’il faut s’abandonner à la sage prévoyance de la nature, & que l’on s’accoûtume à tout ; mais cette conclusion n’est pas juste, parce qu’elle est tirée d’un dénombrement imparfait. Ceux qui raisonnent ainsi, n’ont aucun égard au nombre infini d’enfans qui succombent à ces fatigues, & qui sont la victime du préjugé, que l’on peut s’accoûtumer à tout. D’ailleurs, n’est-il pas vraissemblable que ceux qui ont soûtenu pendant plusieurs années les fatigues & les rudes épreuves dont nous avons parlé, auroient vêcu bien plus long tems s’ils avoient pû se ménager davantage ?

En un mot, point de mollesse, rien d’efféminé dans la maniere d’élever les enfans ; mais ne croyons pas que tout soit également bon pour tous, ni que Mithridate se soit accoûtumé à un vrai poison. On ne s’accoûtume pas plus à un véritable poison, qu’à des coups de poignard. Le Czar Pierre voulut que ses matelots accoûtumassent leurs enfans à ne boire que de l’eau de la mer, ils moururent tous. La convenance & la disconvenance qu’il y a entre nos corps & les autres êtres, ne va qu’à un certain point ; & ce point, l’expérience particuliere de chacun de nous doit nous l’apprendre.

Il se fait en nous une dissipation continuelle d’esprits & de sucs nécessaires pour la conservation de la vie & de la santé ; ces esprits & ces sucs doivent donc être reparés ; or ils ne peuvent l’être que par des alimens analogues à la machine particuliere de chaque individu.

Il seroit à souhaiter que quelque habile physicien, qui joindroit l’expérience aux lumieres & à la réflexion, nous donnât un traité sur le pouvoir & sur les bornes de l’habitude.

J’ajoûterai encore un mot qui a rapport à cet article, c’est que la société qui s’intéresse avec raison à la conservation de ses citoyens, a établi de longues épreuves, avant que de permettre à quelque particulier d’exercer publiquement l’art de guérir. Cependant malgré ces sages précautions, le goût du merveilleux & le penchant qu’ont certaines personnes à s’écarter des regles communes, fait que lorsqu’ils tombent malades, ils aiment mieux se livrer à des particuliers sans caractere, qui conviennent eux-mêmes de leur ignorance, & qui n’ont de ressource que dans le mystere qu’ils font d’un prétendu secret, & dans l’imbécillité de leurs dupes. Voyez la lettre judicieuse de M. de Moncrif, au second tome de ses oeuvres, pag. 141, au sujet des empyriques & des charlatans. Il seroit utile que les jeunes gens fussent éclairés de bonne heure sur ce point. Je conviens qu’il arrive quelquefois des inconvéniens en suivant les regles, mais où n’en arrive-t-il jamais ? Il n’en arrive que trop souvent, par exemple, dans la construction des édifices ; faut-il pour cela ne pas appeller d’architecte, & se livrer plûtôt à un simple manoeuvre ?

II. Le second objet de l’éducation, c’est l’esprit qu’il s’agit d’éclairer, d’instruire, d’orner, & de regler. On peut adoucir l’esprit le plus féroce, dit Horace, pourvû qu’il ait la docilité de se prêter à l’instruction.

Nemo adeò ferus est ut non mitescere possit,
Si modò culturoe patientem commodet aurem.
Hor. I. ep. 1. v. 39.

La docilité, condition que le poëte demande dans le disciple, cette vertu, dis-je, si rare, suppose un fond heureux que la nature seule peut donner, mais avec lequel un maître habile mene son éleve bien loin. D’un autre côté, il faut que le maître ait le talent de cultiver les esprits, & qu’il ait l’art de rendre son éleve docile, sans que son éleve s’apperçoive qu’on travaille à le rendre tel, sans quoi le maître ne retirera aucun fruit de ses soins : il doit avoir l’esprit doux & liant, savoir saisir à propos le moment où la leçon produira son effet sans avoir l’air de leçon ; c’est pour cela que lorsqu’il s’agit de choisir un maître, on doit préférer àu savant qui a l’esprit dur, celui qui a moins d’érudition, mais qui est liant & judicieux : l’érudition est un bien qu’on peut acquérir ; au lieu que la raison, l’esprit insinuant, & l’humeur douce, sont un présent de la nature. Docendi rectè sapere est principium & fons ; pour bien instruire, il faut d’abord un sens droit. Mais revenons à nos éleves :

Il faut convenir qu’il y a des caracteres d’esprit qui n’entrent jamais dans la pensée des autres ; ce sont des esprits durs & inflexibles, durá cervice… & cordibus & auribus. Act. ap. c. vij. v. 51.

Il y en a de gauches, qui ne saisissent jamais ce qu’on leur dit dans le sens qui se présente naturellement, & que tous les autres entendent. D’ailleurs, il y a certains états où l’on ne peut se prêter à l’instruction ; tel est l’état de la passion, l’état de dérangement dans les organes du cerveau, l’état de la maladie, l’état d’un ancien préjugé, &c. Or quand il s’agit d’enseigner, on suppose toûjours dans les éleves cet esprit de souplesse & de liberté qui met le disciple en état d’entendre tout ce qui est à sa portée, & qui lui est présenté avec ordre & en suivant la génération & la dépendance naturelle des connoissances.

Les premieres années de l’enfance exigent, par rapport à l’esprit, beaucoup plus de soins qu’on ne leur en donne communément, ensorte qu’il est souvent bien difficile dans la suite d’effacer les mauvaises impressions qu’un jeune homme a reçues par les discours & les exemples des personnes peu sensées & peu éclairées, qui étoient auprès de lui dans ces premieres années.

Dès qu’un enfant fait connoître par ses regards & par ses gestes qu’il entend ce qu’on lui dit, il devroit être regardé comme un sujet propre à être soûmis à la jurisdiction de l’éducation, qui a pour objet de former l’esprit, & d’en écarter tout ce qui peut l’égarer. Il seroit à souhaiter qu’il ne fût approché que par des personnes sensées, & qu’il ne pût voir ni entendre rien que de bien. Les premiers acquiescemens sensibles de notre esprit, ou pour parler comme tout le monde, les premieres connoissances ou les premieres idées qui se forment en nous pendant les premieres années de notre vie, sont autant de modeles qu’il est difficile de réformer, & qui nous servent ensuite de regle dans l’usage que nous faisons de notre raison : ainsi il importe extrèmement à un jeune homme, que dès qu’il commence à juger, il n’acquiesce qu’à ce qui est vrai, c’est-à-dire qu’à ce qui est. Ainsi loin de lui toutes les histoires fabuleuses, tous ces contes puériles de Fées, de loup-garou, de juif errant, d’esprits folets, de revenans, de sorciers, & de sortileges, tous ces faiseurs d’horoscopes, ces diseurs & diseuses de bonne aventure, ces interpretes de songes, & tant d’autres pratiques superstitieuses qui ne servent qu’à égarer la raison des enfans, à effrayer leur imagination, & souvent même à leur faire regretter d’être venus au monde.

Les personnes qui s’amusent à faire peur aux enfans, sont très-repréhensibles. Il est souvent arrivé que les foibles organes du cerveau des enfans, en ont été dérangés pour le reste de la vie, outre que leur esprit se remplit de préjugés ridicules, &c. Plus ces idées chimériques sont extraordinaires, & plus elles se gravent profondément dans le cerveau.

On ne doit pas moins blâmer ceux qui se font un amusement de tromper les enfans, de les induire en erreur, de leur en faire accroire, & qui s’en applaudissent au lieu d’en avoir honte : c’est le jeune homme qui fait alors le beau rôle ; il ne sait pas encore qu’il y a des personnes qui ont l’ame assez basse pour parler contre leur pensée, & qui assûrent d’insignes faussetés du même ton dont les honnêtes gens disent les vérités les plus certaines ; il n’a pas encore appris à se défier ; il se livre à vous, & vous le trompez : toutes ces idées fausses deviennent autant d’idées exemplaires, qui égarent la raison des enfans. Je voudrois qu’au lieu d’apprivoiser ainsi l’esprit des jeunes gens avec la séduction & le mensonge, on ne leur dît jamais que la vérité.

On devroit leur faire connoître la pratique des arts, même des arts les plus communs ; ils tireroient dans la suite de grands avantages de ces connoissances. Un ancien se plaint que lorsque les jeunes gens sortent des écoles, & qu’ils ont à vivre avec d’autres hommes, ils se croyent transportés en un nouveau monde : ut cum in forum venerint, existiment se in alium terrarum orbem delatos. Qu’il est dangereux de laisser les jeunes gens de l’un & de l’autre sexe acquérir eux-mêmes de l’expérience à leurs dépens, de leur laisser ignorer qu’il y a des séducteurs & des fourbes, jusqu’à ce qu’ils ayent été séduits & trompés ! La lecture de l’histoire fourniroit un grand nombre d’exemples, qui donneroient lieu à des leçons très-utiles.

On devroit aussi faire voir de bonne heure aux jeunes gens les expériences de Physique.

On trouveroit dans la description de plusieurs machines d’usage, une ample moisson de faits amusans & instructifs, capables d’exciter la curiosité des jeunes gens ; tels sont les divers phosphores, la pierre de Boulogne, la poudre inflammable, les effets de la pierre d’aimant & ceux de l’électricité, ceux de la raréfaction & de la pesanteur de l’air, &c. Il ne faut d’abord que bien faire connoître les instrumens, & faire voir les effets qui résultent de leur combinaison & de leur jeu. Voyez-vous cette espece de boule de cuivre (l’éolipile) ? elle est vuide en-dedans, il n’y a que de l’air ; remarquez ce petit tuyau qui y est attaché & qui répond au-dedans, il est percé à l’extrémité ; comment feriez-vous pour remplir d’eau cette boule, & pour l’en vuider après qu’elle en auroit été remplie ? je vais la faire remplir d’elle-même, après quoi j’en ferai sortir un jet-d’eau. On ne montre d’abord que les faits, & l’on differe pour un âge plus avancé à leur en donner les explications les plus vraissemblables que les Philosophes ont imaginées. En combien d’inconvéniens des hommes qui d’ailleurs avoient du mérite, ne sont-ils pas tombés, pour avoir ignoré ces petits mysteres de la Nature !

Je vais ajouter quelques réflexions, dont je sais que les maîtres qui ont du zele & du discernement pourront faire un grand usage pour bien conduire l’esprit de leurs jeunes éleves.

On sait bien que les enfans ne sont pas en état de saisir les raisonnemens combinés ou les assertions, qui sont le résultat de profondes méditations ; ainsi il seroit ridicule de les entretenir de ce que les Philosophes disent sur l’origine de nos connoissances, sur la dépendance, la liaison, la subordination & l’ordre des idées, sur les fausses suppositions, sur le dénombrement imparfait, sur la précipitation, enfin sur toutes les sortes de sophismes : mais je voudrois que les personnes que l’on met auprès des enfans, fussent suffisamment instruites sur tous ces points, & que lorsqu’un enfant, par exemple, dans ses réponses ou dans ses propos, suppose ce qui est en question, je voudrois, dis-je, que le maître sût que son disciple tombe dans une pétition de principe, mais que sans se servir de cette expression scientifique, il fît sentir au jeune éleve que sa réponse est défectueuse, parce que c’est la même chose que ce qu’on lui demande. Avoüez votre ignorance ; dites, je ne sais pas, plûtôt que de faire une réponse qui n’apprend rien ; c’est comme si vous disiez que le sucre est doux parce qu’il a de la douceur, est-ce dire autre chose sinon qu’il est doux parce qu’il est doux ?

Je voudrois bien que parmi les personnes qui se trouvent destinées par état à l’éducation de la jeunesse, il se trouvât quelque maître judicieux qui nous donnât la logique des enfans en forme de dialogues à l’usage des maîtres. On pourroit faire entrer dans cet ouvrage un grand nombre d’exemples, qui disposeroient insensiblement aux préceptes & aux regles. J’aurois voulu rapporter ici quelques-uns de ces exemples, mais j’ai craint qu’ils ne parussent trop puérils.

Nous avons déjà remarqué, d’après Horace, qu’il n’y a parmi les jeunes gens que ceux qui ont l’esprit souple, qui puissent profiter des soins de l’éducation de l’esprit. Mais qu’est-ce que d’avoir l’esprit souple ? c’est être en état de bien écouter & de bien répondre ; c’est entendre ce qu’on nous dit, précisément dans le sens qui est dans l’esprit de celui qui nous parle, & répondre relativement à ce sens.

Si vous avez à instruire un jeune homme qui ait le bonheur d’avoir cet esprit souple, vous devez sur-tout avoir grande attention de ne lui rien dire de nouveau qui ne puisse se lier avec ce que l’usage de la vie peut déjà lui avoir appris.

Le grand secret de la didactique, c’est-à-dire de l’art d’enseigner, c’est d’être en état de démêler la subordination des connoissances. Avant que de parler de dixaines, sachez si votre jeune homme a idée d’un ; avant que de lui parler d’armée, montrez-lui un soldat, & apprenez-lui ce que c’est qu’un capitaine, & quand son imagination se représentera cet assemblage de soldats & d’officiers, parlez-lui du général.

Quand nous venons au monde, nous vivons, mais nous ne sommes pas d’abord en état de faire cette réflexion, je suis, je vis, & encore moins celle-ci, je sens, donc j’existe. Nous n’avons pas encore vû assez d’êtres particuliers, pour avoir l’idée abstraite d’exister & d’existence. Nous naissons avec la faculté de concevoir & de réflechir ; mais on ne peut pas dire raisonnablement que nous ayons alors telle ou telle connoissance particuliere, ni que nous fassions telle ou telle réflexion individuelle, & encore moins que nous ayons quelque connoissance générale, puisqu’il est évident que les connoissances générales ne peuvent être que le résultat des connoissances particulieres : je ne pourrois pas dire que tout triangle a trois côtés, si je ne savois pas ce que c’est qu’un triangle. Quand une fois, par la considération d’un ou de plusieurs triangles particuliers, j’ai acquis l’idée exemplaire de triangle, je juge que tout ce qui est conforme à cette idée est triangle, & que ce qui n’y est pas conforme n’est pas triangle.

Comment pourrois-je comprendre qu’il faut rendre à chacun ce qui lui est dû, si je ne savois pas encore ce que c’est que rendre, ce que c’est qu’être dù, ni ce que c’est que chacun ? L’usage de la vie nous l’a appris, & ce n’est qu’alors que nous avons compris l’axiome.

C’est ainsi qu’en venant au monde nous avons les organes nécessaires pour parler & tous ceux qui nous serviront dans la suite pour marcher ; mais dans les premiers jours de notre vie nous ne parlons pas & nous ne marchons pas encore : ce n’est qu’après que les organes du cerveau ont acquis une certaine consistance, & après que l’usage de la vie nous a donné certaines connoissances préliminaires ; ce n’est, dis-je, qu’alors que nous pouvons comprendre certains principes & certaines vérités dont nos maîtres nous parlent ; ils les entendent ces principes & ces vérités, & c’est pour cela qu’ils s’imaginent que leurs’éleves doivent aussi les entendre ; mais les maîtres ont vêcu, & les disciples ne font que de commencer à vivre. Ils n’ont pas encore acquis un assez grand nombre de ces connoissances préliminaires que celles qui suivent supposent :

« Notre ame, dit le P. Buffier, jésuite, dans son Traité des premieres vérités, III. part. pag. 8. notre ame n’opere qu’autant que notre corps se trouve en certaine disposition, par le rapport mutuel & la connexion réciproque qui est entre notre ame & notre corps. La chose est indubitable, poursuit ce savant métaphysicien, & l’expérience en est journaliere. Il paroît même hors de doute, dit encore le P. Buffier, au même Traité, I. part. pag. 32. & 33. que les en fans ont acquis par l’usage de la vie un grand nombre de connoissances sur des objets sensibles, avant que de parvenir à la connoissance de l’existence de Dieu : c’est ce que nous insinue l’apôtre S. Paul par ces paroles remarquables : invisibilia enim ipsius Dei à creaturâ mundi per ea quoe facta sunt, intellecta conspiciuntur. ad Rom. cap. j. v. 20. Pour moi, ajoûte encore le P. Buffier à la page 271. je ne connois naturellement le Créateur que par les créatures : je ne puis avoir d’idée de lui qu’autant qu’elles m’en fournissent. En effet les cieux annoncent sa gloire ; coeli enarrant gloriam Dei. psal. 18. v. 1. Il n’est guere vraissemblable qu’un homme privé dès l’enfance de l’usage de tous ses sens, pût aisément s’élever jusqu’à l’idée de Dieu ; mais quoique l’idée de Dieu ne soit point innée, & que ce ne soit pas une premiere vérité, selon le P. Buffier, il ne s’ensuit nullement, ajoûte-t-il, ibid. pag. 33. que ce ne soit pas une connoissance très naturelle & très-aisée. Ce même pere très-respectable dit encore, ibid. III. part. p. 9. que comme la dépendance où le corps est de l’ame ne fait pas dire que le corps est spirituel, de même la dépendance où l’ame est du corps, ne doit pas faire dire que l’ame est corporelle. Ces deux parties de l’homme ont dans leurs opérations une connexion intime ; mais la connexion entre deux parties ne fait pas que l’une soit l’autre. »

En effet, l’aiguille d’une montre ne marque successivement les heures du jour que par le mouvement qu’elle reçoit des roues, & qui leur est communiqué par le ressort : l’eau ne sauroit bouillir sans feu ; s’ensuit-il de-là que les roues soient de même nature que le ressort, & que l’eau soit de la nature du feu ?

« Nous appercevons clairement que l’ame n’est, point le corps, comme le feu n’est point l’eau, dit le P. Buffier, Traité des premieres vérités III. part. pag. 10. ainsi nous ne pouvons raisonnablement nier, ajoûte-t-il, que le corps & l’esprit ne soient deux substances différentes. »

C’est d’après les principes que nous avons exposés, & en conséquence de la subordination & de la liaison de nos connoissances, qu’il y a des maîtres persuadés que pour faire apprendre aux jeunes gens une langue morte, le latin, par exemple, ou le grec, il ne faut pas commencer par les déclinaisons latines ou les greques ; parce que les noms françois ne changeant point de terminaison, les enfans en disant musa, musoe, musam, musarum, musis, &c. ne sont point encore en état de voir où ils vont ; il est plus simple & plus conforme à la maniere dont les connoissances se lient dans l’esprit, de leur faire étudier d’abord le latin dans une version interlinéaire où les mots latins sont expliqués en françois, & rangés dans l’ordre de la construction simple, qui seule donne l’intelligence du sens. Quand les enfans disent qu’ils ont retenu la signification de chaque mot, on leur présente ce même latin dans le livre de répétition où ils le retrouvent à la vérité dans le même ordre, mais sans françois sous les mots latins : les jeunes gens sont ravis de trouver eux-mêmes le mot françois qui convient au latin, & que la version interlinéaire leur a montré. Cet exercice les anime & écarte le dégoût, & leur fait connoître d’abord par sentiment & par pratique la destination des terminaisons, & l’usage que les anciens en faisoient.

Après quelques jours d’exercice, & que les enfans ont vû tantôt Diana, tantôt Dianam, Apollo, Apollinem, &c. & qu’en françois c’est toûjours Diane, & toûjours Apollon ; ils sont les premiers à demander la raison de cette différence, & c’est alors qu’on leur apprend à décliner.

C’est ainsi que pour faire connoître le goût d’un fruit, au lieu de s’amuser à de vains discours, il est plus simple de montrer ce fruit & d’en faire goûter ; autrement c’est faire deviner, c’est apprendre à dessiner sans modele, c’est vouloir retirer d’un champ ce qu’on n’y a pas semé.

Dans la suite, à mesure qu’ils voyent un mot qui est ou au même cas que celui auquel il se rapporte, ou à un cas différent, Diana soror Apollinis, on leur explique le rapport d’identité, & le rapport ou raison de détermination. Diana soror, ces deux mots sont au même cas, parce que Diane & soeur c’est la même personne : soror Apollinis, Apollinis détermine soror, c’est-à-dire, fait connoître de qui Diane étoit soeur. Toute la syntaxe se réduit à ces deux rapports comme je l’ai dit il y a long-tems. Cette méthode de commencer par l’explication, de la maniere que nous venons de l’exposer, me paroît la seule qui suive l’ordre, la dépendance, la liaison & la subordination des connoissances. Voyez Cas, Construction , & les divers ouvrages qui ont été faits pour expliquer cette méthode, pour en faciliter la pratique, & pour répondre à quelques objections qui furent faites d’abord avec un peu trop de précipitation. Au reste il me souvient que dans ma jeunesse je n’aimois pas qu’après m’avoir expliqué quelques lignes de Ciceron, que je commençois à entendre, on me fît passer sur le champ à l’explication de dix ou douze vers de Virgile ; c’est comme si pour apprendre le françois à un étranger, on lui faisoit lire une scene de quelques pieces de Racine, & que dans la même leçon on passât à la lecture d’une scene du misantrope ou de quelqu’autre piece de Moliere. Cette pratique est-elle bien propre à faire prendre intérêt à ce qu’on lit, à donner du goût, & à former l’idée exemplaire du beau & du bon ?

Poursuivons nos réflexions sur la culture de l’esprit.

Nous avons déja remarqué qu’il y a plusieurs états dans l’homme par rapport à l’esprit. Il y a sur-tout l’état du sommeil qui est une espece d’infirmité périodique, & pourtant nécessaire, où, comme dans plusieurs autres maladies, nous ne pouvons pas faire usage de cette souplesse & de cette liberté d’esprit qui nous est si nécessaire pour démêler la vérité de l’erreur.

Observez que dans le sommeil nous ne pouvons penser à aucun objet, à moins que nous ne l’ayons vû auparavant, soit en tout, soit en partie : jamais l’image du soleil ni celle des étoiles, ni celle d’une fleur, ne se présenteront à l’imagination d’un enfant nouveau-né qui dort, ni même à celle d’un aveugle-né qui veille. Si quelquefois l’image d’un objet bisarre qui ne fut jamais dans la nature se présente à nous dans le sommeil, c’est que par l’usage de la vûe nous avons vû en divers tems & en divers objets, les membres différens dont cet Être chimérique est composé : tel est le tableau dont parle Horace au commencement de son art poétique ; la tête d’une belle femme, le cou d’un cheval, les plumes de différentes especes d’oiseaux, enfin une queue de poisson ; telles sont les parties dont l’ensemble forme ce tableau bisarre qui n’eut jamais d’original.

Les enfans nouveau-nés qui n’ont encore rien vû, & les aveugles de naissance, ne sauroient faire de pareilles combinaisons dans leur sommeil ; ils n’ont que le sentiment intime qui est une suite nécessaire de ce qu’ils sont des êtres vivans & animés, & de ce qu’ils ont des organes où circulent du sang & des esprits, unis à une substance spirituelle, par une union dont le Créateur s’est reservé le secret.

Le sentiment dont je parle ne sauroit être d’abord un sentiment refléchi, comme nous l’avons déja remarqué, parce que l’enfant ne peut point encore avoir d’idée de sa propre individualité, ou du moi. Ce sentiment refléchi du moi ne lui vient que dans la suite par le secours de la mémoire qui lui rappelle les différentes sortes de sensations dont il a été affecté ; mais en même tems il se souvient & il a conscience d’avoir toûjours été le même individu, quoiqu’affecté en divers tems & différemment ; voilà le moi.

Un indolent qui après un travail de quelques heures s’abandonne à son indolence & à sa paresse, sans être occupé d’aucun objet particulier, n’est-il pas, du moins pendant quelques momens, dans la situation de l’enfant nouveau-né, qui sent parce qu’il est vivant, mais qui n’a point encore cette idée refléchie, je sens ?

Nous avons déja remarqué avec le P. Buffier, que notre ame n’opere qu’autant que notre corps se trouve en certaine disposition (Traité des premieres vérités, III. part. pag. 8.) : la chose est indubitable & l’expérience en est journaliere, ajoûte ce respectable philosophe. (Ibid.)

En effet, les organes des sens & ceux du cerveau ne paroissent-ils pas destinés à l’exécution des opérations de l’ame en tant qu’unie au corps ? & comme le corps se trouve en divers états selon l’âge, selon l’air des divers climats qu’il habite, selon les alimens dont il se nourrit, &c. & qu’il est sujet à différentes maladies, par les différentes altérations qui arrivent à ses parties ; de même l’esprit est sujet à diverses infirmités, & se trouve en des états différens, soit à l’occasion de la disposition habituelle des organes destinés à ses fonctions, soit à cause des divers accidens qui surviennent à ces organes.

Quand les membres de notre corps ont acquis une certaine consistance, nous marchons, nous sommes en état de porter d’abord de petits fardeaux d’un lieu à un autre ; dans la suite nous pouvons en soûlever & en transporter de plus grands ; mais si quelqu’obstruction empêche le cours des esprits animaux, aucun de ces mouvemens ne peut être exécuté.

De même, lorsque parvenus à un certain âge, les organes de nos sens & ceux du cerveau se trouvent dans l’état requis pour donner lieu à l’ame d’exercer ses fonctions à un certain degré de rectitude, selon l’institution de la nature, ce que l’expérience générale de tous les hommes nous apprend ; on dit alors qu’on est parvenu à l’âge de raison. Mais s’il arrive que le jeu de ces organes soit troublé, les fonctions de l’ame sont interrompues : c’est ce qu’on ne voit que trop souvent dans les imbécilles, dans les insensés, dans les épileptiques, dans les apoplectiques, dans les malades qui ont le transport au cerveau, enfin dans ceux qui se livrent à des passions violentes.

Cette fiere raison dont on fait tant de bruit,
Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit.
Des Houlieres, Idyle des moutons.

Ainsi l’esprit a ses maladies comme le corps, l’indocilité, l’entêtement, le préjugé, la précipitation, l’incapacité de se prêter aux reflexions des autres, les passions, &c.

Mais ne peut-on pas guérir les maladies de l’esprit, dit Cicéron ? on guérit bien celles du corps, ajoûte-t-il. His nulla-nè est adhibenda curatio ? an quòd corpora curari possint, animorum medicina nulla sit ? Cic. Tusc. lib. III. cap. ij. Une multitude d’observations physiques de medecine & d’anatomie, dit le savant auteur de l’économie animale, tom. III. pag. 215. deuxieme édit. à Paris chez Cavelier 1747. nous prouvent que nos connoissances dépendent des facultés organiques du corps. Ce témoignage joint à celui du P. Buffier & de tant d’autres savans respectables, fait voir qu’il y a deux sortes de moyens naturels pour guérir les maladies de l’esprit, du moins celles qui peuvent être guéries ; le premier moyen, c’est le régime, la tempérance, la continence, l’usage des alimens propres à guérir chaque sorte de maladie de l’esprit (voyez la médecine de l’esprit, par M. le Camus, chez Ganneau, à Paris, 1753), la fuite & la privation de tout ce qui peut irriter ces maladies. Il est certain que lorsque l’estomac n’est point surchargé, & que la digestion se fait aisément, les liqueurs coulent sans altération dans leurs canaux, & l’ame exerce ses fonctions sans obstacle.

Outre ces moyens, Cicéron nous exhorte d’écouter & d’étudier les leçons de la sagesse, & surtout d’avoir un desir sincere de guérir. C’est un commencement de santé qui nous fait éviter tout ce qui peut entretenir la maladie. Animi sanari voluerint, proeceptis sapientium paruerint ; fiet ut sine ullâ dubitatione sanentur. Cic. III. Tusc. cap. iij.

Quand nous sommes en état de refléchir sur nos sensations, nous nous appercevons que nous avons des sentimens dont les uns sont agréables, & les autres plus ou moins douloureux ; & nous ne pouvons pas douter que ces sentimens ou sensations ne soient excités en nous par une cause différente de nous-mêmes, puisque nous ne pouvons ni les faire naître, ni les suspendre, ni les faire cesser précisément à notre gré. L’expérience & notre sentiment intime ne nous apprennent-ils pas que ces sentimens nous viennent d’une cause étrangere, & qu’ils sont excités en nous à l’occasion des impressions que les objets font sur nos sens, selon un certain ordre immuable établi dans toute la nature, & reconnu par-tout où il y a des hommes ?

C’est encore d’après ces impressions que nous jugeons des objets & de leurs propriétés ; ces premieres impressions nous donnent lieu de faire ensuite différentes réflexions qui supposent toûjours ces impressions, & qui se font indépendamment de la disposition habituelle ou actuelle du cerveau, & selon les lois de l’union de l’ame avec le corps. Il faut toûjours supposer l’ame dans l’état de la veille, où elle sent bien qu’elle n’est pas ensevelie dans les ténebres du sommeil ; il faut la supposer dans l’état de santé, en un mot dans cet état où dégagée de toute passion & de tout préjugé, elle exerce ses fonctions avec lumiere & avec liberté : puisque pendant le sommeil, ou même pendant la veille, nous ne pouvons penser à aucun objet, à moins qu’il n’ait fait quelque impression sur nous depuis que nous sommes au monde.

Puisque nous ne pouvons par notre seule volonté empêcher l’effet d’une sensation, par exemple, nous empêcher de voir pendant le jour, lorsque nos yeux sont ouverts, ni exciter, ni conserver ni faire cesser la moindre sensation : Puisque c’est un axiome constant en Philosophie que notre pensée n’ajoûte rien à ce que les objets sont en eux-mêmes, cogitare tuum nil ponit in re : Puisque tout effet suppose une cause : Puisque nul être ne peut se modifier lui-même, & que tout ce qui change, change par autrui : Puisque nos connoissances ne sont point des êtres particuliers, & que ce n’est que nous connoissant, comme chaque regard de nos yeux n’est que nous regardant, & que tous ces mots, connoissance, idée, pensée, jugement, vie, mort, néant, maladie, santé, vûe, &c. ne sont que des termes abstraits que nous avons inventés sur le modele & à l’imitation des mots qui marquent des êtres réels, tels que Soleil, Lune, Terre, Etoiles, &c. & que ces termes abstraits nous ont paru commodes pour faire entendre ce que nous pensons aux autres hommes, qui en font le même usage que nous, ce qui nous dispense de recourir à des périphrases & à des circonlocutions qui feroient languir le discours ; par toutes ces considérations, il paroît évident que chaque connoissance individuelle doit avoir sa cause particuliere, ou son motif propre.

Ce motif doit avoir deux conditions également essentielles & inséparables.

1°. Il doit être extérieur, c’est-à-dire qu’il ne doit pas venir de notre propre imagination, comme il en vient dans le sommeil : cogitare tuum nil ponit in re.

2°. Il doit être le motif propre, c’est-à-dire celui que telle connoissance particuliere suppose, celui sans lequel cette pensée ne seroit jamais venue dans l’esprit.

Quelques philosophes de l’antiquité avoient imaginé qu’il y avoit des Antipodes ; les preuves qu’ils donnoient de leur sentiment étoient bien vraissemblables, mais elles n’étoient que vraissemblables ; au lieu qu’aujourd’hui que nous allons aux Antipodes, & que nous en revenons ; aujourd’hui qu"il y a un commerce établi entre les peuples qui y habitent & nous, nous avons un motif légitime, un motif extérieur, un motif propre, pour assûrer qu’il y a des Antipodes.

Ce Grec qui s’imaginoit que tous les vaisseaux qui arrivoient au port de Pyrée lui appartenoient, ne jugeoit que sur ce qui se passoit dans son imagination & dans le sens interne, qui est l’organe du consentement de l’esprit ; il n’avoit point de motif extérieur & propre : ce qu’il pensoit n’étoit point en rapport avec la réalité des choses : cogitare tuum nil ponit in re. Une montre marque toûjours quelqu’heure ; mais elle ne va bien que lorsqu’elle est en rapport avec la situation du Soleil : notre sentiment intime, aidé par les circonstances, nous fait sentir le rapport de notre jugement avec la réalité des choses. Quand nous sommes éveillés, nous sentons bien que nous ne dormons pas ; quand nous sommes en bonne santé, nous sommes persuadés que nous ne sommes pas malades : ainsi lorsque nous jugeons d’après un motif légitime, nous sommes convaincus que notre jugement est bien fondé, & que nous aurions tort de porter un jugement différent. Les ames qui ont le bonheur d’être unies à des têtes bien faites, passent de l’état de la passion, ou de celui de l’erreur & du préjugé, à l’état tranquille de la raison, où elles exercent leurs fonctions avec lumiere & avec liberté.

Il seroit aisé de rapporter un grand nombre d’exemples, pour faire voir la nécessité d’un motif extérieur, propre, & légitime dans tous nos jugemens, même de ceux qui regardent la foi : Fides ex auditu, auditus autem per verbum Christi, dit S. Paul. (Rom. c. x. 17.)

« Dans des points si sublimes, dit le Pere Buffier (tr. des premieres vérités, III. part. p. 237), on trouve un motif judicieux & plausible, certain, qui ne peut nous égarer, de soûmettre nos foibles lumieres naturelles à l’intelligence infinie de Dieu …. qui a révélé certaines vérités, & à la sage autorité de l’Eglise qui nous apprend que Dieu les a effectivement révélées. Si l’on faisoit attention à ces premieres vérités dans la science de la Théologie, ajoûte le P. Buffier (ibid.), l’étude en deviendroit beaucoup plus facile & plus abregée, & le fruit en seroit plus solide & plus étendu ».

Ce seroit donc une pratique très-utile de demander souvent à un jeune homme le motif de son jugement, dans des occasions même très-communes, sur-tout quand on s’apperçoit qu’il imagine, & que ce qu’il dit n’est pas fondé.

Quand les jeunes gens sont en état d’entrer dans des études sérieuses, c’est une pratique très-utile, après qu’on leur a appris les différentes sortes de gouvernemens, de leur faire lire les gazettes, avec des cartes de géographie & des dictionnaires qui expliquent certains mots que souvent même le maître n’entend pas. Cette pratique est d’abord desagréable aux jeunes gens ; parce qu’ils ne sont encore au fait de rien, & que ce qu’ils lisent ne trouve pas à se lier dans leur esprit avec des idées acquises : mais peu-à-peu cette lecture les intéresse, sur-tout lorsque leur vanité en est flatée par les loüanges que des personnes avancées en âge leur donnent à-propos sur ce point.

Je connois des maîtres judicieux qui pour donner aux jeunes gens certaines connoissances d’usage, leur font lire & leur expliquent l’état de la France & l’almanach royal : & je crois cette pratique très utile.

Il resteroit à parler des moeurs & des qualités sociales : mais nous avons tant de bons livres sur ce point, que je crois devoir y renvoyer.

Nous avons dans l’école militaire un modele d’éducation, auquel toutes les personnes qui sont chargées d’élever des jeunes gens, devroient tâcher de se rapprocher ; soit à l’égard de ce qui concerne la santé, les alimens, la propreté, la décence, &c. soit par rapport à ce qui regarde la culture de l’esprit. On n’y perd jamais de vûe l’objet principal de l’établissement, & l’on travaille en des tems marqués à acquérir les connoissances qui ont rapport à cet objet : telles sont les Langues, la Géométrie, les Fortifications, la science des Nombres, &c. ce sont des maîtres habiles en chacune de ces parties, qui ont été choisis pour les enseigner.

A l’égard des moeurs, elles y sont en sûreté, tant par les bons exemples, que par l’impossibilité où les jeunes gens se trouvent de contracter des liaisons qui pourroient les écarter de leur devoir. Ils sont éclairés en tout tems & en tout lieu. Une vigilance perpétuelle ne les perd jamais de vûe : cette vigilance est exercée pendant le jour & pendant la nuit, par des personnes sages qui se succedent en des tems marqués. Heureux les jeunes gens qui ont le bonheur d’être reçûs à cette école ! ils en sortiront avec un tempérament fortifié, avec l’esprit de leur état, & un esprit cultivé, avec des moeurs qu’une habitude de plusieurs années aura mises à l’abri de la séduction : enfin avec les sentimens de reconnoissance, dont on voit qu’ils sont déjà pénétrés ; premierement à l’égard du Roi puissant, qui leur procure en pere tendre de si grands avantages ; en second lieu envers le ministre éclairé, qui favorise l’exécution d’un si beau projet ; 3°. enfin à l’égard des personnes zélées qui président immédiatement à cette exécution, qui la conduisent avec lumiere, avec sagesse, avec fermeté, & avec un desintéressement qu’on ne peut assez loüer. Voyez Ecole militaire, Etude, Classe, Collége , &c. (F)

ELLIPSE

Ellipse (Grammaire)

ELLIPSE, s. f. terme de Grammaire ; c’est une figure de construction, ainsi appellée du grec ἔλλειψις, manquement, omission : on parle par ellipse, lorsque l’on retranche des mots qui seroient nécessaires pour rendre la construction pleine. Ce retranchement est en usage dans la construction usuelle de toutes les langues ; il abrege le discours, & le rend plus vif & plus soûtenu : mais il doit être autorisé par l’usage ; ce qui arrive quand le retranchement n’apporte ni équivoque ni obscurité dans le discours, & qu’il ne donne pas à l’esprit la peine de deviner ce qu’on veut dire, & ne l’expose pas à se méprendre. Dans une phrase elliptique, les mots exprimés doivent réveiller l’idée de ceux qui sont sous-entendus, afin que l’esprit puisse par analogie faire la construction de toute la phrase, & appercevoir les divers rapports que les mots ont entr’eux : par exemple, lorsque nous lisons qu’un Romain demandoit à un autre, où allez-vous ? & que celui-ci répondoit ad castoris, la terminaison de castoris fait voir que ce génitif ne sauroit être le complément de la préposition ad, qu’ainsi il y a quelque mot de sous-entendu ; les circonstances font connoître que ce mot est aedem, & que par conséquent la construction pleine est eo ad aedem Castoris, je vais au temple de Castor.

L’ellipse fait bien voir la vérité de ce que nous avons dit de la pensée au mot Déclinaison & au mot Construction. La pensée n’a qu’un instant, c’est un point de vûe de l’esprit ; mais il faut des mots pour la faire passer dans l’esprit des autres : or on retranche souvent ceux qui peuvent être aisément suppléés, & c’est l’ellipse. Voyez Elliptique. (F)

ELLIPTIQUE

Elliptique (Grammaire)

ELLIPTIQUE, adjectif formé d’ellipse. Cette phrase est elliptique, c’est-à-dire qu’il y a quelque mot de sous-entendu dans cette phrase. La langue latine est presque toute elliptique, c’est-à-dire que les Latins faisoient un fréquent usage de l’ellipse ; car comme on connoissoit le rapport des mots par les terminaisons, la terminaison d’un mot réveilloit aisément dans l’esprit le mot sous-entendu, qui étoit la seule cause de la terminaison du mot exprimé dans la phrase elliptique : au contraire notre langue ne fait pas un usage aussi fréquent de l’ellipse, parce que nos mots ne changent point de terminaison ; nous ne pouvons en connoître le rapport que par leur place ou position, relativement au verbe qu’ils précedent ou qu’ils suivent, ou bien par les prépositions dont ils sont le complément. Le premier de ces deux cas exige que le verbe soit exprimé au moins dans la phrase précédente. Que demandez-vous ? R. ce que vous m’avez promis : l’esprit supplée aisément, je demande ce que vous m’avez promis. A l’égard des prépositions, il faut aussi qu’il y ait dans la phrase précédente quelque mot qui en réveille l’idée ; par exemple : Quand reviendrez-vous ? R. l’année prochaine, c’est-à-dire, je reviendrai dans l’année prochaine. D. Que ferez-vous ? R. ce qu’il vous plaira, c’est-à dire, ce qu’il vous plaira que je fasse. (F)

EN

EN & DANS, prépositions qui ont rapport au lieu & au tems. En France, en un an, en un jour, dans la ville, dans la maison, dans dix ans, dans la semaine. M. l’abbé Girard dans ses synonymes, Vaugelas, le P. Bouhours, & quelques autres grammairiens ont fait des observations particulieres sur ces deux prépositions ; en effet, dans l’élocution usuelle il y a bien des occasions où l’une n’a pas le même sens que l’autre.

On peut recueillir de M. l’abbé Girard & des autres grammairiens, que dans emporte avec soi une idée accessoire, ou de singularité ou de détermination individuelle, & voilà pourquoi dans est toûjours suivi de l’article devant les noms appellatifs, au lieu que en emporte un sens qui n’est point resserré à une idée singuliere. C’est ainsi qu’on dit d’un domestique, il est en maison, c’est-ì-dire dans une maison quelconque ; au lieu que si l’on disoit qu’il est dans la maison, on désigneroit une maison individuelle déterminée par les circonstances.

On dit, il est en France, c’est-à-dire en quelque lieu de la France : il est en ville, cela veut dire qu’il est hors de la maison, mais qu’on ne sait pas en quel endroit particulier de la ville il est allé. On dit, il est en prison, ce qui ne désigne aucune prison quelconque ; mais on dit il est dans la prison du fort l’évêque ou de saint-Martin, voilà une idée plus précise ; il est dans les cachots, c’est ajoûter une idée plus particuliere à l’idée d’être en prison ; aussi exprime-t-on l’article en ces occasions. Il est en liberté, il est en fureur, il est en apoplexie. toutes ces expressions marquent un état, mais bien moins déterminé que lorsqu’on dit, il est dans une entiere liberté, il est dans une extrème fureur. On dit, il est en Espagne, & on dit il est dans le royaume d’Espagne ; il est en Languedoc, & il est dans la province de Languedoc.

Cette distinction d’idée vague & indéterminée ou de sens général pour en, & de sens plus individuel & plus particulier pour dans ; cette distinction, dis-je, a son usage ; mais on trouve des occasions où il paroît qu’on n’y a aucun égard, ainsi l’on dit bien il est en Asie, sans déterminer dans quelle contrée ou dans quelle ville de l’Asie il est ; mais on ne dit pas il est en Chine, en Pérou, &c. on dit à la Chine, au Pérou, &c. Il semble que l’éloignement & le peu d’usage où nous sommes de parler de ces pays lointains, nous les fasse regarder comme des lieux particuliers.

Le P. Bouhours a fait sur ces deux prépositions des remarques conformes à l’usage, & qui ont été répétées par tous les grammairiens qui ont écrit après cet habile observateur, même par Thomas Corneille sur Vaugelas. Il me semble pourtant que le P. Bouhours commence par une véritable pétition de principe (Remarques, tom. I. p. 67). On met toûjours en, dit-il, devant les noms, lorsqu’on ne leur donne point d’article : j’en conviens, mais c’est là précisément en quoi consiste la difficulté. Un étranger qui apprend le françois, ne manquera pas de demander en quelles occasions il trouvera le nom avec l’article ou sans l’article.

Outre ce que nous avons dit ci-dessus du sens vague & du sens particularisé ou individuel, voici des exemples tirés, pour la plûpart, du P. Bouhours, & des autres observateurs qui l’ont suivi.

En ou Dans suivis d’un nom sans article, parce que le mot qui suit la préposition n’est pas pris dans un sens individuel, qu’il est pris dans un sens général d’espece ou de sorte.

En repos. En mouvement. En colere. En bon état. En belle humeur. En santé. En maladie. En réalité. En songe. En idée. En fantaisie. En goût. En gras. En maigre. En peinture. En blanc. En rouge. En émail. En or. En arlequin. En capitaine. En roi. En maison. En ville. En campagne. En province. En figure. En chair & en os. Et autres en grand nombre pris dans un sens de sorte, qui n’est pas le sens individuel. On dit aussi par imitation, en Europe & dans l’Europe, en France & dans la France, en Normandie & dans la Normandie, &c. Despreaux a dit :

Dans Florence jadis vivoit un medecin.
Art poét. liv. IV.

Peut être diroit-il aujourd’hui à Florence.

En ou Dans suivis d’un nom avec l’article, à cause du sens individuel.

Dans le royaume de Naples. Dans la France. Dans la Normandie. Dans le repos où je suis. Dans le mouvement, ou dans l’agitation, ou dans l’état où je me trouve ; on dit aussi en l’état où je suis. Dans la misere ou en la misere où je suis. Dans la belle humeur ou en la belle humeur où vous êtes. Dans la fleur de l’âge ou en la fleur de l’âge. Il m’est venu dans l’esprit. Il est allé en l’autre monde, pour dire il est mort : en ce sens le P. Bouhours ne veut pas qu’on dise il est allé dans l’autre monde ; car alors l’autre monde se prend, ditil, pour le nouveau monde ou l’Amérique. Dans l’extrémité ou en l’extrémité où je suis. Dans la bonne humeur ou en la bonne humeur où il est. Dans tous les lieux du monde ou en tous les lieux du monde. En tout tems, en tout pays. Dans tous les tems, dans tous les pays. J’ai lû cela en un bon livre ou dans un bon livre. En mille occasions ou dans mille occasions. En chaque âge ou dans chaque âge. En quelque pensée ou dans quelque pensée que vous soyez. En des livres ou dans des livres. En de si beaux lieux ou dans de si beaux lieux. (F)

ENALLAGE

ENALLAGE, s. f. (Gramm.) ἐναλλαγὴ, changement, permutation. R. ἐναλλάττω, permuto ; ainsi pour conserver l’ortographe & la prononciation des anciens, il faudroit prononcer énallague. C’est une prétendue figure de construction, que les grammairiens qui raisonnent ne connoissent point, mais que les grammatistes célebrent. Selon ceux-ci, l’énallage est une sorte d’échange qui se fait dans les accidens des mots ; ce qui arrive, disent-ils, quand on met un tems pour un autre, ou un tel genre pour un genre différent ; il en est de même à l’égard des modes des verbes, comme quand on employe l’infinitif au lieu de quelque mode fini : c’est ainsi que dans Térence lorsque le parasite revient de chez Thaïs, à laquelle il venoit de faire un beau présent de la part de Thrason, celui-ci vient au-devant de lui en disant :

Magnas verò agere gratias Thaïs mihi ?
Ter. Eun. iij. 1.

Thaïs me fait de grands remercîmens sans doute ? Quine voit que agere est là pour agit, disent les grammatistes ?

Ceux au contraire qui tirent de l’analogie les regles de l’élocution, & qui croyent que chaque signe de rapport n’est le signe que du rapport particulier qu’il doit indiquer, selon l’institution de la langue ; qu’ainsi l’infinitif n’est jamais que l’infinitif, le signe du tems passé n’indique que le tems passé, &c. ceux-là, dis-je, soùtiennent qu’il n’y a rien de plus déraisonnable que ces sortes de figures. Qui ne voit que si ces changemens étoient aussi arbitraires, dit l’auteur de la méthode latine de Port-Royal (des fig. ch. vij. p. 562.) toutes les regles deviendroient inutiles, & il n’y auroit plus de fautes qu’on ne pût justifier en disant que c’est une énallage, ou quelqu’autre figure pareille ? Que les jeunes écoliers perdent de connoître trop tard cette figure, & de n’avoir pas encore l’art d’en tirer tous les avantages qu’elle offre à leur paresse & à leur ignorance !

En effet, pourquoi un jeune écolier à qui l’on fait un crime d’avoir mis un tems ou un genre pour un autre, ne pourra-t-il pas représenter humblement avec Horace, que ses maîtres ne devroient pas lui refuser une liberté que le siecle même d’Auguste a approuvée dans Térence, dans Virgile, & dans tous les autres auteurs de la bonne latinité ?

. . . . . . . . . . . . Quid autem,
Coecilio, Plautoque dabit Romanus, ademtum
Mî, socioque ?
Horat. Ars poet. v. 55.

Ainsi la seule voie raisonnable est de réduire toutes ces façons de parler à la simplicité de la construction pleine, selon laquelle seule les mots font un tout qui présente un sens. Un mot qui n’occuperoit dans une phrase que la place d’un autre, sans en avoir ni le genre ni le cas, ni aucun des accidens qu’il devroit avoir selon l’analogie & la destination des signes ; un tel mot, dis-je, seroit sans rapport, & ne feroit que troubler, sans aucun fruit, l’économie de la construction.

Mais expliquons l’exemple que nous avons donné ci-dessus de l’énallage, magnas verò agere gratias Thaïs mihi ? l’ellipse suppléée va réduire cette phrase à la construction pleine. Thrason plus occupé de son présent que Thaïs même qui l’avoit reçu, s’imagine qu’elle en est transportée de joie, & qu’elle ne cesse de l’en remercier : Thaïs verò non cessat agere mihi magnas gratias, où vous voyez que non cessat est la raison de l’infinitif agere.

L’infinitif ne marque ce qu’il signifie que dans un sens abstrait ; il ne fait qu’indiquer un sens qu’il n’affirme ni ne nie, qu’il n’applique à aucune personne déterminée : hominem esse solum, ne dit pas que l’homme soit seul, ou qu’il prenne une compagne ; ainsi l’infinitif ne marquant point par lui-même un sens déterminé, il faut qu’il soit mis en rapport avec un autre verbe qui soit à un mode fini, & que ces deux verbes deviennent ainsi le complément l’un de l’autre.

Telle est sans doute la raison de la maxime jv. que la méthode latine de P. B. établit au chapitre de l’ellipse, en ces termes :

« Toutes les fois que l’infinitif est seul dans l’oraison, on doit sous-entendre un verbe qui le gouverne comme coepit, solebat, ou autre : ego illud sedulò negare factum (Terent.), suppléez coepi : facilè omnes perferre ac pati (idem.), suppléez solebat. Ce qui est plus ordinaire aux Poetes & aux Historiens…. où l’on doit toûjours sous entendre un verbe sans prétendre que l’infinitif soit là pour un tems fini, par une figure qui ne peut avoir aucun fondement ».

(F)

ENCLITIQUE

ENCLITIQUE, adj. féminin pris subst. terme de Grammaire, & sur-tout de Grammaire greque, par rapport à la lecture & à la prononciation. Ce mot vient de l’adjectif grec ἐγκλιτικὸς, incliné. R. ἐγκλίνω, inclino. Ce mot est une expression métaphorique.

Une enclitique est un petit mot que l’on joint au mot qui le précede, en appuyant sur la derniere syllabe de ce mot ; c’est pour cela que les Grammairiens disent que l’enclitique renvoye l’accent sur cette derniere syllabe, & s’y appuie : l’on baisse la voix sur l’enclitique : c’est par cette raison qu’elle est appellée enclitique, c’est-à-dire enclinée, appuyée, Les monosyllabes que, ne, ve, sont des enclitiques en latin : rectè, beatè-que vivendum ; terra-que, pluit-ne ? alter-ve. C’est ainsi qu’en françois, au lieu de dire aime-je, en séparant je de aime, & faisant sentir les deux mots, nous disons aimé-je, en joignant je avec aime : je est alors une enclitique. En un mot être enclitique, dit la méthode de Port-royal, à l’avertissement de la regle xxij. n’est autre chose que s’appuyer tellement sur le mot précédent, qu’on ne fasse plus que comme un seul mot avec lui.

Les Grammairiens aiment à personnifier les mots : les uns gouvernent, régissent, veulent ; les autres, comme les enclitiques, s’inclinent, panchent vers un certain côté. Ceux-ci, dit-on, renvoyent leur accent sur la derniere syllabe du mot qui les précede ; ils s’y unissent & s’y appuient, & voilà pourquoi, encore un coup, on les appelle enclitiques.

Il y a, sur-tout en grec, plusieurs de ces petits mots qui étoient enclitiques lorsque dans la prononciation ils paroissoient ne faire qu’un seul & même mot avec le précédent ; mais si dans une autre phrase la même enclitique suivoit un nom propre, elle cessoit d’être enclitique & gardoit son accent ; car l’union de l’enclitique avec le nom propre, auroit rendu ce nom méconnoissabble : ainsi τι, aliquid, est enclitique ; mais il n’est pas enclitique dans cette phrase, οὔτε εἰς Καίσαρα τὶ ἥμαρτον, act. 25. je n’ai rien fait contre César. Si τὶ étoit enclitique, on prononceroit tout de suite Καισαράτι, ce qui défigureroit le nom grec de César.

Les personnes qui voudroient avoir des connoissances pratiques les plus détaillées sur les enclitiques, peuvent consulter le jxe livre de la méthode greque de Port-royal, où l’on traite de la quantité des accens & des enclitiques. Ces connoissances ne regardent que la prononciation du grec avec l’élévation & l’abaissement de la voix, & les inflexions qui étoient en usage quand le grec ancien étoit encore une langue vivante. Sur quoi il est échappé à la méthode de Port-royal de dire, p. 548,

« qu’il est bien difficile d’observer tout cela exactement, n’y ayant rien de plus embarrassant que de voir un si grand nombre de regles accompagnées d’un nombre encore plus grand d’exceptions ».

Et à l’avertissement de la regle xxij. l’auteur de cette méthode dit

« qu’une marque que ces regles ont été souvent forgées par les nouveaux grammairiens, ou accommodées à leur usage, c’est que non-seulement les anciens, mais ceux du siecle passé même, ne s’accordent pas toûjours avec ceux-ci, comme on voit dans Vergare, l’un des plus habiles, qui vivoit il y a environ 150 ans ».

Je me sers de l’édition de la méthode greque de Port-royal, à Paris, 1696.

Il y avoit encore à Paris à la fin du dernier siecle, des savans qui prononçoient le grec en observant avec une extrème exactitude la différence des accens ; mais aujourd’hui il y a bien des gens de Lettres qui prononcent le grec, & même qui l’écrivent sans avoir égard aux accens, à l’exemple du P. Sanadon, qui dans sa préface sur Horace dit :

« J’écris le grec sans accens ; le mal n’est pas grand, je pourrois même prouver qu’il seroit bon qu’on ne l’écrivît point autrement ».

Préface, p. 16. C’est ainsi que quelques-uns de nos beaux esprits entendent fort bien les livres anglois ; mais ils les lisent comme s’ils lisoient des livres françois. Ils voyent écrit people, ils prononcent people au lieu de piple ; & disent, avec le P. Sanadon, que le mal n’est pas grand, pourvû qu’ils entendent bien le sens. Il y a pourtant bien de la différence, par rapport à la prononciation, entre une langue vivante & une langue morte depuis plusieurs siecles. (F)

EPANADIPLOSE

EPANADIPLOSE, s. f. figure de diction, ἐπαναδίπλωσις. Ce mot est composé de la préposition ἐπὶ, & de ἀναδίπλωσις, reduplicatio. R. διπλόος, duplex. Il y a anadiplose & épanadiplose ; ce sont deux especes de répétitions du même mot. Dans l’anadiplose, le mot qui finit une préposition, est répeté pour commencer la préposition suivante :

. . . Sequitur pulcherrimus Astur,
Astur equo fidens.
Æneid. l. X. v. 180.

& dans Ovide, au second livre des Métam. v. 206.

. . . . Sylvoe cum montibus ardent ;
Ardet Athos, Taurusque, &c.

& en françois, Henriade, liv. I.

Il apperçoit de loin le jeune Teligny ;
Teligny, dont l’amour a mérité sa fille.

au lieu que dans l’épanadiplose le même mot qui commence une préposition, est répeté pour finir le sens total :

Ambo florentes oetatibus, Arcades ambo.
Virg. ég. 7.

& Ovide, au liv. II. des Fastes, v. 235. dit :

Una dies Fabios ad bellum miserat omnes ;
Ad bellum missos perdidit una dies.

On trouve le dystique suivant dans deux anciennes inscriptions rapportées par Gruter ; l’une au tome I. p. 615. & l’autre au tome II. p. 912.

Balnea, vina, Venus, corrumpunt corpora nostra ;
Sed vitam faciunt balnea, vina, Venus.

L’épanadiplose est aussi nommée épanaplese par Donat & par quelques autres grammairiens.

Pour moi je trouve qu’il suffit d’observer qu’il y a répétition, & de sentir la grace que la répétition apporte au discours, ou le dérangement qu’elle cause. Il est d’ailleurs bien inutile d’appeller la répétition, ou anadiplose, ou épanadiplose, selon les diverses combinaisons des mots répetés. Ceux qui se sont donné la peine d’inventer ces sortes de noms sur de pareils fondemens, ne sont pas ceux qui ont-le plus enrichi la république des Lettres. (F)

EPENTHESE

EPENTHESE, s. f. terme de Gram. RR. ἐπὶ, ἐν, in, τίθημι, pono. C’est une figure de diction qui se fait lorsqu’on insere une lettre ou même une syllabe au milieu d’un mot : c’est une liberté que la langue latine accordoit à ses poëtes, soit pour allonger une voyelle, soit pour donner une syllabe de plus à un mot. Notre langue est plus difficile. Ainsi Lucrece ayant besoin de rendre longue la premiere syllabe de religio, a redoublé l’l :

Tantùm relligio potuit suadere malorum.
Lucrece, liv. I.

Virgile ayant besoin de trouver un dactyle dans alitum, au lieu de dire régulierement ales, alitis, & au génitif pluriel alitum, a dit alituum :

Alituum, pecudumque genus sopor altus habebat.
Æneid. lib. VII. v. 27.

Alituum pro alitum, metri causâ, addidit syllabam, dit Servius sur ce vers de Virgile.

Juvenal a dit induperator pour imperator :

Romanus, Graïusque, ac barbarus induperator.
Juven. sat. x. v. 138.

& au vers 29 de la quatrieme satyre, il dit :

Quales tunc epulas ipsum glutîsse putemus
Induperatorem.

On trouve aussi relliquias pour reliquias. Ce sont autant d’exemples de l’épenthese. (F)

EPICENE

EPICENE, adj. terme de Grammaire, ἐπίκοινος, super communis, au-dessus du commun. Les noms épicenes sont des noms d’espece, qui sous un même genre se disent également du mâle ou de la femelle. C’est ainsi que nous disons, un rat, une linotte, un corbeau, une corneille, une souris, &c. soit que nous parlions du mâle ou de la femelle. Nous disons, un coq, une poule ; parce que la conformation extérieure de ces animaux nous fait connoître aisément celui qui est le mâle & celui qui est la femelle : ainsi nous donnons un nom particulier à l’un, & un nom différent à l’autre. Mais à l’égard des animaux qui ne nous sont pas assez familiers, ou dont la conformation ne nous indique pas plus le mâle que-la femelle, nous leur donnons un nom que nous faisons arbitrairement ou masculin, ou féminin ; & quand ce nom a une fois l’un ou l’autre de ces deux genres, ce nom, s’il est masculin, se dit également de la femelle, & s’il est féminin, il ne se dit pas moins du mâle, une carpe uvée : ainsi l’épicene masculin garde toûjours l’article masculin, & l’épicene féminin garde l’article féminin, même quand on parle du mâle. Il n’en est pas de même du nom commun, sur-tout en latin : on dit hic civis quand on parle d’un citoyen, & hoec civis si l’on parle d’une citoyenne, hic parens, le pere, hoec parens, la mere, hic, conjux, le mari, hoec conjux, la femme. Voyez la liste des noms latins épicenes, dans la méthode latine de P. R. au traité des genres. (F)

EPITHETE

EPITHETE, s. f. terme de Grammaire & de Rhétorique, du grec ἐπίθετος, adjectitius, accessorius, imposititius, dont le neutre est ἐπίθετον, epithetum : on sousentend ὄνομα, nomen ; ainsi ce mot épithete pris substantivement, veut dire nom ajoûté. Nos peres plus voisins de la source, faisoient ce mot masculin ; mais enfin les femmes & les personnes sans études voyant ce mot terminé par un e muet, l’ont fait du genre féminin, & cet usage a prévalu. Le peuple abuse en plusieurs mots de ce que l’e muet est souvent le signe du genre féminin, sur-tout dans les adjectifs, saint, sainte ; époux, épouse ; ouvrier, ouvriere, &c.

Encore si pour rimer, dans sa verve indiscrete,
Ma muse au moins souffroit une froide épithete.
Boil. Sat.

M. l’abbé Girard n’a point fait d’observation sur la différence qu’il y a entre épithete & adjectif. Il semble que l’adjectif soit destiné à marquer les propriétés physiques & communes des objets, & que l’épithete désigne ce qu’il y a de particulier & de distinctif dans les personnes & dans les choses, soit en bien, soit en mal : Louis le Begue, Philippe le Hardi, Louis le Grand, &c. c’est en partie de la liberté que nos peres prenoient de donner des épithetes aux personnes, qu’est venu l’usage des noms propres de famille.

Quand le simple adjectif ajoûté à un nom commun ou appellatif le fait devenir nom propre, alors cet adjectif est un épithete : urbs, ville, est un nom commun : mais quand on disoit magna urbs, on entendoit la ville de Rome.

Te canit agricola, magnâ cùm venerit urbe.
Tibul. l. I. el. 7.

Tous les adjectifs qui sont pris en un sens figuré, sont des épithetes ; la pâle mort, une verte vieillesse, &c.

Les adjectifs patronymiques, c’est-à-dire tirés du nom du pere ou de quelqu’un des ayeux, sont des épithetes ; Telamonius Ajax, Ajax fils de Télamon. Il en est de même des adjectifs tirés du nom de la patrie : c’est ainsi que Pindare est souvent appellé le poëte thebain, poeta thebanus ; Dyon syracusanus, Dyon de Syracuse, &c. Souvent les noms patronymiques sont employés substantivement par antonomase, κατὰ ἐξοχὴν, per excellentiam. C’est ainsi que par le philosophe on entend Aristote, & par le poëte, on désigne Homere ; mais alors philosophe & poëte n’étant point joints à des noms propres, sont pris substantivement, & par conséquent ne sont point des epithetes.

On doit user avec art des épithetes ou adjectifs ; on ne doit jamais ajoûter au substantif une idée accessoire, déplacée, vaine, qui ne dit rien de marqué. Les épithetes doivent rendre le discours plus énergique. M. de Fénelon ne se contente pas de dire, que l’orateur, comme le poëte, doit employer des figures, des images, & des traits ; il dit qu’il doit employer des figures ornées, des images vives, & des traits hardis, lorsque le sujet le demande.

Les épithetes qui ne se présentent pas naturellement, & qui sont tirées de loin, rendent le discours froid & ennuyeux. On ne doit jamais se servir d’epithetes par ostentation ; on n’en doit faire usage que pour appuyer sur les objets sur lesquels on veut arrêter l’attention. (F)

ÈS

ÈS, préposition qui n’est aujourd’hui en usage que dans quelques phrases consacrées, comme maître-ès-arts. Elle vient, selon quelques-uns du grec ἐς ou εἰς, in, en ; & selon d’autres, c’est un abrégé pour en les, à les, aux.

Robert Etienne dans sa grammaire, page 23, en parlant des articles, dit qu’il vaut mieux dire il est ès champs, que il est aux champs. Traité de la grammaire françoise, page 1569. Mais quelques années après l’usage changea. Nicot en 1606 dit qu’il est plus commun de dire, il loge aux forsbourgs, que ès forsbourgs.

Ès est aussi quelquefois une préposition inséparable qui entre dans la composition des mots ; elle vient de la préposition latine è ou ex, & elle a divers usages. Souvent elle perd l’s, & quelquefois elle le retient, esplanade, escalade, &c. sur quoi on ne peut donner d’autre regle que l’usage. (F)

ESPRIT

Esprit (Grammaire grecque)

ESPRIT, s. m. terme de Grammaire greque, Le mot esprit, spiritus, signifie dans le sens propre un vent subtil, le vent de la respiration, un soufle. En termes de Grammaire greque, on appelle esprit, un signe particulier destiné à marquer l’aspiration comme dans l’article , le, , la. On prononce ho, hé, comme dans hotte, héros, ce petit qu’on écrit sur la lettre, est appellé esprit rude.

L’esprit des Grecs répond parfaitement à notre H ; car comme nous avons une h aspirée que l’on fait sentir dans la prononciation, comme dans haine, héros, & que de plus nous avons une h qu’on écrit, mais qu’on appelle muette, parce qu’on ne la prononce point, comme dans l’homme, l’heure, de même en grec il y a esprit rude qu’on prononce toujours, & il y a esprit doux qu’on ne prononce jamais. Nous avons dit que l’esprit rude est marqué comme un petit qu’on écrit sur la lettre ; ajoutons que l’esprit doux est marqué par une petite virgule ; ainsi l’esprit rude est tourné de gauche à droite, & le doux de droite à gauche.

Que nos h soient aspirées ou qu’elles ne le soient pas, il n’y a aucun signe qui les distingue ; on écrit également par h le héros & l’héroïne, mais les Grecs distinguoient l’esprit rude de l’esprit doux : je trouve que les Italiens sont encore plus exacts, car ils ne prennent pas la peine d’écrire l’h qui ne marque aucune aspiration ; homme, uomo ; les hommes, uomini ; philosophe, filosofo ; rhétorique, rettorica ; on prononce les deux t.

L’esprit rude étoit marqué autrefois par h, eta, qui est le signe de la plus forte aspiration des Hébreux, comme l’h en latin & en françois est la marque de l’aspiration. Ainsi ils écrivirent d’abord hekaton, dit la Méthode de Port royal, & dans la suite ils ont écrit ἑκατὸν en marquant l’esprit sur l’e.

La même méthode observe, page 23, que les deux esprits sont des restes de h qui a été fendue en deux horisontalement, en sorte quu’ne partie c a servi pour marquer l’esprit rude, & l’autre o pour être le signe de l’esprit doux.

Le mécanisme des organes de la parole a souvent changé l’esprit rude, & même quelque fois le doux en s ou en v. Ainsi de ὑπὲρ, dessus, on a fait super ; de ὑπὸ, dessous, on a fait sub ; de oἶνος, vinum ; de ἴς, vis ; de ἅλς, sal ; de ἑπτὰ, septem ; de ἕξ, sex ; de ἥμισυς, semis ; de ἕρπω, serpo. (F)

ET

ET, conjonction copulat. (Gram.) Ce mot marque l’action de l’esprit qui lie les mot, & les phrases d’un discours : c’est-à-dire qui les considere sous le même rapport. Nous n’avons pas oublié cette particule au mot Conjonction  ; cependant il ne sera pas inutile d’en parler ici plus particulierement.

1°. Notre & nous vient du latin &. Nous l’écrivons de la même maniere ; mais nous n’en prononçons jamais le t, même quand il est suivi d’une voyelle : c’est pour cela que depuis que notre Poésie s’est perfectionnée, on ne met point en vers un & devant une voyelle, ce qui feroit un bâillement ou hiatus que la Poésie ne souffre plus ; ainsi on ne diroit pas aujourd’hui :

Qui sert & aime Dieu, possede toutes choses.

2°. En latin le t de l’& est toûjours prononcé ; de plus l’& est long devant une consonne, & il est bref quand il précede une voyelle :

Qui mores hominum multorum vïdit et urbes.
Horat. de Arte poëticâ, v. 143.
Reddere qui voces jam scit puer, ét pede certo
Signat humum ; gestit paribus colludere, et iram
Colligit ét ponit temerè, ét mutatur in horas.
Ibid. v. 158.

3°. Il arrive souvent que la conjonction & paroît d’abord lier un nom à un autre, & le faire dépendre d’un même verbe ; cependant quand on continue de lire, on voit que cette conjonction ne lie que les propositions, & non les mots : par exemple, César a égalé le courage d’Alexandre, & son bonheur a été fatal à la république romaine. Il semble d’abord que bonheur dépende d’égalé, aussi-bien que courage ; cependant bonheur est le sujet de la proposition suivante. Ces sortes de constructions font des phrases louches, ce qui est contraire à la netteté.

4°. Lorsqu’un membre de période est joint au précédent par la conjonction &, les deux correlatifs ne doivent pas être séparés par un trop grand nombre de mots intermédiaires, qui empêchent d’appercevoir aisément la relation ou liaison de deux correlatifs.

5°. Dans les dénombremens la conjonction & doit être placée devant le dernier substantif ; la foi, l’espérance, & la charité. On met aussi & devant le dernier membre de la période : on fait mal de le mettre devant les deux derniers membres, quand il n’est pas à la téte du premier.

Quelquefois il y a plus d’énergie de répéter & : je l’ai dit & à lui & à sa femme.

6°. Et même a succédé à voire même, qui est aujourd’hui entierement aboli.

7°. Et donc : Vaugelas dit (Remarques, tome III. pag. 181.) que Coeffeteau & Malherbe ont use de cette façon de parler : je l’entends dire tous les jours à la cour, poursuit-il, a ceux qui parlent le mieux ; il observe cependant que c’est une expression gasconne, qui pourroit bien avoir été introduite à la cour, dit-il, dans le tems que les Gascons y étoient en regne : aujourd’hui elle est entierement bannie. Au reste, je crois qu’au lieu d’écrire & donc, on devroit écrire hé donc : ce n’est pas la seule occasion où l’on a écrit & au lieu de l’interjection hé, & bien au lieu de hé bien, &c.

8°. La conjonction & est renfermée dans la négative ni. Exemple : ni les honneurs ni les biens ne valent pas la santé, c’est-à-dire, & les biens & les honneurs ne valent pas là santé. Il en est de même du noc des Latins, qui vaut autant que & non.

9°. Souvent, au lieu d’écrire & le reste, ou bien & les autres, on écrit par abbréviation &c. c’est-à-dire & coetera. (F)

EU

Eu (Grammaire)

EU, (Gram.) Il y a quelques observations à faire sur ces deux lettres, qui se trouvent l’une auprès de l’autre dans l’écriture.

1°. Eu, quoiqu’écrit par deux caracteres, n’indique qu’un son simple dans les deux syllabes du mot heureux, dit M. l’abbé de Dangeau, Opusc. p. 10. & de même dans feu, peu, &c. & en grec εὔγεως fertile.

Non me carminibus vincet, nec thracius Orpheus.
Virg. ecl. jv. v. 55.

où la mesure du vers fait voir qu’Orpheus n’est que de deux syllabes.

La grammaire générale de Port-royal a remarqué il y a long-tems, que eu est un son simple, quoique nous l’écrivions avec deux voyelles, chap. 1. Car, qui fait la voyelle ? c’est la simplicité du son, & non la maniere de désigner le son par une ou par plusieurs lettres. Les Italiens désignent le son ou par le simple caractere u ; ce qui n’empêche pas que ou ne soit également un son simple, soit en italien, soit en françois.

Dans la diphthongue au contraire on entend le son particulier de chaque voyelle, quoique ces deux sons soient énoncés par une seule émission de voix, a-i, e-i, i-é, pitié ; u-i, nuit, bruit, fruit : au lieu que dans feu vous n’entendez ni l’e ni l’u ; vous entendez un son particulier, tout-à-fait différent de l’un & de l’autre : & ce qui a fait écrire ce son par des caracteres, c’est qu’il est formé par une disposition d’organes à-peu-près semblable à celle qui forme l’e & à celle qui forme l’u.

2°. Eu, participe passif du verbe avoir. On a écrit heu, d’habitus ; on a aussi écrit simplement u, comme on écrit a, il a : enfin on écrit communément eu, ce qui a donné lieu de prononcer e-u ; mais cette maniere de prononcer n’a jamais été générale. M. de Callieres, de l’Académie françoise, secrétaire du cabinet du feu roi Louis XIV. dans son traité du bon & du mauvais usage des manieres de parler, dit qu’il y a bien des courtisans & quantité de dames qui disent j’ai eu, qui est, dit-il, un mot d’une seule syllabe, qui doit se prononcer comme s’il n’y avoit qu’un u. Pour moi je crois que puisque l’e dans eu ne sert qu’à grossir le mot dans l’écriture, on feroit fort bien de le supprimer, & d’écrire u, comme on écrit il y a, à, ô ; & comme nos peres écrivoient simplement i, & non y, ibi. Villehardoüin, page 4. maint conseil i ot, c’est-à-dire y eut ; & pag. 63. mult i ot.

3°. Eu s’écrit par oeu dans oeuvre, soeur, boeuf, oeuf. On écrit communément oeil, & l’on prononce euil ; & c’est ainsi que M. l’abbé Girard l’écrit.

4°. Dans nos provinces méridionales, communément les personnes qui, au lieu de leur idiome, parlent françois, disent j’ai veu, j’ai creu, pourveu, seur, &c. au lieu de dire vu, cru, pourvu, sur, &c. ce qui me fait croire qu’on a prononcé autrefois j’ai veu ; & c’est ainsi qu’on le trouve écrit dans Villehardoüin & dans Vigenere. Mais aujourd’hui qu’on prononce vû, crû, &c. le prote de Poitiers même & M. Restaut ont abandonné la grammaire de M. l’abbé Regnier, & écrivent simplement échû, mû, su, vû, voulu, bû, pourvû, &c. Gramm. de M. Restaut, sixieme édit. pag. 238. & 239. (F)

EUPHONIE

EUPHONIE, s. f. terme de Grammaire, prononciation facile. Ce mot est grec, εὐφωνία, R R. εὖ, bene, & φωνή, vox ; ainsi euphonie vaut autant que voix bonne, c’est-à-dire prononciation facile, agréable. Cette facilité de prononciation dont il s’agit ici, vient de la facilité du méchanisme des organes de la parole. Par exemple, on auroit de la peine à prononcer ma ame, ma épée ; on prononce plus aisément mon ame, mon épée. De même on dit par euphonie, mon amie, & même m’amie, au lieu de ma amie.

C’est par la raison de cette facilité dans la prononciation, que pour éviter la peine que cause l’hiatus ou bâillement toutes les fois qu’un mot finit par une voyelle, & que celui qui suit commence par une voyelle, on insere entre ces deux voyelles certaines consonnes qui mettent plus de liaison, & par conséquent plus de facilité dans le jeu des organes de la parole. Ces consonnes sont appellées lettres euphoniques, parce que tout leur service ne consiste qu’à faciliter la prononciation. Ces mots prosum, profui, profueram, &c. sont composés de la préposition pro & du verbe sum ; mais si le verbe vient à commencer par une voyelle, on insere une lettre euphonique entre la préposition & le verbe ; le d est alors cette lettre euphonique, pro-d-est, pro-d-eram, pro-d-ero, &c. Ce service des lettres euphoniques est en usage dans toutes les langues, parce qu’il est une suite naturelle du méchanisme des organes de la parole.

C’est par la même cause que l’on dit m’aime-t-il ? dira-t-on ? Le t est la lettre euphonique ; il doit être entre deux divisions, & non entre une division & une apostrophe, parce qu’il n’y a point de lettre mangée : mais il faut écrire va-t’en, parce que le t est-là le singulier de vous. On dit va-t’en, comme on dit allez-vous en, allons-nous en. V. Apostrophe .

On est un abregé de homme ; ainsi comme on dit l’homme, on dit aussi l’on, si l’on veut : l interrompt le bâillement que causeroit la rencontre de deux voyelles, i, o, si on, &c.

S’il y a des occasions où il semble que l’euphonie fasse aller contre l’analogie grammaticale, on doit se souvenir de cette réflexion de Cicéron, que l’usage nous autorise à préférer l’euphonie à l’exactitude rigoureuse des regles : impetratum est à consuetudine, ut peccare suavitatis causâ liceret. Cic. Orat. c. xcvij. (F)

EXPERIENCE

Expérience (Philosophie)

EXPERIENCE, s. f. terme abstrait, (Philosophie.) signifie communément la connoissance acquise par un long usage de la vie, jointe aux réflexions que l’on a faites sur ce qu’on a vû, & sur ce qui nous est arrivé de bien & de mal. En ce sens, la lecture de l’Histoire est fort utile pour nous donner de l’expérience ; elle nous apprend des faits, & nous montre les évenemens bons ou mauvais qui en ont été la suite & les conséquences. Nous ne venons point au monde avec la connoissance des causes & des effets ; c’est uniquement l’expérience qui nous fait voir ce qui est cause & ce qui est effet, ensuite notre propre réflexion nous fait observer la liaison & l’enchaînement qu’il y a entre la cause & l’effet.

Chacun tire plus ou moins de profit de sa propre expérience, selon le plus ou le moins de lumieres dont on a été doüé en venant au monde.

Les voyages sont aussi fort utiles pour donner de l’expérience ; mais pour en retirer cet avantage, on doit voyager avec l’esprit d’observation.

Homere, au commencement de l’Odyssée, voulant nous donner une grande idée de son héros, nous dit d’abord qu’Ulysse avoit vû plusieurs villes, & qu’il avoit observé les moeurs de divers peuples. Voici comment Horace a rendu les vers d’Homere :

Dic mihi, musa, virum, captoe post tempora Troja,
Qui mores hominum multorum vidit & urbes.
Art poët. vers. 141.

Ainsi quand on dit d’un homme qu’il a de l’expérience, qu’il est expérimenté, qu’il est expert, on veut dire qu’outre les connoissances que chacun acquiert par l’usage de la vie, il a observé particulierement ce qui regarde son état. Il ne faut pas séparer le fait de l’observation : pour être un officier expérimenté, il ne suffit pas d’avoir fait plusieurs campagnes, il faut les avoir faites avec l’esprit d’observation, & avoir sû mettre à profit ses propres fautes & celles des autres.

La raison qui doit nous inspirer beaucoup de confiance en l’expérience, c’est que la nature est uniforme aussi-bien dans l’ordre moral que dans l’ordre physique ; ainsi toutes les fois que nous voyons les mêmes causes, nous devons nous attendre aux mêmes effets, pourvû que les circonstances soient les mêmes.

Il est assez ordinaire que deux personnes qui sont de sentiment différent, alleguent chacun l’expérience en sa faveur : c’est l’observateur le plus exact, le plus desintéressé & le moins passionné qui seul a raison. Souvent les passions sont des lunettes qui nous font voir ce qui n’est pas, ou qui nous montrent les objets autrement qu’ils ne sont. Il est rare que les jeunes gens qui entrent dans le monde, ne tombent pas en inconvénient faute d’expérience. Après les dons de la nature, l’expérience fait le principal mérite des hommes.

En Physique le mot expérience se dit des épreuves que l’on fait pour découvrir les différentes opérations & le méchanisme de la Nature. On fait des expériences sur la pesanteur de l’air, sur les phosphores, sur la pierre d’aimant, sur l’électricité, &c. La pratique de faire des expériences est fort en usage en Europe depuis quelques années, ce qui a multiplié les connoissances philosophiques, & les a rendues plus communes ; mais ces épreuves doivent être faites avec beaucoup de précision & d’exactitude, si l’on veut en recueillir tout le fruit qu’on en doit attendre : sans cette précaution, elles ne serviroient qu’à égarer. Les spéculations les plus subtiles & les méditations les plus profondes ne sont que de vaines imaginations, si elles ne sont pas fondées sur des expériences exactes. (F)

EXPLÉTIF, EXPLÉTIVE

EXPLÉTIF, EXPLÉTIVE, adj. terme de Grammaire. On dit, mot explétif (méthode greque, liv. viij. c. xv. art. 4.) ; & l’on dit, particule explétive. Servius (Ænoeid. vers. 424.) dit, expletiva conjunctio, & l’on trouve dans Isidore, liv. I. chap. xj. conjunctiones expletivoe. Au lieu d’explétif & d’explétive, on dit aussi, superflu, oisif, surabondant.

Ce mot explétif vient du latin explere, remplir. En effet, les mots explétifs ne servent, comme les interjections, qu’à remplir le discours, & n’entrent pour rien dans la construction de la phrase, dont on entend également le sens, soit que le mot explétif soit énoncé ou qu’il ne le soit pas.

Notre moi & notre vous sont quelquefois explétifs dans le style familier : on se sert de moi quand on parle à l’impératif & au présent : on se sert de vous dans les narrations. Tartuffe, dans Moliere, act. iij. sc. 2. voyant Dorine, dont la gorge ne lui paroissoit pas assez couverte, tire un mouchoir de sa poche, & lui dit :

. . . . Ah, mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler, prenez moi ci mouchoir !

& Marot a dit :

Faites-les moi les plus laids que l’on puisse ;
Pochez cet oeil, fessez-moi cette cuisse.

Ensorte que lorsque je lis dans Térence (Heaut. act. j. sc. 4. vers. 32.), fac me ut sciam, je suis fort tenté de croire que ce me est explétif en latin, comme notre moi en françois.

On a aussi plusieurs exemples du vous explétif, dans les façons de parler familieres : il vous la prend, & l’emporte, &c. Notre même est souvent explétif : le roi y est venu lui-même : j’irai moi-même ; ce même n’ajoûte rien à la valeur du mot roi, ni à celle de je.

Au troisieme livre de l’Enéide de Virgile, vers 632. Achéménide dit qu’il a vû lui-même le Cyclope se saisir de deux autres compagnons d’Ulysse, & les dévorer :

Vidi, ego-met, duo de numero, &c.

Où vous voyez qu’après vidi & après ego, la particule met n’ajoûte rien au sens, ainsi met est une particule explétive, dont il y a plusieurs exemples : egomet narrabo (Térence, Adelphes, act. jv. sc. 3. vers. 13.), & dans Cicéron, au liv. V. épitr. jx. Vatinius prie Cicéron de le recevoir tout entier sous sa protection, suscipe me-met totum ; c’est ainsi qu’on lit dans les manuscrits.

La syllabe er, ajoûtée à l’infinitif passif d’un verbe latin, est explétive, puisqu’elle n’indique ni tems, ni personne, ni aucun autre accident particulier du verbe ; il est vrai qu’en vers, elle sert à abrévier l’i de l’infinitif, & à fournir un dactyle au poëte : c’est la raison qu’en donne Servius sur ce vers de Virgile :

Dulce caput, magicas invitam accingi-er artes.
III. En. v. 493.

Accingier, id est, proeparari, dit Servius ; accingier autem ut ad infinitum modum er addatur, ratio efficit metri ; nam cum in eo accingi ultima sit longa, additâ er syllabâ, brevis fit (Servius, ibid.). Mais ce qui est remarquable, & ce qui nous autorise à regarder cette syllabe comme explétive, c’est qu’on en trouve aussi des exemples en prose : Vatinius cliens, pro se causam dicier vult. apud. Cic. liv. V. ad familiares, epist. jx. Quand on ajoûte ainsi quelque syllabe à la fin d’un mot, les Grammairiens disent que c’est une figure qu’ils appellent paragoge.

Parmi nous, dit M. l’abbé Regnier, dans sa grammaire, pag. 565. in-4°. il y a aussi des particules explétives ; par exemple, les pronoms me, te, se, joints à la particule en, comme quand on dit : je m’en retourne, il s’en va ; les pronoms moi, toi, lui, employés par repétition : s’il ne veut pas vous le dire, je vous le dirai, moi ; il ne m’appartient pas, à moi, de me mêler de vos affaires ; il lui appartient bien, à lui, de parler comme il fait, &c.

Ces mots enfin, seulement, à tout hasard, après tout, & quelqu’autres, ne doivent souvent être regardés que comme des mots explétifs & surabondans, c’est-à-dire des mots qui ne contribuent en rien à la construction ni au sens de la proposition, mais ils ont deux services.

1°. Nous avons remarqué ailleurs que les langues se sont formées par usage & comme par une espece d’instinct, & non après une délibération raisonnée de tout un peuple ; ainsi quand certaines façons de parler ont été autorisées par une langue pratique, & qu’elles sont reçues parmi les honnêtes gens de la nation, nous devons les admettre, quoiqu’elles nous paroissent composées de mots redondans & combinés d’une maniere qui ne nous paroît pas réguliere.

Avons-nous à traduire ces deux mots d’Horace, sunt quos, &c. au lieu de dire, quelques-uns sont qui, &c. nous devons dire, il y en a qui, &c. ou prendre quelqu’autre tour qui soit en usage parmi nous.

L’académie Françoise a remarqué que dans cette phrase : c’est une affaire où il y va du salut de l’état, la particule y paroît inutile, puisque suffit pour le sens ; mais, dit l’académie, ce sont là des formules dont on ne peut rien ôter (remarques & décisions de l’acad. Franç. chez Coignard, 1698.) : la particule ne est aussi fort souvent explétive, & ne doit pas pour cela être retranchée : j’ai affaire, & je ne veux pas qu’on vienne m’interrompre ; je crains pourtant que vous ne veniez : que fait là ce ne ? c’est votre venue que je crains ; je devrois donc dire simplement, je crains que vous veniez : non, dit l’académie, il est certain, ajoûte-t-elle, aussi-bien que Vaugelas, Bouhours, &c. qu’avec craindre, empêcher, & quelqu’autres verbes, il faut nécessairement ajoûter la négative ne : j’empêcherai bien que vous ne soyez du nombre, &c. Remarq. & décis. de l’acad. pag. 30.

C’est la pensée habituelle de celui qui parle, qui attire cette négation : je ne veux pas que vous veniez ; je crains, en souhaitant que vous ne veniez pas : mon esprit tourné vers la négation, la met dans le discours. Voyez ce que nous avons dit de la syllepse & de l’attraction, au mot Construction , tom. IV. pag. 78 & 79.

Ainsi le premier service des particules explétives, c’est d’entrer dans certaines façons de parler consacrées par l’usage.

Le second service, & le plus raisonnable, c’est de répondre au sentiment intérieur dont on est affecté, & de donner ainsi plus de force & d’énergie à l’expression. L’intelligence est prompte ; elle n’a qu’un instant, spiritus quidem promptus est ; mais le sentiment est plus durable ; il nous affecte, & c’est dans le tems que dure cette affection, que nous laissons échapper les interjections, & que nous prononçons les mots explétifs, qui sont une sorte d’interjection, puisqu’ils sont un effet du sentiment.

C’est à vous à sortir, vous qui parlez.
Moliere.

Vous qui parlez, est une phrase explétive, qui donne plus de force au discours.

Je l’ai vû, dis-je, vû, de mes propres yeux vû,
Ce qu’on appelle vû.
Moliere, Tartuffe, act. v. sc. 3.
Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit,
Qu’il ait osé tenter les choses que l’on dit.
Id. ib.

Ces mots, vû de mes yeux, du tout, sont explétifs, & ne servent qu’à mieux assûrer ce que l’on dit : je ne parle pas sur le témoignage d’un autre ; je l’ai vû moi-même ; je l’ai entendu de mes propres oreilles : & dans Virgile, au neuvieme livre de l’Enéide, vers 457.

Me, me adsum qui feci, in me convertite ferrum.

Ces deux premiers me ne sont là que par énergie & par sentiment : elocutio est dolore turbati, dit Servius. (F)

F

F, s. m. (Gramm.) c’est la sixieme lettre de l’alphabet latin, & de ceux des autres langues qui suivent l’ordre de cet alphabet. Le f est aussi la quatrieme des consonnes qu’on appelle muettes, c’est-à-dire de celles qui ne rendent aucun son par elles-mêmes, qui, pour être entendues, ont besoin de quelques voyelles, ou au moins de l’e muet, & qui ne sont ni liquides comme l’r, ni sifflantes comme s, z. Il y a environ cent ans que la grammaire générale de Port-Royal a proposé aux maîtres qui montrent à lire, de faire prononcer fe plûtôt que effe. Gramm. génér. ch. vj. pag. 23. sec. éd. 1664. Cette pratique, qui est la plus naturelle, comme quelques gens d’esprit l’ont remarqué avant nous, dit P. R. id. ibid. est aujourd’hui la plus suivie. Voyez Consonne .

Ces trois letres F, V, & Ph, sont au fond la même lettre, c’est-à-dire qu’elles sont prononcées par une situation d’organes qui est à-peu-près la même. En effet ve n’est que le fe prononcé foiblement ; fe est le ve prononcé plus fortement ; & ph, ou plûtôt fh, n’est que le fe, qui étoit prononcé avec aspiration. Quintilien nous apprend que les Grecs ne prononçoient le fe que de cette derniere maniere (inst. orat. cap. jv.) ; & que Cicéron, dans une oraison qu’il fit pour Fundanius, se mocqua d’un témoin grec qui ne pouvoit prononcer qu’avec aspiration la premiere lettre de Fundanius. Cette oraison de Cicéron est perdue. Voici le texte de Quintilien : Groeci aspirare solent φ, ut pro Fundanio, Cicero testem, qui primam ejus litteram dicere non posset, irridet. Quand les Latins conservoient le mot grec dans leur langue, ils le prononçoient à la greque, & l’écrivoient alors avec le signe d’aspiration : philosophus, de φιλόσοφος, Philippus de φίλιππος, &c. mais quand ils n’aspiroient point le φ, ils écrivoient simplement f : c’est ainsi qu’ils écrivoient fama, quoiqu’il vienne constamment de φήμη ; & de même fuga de φυγὴ, fur de φώρ, &c.

Pour nous qui prononçons sans aspiration le φ qui se trouve dans les mots latins ou dans les françois, je ne vois pas pourquoi nous écrivons philosophe, Philippe, &c. Nous avons bien le bon esprit d’écrire feu, quoiqu’il vienne de φῶς ; front, de φροντίς, &c. Voyez Ortographe .

Les Eoliens n’aimoient pas l’esprit rude ou, pour parler à notre maniere, le h aspiré : ainsi ils ne faisoient point usage du φ qui se prononçoit avec aspiration ; & comme dans l’usage de la parole ils faisoient souvent entendre le son du fe sans aspiration, & qu’il n’y avoit point dans l’alphabet grec de caractere pour désigner ce son simple, ils en inventerent un ; ce fut de représenter deux gamma l’un sur l’autre F, ce qui fait précisément le F qu’ils appellerent digamma ; & c’est de-là que les Latins ont pris leur grand F. Voyez la Méthode greque de P. R. p. 42. Les Eoliens se servoient sur-tout de ce digamma, pour marquer le fe doux, ou, comme on dit abusivement, l’u consonne ; ils mettoient ce v à la place de l’esprit rude : ainsi l’on trouve Ϝοῖνος, vinum, au lieu de οἶνος ; Ϝέσπερος, au lieu de ἕσπερος, vesperus ; Ϝεσθής, au lieu de ἑσθής avec l’esprit rude, vestis, &c. & même, selon la méthode de P. R. (ibid.) on trouve ser Fus pour servus, DaFus pour Davus, &c. Dans la suite, quand on eut donné au digamma le son du fe, ou se servit du ou digamma renversé pour marquer le ve.

Martinius, à l’article F, se plaint de ce que quelques grammairiens ont mis cette lettre au nombre des demi-voyelles ; elle n’a rien de la demi-voyelle, dit-il, à moins que ce ne soit par rapport au nom qu’on lui donne effe : Nihil aliud habet semivocalis nist nominis prolationem. Pendant que d’un côté les Eoliens changeoient l’esprit rude en f, d’un autre les Espagnols changent le f en aspiré ; ils disent harina pour farina, hava pour faba, hervor pour fervor, hermoso pour formoso, humo au lieu de fumo, &c.

Le double f, ff, signifie par abbréviation les pandectes, autrement digeste ; c’est le recueil des livres des jurisconsultes romains, qui fut fait par ordre de Justinien empereur de Constantinople : cet empereur appella également ce recueil digeste, mot latin, & pandectes, mot grec, quoique ce livre ne fût écrit qu’en latin. Quand on appelle ce recueil digeste, on le cite en abregé par la premiere lettre de ce mot d. Quand dans les pays latins on voulut se servir de l’autre dénomination, & surtout dans un tems où le grec étoit peu connu, & où les Imprimeurs n’avoient point encore de caracteres grecs, on se servit du double f, ff, c’est le signe dont la partie inférieure approche le plus du πῖ grec, premiere lettre de πανδέκται, c’est-à-dire livres qui contiennent toutes les décisions des jurisconsultes. Telle est la raison de l’usage du double f, ff, employé pour signifier les pandectes ou digeste dont on cite tel ou tel livre.

Le dictionnaire de Trévoux, article F, fait les observations suivantes :

1°. En Musique, F-ut-fa est la troisieme des clés qu’on met sur la tablature.

2°. F, sur les pieces de monnoie, est la marque de la ville d’Angers.

3°. Dans le calendrier ecclésiastique, elle est la sixieme lettre dominicale. (F)

FEMININ, INE

FEMININ, INE, adj. (Gramm.) c’est un qualificatif qui marque que l’on joint à son substantif une idée accessoire de femelle : par exemple, on dit d’un homme qu’il a un visage féminin, une mine féminine, une voix féminine, &c. On doit observer que ce mot a une terminaison masculine & une féminine. Si le substantif est du genre masculin, alors la Grammaire exige que l’on énonce l’adjectif avec la terminaison masculine : ainsi l’on dit, un air féminin, selon la forme grammaticale de l’élocution ; ce qui ne fait rien perdre du sens, qui est que l’homme dont on parle a une configuration, un teint, un coloris, une voix, &c. qui ressemblent à l’air & aux manieres des femmes, ou qui réveillent une idée de femme. On dit au contraire, une voix féminine, parce que voix est du genre féminin : ainsi il faut bien distinguer la forme grammaticale, & le sens ou signification ; ensorte qu’un mot peut avoir une forme grammaticale masculine, selon l’usage de l’élocution, & réveiller en même tems un sens féminin.

En Poésie on dit, rime féminine, vers féminins, quoique ces rimes & ces vers ne réveillent par eux-mêmes aucune idée de femme. Il a plû aux maîtres de l’art d’appeller ainsi, par extension ou imitation, les vers qui finissent par un e muet ; ce qui a donné lieu à cette dénomination, c’est que la terminaison féminine de nos adjectifs finit toûjours par un e muet, bon, bon-ne ; un, u-ne ; saint, sain-te ; pur, pu-ré ; horloger, horloge-re, &c.

Il y a différentes observations à faire sur la rime féminine ; on les trouvera dans les divers traités que nous avons de la poésie françoise. Nous en parlons au mot Rime .

Le peuple de Paris fait du genre féminin certains mots que les personnes qui parlent bien font, sans contestation, masculins ; le peuple dit : une belle éventaille, au lieu d’un bel éventail ; & de même une belle hôtel, au lieu d’un bel hôtel. Je crois que le l qui finit le mot bel, & qui se joint à la voyelle qui commence le mot a donné lieu à cette méprise. Ils disent enfin, la premiere âge, la belle âge ; cependant âge est masculin, l’âge viril, l’âge mûr, un âge avancé. Voyez Genre . (F)

FIGURATIVE

FIGURATIVE, adj. pris sub. terme de Grammaire, & sur-tout de Grammaire greque ; on sousentend lettre. La figurative est aussi appellée caractéristique. En grec, la figurative est la lettre qui précede la terminaison, c’est-à-dire la voyelle qui termine ou le présent, ou le futur premier, ou le prétérit parfait. On garde cette lettre pour former chacun des tems qui viennent de ceux-là : car comme en latin tous les tems dépendent les uns du présent, les autres du prétérit parfait, & enfin d’autres du supin ; que de amo on forme amabam, amabo ; que de amavi on fait amaveram, amavero, amaverim, amavissem ; & qu’enfin d’amatum on fait amaturus, & que par conséquent on doit remarquer le m dans amo, le v dans amavi, & le t dans amatum, & regarder ces trois lettres comme autant de figuratives : de même en grec, il y a des tems qui se forment du présent de l’indicatif ; d’autres du futur premier, & d’autres du prétérit parfait : la lettre que l’on garde pour former chacun de ces tems dérivés, est appellée figurative.

Telle est l’idée que l’on doit avoir de la figurative en grec : cependant la plûpart des Grammairiens donnent aussi le nom de figurative aux consonnes qui leur ont donné lieu d’imaginer six conjugaisons différentes des verbes barytons. Dans chaque conjugaison il y a trois figuratives, celle du présent, celle du futur, & celle du prétérit ; mais la conjugaison a aussi ses figuratives, qui la distinguent d’une autre conjugaison : ainsi β, π, φ, sont les figuratives des verbes de la premiere conjugaison, en βω, πω, φω, & πτω, dont le τ ne se compte point, parce qu’il ne subsiste qu’au présent & à l’imparfait.

κ, γ, χ, sont les trois figuratives des verbes de la seconde conjugaison, en κω, γω, χω, & χτω, dont le τ se perd comme à la premiere. Il en est de même des autres quatre conjugaisons des verbes barytons ; mais puisque les terminaisons de ces verbes sont les mêmes dans chacune de ces conjugaisons, c’est avec trop peu de fondement, dit la méthode de P. R. pag. 115, qu’on a imaginé ces prétendues six conjugaisons. Ainsi tenons-nous à l’idée que nous avons d’abord donnée de la figurative ; les personnes qui étudient la langue greque, apprendront plus de détail sur ce point dans les livres élémentaires de cette langue, & sur-tout dans la pratique de l’explication. (F)

FIGURE

Figure

Figure, terme de Rhétorique, de Logique & de Grammaire. Ce mot vient de fingere, dans le sens d’efformare, componere, former, disposer, arranger. C’est dans ce sens que Scaliger dit que la figure n’est autre chose qu’une disposition particuliere d’un ou de plusieurs mots : nihil aliud est figura quàm termini aut terminorum dispositio. Scal. exercit. lxj. c. j. A quoi on peut ajoûter, 1°. que cette disposition particuliere est relative à l’état primitif & pour ainsi dire fondamental des mots ou des phrases. Les différens écarts que l’on fait dans cet état primitif, & les différentes altérations qu’on y apporte, font les différentes figures de mots & de pensées. C’est ainsi qu’en Grammaire les divers modes & les différens tems des verbes supposent toûjours le thème du verbe, c’est-à-dire la premiere personne de l’indicatif ; τύπτω est le thème de ce verbe. Ainsi les mots & les phrases sont pris dans leur état simple, lorsqu’on les prend selon leur premiere destination, & qu’on ne leur donne aucun de ces tours ou caracteres singuliers qui s’éloignent de cette premiere destination, & qu’on appelle figures.

Je vais faire entendre ma pensée par des exemples : selon la construction simple & nécessaire, pour dire en latin ils ont aimé, on dit amaverunt ; si au lieu d’amaverunt vous dites amerunt, vous changez l’état original du mot, vous vous en écartez par une figure qu’on appelle syncope : c’est ainsi qu’Horace a dit evasti pour evasisti, II. satyre vij. v. 68. Au contraire, si vous ajoutez une syllabe que le mot n’a point dans son état primitif, & qu’au lieu de dire amari, être aimé, vous disiez amarier, vous faites une figure qu’on appelle paragoge.

Autre exemple : ces deux mots Céres & Bacchus sont les noms propres & primitifs de deux divinités du paganisme ; ils sont pris dans le sens propre, c’est-à-dire, selon leur premiere destination, lorsqu’ils signifient simplement l’une ou l’autre de ces divinités : mais comme Cérès étoit la déesse du blé & Bacchus le dieu du vin, on a souvent pris Cérès pour le pain & Bacchus pour le vin ; & alors les adjoints ou les circonstances font connoître que l’esprit considere ces mots sous une nouvelle forme, sous une autre figure, & l’on dit qu’ils sont pris dans un sens figuré : il y a un grand nombre d’exemples de cette acception, sous lesquels les noms de Cérès & de Bacchus sont pris, sur-tout en latin ; ce que quelques-uns de nos poëtes ont imité. Madame des Houllieres a pris pour refrein d’une ballade,

L’amour languit sans Bacchus & Cérès.

c’est-à-dire, qu’on ne songe guere à faire l’amour quand or n’a pas dequoi vivre : cette figure s’appelle métonymie.

I. Les figures sont distinguées l’une de l’autre par une conformation particuliere ou caractere propre qui fait leur différence ; c’est la considération de cette différence qui leur a fait donner à chacune un nom particulier.

Nous sommes accoûtumés à donner des noms tant aux êtres réels qu’aux êtres métaphysiques, c’est une suite de la réflexion que nous faisons sur les différentes vûes de notre esprit : ces noms nous servent à rendre, pour ainsi dire, sensibles les objets métaphysiques qu’ils signifient, & nous aident à mettre de l’ordre & de la précision dans nos pensées.

II. Le mot de figure est pris ici dans un sens métaphysique & par imitation ; car comme tous les corps, outre leur étendue, ont chacun leur figure ou conformation particuliere, & que lorsqu’ils viennent à en changer, on dit qu’ils ont changé de figure ; de même tous les mots construits ont d’abord la propriété générale qui consiste à signifier un sens, en vertu de la construction grammaticale ; ce qui convient à toutes les phrases & à tous les assemblages de mots construits ; mais de plus, les expressions figurées ont encore chacune une modification singuliere qui leur est propre, & qui les distingue l’une de l’autre. On ne sauroit croire jusqu’à quel point les Grammairiens & les Rhéteurs ont multiplié leurs observations, & par conséquent les noms de ces figures. Il est, ce me semble, assez inutile de charger la mémoire du détail de ces différens noms ; mais on doit connoître les différentes sortes ou especes de figures, & savoir les noms de celles de chaque espece qui sont le plus en usage.

Il y a d’abord deux especes générales de figures ; 1°. figures de mots ; 2°. figures de pensées : la différence qui se trouve entre ces deux sortes de figures, est bien sensible.

« Si vous changez le mot, dit Cicéron, vous ôtez la figure du mot, au lieu que la figure de pensée subsiste toûjours, quels que soient les mots dont vous vous serviez pour l’énoncer  » :

conformatio verborum tollitur, si verba mutatis ; sententiarum permanet, quibuscunque verbis uti velis. De Orat, lib. III. c. lij. Par exemple, si en parlant d’une flotte, vous dites qu’elle est composée de cent voiles, vous faites une figure de mots ; substituez vaisseaux à voiles, il n’y a plus de figure.

Les figures de mots tiennent donc essentiellement au materiel des mots ; au lieu que les figures de pensées n’ont besoin des mots que pour être énoncées ; elles sont essentiellement dans l’ame ; & consistent dans la forme de la pensée, & dans l’espece du sentiment.

A l’égard des figures de mots, il y en a de quatre sortes. I. par rapport au matériel du mot, c’est-à-dire par rapport aux changemens qui arrivent aux lettres ou sons dont les mots sont composés : on les appelle figures de diction.

II. Ou par rapport à la construction grammaticale ; on les appelle figures de construction.

III. La troisieme classe de figures de mots, ce sont celles qu’on appelle tropes, par rapport au changement qui arrive alors à la signification du mot ; c’est lorsqu’on donne à un mot un sens différent de celui pour lequel il a été premierement établi ; τροπὴ, conversio ; τρέπω, verto.

IV. La quatrieme sorte de figure de mots, ce sont celles qu’on ne sauroit ranger dans la classe des tropes, puisque les mots y conservent leur premiere signification : on ne peut pas dire non plus que ce sont des figures de pensées, puisque ce n’est que par les mots & les syllabes, & non par la pensée, qu’elles sont figures, c’est-à-dire, qu’elles ont cette conformation particuliere qui les distingue des autres façons de parler.

Donnons des exemples de chacune de ces figures de mots, ou du moins des principales de chaque espece.

Des figures de diction qui regardent le matériel du mot. Les altérations qui arrivent au matériel d’un mot se font en cinq manieres différentes ; 1°. ou par augmentation ; 2°. ou par diminution de quelque lettre, ou du son ; 3°. par transposition de lettres ou de syllabes ; 4°. par la séparation d’une syllabe en deux ; 5°. par la réunion de deux syllabes en une.

I. Par augmentation ou pléonasme ; ce qui se fait au commencement du mot, ou au milieu, ou â la fin.

1°. L’augmentation qui se fait au commencement du mot est appellée prosthêse, πρόσθεσις, comme gnatus pour natus, vesper, du grec ἕσπερος.

2°. Celle du milieu est appellée épenthèse, ἐπένθεσις, relligio pour religio ; Mavors au lieu de Mars ; induperator pour imperator.

3°. Celle de la fin, paragoge, παραγωγή, comme amarier au lieu d’amari.

II. Le retranchement se fait de même.

1°. Au commencement, & on l’appelle aphérese, ἀφαίρεσις, comme dans Virgile temere pour contemnere.

Discite justitiam moniti, & non temnere divos.
Æneïd. VI. v. 620.

2°. Au milieu, & on le nomme syncope, συγκοπὴ, amarit pour amaverit, scuta virûm pour virorum.

3°. A la fin du mot. on le nomme apocope, ἀποκοπὴ, negotî pour negotii, cura peculi, pour peculii.

Nee spes libertatis erat, nec cura peculi.
Virg. Ecl. I. v. 34.

III. La transposition de lettres ou de syllabes est appellée metathèse, μετάθεσις, c’est ainsi que nous disons Hanovre pour Hanover.

IV. La séparation d’une syllabe en deux est appellée dierèse, διαίρεσις, comme aulaï de trois syllabes au lieu d’auloe, vitaï pour vitoe ; & dans Tibulle dissoluenda pour dissolvenda. En françois Laïs, nom propre, est de deux syllabes, & dans les freres-lais, ce mot n’est que d’une syllabe ; & de même Créüse, nom propre de trois syllabes, creuse, adjectif feminin dissyllabe ; nom, monosyllabe ; Antinoüs, quatre syllabes, &c.

V. La contraction ou réunion de deux syllabes en une se fait en deux manieres : 1°. lorsque deux syllabes se réunissent en une sans rien changer dans l’écriture : on appelle cette contraction synérèze ; comme lorsqu’au lieu d’aureïs en trois syllabes, Virgile a dit aureis en deux syllabes.

Dependent lychni laquearibus aureis.
Æn. l. I. v. 730.

2°. Mais lorsqu’il résulte un nouveau son de la contraction, la figure est appellée crase, κρᾶσις, c’est-à-dire mélange, comme en françois Oût pour Août, pan au lieu de paon ; & en latin min pour mihi-ne ?

Ces diverses altérations, dans le matériel des mots, s’appellent d’un nom général, métaplasme, μεταπλασμὸς, transformatio, de μεταπλάσσω, transformo.

II. La seconde sorte de figures qui regardent les mots, ce sont les figures de construction ; quoique nous en ayons parlé au mot Construction , ce que nous en dirons ici ne sera pas inutile.

D’abord il faut observer que lorsque les mots sont rangés selon l’ordre successif de leurs rapports dans le discours, & que le mot qui en détermine un autre est placé immédiatement & sans interruption après le mot qu’il détermine, alors il n’y a point de figure de construction ; mais lorsque l’on s’écarte de la simplicité de cet ordre, il y a figure : voici les principales.

1°. L’ellipse, ἔλλειψις, derelictio, proetermissio, defectus, de λείπω, linquo : ainsi quand l’empressement de l’imagination fait supprimer quelque mot qui seroit exprimé selon la construction pleine, on dit qu’il y a ellipse. Pour rendre raison des phrases elliptiques, il faut les réduire à la construction pleine, en exprimant ce qui est sous-entendu selon l’analogie commune : par exemple, accusare furti, c’est accusare de crimine furti ; & dans Virgile, quos ego. Æn. l. I. v. 139. la construction est, vos quos ego in ditione meâ teneo.

« Quoi ! vous que je tiens sous mon empire ; vous, mes sujets, vous que je pourrois punir, vous osez exciter de pareilles tempêtes sans mon aveu  » ?

Ad Castoris, suppléez ad oedem ; maneo Romoe, suppléez in urbe comme Ciceron a dit : in oppido Antiochioe ; & Virgile, Æn. l. III. v. 293. Celsam Buthroti ascendimus urbem, passage remarquable & bien contraire aux regles communes sur les questions de lieu. Est regis tueri subditos, suppléez officium, &c.

Il y a une sorte d’ellipse qu’on appelle zeugma, mot grec qui signifie connexion, assemblage : c’est lorsqu’un mot qui n’est exprimé qu’une fois, rassemble pour ainsi dire sous lui divers autres mots énoncés en d’autres membres ou incises de la période. Donat en rapporte cet exemple du III. liv. de l’Æneïde, v. 359.

Trojugena interpres divum, qui numina Phoebi,
Qui tripodas, Clarii lauros, qui sidera sentis
Et volucrum linguas, & proepetis omina pennoe.

Ce troyen, c’est Helenus, fils de Priam & d’Hecube. Dans cet exemple, sentis, qui n’est exprimé qu’une fois, rassemble sous lui cinq incises où il est sous-entendu : qui sentis, id est, qui cognoscis numina Phoebi, qui sentis tripodas, qui sentis lauros Clarii, qui sentis sidera, qui sentis linguas volucrum, qui sentis omina pennoe proepetis. Voyez ce que nous avons dit du zeugma, au mot Construction .

II. Le pléonasme, mot grec qui signifie surabondance, πλεονασμὸς, abundantia ; πλέος, plenus ; πλεονάζω, plus habeo, abundo. Cette figure est le contraire de l’ellipse ; il y a pléonasme lorsqu’il y a dans la phrase quelque mot superflu, ensorte que le sens n’en seroit pas moins entendu, quand ce mot ne seroit pas exprimé, comme quand on dit, je l’ai vû de mes yeux, je l’ai entendu de mes oreilles, j’irai moi-même ; mes yeux, mes oreilles, moi-même, sont aurant de pléonasmes.

Lorsque ces mots superflus quant au sens, servent à donner au discours, ou plus de grace, ou plus de netteté, ou plus de force & d’énergie, ils font une figure approuvée comme dans les exemples ci-dessus ; mais quand le pléonasme ne produit aucun de ces avantages, c’est un défaut du style, ou du moins une négligence qu’on doit éviter.

III. La syllepse ou synthèse sert lorsqu’au lieu de construire les mots selon les regles ordinaires du nombre, des genres, des cas, on en fait la construction relativement à la pensée que l’on a dans l’esprit ; en un mot, il y a syllepse, lorsqu’on fait la construction selon le sens, & non pas selon les mots : c’est ainsi qu’Horace l. I. Od. 2. a dit : fatale monstrum quoe, parce que ce monstre fatal c’étoit Cléopatre ; ainsi il a dit quoe relativement à Cléopatre qu’il avoit dans l’esprit, & non pas relativement à monstrum. C’est ainsi que nous disons, la plûpart des hommes s’imaginent, parce que nous avons dans l’esprit une pluralité, & non le singulier, la plûpart. C’est par la même figure que le mot de personne, qui grammaticalement est du genre féminin, se trouve souvent suivi de il ou de ils, parce qu’on a dans l’esprit l’homme ou les hommes dont on parle.

IV. La quatrieme sorte de figure c’est l’hyperbate, c’est-à-dire confusion, mélange de mots ; c’est lorsque l’on s’écarte de l’ordre successif des rapports des mots, selon la construction simple : en voici un exemple où il n’y a pas un seul mot qui soit placé après son correlatif, & selon la construction simple.

Aret ager ; vitio, moriens, sitit, aeris, herba.
Virg. Eccl. VII. v. 52.

La construction simple est ager aret ; herba moriens prae vitio aëris sitit. L’ellipse & l’hyperbate sont fort en usage dans les langues où les mots changent de terminaisons, parce que ces terminaisons indiquent les rapports des mots, & par-là font appercevoir l’ordre ; mais dans les langues qui n’ont point de cas, ces figures ne peuvent être admises que lorsque les mots sous-entendus peuvent être aisément suppléés, & que l’on peut facilement appercevoir l’ordre des mots qui sont transposés : alors les ellipses & les transpositions donnent à l’esprit une occupation qui le flatte : il est facile d’en trouver des exemples dans les dialogues, dans le style soûtenu, & sur-tout dans les poëtes : par exemple, la vérité a besoin des ornemens que lui prête l’imagination, Discours sur Télémaque ; on voit aisément que l’imagination est le sujet, & que lui est pour à elle.

Le livre si connu de l’histoire de dom Quichote, commence par une transposition : dans une contrée d’Espagne, qu’on appelle la Manche, vivoit, il n’y a pas long-tems, un gentilhomme, &c. la construction est : un gentilhomme vivoit dans, &c.

V. L’imitation : les relations que les peuples ont les uns avec les autres, soit par le commerce, soit pour d’autres intérêts, introduisent réciproquement parmi eux, non-seulement des mots, mais encore des tours & des façons de parler qui ne sont pas analogues à la langue qui les adopte ; c’est ainsi que dans les auteurs latins on observe des phrases greques qu’on appelle des hellénismes, qu’on doit pourtant toûjours réduire à la construction pleine de toutes les langues. Voyez Construction .

VI. L’attraction : le méchanisme des organes de la parole apporte des changemens dans les lettres ou dans les mots qui en suivent ou qui en précedent d’autres : c’est ainsi qu’une lettre forte que l’on a à prononcer, fait changer en forte la douce qui la précede ; il y a en grec de fréquens exemples de ces changemens qui sont amenés par le méchanisme des organes : c’est ainsi qu’en latin on dit alloqui au lieu d’ad-loqui ; irruere pour in-ruere, &c.

De même la vûe de l’esprit tourné vers un certain mot, fait souvent donner une terminaison semblable à un autre mot qui a relation à celui-là : c’est ainsi qu’Horace, dans l’Art poétique, a dit, mediocribus esse poëtis, où l’on voit que mediocribus est attiré par poëtis.

On peut joindre à ces figures l’archaïsme, ἀρχαϊσμὸς, façon de parler à l’imitation des anciens ; ἀρχαῖος, antiquus : c’est ainsi que Virgile a dit, olli subridens pour illi ; & c’est ainsi que nos poëtes, pour plus de naïveté, imitent quelquefois Marot.

Le contraire de l’archaïsme c’est le néologisme, c’est-à-dire façon de parler nouvelle : nous avons un Dictionnaire néologique, composé par un critique connu, contre certains auteurs modernes, qui veulent introduire des mots nouveaux & des façons de parler nouvelles & affectées, qui ne sont pas consacrées par le bon usage, & que nos bons écrivains évitent. Ce mot vient de deux mots grecs, νέος, novus, & λόγος, sermo.

Il y a quelques autres figures qu’il n’est utile de connoître, que parce qu’on en trouve souvent les noms dans les commentateurs ; mais on doit les réduire à celles dont nous venons de parler. En voici quelques unes qu’on doit rapporter à l’hyperbate.

L’anastrophe, ἀναστρωφᾶν, convertere, στρέφω, verto ; l’anastrophe est le renversement des mots, comme mecum, tecum, vobiscum ; au lieu de cum me, cum te, cum vobis quam ob rem, au lieu de ob quam rem ; his accensa super, Virgile, Æneïd. l. I. v. 23. pour accensa super his. Robertson, dans le supplément de son Dictionnaire, lettre A, dit ἀναστροφὴ inversio, proepostera rerum seu verborum collocatio.

2. Tmesis, R. τμήσω, futur premier du verbe inusité τμάω, seco, je coupe : il y a tmésis lorsqu’un mot est coupé en deux : c’est ainsi que Virgile, au lieu de dire subjecta septemtrioni, a dit septem subjecta trioni. Georg. l. III. v. 381. & au liv. VIII. de l’Æneïd. v. 74, il a dit quo te cunque pour quocumque te, &c. quando consumet cunque, pour quando quocunque consumet. Il y a plusieurs exemples pareils dans Horace & ailleurs.

3. La parenthèse est aussi considérée comme causant une espece d’hyperbate, parce que la parenthèse est un sens à part, inséré dans un autre dont il interrompt la suite ; ce mot vient de παρὰ qui entre en composition, de ἐν, in, & de τίθημι, pono. Il y a dans l’opéra d’Armide une parenthèse célebre, en ce que le musicien l’a observée aussi dans le chant.

Le vainqueur de Renaud (si quelqu’un le peut être)
Sera digne de moi.

On doit éviter les parenthèses trop longues, & les placer de façon qu’elles ne rendent point la phrase louche, & qu’elles n’empêchent pas l’esprit d’appercevoir la suite des correlatifs.

4. Synchysis, c’est lorsque tout l’ordre de la construction est confondu, comme dans ce vers de Virgile, que nous avons déjà cité.
Aret ager ; vitio, moriens, sitit, aëris, herba. Et encore
Saxa, vocant Itali, mediis quoe in fluctibus, aras. c’est-à-dire, Itali vocant aras illa saxa quoe sunt in mediis fluctibus. Il n’est que trop aisé de trouver des exemples de cette figure. Au reste, synchysis est purement grec, σύγχυσις, & signifie confusion, συγχέω, confundo. Faber dit que synchysis est ordo dictionum confusior, & que Donat l’appelle hyperbate : en voici encore un exemple tiré d’Horace, I. sat. 5. v. 49.

Namque pilâ lippis inimicum & ludere crudis.

l’ordre est ludere pilâ est inimicum lippis & crudis,

« le jeu de paume est contraire à ceux qui ont mal aux yeux, & à ceux qui ont mal à l’estomac  ».

Voici une cinquieme sorte d’hyperbate, qu’on appelle anacholuthon, ἀνακόλουθον, quand ce qui suit n’est pas lié avec ce qui précede ; c’est plûtôt un vice, dit Erasme, qu’une figure : vitium orationis quando non redditur quod superioribus respondeat. Il doit y avoir entre les parties d’une période, une certaine suite & un certain rapport grammatical qui est nécessaire pour la netteté du style, & une certaine correspondance que l’esprit du lecteur attend, comme entre tot & quot, tantum & quantum, tel & quei, quoique, cependant, &c. Quand ce rapport ne se trouve point, c’est un anacoluthon ; en voici deux exemples tirés de Virgile.

Sed tamen idem olim curru succedere sueti.
Æn. l. III. v. 141.

C’est un anacoluthon, dit Servius ; car tamen n’est pas précédé de quamquàm : anacoluthon, nam quamquam non proemisit ; & au l. II. v. 331. on trouve quot sans tot.

Millia quot magnis nunquam venere Mycoenis.

ce qui fait dire encore à Servius que c’est un anacoluthon, & qu’il faut suppléer tot, tot millia.

Ce mot vient 1°. d’ἀκόλουθος, comes, ἀκόλουθον, consectarium, qui suit, qui accompagne, qui est apparié ; 2°. à ἀκόλουθον on ajoûte l’α privatif, suivi du ν euphonique, qui n’est que pour empêcher le bâillement entre les deux à, ἀ ἀκόλουθος, comme nous ajoûtons le t entre dira-on, dira-t-on.

Voici deux autres figures qui n’en méritent pas le nom, mais que nous croyons devoir expliquer, parce que les Commentateurs & les Grammairiens en font souvent mention : par exemple, lorsque Virgile fait dire à Didon urbem quam statuo vestra est, I. Æn. v. 573. les Commentateurs disent que cela est un exemple incontestable de la figure qu’ils appellent antiptose, du grec, ἀντὶ, pro, qui entre en composition, & de πτῶσις, casus ; ensorte que c’est-là un cas pour un autre : Virgile, disent-ils, a dit urbem pour urbs par antiptose ; c’est une ancienne figure, dit Servius ; c’est ainsi, ajoûte-t-il, que Caton a dit agrum, quem vir habet tollitur ; agrum au lieu d’ager ; & Terence, eunuchum quem dedisti nobis quas turbas dedit, où eunuchum est visiblement au lieu d’eunuchus. Terent. Eun. act. IV. sc. iij. v. 11.

Les jeunes gens qui apprennent le latin, ne devroient pas ignorer cette belle figure ; elle seroit pour eux d’une grande ressource. Quand on les blâmeroit d’avoir mis un cas pour un autre, l’autorité de Despautere qui dit que antiptosis fit per omnes casus, & qui en cite des exemples dans sa Syntaxe, p. 221. cette autorité, dis-je, seroit pour eux une excuse sans replique.

Mais qui ne voit que si ces changemens avoient été permis arbitrairement aux anciens, toutes les regles de la Grammaire seroient devenues inutiles ? V. la méthode latine de P. R. page 562.

C’est pourquoi les Grammairiens analogistes, qui font usage de leur raison, rejettent l’antiptose, & expliquent plus raisonnablement les exemples qu’on en donne : ainsi à l’égard de eunuchum quem dedisti, &c. il faut suppléer, dit Donat, is eunuchus ; Pythias a dit eunuchum quem, parce qu’elle avoit dans l’esprit dedisti eunuchum ; enim ad dedisti verbum retulit, dit Donat. Il y a deux propositions dans tous ces exemples ; il doit donc y avoir deux nominatifs : si l’un n’est pas exprimé, il faut le suppléer, parce qu’il est réellement dans le sens ; & puisqu’il n’est pas dans la phrase, il faut le tirer du dehors, dit Donat, assumendum extrinsecùs, pour faire la construction pleine : ainsi dans les exemples ci-dessus, l’ordre est hoet urbs, quam urbem statuo, est vestra. Ille ager, quem agrum vir habet, tollitur. Ille eunuchus, quem eunuchum dedisti nobis, quas turbas dedit. Il en est de même de l’exemple tiré du prologue de l’Andrienne de Térence, populo ut placerent quas fecisset fabulas, la construction est ut fabuloe, quas fabulas fecisset, placerent populo.

Ce qui fait bien voir la vérité & la fécondité du principe que nous avons établi au mot Construction , qu’il faut toûjours réduire à la forme de la proposition toutes les phrases particulieres & tous les membres d’une période.

L’autre figure dont les Grammairiens font mention avec aussi peu de raison, c’est l’énallage, ἐναλλαγὴ, permutatio. Le simple changement des cas est une antiptose ; mais s’il y a un mode pour un autre mode qui devoit y être selon l’analogie de la langue, s’il y a un tems pour un autre, ou un genre pour un autre genre, ou enfin s’il arrive à un mot quelque changement qui paroisse contraire aux regles communes, c’est un énallage ; par exemple, dans l’Eunuque de Térence, Thrason qui venoit de faire un présent à Thaïs, dit, magnas verò agere gratias Thaïs mihi, c’est-là une énallage, disent les Commentateurs, agere est pour agit ; mais en ces occasions on peut aisément faire la construction selon l’analogie ordinaire, en suppléant quelque verbe au mode fini, comme Thaïs tibi visa est agere, &c. ou coepit, ou non cessat. Cette façon de parler par l’infinitif, met l’action devant les yeux dans toute son étendue, & en marque la continuité ; le mode fini est plus momentané : c’est aussi ce que la Fontaine, dans la fable des deux rats, dit :

Le bruit cesse, on se retire,
Rats en campagne aussi-tôt,
Et le citadin de dire,
Achevons tout notre rôt.

c’est comme s’il y avoit, & le citadin ne cessoit de dire, se mit à dire, &c. ou pour parler grammaticalement, le citadin fit l’action de dire. Et dans la premiere fable du liv. VIII. il dit :

Ainsi, dit le Renard, & flatteurs d’applaudir.

la construction est les flatteurs ne cesserent d’applaudir, les flatteurs firent l’action d’applaudir.

On doit regarder ces locutions comme autant d’idiotismes consacrés par l’usage ; ce sont des façons de parler de la construction usuèle & élégante, mais que l’on peut réduire par imitation & par analogie à la forme de la construction commune, au lieu de recourir à de prétendues figures contraires à tous les principes.

Au reste, l’inattention des copistes, & souvent la négligence des auteurs même, qui s’endorment quelquefois, comme on le dit d’Homere, apportent des difficultés que l’on feroit mieux de reconnoître comme autant de fautes, plûtôt que de vouloir y trouver une régularité qui n’y est pas. La prévention voit les choses comme elle voudroit qu’elles fussent ; mais la raison ne les voit que telles qu’elles sont.

Il y a des figures de mots qu’on appelle tropes, à cause du changement qui arrive alors à la signification propre du mot ; car trope vient du grec, τροπὴ, conversio, changement, transformation ; τρέπω, verto. In tropo est nativoe significationis commutatio, dit Martinius : ainsi toutes les fois qu’on donne à un mot un sens différent de celui pour lequel il a été premierement établi, c’est un trope. Ces écarts de la premiere signification du mot se font en bien des manieres différentes, auxquelles les Rhéteurs ont donné des noms particuliers. Il y a un grand nombre de ces noms dont il est inutile de charger la mémoire ; c’est ici une des occasions où l’on peut dire que le nom ne fait rien à la chose : mais il faut du moins connoître que l’expression est figurée, & en quoi elle est figurée : par exemple, quand le duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. fut appellé à la couronne d’Espagne, le roi dit, il n’y a plus de Pyrénées ; personne ne prit ce mot à la lettre & dans le sens propre : on ne crut point que le roi eût voulu dire que les Pyrénées avoient été abysmées on anéanties ; tout le monde entendit le sens figuré, il n’y a plus de Pyrénées, c’est-à-dire, plus de séparation, plus de divisions, plus de guerre entre la France & l’Espagne ; on se contenta de saisir le sens de ces paroles ; mais les personnes instruites y reconnurent une métaphore.

Les principaux tropes dont on entend souvent parler, sont la métaphore, l’allégorie, l’allusion, l’ironie, le sarcasme, qui est une raillerie piquante & amere, irrisio amarulenta, dit Robertson ; la catachrèse, abus, extension ou imitation, comme quand on dit ferré d’argent, aller à cheval sur un bâton ; l’hyperbole, la synecdoque, la métonymie, l’euphémisme qui est fort en usage parmi les honnêtes gens, & qui consiste à déguiser des idées desagréables, odieuses, tristes ou peu honnêtes, sous des termes plus convenables & plus décens. L’ironie est un trope ; car puisque l’ironie fait entendre le contraire de ce qu’on dit, il est évident que les mots dont on se sert dans l’ironie, ne sont pas pris dans le sens propre & primitif. Ainsi, quand Boileau, satyre IX. dit

Je le déclare donc, Quinault est un Virgile,

il vouloit faire entendre précisément le contraire. On trouvera en sa place dans ce Dictionnaire, le nom de chaque trope particulier, avec une explication suffisante. Nous renvoyons aussi au mot Trope , pour parler de l’origine, de l’usage & de l’abus des tropes.

Il y a une derniere sorte de figures de mots, qu’il ne faut point confondre avec celles dont nous venons de parler ; les figures dont il s’agit ne sont point des tropes, puisque les mots y conservent leur signification propre. Ce ne sont point des figures de pensées, puisque ce n’est que des mots qu’elles tirent ce qu’elles sont ; par exemple, dans la répétition, le mot se prend dans sa signification ordinaire ; mais si vous ne répetez pas le mot, il n’y a plus de figure qu’on puisse appeller répétition.

Il y a plusieurs sortes de répétitions auxquelles les Rhéteurs ont pris la peine de donner assez inutilement des noms particuliers. Ils appellent climax, lorsque le mot est répété, pour passer comme par degrés d’une idée à une autre : cette figure est regardée comme une figure de mots, à cause de la répétition des mots, & on la regarde comme une figure de pensée, lorsqu’on s’éleve d’une pensée à une autre : pat exemple, aux discours il ajoûtoit les prieres, aux prieres les soûmissions, aux soûmissions les promesses, &c.

La synonymie est un assemblage de mots qui ont une signification à-peu-près semblable, comme ces quatre mots de la seconde Catilinaire de Ciceron : abiit, excessit, evasit, erupit ;

« il s’est en allé, il s’est retiré, il s’est évadé, il a disparu  ».

Voici quelques autres figures de mots.

L’onomatopée, ὀνοματοποιία, c’est la transformation d’un mot qui exprime le son de la chose ; ὄνομα, nomen, & ποιέω, facio ; c’est une imitation du son naturel de ce que le mot signifie, comme le glouglou de la bouteille, & en latin bilbire, bilbit amphora, la bouteille fait glouglou ; tinnitus oeris, le tintement des métaux, le cliquetis des armes, des épées ; le trictrac, qu’on appelloit autrefois tictac, sorte de jeu ainsi nommé, du bruit que font les dames & les dès dont on se sert. Taratantara, le bruit de la trompette, ce mot se trouve dans un ancien vers d’Ennius, que Servius a rapporté :

At tuba terribili sonitu taratantara dixit.

Voyez Servius sur le 503. vers du IX. livre de l’Enéïde. Boubari, aboyer, se dit des gros chiens ; mutire, se dit des chiens qui grondent, mu canum est undè mutire, dit Chorisius.

Les noms de plusieurs animaux sont tirés de leur cri ; upupa, une hupe ; cuculus, qu’on prononçoit coucoulous, un coucou, oiseau ; hirundo, une hirondelle ; ulula, une choüette ; bubo, un hibou ; graculus, une espece particuliere de corneille.

Paranomasie, ressemblance que les mots ont entr’eux ; c’est une espece de jeu de mots : amantes funt amentes, les amans sont insensés. La figure n’est que dans le latin, comme dans cet autre exemple, cum lectum petis de letho cogita,

« pensez à la mort quand vous entrez dans votre lit  ».

Les jeunes gens aiment ces sortes de figures ; mais il faut se ressouvenir de ce que Moliere en dit dans le Misantrope.

Ce style figuré dont on fait vanité.
Sort du bon caractere & de la vérité.
Ce n’est que jeux de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.

Voici deux autres figures qui ont du rapport à celles dont nous venons de parler : l’une s’appelle similiter cadens, c’est quand les différens membres ou incises d’une période finissent par des cas ou par des tems dont la terminaison est semblable.

L’autre figure qu’on appelle similiter desinens, n’est différente de la précédente, que parce qu’il ne s’y agit ni d’une ressemblance de cas ou de tems : mais il suffit que les membres ou incises ayent une désinance semblable, comme facere fortiter, & vivere turpiter. On trouve un grand nombre d’exemples de ces deux figures : ubi amatur, non laboratur, dit S. Augustin ;

« quand le goût y est, il n’y a plus de peine  ».

Il y a encore l’isocolon, c’est-à-dire l’égalité dans les membres ou dans les incises d’une période : ce mot vient de ἴσος, égal, & κῶλον, membre ; lorsque les différens membres d’une période ont un nombre de syllabes à-peu-près égal.

Enfin observons ce qu’on appelle polysyndeton, πολυσύνδετον, de πολὺς, multus, σὺν, cum, & δέω, ligo, lorsque les membres ou incises d’une période sont joints ensemble par la même conjonction répétée : ni les caresses, ni les menaces, ni les supplices, ni les recompenses, rien ne le fera changer de sentiment. Il est évident qu’il n’y a en ces figures, ni tropes ni figures de pensées.

Il nous reste à parler des figures de pensées ou de discours que les maîtres de l’art appellent figures de sentences, figuroe sententiarum, schemata ; σχῆμα, forme, habit, habitude, attitude ; σχέω, habeo, & ἔχω, plus usité.

Elles consistent dans la pensée, dans le sentiment, dans le tour d’esprit ; ensorte que l’on conserve la figure, quelles que soient les paroles dont on se sert pour l’exprimer.

Les figures ou expressions figurées ont chacune une forme particuliere qui leur est propre, & qui les distingue les unes des autres ; par exemple l’antithèse est distinguée des autres manieres de parler, en ce que les mots qui forment l’antithèse ont une signification opposée l’une à l’autre, comme quand S. Paul dit :

« on nous maudit, & nous bénissons ; on nous persécute, & nous souffrons la persécution ; on prononce des blasphèmes contre nous, & nous répondons par des prieres  ».

I. cor. c. jv. v. 12.

« Jesus-Christ s’est fait fils de l’homme, dit S. Cyprien, pour nous faire enfans de Dieu ; il a été blessé pour guérir nos plaies ; il s’est fait esclave, pour nous rendre libres ; il est mort pour nous faire vivre  ».

Ainsi quand on trouve des exemples de ces sortes d’oppositions, on les rapporte à l’antithèse.

L’apostrophe est différente des autres figures ; parce que ce n’est que dans l’apostrophe qu’on adresse tout-d’un-coup la parole à quelque personne présente ou absente : ce n’est que dans la prosopopée que l’on fait parler les morts, les absens, ou les êtres inanimés. Il en est de même des autres figures ; elles ont chacune leur caractere particulier, qui les distingue des autres assemblages de mots.

Les Grammairiens & les Rhéteurs ont fait des classes particulieres de ces différentes manieres, & ont donné le nom de figure de pensées à celles qui énoncent les pensées sous une forme particuliere qui les distingue les unes des autres, & de tout ce qui n’est que phrase ou expression.

Nous ne pouvons que recueillir ici les noms des principales de ces figures, nous reservant de parler en son lieu de chacune en particulier : nous avons déjà fait mention de l’antithèse, de l’apostrophe, & de la prosopopée.

L’exclamation ; c’est ainsi que S. Paul, après avoir parlé de ses foiblesses, s’écrie : Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps mortel ? Ad Rom. cap. vij.

L’épiphoneme ou sentence courte, par laquelle on conclut un raisonnement.

La description des personnes, du lieu, du tems.

L’interrogation, qui consiste à s’interroger soi-même & à se répondre.

La communication, quand l’orateur expose amicalement ses raisons à ses propres adversaires ; il en délibere avec eux, il les prend pour juges, pour leur faire mieux sentir qu’ils ont tort.

L’énumération ou distribution, qui consiste à parcourir en détail divers états, diverses circonstances & diverses parties. On doit éviter les minuties dans l’énumération.

La concession, par laquelle on accorde quelque chose pour en tirer avantage : Vous êtes riche, servez-vous de vos richesses ; mais faites-en de bonnes oeuvres.

La gradation, lorsqu’on s’éleve comme par degrés de pensées en pensées, qui vont toujours en augmentant : nous en avons fait mention en parlant du climax, κλῖμαξ, échelle, degré.

La suspension, qui consiste à faire attendre une pensée qui surprend.

Il y a une figure qu’on appelle congeries, assemblage ; elle consiste à rassembler plusieurs pensées & plusieurs raisonnemens serrés.

La réticence consiste à passer sous silence des pensées que l’on fait mieux connoître par ce silence, que si on en parloit ouvertement.

L’interrogation, qui consiste à faire quelques demandes, qui donnent ensuite lieu d’y répondre avec plus de force.

L’interruption, par laquelle l’orateur interrompt tout-à-coup son discours, pour entrer dans quelque mouvement pathétique placé à propos.

Il y a une figure qu’on appelle optatio, souhait ; on s’y exprime ordinairement par ces paroles : Ha, plût à Dieu que, &c. Fasse le ciel ! Puissiez-vous !

L’obsécration, par laquelle on conjure ses auditeurs au nom de leurs plus chers intérêts.

La périphrase, qui consiste à donner à une pensée, en l’exprimant par plusieurs mots, plus de grace & plus de force qu’elle n’en auroit si on l’énonçoit simplement en un seul mot. Les idées accessoires que l’on substitue au mot propre, sont moins seches & occupent l’imagination. C’est le goût, ce sont les circonstances qui doivent décider entre le mot propre & la périphrase.

L’hyperbole est une exagération, soit en augmentant ou en diminuant.

On met aussi au nombre des figures l’admiration & les sentences, & quelques autres faciles à remarquer.

Les figures rendent le discours plus insinuant, plus agréable, plus vif, plus énergique, plus pathétique ; mais elles doivent être rares & bien amenées. Il faut laisser aux écoliers à faire des figures de commande. Les figures ne doivent être que l’effet du sentiment & des mouvemens naturels, & l’art n’y doit point paroître. Voyez Elocution .

Quand on a cultivé un heureux naturel, & qu’on s’est rempli de bons modeles, on sent ce qui est décent, ce qui est à-propos, & ce que le bon sens adopte ou rejette. C’est en ce point, dit Horace, que consiste l’art d’écrire ; c’est du bon sens que les ouvrages d’esprit doivent tirer tout leur prix. En effet pour bien écrire, il faut d’abord un sens droit :

Scribendi rectè, sapere est principium & fons.
Hor. de arte poet. v. 309.
. . . . . Laissons à l’Italie
De tous ces traits brillans l’éclatante folie :
Tout doit tendre au bon sens . .
dit Boileau.

Les honnêtes gens sont blessés des figures affectées.

Offenduntur enim quibus est equus & pater & res,
Nec si quid fricti ciceris probat, aut nucis emtor
Æquis accipiunt animis, donant ve coronâ.
Hor. de arte poet. v. 248.
Boileau ajoûte
Aimez donc la raison ; que toûjours vos écrits
Empruntent d’elle seule & leur lustre & leur prix.

Figure est aussi un terme de Logique. Pour bien entendre ce mot, il faut se rappeller que tout syllogisme régulier est composé de trois termes. Faisons connoître par un exemple ce qu’on entend ici par terme. Supposons qu’il s’agisse de prouver cette proposition, un atome est divisible ; voilà déjà deux termes qui font la matiere du jugement, l’un est sujet, l’autre est attribut : atome est appellé le petit terme, parce qu’il est le moins étendu, il ne se dit que de l’atome ; au lieu que divisible est le grand terme, parce qu’il se dit d’un grand nombre d’objets, il a une plus grande étendue.

Si la personne à qui je veux prouver que tout atome est divisible n’apperçoit pas la connexion ou identité qu’il y a entre ces deux termes, & que divisible est un attribut inséparable de tout atome, j’ai recours à une troisieme idée qui me paroît propre à faire appercevoir cette connexion ou identité, & je dis à mon antagoniste : vous convenez que tout ce qui est étendu est divisible ; vous convenez aussi que tout atome est étendu ; vous devez donc convenir que tout atome est divisible, parce qu’une chose ne peut pas être & n’être pas ce qu’elle est. Ainsi l’idée d’étendu vous doit faire appercevoir la connexion ou rapport d’identité qu’il y a entre atome & divisible ; étendu est donc un troisieme terme qu’on appelle le medium ou moyen, par lequel on apperçoit la connexion des deux termes de la conclusion, c’est-à-dire que le moyen est le terme qui donne lieu à l’esprit d’appercevoir le rapport qu’il y a entre l’un & l’autre des termes de la conclusion : ainsi petit terme, grand terme, moyen terme, voilà les trois termes essentiels à tout syllogisme régulier.

Or la disposition du moyen terme avec les deux autres termes de la conclusion, est ce que les Logiciens appellent figure.

1°. Quand le moyen est sujet en la majeure & attribut en la mineure, c’est la premiere figure.

Tout ce qui est étendu est divisible,
Tout atome est étendu ;
Donc tout atome est divisible.

Voilà un syllogisme de la premiere figure ; étendu est le sujet de la majeure & l’attribut de la mineure.

2°. Si le moyen est attribut en la majeure & en la mineure, c’est la seconde figure.

3°. Si le moyen est sujet en l’une & en l’autre, cela fait la troisieme figure.

4°. Enfin si le moyen est attribut dans la majeure & sujet en la mineure, c’est la quatrieme figure.

Il n’y a point d’autre disposition du moyen terme avec les deux autres termes de la conclusion : ainsi il n’y a que quatre figures en Logique.

Outre les figures il y a encore les modes, qui sont les différens arrangemens des propositions ou prémisses par rapport à leur étendue & à leur qualité. L’étendue d’une proposition consiste à être ou universelle, ou particuliere, ou singuliere, & la qualité c’est d’être affirmative ou négative.

Au reste ces observations méchaniques sur les figures & sur les modes des syllogismes, peuvent avoir leur utilité ; mais ce n’est pas-là le droit chemin qui mene à la connoissance de la vérité. Il est bien plus utile de s’appliquer à appercevoir, 1°. la connexion ou identité de l’attribut avec le sujet : 2°. de voir si le sujet de la proposition qui est en question, est compris dans l’étendue de la proposition générale ; car alors l’attribut de cette proposition générale conviendra au sujet de la proposition en question, puisque ce sujet particulier est compris dans l’étendue de la proposition générale : par exemple, ce que je dis de tout homme, je le dis de Pierre & de tous les individus de l’espece humaine. Ainsi quand je dis que tout homme est sujet à l’erreur, je suis censé le dire de Pierre, de Paul, &c. c’est en cela que consiste toute la valeur du syllogisme. On ne sauroit refuser en détail ce qu’on a accordé expressément, quoiqu’en termes généraux.

Figure est encore un terme particulier de Grammaire fort usité par les grammairiens qui ont écrit en latin : c’est un accident qui arrive aux mots, & qui consiste à être simple, ou à être composé ; res est de la figure simple, publica est aussi de la figure simple, mais respublica est un mot de la figure composée. C’est ainsi que Despautere dit, que la figure est la différence qu’il y a dans les mots entre être simple ou être composé : figura est simplicis à composito discretio. Mais aujourd’hui nous nous contentons de dire qu’il y a des mots simples, & qu’il y en a de composés, & nous laissons au mot figure les autres acceptions dont nous avons parlé. (F)

FINI

FINI, FINIE

FINI, FINIE, ce mot est participe & adjectif ; comme participe, il a toutes les significations de son verbe : ainsi on dit qu’un ouvrage est fini, c’est-à-dire achevé, terminé, mis à fin. Telle est la premiere signification de ce mot, & en ce sens fini est opposé à commencé.

Fini se dit aussi par extension dans le sens de perfectionné, bien travaillé : c’est ainsi qu’on dit d’un tableau, que c’est un ouvrage fini ; que le peintre y a mis la derniere main ; on le dit aussi d’une gravure, d’une statue, des ouvrages à polir : lorsqu’il s’agit de ces sortes d’ouvrages, bien fini signifie bien poli ; on le dit aussi par figure des ouvrages d’esprit.

Fini, en Grammaire est un adjectif qui signifie déterminé, appliqué. On divise les modes des verbes en deux especes, en mode infinitif & en modes finis. L’infinitif énonce la signification du verbe dans un sens abstrait, sans en faire une application individuelle, comme aimer, lire, écouter, ensorte que l’infinitif par lui-même ne dit point qu’aucun individu fasse l’action qu’il signifie. Au contraire, les modes finis appliquent l’action par rapport à la personne, au nombre & au tems. Pierre lit, a lû, lira, &c.

On dit aussi sens fini, c’est-à-dire determiné ; on oppose alors sens fini à sens vague ou indéterminé.

Sens fini signifie aussi sens achevé, sens complet ; ce qui arrive quand l’esprit n’attend plus d’autre mot pour comprendre le sens de la phrase. On met un point à la fin de la période, quand le sens est fini ou complet : alors l’esprit n’attend plus d’autre mot par rapport à la construction de la phrase particuliere.

Fini, e, adjectif qui signifie déterminé, borné, limité, & qui se dit sur-tout des êtres physique,. Les partisans des idees innées se sont si fort écartés de la voie simple de la nature & de la droite raison, qu’ils soûtiennent que nous ne connoissons le fini que par l’idee innée que nous avons, disent-ils, de l’infini ; le fini, selon eux, suppose l’infini, & n’est qu’une limitation de l’idée que nous avons de l’infini. Ils prétendent que nous ne connoissons les êtres particuliers, que parce que nous avons l’idée de l’être en général.

Perceptio rei singularis nihil aliud esse videtur quam limitatio quoedam luminis naturalis, quo ens ipsum universè, seu Deum novimus. Inst. Phil. Edmundi Purchotii Metap. sect. iij. c. v. p. 585.

Prius cognoscimus quid sit ens seu esse generatim quam sensibus nostris utamur. Id ib. p. 567.

Prius est cognoscere ens simpliciter quam ens tale aut entis differentias. Id. ib. p. 568.

Plus on refléchit sur cette étrange hypothèse, plus on la trouve contraire à l’expérience & aux lumieres du bon sens. Quand nous venons au monde, & que nos sens ont acquis une certaine consistance, nous sommes affectés par les objets particuliers ; & ce sont ces différentes affections qui nous donnent les idées des êtres particuliers. Nous voyons ces êtres bornés par leurs propres limites & par l’étendue ultérieure qui les environne. A la vérité, je ne puis bien entendre qu’un objet est fini, que je n’en connoisse les bornes, & que je n’aye acquis par l’usage de la vie, l’idée d’une étendue ultérieure ; mais ces deux points me suffisent pour savoir qu’un tel corps est fini, sans que l’idée de l’infini me soit nécessaire, puisque ce corps singulier n’est point une partie intégrante de l’infini, & que je puis entendre qu’on me parle de l’un, sans être obligé de penser à l’autre. Si l’observe une ile dans la mer, je vois qu’elle a une étendue circonscrite par les eaux. Aussi S. Paul, au lieu de nous dire que l’idée innée de l’infini nous fait connoitre les créatures, nous enseigne au contraire que

« les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle & sa divinité, sont devenues visibles depuis la création du monde, par la connoissance que ses créatures nous en donnent  ».

Ad rom. c. j. v. 20.

Ainsi on est beaucoup plus conforme à la pensée de S. Paul & au langage du S. Esprit, en soûtenant que les idées particulieres des êtres finis dont nous pouvons toûjours écarter les limites, nous menent enfin à l’idée de l’infini, qu’en voulant que l’idée de l’infini soit nécessaire pour connoître un être fini : c’est comme si l’on disoit qu’il faut avoir vû la mer pour connoitre une riviere que l’on voit couler dans son lit, & qu’il faut avoir idée d’un royaume, pour voir une ville renfermée dans ses remparts.

En un mot, c’est par les idées singulieres que nous nous élevons aux idées générales ; ce sont les divers objets blancs dont j’ai été affecté, qui m’ont donné l’idée de la blancheur ; ce sont les différens animaux particuliers que j’ai vûs des mon enfance, qui m’ont donné l’idée générale d’animal, &c. Ce n’est que de ce principe bien developpé & bien entendu, que peut naitre un jour une bonne logique. Voyez Abstraction, Adjectif . (F)

FOND

Fond et fonds

FOND, s. m. & au pluriel fonds. Ce mot a plusieurs acceptions analogues entre elles, tant au propre qu’au figuré.

Fond signifie premierement la partie la plus basse d’un tout. Le fond d’un puits, le fond d’une riviere, le fond de la mer, de fond en comble, c’est-à-dire de bas en-haut ; (on prononce de font-en-comble, ce qui fait voir qu’il faut écrire fond au singulier sans s) le fond du panier. Bâtir dans un fond, c’est bâtir dans un lieu bas : il faut mettre un fond à ce tonneau, c’est-à-dire qu’il y faut ajoûter des douves qui serviront de fond.

Le fond des forêts, le fond d’une allée ; il s’est retiré dans le fond d’une solitude, dans le fond d’un cloître.

2°. Fond signifie aussi profondeur ; ce haut-de-chausse n’a pas assez de fond, c’est-à-dire de profondeur. La digestion se fait dans le fond de l’estomac ; un fossé à fond de cuve est un fossé sec & escarpé des deux côtés, à l’imitation d’un vase : on dit familierement déjeuner à fond de cuve, c’est-à-dire amplement. En terme de jeu on dit aller à fond, pour dire écarter autant de cartes qu’on peut en prendre dans le talon. En terme de Marine, le fond de cale est la partie la plus basse du vaisseau ; c’est celle où l’on met les provisions & les marchandises.

Prendre fond, c’est jetter l’ancre : couler à fond se dit dans le sens propre d’un vaisseau qui se remplit d’eau & s’enfonce. Or dit par figure d’un homme, dont la fortune est renversée, qu’il est coulé à fond.

On dit encore, en terme de Marine, donner fond, c’est-à-dire jetter l’ancre. On sonde quelquefois sans trouver fond. Un bon fond dans le sens propre, en terme de Marine, veut dire un bon ancrage, c’est-à-dire que le fond de la mer se trouve propre à retenir l’ancre : bas-fond est un endroit de la mer où il y a peu d’eau, où l’eau est basse.

Il y a des carrosses à deux fonds. On dit par métaphore le fond de l’ame, le fond d’une affaire ; ce qu’il y a de plus caché, ce qui fait le noeud de la difficulté : on dit aussi en ce sens le fond du sac.

On dit qu’il ne faut point qu’on sache le fond de notre bourse, pour dire ce que nous avons de biens ou d’argent.

A fond, c’est-à-dire pleinement ; il a parlé à fond de, &c. Connoître à fond, c’est connoître l’origine, la vie, l’esprit, la conduite, & les moeurs de quelqu’un.

Au fond, sorte d’adverbe de raisonnement, pour dire au reste, si l’on veut bien y faire attention.

3°. Fond se prend aussi dans le sens propre pour le terrein, pour ce qui sert de base. On a planté ces arbres dans un bon fond ; un bon fond de terre. On ne doit pas bâtir sur le fond d’autrui. On dit d’un seigneur qu’il est riche en fonds de terre, in fundis terroe ; en sorte que, selon M. Ménage, fonds est alors au pluriel.

Le fond d’un tableau, c’est ce qui sert comme de base & de champ aux figures ; c’est ainsi que l’on dit que le fond du damas est de taffetas, & que les fleurs sont de satin.

4°. Fond se dit par extension pour propriété, & alors il est opposé à usufruit : la veuve n’a que l’usufruit de son doüaire ; les enfans en ont le fond ou la propriété.

5°. Fond se dit par imitation d’une somme d’argent qu’on amasse & qu’on destine à certains usages. Faire un fond pour bâtir, pour joüer, &c. On dit d’un joüeur qu’il est en fond ou en fonds au pluriel, pour dire qu’il a de l’argent comptant.

Fond, dans le même sens, se dit pour le capital d’une somme d’argent : aliéner son fond à la charge d’une rente qui tient lieu de fruits. Quand on donne de l’argent à rente viagere, pour en retirer un denier plus fort, on dit qu’on l’a placé à fond perdu.

6°. Fond se dit aussi par figure des choses spirituelles, comme on le dit d’étendue. Un fond d’esprit, de bon sens, de vertu, de probité, &c.

On dit faire fond sur quelqu’un ou sur quelque chose, y compter, s’en croire assûré. L’abbé de Bellegarde dit qu’il ne faut pas toûjours faire fond sur les personnes qui se répandent en témoignages extérieurs de politesse.

M. de Vaugelas, remarques, tom. II. pag. 314. dit que fond & fonds sont deux choses différentes ; car fond sans s, dit-il, se dit en latin hoc fundum, c’est la partie la plus basse de ce qui contient, comme le fond du tonneau, le fond du verre : mais fonds avec un s se dit en latin hic fundus ; & c’est proprement la terre qui produit des fruits, & par figure tout ce qui rapporte du profit. Mais le docte Ménage desaprouve ce sentiment de Vaugelas ; il ne connoît en latin que fundus, & ajoûte que si l’on dit, il n’y a point de fonds, c’est qu’alors fonds est au pluriel, nulli sunt fundi.

Il est vrai que quelques-uns de nos dictionnaires ont adopté fundum, i, mais c’est sans autorité, fundum n’est que l’accusatif de fundus. Danet & le pere Joubert ne reconnoissent que fundus.

Quoique le thrésor d’Etienne mette fundum, i, après Laurent Valle, dit l’auteur du Novitius, cependant ni l’un ni l’autre n’en apportent aucune autorité.

Martinius dit qu’on trouve fundum & fundus dans Calepin & dans quelques autres dictionnaires : sed de primo nullum exemplum, nec hoc fundum apud idoneos autores reperias.

Faber, dans son thrésor, ne met que fundus, & ajoûte, comme s’il vouloit répondre à Vaugelas : non audiendi sunt grammatici & lexicographi recentiores, qui inter fundus & fundum distinguunt, ut fundus de agro, fundum de imo cujusque rei dicatur ; neque verò id exemplis probari potest.

Je me suis peut-être trop étendu sur un article aussi peu important ; je finis par ces paroles de Thomas Corneille, dans sa note sur la remarque de Vaugelas, tom. II. pag. 316.

« Je suis ici du sentiment de M. Ménage, & cela me fait écrire fond sans s, & jamais fonds, à-moins que ce mot ne soit au pluriel  ».

(F)

FUTUR

Futur, adjectif

FUTUR, adj. il se dit d’une chose qui doit être, qui doit arriver, qui est à venir. M. de Vaugelas dit (élém. p. 436.) que ce mot est plus de la Poésie que de la bonne Prose, & le bannit du beau style. Le P. Bouhours soûtient le contraire (élém. nouv. p. 596.), mais il ajoûte qu’il faut éviter de donner dans le style de Notaire, futur époux, future épouse. Cette derniere restriction est favorable au sentiment de M. de Vaugelas. En effet on dira plûtôt, le voyage que nous devons faire, qu’on ne dira, notre voyage futur, &c. Il est établi qu’on dise les biens de la vie future, par opposition à ceux de la vie présente. On dit aussi, les présages de sa grandeur future. Malherbe a dit :

Que direz-vous, races futures,
Quand un véritable discours
Vous apprendra les avantures
De nos abominables jours ?
(F)

GRAMMAIRIEN

GRAMMAIRIEN, adj. qui est souvent pris substantivement ; il se dit d’un homme qui a fait une étude particuliere de la Grammaire.

Autrefois on distinguoit entre grammairien & grammatiste ; on entendoit par grammairien ce que nous entendons par homme de lettres, homme d’érudition, bon critique : c’est en ce sens que Suétone a pris ce mot dans son livre des grammairiens célebres. Voyez ci-devant l’article Gens de Lettres .

Quintilien dit qu’un grammairien doit être philosophe, orateur ; avoir une vaste connoissance de l’Histoire, être excellent critique & interprete judicieux des anciens auteurs & des poetes ; il veut même que son grammairien n’ignore pas la Musique. Tout cela suppose un discernement juste & un esprit philosophique, éclairé par une saine Logique & par une Métaphysique solide. Mixtum in his omnibus judicium est. Quintil. inst. orat. lib. I. c. jv.

Ceux qui n’avoient pas ces connoissances & qui étoient bornés à montrer par état la pratique des premiers élémens des lettres, étoient appellés grammatistes.

Aujourd’hui on dit d’un homme de lettres, qu’il est bon grammairien, lorsqu’il s’est appliqué aux connoissances qui regardent l’art de parler & d’écrire correctement.

Mais s’il ne connoît pas que la parole n’est que le signe de la pensée ; que par conséquent l’art de parler suppose l’art de penser ; en un mot s’il n’a pas cet esprit philosophique qui est l’instrument universel & sans lequel nul ouvrage ne peut être conduit à la perfection, il est à peine grammatiste : ce qui fait voir la vérité de cette pensée de Quintilien,

« que la Grammaire au fond est bien au-dessus de ce qu’elle paroit être d’abord  » :

plus habet in recessu quam in fronte promittit. Quintil. inst. orat. lib. I. c. jv. init.

Bien des gens confondent les Grammairiens avec les Grammatistes : mais il y a toûjours un ordre supérieur d’hommes, qui, comme Quintilien, ne jugent les choses grandes ou petites que par rapport aux avantages réels que la société peut en recueillir : souvent ce qui paroit grand aux yeux du vulgaire, ils le trouvent petit, si la société n’en doit tirer aucun profit ; & souvent ce que le commun des hommes trouve petit, ils le jugent grand, si les citoyens en doivent devenir plus éclairés & plus instruits, & qu’il doive en résulter qu’ils en penseront avec plus d’ordre & de profondeur ; qu’ils s’exprimeront avec plus de justesse, de précision, & de clarté, & qu’ils en seront bien plus disposés à devenir utiles & vertueux. (F)

SENS

SENS, s. m. (Gramm.) ce mot est souvent synonyme de signification & d’acception ; & quand on n’a qu’à indiquer d’une maniere vague & indéfinie la représentation dont les mots sont chargés, on peut se servir indifféremment de l’un ou de l’autre de ces trois termes. Mais il y a bien des circonstances où le choix n’en est pas indifférent, parce qu’ils sont distingués l’un de l’autre par des idées accessoires qu’il ne faut pas confondre, si l’on veut donner au langage grammatical le mérite de la justesse, dont on ne sauroit faire assez de cas. Il est donc important d’examiner les différences de ces synonymes ; je commencerai par les deux mots signification & acception, & je passerai ensuite au détail des différens sens que le grammairien peut envisager dans les mots ou dans les phrases.

Chaque mot a d’abord une signification primitive & fondamentale, qui lui vient de la décision constante de l’usage, & qui doit être le principal objet à déterminer dans un dictionnaire, ainsi que dans la traduction littérale d’une langue en une autre ; mais quelquefois le mot est pris avec abstraction de l’objet qu’il représente, pour n’être considéré que dans les élémens matériels dont il peut être composé, ou pour être rapporté à la classe de mots à laquelle il appartient : si l’on dit, par exemple, qu’un rudiment est un livre qui contient les élémens de la langue latine, choisis avec sagesse, disposés avec intelligence, énoncés avec clarté, c’est faire connoître la signification primitive & fondamentale du mot ; mais si l’on dit que rudiment est un mot de trois syllabes, ou un nom du genre masculin, c’est prendre alors le mot avec abstraction de toute signification déterminée, quoiqu’on ne puisse le considérer comme mot sans lui en supposer une. Ces deux diverses manieres d’envisager la signification primitive d’un mot, en sont des acceptions différentes, parce que le mot est pris, accipitur, ou pour lui-même ou pour ce dont il est le signe. Si la signification primitive du mot y est directement & déterminément envisagée, le mot est pris dans une acception formelle ; telle est l’acception du mot rudiment dans le premier exemple : si la signification primitive du mot n’y est point envisagée déterminément, qu’elle n’y soit que supposée, que l’on en fasse abstraction, & que l’attention ne soit fixée immédiatement que sur le matériel du mot, il est pris alors dans une acception matérielle ; telle est l’acception du mot rudiment dans le second exemple.

En m’expliquant, artiçle Mot, sur ce qui concerne la signification primitive des mots, j’y ai distingué la signification objective, & la signification formelle ; ce que je rappelle, afin de faire observer la différence qu’il y a entre la signification & l’acception formelle. La signification objective, c’est l’idée fondamentale qui est l’objet individuel de la signification du mot, & qui peut être représentée par des mots de différentes especes ; la signification formelle, c’est la maniere particuliere dont le mot présente à l’esprit l’objet dont il est le signe, laquelle est commune à tous les mots de la même espece, & ne peut convenir à ceux des autres especes : la signification objective & la signification formelle, constituent la signification primitive & totale du mot. Or, il s’agit toujours de cette signification totale dans l’acception, soit formelle, soit matérielle du mot, selon que cette signification totale y est envisagée déterminément, ou que l’on en fait abstraction pour ne s’occuper déterminément que du matériel du mot.

Mais la signification objective est elle-même sujette à différentes acceptions, parce que le même mot matériel peut être destiné par l’usage à être, selon la diversité des occurrences, le signe primitif de diverses idées fondamentales. Par exemple, le mot françois coin exprime quelquefois une sorte de fruit, malum cydonium ; d’autres fois un angle, angulus ; tantôt un instrument méchanique pour fendre, cuneus ; & tantôt un autre instrument destiné à marquer les médailles & la monnoie, typus : ce sont autant d’acceptions différentes du mot coin, parce qu’il est fondamentalement le signe primitif de chacun de ces objets, que l’on ne désigne dans notre langue par aucun autre nom. Chacune de ces acceptions est formelle, puisqu’on y envisage directement la signification primitive du mot ; mais on peut les nommer distinctives, puisqu’on y distingue l’une des significations primitives que l’usage a attachées au mot, de toutes les autres dont il est susceptible. Il ne laisse pas d’y avoir dans notre langue, & apparemment dans toutes les autres, bien des mots susceptibles de plusieurs acceptions distinctives : mais il n’en résulte aucune équivoque, parce que les circonstances fixent assez l’acception précise qui y convient, & que l’usage n’a mis dans ce cas aucun des mots qui sont fréquemment nécessaires dans le discours. Voici, par exemple, quatre phrases différentes : l’esprit est essentiellement indivisible ; la lettre tue & l’esprit vivifie ; reprenez vos esprits ; ce foetus a été conservé dans l’esprit-de-vin : le mot esprit y a quatre acceptions distinctives qui se présentent sans équivoque à quiconque sait la langue françoise, & que, par cette raison même, je me dispenserai d’indiquer plus amplement. Voyez Esprit.

Outre toutes les acceptions dont on vient de parler, les mots qui ont une signification générale, comme les noms appellatifs, les adjectifs & les verbes, sont encore susceptibles d’une autre espece d’acceptions que l’on peut nommer déterminatives.

Les acceptions déterminatives des noms appellatifs dépendent de la maniere dont ils sont employés, & qui fait qu’ils présentent à l’esprit ou l’idée abstraite de la nature commune qui constitue leur signification primitive, ou la totalité des individus en qui se trouve cette nature, ou seulement une partie indéfinie de ces individus ; ou enfin un ou plusieurs de ces individus précisément déterminés : selon ces différens aspects, l’acception est ou spécifique ou universelle, ou particuliere ou singuliere. Ainsi quand on dit, agir en homme , on prend le nom homme dans une acception spécifique, puisqu’on n’envisage que l’idée de la nature humaine ; si l’on dit, tous les hommes sont avides de bonheur, le même nom homme a une acception universelle, parce qu’il désigne tous les individus de l’espece humaine ; quelques hommes ont l’ame élevée, ici le nom homme est pris dans une acception particuliere, parce qu’on n’indique qu’une partie indéfinie de la totalité des individus de l’espece ; cet homme (en parlant de César) avoit un génie supérieur ; ces douze hommes (en parlant des Apôtres) n’avoient par eux-mêmes rien de ce qui peut assurer le succès d’un projet aussi vaste que l’établissement du Christianisme : le nom homme dans ces deux exemples a une acception singuliere, parce qu’il sert à déterminer précisément, dans l’une des phrases, un individu, & dans l’autre douze individus de l’espece humaine. On peut voir au mot Nom, art. i. §. 1. n. 3. les différens moyens de modifier ainsi l’étendue des noms appellatifs.

Plusieurs adjectifs, des verbes & des adverbes sont également susceptibles de différentes acceptions déterminatives, qui sont toujours indiquées par les complémens qui les accompagnent, & dont l’effet est de restraindre la signification primitive & fondamentale de ces mots : un homme savant, un homme savant en grammaire, un homme très-savant, un homme plus savant qu’un autre ; voilà l’adjectif savant pris sous quatre acceptions différentes, en conservant toujours la même signification. Il en seroit de même des adverbes & des verbes, selon qu’ils auroient tel ou tel complément, ou qu’ils n’en auroient point. Voyez Régime .

Il paroît évidemment par tout ce qui vient d’être dit, que toutes les especes d’acceptions, dont les mots en genéral & les différentes sortes de mots en particulier peuvent être susceptibles, ne sont que différens aspects de la signification primitive & fondamentale : qu’elle est supposée, mais qu’on en fait abstraction dans l’acception matérielle : qu’elle est choisie entre plusieurs dans les acceptions distinctives : qu’elle est déterminée à la simple désignation de la nature commune dans l’acception spécifique ; à celle de tous les individus de l’espece dans l’acception universelle ; à l’indication d’une partie indéfinie des individus de l’espece dans l’acception particuliere ; & à celle d’un ou de plusieurs de ces individus précisément déterminés dans l’acception singuliere : en un mot, la signification primitive est toujours l’objet immédiat des diverses acceptions.

1. Sens propre, sens figuré. Il n’en est pas ainsi à l’égard des différens sens dont un mot est susceptible : la signification primitive en est plutôt le fondement que l’objet, si ce n’est lorsque le mot est employé pour signifier ce pour quoi il a été d’abord établi par l’usage, sous quelqu’une des acceptions qui viennent d’être détaillées ; on dit alors que le mot est employé dans le sens propre, comme quand on dit, le feu brûle, la lumiere nous éclaire, la clarté du jour, car tous ces mots conservent dans ces phrases leur signification primitive sans aucune altération, c’est pourquoi ils sont dans le sens propre.

« Mais, dit M. du Marsais, Trop. Part. I. art. vj. quand un mot est pris dans un autre sens, il paroît alors, pour ainsi dire, sous une forme empruntée, sous une figure qui n’est pas sa figure naturelle, c’est-à-dire celle qu’il a eue d’abord : alors on dit que ce mot est dans un sens figuré, quel que puisse être le nom que l’on donne ensuite à cette figure particuliere : par exemple, le feu de vos yeux, le feu de l’imagination, la lumiere de l’esprit, la clarte d’un discours… La liaison, continue ce grammairien, ibid. art. vij. §. 1. qu’il y a entre les idées accessoires, je veux dire, entre les idées qui ont rapport les unes aux autres, est la source & le principe de divers sens figurés que l’on donne aux mots. Les objets qui font sur nous des impressions, sont toujours accompagnés de differentes circonstances qui nous frappent, & par lesquelles nous désignons souvent, ou les objets mêmes qu’elles n’ont fait qu’accompagner, ou ceux dont elles nous rappellent le souvenir… Souvent les idées accessoires, désignant les objets avec plus de circonstances que ne feroient les noms propres de ces objets, les peignent ou avec plus d’énergie ou avec plus d’agrément. De-là le signe pour la chose signifiée, la cause pour l’effet, la partie pour le tout, l’antécédent pour le conséquent & les autres tropes, voyez Trope . Comme l’une de ces idées ne sauroit être réveillée sans exciter l’autre, il arrive que l’expression figurée est aussi facilement entendue que si l’on se servoit du mot propre ; elle est même ordinairement plus vive & plus agréable quand elle est employée à-propos, parce qu’elle réveille plus d’une image ; elle attache ou amuse l’imagination, & donne aisément à deviner à l’esprit.

Il n’y a peut-être point de mot, dit-il ailleurs, §. 4. qui ne se prenne en quelque sens figuré, c’est-à-dire, éloigné de sa signification propre & primitive. Les mots les plus communs, & qui reviennent souvent dans le discours, sont ceux qui sont pris le plus fréquemment dans un sens figuré, & qui ont un plus grand nombre de ces sortes de sens : tels sont corps, ame, tête, couleur, avoir, faire, &c.

Un mot ne conserve pas dans la traduction tous les sens figurés qu’il a dans la langue originale : chaque langue a des expressions figurées qui lui sont particulieres, soit parce que ces expressions sont tirées de certains usages établis dans un pays, & inconnus dans un autre ; soit par quelqu’autre raison purement arbitraire… Nous disons porter envie, ce qui ne seroit pas enten du en latin par ferre invidiam ; au contraire, morem gerere alicui, est une façon de parler latine, qui ne seroit pas entendue en françois ; si on se contentoit de la rendre mot-à-mot, & que l’on traduisît, porter la coutume à quelqu’un, au-lieu de dire, faire voir à quelqu’un qu’on se conforme à son goût, à sa maniere de vivre, être complaisant, lui obéir… ainsi quand il s’agit de traduire en une autre langue quelque expression figurée, le traducteur trouve souvent que sa langue n’adopte point la figure de la langue originale ; alors il doit avoir recours à quelqu’autre expression figurée de sa propre langue, qui réponde, s’il est possible, à celle de son auteur. Le but de ces sortes de traductions n’est que de faire entendre la pensée d’un auteur ; ainsi on doit alors s’attacher à la pensée & non à la lettre, & parler comme l’auteur lui-même auroit parlé, si la langue dans laquelle on le traduit, avoit été sa langue naturelle ; mais quand il s’agit de faire entendre une langue étrangere, on doit alors traduire littéralement, afin de faire comprendre le tour original de cette langue.

Nos dictionnaires, §. 5. n’ont point assez remarqué ces différences, je veux dire, les divers sens que l’on donne par figure à un même mot dans une même langue, & les différentes significations que celui qui traduit est obligé de donner à un même mot ou à une même expression, pour faire entendre la pensée de son auteur. Ce sont deux idees fort différentes que nos dictionnaires confondent ; ce qui les rend moins utiles & souvent nuisibles aux commençans. Je vais faire entendre ma pensée par cet exemple.

Porter se rend en latin dans le sens propre par ferre : mais quand nous disons porter envie, porter la parole, se porter bien ou mal, &c. on ne se sert plus de ferre pour rendre ces façons de parler en latin ; la langue latine a ses expressions particulieres pour les exprimer ; porter ou ferre ne sont plus alors dans l’imagination de celui qui parle latin : ainsi quand on considere porter, tout seul & séparé des autres mots qui lui donnent un sens figuré, on manqueroit d’exactitude dans les dictionnaires françois-latins, si l’on disoit d’abord simplement, que porter se rend en latin par ferre, invidere, alloqui, valere, &c.

Pourquoi donc tombe-t-on dans la même faute dans les dictionnaires latin-francois, quand il s’agit de traduire un mot latin ? Pourquoi joint-on à la fignification propre d’un mot, quel qu’autre signification figurée, qu’il n’a jamais tout seul en latin ? La figure n’est que dans notre françois, parce que nous nous servons d’une autre image, & par conséquent de mots tout différens. (Voyez le dictionnaire latin-françois, imprimé sous le nom de R. P. Tachart, en 1727, & quelqu’autres dictionnaires nouveaux.) Mittere, par exemple, signifie, y dit-on, envoyer, retenir, arrêter, écrire ; n’est-ce pas comme si l’on disoit dans le dictionnaire françois-latin, que porter se rend en latin par ferre, invidere, alloqui, valere ? jamais mittere n’a eu la signification de retenir, d’arrêter, d’écrire, dans l’imagination d’un homme qui parloit latin. Quand Térence a dit, (Adelph. III. ij. 37.) lacrymas mitte, & (Hec. V. ij. 14.) missam iram faciet ; mittere avoit toujours dans son esprit la signification d’envoyer : envoyez loin de vous vos larmes, votre colere, comme on renvoie tout ce dont on veut se défaire : que si en ces occasions nous disons plutôt, retenez vos larmes, retenez votre colere, c’est que pour exprimer ce sens, nous avons recours à une métaphore prise de l’action que l’on fait quand on retient un cheval avec le frein, ou quand on empêche qu’une chose ne tombe ou ne s’échappe : ainsi il faut toujours distinguer deux sortes de traductions. (voyez Traduction, Version , syn.) Quand on ne traduit que pour faire entendre la pensée d’un auteur, on doit rendre, s’il est possible, figure par figure, sans s’attacher à traduire littéralement ; mais quand il s’agit de donner l’intelligence d’une langue, ce qui est le but des dictionnaires, on doit traduire littéralement, afin de faire entendre le sens figuré qui est en usage dans cette langue à l’égard d’un certain mot ; autrement c’est tout confondre.

Je voudrois donc que nos dictionnaires donnassent d’abord à un mot latin la signification propre que ce mot avoit dans l’imagination des auteurs latins : qu’ensuite ils ajoutassent les divers sens figurés que les latins donnoient à ce mot ; mais quand il arrive qu’un mot joint à un autre, forme une expression figurée, un sens, une pensée que nous rendons en notre langue par une image différente de celle qui étoit en usage en latin ; alors je voudrois distinguer : 1°. si l’explication littérale qu’on a déja donnée du mot latin, suffit pour faire entendre à la lettre l’expression figurée, ou la pensée littérale du latin ; en ce cas, je me contenterois de rendre la pensée à notre maniere ; par exemple, mittere, envoyer ; mitte iram, retenez votre colere ; mittere epistolam alicui, écrire une lettre à quelqu’un. 2°. Mais lorsque la façon de parler latine, est trop éloignée de la françoise, & que la lettre n’en peut pas être aisément entendue, les dictionnaires devroient l’expliquer d’abord littéralement, & ensuite ajouter la phrase françoise qui répond à la latine ; par exemple, laterem crudum lavare, laver une brique crue, c’est-à-dire, perdre son tems & sa peine, perdre son latin ; qui laveroit une brique avant qu’elle fût cuite, ne feroit que de la boue, & perdroit la brique ; on ne doit pas conclure de cet exemple, que jamais lavare ait signifié en latin, perdre ; ni later, tems ou peine ».

II. Sens déterminé, sens indéterminé. Quoique chaque mot ait nécessairement dans le discours une signification fixe, & une acception déterminée, il il peut néanmoins avoir un sens indéterminé, en ce qu’il peut encore laisser dans l’esprit quelque incertitude sur la détermination précise & individuelle des sujets dont on parle, des objets que l’on désigne.

Que l’on dise, par exemple, des hommes ont cru que les animaux sont de pures machines ; un homme d’une naissance incertaine, jetta les premiers fondemens de la capitale du monde : le nom homme, qui a dans ces deux exemples une signification fixe, qui y est pris sous une acception formelle & déterminative, y conserve encore un sens indéterminé, parce que la détermination individuelle des sujets qu’il y désigne, n’y est pas assez complette ; il peut y avoir encore de l’incertitude sur cette détermination totale, pour ceux du moins qui ignoreroient l’histoire du cartésianisme & celle de Rome ; ce qui prouve que la lumiere de ceux qui ne resteroient point indécis à cet égard, après avoir entendu ces deux propositions, ne leur viendroit d’ailleurs que du sens même du mot homme.

Mais si l’on dit, les Cartesiens ont cru que les animaux sont de pures machines ; Romulus jetta les premiers fondemens de la capitale du monde : ces deux propositions ne laissent plus aucune incertitude sur la détermination individuelle des hommes dont il y est question ; le sens en est totalement déterminé.

III. Sens actif, sens passif. Un mot est employé dans un sens actif, quand le sujet auquel il se rapporte, est envisagé comme le principe de l’action énoncée par ce mot ; il est employé dans le sens passif, quand le sujet auquel il a rapport, est consideré comme le terme de l’impression produite par l’action que ce mot énonce : par exemple les mots aide & secours sont pris dans un sens actif, quand on dit, mon aide , ou mon secours vous est inutile ; car c’est comme si l’on disoit, l’aide , ou le secours que je vous donnerois, vous est inutile : mais ces mêmes mots sont dans un sens passif, si l’on dit, accourez à mon aide, venez à mon secours ; car ces mots marquent alors l’aide ou le secours que l’on me donnera, dont je suis le terme & non pas le principe. (Voyez Vaugelas, Rem. 541.) Cet enfant se gate , pour dire qu’il tache ses hardes, est une phrase où les deux mots se gâte, ont le sens actif, parce que l’enfant auquel ils se rapportent, est envisagé comme principe de l’action de gâter : cette robe se gate , est une autre phrase où les deux mêmes mots ont le sens passif, parce que la robe à laquelle ils ont rapport, est considerée comme le terme de l’impression produite par l’action de gâter. Voyez Passif .

« Simon, dans l’Andrienne, (I. ij. 17.) rappelle à Sosie les bienfaits dont il l’a comblé : me remettre ainsi vos bienfaits devant les yeux, lui dit Sosie, c’est me reprocher que je les ai oubliés ; (isthaec commemoratio quasi exprobratio est immemoris beneficii.) Les interprètes, d’accord entr’eux pour le fond de la pensée, ne le sont pas pour le sens d’immemoris : se doit-il prendre dans un sens actif, ou dans un sens passif ? Made. Dacier dit que ce mot peut être expliqué des deux manieres : exprobratio mei immemoris , & alors immemoris est actif ; ou bien, exprobratio beneficii immemoris , le reproche d’un bienfait oublié, & alors immemoris est passif. Selon cette explication, quand immemor veut dire celui qui oublie, il est pris dans un sens actif ; aulieu que quand il signifie ce qui est oublié, il est dans un sens passif, du moins par rapport à notre maniere de traduire littéralement. »

(Voyez M. du Marsais, Trop. part. III. art. iij.) Ciceron a dit, dans le sens actif, adeonè immemor rerum à me gestarum esse videor ; & Tacite a dit bien décidément dans le sens passif, immemor beneficium. C’est la même chose du mot opposé memor. Plaute l’emploie dans le sens actif, quand il dit fac sis promissi memor ; (Pseud.) & memorem mones, (Capt.) au contraire, Horace l’emploie dans le sens passif, lorsqu’il dit :

Impressit memorem dente labris notam.
I. Od. 13.

M. du Marsais, (Loc. cit.) tire de ce double sens de ces mots, une conséquence que je ne crois point juste ; c’est qu’en latin ils seroient dans un sens neutre. Il me semble que cet habile grammairien oublie ici la signification du mot de neutre, c’est-à-dire, selon lui-même, ni actif ni passif : or on ne peut pas dire qu’un mot qui peut se prendre alternativement dans un sens actif & dans un sens passif, ait un sens neutre, de même qu’on ne peut pas dire qu’un nom comme finis, tantôt masculin & tantôt féminin, soit du genre neutre. Il faut dire que dans telle phrase, le mot a un sens actif ; dans telle antre, un sens passif, & qu’en lui-même il est susceptible des deux sens, (utriusque & non pas neutrius.) C’est peut-être alors qu’il faut dire que le sens en est par lui-même indéterminé, & qu’il devient déterminé par l’usage que l’on en sait.

D’après les notions que j’ai données du sens actif & du sens passif, si l’on vouloit reconnoître un sens neutre, il faudroit l’attribuer à un mot essentiellement actif, dont le sujet ne seroit envisagé ni comme principe, ni comme terme de l’action énoncée par ce mot : or cela est absolument impossible, parce que tout sujet auquel se rapporte une action, en est nécessairement le principe ou le terme.

Une des causes qui a jetté M. du Marsais dans cette méprise, c’est qu’il a confondu sens & signification ; ce qui est pourtant fort différent : tout mot pris dans une acception formelle, a une signification active, ou passive, ou neutre, selon qu’il exprime une action, une passion, ou quelque chose qui n’est ni action, ni passion ; mais il a cette signification par lui-même, & indépendamment des circonstances des phrases : au lieu que les mots susceptibles du sens actif, ou du sens passif, ne le sont qu’en vertu des circonstances de la phrase, hors de-là, ils sont indéterminés à cet égard.

IV. Sens absolu, sens relatif. J’en ai parlé ailleurs, & je n’ai rien à en dire de plus. V. Relatif , art. II.

V. Sens collectif, sens distributif. Ceci ne peut regarder que les mots pris dans une acception universelle : or il faut distinguer deux sortes d’universalité, l’une métaphysique, & l’autre morale. L’universalité est métaphysique quand elle est sans exception, comme tout homme est mortel. L’universalité est morale, quand elle est susceptible de quelques exceptions, comme tout vieillard loue le tems passé. C’est donc à l’égard des mots pris dans une acception universelle, qu’il y a sens collectif, ou sens distributif. Ils sont dans un sens collectif, quand ils énoncent la totalité des individus, simplement comme totalité : ils sont dans un sens distributif, quand on y envisage chacun des individus séparément. Par exemple, quand on dit en France que les éveques jugent infailliblement en matiere de foi, le nom évêques y est pris seulement dans le sens collectif, parce que la proposition n’est vraie que du corps épiscopal, & non pas de chaque évêque en particulier, ce qui est le sens distributif. Lorsque l’universalité est morale, il n’y a de même que le sens collectif qui puisse être regardé comme vrai ; le sens distributif y est nécessairement faux à cause des exceptions : ainsi dans cette proposition, tout vieillard loue le tems passé, il n’y a de vrai que le sens collectif, parce que cela est assez généralement vrai, ut plurimùm ; le sens distributif en est faux, parce qu’il se trouve des vieillards équitables qui ne louent que ce qui mérite d’être loué. Lorsque l’universalité est métaphysique, & qu’elle n’indique pas individuellement la totalité, il y a vérité dans le sens collectif & dans le sens distributif, parce que l’énoncé est vrai de tous & de chacun des individus ; comme tout homme est mortel.

VI. Sens composé, sens divisé. Je vais transcrire ici ce qu’en a dit M. du Marsais, Trop. part. III. art. viij.

« Quand l’évangile dit, Mat. xj. 5. les aveugles voyent, les Boiteux marchent, ces termes, les aveugles, les boiteux, se prennent en cette occasion dans le sens divisé ; c’est-à-dire, que ce mot aveugles se dit là de ceux qui étoient aveugles & qui ne le sont plus ; ils sont divisés, pour ainsi dire, de leur aveuglement ; car les aveugles, en tant qu’aveugles (ce qui seroit le sens composé), ne voyent pas.

L’évangile, Mat. xxvj. 6. parle d’un certain Simon appellé le lépreux, parce qu’il l’avoit été ; c’est le sens divisé.

Ainsi quand S. Paul a dit, I. Cor. vj. 9. que les idolatres n’entreront point dans le royaume des cieux, il a parlé des idolatres dans le sens composé, c’est-à-dire, de ceux qui demeureront dans l’idolâtrie. Les idolâtres, en tant qu’idolâtres, n’entreront pas dans le royaume des cieux ; c’est le sens composé : mais les idolâtres qui auront quitté l’idolâtrie, & qui auront fait pénitence, entreront dans le royaume des cieux ; c’est le sens divisé.

Apelle ayant exposé, selon sa coutume, un tableau à la critique du public, un cordonnier censura la chaussure d’une figure de ce tableau : Apelle réforma ce que le cordonnier avoit blâmé. Mais le lendemain le cordonnier ayant trouvé à redire à une jambe, Apelle lui dit qu’un cordonnier ne devoit juger que de la chaussure ; d’où est venu le proverbe, ne sutor ultrà crepidam, suppléez judicet. La récusation qu’Apelle fit de ce cordonnier, étoit plus piquante que raisonnable : un cordonnier, en tant que cordonnier, ne doit juger que de ce qui est de son métier ; mais si ce cordonnier a d’autres lumieres, il ne doit point être récusé, par cela seul qu’il est cordonnier : en tant que cordonnier, (ce qui est le sens composé), il juge si un soulier est bien fait & bien peint ; & en tant qu’il a des connoissances supérieures à son métier, il est juge compétent sur d’autres points ; il juge alors dans le sens divisé, par rapport à son métier de cordonnier.

Ovide parlant du sacrifice d’Iphigénie, Met. xij. 29. dit que l’intérêt public triompha de la tendresse paternelle, [& que] le roi vainquit le pere : postquam pietatem publica causa, rex que patrem vicit. Ces dernieres paroles sont dans un sens divisé. Agamemnon se regardant comme roi, étouffe les sentimens qu’il ressent comme pere.

Dans le sens composé, un mot conserve sa signification à tous égards, & cette signification entre dans la composition du sens de toute la phrase : au lieu que dans le sens divisé, ce n’est qu’en un certain sens, & avec restriction, qu’un mot conserve son ancienne signification ».

VII. Sens littéral, sens spirituel. C’est encore M. du Marsais qui va parler. Ibid. art. ix.

« Le sens littéral est celui que les mots excitent d’abord dans l’esprit de ceux qui entendent une langue ; c’est le sens qui se présente naturellement à l’esprit. Entendre une expression littéralement, c’est la prendre au pié de la lettre. Quoe dict a sunt secundùm litteram accipere, id est, non aliter intelligere quàm littera sonat ; Aug. Gen. ad. litt. lib. VIII. c. ij. tom. III. C’est le sens que les paroles signifient immédiatement, is quem verba immediatè significant.

Le sens spirituel est celui que le sens littéral renferme ; il est enté, pour ainsi dire, sur le sens littéral ; c’est celui que les choses signifiées par le sens littéral font naître dans l’esprit. Ainsi dans les paraboles, dans les fables, dans les allégories, il y a d’abord un sens littéral : on dit, par exemple, qu’un loup & un agneau vinrent boire à un même ruisseau ; que le loup ayant cherché querelle à l’agneau, il le dévora. Si vous vous attachez simplement à la lettre, vous ne verrez dans ces paroles qu’une simple avanture arrivée à deux animaux : mais cette narration a un autre objet, on a dessein de vous faire voir que les foibles sont quelquefois opprimés par ceux qui sont plus puissans : & voilà le sens spirituel, qui est toujours fondé sur le sens littéral ».

§. 1. Division du Sens littéral.

« Le sens littéral est donc de deux sortes.

1. Il y a un sens littéral rigoureux ; c’est le sens propre d’un mot, c’est la lettre prise à la rigueur, strictè.

2. La seconde espece de sens littéral, c’est celui que les expressions figurées dont nous avons parlé, présentent naturellement à l’esprit de ceux qui entendent bien une langue ; c’est un sens littéral figuré : par exemple, quand on dit d’un politique, qu’il seme à propos la division entre ses propres ennemis, semer ne se doit pas entendre à la rigueur selon le sens propre, & de la même maniere qu’on dit semer du blé : mais ce mot ne laisse pas d’avoir un sens littéral, qui est un sens figuré qui se présente naturellement à l’esprit. La lettre ne doit pas toujours être prise à la rigueur ; elle tue, dit saint Paul, II. Cor. iij. 6. On ne doit point exclure toute signification métaphorique & figurée. Il faut bien se garder, dit S. Augustin, de doctr. christ. l. III. c. v. tom. III. Paris, 1685, de prendre à la lettre une façon de parler figurée ; & c’est à cela qu’il faut appliquer ce passage de S. Paul, la lettre tue, & l’esprit donne la vie. In principio cavendum est ne figuratam locutionem ad litteram accipias ; & ad hoc enim pertinet quod aït apostolus, littera occidit, spiritus autem vivificat.

Il faut s’attacher au sens que les mots excitent naturellement dans notre esprit, quand nous ne sommes point prévenus & que nous sommes dans l’état tranquille de la raison : voilà le véritable sens littéral figuré ; c’est celui-là qu’il faut donner aux lois, aux canons, aux textes des coutumes, & même à l’Ecriture-sainte.

Quand J. C. a dit, Luc. ix. 62. celui qui met la main à la charrue & qui regarde derriere lui, n’est point propre pour le royaume de Dieu, on voit bien qu’il n’a pas voulu dire qu’un laboureur qui en travaillant tourne quelquefois la tête, n’est pas propre pour le ciel ; le vrai sens que ces paroles présentent naturellement à l’esprit, c’est que ceux qui ont commencé à mener une vie chrétienne & à être les disciples de Jesus-Christ, ne doivent pas changer de conduite ni de doctrine, s’ils veulent être sauvés : c’est donc là un sens littéral figuré. Il en est de même des autres passages de l’évangile, où Jesus-Christ dit, Mat. v. 39, de présenter la joue gauche à celui qui nous a frappé sur la droite, &, ib. 29. 30. de s’arracher la main ou l’oeil qui est un sujet de scandale : il faut entendre ces paroles de la même maniere qu’on entend toutes les expressions métaphoriques & figurées ; ce ne seroit pas leur donner leur vrai sens, que de les entendre selon le sens littéral pris à la rigueur ; elles doivent être entendues selon la seconde sorte de sens littéral, qui réduit toutes ces façons de parler figurées à leur juste valeur, c’est-à-dire, au sens qu’elles avoient dans l’esprit de celui qui a parlé, & qu’elles excitent dans l’esprit de ceux qui entendent la langue où l’expression figurée est autorisée par l’usage. Lorsque nous donnons au blé le nom de Cérès, dit Cicéron, de nat. deor. lib. III. n°. 41. à lin. xvj. & au vin le nom de Bacchus, nous nous servons d’une façon de parler usitée en notre langue, & personne n’est assez dépourvu de sens pour prendre ces paroles à la rigueur de la lettre. . . .

Il y a souvent dans le langage des hommes un sens littéral qui est caché, & que les circonstances des choses découvrent : ainsi il arrive souvent que la même proposition a un tel sens dans la bouche ou dans les écrits d’un certain homme, & qu’elle en a un autre dans les discours & dans les ouvrages d’un autre homme ; mais il ne faut pas légerement donner des sens désavantageux aux paroles de ceux qui ne pensent pas en tout comme nous ; il faut que ces sens cachés soient si facilement développés par les circonstances, qu’un homme de bon sens qui n’est pas prévenu ne puisse pas s’y méprendre. Nos préventions nous rendent toujours injustes, & nous font souvent prêter aux autres des sentimens qu’ils détestent aussi sincerement que nous les détestons.

Au reste, je viens d’observer que le sens littéral figuré est celui que les paroles excitent naturellement dans l’esprit de ceux qui entendent la langue où l’expression figurée est autorisée par l’usage : ainsi pour bien entendre le véritable sens littéral d’un auteur, il ne suffit pas d’entendre les mots particuliers dont il s’est servi, il faut encore bien entendre les façons de parler usitées dans le langage de cet auteur ; sans quoi, ou l’on n’entendra point le passage, ou l’on tombera dans des contre-sens. En françois, donner parole, veut dire promettre ; en latin, verba dare, signifie tromper : poenas dare alicui, ne veut pas dire donner de la peine à quelqu’un, lui faire de la peine, il veut dire au contraire, être puni par quelqu’un, lui donner la satisfaction qu’il exige de nous, lui donner notre supplice en payement, comme on paye une amende. Quand Properce dit à Cinthie, dabis mihi perfida poenas, II. eleg. v. 3. il ne veut pas dire, perside, vous m’allez causer bien des tourmens, il lui dit au contraire, qu’il la fera repentir de sa perfidie. Perfide, vous me le payerez : voilà peut-être ce qui répond le plus exactement au dabis mihi poenas de Properce.

Il n’est pas possible d’entendre le sens littéral de l’Ecriture sainte, si l’on n’a aucune connoissance des hébraïsmes & des hellénismes, c’est-à-dire, des façons de parler de la langue hébraïque & de la langue grecque. Lorsque les interpretes traduisent à la rigueur de la lettre, ils rendent les mots & non le véritable sens. De-là vient qu’il y a, par exemple, dans les pseaumes, plusieurs versets qui ne sont pas intelligibles en latin. Montes Dei, ps. 35, ne veut pas dire des montagnes consacrées à Dieu, mais de hautes montagnes ».

Voyez Idiotisme & Superlatif .

« Dans le nouveau Testament même il y a plusieurs passages qui ne sauroient être entendus, sans la connoissance des idiotismes, c’est-à-dire, des façons de parler des auteurs originaux. Le mot hébreu qui répond au mot latin verbum, se prend ordinairement en hébreu pour chose signifiée par la parole ; c’est le mot générique qui répond à negotium ou res des Latins. Transeamus usque Bethleem, & videamus hoc verbum quod factum est. Luc ij. 15. Passons jusqu’à Bethléem, & voyons ce qui y est arrivé. Ainsi lorsqu’au troisieme verset, du chapitre 8 du Deutéronome, il est dit. (Deus) dedit tibi cibum manna quod ignorabas tu & patres tui, ut ostenderet tibi quod non in solo pane vivat homo, sed in omni verbo quod egreditur de ore Dei. Vous voyez que in omni verbo signifie in omni re, c’est-à-dire, de tout ce que Dieu dit, ou veut qui serve de nourriture. C’est dans ce même sens que Jesus-Christ a cité ce passage : le démon lui proposoit de changer les pierres en pain ; il n’est pas nécessaire de faire ce changement, répond Jesus-Christ, car l’homme ne vit pas seulement de pain, il se nourrit encore de tout ce qui plaît à Dieu de lui donner pour nourriture, de tout ce que Dieu dit qui servira de nourriture. Mat. iv. 4. Voilà le sens littéral ; celui qu’on donne communément à ces paroles, n’est qu’un sens moral ».

§. 2. Division du sens spirituel.

« Le sens spirituel est aussi de plusieurs sortes. 1. Le sens moral. 2. Le sens allégorique ».

3. Le sens anagogique.

1. Sens moral.

« Le sens moral est une interprétation selon laquelle on tire quelque instruction pour les moeurs. On tire un sens moral des histoires, des sables, &c. Il n’y a rien de si profane dont on ne puisse tirer des moralités, ni rien de si sérieux qu’on ne puisse tourner en burlesque. Telle est la liaison que les idées ont les unes avec les autres : le moin dre rapport réveille une idée de moralité dans un homme dont le goût est tourné du côté de la morale ; & au contraire celui dont l’imagination aime le burlesque, trouve du burlesque par-tout.

Thomas Walleis, jacobin anglois, fit imprimer vers la fin du xv. siecle, à l’usage des predicateurs, une explication morale des métamorphoses d’Ovide. Nous avons le Virgile travesti de Scaron. Ovide n’avoit point pensé à la morale que Walleis lui prête, & Virgile n’a jamais eu les idées burlesques que Scaron a trouvées dans son Enéide. Il n’en est pas de même des fables morales ; leurs auteurs mêmes nous en découvrent les moralités ; elles sont tirées du texte comme une conséquence est tirée de son principe.

2. Sens allégorique. Le sens allégorique se tire d’un discours, qui, à le prendre dans son sens propre, signifie toute autre chose : c’est une histoire qui est l’image d’une autre histoire, ou de quelqu’autre pensée. Voyez Allégorie .

L’esprit humain a bien de la peine à demeurer indéterminé sur les causes dont il voit ou dont il ressent les effets ; ainsi lorsqu’il ne connoît pas les causes, il en imagine & le voilà satisfait. Les payens imaginerent d’abord des causes frivoles de la plûpart des effets naturels : l’amour fut l’effet d’une divinité particuliere : Prométhée vola le feu du ciel : Cérès inventa le blé, Bacchus le vin, &c. Les recherches exactes sont trop pénibles, & ne sont pas à la portée de tout le monde. Quoi qu’il en soit, le vulgaire superstitieux, dit le P. Sanadon, poésies d’Hor. t. I. pag. 504, fut la dupe des visionnaires qui inventerent toutes ces fables.

Dans la suite, quand les payens commencerent à se policer & à faire des réflexions sur ces histoires fabuleuses, il se trouva parmi eux des mystiques, qui en envelopperent les absurdités sous le voile des allégories & des sens figurés, auxquels les premiers auteurs de ces fables n’avoient jamais pensé.

Il y a des pieces allégoriques en prose & en vers : les auteurs de ces ouvrages ont prétendu qu’on leur donnât un sens allégorique ; mais dans les histoires, & dans les autres ouvrages dans lesquels il ne paroît pas que l’auteur ait songé à l’allégorie, il est inutile d’y en chercher. Il faut que les histoires dont on tire ensuite les allégories, ayent été composées dans la vue de l’allégorie ; autrement les explications allégoriques qu’on leur donne ne prouvent rien, & ne sont que des explications arbitraires dont il est libre à chacun de s’amuser comme il lui plaît, pourvu qu’on n’en tire pas des conséquences dangereuses.

Quelques auteurs, Indiculus historico-chronologicus, in fabri thesauro, ont trouvé une image des révolutions arrivées à la langue latine, dans la statue que Nabuchodonosor vit en songe ; Dan. ij. 31. ils trouvent dans ce songe une allegorie de ce qui devoit arriver à la langue latine.

Cette statue étoit extraordinairement grande ; la langue latine n’étoit-elle pas répandue presque par-tout ?

La tête de cette statue étoit d’or, c’est le siecle d’or de la langue latine ; c’est le tems de Térence, de César, de Cicéron, de Virgile ; en un mot, c’est le siecle d’Auguste.

La poitrine & les bras de la statue étoient d’argent ; c’est le siecle d’argent de la langue latine ; c’est depuis la mort d’Auguste jusqu’à la mort de l’empereur Trajan, c’est-à-dire jusqu’environ cent ans après Auguste.

Le ventre & les cuisses de la statue étoient d’airain ; c’est le siecle d’airain de la langue latine, qui comprend depuis la mort de Trajan, jusqu’à la prise de Rome par les Goths, en 410.

Les jambes de la statue étoient de fer, & les piés partie de fer & partie de terre ; c’est le siecle de fer de la langue latine, pendant le quel les différentes incursions des barbares plongerent les hommes dans une extrème ignorance ; à-peine la langue latine se conser va-t-elle dans le langage de l’Eglise.

Enfin une pierre abattit la statue ; c’est la langue latine qui cessa d’être une langue vivante.

C’est ainsi qu’on rapporte tout aux idées dont on est préoccupé.

Les sens allégoriques ont été autrefois fort à la mode, & ils le sont encore en orient ; on en trouvoit partout jusque dans les nombres. Métrodore de Lampsaque, au rapport de Tatien, avoit tourné Homere tout entier en allégories. On aime mieux aujourd’hui la réalité du sens littéral. Les explications mystiques de l’Ecriture-sainte qui ne sont point fixées par les apôtres, ni établies clairement par la revélation, sont sujettes à des illusions qui menent au fanatisme. Voyez Huet, Origenianor. lib. II. quoest. 13. pag. 171. & le livre intitulé, Traité du sens littéral & du sens mystique, selon la doctrine des peres.

3. Sens anagogique. Le sens anagogique n’est guere en usage que lorsqu’il s’agit de différens sens de l’Ecriture-sainte. Ce mot anagogique vient du grec ἀναγωγὴ, qui veut dire élévation : ἀνὰ, dans la composition des mots, signifie souvent au-dessus, en-haut, ἀγωγὴ veut dire conduite ; de ἄγω, je conduis : ainsi le sens anagogique de l’Ecriture-sainte est un sens mystique qui éleve l’esprit aux objets célestes & divins de la vie éternelle dont les saints jouissent dans le ciel.

Le sens littéral est le fondement des autres sens de l’Ecriture-sainte. Si les explications qu’on en donne ont rapport aux moeurs, c’est le sens moral.

Si les explications des passages de l’ancien Testament regardent l’Eglise & les mysteres de notre religion par analogie ou ressemblance, c’est le sens allégorique ; ainsi le sacrifice de l’agneau pascal, le serpent d’airain élevé dans le desert, étoient autant de figures du sacrifice de la croix.

Enfin lorsque ces explications regardent l’Eglise triomphante & la vie des bienheureux dans le ciel, c’est le sens anagogique ; c’est ainsi que le sabbat des Juifs est regardé comme l’image du repos éternel des bienheureux. Ces différens sens qui ne sont point le sens littéral, ni le sens moral, s’appellent aussi en général Sens tropologique, c’est-à-dire sens figuré. Mais, comme je l’ai déja remarqué, il faut suivre dans le sens allégorique & dans le sens anagogique ce que la révélation nous en apprend, & s’appliquer sur-tout à l’intelligence du sens littéral, qui est la regle infaillible de ce que nous de vons croire & pratiquer pour être sauvés ».

VIII. Sens adapté. C’est encore M. du Marsais qui va nous instruire, Ib. art. x.

« Quelquefois on se sert des paroles de l’Ecriture sainte ou de quelque auteur profane, pour en faire une application particuliere qui convient au sujet dont on veut parler, mais qui n’est pas le sens naturel & littéral de l’auteur dont on les emprunte ; c’est ce qu’on appelle sensus accommodatitius, sens adapté.

Dans les panégyriques des saints & dans les oraisons funebres, le texte du discours est pris ordinairement dans le sens dont nous parlons. M. Fléchier, dans son oraison funebre de M. de Turenne, applique à son héros ce qui est dit dans l’Ecriture à l’occasion de Judas Machabée qui fut tué dans une bataille.

Le pere le Jeune de l’oratoire, fameux missionnaire, s’appelloit Jean ; il étoit devenu aveugle : il fut nommé pour prêcher le carême à Marseille aux Acoules ; voici le texte de son premier sermon : Fuit homo missus à Deo, cui nomen erat Joannes ; non erat ille lux, sed ut testimoniom perhiberet de lumine, Joan. j. 6. On voit qu’il faisoit allusion à son nom & à son aveuglement.

Il y a quelques passages des auteurs profanes qui sont comme passés en proverbes, & auxquels on donne communément un sens détourné, qui n’est pas précisément le même sens que celui qu’ils ont dans l’auteur d’où ils sont tirés ; en voici des exemples :

1. Quand on veut animer un jeune homme à faire parade de ce qu’il sait, ou blâmer un savant de ce qu’il se tient dans l’obscurité, on lui dit ce vers de Perse, sat. j. 27. Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter. Toute votre science n’est rien, si les autres ne savent pas combien vous êtes savant. La pensée de Perse est pourtant de blâmer ceux qui n’étudient que pour faire ensuite parade de ce qu’ils savent :

En pallor, seniumque : o mores ! usque adeone
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ?

Il y a une interrogation & une surprise dans le texte, & l’on cite le vers dans un sens absolu.

2. On dit d’un homme qui parle avec emphase, d’un style ampoulé & recherché, que

Projicit ampullas & sesquipedalia verba :

il jette, il fait sortir de sa bouche des paroles enflées & des mots d’un pié & demi. Cependant ce vers a un sens tout contraire dans Horace, Art poët. 97. La tragédie, dit ce poëte, ne s’exprime pas toujours d’un style pompeux & élevé : Télephe & Pélée, tous deux pauvres, tous deux chassés de leurs pays, ne doivent pas recourir à des termes enflés, ni se servir de grands mots : il faut qu’ils fassent parler leur douleur d’un style simple & naturel, s’ils veulent nous toucher, & que nous nous intéressions à leur mauvaise fortune ; ainsi projicit, dans Horace, veut dire il rejette.

Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri
Telephus & Peleus, cum pauper & exul uterque
Projicit ampullas & sesquipedalia verba,
Si curat cor spectantis tetigisse querelâ.

M. Boileau, Art poétiq. ch. III. nous donne le même précepte :

Que devant Troie en flamme, Hécube desolée
Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée.

Cette remarque, qui se trouve dans la plûpart des commentateurs d’Horace, ne devoit point échapper aux auteurs des dictionnaires sur le mot projicere.

3. Souvent pour excuser les fautes d’un habile homme, on cite ce mot d’Horace, Art poét. 359. Quandoque bonus dormitat Homerus ; comme si Horace avoit voulu dire que le bon Homere s’endort quelquefois. Mais quandoque est là pour quandocumque, (toutes les fois que) ; & bonus est pris en bonne part. Je suis fâché, dit Horace, toutes les fois que je m’apperçois qu’Homere, cet excellent poëte, s’endort, se néglige, ne se soutient pas.

Indignor quandoque bonus dormitat Homerus.

M. Danet s’est trompé dans l’explication qu’il donne de ce passage dans son dictionnaire latin-françois sur ce mot quandoque.

4. Enfin pour s’excuser quand on est tombé dans quelque faute, on cite ce vers de Térence, Heaut. I. j. 25.

Homo sum, humani nihil à me alienum puto,

comme si Térence avoit voulu dire, je suis homme, je ne suis point exempt des foiblesses de l’humanité ; ce n’est pas là le sens de Térence. Chrémès, touché de l’affliction où il voit Ménédème son voisin, vient lui demander quelle peut être la cause de son chagrin, & des peines qu’il se donne : Ménédème lui dit brusquement, qu’il faut qu’il ait bien du loisir pour venir se mêler des affaires d’autrui. Je suis homme, répond tranquillement Chrémès ; rien de tout ce qui regarde les autres hommes n’est étranger pour moi, je m’intéresse à tout ce qui regarde mon prochain.

On doit s’étonner, dit madame Dacier, que ce vers ait été si mal entendu, après ce que Cicéron en a dit dans le premier livre des Offices.

Voici les paroles de Cicéron, I. Offic. n. 29. à lin. IX. Est enim difficilis cura rerum alienarum, quanquam Terentianus ille Chremes humani nihil à se alienum putat. J’ajouterai un passage de Séneque, qui est un commentaire encore plus clair de ces paroles de Térence. Séneque ce philosophe payen, explique dans une de ses lettres comment les hommes doivent honorer la majesté des dieux : il dit que ce n’est qu’en croyant à eux, en pratiquant de bonnes oeuvres, & en tâchant de les imiter dans leurs perfections, qu’on peut leur rendre un culte agréable ; il parle ensuite de ce que les hommes se doivent les uns aux autres. Nous devons tous nous regarder, dit-il, comme étant les membres d’un grand corps ; la nature nous a tirés de la même source, & par-là nous a tous faits parens les uns des autres ; c’est elle qui a établi l’équité & la justice. Selon l’institution de la nature, on est plus à plaindre quand on nuit aux autres, que quand on en reçoit du dommage. La nature nous a donné des mains pour nous aider les uns les autres ; ainsi ayons toujours dans la bouche & dans le coeur ce vers de Térence ; je suis homme, rien de tout ce qui regarde les hommes n’est étranger pour moi ».

Membra sumus corporis magni, natura nos cognatos edidit, cùm ex iisdem & in idem gigneret. Hoec nobis amorem indidit mutuum & sociabiles fecit ; illa oequum justumque composuit : ex illius constitutione miserius est nocere quam loedi ; & illius imperio paratoe sunt ad juvandum manus. Iste versus & in pectore & in ore sit, Homo sum, humani nihil à me alienum puto. Habeamus in commune, quod nati sumus

Sénec. ep. xcv.

« Il est vrai en général que les citations & les applications doivent être justes autant qu’il est possible, puisqu’autrement elles ne prouvent rien, & ne servent qu’à montrer une fausse érudition : mais il y auroit du rigorisme à condamner tout sens adapté.

Il y a bien de la différence entre rapporter un passage comme une autorité qui prouve, ou simplement comme des paroles connues, auxquelles on donne un sens nouveau qui convient au sujet dont on veut parler : dans le premier cas, il faut conserver le sens de l’auteur ; mais dans le second cas, les passages auxquels on donne un sens différent de celui qu’ils ont dans leur auteur, sont regardés comme autant de parodies, & comme une sorte de jeu dont il est souvent permis de faire usage ».

IX. Sens louche, Sens équivoque. Le sens louche naît plutôt de la disposition particuliere des mots qui entrent dans une phrase, que de ce que les termes en sont équivoques en soi. Ainsi ce seroit plutôt la phrase qui devroit être appellée louche, si l’on vouloit s’en tenir au sens littéral de la métaphore :

« car, dit M.  du Marsais, Trop. part. III. art. vj. comme les personnes louches paroissent regarder d’un côté pendant qu’elles regardent d’un autre, de même dans les constructions louches, les mots semblent avoir un certain rapport pendant qu’ils en ont un autre » :

par conséquent c’est la phrase même qui a le vice d’être louche ; & comme les objets vus par les personnes louches ne sont point louches pour cela, mais seulement incertains à l’égard des autres, de même le sens louche ne peut pas être regardé proprement comme louche, il n’est qu’incertain pour ceux qui entendent ou qui lisent la phrase. Si donc on donne le nom de sens louche à celui qui résulte d’une disposition louche de la phrase, c’est par métonymie que l’on transporte à la chose signifiée le nom métaphorique donné d’abord au signe. Voici un exemple de construction & de sens louche, pris par M. du Marsais, dans cette chanson si connue d’un de nos meilleurs opéra :

Tu sais charmer,
Tu sais desarmer
Le dieu de la guerre :
Le dieu du tonnerre
Se laisse enflammer.

« Le dieu du tonerre, dit notre grammairien, paroît d’abord être le terme de l’action de charmer & de désarmer, aussi bien que le dieu de la guerre : cependant quand on continue à lire, on voit aisément que le dieu du tonnerre est le nominatis ou le sujet de se laisse enflammer ».

Voici un autre exemple cité par Vaugelas, Rem. 119.

« Germanicus, (en parlant d’Alexandre) a égalé sa vertu, & son bonheur n’a jamais eu de pareil … On appelle cela, dit il, une construction louche, parce qu’elle semble regarder d’un côté, & elle regarde de l’autre ».

On voit que ce puriste célebre fait tomber en effet la qualification de louche sur la construction plutôt que sur le sens de la phrase, conformément à ce que j’ai remarqué.

« Je sais bien, ajoute-t-il en parlant de ce vice d’élocution, & j’adopte volontiers sa remarque : je sais bien qu’il y aura assez de gens qui nommeront ceci un scrupule & non pas une faute, parce que la lecture de toute la période fait entendre le sens, & ne permet d’en douter ; mais toujours ils ne peuvent pas nier que le lecteur & l’auditeur n’y soient trompés d’abord, & quoiqu’ils ne le soient pas long tems, il est certain qu’ils ne sont pas bien-aises de l’avoir été, & que naturellement on n’aime pas à se méprendre : enfin c’est une imperfection qu’il faut éviter, pour petite qu’elle soit, s’il est vrai qu’il faille toujours faire les choses de la façon la plus parfaite qu’il se peut, sur-tout lorsqu’en matiere de langage il s’agit de la clarté de l’expression ».

Le sens louche naît donc de l’incertitude de la relation grammaticale de quelqu’un des mots qui composent la phrase. Mais que faut-il entendre par un sens équivoque, & quelle en est l’origine ? Car ces deux expressions ne sont pas identiques, quoique M. du Marsais semble les avoir confondues (loc. cit.) Le sens équivoque me paroît venir sur-tout de l’indétermination essentielle à certains mots, lorsqu’ils sont employés de maniere que l’application actuelle n’en est pas fixée avec assez de précision. Tels sont les adjectifs conjonctifs qui & que, & l’adverbe conjonctif donc ; parce que n’ayant par eux-mêmes ni nombre ni genre déterminé, la relation en devient nécessairement douteuse, pour le peu qu’ils ne tiennent pas immédiatement à leur antécédent. Tels sont nos pronoms de la troisieme personne ; il, lui, elle, la, le, les, ils, eux, elles, leur ; parce que tous les objets dont on parle étant de la troisieme personne, il doit y avoir incertitude sur la relation de ces mots, dès qu’il y a dans le même discours plusieurs noms du même genre & du même nombre, si l’on n’a soin de rendre cette relation bien sensible par quelques-uns de ces moyens qui ne manquent guere à ceux qui savent écrire. Tels sont enfin les articles possessifs de la troisieme personne, son, sa, ses, leur, leurs ; & les purs adjectifs possessifs de la même personne, sien, sienne, siens, siennes ; parce que la troisieme personne déterminée à laquelle ils doivent se rapporter, peut être incertaine à leur égard comme à l’égard des pronoms personnels, & pour la même raison.

Je ne cirerai point ici une longue suite d’exemples, je renverrai ceux qui en desirent, à la remarque 547 de Vaugelas, ou ils en trouveront de toutes les especes avec les correctifs qui y conviennent ; mais je finirai par deux observations.

La premiere, c’est que phrase louche & phrase équivoque, sont des expressions, comme je l’ai déja remarqué, synonymes si l’on veut, mais non pas identiques ; elles énoncent le même défaut de netteté, mais elles en indiquent des sources différentes. Phrase amphibologique, est une expression plus générale, qui comprend sous soi les deux premieres, comme le genre comprend les especes ; elle indique encore le même défaut de netteté, mais sans en assigner la cause. Ainsi, les impressions qu’il prit depuis, qu’il tâcha de communiquer aux siens, &c. c’est une phrase louche, parce qu’il semble d’abord qu’on veuille dire, depuis le tems qu’il tâcha, au lieu que depuis est employé absolument, & qu’on a voulu dire, lesquelles il tâcha ; incertitude que l’on auroit levée par un & avant qu’il tâchât. Lisias promit à son pere de n’abandonner jamais ses amis, c’est une phrase équivoque, parce qu’on ne sait s’il s’agit des amis de Lysias, ou de ceux de son pere : toutes deux sont amphibologiques.

La seconde remarque, c’est que M. du Marsais n’a pas dû citer comme une phrase amphibologique, ce vers de la premiere édition du Cid. (III. 6.)

L’amour n’est qu’un plaisir, & l’honneur un devoir.

La construction de cette phrase met nécessairement de niveau l’amour & l’honneur, & présente l’un & l’autre comme également méprisables : en un mot, elle a le même sens que celle-ci.

L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur n’est qu’un devoir.

Il est certain que ce n’étoit pas l’intention de Corneille, & M. du Marsais en convient ; mais la seule chose qui s’ensuive de-là, c’est que ce grand poëte a fait un contre-sens, & non pas une amphibologie ; & l’académie a exprimé le vrai sens de l’auteur, quand elle a dit :

L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.

Il faut donc prendre garde encore de confondre amphibologie & contre-sens : l’amphibologie est dans une phrase qui peut également servir à énoncer plusieurs sens différens, & que rien de ce qui la constitue, ne détermine à l’un plutôt qu’à l’autre : le contre-sens est dans une phrase qui ne peut avoir qu’un sens, mais qui auroit dû être construite de maniere à en avoir un autre. Voyez Contre-Sens .

Résumons. La signification est l’idée totale dont un mot est le signe primitif par la décision unanime de l’usage.

L’acception est un aspect particulier sous lequel la signification primitive est envisagée dans une phrase.

Le sens est une autre signification différente de la primitive, qui est entée, pour ainsi dire, sur cette premiere, qui lui est ou analogue ou accessoire, & qui est moins indiquée par le mot même que par sa combinaison avec les autres qui constituent la phrase. C’est pourquoi l’on dit également le sens d’un mot, & le sens d’une phrase ; au lieu qu’on ne dit pas de même la signification ou l’acception d’une phrase. (B. E. R. M.)

Sens

Sens, (Métaphysique.) sens est une faculté de l’ame, par laquelle elle apperçoit les objets extérieurs, moyennant quelque action ou impression faite en certaines parties du corps, que l’on appelle les organes des sens, qui communiquent cette impression au cerveau.

Quelques-uns prennent le mot sens dans une plus grande étendue ; ils le définissent une faculté par laquelle l’ame apperçoit les idées ou les images des objets, soit qu’elles lui viennent de dehors, par l’impression des objets mêmes, soit qu’elles soient occasionnées par quelque action de l’ame sur elle-même.

En considerant sous ce point de vûe le mot sens, on en doit distinguer de deux especes, d’extérieurs & d’intérieurs ; qui correspondent aux deux différentes manieres dont les images des objets que nous appercevons, sont occasionnées & présentées à l’esprit, soit immédiatement du dehors, c’est-à-dire, par les cinq sens extérieurs, l’ouie, la vûe, le goût, le tact, & l’odorat ; soit immédiatement du dedans, c’est-à-dire, par les sens internes, tels que l’imagination, la mémoire, l’attention, &c. auxquelles on peut joindre la faim, la soif, la douleur, &c.

Les sens extérieurs sont des moyens par lesquels l’ame a la perception ou prend connoissance des objets extérieurs. Ces moyens peuvent être considérés tant du côté de l’esprit, que du côté du corps. Les moyens du côté de l’esprit sont toujours les mêmes : c’est toujours la même faculté par laquelle on voit, on entend. Les moyens du côté du corps sont aussi différens, que les différens objets qu’il nous importe d’appercevoir. De-là ces differens organes du sentiment ; chacun desquels est constitué de maniere à donner à l’ame quelque représentation & quelque avertissement de l’état des choses extérieures, de leur proximité, de leur convenance, de leur disconvenance, & de leurs autres qualités : & de plus à donner des avis différens, suivant le degré, l’éloignement, ou la proximité du danger ou de l’avantage ; & c’est de-là que viennent les différentes fonctions de ces organes, comme d’entendre, de voir, de sentir ou flairer, de goûter, de toucher.

Un excellent auteur moderne nous donne une notion du sens très-ingénieuse ; selon ses principes, on doit définir le sens une puissance d’appercevoir, ou une puissance de recevoir des idées. En quelques occasions, au lieu de puissance, il aime mieux l’appeller une détermination de l’esprit à recevoir des idées ; il appelle sensations, les idées qui sont ainsi apperçues, ou qui s’élevent dans l’esprit.

Les sens extérieurs sont par conséquent des puissances de recevoir des idées, à la présence des objets extérieurs. En ces occasions on trouve que l’ame est purement passive, & qu’elle n’a point directement la puissance de prévenir la perception ou l’idée, & de la changer ou de la varier à sa réception, pendant tout le tems que le corps continue d’être en état de recevoir les impressions des objets extérieurs.

Quand deux perceptions sont entierement différentes l’une de l’autre, ou qu’elles ne se conviennent que sous l’idée générale de sensation, on désigne par différens sens la puissance qu’a l’ame de recevoir ces différentes perceptions. Ainsi la vue & l’ouie dénotent différentes puissances de recevoir les idées de couleurs & de sons ; & quoique les couleurs comme les sons, ayent entre elles de très-grandes différences ; néanmoins’il y a beaucoup plus de rapport entre les couleurs les plus opposées, qu’entre une couleur & un son : & c’est pourquoi l’on regarde les couleurs comme des perceptions qui appartiennent à un même sens ; tous les sens semblent avoir des organes distingués, excepté celui du toucher, qui est répandu plus ou moins par tout le corps.

Les sens intérieurs sont des puissances ou des déterminations de l’esprit, qui se repose sur certaines idées qui se présentent à nous, lorsque nous appercevons les objets par les sens extérieurs. Il y en a de deux especes différentes, qui sont distinguées par les différens objets de plaisir, c’est-à-dire, par les formes agréables ou belles des objets naturels, & par des actions belles.

En réfléchissant sur nos sens extérieurs, nous voyons évidemment que nos perceptions de plaisir & de douleur, ne dépendent pas directement de notre volonté. Les objets ne nous plaisent pas comme nous le souhaiterions : il y a des objets, dont la présence nous est nécessairement agréable ; & d’autres qui nous déplaisent malgré nous : & nous ne pouvons, par notre propre volonté, recevoir du plaisir & éloigner le mal, qu’en nous procurant la premiere espece d’objets, & qu’en nous mettant à couvert de la derniere. Par la constitution même de notre nature, l’un est occasion du plaisir, & l’autre du mal-être. En effet, nos perceptions sensitives nous affectent bien ou mal, immédiatement, & sans que nous ayons aucune connoissance du sujet de ce bien ou de ce mal, de la maniere dont cela se fait sentir, & des occasions qui le font naître, sans voir l’utilité ou les inconvéniens, dont l’usage de ces objets peut être la cause dans la suite. La connoissance la plus parfaite de ces choses ne changeroit pas le plaisir ou la douleur de la sensation ; quoique cela pût donner un plaisir qui se fait sentir à la raison, très-distinct du plaisir sensible, ou que cela pût causer une joie distincte, par la considération d’un avantage que l’on pourroit attendre de l’objet, ou exciter un sentiment d’aversion, par l’appréhension du mal.

Il n’y a presque point d’objet, dont notre ame s’occupe, qui ne soit une occasion de bien ou de mal-être : ainsi nous nous trouverons agréablement affectés d’une forme réguliere, d’une piece d’architecture ou de peinture, d’un morceau de musique ; & nous sentons intérieurement que ce plaisir nous vient naturellement de la contemplation de l’idée qui est alors présente à notre esprit, avec toutes ses circonstances ; quoique quelques-unes de ces idées ne renferment rien en elles de ce que nous appellons perception sensible ; & dans celles qui le renferment, le plaisir vient de quelque uniformité, ordre, arrangement ou imitation, & non pas des simples idées de couleur, de son.

Il paroît qu’il s’ensuit de-là, que, quand l’instruction, l’éducation, ou quelque préjugé, nous fait naître des desirs ou des répugnances par rapport à un objet ; ce desir ou cette aversion sont fondés sur l’opinion de quelque perfection ou de quelque défaut, que nous imaginons dans ces qualités. Par conséquent, si quelqu’un privé du sens de la vue, est affecté du desir de beauté, ce desir doit naître de ce qu’il sent quelque régularité dans la figure, quelque grace dans la voix, quelque douceur, quelque mollesse, ou quelques autres qualités, qui ne sont perceptibles que par les sens différens de la vue, sans au cun rapport aux idées de couleur.

Le seul plaisir de sentiment, que nos philosophes semblent considérer, est celui qui accompagne les simples idées de sensation. Mais il y a un très-grand nombre de sentimens agréables, dans ces idées complexes des objets, auxquels nous donnons les noms de beaux & d’harmonieux ; que l’on appelle ces idée de beauté & d’harmonie, des perceptions des sens extérieurs de la vue & de l’ouie, ou non, cela n’y fait rien : on devroit plutôt les appeller un sens interne, ou un sentiment intérieur, ne fut-ce seulement que pour les distinguer des autres sensations de la vue & de l’ouie, que l’on peut avoir sans aucune perception de beauté & d’harmonie.

Ici se présente une question, savoir, si les sens sont pour nous une regle de vérité. Cela dépend de la maniere dont nous les envisageons. Quand nous voulons donner aux autres la plus grande preuve qu’ils attendent de nous touchant la vérité d’une chose, nous disons que nous l’avons vue de nos yeux ; & si l’on suppose que nous l’avons vue en effet, on ne peut manquer d’y ajouter foi ; le témoignage des sens est donc par cet endroit une premiere vérité, puisqu’alors il tient lieu de premier principe, sans qu’on remonte, ou qu’on pense vouloir remonter plus haut : c’est de quoi tous conviennent unanimement. D’un autre côté, tous conviennent aussi que les sens sont trompeurs ; & l’expérience ne permet pas d’en douter. Cependant si nous sommes certains d’une chose dès-là que nous l’avons vue, comment le sens de la vue peut-il nous tromper ; & s’il peut nous tromper, comment sommes-nous certains d’une chose pour l’avoir vue ?

La réponse ordinaire à cette difficulté, c’est que notre vue & nos sens nous peuvent tromper, quand ils ne sont pas exercés avec les conditions requises ; savoir que l’organe soit bien disposé, & que l’objet soit dans une juste distance. Mais ce n’est rien dire là. En effet, à quoi sert de marquer pour des regles qui justifient le témoignage de nos sens, des conditions que nous ne saurions nous-mêmes justifier, pour savoir quand elles se rencontrent ? Quelle regle infaillible me donne-t-on pour juger que l’organe de ma vue, de mon ouïe, de mon odorat, est actuellement bien disposé ? Nos organes ne nous donnent une certitude parfaite que quand ils sont parfaitement formés ; mais ils ne le sont que pour des tempéramens parfaits ; & comme ceux-ci sont très-rares, il s’ensuit qu’il n’est presque aucun de nos organes qui ne soit défectueux par quelque endroit.

Cependant quelque évidente que cette conclusion paroisse, elle ne détruit point une autre vérité, savoir que l’on est certain de ce que l’on voit. Cette contrariété montre qu’on a laissé ici quelque chose à démêler, puisqu’une maxime sensée ne sauroit être contraire à une maxime sensée. Pour developper la chose, examinons en quoi nos sens ne sont point regle de vérité, & en quoi ils le sont.

1°. Nos sens ne nous apprennent point en quoi consiste cette disposition des corps appellée qualité, qui fait telle impression sur moi. J’apperçois évidemment qu’il se trouve dans un tel corps une disposition qui cause en moi le sentiment de chaleur & de pesanteur ; mais cette disposition, dans ce qu’elle est en elle-même, échappe ordinairement à mes sens, & souvent même à ma raison. J’entrevois qu’avec certain arrangement & certain mouvement dans les plus petites parties de ce corps, il se trouve de la convenance entre ce corps & l’impression qu’il fait sur moi. Ainsi je conjecture que la faculté qu’a le soleil d’exciter en moi un sentiment de lumiere, consiste dans certain mouvement ou impulsion de petits corps au-travers des pores de l’air vers la rétine de mon oeil ; mais c’est cette faculté même, où mes yeux ne voyent goutte, & où ma raison ne voit guere davantage.

2°. Les sens ne nous rendent aucun témoignage d’un nombre infini de dispositions même antérieures qui se trouvent dans les objets, & qui surpassent la sagacité de notre vue, de notre ouïe, de notre odorat. La chose se vérifie manifestement par les microscopes ; ils nous ont fait découvrir dans l’objet de la vue une infinité de dispositions extérieures, qui marquent une égale différence dans les parties intérieures, & qui forment autant de différentes qualités. Des microscopes plus parfaits nous feroient découvrir d’autres dispositions, dont nous n’avons ni la perception ni l’idée.

3°. Les sens ne nous apprennent point l’impression précise qui se fait par leur canal en d’autres hommes que nous. Ces effets dépendent de la disposition de nos organes, laquelle est à-peu-près aussi différente dans les hommes que leurs tempéramens ou leurs visages ; une même qualité extérieure doit faire aussi différentes impressions de sensation en différens hommes : c’est ce que l’on voit tous les jours La même liqueur cause dans moi une sensation desagréable, & dans une autre une sensation agréable ; je ne puis donc m’assurer que tel corps fasse précisément sur tout autre que moi, l’impression qu’il fait sur moi-même. Je ne puis savoir aussi si ce qui est couleur blanche pour moi, n’est point du rouge pour un autre que pour moi.

4°. La raison & l’expérience nous apprenant que les corps sont dans un mouvement ou changement continuel, quoique souvent imperceptible dans leurs plus petites parties, nous ne pouvons juger sûrement qu’un corps d’un jour à l’autre ait précisément la même qualité, ou la même disposition à faire l’impression qu’il faisoit auparavant sur nous ; de son côté il lui arrive de l’altération, & il m’en arrive du mien. Je pourrai bien m’appercevoir du changement d’impression, mais de savoir à quoi il faut l’attribuer, si c’est à l’objet ou à moi, c’est ce que je ne puis faire par le seul témoignage de l’organe de mes sens.

5°. Nous ne pouvons juger par les sens ni de la grandeur absolue des corps, ni de leur mouvement absolu. La raison en est bien claire. Comme nos yeux ne sont point disposés de la même façon, nous ne devons pas avoir la même idée sensible de l’étendue d’un corps. Nous devons considérer que nos yeux ne sont que des lunettes naturelles, que leurs humeurs font le même effet que les verres dans les lunettes, & que selon la situation qu’ils gardent entr’eux, & selon la figure du crystallin & de son éloignement de la rétine, nous voyons les objets différemment ; de sorte qu’on ne peut pas assurer qu’il y ait au monde deux hommes qui les voyent précisément de la même grandeur, ou composés de semblables parties, puisqu’on ne peut pas assurer que leurs yeux soient tout à-fait semblables. Une conséquence aussi naturelle, c’est que nous ne pouvons connoître la grandeur véritable ou absolue des mouvemens du corps, mais seulement le rapport que ces mouvemens ont les uns avec les autres. Il est constant que nous ne saurions juger de la grandeur d’un mouvement d’un corps que par la longueur de l’espace que ce même corps a parcouru. Ainsi puisque nos yeux ne nous font point voir la véritable longueur de l’espace parcouru, il s’ensuit qu’ils ne peuvent pas nous faire connoitre la véritable grandeur du mouvement.

Voyons maintenant ce qui peut nous tenir lieu de premieres vérités dans le témoignage de nos sens. On peut réduire principalement à trois chefs les premieres vérités dont nos sens nous instruisent. 1°. Ils rapportent toujours très-fidelement ce qui leur paroit. 2°. Ce qui leur paroit est presque toujours conforme à la vérité dans les choses qu’il importe aux hommes en général de savoir, à moins qu’il ne s’offre quelque sujet raisonnable d’en douter. 3°. On peut discerner aisément quand le témoignage des sens est douteux, par les réflexions que nous marquerons.

1°. Les sens rapportent toujours fidellement ce qui leur paroît ; la chose est manifeste, puisque ce sont des facultés naturelles qui agissent par l’impression nécessaire des objets, à laquelle le rapport des sens est toujours conforme. L’oeil placé sur un vaisseau qui avance avec rapidité, rapporte qu’il lui paroît que le rivage avance du côté opposé ; c’est ce qui lui doit paroître : car dans les circonstances l’oeil reçoit les mêmes impressions que si le rivage & le vaisseau avançoient chacun d’un côté opposé, comme l’enseignent & les observations de la Physique, & les regles de l’Optique. A prendre la chose de ce biais, jamais les sens ne nous trompent ; c’est nous qui nous trompons par notre imprudence, sur leur rapport fidele. Leur fidélité ne consiste pas à avertir l’ame de ce qui est, mais de ce qui leur paroît ; c’est à elle de démêler ce qui en est.

2°. Ce qui paroît à nos sens est presque toujours conforme à la vérité, dans les conjonctures où il s’agit de la conduite & des besoins ordinaires de la vie. Ainsi, par rapport à la nourriture, les sens nous font suffisamment discerner les besoins qui y sont d’usage : ensorte que plus une chose nous est salutaire, plus aussi est grand ordinairement le nombre des sensations différentes qui nous aident à la discerner ; & ce que nous ne discernons pas avec leur secours, c’est ce qui n’appartient plus à nos besoins, mais à notre curiosité.

3°. Le temoignage des sens est infaillible, quand il n’est contredit dans nous ni par notre propre raison, ni par un témoignage précédent des mêmes sens, ni par un témoignage actuel d’un autre de nos sens, ni par le témoignage des sens des autres hommes.

1°. Quand notre raison, instruite d’ailleurs par certains faits & certaines réflexions, nous fait juger manifestement le contraire de ce qui paroît à nos sens, leur témoignage n’est nullement en ce point regle de vérité. Ainsi, bien que le soleil ne paroisse large que de deux piés, & les étoiles d’un pouce de diametre, la raison instruite d’ailleurs par des faits incontestables, & par des connoissances évidentes, nous apprend que ces astres sont infiniment plus grands qu’ils ne nous paroissent.

2°. Quand ce qui paroît actuellement à nos sens est contraire à ce qui leur a autrefois paru ; car on a sujet alors de juger ou que l’objet n’est pas à portée, ou qu’il s’est fait quelque changement soit dans l’objet même, soit dans notre organe : en ces occasions on doit prendre le parti de ne point juger, plûtôt que de juger rien de faux.

L’usage & l’expérience servent à discerner le témoignage des sens. Un enfant qui apperçoit son image sur le bord de l’eau ou dans un miroir, la prend pour un autre enfant qui est dans l’eau ou au-dedans du miroir ; mais l’expérience lui ayant fait porter la main dans l’eau ou sur le miroir, il réforme bientôt le sens de la vûe par celui du toucher, & il se convainc avec le tems qu’il n’y a point d’enfant à l’endroit où il croyoit le voir. Il arrive encore à un indien dans le pays duquel il ne gele point, de prendre d’abord en ces pays-ci un morceau de glace pour une pierre ; mais l’expérience lui ayant fait voir le morceau de glace qui se fond en eau, il réforme aussi-tôt le sens du toucher par la vûe.

La troisieme regle est quand ce qui paroît à nos sens est contraire à ce qui paroît aux sens des autres hommes, que nous avons sujet de croire aussi-bien organisés que nous. Si mes yeux me font un rapport contraire à celui des yeux de tous les autres, je dois croire que c’est moi plûtôt qui suis en particulier trompé, que non pas eux tous en général : autrement ce seroit la nature qui meneroit au faux le plus grand nombre des hommes ; ce qu’on ne peut juger raisonnablement. Voyez logique du P. Buffier, à l’article des premieres vérités.

Quelques philosophes, continue le même auteur que nous venons de citer, se sont occupés à montrer que nos yeux nous portent continuellement à l’erreur, parce que leur rapport est ordinairement faux sur la véritable grandeur ; mais je demanderois volontiers à ces philosophes si les yeux nous ont été donnés pour nous faire absolument juger de la grandeur des objets ? Qui ne sait que son objet propre & particulier sont les couleurs ? Il est vrai que par accident, selon les angles différens que font sur la rétine les rayons de la lumiere, l’esprit prend occasion de former un jugement de conjectures touchant la distance & la grandeur des objets ; mais ce jugement n’est pas plus du sens de la vûe, que du sens de l’ouie. Ce dernier, par son organe, ne laisse pas aussi de rendre témoignage, comme par accident, à la grandeur & à la distance des corps sonores, puisqu’ils causent dans l’air de plus fortes ou de plus foibles ondulations, dont l’oreille est plus ou moins frappée. Seroit-on bien fondé pour cela à démontrer les erreurs des sens, parce que l’oreille ne nous fait pas juger fort juste de la grandeur & de la distance des objets ? il me semble que non ; parce qu’en ces occasions l’oreille ne fait point la fonction particuliere de l’organe & du sens de l’ouie, mais supplée comme par accident à la fonction du toucher, auquel il appartient proprement d’appercevoir la grandeur & la distance des objets.

C’est de quoi l’usage universel peut nous convaincre. On a établi pour les vraies mesures de la grandeur, les pouces, les piés, les palmes, les coudées, qui sont les parties du corps humain. Bien que l’organe du toucher soit répandu dans toutes les parties du corps, il réside néanmoins plus sensiblement dans la main ; c’est à elle qu’il appartient proprement de mesurer au juste la grandeur, en mesurant par son étendue propre la grandeur de l’objet auquel elle est appliquée. A moins donc que le rapport des yeux sur la grandeur ne soit vérifié par la main, le rapport des yeux sur la grandeur doit passer pour suspect : cependant le sens de la vûe n’en est pas plus trompeur, ni sa fonction plus imparfaite ; parce que d’elle-même & par l’institution directe de la nature, elle ne s’étend qu’au discernement des couleurs, & seulement par accident au discernement de la distance & de la grandeur des objets.

Mais à quoi bon citer ici l’exemple de la mouche, dont les petits yeux verroient les objets d’une grandeur toute autre que ne feroient les yeux d’un éléphant ! Qu’en peut-on conclure ? Si la mouche & l’éléphant avoient de l’intelligence, ils n’auroient pour cela ni l’un ni l’autre une idée fausse de la grandeur ; car toute grandeur étant relative, ils jugeroient chacun de la grandeur des objets sur leur propre étendue, dont ils auroient le sentiment : ils pourroient se dire, cet objet est tant de fois plus ou moins étendu que mon corps, ou que telle partie de mon corps ; & en cela, malgré la différence de leurs yeux, leur jugement sur la grandeur seroit toujours également vrai de côté & d’autre.

C’est aussi ce qui arrive à l’égard des hommes ; quelque différente impression que l’étendue des objets fasse sur leurs yeux, les uns & les autres ont une idée également juste de la grandeur des objets ; parce qu’ils la mesurent chacun de leur côté, au sentiment qu’ils ont de leur propre étendue.

On peut dire de nos sens ce que l’on dit de la raison. Car de même qu’elle ne peut nous tromper, lorsqu’elle est bien dirigée, c’est-à-dire, qu’elle suit la lumiere naturelle que Dieu lui a donnée, qu’elle ne marche qu’à la lueur de l’évidence, & qu’elle s’arrête là où les idées viennent à lui manquer : ainsi les sens ne peuvent nous tromper, lorsqu’ils agissent de concert, qu’ils se prêtent des secours mutuels, & qu’ils s’aident sur-tout de l’expérience. C’est elle sur-tout qui nous prémunit contre bien des erreurs, que les sens seuls occasionneroient. Ce n’est que par un long usage, que nous apprenons à juger des distances par la vue ; & cela en examinant par le tact les corps que nous voyons, & en observant ces corps placés à différentes distances & de différentes manieres, pendant que nous savons que ces corps n’éprouvent aucun changement.

Tous les hommes ont appris cet art, dès leur premiere enfance ; ils sont continuellement obligés de faire attention à la distance des objets ; & ils apprennent insensiblement à en juger, & dans la suite, ils se persuadent, que ce qui est l’effet d’un long exercice, est un don de la nature. La maniere dont se fait la vision, prouve bien que la faculté de juger des objets que nous voyons, est un art, qu’on apprend par l’usage & par l’expérience. S’il reste quelque doute sur ce point, il sera bientôt détruit par l’exemple d’un jeune homme d’environ quatorze ans, qui né aveugle, vit la lumiere pour la premiere fois. Voici l’histoire telle qu’elle est rapportée par M. de Voltaire.

« En 1729, M. Chiselden, un de ces fameux chirurgiens qui joignent l’adresse de la main aux plus grandes lumieres de l’esprit, ayant imaginé qu’on pouvoit donner la vue à un aveugle né, en lui abaissant ce qu’on appelle des cataractes, qu’il soupçonnoit formées dans ses yeux presqu’au moment de sa naissance, il proposa l’opération. L’aveugle eut de la peine à y consentir. Il ne concevoit pas trop que le sens de la vue pût beaucoup augmenter ses plaisirs. Sans l’envie qu’on lui inspira d’apprendre à lire & à écrire, il n’eût point desiré de voir. Quoi qu’il en soit, l’opération en fut faite & réussit. Le jeune homme d’environ 14 ans, vit la lumiere pour la premiere fois. Son expérience confirma tout ce que Loke & Barclai avoient si bien prévu. Il ne distingua de long-tems ni grandeurs, ni distances, ni situations, ni même figures. Un objet d’un pouce mis devant son oeil, & qui lui cachoit une maison, lui paroissoit aussi grand que la maison. Tout ce qu’il voyoit, lui sembloit d’abord être sur ses yeux, & les toucher comme les objets du tact touchent la peau. Il ne pouvoit distinguer ce qu’il avoit jugé rond à l’aide de ses mains, d’avec ce qu’il avoit jugé angulaire, ni discerner avec ses yeux, si ce que ses mains avoient senti être en haut ou en bas, étoit en effet en haut ou en bas. Il étoit si loin de connoître les grandeurs, qu’après avoir enfin conçu par la vue que sa maison étoit plus grande que sa chambre, il ne concevoit pas comment la vue pouvoit donner cette idée. Ce ne fut qu’au bout de deux mois d’expérience, qu’il put appercevoir que les tableaux représentoient des corps solides ; & lorsqu’après ce long tatonnement d’un sens nouveau en lui, il eut senti que des corps & non des surfaces seules, étoient peints dans les tableaux ; il y porta la main, & fut étonné de ne point trouver avec ses mains ces corps solides, dont il commencoit à appercevoir les représentations. Il demandoit quel étoit le trompeur, du sens du toucher, ou du sens de la vue. »

Si au témoignage des sens, nous ajoutons l’analogie, nous y trouverons une nouvelle preuve de la vérité des choses. L’analogie a pour fondement ce principe extrêmement simple, que l’univers est gouverné par des lois générales & constantes. C’est en vertu de ce raisonnement que nous admettons la regle suivante, que des effets semblables ont les mêmes causes.

L’utilité de l’analogie consiste en ce qu’elle nous épargne mille discussions inutiles, que nous serions obligés de répéter sur chaque corps en particulier. Il suffit que nous sachions que tout est gouverné par des lois générales & constantes, pour être bien fondés à croire, que les corps qui nous paroissent semblables ont les mêmes propriétés, que les fruits d’un même arbre ont le meme goût, &c. La certitude qui accompagne l’analogie retombe sur les sens mêmes, qui lui prêtent tous les raisonnemens qu’elle déduit.

En parlant de la connoissance, nous avons dit, que sans le secours des sens, les hommes ne pourroient acquérir aucune connoissance des choses corporelles ; mais nous avons en même tems observé, que les seuls sens ne leur suffisoient pas, n’y ayant point d’homme au monde qui puisse examiner par lui-même toutes les choses qui lui sont nécessaires à la vie ; que, par conséquent. dans un nombre infini d’occasions, ils avoient besoin de s’instruire les uns les autres, & de s’en rapporter à leurs observations mutuelles ; qu’autrement ils ne pourroient tirer aucune utilité de la plupart des choses que Dieu leur a accordées. D’où nous avons conclu, que Dieu a voulu que le témoignage, quand il seroit revêtu de certaines conditions, fut aussi une marque de la vérité. Or, si le témoignage dans certaines circonstances est infaillible, les sens doivent l’être aussi, puisque le témoignage est fondé sur les sens. Ainsi prouver que le temoignage des hommes en certaines circonstances, est une regle sûre de vérité, c’est prouver la même chose par rapport aux sens, sur lesquels il est nécessairement appuyé.

Sens commun

Sens commun ; par le sens commun on entend la disposition que la nature a mise dans tous les hommes, ou manifestement dans la plûpart d’entr’eux, pour leur faire porter, quand ils ont atteint l’usage de la raison, un jugement commun & uniforme, sur des objets différens du sentiment intime de leur propre perception ; jugement qui n’est point la conséquence d’aucun principe antérieur. Si l’on veut des exemples de jugemens qui se vérifient principalement par la regle & par la force du sens commun, on peut, ce semble, citer les suivans.

1°. Il y a d’autres êtres, & d’autres hommes que moi au monde.

2°. Il y a quelque chose qui s’appelle vérité, sagesse, prudence ; & c’est quelque chose qui n’est pas purement arbitraire.

3°. Il se trouve dans moi quelque chose que j’appelle intelligence, & quelque chose qui n’est point intelligence & qu’on appelle corps.

4°. Tous les hommes ne sont point d’accord à me tromper, & à m’en faire accroire.

5°. Ce qui n’est point intelligence ne sauroit produire tous les effets de l’intelligence, ni des parcelles de matiere remuées au hasard former un ouvrage d’un ordre & d’un mouvement régulier, tel qu’un horloge.

Tous ces jugemens, qui nous sont dictés par le sens commun, sont des regles de vérité aussi réelles & aussi sûres que la regle tirée du sentiment intime de notre propre perception ; non pas qu’elle emporte notre esprit avec la même vivacité de clarté, mais avec la même nécessité de consentement. Comme il m’est impossible de juger que je ne pense pas, lorsque je pense actuellement ; il m’est également impossible de juger sérieusement que je sois le seul être au monde ; que tous les hommes ont conspiré à me tromper dans tout ce qu’ils disent ; qu’un ouvrage de l’industrie humaine, tel qu’un horloge qui montre régulierement les heures, est le pur effet du hasard.

Cependant il faut avouer qu’entre le genre des premieres vérités tirées du sentiment intime, & tout autre genre de premieres vérités, il se trouve une différence ; c’est qu’à l’égard du premier on ne peut imaginer qu’il soit susceptible d’aucune ombre de doute ; & qu’à l’égard des autres, on peut alléguer qu’ils n’ont pas une évidence du genre suprème d’évidence. Mais il faut se souvenir que ces premieres vérités qui ne sont pas du premier genre, ne tombant que sur des objets hors de nous, elles ne peuvent faire une impression aussi vive sur nous, que celles dont l’objet est en nous-mêmes : de sorte que pour nier les premieres, il faudroit être hors de soi ; & pour nier les autres, il ne faut qu’être hors de la raison.

C’est une maxime parmi les sages, direz-vous, & comme une premiere vérité dans la morale, que la vérité n’est point pour la multitude. Ainsi il ne paroît pas judicieux d’établir une regle de vérité sur ce qui est jugé vrai par le plus grand nombre. Donc le sens commun n’est point une regle infaillible de la vérité.

Je réponds qu’une vérité précise & métaphysique ne se mesure pas à des maximes communes, dont la vérité est toujours sujette à différentes exceptions : témoin la maxime qui avance, que la voix du peuple est la voix de Dieu. Il s’en faut bien qu’elle soit universellement vraie ; bien qu’elle se vérifie à-peu-pr%s aussi souvent que celle qu’on voudroit objecter, que la vérité n’est point pour la multitude. Dans le sujet même dont il s’agit, touchant les premiers principes, cette derniere maxime doit passer absolument pour être fausse. En effet, si les premieres vérités n’étoient répandues dans l’esprit de tous les hommes, il seroit impossible de les faire convenir de rien, puisqu’ils auroient des principes différens sur toutes sortes de sujets. Lors donc qu’il est vrai de dire que la vérité n’est point pour la multitude, on entend une sorte de vérité, qui, pour être apperçue, suppose une attention, une capacité & une expérience particulieres, prérogatives qui ne sont pas pour la multitude. Mais est-il question de premiere vérité, tous sont philosophes à cet égard. Le philosophe contemplatif avec tous ses raisonnemens n’est pas plus parfaitement convaincu qu’il existe & qu’il pense, que l’esprit le plus médiocre & le plus simple. Dans les choses où il faut des connoissances acquises par le raisonnement, & des réflexions particulieres, qui supposent certaines expériences que tous ne sont pas capables de faire, un philosophe est plus croyable qu’un autre homme : mais dans une chose d’une expérience manifeste, & d’un sentiment commun à tous les hommes, tous à cet égard deviennent philosophes : de sorte que dans les premiers principes de la nature & du sens commun, un philosophe opposé au reste du genre humain, est un philosophe opposé à cent mille autres philosophes ; parce qu’ils sont aussi bien que lui instruits des premiers principes de nos sentimens communs. Je dis plus ; l’ordinaire des hommes est plus croyable en certaines choses que plusieurs philosophes ; parce que ceux-là n’ont point cherché à forcer ou à défigurer les sentimens & les jugemens, que la nature inspire universellement à tous les hommes.

Le sentiment commun des hommes en général, dit-on, est que le soleil n’a pas plus de deux piés de diametre. On répond qu’il n’est pas vrai que le sentiment commun de ceux qui sont à portée de juger de la grandeur du soleil, soit qu’il n’a que deux ou trois piés de diametre. Le peuple le plus grossier s’en rapporte sur ce point au commun, ou à la totalité des philosophes ou des astronomes, plutôt qu’au témoignage de ses propres yeux. Aussi n’a-t-on jamais vu de gens, même parmi le peuple, soutenir sérieusement qu’on avoit tort de croire le soleil plus grand qu’un globe de quatre piés. En effet, s’il s’étoit jamais trouvé quelqu’un assez peu éclairé pour contester là-dessus, la contestation auroit pu cesser au moment même, avec le secours de l’expérience ; faisant regarder au contredisant un objet ordinaire, qui, à proportion de son éloignement, paroît aux yeux incomparablement moins grand, que quand on s’en approche. Ainsi les hommes les plus stupides sont persuadés que leurs propres yeux les trompent sur la vraie étendue des objets. Ce jugement n’est donc pas un sentiment de la nature, puisqu’au contraire il est universellement démenti par le sentiment le plus pur de la nature raisonnable, qui est celui de la réflexion.

Sens moral

Sens moral, (Moral.) nom donné par le savant Hutcheson à cette faculté de notre ame, qui discerne promptement en certains cas le bien & le mal moral par une sorte de sensation & par goût, indépendamment du raisonnement & de la réflexion.

C’est-là ce que les autres moralistes appellent instinct moral, sentiment, espece de penchant ou d’inclination naturelle qui nous porte à approuver certaines choses comme bonnes ou louables, & à en condamner d’autres comme mauvaises & blâmables, indépendamment de toute réflexion.

C’est ainsi, qu’à la vue d’un homme qui souffre, nous avons d’abord un sentiment de compassion, qui nous fait trouver beau & agréable de le secourir. Le premier mouvement, en recevant un bienfait, est d’en savoir gré, & d’en remercier notre bienfaiteur. Le premier & le plus pur mouvement d’un homme envers un autre, en faisant abstraction de toute raison particuliere de haine ou de crainte qu’il pourroit avoir, est un sentiment de bienveillance, comme envers son semblable, avec qui la conformité de nature & de besoins lient. On voit de même que, sans aucun raisonnement, un homme grossier se récrie sur une perfidie comme sur une action noire & injuste qui le blesse. Au contraire, tenir sa parole, reconnoître un bienfait, rendre à chacun ce qui lui est dû, soulager ceux qui souffrent, ce sont-là autant d’actions qu’on ne peut s’empêcher d’approuver & d’estimer, comme étant justes, bonnes, honnêtes & utiles au genre humain. De-là vient que l’esprit se plaît à voir & à entendre de pareils traits d’équité, de bonne-foi, d’humanité & de bénéficence ; le coeur en est touché, attendri. En les lisant dans l’histoire on les admire, & on loue le bonheur d’un siecle, d’une nation, d’une famille où de si beaux exemples se rencontrent. Mais pour les exemples du crime, on ne peut ni les voir, ni en entendre parler sans mépris & sans indignation.

Si l’on demande d’où vient ce mouvement du coeur, qui le porte à aimer certaines actions, & à en détester d’autres sans raisonnement & sans examen, je ne puis dire autre chose, sinon que ce mouvement vient de l’auteur de notre être, qui nous a faits de cette maniere, & qui a voulu que notre nature fût telle, que la différence du bien ou du mal moral nous affectât en certains cas, ainsi que le fait celle du mal physique. C’est donc là une sorte d’instinct, comme la nature nous en a donné plusieurs autres, afin de nous déterminer plus vîte & plus fortement là où la réflexion seroit trop lente. C’est ainsi que nous sommes avertis par une sensation intérieure de nos besoins corporels, pour nous porter à faire promptement & machinalement tout ce que demande notre conservation. Tel est aussi cet instinct qui nous attache à la vie, & ce desir d’être heureux, qui est le grand mobile de nos actions. Telle est encore la tendresse presqu’aveugle, mais très-nécessaire, des peres & des meres pour leurs enfans. Les besoins pressans & indispensables demandoient que l’homme fût conduit par la voie du sentiment, toujours plus vif & plus prompt que n’est le raisonnement.

Dieu donc a jugé à propos d’employer aussi cette voie à l’égard de la conduite morale de l’homme, & cela en imprimant en nous un sentiment ou un goût de vertu & de justice, qui décide de nos premiers mouvemens, & qui supplée heureusement chez la plûpart des hommes au défaut de réflexion ; car combien de gens incapables de réfléchir, & qui sont remplis de ce sentiment de justice ! Il étoit bien utile que le Créateur nous donnât un discernement du bien & du mal, avec l’amour de l’un & l’aversion de l’autre par une sorte de faculté prompte & vive, qui n’eût pas besoin d’attendre les spéculations de l’esprit ; & c’est-là ce que le docteur Hutcheson a nommé judicieusement sens moral. Princip. du droit naturel. (D. J.)

Sens de l’Écriture, (Théolog.) est la signification que présentent ou que renferment les paroles de l’Écriture sainte.

On peut distinguer cinq sens dans l’Ecriture ; 1°. le sens grammatical ; 2°. le sens littéral ou historique ; 3°. le sens allégoriqué ou figuré ; 4°. le sens anagogique ; 5°. le sens tropologique ou moral.

I. Le sens grammatical est celui que les termes du texte présentent à l’esprit, suivant la propre signification des termes. Ainsi quand on dit que Dieu se repent, qu’il se met en colere, qu’il monte, qu’il descend, qu’il a les yeux ouverts & les oreilles attentives, &c. Le sens grammatical conduiroit à croire que Dieu seroit corporel & sujet aux mêmes infirmités que nous, mais comme la foi nous apprend qu’il n’a aucune de nos foiblesses & de nos imperfections, & que la raison même le dicte, on n’en demeure jamais au sens grammatical, & l’on pense avec fondement que les auteurs sacrés n’ont employé ces expressions que pour se proportionner à la foiblesse de notre intelligence.

II. Le sens littéral & historique est celui qui s’attache à l’histoire, au fait, au sens que le récit & les termes de l’Ecriture présentent d’abord à l’esprit. Ainsi, quand on dit qu’Abraham épousa Agar, qu’il la renvoya ensuite, qu’Isaac naquit de Sara, qu’il reçut la circoncision, &c. tous ces faits pris dans le sens historique & littéral ne disent autre chose sinon ce qui est exprimé dans l’histoire, le mariage d’Abraham avec Agar, la répudiation de celle-ci, la naissance d’Isaac & sa circoncision.

III. Le sens allégorique & figuré est celui qui recherche ce qui est caché sous les termes ou sous l’événement dont il est parlé dans l’histoire. Ainsi le mariage d’Abraham avec Agar, qui fut ensuite répudiée & chassée à cause de son insolence & de celle de son fils, est une figure de la synagogue qui n’a été qu’une esclave, & qui a été reprouvée à cause de son ingratitude & de son insidélité. Sara est la figure de l’Eglise, & Isaac la figure du peuple choisi.

IV. Le sens anagogique ou de convenance, est celui qui rapporte quelques expressions de l’Ecriture à la vie éternelle, à la béatitude, à cause de la conformité ou proportion entre les termes dont on se sert pour exprimer ce qui se passe en ce monde, & ce qui arrivera dans le ciel. Par exemple, à l’occasion du sabbat ou du repos qui étoit recommandé au peuple de Dieu, on parle du repos dont les saints jouissent dans le ciel. A l’occasion de l’entrée des Israelites dans la terre promise, on traite de l’entrée des élus dans la terre des vivans, &c.

V. Le sens moral ou tropologique est celui qui tire des moralités ou des réflexions pour la conduite de la vie & pour la réforme des moeurs, de ce qui est dit & raconté historiquement ou littéralement dans l’Ecriture. Par exemple, à l’occasion de ces paroles du Deutéronome, ch xxv. vers. 4. Vous ne lierez point la bouche du boeuf qui foule le grain, S. Paul dit dans sa premiere épitre aux Corinthiens, ch. ix. vers. 10. qu’il faut fournir aux prédicateurs & à ceux qui nous instruisent de quoi se nourrir & s’entretenir.

Le sens littéral a pour objet les faits de l’histoire ; l’allégorique, ce que nous croyons, ou les mysteres de notre foi ; l’anagogique, la béatitude & ce qui y a rapport ; le tropologique, le réglement de nos moeurs : ce qu’on a compris dans ces deux vers :

Littera gesta docet : quid credas allegoria,
Moralis quid agas, quo tendas anagogia.

On peut remarquer les cinq sens dons nous venons de parler dans le seul mot Jérusalem ; selon le sens grammatical il signifie union de paix ; selon le littéral, une ville capitale de Judée ; selon l’allégorique, l’église militante ; selon l’anagogique, l’église triomphante ; selon le moral, l’ame fidele, dont Jerusalem est une espece de figure. Voyez Allégorie, Anagogique, Litteral, Figuré, Mystique , &c.

Tous les théologiens conviennent qu’on ne peut tirer d’argumens directs & concluans en matiere de religion que du seul sens littéral. Jamais, dit S. Jerome, les paraboles & le sens douteux des énigmes, c’est-à-dire, des allégories que chacun imagine à son gré, ne peuvent servir pour établir les dogmes ; & S. Augustin dans son épitre à Vincent le donatiste, reconnoît qu’on ne peut se sonder sur une simple allégorie, à moins qu’on n’ait des témoignages clairs pour expliquer ceux qui sont obscurs. D’ailleurs, comme chacun peur imaginer des sens mystiques, selon sa pénétration ou sa piété, chacun par la même raison a droit de les rejetter ou d’en imaginer de contraires. Il faut cependant observer que d%s qu’un sens mystique est autorisé par l’église ou par le concert unanime des peres, ou qu’il suit naturellement du texte, & que l’Ecriture même le favorise. on en peut tirer des preuves & des raisonnemens solides. Mais le plus sur en matiere de controverse est de s’attacher au sens littéral, parce qu’il est fort aise d’abuser du sens allégorique.

Sens externes

Sens externes, (Physiol.) organes corporels, sur lequels les objets extérieurs causent les différentes especes de sensations, que nous appellons le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe, la vue, &c. L’auteur de l’histoire naturelle de l’homme vous expliquera mieux que moi comment ces différentes especes de sensations parviennent à l’ame. Elles lui sont transmises, nous dit-il, par les nerfs qui forment le jeu de toutes les parties & l’action de tous les membres. Ce sont eux qui sont l’organe immédiat du sentiment qui se diversifie & change, pour ainsi dire, de nature, suivant leur différente disposition ; ensorte que, selon leur nombre, leur finesse, leur arrangement, leur qualité, ils portent à l’ame des especes différentes de manieres de sentir qu’on a distinguées par le nom de sensations, qui semblent n’avoir rien de semblable entr’elles.

Cependant si l’on fait attention que tous ces sens externes ont un sujet commun, & qu’ils ne sont que des membranes nerveuses, différemment étendues, disposées & placées ; que les nerfs sont l’organe général du sentiment ; que, dans le corps animal, nul autre corps que les nerfs n’a cette propriété de produire le sentiment, on sera porté à croire que les sens ayant tous un principe commun, & n’étant que des formes variées de la même substance, n’étant en un mot que des nerfs différemment ordonnés & disposés, les sensations qui en résultent ne sont pas aussi essentiellement différentes entr’elles qu’elle le paroissent.

L’oeil doit être regardé comme une expansion du nerf optique, ou plutôt l’oeil lui-même n’est que l’épanouissement d’un faisceau de nerfs, qui étant exposé à l’extérieur plus qu’aucun autre nerf, est aussi celui qui a le sentiment le plus vif & le plus délicat ; il sera donc ébranlé par les plus petites parties de la matiere telles que sont celles de la lumiere, & il nous donnera par conséquent une sensation de toutes les substances les plus éloignées, pourvu qu’elles soient capables de produire ou de réfléchir ces petites particules de matiere.

L’oreille qui n’est pas un organe aussi extérieur que l’oeil, & dans lequel il n’y a pas un aussi grand épanouissement de nerf, n’aura pas le même degré de sensibilité, & ne pourra pas être affectée par des parties de matieres aussi petites que celles de la lumiere ; mais elle le sera par des parties plus grosses qui sont celles qui forment le son, & nous donnera encore une sensation des choses éloignées, qui pourront mettre en mouvement ces parties de matieres. Comme elles sont beaucoup plus grosses que celles de la lumiere & qu’elles ont moins de vîtesse, elles ne pourront s’étendre qu’à de petites distances, & par conséquent l’oreille ne nous donnera la sensation que de choses beaucoup moins éloignées que celles dont l’oeil nous donne la sensation.

La membrane qui est le siege de l’odorat étant encore moins fournie de nerfs que celle qui fait le siege de l’ouïe, elle ne nous donnera la sensation que des parties de matiere qui sont plus grosses & moins éloignées, telles que sont les particules odorantes des corps qui sont probablement celles de l’huile essentielle, qui s’en exhale & surnage, pour ainsi dire, dans l’air.

Comme les nerfs sont encore en moindre quantité & plus grossiers sur le palais & sur la langue, les particules odorantes ne sont pas assez fortes pour ébranler cet organe ; il faut que les parties huileuses & salines se détachent des autres corps, & s’arrêtent sur la langue pour produire la sensation qu’on appelle le goût, & qui differe principalement de l’odorat, parce que ce dernier sens nous donne la sensation des choses à une certaine distance, & que le goût ne peut la donner que par une espece de contact, qui s’opere au moyen de la fonte de certaines parties de matieres, telles que les sels, les huiles, &c.

Enfin, comme les nerfs sont le plus divisés qu’il est possible & qu’ils sont très-légerement parsemés dans la peau, aucune partie aussi petite que celles qui forment la lumiere, les sons, les odeurs, les saveurs, ne pourra les ébranler, ni les affecter d’une maniere sensible, & il faudra de très-grosses parties de matiere, c’est-à-dire des corps solides, pour qu’ils puissent en être affectés. Aussi le sens du toucher ne nous donne aucune sensation des choses éloignées, mais seulement de celles dont le contact est immédiat.

Il paroît donc que la différence qui est entre nos sens vient de la position plus ou moins extérieure des nerfs, de leur vêtement, de leur exilité, de leur quantité plus ou moins grande, de leur épanouissement dans les différentes parties qui constituent les organes. C’est par cette raison qu’un nerf ébranlé par un coup, ou découvert par une blessure, nous donne souvent la sensation de la lumiere, sans que l’oeil y ait part ; comme on a souvent aussi par la même cause des tintemens & des sensations des sons, quoique l’oreille ne soit affectée par rien d’extérieur.

Lorsque les petites particules de la matiere lumineuse & sonore se trouvent réunies en très-grande quantité, elles forment une espece de corps solide qui produit différentes especes de sensations, lesquelles ne paroissent avoir aucun rapport avec les premieres ; car toutes les fois que les parties qui composent la lumiere sont en très-grande quantité, elles affectent non-seulement les yeux, mais aussi toutes les parties nerveuses de la peau ; & elles produisent dans l’oeil la sensation de la lumiere ; & dans le reste du corps, la sensation de la chaleur qui est une autre espece de sentiment différent du premier, quoiqu’il soit produit par la même cause.

La chaleur n’est donc que le toucher de la lumiere qui agit comme corps solide, ou comme une masse de matiere en mouvement ; on reconnoît évidemment l’action de cette masse en mouvement, lorsqu’on expose les matieres légeres au foyer d’un bon miroir ardent ; l’action de la lumiere réunie leur communique, avant même que de les échauffer, un mouvement qui les pousse & les déplace ; la chaleur agit donc comme agissent les corps solides sur les autres corps, puisqu’elle est capable de les déplacer en communiquant un mouvement d’impulsion.

De même lorsque les parties sonores se trouvent réunies en très-grande quantité, elles produisent une secousse & un ébranlement très-sensible ; & cet ébranlement est sort différent de l’action du son sur l’oreille. Une violente explosion, un grand coup de tonnerre ébranle les maisons, nous frappe & communique une espece de tremblement à tous les corps voisins ; c’est par cette action des parties sonores qu’une corde en vibration en fait remuer une autre, & c’est par ce toucher du son que nous sentons nous-mêmes, lorsque le bruit est violent, une espece de trémoussement fort différent de la sensation du son par l’oreille, quoiqu’il dépende de la même cause.

Toute la différence qui se trouve dans nos sensations ne vient donc que du nombre plus ou moins grand, & de la position plus ou moins extérieure des nerfs. C’est pourquoi nous ne jugeons des choses que d’après l’impression que les objets font sur eux ; & comme cette impression varie avec nos dispositions, les sens nous en imposent nécessairement : les plus importans ne font souvent que de légeres impressions ; & pour notre malheur, le méchanisme de tout le mouvement de la machine dépend de ces ressorts délicats qui nous échappent.

Cependant les sens nous étoient absolument nécessaires, & pour notre être & pour notre bien-être : ce sont, dit M. le Cat, autant de sentinelles qui nous avertissent de nos besoins & qui veillent à notre conservation. Au milieu des corps utiles & nuisibles qui nous environnent, ce sont autant de portes qui nous sont ouvertes pour communiquer avec les autres êtres, & pour jouir du monde où nous sommes placés. Ils ont enfanté des arts sans nombre pour satisfaire leurs délices, & se garantir des impressions fâcheuses. On a tâché dans cet ouvrage de développer avec briéveté le méchanisme & des arts & des sens ; peut-être même trouvera-t-on qu’on s’y est trop étendu ; mais quand cela seroit vrai, comment résister au torrent des choses curieuses qui s’offrent en foule sur leur compte ; & combien n’en a-t-on pas supprimé avec quelque regret ? Car enfin les arts sont précieux, & les sens offrent le sujet le plus intéressant de la physique, puisque ce sont nos moyens de commerce avec le reste de l’univers.

Ce commerce entre l’univers & nous se fait toujours par une matiere qui affecte quelque organe. Depuis le toucher jusqu’à la vûe, cette matiere est de plus en plus subtile, de plus en plus répandue loin de nous, & par-là de plus en plus capable d’étendre les bornes de notre commerce. Des corps, des liqueurs, des vapeurs, de l’air, de la lumiere, voilà la gradation de ses correspondances ; & les sens par lesquels elles se font nos interpretes & nos gazettiers. Plus leurs nouvelles viennent de loin, plus il faut s’en défier. Le toucher qui est le plus borné des sens est aussi le plus sûr de tous ; le goût & l’odorat le sont encore assez, mais l’ouïe commence à nous tromper très-souvent ; pour la vûe, elle est sujette à tant d’erreurs, que l’industrie des hommes, qui sait tirer avantage de tout, en a composé un art d’en imposer aux yeux ; art admirable, & poussé si loin par les peintres, que nous y aurions peut-être perdu à avoir des sens moins trompeurs. Mais que dire des conjectures dans lesquelles ils nous entraînent ? Par exemple, la lumiere, fluide particulier qui rend les corps visibles, nous fait conjecturer un autre fluide qui les rend pesans, un autre qui les rend électriques, ou qui fait tourner la boussole au nord, &c. Tant de suppositions prouvent assez que ce que les sens nous montrent, est encore tout ce que nous savons de mieux.

Qu’on juge par-là des bornes étroites & du peu de certitude de nos connoissances, qui consistent à voir une partie des choses par des organes infideles & à deviner le reste. D’où vient, direz-vous, cette nature si bonne, si libérale, ne nous a-t-elle pas donné des sens pour toutes ces choses que nous sommes contraints de deviner, par exemple, pour ce fluide qui remue la boussole, pour celui qui donne la vie aux plantes & aux animaux ? C’étoit le plus court moyen de nous rendre savans sur tous ces phénomenes qui deviennent sans cela des énigmes : car enfin les cinq especes de matieres qui sont comme députées vers nous, des états du monde matériel ne peuvent nous en donner qu’une vaine ébauche ; imaginons un souverain qui n’auroit d’autre idée de tous les peuples que celles que lui donneroient un françois, un persan, un égyptien, un créole, un chinois, qui tous cinq seroient sourds & muets ; c’est ainsi tout au-moins que sont toutes ces especes de matieres. En vain la physique moderne fait ses derniers efforts pour interroger ces députés ; quand on supposeroit qu’ils diront un jour tout ce qu’ils sont eux-mêmes, il n’y a pas d’apparence qu’ils disent jamais ce que sont les autres peuples de matiere dont ils ne sont pas.

Le créateur n’a pas voulu nous donner un plus grand nombre de sens ou des sens plus parfaits, pour nous faire connoître ces autres peuples de matiere, ni d’autres modifications dans ceux-mêmes que nous connoissons. Il nous a refusé des aîles, il a fixé la médiocrité de la vûe qui n’apperçoit que les seules surfaces des corps. Mais de plus grandes facultés eussent été inutiles pour notre bonheur & pour tout le système du monde. Accuserons-nous le ciel d’être cruel envers nous & envers nous seuls ?

Le bonheur de l’homme, dit Pope, (qui emprunte pour le peindre, le langage des dieux) le bonheur de l’homme, si l’orgueil ne nous empêchoit point de l’avouer, n’est pas de penser ou d’agir au-delà de l’homme même, d’avoir des puissances de corps & d’esprit, au-delà de ce qui convient à sa nature & à son état. Pourquoi l’homme n’a-t-il point un oeil microscopique ? C’est par cette raison bien simple, que l’homme n’est point une mouche. Et quel en seroit l’usage, si l’homme pouvoit considérer un ciron, & que sa vue ne pût s’étendre jusqu’aux cieux ? Quel seroit celui d’un toucher plus delicat, si trop sensible, & toujours tremblant, les douleurs & les agonies s’introduisoient par chaque pore ? D’un odorat plus vif, si les parties volatiles d’une rose, par leurs vibrations dans le cerveau, nous faisoient mourir de peines aromatiques ? D’une oreille plus fine, si la nature se faisoit toujours entendre avec un bruit de tonnere, & qu’on se trouvât étourdi par la musique de ses spheres roulantes ? O combien nous regreterions alors que le ciel nous eût privé du doux bruit des zéph|rs & du murmure des ruisseaux ! Qui peut ne pas reconnoitre la bonté & la sagesse de la Providence, également & dans ce qu’elle donne, & dans ce qu’elle refuse ?

Regardons pareillement les sensations qui affligent ou qui enchantent l’ame comme de vrais présens du ciel. Les sensations tristes avertissent l’homme de se mettre en garde contre l’ennemi qui menace le corps de sa perte. Les sensations agréables l’invitent à la conservation de son individu & de son espece.

Peut-être que des sens plus multipliés que les nôtres, se fussent embarrassés, ou que l’avide curiosité qu’ils nous eussent inspiré, nous eût procuré plus d’inquiétude que de plaisir. En un mot, le bon usage de ceux que nous avons, suffit à notre félicité. Jouissons donc, comme il convient, des sens dont la nature a bien voulu nous gratifier : ceux de l’ouïe & de la vue me semblent être les plus délicats & les plus chastes de tous. Les plaisirs qui les remuent, sont les plus innocens ; & les arts à qui nous devons ces plaisirs, méritent une place distinguée parmi les arts libéraux, comme étant des plus ingénieux, puisqu’on y emploie toute la subtilité des combinaisons mathématiques. La peinture reveille l’imagination & fixe la mémoire ; la musique agite le coeur, & souleve les passions. Elles font passer les plaisirs dans l’ame : l’une par les yeux, l’autre par l’oreille. On diroit même que les pierreries ont un charme singulier, dont la mode se sert pour fixer la curiosité. Il le faut bien ; car sans cet éclat impérieux, notre folie auroit des bornes, du moins celles que l’inconstance a soin de mettre à tous nos goûts. Est-ce que ces étincelles pures qui petillent au sein du diamant, seroient une espece de collyre pour la vue ? Les lustres & les glaces seroient à ce prix une merveilleuse invention, & peut-être ces choses ont-elles avec nous une douce sympathie, dont nous sentons l’effet sans le deviner ? Les plaisirs des autres sens peuvent être plus vifs, mais je les crois moins dignes de l’homme. Ils s’émoussent, ils se blasent, quand on les irrite ; & quand on en abuse, ils laissent dans la vieillesse un triste repentir ou de fâcheuses infirmités. (Le chevalier de Jaucourt .)

Sens internes

Sens internes, (Physiol.) actions de l’ame ou de l’intellect, auxquelles il est excité par la perception des idées.

Les seules voies par où les connoissances arrivent dans l’entendement humain, les seuls passages, comme dit Loke, par lesquels la lumiere entre dans cette chambre obscure, sont les sens externes & internes.

Les sens internes sont les passions, l’attention, l’imagination & la mémoire. Telle est l’énumération ordinaire, & à mon avis, peu exacte, qu’on fait des sens internes ; mais ce n’est pas ici le lieu de la rectifier ; nous ne traitons qu’en physiologiste, & seulement ce qu’il convient au médecin de connoitre, pour entendre, expliquer, & guérir, s’il est possible, les fâcheuses affections du cerveau.

Il semble que les perceptions de notre intellect naissent de la différence des nerfs affectés, de la différente structure de l’organe du sentiment, des différentes parties de la moëlle du cerveau d’où les nerfs prennent leur origine, & du cours différent des esprits animaux. Nous sommes tellement formés, qu’à l’occasion des divers états de l’ame il se fait dans le corps des mouvemens musculaires, une circulation ou une stagnation d’humeurs, de sang & des esprits.

Les mouvemens musculaires dépendent de l’influx du suc nerveux que le cerveau porte dans les muscles ; la partie du cerveau du sensorium commune, où les esprits animaux se trouvent rassemblés, est peut-être la moëlle du cerveau dans la tête. Cette partie a différens territoires, dont chacun a son nerf & sa loge pour les idées ; le nerf optique donne l’idée des couleurs ; l’olfactif, des odeurs ; les nerfs moteurs, ceux des mouvemens. Une goutte de liquide, sang ou autre, épanchée sur l’organe des nerfs, produit l’apoplexie. Dès-lors plus d’idées simples ni accessoires, plus de mémoire, plus de passion, plus de sens internes, plus de mouvemens musculaires, si ce n’est dans le coeur où ils sont passés. Qu’on ne craigne point qu’il soit trop humiliant pour l’amour propre, de savoir que l’esprit est d’une nature si corporelle ? Comme les femmes sont vaines de leur beautés, les beaux esprits seront toujours vains du bel-esprit, & les philosophes ne se montreront jamais assez philosophes, pour éviter cet écueil universel,

Les passions sont des affections fortes qui impriment des traces si profondes dans le cerveau, que toute l’économie en est bouleversée, & ne connoit plus les lois de la raison. C’est un état violent qui nous entraîne vers son objet. Les passions supposent 1°. la représentation de la chose qui est hors de nous : 2°. l’idee qui en résulte & qui l’accompagne, fait naître l’affection de l’ame : 3°. le mouvement des esprits ou leur suspension en marque les effets. Le siege des affections de l’ame est dans le sensorium commune. Un sommeil profond sans rêves doit donc assoupir, comme il arrive, toute passion. Un homme en apoplexie ou en léthargie n’a ni joie ni tristesse, ni amour ni haine. Après avoir passé deux jours dans cet état, il ressuscite, & n’a pas senti la peine de mourir. Les médecins entendent un peu l’effet des passions sur les liquides & les solides du corps humain. Ils expliquent assez bien leur méchanisme sur la machine par l’accélération ou le retardement dans le mouvement du suc nerveux qui agit ensuite sur le sang, ensorte que le cours du sang réglé par celui des esprits s’augmente & se retarde avec lui. Que n’ont-ils le secret du remede !

Chaque passion a son langage. Dans la colere, cette courte fureur, suivant la définition d’Horace, tous les mouvemens augmentent, celui de la circulation du sang, du pouls, de la respiration ; le corps devient chaud, rouge, tremblant, tenté tout-à-coup de déposer quelque sécrétion qui l’irrite. De-là ces inflammations, ces hémorrhagies, ces plaies r’ouvertes, ces diarrhées, ces ictères, dont parlent les observations.

Dans la terreur, cette passion, qui en ébranlant toute la machine, la met quelquefois en garde pour sa propre défense, & quelquefois hors d’état d’y pourvoir, naissent la palpitation, la pâleur, le froid subit, le tremblement, la paralysie, l’épilepsie, le changement de couleur des cheveux, la mort subite. Dans la peur, diminutif de la terreur, la transpiration diminuée dispose le corps à recevoir les miasmes contagieux, produit la pâleur, le relâchement des sphincters & les excrétions.

Dans le chagrin, tous les mouvemens vitaux & animaux sont retardés, les humeurs croupissent, & produisent des obstructions, la mélancolie, la jaunisse, & autres semblables maladies. De grands chagrins n’ont que trop souvent causé la mort.

En rapportant tous ces effets à leurs causes, on trouvera que dans les passions dont on vient de parler, & dans toutes les autres, dont le détail nous meneroit trop loin, les nerfs doivent nécessairement agir sur le sang, & produire du dérangement dans l’économie animale. Les nerfs qui tiennent les arteres comme dans des filets, excitent dans la colere & la joie, la circulation du sang artériel, en animant le ressort des arteres ; le fluide nerveux coule aussi plus promptement ; toutes les fibres ont plus de tension ; la vitesse du pouls & de la respiration croissent ; la rougeur, l’augmentation de chaleur & de force en résultent. Les parties extérieures se resserrent dans la terreur ; de sorte que les vaisseaux comprimés font refluer le sang vers l’intérieur, & dans les grands vaisseaux du coeur & du poumon ; d’où naissent la palpitation, la pâleur, le froid des extrémités, &c. La tristesse suspend le cours des esprits, resserre & comprime les filets nerveux. Or où ne trouve-t-on pas de ces filets ? Fideles compagnons de la carotide interne, de l’artere temporale, de la grande méningienne, de la vertébrale, de la souclaviere, des brachiales, de la céliaque, de la mésentérique, des arteres qui sortent du bassin, ils sont partout capables d’être lésés, & suivant leur lésion, de produire différens maux.

La pudeur, cette honte honnête, qui répand sur le visage le rouge qu’on a nommé le vermillon de la vertu, est une espece de petite crainte qui resserre la veine temporale, là où elle est environnée des rameaux de la portion dure ; & par leur action, elle retient, fixe & arrête le sang au visage. Il est donc vrai que les médecins éclairés de la connoissance du corps humain peuvent se former une théorie des passions par leurs effets.

L’attention est l’impression des objets qui frappent le sensorium commune, au moyen des esprits animaux qui s’y portent en abondance. L’attention s’explique par le même méchanisme que les passions ; son effet est de produire une idée distincte, vive & durable.

Quand les fibres du cerveau extrèmement tendues (comme on s’imaginoit les voir au-travers de la phisionomie du p. Malebranche, lorsqu’il écoutoit), ont mis une barriere qui ôte tout commerce entre l’objet choisi & les idées indiscretes qui s’empressent à le troubler ; il en résulte la plus claire, la plus lumineuse perception qui soit possible : c’est en ce sens que l’attention est la mere des sciences, & le meilleur moyen pour les acquérir.

Nous ne pensons qu’à une seule chose à la fois dans le même tems ; ensuite une autre idée succede à la premiere avec une vitesse prodigieuse, quoique différente, en diverses personnes & sujets. La nouvelle idée qui se présente à l’ame, en est apperçue, si elle succede, lorsque la premiere a disparu. D’où vient donc la promptitude de ceux qui résolvent si vite les problèmes les plus composés ? De la facilité avec laquelle leur mémoire retient comme vraie la proposition la plus proche de celle qui expose le problème ; ainsi tandis qu’ils pensent à la onzieme proposition, par exemple, ils ne s’inquietent plus de la vérité de la dixieme ; & ils regardent comme un axiome les choses précédentes démontrées auparavant, & dont ils ont un recueil clair dans la tête.

C’est ainsi qu’un habile médecin voit d’un coup d’oeil, les symptomes, les causes de la maladie, les remedes & le pronostic. C’est par cette vigueur des organes du cerveau, qu’Archimede ayant découvert tout-à-coup dans le bain que la couronne d’or du roi Hiéron n’étoit pas entierement composée de ce métal, s’écria de joie : je l’ai trouvé. Heureux ceux qui ont reçu de la nature cette prompte facilité de combiner une foule d’idées & de propositions, qu’un cerveau borné ne pourroit concevoir qu’avec le tems, avec beaucoup de peine, & seulement l’une après l’autre ! Faut-il qu’entre deux êtres semblables, Newton & son secrétaire, l’un ne soit qu’un homme du commun, & l’autre paroisse d’une organisation presque angélique ? L’éducation seule fait-elle les frais d’une diversité si frappante ? Non sans doute !

L’attention profonde & trop suivie détruit la force des fibres, cause des maux de tête par le resserrement des membranes du cerveau, un desséchement dans le sang & les esprits, & finalement une imagination dépravée. Voyons donc ce que c’est que l’imagination.

L’imagination est la représentation d’un objet absent par des images tracées dans le cerveau. C’est une perception née d’une idée que des causes internes ont produites, semblables à quelques-unes de celles que les causes externes ont coutume de faire naître. Haller raconte qu’ayant la fievre, il voyoit, les yeux fermés, de terribles incendies, & le monde tomber en ruine ; il dit qu’il n’étoit pas la dupe de ces sortes d’illusions, qu’il dissipoit d’ailleurs en ouvrant les yeux, & que ses sens externes lui découvroient l’erreur de ses sens internes. Son imagination étoit alors échauffée par des phantômes, c’est-à-dire, que les nerfs agités dans leur origine augmentoient la force de la circulation du sang dans le cerveau. Paschal épuisé d’étude & de méditation, voyoit toujours, étant au lit, un précipice de feu dont il falloit le garantir par quelque rempart. C’étoit-là une sorte de vertige de l’espece de celui de Haller ayant la fievre. Le sang agité, épanché, ou prêt à l’être, donne lieu à de tels spectres. Galien, jeune encore, se fit un grand honneur à Rome, pour avoir prédit dans une pareille circonstance, une hémorrhagie salutaire.

Quand l’ame ne peut se détromper par les sens externes, de la non-existence des phantômes que les sens internes lui présentent, comme étoit celui qui croyoit avoir un nez de verre ; ceux qui se persuadent être obligés de suivre tel régiment, dans l’idée qu’ils y ont été engagés, & autres chimeres : c’est dans ce cas une espece de manie, mal qui demande des remedes, & qui y cede quelquefois. Quiconque jettera les yeux sur les tristes effets du dérangement de l’imagination, comprendra combien elle est corporelle, & combien est étroite la liaison qu’il y a entre les mouvemens vitaux & les mouvemens animaux.

La mémoire, qui est le souvenir des choses qui ont fait des traces dans le cerveau, est un quatrieme sens interne, si dépendant des organes du corps, qu’elle se fortifie, & s’affoiblit, selon les changemens qui arrivent à la machine. Ni la conversation, ni la connoissance des choses, ni le sentiment interne de notre propre existence ne peuvent résider en nous sans la mémoire. Wepfer parle d’un malade qui avoit perdu les idées des choses ; il prenoit le manche pour le creux de la cueillere ; il en a vu un autre qui ne pouvoit jamais finir sa phrase, parce qu’il perdoit d’abord la mémoire du commencement de son idée. Il donne l’histoire d’un troisieme, qui voyant les lettres, ne pouvoit plus les épeler.

Un homme qui perdroit toute mémoire, ne seroit pas même un être pensant ; car peut on penser sans elle ? Cela ne répugne point aux phénomenes des maladies dans lesquelles nous voyons les malades faire plusieurs actions, dont ils n’ont aucune réminiscence, lorsqu’ils sont rétablis ; or ces actions que l’ame fait sans connoissance, sans jugement, doivent être rangées parmi les mouvemens automatiques qui se trouvent partout pour conserver la machine. M. Jean le Clerc si connu dans la république des lettres, & frere de M. Daniel le Clerc non moins célebre par son histoire de la Médecine, a écrit que la fievre suffisoit pour boulverser toutes les traces des images dans le cerveau, & causer un oubli universel ; il a été lui-même un triste exemple de cette vérité ; après une petite fievre de deux ou trois jours, il tomba dans l’oubli total de tout ce qu’il avoit jamais fait & su ; l’enfance & l’imbécillité succéderent ; le savant ne fut plus qu’un objet de pitié !

Thucidide raconte que dans la peste d’Afrique, plusieurs personnes perdirent entierement la mémoire. Mais tous les jours la perte de cette faculté n’est-elle pas dépendante du sommeil, du vin, de l’apoplexie, de la chaleur excessive ? Et puis, elle se rétablit avec le tems par des remedes convenables. Enfin l’hydrocéphale, la mollesse aqueuse du cerveau, toutes dégénérations de cette partie, une chûte, un ulcere trop tôt fermé, ces causes & plusieurs autres, font perdre la mémoire, suivant l’observation de tous les auteurs. Cependant puisqu’elle revient aussi méchaniquement qu’elle se dissipe, elle appartient donc au corps, elle est donc presque corporelle. Mais alors quelle place infiniment petite, tient la mémoire dans le sensorium commune ? Cette exilité infinie effrayera l’imagination de ceux qui calculeront les millions de mots, de faits, de dates, de choses différentes, existantes dans le cerveau de ces hommes dont parle Baillet, si fameux par leur mémoire, & qui sembloient ne rien oublier. Tant de choses résidoient donc dans la moële du cerveau de ces gens-là, & ne l’occupoient pas même toute entiere ? Que cette faculté est immense, & que son domicile est réellement borné !

On fait bien des questions insolubles sur les sens internes ; en voici quelques-unes qu’il semble qu’on peut résoudre.

Pourquoi les signes corporels qui n’ont rien que d’arbitraire, affectent-ils, changent-ils si fort les idées ? Il falloit à l’homme un grand nombre de termes pour exprimer la foule de ses idées ; ces termes qui sont arbitraires, deviennent tellement familiers par l’habitude où l’on est de les prononcer, qu’on ne se souvient pas davantage le plus souvent des idées mêmes des choses, que des termes qui sont des caracteres expressifs de ces idées ; & les mots & ces idées sont si intimement liés ensemble, que l’idée ne revient point sans son expression, ni le mot sans l’idée. D’ailleurs, en pensant nous sommes moins occupés des mots que des choses, parce qu’il en coûte à l’imagination pour trouver des idées complexes, au lieu que les mots simples & faciles, se présentent d’eux-mêmes.

D’où vient que l’attention, l’imagination suspendent l’action des sens externes & les mouvemens du corps ? Parce qu’alors rien ne distrayant les sens externes, l’imagination en est plus vive & la mémoire plus heureuse. Ceux qui sont devenus aveugles, sont fort propres à combiner à la fois un grand nombre d’idées.

Pourquoi est-on si foible lorsqu’on a trop longtems, ou fortement exercé les sens internes ? Parce qu’il s’est fait une très-grande consommation des esprits du cerveau ; & par la même raison, toutes les parties du corps humain trop long-tems tendues, se fatiguent.

Pourquoi les alimens, les boissons, les médicamens, les poisons, les passions, le repos, le mouvement, l’air, le chaud, le froid, l’habitude, pourquoi, dis-je, toutes ces choses ont-elles tant de pouvoir sur tous les sens ? Parce qu’ils dépendent du bon état, ou du mauvais état des organes du corps. Tout le justifie, l’éducation, les moeurs, les lois, les climats, les breuvages, les maladies, les aveux de foiblesses & de passions qu’on fait aux médecins & aux confesseurs, les remedes, les poisons, &c. Tout indique l’empire de ce corps terrestre ; tout confirme l’esclavage, l’obscurcissement de cette ame qui devroit lui commander.

Est-ce là ce rayon de l’essence suprème
Que l’on nous peint si lumineux ?
Est-ce là cet esprit survivant à lui-même ?

Hélas ! on ne reconnoît plus sa spiritualité au milieu du tumulte des appétits corporels, du feu des passions, du dérangement de l’économie animale. Quel flambeau pour nous conduire, que celui qui s’éteint à chaque pas ! (Le chevalier de Jaucourt .)

Sens (le bon), Gout (le bon

Sens (le bon), Gout (le bon), (Belles-Lettres.) le bon sens & le bon goût, ne sont qu’une même chose, à les considérer du côté de la faculté. Le bon sens est une certaine droiture d’ame qui voit le vrai, le juste & s’y attache ; le bon goût est cette même droiture, par laquelle l’ame voit le bon & l’approuve. La différence de ces deux choses ne se tient que du côté des objets. On restraint ordinairement le bon sens aux choses plus sensibles, & le bon goût à des objets plus fins & plus relevés. Ainsi le bon goût, pris dans cette idée, n’est autre chose que le bon sens, raffiné & exercé sur des objets délicats & relevés ; & le bon sens n’est que le bon goût, restraint aux objets plus sensibles & plus matériels. Le vrai est l’objet du goût, aussi-bien que le bon ; & l’esprit a son goût, aussi-bien que le coeur. (D. J.)

SYNECDOQUE ou SYNECDOCHE

SYNECDOQUE ou SYNECDOCHE, s. f. (Gram.) cet article est en entier de M. du Marsais : trop. part. II. art. iv. p. 97. Ce que j’y ai inséré du mien, je l’ai mis à l’ordinaire entre deux crochets [ ].

On écrit ordinairement synecdoche : [c’est l’ortographe étymologique] ; voici les raisons qui me déterminent à écrire synecdoque.

1°. Ce mot n’est point un mot vulgaire qui soit dans la bouche des gens du monde, ensorte qu’on puisse les consulter pour connoître l’usage qu’il faut suivre par rapport à la prononciation de ce mot.

2°. Les gens de lettres que j’ai consultés le prononcent différemment ; les uns disent synecdoche à la françoise, comme roche ; & les autres soutiennent avec Richelet qu’on doit prononcer synecdoque.

3°. Ce mot est tout grec, Συνεκδοχὴ, comprehensio ; il faut donc le prononcer en conservant au χ sa prononciation originale : c’est ainsi qu’on prononce & qu’on écrit époque, ἐποχή ; monarque, μονάρχης, μόναρχος ; Pentateuque, Πεντάτευχος ; Andromaque, Ἀνδρομάχη ; Télémaque, Τηλέμαχος, &c. On conserve la même prononciation dans écho, ἤχω ; école (schola) σχολὴ, &c.

Je crois donc que synecdoque étant un mot scientifique, qui n’est point dans l’usage vulgaire, il faut l’écrire d’une maniere qui n’induise pas à une prononciation peu convenable à son origine.

4°. L’usage de rendre par ch le χ des Grecs, a introduit une prononciation françoise dans plusieurs mots que nous avons pris des Grecs. Ces mots étant devenus communs, & l’usage ayant fixé la maniere de les prononcer & de les écrire, respectons l’usage ; prononçons cathéchisme, machine, chimere, archidiacre, architecte, &c. Comme nous prononçons chi dans les mots françois : mais encore un coup, synecdoque n’est point un mot vulgaire ; écrivons donc & prononçons synecdoque.

Ce terme signifie compréhension : en effet dans la synecdoque, on fait concevoir à l’esprit plus ou moins que le mot dont on se sert, ne signifie dans le sens propre.

Quand au lieu de dire d’un homme qu’il aime le vin, je dis qu’il aime la bouteille ; c’est une simple métonymie (voyez Métonymie) ; c’est un nom pour un autre ; mais quand je dis, cent voiles pour cent vaisseaux, non-seulement je prends un nom pour un autre ; mais je donne au mot voiles une signification plus étendue que celle qu’il a dans le sens propre ; je prends la partie pour le tout.

La synecdoque est donc une espece de métonymie, par laquelle on donne une signification particuliere, à un mot qui, dans le sens propre, a une signification plus générale ; ou au contraire, on donne une signification générale à un mot qui, dans le sens propre, n’a qu’une signification particuliere. En un mot, dans la métonymie, je prends un nom pour un autre, au lieu que dans synecdoque, je prends le plus pour le moins, ou le moins pour le plus.

Voici les différentes sortes de synecdoques que les Grammairiens ont remarquées.

I. synecdoque du genre : comme quand on dit, les mortels pour les hommes ; le terme de mortels devroit pourtant comprendre aussi les animaux, qui sont sujets à la mort aussi bien que nous : ainsi, quand par les mortels on n’entend que les hommes, c’est une synecdoque du genre ; on dit le plus pour le moins.

Dans l’Ecriture-sainte, créature ne signifie ordinairement que les hommes ; euntes in mundum universum, proedicate evangelium omni creaturae : Marc. xvj 15. C’est encore ce qu’on appelle la synecdoque du genre, parce qu’alors un mot générique ne s’entend que d’une espece particuliere : créature est un mot générique, puisqu’il comprend toutes les especes de choses créées, les arbres, les animaux, les métaux, &c. Ainsi lorsqu’il ne s’entend que des hommes, c’est une synec- doque du genre, c. à. d. que sous le nom du genre, on ne conçoit, on n’exprime qu’une espece particuliere ; on restreint le mot générique à la simple signification d’un mot qui ne marque qu’une espece.

Nombre est un mot qui se dit de tout assemblage d’unités : les latins se sont quelquefois servi de ce mot en le restreignant à une espece particuliere.

1°. Pour marquer l’harmonie, le chant : il y a dans le chant une proportion qui se compte. Les Grecs appellent aussi ῥυθμὸς numerus, tout ce qui se fait avec une certaine proportion : quidquid certo modo & ratione fit.

. . . . Numeros memini, si verba tenerem.

« Je me souviens de la mesure, de l’harmonie, de la cadence, du chant, de l’air ; mais je n’ai pas retenu les paroles ».

Virg. écl. ix. 45.

2°. Numerus se prend encore en particulier pour les vers ; parce qu’en effet les vers sont composés d’un certain nombre de piés ou de syllabes : scribimus numeros. Pers. sat. j. 3. nous faisons des vers.

3°. En françois nous nous servons aussi de nombre ou de nombreux, pour marquer une certaine harmonie, certaines mesures, proportions ou cadences, qui rendent agréable à l’oreille un air, un vers, une période, un discours. Il y a un certain nombre qui rend les périodes harmonieuses. On dit d’une période qu’elle est fort nombreuse, numerosa oratio ; c. à d. que le nombre des syllabes qui la composent est si bien distribué, que l’oreille en est frappée agréablement : numerus a aussi cette signification en latin. In oratione numerus latinè, groecè ῤυθμὸς, inesse dicitur… Ad capiendas aures, ajoûte Cicéron. Orat. n. 51. aliter 170. 171. 172. numeri ab oratore quoeruntur ; & plus bas, il s’exprime en ces termes : Aristoteles versum in cratione vetat esse, numerum jubet ; Aristote ne veut point qu’il se trouve un vers dans la prose, c. à. d. qu’il ne veut point que lorsqu’on écrit en prose, il se trouve dans le discours le même assemblage de piés, ou le même nombre de syllabes qui forment un vers : il veut cependant que la prose ait de l’harmonie ; mais une harmonie qui lui soit particuliere, quoiqu’elle dépende également du nombre des syllables & de l’arrangement des mots.

Il. Il y a au contraire la synecdoque de l’espece : c’est lorsqu’un mot qui dans le sens propre ne signifie qu’une espece particuliere, se prend pour le genre. C’est ainsi qu’on appelle quelquefois voleur un méchant homme : c’est alors prendre le moins pour marquer le plus.

Il y avoit dans la Thessalie, entre le mont Ossa & le mont Olympe, une fameuse plaine appellée Tempé, qui passoit pour un des plus beaux lieux de la Grece. Les poëtes grecs & latins se sont servis de ce mot particulier pour marquer toutes sortes de belles campagnes.

« Le doux sommeil, dit Horace, III. od. j. 22. n’aime point le trouble qui regne chez les grands ; il se plaît dans les petites maisons de bergers, à l’ombre d’un ruisseau, ou dans ces agréables campagnes dont les arbres ne sont agités que par le zéphyre » ;

& pour marquer ces campagnes, il se sert de Tempe :

. . . . . . Somnus agrestium
Lenis virorum non humiles domos
Fastidit, umbrosamque ripam,
Non zephyris agitata Tempe.

[M. du Marsais est trop au-dessus des hommes ordinaires, pour qu’il ne soit pas permis de faire sur ses écrits quelques observations critiques. La traduction qu’il donne ici du passage d’Horace, n’a pas, ce me semble, toute l’exactitude exigible ; & je ne sais s’il n’est pas de mon devoir d’en remarquer les fautes.

« On peut toujours relever celles des grands hommes, dit M. Duclos, préf. de l’hist. de Louis XI. peut-être sont-ils les seuls qui en soient dignes, & dont la critique soit utile ».

N’aime point le trouble qui regne chez les grands ; il n’y a rien dans le texte qui indique cette idée ; c’est une interpollation qui énerve le texte au-lieu de l’enrichir, & peut-être est-ce une fausseté.

Non fastidit n’est pas rendu par il se plaît : le poëte va au-devant des préjugés qui regardent avec dédain l’état de médiocrité ; ceux qui pensent ainsi s’imaginent qu’on ne peut pas y dormir tranquilement, & Horace les contredit, en reprenant négativement ce qu’ils pourroient dire positivement, non fastidit : cette négation est également nécessaire dans toutes les traductions ; c’est un trait caractéristique de l’original.

Les petites maisons de bergers : l’usage de notre langue a attaché à petites maisons, quand il n’y a point de complément, l’idée d’un hôpital pour les fous ; & quand ces mots sont suivis d’un complément, l’idée d’un lieu destiné aux folies criminelles des riches libertins : d’ailleurs le latin humiles domos dit autre chose que petites maisons ; le mot humiles peint ce qui a coutume d’exciter le mépris de ceux qui ne jugent que par les apparences, & il est ici en opposition avec non fastidit ; l’adjectif petit ne fait pas le même contraste.

Virorum agrestium, ne signifie pas seulement les bergers, mais en général tous ceux qui habitent & cultivent la campagne, les habitans de la campagne. Je sais bien que l’on peut, par la synecdoque même, nommer l’espece pour le genre ; mais ce n’est pas dans la traduction d’un texte qui exprime le genre, & qui peut être rendu fidélement sans forcer le génie de la langue dans laquelle on le traduit.

L’ombre d’un ruisseau ; c’est un véritable barbarisme, les ruisseaux n’ont pas d’ombre : umbrosam ripam signifie un rivage couvert d’ombre : au-surplus il n’est ici question ni de ruisseau, ni de riviere, ni de fleuve ; c’est effacer l’original que de le surcharger sans besoin.

Zephyris agitata Tempe : il n’y a dans ce texte aucune idée d’arbres ; il s’agit de tout ce qui est dans ces campagnes, arbres, arbrisseaux, herbes, fleurs, ruisseaux, troupeaux, habitans, &c. La copie doit présenter cette généralité de l’original. Il me semble aussi, que si notre langue ne nous permet pas de conserver la synecdoque de l’original, parce que Tempé n’entre plus dans le système de nos idées voluptueuses, nous devons du-moins en conserver tout ce qu’il est possible, en employant le singulier pour le pluriel ; ce sera substituer la synecdoque du nombre à celle de l’espece, & dans le même sens, du moins par le plus.

Voici donc la traduction que j’ose opposer à celle de M. du Marsais.

« Le sommeil tranquille ne dédaigne ni les humbles chaumieres des habitans de la campagne, ni un rivage couvert d’ombre, ni une plaine délicieuse perpétuellement caressée par les zéphyres ».]

Le mot de corps & le mot d’ame (c’est M. du Marsais qui continue), se prennent aussi quelquefois séparément pour tout l’homme : on dit populairement, sur-tout dans les provinces, ce corps-là pour cet homme-là ; voilà un plaisant corps, pour dire un plaisant personnage. On dit aussi qu’il y a cent mille ames dans une ville, c’est-à-dire cent mille habitans. Omnes animoe domûs Jacob (Genes. xlvj. 27.) toutes les personnes de la famille de Jacob. Genuit sexdecim animas, (ibid. 18.) il eut seize enfans.

III. Synecdoque dans le nombre ; c’est lorsqu’on met un singulier pour un pluriel, ou un pluriel pour un singulier.

1°. Le Germain révolté, c’est-à-dire, les Germains, les Allemands. L’ennemi vient à nous, c’est-à-dire, les ennemis. Dans les historiens latins on trouve souvent pedes pour pedites, le fantassin pour les fantassins, l’infanterie.

2°. Le pluriel pour le singulier. Souvent dans le style sérieux on dit nous au-lieu de je ; & de même, il est écrit dans les prophetes, c’est-à-dire, dans un livre de quelqu’un des prophetes ; quod dictum est per prophetas. Matt. ij. 23.

3°. Un nombre certain pour un nombre incertain. Il me l’a dit dix fois, vingt fois, cent fois, mille fois, c’est-à-dire, plusieurs fois.

4°. Souvent pour faire un compte rond, on ajoute ou l’on retranche ce qui empêche que le compte ne soit rond : ainsi on dit, la version des septante, aulieu de dire la version des soixante & douze interpretes, qui, selon les peres de l’Eglise, traduisirent l’Ecriture-sainte en grec, à la priere de Ptolémée Philadelphe, roi d’Egypte, environ 300 ans avant Jesus-Christ. Vous voyez que c’est toujours ou le plus pour le moins, ou au contraire le moins pour le plus.

IV. La partie pour le tout, & le tout pour la partie. Ainsi la tête se prend quelquefois pour tout l’homme : c’est ainsi qu’on dit communément, on a paye tant par tête, c’est-à-dire, tant pour chaque personne ; une tête si chere, c’est à-dire, une personne si précieuse, si fort aimée.

Les poëtes disent, après quelques moissons, quelques étés, quelques hivers, c’est-à-dire, après quelques années.

L’onde, dans le sens propre, signifie une vague, un flot ; cependant les poetes prennent ce mot ou pour la mer, ou pour l’eau d’une riviere, ou pour la riviere même. Quinault, Isis, act. I. sc. 3.

Vous juriez autrefois que cette onde rebelle
Se feroit vers sa source une route nouvelle,
Plutôt qu’on ne verroit votre coeur dégagé :
Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine ;
C’est le même penchant qui toujours les entraine ;
Leur cours ne change point, & vous avez changé.

Dans les poëtes latins, la poupe ou la proue d’un vaisseau se prennent pour tout le vaisseau. On dit en françois cent voiles, pour dire cent vaisseaux Tectum (le toit) se prend en latin pour toute la maison. Æneam in regia ducit tecta, elle mene Enée dans son palais. Æn. I. 635.

La porte, & même le seuil de la porte, se prennent aussi en latin pour toute la maison, tout le palais, tout le temple. C’est peut-être par cette espece de synecdoque qu’on peut donner un sens raisonnable à ces vers de Virgile. Æn. I. 509.

Tum foribus divoe, mediâ tesiudine templi,
Septa armis, solioque altè subnixa resedit.

Si Didon étoit assise à la porte du temple, foribus divoe, comment pouvoit-elle être assise en même tems sous le milieu de la voûte, mediâ testudine ? C’est que par foribus divoe, il faut entendre d’abord en général le temple ; elle vint au temple, & se plaça sous la voûte.

[Ne pourroit-on pas dire aussi que Didon étoit assise au milieu du temple & aux portes de la déesse, c’est-à-dire, de son sanctuaire ? Cette explication est toute simple, & de l’autre part la figure est tirée de bien loin.

Lorsqu’un citoyen romain étoit fait esclave, ses biens appartenoient à ses héritiers ; mais s’il revenoit dans sa patrie, il rentroit dans la possession & jouissance de tous ses biens : ce droit, qui est une espece de droit de retour, s’appelloit en latin, jus postliminii ; de post (après), & de limen (le seuil de la porte, l’entrée).

Porte, par synecdoque & par antanomase, signifie aussi la cour du grand-seigneur, de l’empereur turc. On dit, faire un traité avec la porte, c’est-à-dire, avec la cour ottomane. C’est une façon de parler qui nous vient des Turcs : ils nomment porte par excellence, la porte du serrail ; c’est le palais du sultan ou empereur turc ; & ils entendent par ce mot ce que nous appellons la cour.

Nous disons, il y a cent feux dans ce village, c’est-à-dire cent familles.

On trouve aussi des noms de villes, de fleuves, ou de pays particuliers, pour des noms de provinces & de nations. Ovide, Métam. I. 61.

Eurus ad Auroram, Nabathoeaque regna recessit.

Les Pélagiens, les Argiens, les Doriens, peuples particuliers de la Grece, se prennent pour tous les Grecs, dans Virgile & dans les autres poëtes anciens.

On voit souvent dans les poëtes le Tibre pour les Romains ; le Nil pour les Egyptiens ; la Seine pour les François.

Cum Tiberi, Nilo gratia nulla fuit.
Prop. II. Eleg. xxxiij. 20.

Per Tiberim, Romanos ; per Nilum Ægyptios intelligito. Beroald. in Propert.

Chaque climat produit des favoris de Mars,
La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars.
Boileau, Ep. I.
Fouler aux piés l’orgueil & du Tage & du Tibre.
Id. Disc. au roi.

Par le Tage, il entend les Espagnols ; le Tage est une des plus célebres rivieres d’Espagne.

V. On se sert souvent du nom de la matiere pour marquer la chose quien est faite : le pain ou quelqu’autre arbre se prend dans les poëtes pour un vaisseau : on dit communément de l’argent, pour des pieces d’argent, de la monnoie. Le fer se prend pour l’épée ; périr par le fer. Virgile s’est servi de ce mot pour le soc de la charrue : I. Georg. 50.

At priùs ignotum ferro quàm scindimus oequor.

M. Boileau, dans son ode sur la prise de Namur, a dit l’airain, pour dire les canons :

Et par cent bouches horribles
L’airain sur ces monts terribles
Vomit le fer & la mort.

L’airain, en latin oes, se prend aussi fréquemment pour la monnoie, les richesses ; la premiere monnoie des Romains étoit de cuivre : oes a ienum, le cuivre d’autrui, c’est-à-dire, le bien d’autrui qui est entre nos mains, nos dettes, ce que nous devons. Enfin, oera se prend pour des vases de cuivre, pour des trompettes, des armes, en un mot pour tout ce qui se fait de cuivre. [Nous disons pareillement des bromes, pour des ouvrages de bronze].

Dieu dit à Adam, tu es poussiere, & tu retourneras en poussiere, pulvises, & in pulverem reverteris ; Genes. iij. 19. c’est-à-dire, tu as été fait de poussiere, tu as été formé d’un peu de terre.

Virgile s’est servi du nom de l’éléphant pour marquer simplement de l’ivoire ; ex auro, solidoque elephanto, Georg. III. 26. Dona dehinc auro gravia sectoque elephanto, Æn. III. 464. C’est ainsi que nous disons tous les jours un castor, pour dire un chapeau fait de poil de castor, &c.

Tum pius Æneas hastam jacit : illa per orbem
Ære cavum triplici per linea terga, tribusque
Transiit intextum tauris opus.
Æn. X. 783.

Le pieux Enée lança sa haste (pique, lance. Voyez le pere de Montfaucon, tom. IV. p. 65), avec tant de force contre Mézence, qu’elle perça le bouclier fait de trois plaques de cuivre, & qu’elle traversa les piquures de toile, & l’ouvrage fait de trois taureaux, c’est-à-dire, de trois cuirs. Cette façon de parler ne seroit pas entendue en notre langue.

Mais il ne faut pas croire qu’il soit permis de prendre indifféremment un nom pour un autre, soit par métonymie, soit par synecdoque : il faut, encore un coup, que les expressions figurées soient autorisées par l’usage, ou du-moins que le sens littéral qu’on veut faire entendre, se présente naturellement à l’esprit sans révolter la droite raison, & sans blesser les oreilles accoutumées à la pureté du langage. Si l’on disoit qu’une armée navale étoit composée de cent mâts, ou de cent avirons, au-lieu de dire cent voiles pour cent vaisseaux, on se rendroit ridicule : chaque partie ne se prend pas pour le tout, & chaque nom générique ne se prend pas pour une espece particuliere, ni tout nom d’espece pour le genre ; c’est l’usage seul qui donne à son gré ce privilege à un mot plutôt qu’à un autre.

Ainsi quand Horace a dit, I. od. j. 24. que les combats sont en horreur aux meres, bella matribus detestata ; je suis persuadé que ce poëte n’a voulu parler précisément que des meres. Je vois une mere allarmée pour son fils qu’elle sait être à la guerre, ou dans un combat dont on vient de lui apprendre la nouvelle : Horace excite ma sensibilité en me faisant penser aux allarmes où les meres sont alors pour leurs enfans ; il me semble même que cette tendresse des meres est ici le seul sentiment qui ne soit pas susceptible de foiblesse ou de quelqu’autre interprétation peu favorable : les allarmes d’une maîtresse pour son amant n’oseroient pas toujours se montrer avec la même liberté, que la tendresse d’une mere pour son fils. Ainsi quelque déférence que j’aie pour le savant pere Sanadon, j’avoue que je ne saurois trouver une synecdoque de l’espece dans bella matribus detestata. Le pere Sanadon, poésies d’Horace, tom. I. pag. 7. croit que matribus comprend ici même les jeunes filles : voici sa traduction : les combats qui sont pour les femmes un objet d’horreur. Et dans les remarques, p. 12. il dit, que

« les meres redoutent la guerre pour leurs époux & pour leurs enfans ; mais les jeunes filles, ajoute-t-il, ne doivent pas moins la redouter pour les objets d’une tendresse légitime que la gloire leur enleve, en les rangeant sous les drapeaux de Mars. Cette raison m’a fait prendre matres dans la signification la plus étendue, comme les poëtes l’ont souvent employé. Il me semble, ajoute-t-il que ce sens fait ici un plus bel effet ».

Il ne s’agit pas de donner ici des instructions aux jeunes filles, ni de leur apprendre ce qu’elles doivent faire, lorsque la gloire leur enleve l’objet de leur tendresse, en les rangeant sous les drapeaux de Mars, c’est à-dire, lorsque leurs amans sont à la guerre ; il s’agit de ce qu’Horace a pensé. [Il me semble qu’il devroit pareillement n’être question ici que de ce qu’a réellement pensé le pere Sanadon, & non pas du ridicule que l’on peut jetter sur ses expressions, au moyen d’une interprétation maligne : le mot doivent dont il s’est servi, & que M. du Marsais a fait imprimer en gros caracteres, n’a point été employé pour désigner une instruction ; mais simplement pour caractériser une conséquence naturelle & connue de la tendresse des jeunes filles pour leurs amans, en un mot, pour exprimer affirmativement un fait. C’est un tour ordinaire de notre langue, qui n’est inconnu à aucun homme de lettres : ainsi il y a de l’injustice à y chercher un sens éloigné, qui ne peut que compromettre de plus en plus l’honnêteté des moeurs, déja trop efficacement attaquée dans d’autres écrits réellement scandaleux]. Or il me semble, continue M. du Marsais, que le terme de meres n’est relatif qu’à enfans ; il ne l’est pas même à époux, encore moins aux objets d’une tendresse légitime. J’ajouterois volontiers que les jeunes filles s’opposent à ce qu’on les confonde sous le nom de meres. Mais pour parler plus sérieusement, j’avoue que lorsque je lis dans la traduction du pere Sanadon, que les combats sont pour les femmes un objet d’horreur, je ne vois que des femmes épouvantées ; au-lieu que les paroles d’Horace me font voir une mere attendrie : ainsi je ne sens point que l’une de ces expressions puisse jamais être l’image de l’autre ; & bien loin que la traduction du pere Sanadon fasse sur moi un plus bel effet, je regrette le sentiment tendre qu’elle me fait perdre. Mais venons à la synecdoque.

Comme il est facile de confondre cette figure avec la métonymie, je crois qu’il ne sera pas inutile d’observer ce qui distingue la synecdoque de la métonymie. C’est,

1°. Que la synecdoque fait entendre le plus par un mot qui dans le sens propre signifie le moins ; ou au au contraire elle fait entendre le moins par un mot qui dans le sens propre marque le plus.

2°. Dans l’une & l’autre figure il y a une relation entre l’objet dont on veut parler, & celui dont on emprunte le nom ; car s’il n’y avoit point de rapport entre ces objets, il n’y auroit aucune idée accessoire, & par conséquent point de trope : mais la relation qu’il y a entre les objets, dans la métonymie, est de telle sorte, que l’objet dont on emprunte le nom, subsiste indépendamment de celui dont il réveille l’idée, & ne forme point un ensemble avec lui ; tel est le rapport qui se trouve entre la cause & l’effet, entre l’auteur & son ouvrage, entre Cerès & le blé, entre le contenant & le contenu, comme entre la bouteille & le vin : au-lieu que la liaison qui se trouve entre les objets, dans la synecdoque, suppose que ces objets forment un ensemble, comme le tout & la partie ; leur union n’est point un simple rapport, elle est plus intérieure & plus indépendante. C’est ce qu’on peut remarquer dans les exemples de l’une & de l’autre de ces figures. Voyez Trope . (E. R. M. B.)