(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VII. M. Ferrari » pp. 157-193
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(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VII. M. Ferrari » pp. 157-193

VII. M. Ferrari

Histoire des Révolutions d’Italie (I)

I

Cette histoire des Révolutions d’Italie n’est pas une histoire. Une histoire est une étude détaillée et sévère, juste quand l’homme peut l’être, mais consciencieuse toujours. Ici rien de tout cela. Nous avons un long discours sur l’histoire, une de ces philosophies, comme l’on dit maintenant, qui importent plus aux sophistes de notre âge que la probe exactitude des faits et le mâle intérêt du récit. Le seul mérite de cette nouvelle philosophie de l’histoire, c’est qu’elle ne balbutie pas quand il s’agit de se nommer. Par ce côté elle tranche du moins sur les erreurs lâches de ce temps, toutes les erreurs intermédiaires. M. J. Ferrari, l’auteur des Révolutions d’Italie, est une espèce de Proudhon historique. Il sort avec éclat du juste milieu des théories, de la vieille danse des équilibres, de la prudence des ménagements, de l’hypocrisie des respects, et voilà pourquoi nous signalons très haut le livre qu’il ose publier.

Ce livre, nous le savons, est beaucoup plus du désespoir que de l’intelligence ; mais laissons-le passer, et même rangeons-nous pour que mieux on le voie, car un pareil ouvrage fait les affaires de la vérité par la franchise de son erreur. La théorie que M. Ferrari a appliquée, pour l’éclairer, à l’histoire d’un peuple qui renferme en lui tous les contrastes, et dont on se demande s’il vit ou s’il meurt, tant sa vie ressemble à la mort, tant sa mort ressemble à la vie ! cette théorie, parfaitement impuissante, a vainement essayé de donner la loi des faits, que les vues faibles prennent pour le dévergondage du hasard, et, désespérée de ne pouvoir la dégager, cette loi entrevue, a fermé les yeux, s’est assise par terre et a proclamé la fatalité. Certes, cela est fort net, mais à quel prix ? C’est la conclusion par l’erreur suprême, et tant mieux, du reste ! Dans le cercle de l’esprit humain, la dernière des erreurs est celle qui se trouve le plus près de la vérité, en vertu de l’axiome proclamé par le bon sens séculaire du monde : « Les extrêmes se touchent. » Entre M. Ferrari et Bossuet, il n’y a que l’épaisseur d’une négation, mais cette dentelle est plus que l’épaisseur d’un monde. Elle cache Dieu.

C’est cette grande notion de Dieu qui éclaire tout à proportion de l’étendue qu’elle a dans le cerveau d’un homme ou le diamètre de son système, que M. Ferrari méconnaît et repousse. M. Ferrari est un athée qui ne se cache pas. Nous croyons qu’il était né pour mieux que cela, mais présentement il déroge à son intelligence. C’est un athée comme l’Italie, qui a toujours eu des poisons mêlés à ses parfums, a su en produire quand elle en a produit, depuis Vanini le philosophe, jusqu’à Leopardi le poète. Le xvie  siècle nous a suffisamment appris ce que peut être l’athéisme dans une tête italienne, et le xixe continue de le démontrer.

Cependant, tout athée que soit M. Ferrari, et par cela même qu’il est Italien, l’inévitable Catholicisme, qui impose ses symboles aux poètes qui l’insultent, et ses idées aux penseurs qui nient la vérité, lui a laissé l’empreinte d’un pouce tout-puissant sur sa fine tête à la Machiavel, et cette marque-là n’a jamais été mise pour rien sur le crâne d’un homme. Un jour (du moins voulons-nous l’espérer) l’éducation et la race sauront se r’emparer de cet esprit frémissant et échappé. De tempérament bien plus artiste que philosophe, comme la plupart des intelligences de son pays, à l’exception de saint Thomas d’Aquin, l’Aristote monacal, l’auteur des Révolutions d’Italie n’en a pas moins ce genre de bon sens italien, perçant, allongé, souple comme un glaive, qui entre dans le cœur des faits, quitte à s’y briser, si l’esprit ne mesure pas de loin où il frappe.

M. Ferrari a beaucoup faussé la lame de son bon sens quand il ne l’a pas brisée, mais n’importe ! Un positiviste de cette trempe n’est pas fait pour se heurter et s’endommager éternellement contre le rocher de Sisyphe ou percer la nuée d’Ixion. L’homme qui passe sa vie à brasser les réalités de l’histoire, ce qui demande de la solidité et de l’aplomb, ne peut pas rester compromis et lancé sur ce principe glissant du devenir de Hegel ou du tout coule d’Héraclite, sur lequel il patine aujourd’hui. En effet, il faut bien le dire, M. Ferrari, comme M. Proudhon, comme une foule d’autres, hélas ! n’est qu’un hégélien. Rien de moins, rien de plus. Il veut l’être sans niaiserie, il est vrai, et il aurait raison, si cela se pouvait, mais un tel phénomène n’est plus possible, même à la flexibilité italienne la plus féline. La bourde tudesque empâterait Arlequin lui-même d’une éternelle épaisseur. Pour M. Ferrari, le mal a commencé déjà ; à part la vérité qu’elle outrage, la théorie de M. Ferrari a porté coup à son talent même. Nous allons voir ce qu’elle en a fait.

II

Nous avons déjà dit qu’il en avait beaucoup. Effectivement c’est un esprit d’élite. L’auteur des Révolutions d’Italie n’est pas d’hier dans les lettres, et les lettres graves et élevées. Il a professé avec beaucoup de retentissement à Strasbourg. En dehors de son enseignement officiel, il a publié plusieurs fragments de critique philosophique qui se recommandaient par une grande fougue et une grande originalité. Enfin, aujourd’hui, dans ses Révolutions d’Italie, si la splendeur du style était la caractéristique nécessaire de la grandeur des conceptions. M. Ferrari pourrait passer pour un millionnaire en idées, mais il n’en est rien, et c’est le contraire qui est le vrai.

Tout le style du monde est incapable de faire illusion sur la pauvreté d’une conception qu’il a empruntée et qu’il croit avoir découverte, et qui n’est autre chose que le principe, appliqué à l’histoire de l’Italie, de la contradiction d’Hegel, que cette dualité qui n’est qu’une évolution éternelle, sans point de départ et sans but. M. Ferrari va plus loin que l’Ermite de Prague dans Shakespeare, lequel se contente de dire : Ce qui est est. M. Ferrari ajoute, lui, que ce qui est fut et sera, et il s’imagine que cette majestueuse et fort innocente déclaration est une méthode historique ! Impossible à nous de le laisser tranquillement se payer de cette monnaie-là. Nous disons plus : la méthode de M. Ferrari, soit-il doublé d’Hegel, est de n’en avoir aucune, même en acceptant le dogme de la fatalité que devait lui donner la science, c’est-à-dire (entendons-nous) celle du daguerréotype, qui réfléchit tous les corps existants au soleil, sauf leur couleur, leur mouvement, leur bruit, en d’autres termes, leur son, leur parfum, leur lumière ! À quoi bon l’historien fataliste, spectre inconséquent, se posant, pour les interroger, devant d’autres spectres qui ne lui diront pas leur secret ? À quoi bon et pourquoi, devant les ombres chinoises qui n’ont pas de Séraphin pour les remuer, cet autre Séraphin qui tient la plume de l’historien, après coup, inutilement ; ombre chinoise lui-même ? À quoi bon et pourquoi cette marionnette moraliste dont j’entends les rires insolents ou les sanglots funèbres, à propos d’autres marionnettes innocentes et sans moralité, qui ne sont pas responsables de ce qu’elles font et dont l’imbécile se dit orgueilleusement : « Je suis leur conscience ? »

Tel est pourtant l’abîme inouï de contradiction, d’absurdité et de non-sens que creuse la notion de la fatalité invoquée par M. Ferrari, et dans lequel il s’engloutit dès sa préface, avec tout ce qui fait la dignité et la première nécessité du talent, la raison, la raison toujours indispensable ! « La fatalité, dit-il, voilà le principe qui règne sur les pensées des hommes et les choses de ce monde, la déesse de toutes les révolutions républicaines ou dynastiques. Elle préside à tous les massacres qui élèvent les princes et les tribunes. Aucune foi ne la captive, aucun dogme ne l’arrête. Elle dédaigne également les grands prêtres et le suffrage universel, et quoique les modernes lui dédient la philosophie de l’histoire, elle ne veut ni le culte ni la fidélité de personne ; qui pourrait lui être infidèle ? qui résisterait à ses arrêts ? quel peuple méconnaîtrait cette force qu’on appelle l’imprévu ? quel parti pourrait se soustraire à la nécessité de dire, de penser, d’agir au rebours du gouvernement qui l’opprime, et de tomber ainsi sous l’aveugle loi des contradictions politiques ? C’est dans le règne du passé et de la mort que la fatalité révèle sa force inexorable à l’œil le plus vulgaire. Elle n’inspire que la muse funèbre de l’histoire. Elle ne fait entendre ses lugubres révélations qu’à travers de longues rangées de tombeaux. Contentons-nous donc de ses fantômes couronnés, de sa démocratie à deux têtes, de ses courants bifurqués, de ses révolutions à double entente qui répondent au sourire de Démocrite et aux pleurs éternels d’Héraclite sur cette scène du monde livrée aux deux principes d’Oromaze ou d’Arimane, sans que l’on puisse le plus souvent discerner lequel d’entre eux est le mauvais génie. » Nous avons voulu citer, dans leur monstruosité expresse, les paroles de M. Ferrari qui, même pour lui, pourraient bien n’être qu’un mensonge. En effet, si la fatalité est la reine du monde, la loi éternelle, pourquoi le philosophe est-il triste lorsqu’il proclame ses arrêts ? Pourquoi mélancolise-t-il comme un poète ? Pourquoi adopter la fatalité comme maîtresse, et ne pas coucher avec elle ? comme Eucharistie, et n’en pas communier ? comme Dieu, et ne pas l’adorer en silence ? Pourquoi devenir un impie aux pieds même de son idole et se faire historien, railleur ou pleurard, comme l’est M. Ferrari tout le long de son histoire ? et l’on ne peut pas dire selon le vent, car le vent obéit à une loi !

C’est qu’encore une fois et pour le certain, tout ce système n’est qu’un mensonge ; M. Ferrari est un artiste, et un érudit, et son érudition a porté à sa tête d’artiste. Les faits qu’il a jaugés dans ses Révolutions d’Italie sont si nombreux, si confus, si contradictoires, qu’ils lui ont donné de ces éblouissements que les simples mortels appellent des bluettes. Il a compté et supputé les révolutions italiennes, ce qui n’est pas un petit travail, et il en a trouvé sept mille (excusez du peu) seulement de l’an 1000 à Luther. Il a donc tout lu, tout vu, tout comparé, et il est désabusé de tout, mais il n’est pas désabusé de la coquetterie de le dire, et cette superbe élégance de contempteur nous crie : Vous ne méprisez pas cela ; moi non plus ! Il dit : J’ai vu clair, et tenez ! j’ai vu qu’il n’y avait rien à voir ; mais j’ai pensé qu’il y avait à vous le dire, car je suis l’Apollon du Belvédère de l’histoire ; regardez mes muscles et applaudissez !

Nous avons parlé de désespoir, et le livre de M. Ferrari serait le mépris dans le désespoir, sans cette vivace, sans cette résistante coquetterie, mais avec elle c’est le mépris qui s’estime ; seulement on peut lui demander pourquoi, car, si le pour et le contre ont raison tous deux, pourquoi l’esprit ? et M. Ferrari dételle. Héraclite faux, Démocrite manqué, Manichéen de dernière ressource, il est lui-même la contradiction qu’il voit éternellement dans l’histoire. Il dit à Dieu : Donnes-tu ta démission ? j’ai donné la mienne ! Son histoire n’est plus alors qu’une entreprise de construction pittoresque avec des ossements ; un réquisitoire lamentable, sans motif et sans condamnation. Parti pris naïf qui se nommera, si vous voulez, le mécontentement de tout ; parti sans parti, qui cherche partout des raisons de boire de l’opium et qui n’a pas la force de se dresser, une bonne fois, le bûcher de Sardanapale.

III

Ah ! tout cela, ayons la hardiesse de le dire, est une grande pitié ! M. Ferrari parle de fatalité, et c’est commode quand la loi qu’on cherche, on n’est pas capable de la trouver. Lorsque le malade n’en peut plus et ne tient plus à la vie, il tire sa couverture par-dessus sa tête. M. Ferrari se drape dans la sienne et s’y prélasse. Mais ce prélat de la fatalité en sait-il réellement le mot, la notion première ? Faut-il que ce soit nous qui apprenions l’étymologie au philosophe, au philologue, au savant traducteur de Vico ? Est-ce que la fatalité ne vient pas de la faute ? Est-ce que la fatalité n’est pas le châtiment qui suit toujours l’épreuve ? Est-ce qu’elle n’est pas la faute passée en acte ? Ah ! la Providence a tout pesé ! L’auteur des Révolutions d’Italie n’aurait-il donc pas la notion du bien et du mal, du mal, qui est un moins sur le bien, un attentat sur la chose créée ? Excepté dans des métaphysiques de ténèbres, le mal ne fut jamais congénère du bien. Il ne se pose qu’après, comme le poignard dans le cœur. On ne met pas le bien dans un plateau, le mal dans un autre, et la vie morale n’est pas une affaire de balance. On retranche quelque chose au bien ; on brise l’Apollon, la Vénus de Milo, le poème du vrai, du bon et du beau, et voilà le mal ! et la fatalité, c’est sa conséquence ! Le pourquoi de la mort, c’est l’obstination variée. Prométhée recommence toujours ; la double cité travaille notre âme avant de travailler l’histoire. Cela est élémentaire, cela est partout. Cela est dans saint Paul, cela est dans M. Ferrari lui-même. Mais il n’y a rien compris, ou peut-être n’y a-t-il rien voulu comprendre ; et l’aveugle volontaire ou involontaire a nié le soleil dont il portait et sentait le poids sur ses yeux.

En effet, quelle est l’idée-mère des Révolutions d’Italie ? C’est le combat nécessaire et par conséquent légitime des deux puissances qui se partagent socialement et politiquement l’Italie, le Pape et l’Empereur, et même M. Ferrari ajoute, dans une formule magnifiquement audacieuse qui empêche toute équivoque, le Pape désarmé, l’Empereur absent. « Guelfe et Gibeline à jamais », dit M. Ferrari, voilà toute l’Italie, la voilà organiquement, constitutionnellement, sans que les révolutions de l’avenir qui la sillonneront, pas plus que celles du passé qui l’ont sillonnée, puissent changer cet état de choses qui est la forme de l’Italie ! En passant par la filière de tous les faits, en faisant la très rude et très fatigante traversée de toutes les chroniques d’un pays où chaque villa a la sienne, le livre de M. Ferrari ne veut être que la preuve de cela.

Assurément la vérité, et même toute la vérité sur l’Italie, est au fond d’une pareille idée. Mais M. Ferrari ne l’en a retirée qu’en débris. Oui, ce n’est pas douteux pour qui pense, l’Italie est condamnée à n’être qu’un archipel politique ; mais il fallait savoir dire pourquoi, et le paralogisme de Hegel n’atteint pas à cette profondeur. Avant, pendant et après les fils de Romulus, elle n’a pas été autre chose. Est-ce providentiel ou est-ce fatal ? Telle est la question, comme dit Shakespeare ; mais si c’est fatal, logiquement aussi, la fatalité, quand elle n’est pas le stupide fatum du paganisme, ne se pose qu’avec la Providence, et comme une diminution de ses générosités. Or, nous voilà revenant toujours à la difficulté d’une philosophie de l’histoire qui ne peut jamais être, qu’on le sache bien, que l’action du Dieu personnel et de la liberté de l’homme, et dans laquelle difficulté un talent, somptueux par la forme, et un sujet, d’une grandeur immense, viennent tous les deux de se prendre et de s’étrangler.

IV

Et de fait, le livre, tel qu’il est, n’est digne ni du sujet qu’il expose et qu’il traite, ni du talent connu de son auteur. Engagé dans une autre voie d’idées, l’historien des Révolutions d’Italie en eût certainement montré davantage. Non seulement l’ouvrage de M. Ferrari souffre dans ses meilleures parties de cette philosophie de l’histoire qui le timbre si profondément d’inconséquence, quand ce n’est pas d’absurdité, mais en écartant même cette question de fatalité qui offusque tout de son ombre, comme dit Bossuet en parlant de la mort, les Révolutions d’Italie, cette Babel de faits entassés les uns sur les autres, n’ont ni solidité ni consistance. L’érudition y manque de sûreté et de discernement ; c’est de l’érudition passionnée. Fantasmagorie historique jouée, non sans prestige et sans puissance, avec une rapidité et quelquefois un éclat électrique, à l’aide de faits obscurs, vulgaires et même ennuyeux, ce remuement de chroniques oubliées et qui méritent de l’être est plus fatigant qu’instructif. Qu’importent à l’historien, qui voit de haut, les jalousies et les rivalités de voisinage de ces Commères sanglantes qu’on appelle les Municipalités italiennes. C’est le tourbillon de l’anarchie qui passe devant vous et qui a tous les inconvénients des tourbillons, faits toujours avec des atomes, — des atomes d’eau ou des atomes de poussière.

Mais dans ce tourbillon, dans cette levée en masse d’une érudition fougueuse et cependant très dirigée, rien n’est discuté, trié, éclairci. Regarde et passe ! comme dit le poète. Mais ce n’est pas nous qui passons, c’est l’historien et c’est l’histoire, et nous n’avons pas le temps de les regarder. La fidélité épurée du renseignement, la hauteur de l’impartialité, la conscience de la Critique, sans laquelle il n’est pas d’histoire, toutes ces choses manquent ici, et le style avec sa magie ne les remplace pas. Les figures que tout le monde connaît, ces grands hommes qui ont l’honneur d’être la propriété du genre humain et qui ne sont pas seulement de la poudre de sépulcre à laquelle on ordonne de se lever, nous font trembler sur la loyauté historique de l’auteur, par la manière dont ils sont jugés. Voici le portrait de Charlemagne, et qu’il nous soit un enseignement !

« Et quel était, en définitive (1er vol., page 106), le libérateur de l’Église, le héros de la religion ? C’était Charlemagne, le mari de neuf femmes (les a-t-il épousées en même temps ?), l’amant de ses propres filles (d’où le sait M. Ferrari ?), le fiancé d’Irène de Byzance, mère parricide (non ! infanticide, s’il vous plaît !) qui assassinait son fils ; c’était le massacreur des Saxons (après combien de révoltes ?) qui faisait décapiter en un jour 4,500 prisonniers et imposait, sous peine de mort, le baptême et l’abstinence (l’abstinence de la révolte, il est vrai). Les plus mauvais rois de Pavie sont auprès de lui des philosophes et des saints. On parle de ses lumières et de son amour pour la science. De grâce, regardez à la philosophie qui le compose de logogriphes et le caparaçonne de reliques : il ne combat qu’avec la chape de saint Martin sur le dos. (Voilà donc un historien qui nie les ancêtres !) C’est le législateur des ordalies, le fanatique du fer chaud, le politique qui vide les différends entre les royaumes avec l’épreuve de la croix, et qui fait tomber la superstition du Moyen Âge au-dessous des superstitions païennes. »

Nous n’hésitons pas à le déclarer, un si insultant jugement sur un des plus grands hommes qui aient jamais existé est un crime… qu’on expie déjà en le commettant, car il ressemble à une sottise, et M. Ferrari est un penseur leste, mais, certes, il n’est pas un sot ! Du reste, cet incroyable jugement, bâti sur les Charivaris du temps de Charlemagne (il y en avait), est bientôt réparé par l’inconséquence habituelle de l’auteur qui, dans un portrait, abominablement flatté, de l’empereur Frédéric Barberousse, pour lequel il se sent les plus tendres entrailles, compare, pour lui faire piédestal, le juste, le vaillant Frédéric, si ambitieux d’épargner ses ennemis, ambition nouvelle, à ce superstitieux et sanguinaire Charlemagne de la page 106, transformé, comme vous allez le voir à la page 468. « Nouveau Charlemagne, il se passionne pour la justice… Les faibles sont protégés contre les forts, les petits contre les grands ; pas un évêché, pas une abbaye où le peuple ne soit sûr d’avoir dans le nouveau César de la fédération un ami envers et contre tous les tyrans, clercs ou laïques, etc. » La volte-face a été rapide, et on ne se soufflette pas mieux soi-même. M. Ferrari est au-dessus de M. de Lamartine, cet optimiste de l’histoire, qui voit du bien même dans le mal que signalent tous les historiens, par une conformation particulière d’organe et de conscience. Mais M. Ferrari, lui, finit par voir le bien dans le mal même qu’il vient de signaler, et l’anxiété qu’il produit est si grande, que son lecteur est en droit de lui dire : Auquel de vos deux Charlemagne croirons-nous ?

Et cependant, malgré les défauts les plus graves que puisse avoir un livre d’histoire, écrit avec la prétention d’expliquer, par une loi supérieure, les faits qu’il retrace, c’est-à-dire, en d’autres termes, malgré le vice radical de la théorie et l’inconsistance des assertions, ce livre des Révolutions d’Italie se lit avec un intérêt singulier ; et le talent de l’auteur, qui, comme écrivain, est incontestable, et la prestidigitation d’une érudition très rusée, ne sont pas toute l’explication à donner de l’intérêt de cette lecture. Il est ailleurs. Il est d’abord dans la décision même du livre, qui rompt du haut avec les opinions intermédiaires. Sensation nouvelle et tonique, quand on est affadi depuis si longtemps par la bouillie tiède des publications modérées ! Il est ensuite dans la circonstance piquante et exemplaire d’un homme, de révolution par les passions générales de son livre, par le tour d’esprit, par l’athéisme, frappant à coups redoublés le parti de la révolution et ses idées les plus chères, n’étant pas de la force de Samson et animé de l’esprit de Dieu, comme Samson ; mais n’en abattant pas moins la maison sur lui et les autres révolutionnaires.

Le soulèvement de l’Italie, son indépendance, l’Italia fara da se, sont l’objet de l’incrédulité méprisante de M. Ferrari, historien, qui pose que l’Italie est normalement ce qu’elle doit être avec la nette formule : « Pape désarmé, Empereur absent. » Une telle opinion sous la plume d’un homme qui a l’air de maudire ses anciennes amours, a, dit-on, fait bondir le mazzinisme. Pour nous servir d’une expression fameuse de M. Proudhon, M. Ferrari a dû en faire lever les marcassins. Là surtout, pour nous, est le secret du goût que l’on trouve à ce livre des Révolutions d’Italie. Des révolutionnaires qui ne s’entendent plus, qui se battent entre eux sur des questions de révolution, bonne chance ! Tous ceux qui tombent des deux côtés sont des ennemis de moins.

Histoire des Révolutions d’Italie (II)

V

Quand on a déjà rendu compte des deux premiers volumes de cette histoire, il est difficile de parler des deux derniers qui les ont suivis, à une certaine distance, sans courir la fastidieuse chance de se répéter. M. Ferrari n’a modifié ni sa manière de regarder les choses, ni sa manière de les voir, ni sa manière de les exprimer. Les critiques adressées à ses premiers volumes n’ont pas exercé sur lui la moindre influence. Sa réflexion, non plus. Coulé et figé dans le bronze d’un système, il est identiquement le même homme, le même disciple de Vico et d’Hegel qu’il était, quand, pour la première fois, il a passé sous nos yeux ; et comme son histoire n’a d’autre unité que celle de son principe, comme d’elle-même elle n’en a pas plus que la nation multiple, anarchique et contradictoire qu’il a entrepris de raconter et de juger, il se trouve que quand on a flétri, comme nous l’avons fait, ce principe, honteusement commode, de la fatalité en histoire, on est à bout et on a tout dit !

Et que dire de plus, en effet ? Quel intérêt peut-il y avoir dans une histoire qui professe hardiment le hideux optimisme de la fatalité, en dehors de la discussion du principe qui, pour cette fois, ne l’anime plus, cette histoire, mais l’automatise ? Si, comme le pense M. Ferrari, les hommes sont les esclaves nés de circonstances incompréhensibles, s’ils ne sont rien de plus que les pièces d’un mystérieux échiquier où nulle main ne joue et qui est lui-même le jeu, — de misérables pions, incrustés parfois de qualités somptueusement inutiles, les faits sont brutaux et sont bêtes, et l’histoire n’a plus que des faits !

Eh bien ! détachée de sa théorie, l’histoire de M. Ferrari n’a pas davantage. Elle n’a plus que des faits en masse, et, nous osons le dire, des faits massivement ennuyeux. En ces quatre volumes à peine, — par l’histoire des Révolutions d’Italie s’arrête vers le milieu du quatrième, où l’auteur nous apprend tout à coup que sa tâche est finie parce qu’il touche à l’époque de Charles-Quint, et qu’à cette époque l’ère des révolutions est fermée, — il n’y a pas moins (l’auteur s’en est assez vanté) que sept mille révolutions qu’il a mesurées « à l’équerre et au compas », nous dit-il, avec l’orgueil d’un Képler de l’Histoire, Assurément, sept mille révolutions, poussées, bousculées en quinze cents pages à peu près, font un entassement formidable, et on aurait vraiment le droit de se demander comment elles sont passées sous l’angle d’un compas si peu ouvert, pour peu qu’elles méritent le nom qu’on leur donne et qu’elles soient réellement des révolutions ! Or, si elles en avaient le caractère et l’importance, elles n’eussent point, soyez-en sûr, passé si vite et si aisément sous des pointes si rapprochées, et il aurait fallu plus de quelques lignes (la moyenne que M. Ferrari donne à chacune d’elles) pour les exposer et les expliquer.

Mais les révolutions d’Italie ne sont pas, à proprement parler, des révolutions. Les révolutions sont des catastrophes qui ont quelque chose d’arrêté, de final et de définitif, tandis que les révolutions d’Italie sont, pour emprunter à M. Ferrari un mot juste qu’il répète beaucoup et qui devrait être le titre même de son livre, les ondulations d’une interminable anarchie ! Les troubles, les impuissances, les folies, les crimes des villes italiennes pendant tout le Moyen Âge, de ces rivales les unes des autres, des factions qui se dévorèrent elles-mêmes quand elles n’eurent plus d’ennemis à dévorer, constituent un état de choses si profondément anormal et exceptionnel dans les annales du genre humain, qu’il est impénétrable à une intelligence simplement politique, et qu’il faut entrer plus avant que dans l’histoire pour l’expliquer… Malgré le sang et le fer qui brillent ; malgré le poison, le génie du mal en toutes choses, une richesse d’horreurs, d’abominations et de scélératesses comme on n’en vit chez aucun peuple, toutes ces villes, bourgades et campagnes d’Italie, ne méritent guère, après tout, que quelques lignes d’histoire, et encore le plus souvent c’est trop ! Leurs crimes ne les grandissent pas. Elles sont petites et doivent rester imperceptiblement petites, ces folles, ces tapageuses, ces corrompues… Sodomes et Gomorrhes, dont M. Ferrari ne nous imposera pas la mémoire et que son livre, si éloquent qu’il puisse être, ne tirera pas de la mer Morte du mépris !

Il aura essayé cependant. Il se sera donné bien du mal pour elles. Quelle érudition ! quelles recherches ! quelles lectures ! Quand un Italien s’avise d’être érudit, il l’est à confondre l’esprit d’un Allemand ! et c’est ainsi que l’a été M. Ferrari ; mais nous croyons que ce sera là une peine perdue. Ce sera pour rien ou à peu près que M. Ferrari aura écrit cette histoire si difficile à retrouver dans des chroniques oubliées, cette histoire par morceaux de l’Italie en morceaux, et qu’il aura taillé comme un diamant à mille facettes, ce caillot de sang et de boue ! En définitive, demandez-vous-le, à quoi servira le rude effort de toute cette érudition patiente et passionnée, et obstinée et enflammée encore plus ? Fera-t-elle surgir, du fond des faits, de cette myriade de petits faits qu’elle accumule, une notion, une seule notion sur l’Italie qui change ou altère, sur le compte de ce pays, le jugement du monde ?…

Que M. Ferrari soit uniquement un penseur désintéressé, comme tout fataliste devrait l’être, ou qu’il cache, sous les rigides et impérieuses formes d’un système, un patriotisme profond contre lequel le patriotisme officiel et braillard des partis s’élèvera peut-être, nous ne savons et peu nous importe ! Mais évidemment le livre qu’il publie aujourd’hui est, dans son intention, une réhabilitation politique de l’Italie. Politiquement, elle est si vaine et elle a été si coupable, elle a entassé tant de fautes après avoir commis tant de crimes qu’il n’y avait peut-être plus, pour toute ressource, qu’à prononcer sur elle le grand mot de fatalité. Seulement ce mot que les penseurs font accepter aux imbéciles, en commençant par eux, les gens de bon sens n’y croient pas ; et ici, il aura été encore une fois prononcé en vain ! Fatale ou libre dans son action, l’Italie n’en restera pas moins la grande Impuissante politique qu’elle a été à tous les moments de son histoire, et elle est vouée éternellement, malgré l’effort des hommes, à ce châtiment ou à ce destin 7 !

VI

M. Ferrari ne l’ignore pas, du reste. Il a le sens trop aigu de l’histoire pour n’en pas convenir. Nous trouvons très indigne d’un homme de sa trempe d’écrire sur la première page de son histoire le même mot que M. Victor Hugo mettait à la première page de son plus célèbre roman : mais, fanatisme de conviction ou enfantillage d’impertinence pour nous autres les providentiels, M. Ferrari n’en est pas moins un historien, qui voit souvent, quand il n’a pas sur les yeux de son esprit le bandeau de sa métaphysique.

Trop fort dans la réalité pour s’abuser sur le personnage de l’Italie, il l’a déterminé, on vient de le voir, dans son premier volume, avec une netteté souveraine. Toujours Guelfe et toujours Gibeline, y dit-il, sans possibilité, tirée de l’analyse des faits, d’être autre chose, et nous avons cité avec assez d’applaudissement la belle formule : « Pape désarmé. Empereur absent. » Aujourd’hui, en ces deux nouveaux volumes, c’est l’analyse des faits italiens que poursuit M. Ferrari avec une vigueur d’investigation, il faut bien le dire, incomparable. Mais, rigoureusement parlant, qu’avions-nous besoin de ces faits ?

Quand on a regardé deux minutes l’Italie avec des yeux historiques, l’assertion qui fait le mérité absolu de l’ouvrage de M. Ferrari n’apparaît pas seulement comme une vérité, mais comme la seule vérité qu’il y ait à exprimer sur l’Italie. Le détail infinitésimal auquel se livre l’historien ne prouve donc rien de plus que son étonnante faculté de découvrir les faits ignorés et de les brasser. Pour conclure comme lui, il n’était besoin que des faits connus, éclatants, généraux, sans toute cette résurrection de choses bien mortes, sans ce réagencement d’événements, chétifs et affreux, pulvérisés par le temps et ensevelis dans un juste oubli. M. Ferrari n’a rien omis dans son analyse. Il n’a oublié ni une action ni une réaction de ces temps de crise éternelle. C’est d’abord l’histoire des tyrans, dans les régions féodales, puis la réaction pontificale et impériale ; puis celle des seigneurs et la réaction contre eux, et enfin le Condottierisme, soumis aux mêmes phases. Il a compté et supputé tous les monstres de ces gouttes d’eau qu’on appelle les villes d’Italie, et, pour parler comme lui, il a suivi toutes les ondulations, tous les frémissements de ces gouttes, impures et sanglantes ! Seulement ces monstres d’une goutte d’eau ont beau être affreux à dégoûter de leur étude et à nous faire briser le microscope à travers lequel on les voit, ils n’ont jamais pour le lecteur qu’un intérêt très secondaire, et on peut leur appliquer une observation qui est de M. Ferrari lui-même.

« Parfois, — dit-il, étonné des grêles proportions de son histoire ou plutôt de ses histoires, — en voyant des armées de cent ou de soixante-dix hommes, on résiste à peine à l’envie de rire, et l’illusion des distances, qui grandit les grands personnages et rapetisse les petits, engendre de si fantastiques perspectives que, dans la contention de l’esprit nécessaire pour compter de si microscopiques révolutions, on retient son haleine, de crainte que le moindre souffle ne disperse les combattants. » Il est vrai que M. Ferrari ajoute que tout cela n’est qu’une illusion et qu’il n’y a rien de ridicule dans le monde. Mais l’imagination humaine n’est pas de son avis. Quand elle a trouvé, elle, du ridicule quelque part, certainement elle en peut sourire, mais ce sourire-là est mortel !

Tel est le défaut de l’histoire de M. Ferrari, à ne la considérer que comme une histoire, en dehors de toute théorie philosophique et sans le point de vue supérieur de sa conclusion. Au lieu de vivre par l’intérêt des faits, cette histoire périt sous eux, tant ces faits sont petits, nombreux, répétés, ennuyeusement atroces, car la perversité n’a pas beaucoup de manières de procéder et le tour de ses misérables inventions est bientôt accompli. M. Ferrari parle quelque part du talent palpitant d’émotion, ou superbe de sang-froid, qu’il a trouvé dans ces chroniqueurs qu’on ne lit plus, quand on n’est pas M. Ferrari ; mais ce talent qui n’a pu conserver dans la mémoire des hommes le détail de ces actions et de ces conflits de fourmilières que M. Ferrari nous épingle aujourd’hui avec tant de soin, tout ce malheureux talent, en pure perte, même pour ceux qui l’eurent, n’aurait-il pas dû l’avertir sur la dépense qu’il fait du sien ? Qui lira le livre de M. Ferrari dans dix ans ? On le lit à présent comme une thèse et surtout comme une réponse hautaine et péremptoire aux prétentions de ce parti qui s’appelle la jeune Italie, et qui est bien jeune en effet, si elle croit faire à l’Italie une destinée impossible et à contre-sens de ses facultés. Mais on n’y reviendra pas, comme histoire, malgré un talent qui ferait dix fois la fortune d’un livre écrit sur tout autre sujet.

VII

En effet, nous avions déjà insisté sur le relief du talent qui distingue les Révolutions d’Italie, mais on n’en saurait trop signaler les mérites variés et les nuances. M. Ferrari n’est pas Français, et on le sent à je ne sais quoi qui ne marche pas tout à fait d’un pas égal au nôtre dans sa phrase, mais, excepté ce léger empêchement, ce manque de furie dans la démarche de sa pensée, il est écrivain comme le meilleur d’entre nous. Il a, dans le style, ce qui vaut mieux que le mouvement même : il a l’expression. La sienne est toujours pittoresque et mordante. En exposant, il caractérise, et l’on est bien heureux qu’il ait ce don-là, car, s’il ne l’avait pas, s’il ne savait pas mettre l’empreinte du mot sur des événements si effacés, s’il n’attachait pas le rayon du peintre à cette masse de massacres et de massacreurs obscurs qui font une nue si épaisse et si sombre dans son histoire, on rejetterait de tels récits, et je ne crois pas qu’on allât consciencieusement jusqu’à la fin de ces fatigantes Révolutions d’Italie. L’un des morceaux du livre de M. Ferrari où cette puissance de caractérisation a le plus marqué son empreinte, est le chapitre sur Venise, complet dans son ensemble, comme un poème, et beau de détail, comme des vers. Je n’hésite pas à avancer que ce morceau, capital où il est, et qui serait supérieur partout, est une des choses les plus magnifiques qui aient été écrites sur Venise depuis lord Byron. C’est à la fois de l’imagination la plus savante et là plus profonde. Pour écrire et même pour bien peindre l’histoire, nul critique n’est en droit d’exiger de l’historien qu’il s’élève à une pareille hauteur ; mais quand il s’y élève, il est plus qu’un historien ; il monte jusqu’au poète, le poète qui n’est peut-être que l’expression la plus intense de toutes les espèces de génie et que vous avez au-dessus de toutes les spécialités de la pensée, même de celles qui paraissent le plus prosaïques et le plus abstraites, depuis Newton jusqu’à Burdach et depuis Kant jusqu’à Cuvier !

C’est que M. Ferrari n’est pas seulement un historien réussi… quelquefois, ou un philosophe échoué presque toujours : c’est aussi un poète à sa manière, ou du moins une tête d’une organisation poétique. Malgré ce qu’on a dit souvent de la certitude des vocations, beaucoup d’esprits, très tranchés et très décidés pourtant, se prennent à revers de leurs facultés les plus distinctes. Si M. Ferrari ne s’est pas pris ainsi tout entier à contre-sens, il n’a pas du moins écouté et suivi celles de ses aptitudes qui l’auraient mené le plus loin dans le perfectionnement intellectuel de son être. Les dernières Muses pour lui auraient dû être la Philosophie et l’Histoire. D’aptitude spontanée et incontestable, l’auteur des Révolutions d’Italie était un homme de forte imagination et de pénétration littéraire, et il n’est pas permis d’en douter, quand on a lu son livre d’aujourd’hui, et qu’on en a comparé les meilleures pages historiques aux quelques fragments de littérature qu’il a introduits dans son travail, car l’histoire, telle que nous autres modernes la concevons, est une véritable encyclopédie. Les jugements sur l’Arioste, sur Dante, sur Boccace, sur Métastase, sur Pétrarque, sur Pétrarque surtout, « cette Rosière du Capitole », sont des chefs-d’œuvre de critique étincelante et à fond de lame, et quand on vient de les lire, comme nous les avons lus, la sympathie pour un talent si brillant et si spirituel engendre le regret de ne pas voir l’auteur des Révolutions d’Italie refaire Ginguené, comme il a refait Sismondi !

VIII

Il y eût réussi encore davantage. L’histoire des Révolutions d’Italie, établie sur la plus fausse et la plus lâche des philosophies de l’Histoire, et qui n’a de valeur, d’éloquence et de jugement que quand elle est, en fait, inconséquente à son principe, cette histoire de la confuse mêlée des villes et des bourgs italiens au Moyen Âge, cette chronique déchiquetée et grouillant de faits lilliputiens, recueillis par cette érudition qui voit l’imperceptible, à grand renfort de bésicles, aurait bien vite cédé la place à une histoire de la littérature italienne et du génie italien dans les arts, la vraie grandeur de l’Italie. L’Italie n’a pas eu de peuple avec ses républiques et elle n’en sera jamais un ; mais elle a eu Michel-Ange et François d’Assises, et de tels hommes valent des nations ! Rien d’intermédiaire en Italie entre les lazzaroni, la canaille, et les plus grands Saints ou les plus grands artistes. Pourquoi M. Ferrari ne nous a-t-il donné, pendant le Moyen Âge, que l’histoire de cette canaille dont la postérité ne se soucie, et non l’histoire des grands hommes, c’est-à-dire de la seule Italie qui compte devant le monde et devant Dieu.

Il ne l’a point fait. Il ne l’a pas voulu, et il le paiera de la gloire qui l’attendait et qu’il aurait touchée. Très remarqué en ce moment (nous avons dit pourquoi), son livre actuel n’aura pas la vie plus longue que les faits morts qu’il a exhumés de la poudre des bibliothèques. L’importance réelle de ce livre sur les Révolutions italiennes est toute relative. Elle n’existerait pas, si nous n’étions pas nous-mêmes à ce moment des révolutions d’Italie où se sont élevés de nouveaux révolutionnaires dont cette histoire renverse les vues avec une cruelle ironie et décontenance les projets. Il n’y a qu’un moment, nous comparions M. Ferrari à M. Proudhon, et qu’il nous le pardonne ! Nous savons parfaitement la différence qu’il y a entre cet Italien de race, fin et fort, et d’une si naturelle aristocratie, et le Franc-Comtois, digne d’être Auvergnat, le robuste malappris qui méprise également l’art et les femmes. La nature de M. Ferrari doit même avoir horreur de celle de M. Proudhon et cependant tous les deux, l’un avec ses Contradictions économiques, l’autre avec ses Révolutions d’Italie, ils atteignent le même résultat. Or, ce résultat, il faut en tenir compte et même s’en féliciter. Tous les deux ont cassé la boussole du Socialisme contemporain et l’ont mis dans cette position ridicule de chercher le vent et de ne plus savoir comment naviguer.

Histoire de la Raison d’État

IX

Après ses Révolutions d’Italie, M. Ferrari a publié l’histoire de la Raison d’État, et c’est une heureuse idée, — et très originale, — que celle de ce livre. C’est même mieux qu’une idée, c’est, ou plutôt c’était tout un sujet vierge à traiter, car à présent ce ne l’est plus. Qui, avant M. Ferrari, avait songé à écrire une histoire, en forme, de la raison d’État ?… Personne. Tout le monde a parlé de cette Raison… qui n’est pas une raison. Tout le monde l’a exaltée, jusqu’au vieux Corneille, qui la tenait probablement du cardinal de Richelieu, lequel la tenait, lui, on ne sait nommément de qui, car ç’avait été un savant de Sorbonne que le cardinal de Richelieu, dans sa jeunesse, et M. Ferrari, qui est un autre docteur (mais non de Sorbonne), nous apprend que déjà du temps de Richelieu quatre cent soixante-dix écrivains, de compte fait, avaient planté dans leurs écrits, qu’il ornait très bien, ce mot sans réplique de Raison d’État, qu’un autre cardinal, le cardinal de La Casa, avait un jour prononcé pour la première fois devant Charles-Quint, tout en lui dénonçant la chose. Seulement personne, ni alors ni depuis, n’avait pensé à en donner l’histoire.

Il y en avait une cependant.

Qu’un tel mot cachât une idée, — ou, meilleure fortune pour un mot, qu’il dispensât d’en avoir une ; — que ce fût là une vérité ou un sophisme, une réalité ou une chimère, la chose que ce mot exprimait existait non pas seulement de fait, mais aussi avant d’être nommée, et M. Ferrari vous dira, quand vous voudrez, son heure et son jour de naissance. Dans ces temps de batailles italiennes qui fermèrent le Moyen Âge, « au milieu des perpétuelles révolutions qui emportaient une multitude d’États sans diètes, de villes sans lien, de citoyens sans lois, d’hommes sans patrie », — c’est-à-dire bien avant que sa douce Éminence le cardinal de La Casa fût son parrain horripilé, la Raison d’État existait, monstre encore en bas âge, mais très bien venant et déjà fort en Italie, ce pays des poisons et des tragiques aventures, et beaucoup d’écrivains berçaient dans leurs livres cet affreux poupon dont ils faisaient leur Dieu. M. Ferrari nous donne même dans sa préface le compte net de quatre cent vingt-quatre de ces agréables berceurs ! C’était toute une littérature !

Et en effet, M. Ferrari est le plus admirable compteur que je connaisse, c’est l’arithmétique dans l’érudition. Il joue du chiffre avec une facilité prodigieuse dans son livre, sur les Révolutions italiennes, ce livre brillant où les chiffres eux-mêmes brillent comme de l’esprit, et dans lequel il suppute sept mille et quelques cents révolutions, qu’il appelle bravement l’état normal de l’Italie ! M. Ferrari est absolument le même homme qu’alors. C’est la même science du chiffre et de l’atome, la même exactitude dans l’imperceptible détail, la même précision étonnante, effrayante et éblouissante ! La seule différence aujourd’hui, c’est que, non content des prodiges de l’arithmétique dans l’histoire, M. Ferrari y introduit, du même coup, l’algèbre et la géométrie. Dans un nouveau livre sur la Raison d’État il nous place de son autorité privée en pleines mathématiques historiques, et il nous dit avec la séduction de son incomparable dextérité : Regardez-y, voilà l’histoire ! On le croirait, si on ne se tenait, tant ce mathématicien singulier et inattendu sur un tel terrain, a d’imagination et de puissance !

Mais, réellement et la main sur le front, est-ce là de l’histoire qu’il nous montre avec la prétention de la démontrer ?… Et la Critique, qui goûte le mieux le très curieux talent de M. Ferrari et qui aime le plus les idées extrêmes, parce qu’elles balaient toujours très bien les entre-deux, peut-elle laisser passer, comme une vérité sans conteste, cette abstraction d’une inflexible mathématique dans l’histoire, — fût-ce pour le bon motif d’étouffer la raison d’État des politiques et d’en finir avec ce vieux sophisme retiré qui règne toujours, quoique aplati, au fond du système des habiles et du doctrinarisme des constitutions ?…

X

Eh bien ! franchement non, elle ne le peut pas. Elle le peut d’autant moins que, pour montrer le vide de celle raison d’État, que M. Ferrari a bien le droit de mépriser, d’autres moyens ne manquaient pas et qu’il ne les a pas employés. Il est vrai que, pour se servir de ceux-là, il eût fallu à M. Ferrari, je ne dis pas une philosophie autre que la sienne, mais une philosophie quelconque, et, vous le savez, il n’en a pas. De même qu’il est resté l’érudit et l’arithméticien subtil de ses Révolutions d’Italie, de même il est resté le fataliste de ces Révolutions qu’il n’a expliquées qu’en disant qu’elles étaient parce qu’elles étaient. Et il y a plus : enfoncé chaque jour davantage dans l’étude de ces faits que sa fonction d’historien est de regarder, il s’est affermi dans son fatalisme d’autrefois et il l’a proclamé d’un ton plus sonore. Évidemment il est plus décidé et plus explicite aujourd’hui.

Les paroles qui commencent son livre sont d’un calme encore plus grand que leur clarté ; « une nature, dit-il, également indifférente à Dieu et à Satan, explique seule les libertés, les servitudes, les partis, les guerres et les révolutions. Seule, elle dispense les caractères, les passions, l’énergie qui enchaînent la fortune… »

Certes, M. Ferrari pourra répéter sa pensée, il ne la fera jamais plus nette ; mais ce fatalisme, sans honte et presque radieux, lequel n’explique rien, quand la tentative de toute philosophie est d’expliquer au moins quelque chose, ce fatalisme qui, après s’être affirmé, doit, s’il est conséquent, s’ensevelir dans le néant d’un éternel silence, et auquel il n’y a pas à faire même le mince honneur de l’appeler la dernière des philosophies, ce fatalisme-là n’est pas une excuse, au contraire, c’est un mai de plus et un mal suprême — un mal tel, qu’on est en droit de s’étonner que M. Ferrari y ait échappé dans son intelligence et n’y ait pas entièrement perdu son talent !

En effet, d’ordinaire, quand les erreurs d’un homme ne viennent pas de l’infirmité de ses facultés, ses facultés deviennent bientôt des infirmités comme ses erreurs, et telle cependant jusqu’ici n’a pas été l’histoire de M. Ferrari, cette étincelante exception ! Le fatalisme, dont il fait à présent une profession si ouverte, est certainement la plus triste et la plus humiliante de toutes les erreurs de notre esprit, car c’est son aveuglement par le fait et non plus l’éblouissement par l’idée ; et ce n’est pas seulement une erreur absolue, c’est aussi une erreur facile, qui ne coûte pas plus à celui qui l’exprime qu’à celui qui l’accepte, et qui, descendue d’une tête qui pense, va, par le chemin le plus court, se mettre à la portée du premier venu.

Voilà le fatalisme dans son plus honteux caractère. Un homme d’action, je le sais bien, peut l’enseigner à des esprits subalternes, dont il espère faire des esclaves. Un homme de pensée désespéré peut se jeter et se reposer sur cette idée du destin comme sur le grabat de sa misère intellectuelle, mais ce n’est pas là un système, et en métaphysique, ça toujours été une grande pitié. Eh bien ! M. Ferrari recouvre d’un talent si particulier le néant de celle pitié métaphysique, qu’on l’oublierait, si la Critique n’avertissait. Ce poète dans l’abstraction répand sur les faits un tel prisme, qu’on croirait presque qu’elle appartient aux faits, cette lumière, qu’il n’y trouve pas et qu’il y met !

Ainsi donc, beaucoup de talent et un talent très spécial, très particulier, très difficile à classer surtout, voilà ce qui distingue l’auteur de l’Histoire de la Raison d’État, mais ce n’est ni le talent d’un philosophe, ni même celui d’un historien, quoiqu’il y ait là une puissance de déduction à faire bien les affaires d’une philosophie, si la tête de l’auteur pouvait en concevoir les principes, et quoiqu’il y ait en même temps une étendue de coup d’œil et de connaissance et une faculté de rapprochement à faire tout aussi bien les affaires d’une histoire. M. Ferrari est un artiste plus que tout autre chose. C’est un artiste, Italien de partout, chez qui l’Italie a tout créé, le bien et le mal. C’est un Italien, fils de Vico, mais qui a pris sa conception générale de l’histoire, de l’histoire privée de l’Italie.

Comme cette histoire fut souvent immorale et impie, sa conception générale de l’histoire a été impie et sans moralité. Athée, puisqu’il est fataliste, il ne croit pas à la justice et il n’a pas, comme nous, pour éclairer les mêlées obscures et sanglantes, la liberté humaine et la Providence qui, toutes les deux, nous font flambeau ! C’est un fataliste, mais c’est le Manichéen du fatalisme. Il déclare, à toute page, que le monde est la proie d’une dualité éternelle. Selon lui, l’univers se partage et se partagera jusqu’à la fin des siècles, — en supposant que les siècles aient une fin, — en deux espèces d’États, toujours et incompatiblement hostiles, la monarchie et la république ; et ces États, sortis d’un hasard primitif, ne peuvent pas changer et se trouvent toujours vis-à-vis l’un de l’autre dans un rapport d’antagonisme qui est leur loi. Or, c’est cette loi faite d’abord par le hasard, ensuite par la géographie, la configuration du globe et la climature, qui est la seule raison d’État réelle et sur laquelle tout l’effort des politiques, avec leurs Traités des princes et des gouvernements, ne peut rien.

Telles sont les arêtes principales du système de M. Ferrari présenté à nos méditations, et quand on les voit ainsi décharnées, elles ne paraissent pas celles d’un Léviathan, à coup sûr. Mais ce qu’une analyse à grands traits, forcément rapides, ne peut pas donner, et ce qui fait la force du livre que nous annonçons, ce sont les détails et les développements. Or, je n’hésite nullement à déclarer que ces détails et ces développements sont d’un maître, — d’un maître dans l’art, si ce n’est dans la vérité !

Quoique tout ne soit pas faux absolument dans ces ressemblances d’évolution que M. Ferrari fait saillir avec des colorations si spécieuses et qui sont plutôt, sous sa plume, des identités d’évolution que des ressemblances, cependant il y a dans toute cette grande manœuvre des faits qui composent l’histoire universelle une régularité trop géométrique, une rapidité par trop militaire, pour que l’inquiétude ne prenne pas les esprits assez fermes d’ailleurs pour avoir échappé au vertige. À chaque mouvement, répété aux deux bouts de l’échiquier du monde, et marqué en passant par l’écrivain avec cet éclair du regard qui peut-être éblouit le nôtre ou lui commande trop, nous sommes toujours tentés de nous écrier : Pas si vite ! arrêtez-vous ! comme Montesquieu voulait qu’on s’assît pour parler mieux d’Alexandre !

Jamais on n’a roulé et déroulé des faits d’un pareil train et avec une main plus apte et plus adroite à cette besogne ; jamais on n’a mieux plié ou déplié des peuples comme on plie ou l’on déplie des tentes, et pour montrer qu’ils font toujours très régulièrement les mêmes plis. Il y a là une puissance presque formidable de manœuvrier historique, et qui me rappelle ce Charles Fourier, dont M. Ferrari s’est si spirituellement moqué dans sa jeunesse, mais qu’il n’a pas toujours lu pour s’en moquer. Ce rêveur algébrique de Fourier avait, comme M. Ferrari, la faculté de faire manœuvrer géométriquement les peuples dans un damier, dont il avait d’avance tracé et étiqueté les cases, et sa Théorie des quatre mouvements nous offre le spectacle de cette manœuvre impérieuse et souveraine que, dans un autre but que M. Ferrari, l’homme du phalanstère commandait aux soldats de plomb de sa chimérique humanité.

XI

J’ai donc eu raison de parler de mathématiques dans l’histoire. M. Ferrari n’y voit guère rien de plus. Tout pour lui s’y passe et y revient dans d’intraitables et d’éternelles combinaisons. Il y groupe les époques comme il groupe les États. Il compose les séries et les décompose, et on reconnaît dans l’agilité de ce beau joueur d’échecs historiques, je ne sais quoi du phalanstérien des vieux jours.

La science des hommes d’État, dont il prouve l’inutilité même quand ces hommes d’État, ou qui écrivent de l’État, s’appellent saint Thomas d’Aquin, Machiavel ou Dante, n’est pour lui qu’une algèbre dont les termes sont invariablement donnés par la situation et l’opposition des peuples sur leur globe, et dont il s’agit de dégager les équations. Pour lui, toute la science politique est là et n’est pas ailleurs. Elle n’est pas, comme le croient les chercheurs politiques ou littéraires de raison d’État, dans l’action de l’homme, de sa volonté et de son génie, sur l’événement, mais dans la prévision de l’événement qui se produira à peu près certaine dans les esprits de l’an 2000, et telle est la conclusion de M. Ferrari et de son livre. Cette Histoire de la Raison d’État finit donc par l’art de composer des almanachs politiques, et c’est dans la splendide rêverie de la prophétie scientifique que trébuche et vient s’abîmer cette intelligence si positive, qu’elle ne voulait ni de Dieu, ni du diable, ni de l’homme, pour s’expliquer l’univers !

Grand exemple qui sera probablement perdu ! Certainement M. Ferrari, à ne voir que son livre actuel, et malgré ses erreurs nombreuses, est un des hommes les plus richement doués de tous ceux-là qui, dans les sciences ou dans les lettres, aiment à porter ce nom si sec d’esprits positifs, et ne s’occupent que de l’objet de leur recherche, disant du reste, le : Cela ne me regarde pas, qu’autrefois écrivait Descartes, et cependant voilà que ce positif, qui ne voit que les faits dans le monde, et qui ne se soucie même pas de leur raison d’exister, finit en chimérique un livre où les faits seuls devaient se montrer glorifiés. Cet athée, cet observateur, ce solitaire qui n’écrit que pour d’autres solitaires, et veut montrer l’homme sans pruderie et sans sermon, l’exagère, en nous annonçant, de par la Science, une ère très prochaine de divinateurs et de prophètes, qui seront les vrais hommes d’État de l’avenir !

Évidemment, ceci ressemble fort à du mysticisme et à du rêve. Mais allons jusqu’au bout, y a-t-il réellement autre chose dans tout le nouvel ouvrage de M. Ferrari ? Son mysticisme est précisément le contraire du mysticisme religieux, c’est le mysticisme renversé de l’athée pour qui le fait est Dieu, et son rêve, je ne le nie pas, a une certaine fierté et une certaine grandeur, mais en est-ce moins pour cela du mysticisme et du rêve ?… Qui nous assure que la conception historique de M. Ferrari soit une vérité ?… Des faits, cette seule chose que M. Ferrari ne nie pas, des faits ne prouvent rien ; demain ils peuvent changer, se modifier, s’altérer et emporter la théorie ! Mais en s’en rapportant aux faits seuls, est-il vraiment certain que l’humanité fasse toujours historiquement le même geste, et que les peuples ne varient jamais la figure de leurs évolutions ?

Certes, nous ne croyons pas plus que M. Ferrari à la littérature politique et à ses panacées, et nous trouvons que la grande utilité de son livre est d’avoir montré le néant de toute cette vaine littérature ; mais est-il bien certain que l’homme n’agisse pas spontanément, directement et de tout le poids de sa liberté, sur des événements que M. Ferrari croit incompressibles ?… Lui, lui qui entend si merveilleusement la castramétation historique des nations, démontre-t-il suffisamment que cet ordre, dans lequel il les pose et les oppose, soit une stratégie nécessaire ? L’établit-il même par l’histoire, qu’il nous a tracée du monde, trop rapide pour ne pas être suspecte, trop vaste pour n’être pas superficielle ? Et, d’ailleurs, en histoire, qui sait les faits doit savoir les origines. Or, M. Ferrari ne commence-t-il pas l’histoire où il veut, et du pied des premiers faits qui lui conviennent ?… De preuve facile à justifier ou invincible à repousser, il n’y en a donc pas à ce livre qui nous fait l’effet de je ne sais quel immense mirage, éclairé d’une lumière qui semble la vie de l’histoire, mais qui ne semble l’être que parce qu’elle passe devant nos yeux, comme un tourbillon !

Sans doute, pour combiner comme M. Ferrari les a combinés les éléments d’un pareil mirage, — et l’érudition et le calcul — et le sentiment des analogies entre les peuples qu’il faut saisir, même pour les exagérer, — et l’omniprésence historique de Bossuet dans son Histoire universelle, et que M. Ferrari rappelle parfois dans la sienne, — et enfin, l’imagination qui colore toutes ces abstractions et leur met l’illusion dernière, il fallait une de ses puissances avec laquelle on en ferait aisément plusieurs. Il fallait cela. Oui, mais qui le conteste ? Qui refuse à l’auteur de l’Histoire de la Raison d’État et des Révolutions d’Italie ce rare assemblage de facultés qui forment son talent d’originalités complexes et font de lui une sorte de génie composite, un grand artiste, abstrait et poétique, qui prend l’histoire comme un matras et la pétrit à sa fantaisie, quitte à prendre, dans une suprême duperie, pour une éternelle vérité, cette forte fantaisie qu’il a imprimée sur l’histoire ?