(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Werther. Correspondance de Goethe et de Kestner, traduite par M. L. Poley » pp. 289-315
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Werther. Correspondance de Goethe et de Kestner, traduite par M. L. Poley » pp. 289-315

Werther
Correspondance de Goethe et de Kestner, traduite par M. L. Poley53

Werther est un des livres qui ont eu le plus d’influence et qui ont le plus excité la curiosité publique en tout pays. On en sait maintenant l’histoire, et l’on démêle la double part de vérité et d’invention dont il se compose, presque aussi bien que l’auteur lui-même. Il est vrai que c’est par l’auteur qu’on le sait et de plus par ceux des principaux intéressés qu’il y a fait entrer tout vifs. Ils se sont plaints, ils ont réclamé, on a leurs lettres ; l’auteur seul n’aurait pas tout dit :

Préparé à tout ce que l’on pourrait alléguer contre Werther, a dit Goethe en ses mémoires, je ne me fâchai pas de toutes les contradictions ; mais je n’avais pas pensé qu’une souffrance insupportable me serait réservée par des âmes bienveillantes et sympathiques : car au lieu de me dire d’abord sur mon petit livre quelque chose de non désobligeant, on voulait savoir avant tout ce qu’il y avait de réel dans les faits ; ce que je ne me souciais pas du tout de dire, et je m’en expliquai hautement d’une manière très peu aimable : car pour répondre à cette question, il m’aurait fallu remettre en pièces l’opuscule auquel j’avais si longtemps pensé pour donner à ses nombreux éléments une unité poétique, et j’aurais dû en détruire la forme de telle sorte que les véritables éléments constitutifs eux-mêmes, là où ils n’auraient pas été complètement anéantis, eussent été au moins défaits et dissous.

— Il se compare encore à l’artiste grec qui composa sa Vénus de traits divers empruntés à diverses beautés ; et c’est ainsi qu’il a fait dans Werther, dit-il, tout en y laissant à sa Charlotte le caractère dominant du principal modèle. Quant à nous, aujourd’hui, qui venons de lire la correspondance de Goethe avec la vraie Charlotte et avec Kestner son époux, et qui avons en même temps relu Werther, il nous semble (pour emprunter aussi une image à la Grèce) que nous pourrions dessiner la ligne sinueuse qui unit l’épaule d’ivoire de Pélops au reste du corps vivant, c’est-à-dire séparer les parties artificielles et factices d’avec celles qui étaient la vérité même. Nous serions étonné si de ce simple exposé il ne ressortait pas pour tous une leçon d’art et de goût. Essayons un peu.

Goethe, âgé de vingt-trois ans, dans la plénitude et le vague d’un génie qui est à la veille de produire, mais qui hésite encore, le front chargé de nuages et de pensées qui vont en tous sens, le cœur gonflé de sentiments et ne sachant qu’en faire (sera-ce une passion ? sera-ce un poème ?), Goethe docteur en droit, beau, noble, aimable, après de fortes et libres études commencées à Leipzig, continuées à Strasbourg, et ayant su résister dans cette dernière ville à l’attraction vers la France, est rappelé à Francfort sa cité natale, et de là il est envoyé par son père à Wetzlar en Hesse pour se perfectionner dans le droit et y étudier la procédure du tribunal de l’Empire ; mais en réalité, et sans négliger absolument cette application secondaire, il est surtout occupé de lire Homère, Shakespeare, ou de se porter vers tout autre sujet « selon que son imagination et son cœur le lui inspireront ».

Et en effet, dans cette période d’entreprise encore confuse et de méditation ardente où il se trouvait, il s’était dit, pour un temps, de s’affranchir par l’esprit de tout élément et ascendant étranger, de donner un libre cours à sa faculté intérieure, à ses impulsions et à ses impressions, de se laisser faire naïvement à tous les êtres de la nature, à commencer par l’homme, et d’entrer par là dans une sorte d’harmonie et d’intimité avec tout ce qui vit. En parlant de Goethe, il faut nous défaire de quelques-unes de nos idées françaises par trop simples, et consentir à nous mettre avec lui dans cet état, pour ainsi dire, d’enthousiasme prémédité, qui ressemble un peu dans l’ordre de la poésie à ce que Descartes a fait dans la sphère philosophique. La préméditation, d’ailleurs, n’était pas aussi nette pour lui dans le moment même qu’elle lui a paru depuis et qu’il nous l’a exprimé lorsqu’il y est revenu avec la supériorité du critique contemplateur dans ses mémoires. Quoi qu’il en soit, il se fit Werther, ou, si vous aimez mieux, il se laissa être Werther pendant quelques saisons, sans l’être au fond véritablement. Ce n’était qu’une forme de la vie, la forme la plus exaltée et la plus fougueusement expansive qu’il avait à traverser avant d’arriver à l’équilibre définitif et à cette activité sereine qui comprendra tout.

Goethe était donc à Wetzlar dans l’été de 1772. Après les premiers ennuis de l’installation et un premier coup d’œil peu favorable donné à la ville, il cherche à se distraire par des promenades solitaires dans la charmante vallée de la Lahn ; il emporte avec lui son Homère, L’Odyssée qu’il lisait beaucoup alors, tout occupé de revenir à la nature, et il croit voir des tableaux approchants et des idylles dans ce qu’il observe à chaque pas. Les premières lettres de son Werther expriment cette disposition enivrée et enchantée avec un feu, une vie, un débordement d’expression que rien n’égale et que lui-même, vieilli, se reconnaissait impuissant à ressaisir :

En vérité, disait-il en écrivant ses mémoires, le poète invoquerait vainement aujourd’hui une imagination presque éteinte ; vainement il lui demanderait de décrire en vives couleurs ces relations charmantes qui autrefois lui firent de la vallée qu’arrose la Lahn un séjour si cher. Mais, par bonheur, un génie ami a depuis longtemps pris ce soin, et l’a excité, dans toute la force de la jeunesse, à fixer un passé tout récent, à le retracer et à le livrer hardiment au public dans le moment opportun : chacun devine qu’il s’agit ici de Werther.

Observation bien juste et sentie ! il est des fruits (et ce sont ceux de l’imagination et de la fleur de l’âme), qui ne se cueillent bien qu’à l’heure unique et désirée. Attendez, laissez passer la saison, allez vous figurer qu’ainsi, selon le vieux précepte, vous les laisserez mieux mûrir et que vous saurez les perfectionner en les retardant : erreur et oubli de la fuite rapide des heures, de ces heures qui s’appellent aussi les grâces ! Vous aurez peut-être d’autres fruits, mais vous n’aurez plus les mêmes, et si ce sont ceux d’autrefois que vous voulez après coup cueillir, ils n’auront jamais plus pour vous ni pour d’autres leur duvet, leur saveur et leur parfum.

Werther est le livre et le poème de sa saison. L’auteur d’abord place exactement son héros dans la disposition où il était lui-même. Werther est artiste ; au milieu de toutes ses expansions et ses abandons, il a souci de son talent : en face de cette belle vallée, par une matinée du printemps, il ne songe pas seulement à en jouir, il songe à en tirer quelque parti comme peintre, et, s’il reste inactif, il a du regret :

Je suis si heureux, mon ami, dit-il54, si abimé dans le sentiment de ma tranquille existence que mon talent en souffre. Je ne pourrais pas dessiner un trait, et cependant je ne fus jamais plus grand peintre. Quand les vapeurs de la vallée s’élèvent devant moi, qu’au-dessus de ma tête le soleil lance d’aplomb ses feux sur l’impénétrable voûte de l’obscure forêt, et que seulement quelques rayons épars se glissent au fond du sanctuaire ; que couché sur la terre dans les hautes herbes, près d’un ruisseau, je découvre dans l’épaisseur du gazon mille petites plantes inconnues ; que mon cœur sent de plus près l’existence de ce petit monde qui fourmille parmi les herbes, de cette multitude innombrable de vermisseaux et d’insectes de toutes les formes, que je sens la présence du Tout-Puissant qui nous a créés à son image, et le souffle du Tout-Aimant qui nous porte et nous soutient flottants sur une mer d’éternelles délices ; mon ami, quand le monde infini commence ainsi à poindre devant mes yeux et que je réfléchis le ciel dans mon cœur comme l’image d’une bien-aimée, alors je soupire et m’écrie en moi-même : « Ah ! si tu pouvais exprimer ce que tu éprouves ! si tu pouvais exhaler et fixer sur le papier cette vie qui coule en toi avec tant d’abondance et de chaleur, en sorte que le papier devienne le miroir de ton âme, comme ton âme est le miroir d’un Dieu infini !… » Mon ami… Mais je sens que je succombe sous la puissance et la majesté de ces apparitions.

On a entendu la plainte profonde du talent ; et lorsque ce talent réussit à se faire jour et à trouver des sujets tout préparés qui se détachent au milieu de ces exubérantes images, l’ivresse est complète, et il semble qu’il ne manque rien à la jouissance du promeneur. Lire Homère, s’asseoir sous les tilleuls d’une cour d’auberge rurale, y dessiner le pêle-mêle d’un devant de grange et l’enfant de quatre ans qui, pendant que la mère est absente, tient entre ses jambes son petit frère âgé de six mois, qu’il appuie doucement contre sa poitrine, — voilà une journée délicieuse : « Et au bout d’une heure je me trouvai avoir fait un dessin bien composé, vraiment intéressant, sans y avoir rien mis du mien. Cela me confirme dans ma résolution de m’en tenir désormais uniquement à la nature : elle seule est d’une richesse inépuisable ; elle seule fait les grands artistes. » Ce que Werther dit là de la peinture, il l’entend également de la poésie : « Il ne s’agit que de reconnaître le beau et d’oser l’exprimer : c’est, à la vérité, demander beaucoup en peu de mots. » Et il cite en exemple une rencontre qu’il a faite, le jeune garçon de ferme amoureux de la fermière veuve, et amoureux tendre, timide, passionné :

Il faudrait te répéter ses paroles mot pour mot, si je voulais te peindre la pure inclination, l’amour et la fidélité de cet homme. Il faudrait posséder le talent du plus grand poète pour rendre l’expression de ses gestes, l’harmonie de sa voix et le feu de ses regards. Non, aucun langage ne représenterait la tendresse qui animait ses yeux et son maintien ; je ne ferais rien que de gauche et de lourd.

Dans toutes ces premières pages de Werther, on se sent dans le vrai, on est avec Goethe tel qu’il était alors ; et toute la première partie de la relation avec Charlotte ou Lotte (comme elle s’appelle familièrement) produit le même effet.

Goethe, après quelque temps de séjour à Wetzlar, avait fait connaissance avec la famille de monsieur Buff, bailli de l’ordre allemand, et il avait été frappé tout d’abord de la beauté, de la dignité virginale, de l’esprit de sa fille Lotte, âgée de près de vingt ans, qui, sans être l’aînée de la maison, servait de mère depuis près de deux ans à ses frères et sœurs, et n’en était pas moins aimable dans la société, où elle déployait une gaieté, vive et naturelle. Ce fut le 9 juin 1772 qu’il la rencontra pour la première fois à un bal champêtre à Wolpertshausen ; et peu auparavant, tout près de là, au village de Gaubenheim, il avait fait la connaissance de Kestner, sans savoir sa liaison avec Charlotte. Les circonstances de la rencontre du bal, telles qu’elles sont consacrées dans Werther, ne diffèrent du vrai que par de légères variantes. Ainsi le village de Gaubenheim est devenu Wahlheim. Il n’est pas exact que durant le bal, entendant prononcer le nom d’Albert, c’est-à-dire de Kestner, Goethe ait demandé qui il était, et que Charlotte ait répondu : « Pourquoi vous le cacherais-je ? c’est un galant homme auquel je suis promise. » Le lien qui unissait alors Charlotte et Kestner était tout moral et tacite, et Charlotte n’en aurait point parlé ainsi à première vue. Il n’est pas exact non plus que, dans le jeu innocent, improvisé pendant l’orage, Charlotte ait donné si lestement des soufflets à ceux qui ne devinaient pas juste ; ces soufflets sont un enjolivement et un ressouvenir de quelque autre scène arrivée ailleurs et avec une autre, et ils ne s’accordent point avec le caractère de gaieté sans doute, mais non de folâtrerie, de la véritable Charlotte.

Comment savons-nous si bien tout cela ? C’est que Kestner, l’Albert du roman, a écrit et donné tous les éclaircissements désirables sur Werther. Kestner, né à Hanovre, âgé en 1772 de trente et un ans, résidait depuis quelques années, en qualité de secrétaire d’ambassade, à Wetzlar ; il y avait été introduit de bonne heure dans la famille de monsieur Buff, et il avait contracté avec Charlotte un de ces liens de cœur purs, respectueux, patients, que le mariage devait couronner. Il y devint l’ami de Goethe, qu’il eut le mérite d’apprécier du premier jour à sa valeur ; et ce qui est vrai encore, c’est que pendant toute cette belle saison de 1772, Goethe, accueilli par lui, adopté par Charlotte et par toute la famille, mena une vie d’exaltation, de tendresse, d’intelligence passionnée par le sentiment, d’amour naissant et confus, d’amitié encore inviolable, une vie d’idylle et de paradis terrestre impossible à prolonger sans péril, mais délicieuse une fois à saisir. Il eut, en un mot, une saison morale toute poétique et divine, quatre mois célestes et fugitifs qui suffisent à illuminer tout un passé. Voilà ce qu’il a peint admirablement dans son Werther, ce qui en fait l’âme, et qui en reste vrai pour nous encore, à travers toutes les vicissitudes de la mode et des genres.

L’orage toutefois était imminent et s’amassait en lui, un orage qui n’éclata point. L’idylle resta pure. Goethe, sage et fort jusque dans ses oublis, s’éloigna à temps. Il avait fait la connaissance de Charlotte le 9 juin 1772, et il partit brusquement de Wetzlar le 11 septembre. Sauf une courte visite de trois jours qu’il revint y faire du 6 au 10 novembre de cette même année, il ne revit plus Charlotte que bien tard, lorsqu’il avait soixante-dix ans, et elle plus de soixante, et qu’elle était la respectable mère de douze enfants.

Goethe ne songea point à faire tout aussitôt un roman et un livre de cette liaison qui n’avait rien pour lui d’une aventure. Ses mémoires sont un peu vagues sur ce point et ne suivent pas les événements d’assez près. On y voit qu’il fit, au printemps de l’année suivante probablement (car les dates précises n’y sont point marquées), un voyage près de Coblentz pour s’y distraire, et qu’il y devint légèrement amoureux d’une des filles de Mme de La Hoche : « Rien n’est plus agréable, dit-il à ce sujet, que de sentir une nouvelle passion s’élever en nous lorsque la flamme dont on brûlait auparavant n’est pas tout à fait éteinte : ainsi à l’heure où le soleil se couche, nous voyons avec plaisir l’astre des nuits se lever du côté opposé de l’horizon : on jouit alors du double éclat des deux flambeaux célestes. » Cela nous apprend du moins que l’amour qu’il pouvait avoir gardé pour Charlotte n’avait rien de furieux ni d’égaré.

Les lettres qu’on a de Goethe, adressées à Kesfner pendant les mois qui suivent l’instant de la séparation, nous le prouvent aussi, tout en nous donnant assez bien la mesure de cette espèce de culte d’imagination et de tendresse idéale, mystique, pourtant domestique et familière, mêlée de détails du coin du feu. Il a beau souffrir, il ne regrette point l’emploi qu’il a fait de ses derniers mois : non, ce n’est pas un mauvais génie qui l’a conduit à ce bal où il a fait la connaissance de Lotte : « Non, c’était un bon génie, s’écrie-t-il, je n’aurais pas voulu passer mes jours à Wetzlar autrement que je ne l’ai fait ; et pourtant les dieux ne m’accordent plus de tels jours, ils savent me punir et me Tantaliser. » A Francfort, où il est revenu vivre près de sa famille, il a dans sa chambre la silhouette de Lotte attachée avec des épingles au mur ; il lui dit le bonsoir en se couchant, et le matin, il prend plus volontiers ces épingles-là que d’autres pour s’habiller. Il a (comme dans Werther) le nœud de ruban rose qu’elle portait au sein la première fois qu’il la vit ; il est fort question à plusieurs reprises d’une certaine camisole à raies bleues dans laquelle elle est adorable en négligé, et qu’il regretterait de loin de lui voir quitter. Pourtant, dans tout cela rien de sensuel, et quand il dit à Kestner que ce n’est jamais dans le sens humain qu’il la lui a enviée, on le croit. Seulement sa Laure et sa Béatrix ont le costume et le déshabillé d’une idylle des bords du Rhin ; on a quelque peine à s’y faire. Comprenons l’amour vrai sous toutes les formes et dans tous les costumes avec ce qu’il a de désintéressé. Saint-Preux, chez Jean-Jacques, n’a-t-il pas dit : « Assis aux pieds de ma bien-aimée, je teillerai du chanvre, et je ne désirerai rien autre chose, aujourd’hui, demain, après demain, toute la vie. » Goethe, qui cite ce mot du cœur en se l’appliquant, le renouvelle par une légère variante : « Avec vous (Lotte et Kestner), je désirais autrefois de cueillir des groseilles et de secouer des pruniers, demain, après demain, et durant toute ma vie. »

J’ai dit qu’après les avoir quittés, il ne se mit pas tout aussitôt à écrire Werther. En effet, s’il le médita et le couva dès auparavant, il ne dut point commencer à l’écrire avant le mois de septembre 1773, c’est-à-dire un an après son départ de Wetzlar, et lorsqu’il eut publié son drame de Götz n. Dans l’intervalle, il s’était passé deux événements. Le jeune Jérusalem, fils d’un théologien connu, et secrétaire de légation, qui se trouvait à Wetzlar en même temps que Goethe, jeune homme romanesque et lettré, épris d’une passion malheureuse pour la femme d’un de ses collègues, se tua d’un coup de pistolet à la fin d’octobre 1772. Sans être très lié avec Kestner, c’était précisément à celui-ci qu’il avait emprunté des pistolets sous le prétexte d’un voyage. Goethe, comme tout le jeune monde allemand d’alors, fut très frappé de cette mort sinistre, et il s’enquit très curieusement des détails auprès de Kestner, qui les lui donna par écrit. C’est alors qu’il conçut l’idée d’identifier bientôt l’histoire de ce Jérusalem avec celle d’un amoureux comme lui-même l’avait été ou aurait pu l’être, et de faire du tout un personnage romanesque intéressant, et qui aurait pour le vulgaire le mérite de finir par une catastrophe. Mais l’idée sommeilla en lui environ dix mois avant qu’il la mît en œuvre. Un second événement, qui dut lui donner de l’aiguillon dans l’intervalle, fut le mariage de Kestner avec Charlotte, qui s’accomplit vers Pâques 1773 ; non pas qu’il eût du tout, à cette occasion, l’envie de se brûler la cervelle ; il a soin, dans sa correspondance, de rejeter bien loin une pareille pensée, et je crois fort que c’est sincère. Cependant, il dit dans ses mémoires que « la mort de Jérusalem, occasionnée par sa malheureuse passion pour la femme d’un ami, l’éveilla comme d’un songe et lui fit faire avec horreur un retour sur sa propre situation. » Mais, dans ses mémoires, il entendait ceci d’un commencement de passion plus récente qu’il croyait éprouver pour la fille de Mme de La Roche, la même personne qu’il avait vue il y avait peu de temps à Coblentz, et qui venait de se marier à Francfort. L’idée de ces relations fausses et de ces engagements sans issue lui fut donc vivement retracée par la mort de Jérusalem. Quoi qu’il en soit, tout se passa dans le domaine de l’imagination. S’il souffrait, il le dissimule bien dans ses lettres d’alors à Kestner et à Charlotte, qui, tout à fait fiancés, n’attendent que le prochain printemps pour s’épouser. Dans ce qu’il leur écrit durant cet hiver de 1772-1773, qui précède le mariage, il paraît gai, heureux ou du moins libre, et tourmenté du besoin d’aimer et du vague de la passion plutôt que d’aucune particulière blessure. Il a sur la fête de Noël une lettre à Kestner pleine de joie, de cordialité, de sentiment pittoresque, et aussi de sentiment de famille :

Hier (veille de Noël), mon cher Kestner, j’ai été avec plusieurs braves garçons à la campagne ; notre gaieté a été bruyante : des cris et des rires depuis le commencement jusqu’à la fin. Ordinairement ce n’est pas de bon augure pour l’heure prochaine ; mais y a-t-il quelque chose que les saints dieux ne puissent pas accorder s’il leur plaît ! Ils m’ont donné une joyeuse soirée ; je n’avais pas bu de vin, mon œil était sans trouble pour jouir de la nature. La soirée était belle ; lorsque nous rentrâmes, la nuit survint. Il faut que je te dise que mon âme se réjouit toujours quand le soleil a disparu depuis longtemps, la nuit occupant l’horizon entier, de l’orient jusqu’au nord et au sud, et qu’un cercle demi-obscur seulement luit du côté de l’occident ; la plaine offre un spectacle magnifique. Quand j’étais plus jeune et plus ardent, j’ai regardé souvent, pendant mes excursions, ce crépuscule durant des heures entières. Je me suis arrêté sur le pont55 : la ville sombre des deux côtés, l’horizon brillant silencieusement, le reflet dans le fleuve, ont produit sur mon âme une impression délicieuse que j’ai retenue avec amour. Je courus chez les Gerock, et demandai un crayon et du papier, et je dessinai, à ma grande joie, le tableau entier aussi chaud qu’il se représentait dans mon âme ; tous partagèrent ma joie sur ce que j’avais fait, et leur approbation me rassura. Je leur proposai de jouer aux dés mon dessin ; ils ne voulurent pas, et me demandèrent de l’envoyer à Merck. Il est maintenant suspendu au mur de ma chambre, et me fait aujourd’hui autant de plaisir qu’hier. Nous avions passé ensemble une belle soirée, comme des hommes auxquels le bonheur vient de faire un grand cadeau, et je m’endormis en remerciant les saints dans le ciel pour la joie d’enfants qu’ils ont voulu nous accorder pour la nuit de Noël…

Telle était sa disposition trois mois après avoir quitté Charlotte, sept semaines après la mort du jeune Jérusalem, et quand il avait déjà en idée le germe de Werther.

Goethe, on le sait, aimait à patiner ; on n’a pas oublié son plus beau portrait de jeunesse, tracé par sa mère même :

— Mère, vous ne m’avez pas encore vu patiner, et le temps est beau ; venez donc, et comme vous êtes, et tout de suite. — Je mets, disait la mère racontant cela depuis à Bettine, je mets une pelisse fourrée de velours cramoisi qui avait une longue queue et des agrafes d’or, et je monte en voiture avec mes amis. Arrivés au Mein, nous y trouvons mon fils qui patinait : il volait comme une flèche à travers la foule des patineurs ; ses joues étaient rougies par l’air vif, et ses cheveux châtains tout à fait dépoudrés. Dès qu’il aperçut ma pelisse cramoisie, il s’approcha de la voiture, et me regarda en souriant très gracieusement. — Eh bien que veux-tu ? lui dis-je. — Mère, vous n’avez pas froid dans la voiture, donnez-moi votre manteau de velours. — Mais tu ne veux pas le mettre, au moins ? — Certainement que je veux le mettre. — Allons, me voilà ôtant ma bonne pelisse chaude ; il la met, jette la queue sur son bras, et s’élance sur la glace comme un fils des dieux. Ah ! Bettine, si tu l’avais vu ! il n’y a plus rien d’aussi beau, j’en applaudis de bonheur ! Je le verrai toute ma vie, sortant par une arche du pont et rentrant par l’autre : le vent soulevait derrière lui la queue de la pelisse qu’il avait laissé tomber.

On a le portrait par la mère ; or, voici le glorieux pendant par Goethe lui-même. N’oublions pas que dans ce temps il lisait continuellement Homère, et qu’il était plein de ces magnifiques images de l’Olympe. On était au mois de février 1773 ; il écrit à Kestner dans une espèce d’hymne triomphal :

Nous avons une glace superbe pour patiner en l’honneur du soleil. J’ai exécuté hier des rondes de danse. J’ai encore d’autres sujets de joie que je ne puis pas dire (Ne serait-ce point l’idée de Werther qui déjà remue et qui veut sortir ?) ; ne vous en inquiétez pas. Je suis presque aussi heureux que deux personnes qui s’aiment comme vous ; il y a en moi autant d’espérance qu’il y en a chez des amoureux ; j’ai même depuis pris plaisir à quelques poésies et autres choses pareilles. Ma sœur vous salue, mes demoiselles vous saluent, mes dieux vous saluent, nommément le beau Pâris à ma droite et la Vénus d’or de l’autre côté, et Mercure, le messager, qui se réjouit des courriers rapides, et qui attacha hier à mes pieds ses belles et divines semelles d’or, qui le portent avec le souffle du vent à travers la mer stérile et la terre sans limites56. Et ainsi les personnages chéris du ciel vous bénissent.

Admirable élan et salut vraiment divin ! C’est peut-être ce même jour où il comparait ses rapides patins aux semelles d’or de Mercure, que sa mère aussi le comparait, lui, à un fils des dieux. Nous reconnaissons là le souffle des premières et belles parties de Werther, de celles où l’auteur se répand sympathiquement par toute la nature et voudrait s’en emparer : « Ah ! pour lors, combien de fois j’ai désiré, porté sur les ailes de la grue qui passait sur ma tête, voler au rivage de la mer immense, boire, la vie à la coupe écumante de l’infini !… » Ce sera aussi le cri de René : « Levez-vous, orages désirés !… » Ce sera celui de Lamartine : « Que ne puis-je porté sur le char de l’Aurore !… » Mais chez ces deux poètes il s’y mêle une teinte de sombre ou de mélancolique que n’a pas le Werther du début.

Car on l’a très justement remarqué, et les lettres de Goethe, écrites dans le cours de cette inspiration, nous le confirment ; ce n’est pas le désespoir, c’est plutôt l’ivresse bouillonnante et la joie qui président à la conception de Werther ; c’est le génie de la force et de la jeunesse, l’aspiration, douloureuse sans doute, mais ardente avant tout et conquérante, vers l’inconnu et vers l’infini. Tout ce qui est sorti de cette source élevée et débordante y est sincère, et a jailli de l’imagination et de la pensée de Goethe. Voilà le vrai du livre et son cachet immortel ; le reste, désespoir final, coup de pistolet et suicide, y a été ajouté par lui après coup pour le roman et pour la circonstance : c’est ce qui ressemble le moins à Goethe, et qui se rapporte à l’aventure de ce pauvre Jérusalem, le côté faux, commun, exalté, digne d’un amoureux d’Ossian, non plus d’un lecteur d’Homère3.

Goethe (et il l’a dit) s’est guéri lui-même en faisant Werther ; il s’est débarrassé de son mal en le peignant, mais il l’a en même temps inoculé aux autres ; et alors pourquoi leur a-t-il indiqué un faux remède ? Là est le vice de Werther. La vraie conclusion de Werther pour les artistes (car Werther est un artiste ou veut l’être), ce serait la conclusion qu’a choisie Goethe lui-même, s’occuper, produire, se guérir en s’appliquant ne fût-ce qu’à se peindre ; et si tous, dans cette tâche, n’atteignaient pas aussi haut qu’un Goethe le peut faire, ils y gagneraient du moins de sortir de leur mal, de le traverser, et de se rattacher bientôt derechef aux attraits puissants de la vie.

La différence des impressions du lecteur à celles de l’auteur est ici par trop forte et trop criante ; elle n’est pas juste. Quoi ? Werther une fois fait, et même à mesure qu’il le conçoit et le compose, Goethe retrouve sa sérénité ; il a triomphé de ses sentiments puisqu’il les a magnifiquement exprimés. Il est comme Neptune dans la tempête de Virgile, lequel, bien que fortement ému au-dedans (« graviter commotus »), lève un front tranquille et pacifique à la surface des mers : « summa placidum caput extulit unda ». Voilà pour l’auteur. — Mais les lecteurs, au contraire (je parle des premiers lecteurs, de ceux de 1774), qui trouvent dans le prodigieux petit livre tous leurs sentiments, jusque-là confus, exprimés au vif et en traits de feu, s’y prennent, ne s’en détachent plus, passent, sans s’en apercevoir, du Werther-Goethe au Werther-Jérusalem, et sont ainsi conduits, par cette contagion du talent et de l’exemple, à l’idée du suicide. Il y a là, si je l’ose dire, moins encore un tort peut-être qu’une inexpérience chez Goethe. Eût-il conclu de même s’il avait prévu tout l’effet de son roman, cet effet qu’il a comparé à celui d’une allumette qui met le feu à une mine ? Il est difficile à un artiste de résister à l’à-propos, et de renoncer à un grand succès. Goethe, averti à l’avance, eût donc bien pu ne vouloir rien changer, sans compter qu’un autre dénoûment n’était pas si aisé à offrir. Ce qui est certain, c’est que toute la jeunesse allemande lut à l’instant et profondément atteinte et ébranlée. L’artiste sain, vigoureux, généreux, avait substitué à sa propre méthode de guérison dont il gardait le secret, une solution maladive et banale à l’usage du vulgaire. La fin de Werther laissait en vue et livrait aux regards du public un faux Goethe au lieu du vrai, un fantôme creux et trompeur après lequel la foule allait courir, comme Turnus dans le combat s’acharne à poursuivre le fantôme d’Énée qui l’égare, tandis que le véritable héros est ailleurs et dans le lieu de l’action. Aujourd’hui, pour le jugement définitif du livre et le rang qui lui est dû dans l’ordre des œuvres de l’art, cette fin de Werther nuit aux parties principales, et quand on considère le caractère si opposé de l’auteur, et ses destinées en un sens si inverse, elle a peine à ne pas nous faire l’effet d’une mystification.

Mais de fait, et même chez un artiste de tout temps si réfléchi, si maître de soi dès sa jeunesse, les choses se passèrent plus au hasard et plus confusément. Pour revenir à la correspondance de Goethe avec les époux Kestner, dont le mariage se fit en avril 1773, on y suit assez bien les traces du projet et de la composition, jusqu’au moment où toute la pensée prend flamme. Ce mariage, en s’accomplissant, dut lui donner l’idée du désespoir qu’il n’avait pas, mais qu’un autre aurait pu avoir. Pour lui, qui s’est chargé d’envoyer de Francfort les anneaux d’alliance et qui y a joint toutes sortes de bons souhaits, il se contente, pour punir à sa manière les nouveaux mariés, de leur écrire :

Je suis vôtre, mais, pour le moment, je ne suis guère curieux de voir ni vous, ni Lotte. Aussi sa silhouette disparaîtra de ma chambre le premier jour de Pâques, qui sera probablement le jour de votre mariage, ou même dès après demain, et elle n’y sera de nouveau suspendue que quand j’apprendrai que Lotte est mère. Une nouvelle époque commencera alors, et je ne l’aimerai plus, mais j’aimerai ses enfants, — un peu, il est vrai, à cause d’elle, mais cela ne fait rien…

Et même cette menace amicale, il ne l’exécute pas ; la silhouette reste là suspendue comme par le passé. Qui plus est, une amie qui revient de la noce lui apporte le bouquet de mariage de Lotte, et il s’en pare. Cependant la grande consolation intérieure, l’occupation poétique dure et augmente : il publie son Götz de Berlichingen ; il écrit des drames, des romans, dit-il, et autres choses de ce genre (juin 1773) ; et en septembre il commence sa confidence couverte de Werther aux jeunes époux désormais installés à Hanovre : « Je fais de ma situation le sujet d’un drame que j’écris en dépit de Dieu et des hommes. Je sais ce que dira Lotte quand elle le lira, et je sais ce que je lui répondrai. » Et encore :

Ô Keslner, je me trouve bien heureux ! quand ceux que j’aime ne sont pas près de moi, ils sont pourtant toujours devant moi. Le cercle des nobles cœurs est la plus précieuse de mes acquisitions.

— Vous êtes toujours près de moi quand j’écris quelque chose. Je travaille maintenant à un roman, mais cela va lentement… Encore une confidence d’auteur : mon idéal grandit et embellit de jour en jour, et si ma vivacité et mon amour ne m’abandonnent pas, il y aura encore beaucoup de choses pour ceux que j’aime, et le public en prendra aussi sa part.

Lorsqu’il a fini son Werther et qu’il s’apprête à le publier, il a une crainte, c’est de blesser les jeunes epoux : il glisse dans ses lettres toutes sortes de précautions à cet égard, des précautions mystérieuses et pour eux obscures, mais qui avaient pour but de les prévenir et de les empêcher de se trop choquer. Lorsque Lotte est mère pour la première fois, mère d’un garçon dont il est parrain, ou du moins dont il a choisi le nom, il écrit à Kestner :

Je ne puis pas me la figurer comme une femme en couches ; c’est décidément impossible. Je la vois toujours telle que je l’ai quittée ; ainsi, je ne te connais pas en ta qualité de mari ; je ne connais d’autres relations que nos anciennes, auxquelles j’ai associé dans une certaine occasion des passions étrangères. Je vous en avertis pour que vous ne vous en fâchiez pas. 

— Adieu, mes amis (que j’aime tant que j’ai été forcé de prêter et d’accommoder la richesse de mon amour à la représentation fictive du malheur de notre ami). Vous saurez plus tard le sens de cette parenthèse.

Cet ami, c’est Werther. En juin 1774, dans une lettre à Charlotte, il l’annonce positivement sous ce nom : « Adieu, ma chère Lotte, je vous enverrai bientôt un ami qui me ressemble beaucoup, et j’espère que vous le recevrez bien. Il s’appelle Werther, et vous expliquera lui-même ce qu’il est et ce qu’il a été. » Et le 27 août, avec ce tutoiement sentimental ou poétique qui nous étonne un peu, mais qui probablement n’a rien de choquant de l’autre côté du Rhin : « Ô Lotte !… je t’enverrai prochainement un livre, appelle-le comme tu voudras, des prières ou un trésor, pour te rappeler matin et soir les bons souvenirs de l’amitié et de l’amour. » Que ce soit à Lotte qu’il parle ainsi et qu’il semble adresser particulièrement son livre, on le conçoit : il espère plus d’indulgence et de grâce auprès d’elle qu’auprès de Kestner.

Il a raison. Le livre paraît : un des premiers exemplaires arrive à Hanovre. Or, jugez de l’impression pénible qu’il dut faire à une première lecture sur les deux jeunes époux, qui y voyaient toute leur liaison de ces quatre divins mois dans la vallée de la Lahn divulguée en même temps et comme profanée par un mélange avec d’autres événements et des circonstances étrangères, moins délicates et moins pures. À une seconde et troisième lecture, ils purent toutefois s’apaiser un peu, Lotte surtout, j’imagine, qui, dans le secret de son cœur, sentait qu’au fond elle était l’âme et la divinité d’un beau livre. Mais Kestner supportait plus difficilement cette publicité et le rôle qui lui était fait, ce rôle d’Albert froid, flegmatique et médiocre. On a sa première lettre de plainte à Goethe : « La ressemblance (avec Albert) ne porte, il est vrai, disait-il en terminant, que sur le côté extérieur, et, grâce à Dieu, seulement sur l’extérieur ; mais si vous teniez à l’y introduire, était-il donc nécessaire d’en faire un être aussi apathique ? Peut-être était-ce dans l’intention de vous placer fièrement à côté de lui et pour pouvoir dire : Voyez quel homme je suis, moi ! »

Goethe s’empressa de répondre, d’expliquer, de se justilier, de demander un répit à ses amis irrités et alarmés pour qu’ils pussent juger de l’effet général avec plus de sang-froid et au vrai point de vue : « Il faut, mes chers irrités, que je vous écrive tout de suite pour en débarrasser mon cœur. C’est fait, c’est publié ; pardonnez-moi si vous pouvez. Je ne veux décidément rien entendre de vous avant que le résultat ait démontré l’exagération de vos craintes, avant que vos cœurs aient mieux apprécié dans ce livre l’innocent mélange de vérité et de fiction » (octobre 1774).

Et ici, pour ne faire tort ni injustice à personneo, établissons nettement les deux aspects de la question, les deux points de vue. Il y a celui de la vie régulière et de la famille, de la morale domestique et sociale, ce qui saute aux yeux tout d’abord pour peu qu’on se place en idée dans la situation. Imaginez le désagrément et la peine pour un honnête homme comme Kestner, heureux d’épouser celle qu’il aime depuis des années, l’emmenant comme en triomphe de Wetzlar à Hanovre, la présentant avec orgueil à tous les siens, et remplissant avec considération un emploi honorable, imaginez-le, après dix-huit mois de mariage, recevant de son meilleur ami, en cadeau, ce petit volume, où il est crayonné d’une manière assez reconnaissable sous les traits d’Albert ; où sa fiancée paraît à bien des moments près de lui échapper ; où elle n’est guère retenue que parce qu’elle est supposée déjà liée à lui par un engagement positif. Ajoutez, pour combler le désagrément, que l’aventure de Jérusalem se confondant dans le roman avec l’amour de Goethe, et Kestner ayant réellement prêté ses pistolets à Jérusalem, qui s’en était servi pour se tuer, on ne savait plus comment séparer à temps l’Albert de la fin du roman d’avec celui de la première moitié. Kestner recevait donc des lettres de condoléance, et à demi curieuses, par lesquelles on le plaignait de son accident, d’avoir eu un ami si entreprenant, si malheureux, et qui avait dû troubler étrangement sa lune de miel et son bonheur. Il répondait par des explications et des éclaircissements qu’on a, et qui sont précieux pour nous, en ce qu’ils déterminent exactement la part de vérité et de fiction dans Werther, et le procédé de composition. On trouvera même, en les lisant, que Kestner n’est pas aussi blessé au fond qu’il aurait droit de l’être : « Vous voyez, écrit-il à un ami, que vous n’avez pas eu raison de me plaindre. C’est malgré nous que ce livre nous met dans les conversations du public ; mais nous avons la satisfaction de savoir que c’est sans raison et sans motifs. Grâce à Dieu, nous avons vécu et nous vivons encore ensemble heureux et contents. » Il n’est que bien modéré quand il s’échappe jusqu’à dire : « Un de mes amis m’écrivait dernièrement : Sauf le respect pour votre ami, il est dangereux d’avoir un auteur pour ami. Il a bien raison. » Il est assez disposé, d’ailleurs, à excuser Goethe auprès de ceux qui le blâmeraient trop :

Vous comprendrez qu’il ne m’a pas rendu un service, — sans dessein, il est vrai, et dans l’exaltation d’auteur ou par étourderie, — en publiant Les Souffrances du jeune Werther. Il y a dans ce livre beaucoup de choses qui nous fâchent, moi et ma femme ; son succès nous contrarie encore davantage. Pourtant je suis disposé à lui pardonner ; mais il ne doit pas le savoir, pour qu’il soit plus circonspect dorénavant.

Excellent ami ! il était dans le vrai en pardonnant : pourtant il ne se rendait pas tout à fait compte du procédé de Goethe, quand il l’attribuait à une légèreté de jeunesse. En effet, ce n’était, de la part de celui-ci, ni étourderie, ni vague exaltation : c’était un acte de conquérant et de grand-prêtre de l’art, qui prend ce qui est à sa convenance et met en avant je ne sais quel droit supérieur et sacré. Goethe en a fait une doctrine.

C’est le second point de vue ; et, tel qu’il nous est exprimé par Goethe, on conviendra qu’il ne se présente ni sans beauté, ni sans grandeur. Goethe a senti bien vite, même à travers les premières irritations des deux amis, qu’ils ne lui en veulent pas mortellement, et il s’empresse de profiter de la disposition pour les remercier, pour les ramener et les entraîner, s’il le peut, dans le sens de son œuvre :

Oh ! si je pouvais me jeter à ton cou, écrit-il à Kestner (21 novembre), me jeter aux pieds de Lotte pendant une minute, une seule minute, et tout ce que je ne pourrais expliquer dans des volumes serait effacé et expliqué ! — Oh ! m’écrierais-je, vous manquez de foi, ou du moins vous n’en avez pas assez ! — Si vous pouviez sentir la millième partie de ce qu’est Werther pour des milliers de cœurs, vous ne regretteriez pas la part que vous y avez prise… Au péril de ma vie, je ne voudrais pas révoquer Werther, et crois-moi, tes craintes, tes gravamina disparaîtront comme des spectres de la nuit, si tu prends patience : et ensuite je vous promets d’effacer, d’ici à un an, de la manière la plus charmante, la plus unique et la plus intime, tout ce qui pourrait encore subsister de soupçon, de fausse interprétation dans ce bavard de public qui n’est qu’un troupeau de pourceaux57. Tout cela disparaîtra comme du brouillard devant un vent pur du nord. — Il faut que Werther existe, il le faut ! Vous ne le sentez pas, lui ; vous sentez seulement moi et vous ; et ce que vous croyez y être seulement collé y est tissé, eu dépit de vous et d’autres, d’une manière indestructible… Oh ! toi, crie-t-il à Kestner, tu n’as pas senti comment l’humanité t’embrasse, te console ! »

Kestner, dans son modeste intérieur, fut quelque temps à se remettre de cette brusque invasion et de cette embrassade en masse de l’humanité. Mais certes, on n’a jamais plaidé avec plus de hauteur et de passion le droit qu’a l’œuvre, fille immortelle du génie, d’éclore à son heure, de jaillir du divin cerveau, et de vivre, dût-elle, en entrant, heurter quelques convenances établies, et froisser quelques susceptibilités même légitimes.

Goethe revient en un autre endroit sur cette promesse mystérieuse qu’il n’a pas exécutée, d’inventer je ne sais quoi, je ne sais quel nouveau roman ou poème, qui, par un coup de son art, placerait les deux époux au-dessus de toutes les allusions et de tous les soupçons : « J’en ai la puissance, dit-il avec l’orgueil de celui qui est dans le secret des dieux et qui tient le sceptre de l’apothéose, mais ce n’est pas encore le temps. » — S’il ne réussit point tout à fait à entraîner avec lui Kestner dans cette marche en triomphe vers l’idéal, celui-ci, du moins, n’était pas indigne de sentir ce qu’il y avait d’élevé dans de telles paroles, et il répondait à ceux qui le questionnaient sur cet étrange et assez dangereux ami : « Vous ne vous imaginez pas comment il est. Mais il nous causera encore de grandes joies, quand son âme ardente se sera un peu calmée. »

Ces joies ne furent que lointaines et telles que les peut procurer un ami, homme de génie, à ceux qui, séparés par les situations et les circonstances, se sentent avec lui un nœud étroit dans le passé. Il est impossible de ne pas remarquer que, Werther fait et publié, la correspondance se ralentit aussitôt et ne consiste plus qu’en billets de plus en plus rares. Goethe reste avec les Kestner et avec la famille de Charlotte dans des termes affectueux et intimes, mais à distance ; et l’on se dit involontairement : Qu’avait-il affaire d’eux désormais ? Il en avait tiré l’usage principal qu’il en désirait, l’œuvre ! — Tantôt c’est sa mère, tantôt c’est sa sœur, qui écrivent pour lui et qui l’excusent. Moins de deux ans après la publication de Werther, la vie ducale de Goethe a commencé : « Vous êtes sans doute étonné du silence du docteur (Goethe), écrit sa mère à un frère de Charlotte (février 1776). Il n’est pas ici ; il est depuis trois mois à Weimar chez le duc, et Dieu sait quand il reviendra. Mais il apprendra avec plaisir que j’ai écrit à son cher ami, car je ne saurais vous dire combien il a toujours parlé de vous et de votre famille. Il a toujours considéré le temps passé dans votre famille comme le plus heureux de sa vie. » Sur ce point, Goethe est invariable. Il a dans le passé, dans le souvenir des jours qu’il a vécu à Wetzlar, au sein de la famille allemande, entre Charlotte et Kestner, sa saison d’âge d’or, un cercle pur et lumineux que rien n’éclipsera : « Vous avez été pour moi jusqu’ici, écrira-t-il à Kestner des années après, l’idéal d’un homme heureux par l’ordre et par la modération des désirs. » — « J’apprends avec plaisir, lui dit-il encore, ce que vous m’écrivez de vos enfants. Celui qui a son univers dans sa famille est heureux. Reconnaissez bien votre bonheur, et sachez que des positions plus brillantes ne sont guère à envier. » De telles paroles sont faites pour se joindre désormais à la lecture de Werther et pour en corriger la moralité finale par un témoignage qu’on ne saurait récuser.

Croirait-on, quand on n’a lu de Goethe que Werther, qu’à un moment c’est lui, l’enthousiaste d’hier, qui va donner à Kestner, à l’ancien Albert lui-même, le meilleur conseil de vie pratique ? et il le lui donne dans des termes à la Franklin :

Vous me demandez un conseil (septembre 1777) ; c’est difficile de loin. Le meilleur conseil, et à la fois le plus loyal et le plus éprouvé, est : Restez où vous êtes. Supportez maints désagréments, chagrins, passe-droits, etc., parce que vous ne vous trouverez pas mieux quand vous aurez changé de séjour. Restez fidèlement et avec fermeté à votre place. Dirigez vos efforts sur un seul but. Vous êtes l’homme pour cela, et vous avancerez en restant, parce que tout ce qui est derrière vous recule. Celui qui change de position perd toujours moralement et matériellement les frais de voyage et d’établissement, et reste en arrière. Je te dis cela en ma qualité d’homme du monde, qui apprend peu à peu comment les choses se passent.

Ce sont là les suites réelles de Werther, du vrai Werther guéri et calmé, et qui sont à opposer, en bonne critique et en saine morale, à la catastrophe romanesque.

Une autre conclusion également imprévue qui s’y rattache, c’est que dans l’année qui suivit celle de la publication de Werther, Goethe devint l’ami du jeune duc de Saxe-Weimar, et bientôt son principal conseiller, son ministre.

Mes chers enfants, écrivait-il de Weimar le 9 juillet 1776 à Kestner et à sa femme, il y a tant de choses qui m’agitent. Autrefois, c’étaient mes propres sentiments ; maintenant ce sont en outre les embarras d’autres personnes que je dois supporter et arranger. Apprenez seulement ceci : je demeure ici et je puis y jouir de la vie à ma façon et de façon à me rendre utile à un des plus nobles cœurs. Le duc, avec lequel j’ai, depuis neuf mois, des rapports d’âme les plus sincères et intimes, m’a attaché aussi à ses affaires. Que Dieu bénisse nos relations !

Et le 23 janvier 1778 : « J’ai, en outre de mes fonctions de conseiller intime, la direction du département de la guerre et des chaussées, avec les caisses. L’ordre, la précision et la promptitude sont des qualités dont je tâche tous les jours d’acquérir un peu. » Au milieu de cela, des voyages en Suisse, en Italie, l’étude dans toutes les directions, la comparaison étendue dans toutes les branches des beaux-arts et des littératures ; bientôt les sciences naturelles qui vont s’y joindre ; une vie noble, assise, bien distribuée et ordonnée, occupée et non affairée, à la fois pratique et à demi contemplative (« Je demeure hors de la ville, dans une très belle vallée où le printemps crée dans ce moment son chef-d’œuvre ») ; tout ce qui, enfin, devait faire de cette riche organisation de Goethe le modèle et le type vivant de la critique intelligente et universelle. Un moment, dans les premières années de cette existence nouvelle à Weimar, il a l’idée de se plaindre de son esclavage ; un reste de misanthropie werthérienne s’est glissé sous sa plume, mais il a le bon esprit aussitôt de s’en repentir : « Que le style de ma dernière lettre ne vous fâche pas, écrit-il à Kestner (mars 1783). Je serais le plus ingrat des hommes, si je n’avouais pas que j’ai une meilleure position que je ne mérite. » Il sent que dans ce monde de luttes et où si peu arrivent, ce serait offenser Dieu et les hommes que de se plaindre pour quelques ennuis passagers, quand il a trouvé un cadre si orné et si paisible à son développement et à toutes les nobles jouissances de son être.

En 1783, il eut l’idée de faire quelques changements à Werther : « J’ai repris dans des heures calmes mon Werther, et, sans toucher aux parties qui ont fait tant de sensation, je pense le hausser de quelques degrés. J’avais l’intention de faire d’Albert un caractère que pouvait bien méconnaître le jeune homme passionné, mais pas le lecteur ; cela produira un effet excellent et longtemps désiré. J’espère que vous en serez satisfait. » — Albert-Kestner, à qui Goethe écrivait cela, prit la nouvelle avec feu, et il revint sur son désir d’obtenir les modifications qu’il avait à cœur. J’ignore s’il les obtint toutes ; il faudrait pour cela comparer entre elles les diverses éditions de Werther, comme nous le faisons aujourd’hui en France pour nos Manon Lescaut et nos La Bruyère.

Je l’ai dit : s’il est permis de conjecturer, je crois que Kestner dut toujours garder quelque chose de pénible sur le cœur à l’occasion de Werther, mais Lotte au fond n’en fut point offensée : je me la figure plutôt tacitement enorgueillie et satisfaite dans son silence. Puis, les années s’écoulant et la mort achevant d’épurer et de consacrer les souvenirs, le quatrième de ses douze enfants à qui elle avait transmis plus particulièrement sans doute une étincelle de son imagination et de sa douce flamme, s’aperçut qu’après tout il y avait là, mêlé à de l’affection véritable, un de ces rayons immortels de l’art que le devoir permettait ou disait de dégager, que c’était un titre de noblesse domestique, même pour son père, de l’avoir emporté sur Goethe, et que de la connaissance plus intime des personnes il allait rejaillir sur les plus modestes un reflet touchant de la meilleure gloire. Il s’est donc mis à réunir toutes les lettres et les pièces qui se rapportent à cette liaison de Goethe avec ses parents et qui éclairent la composition de Werther, et il les a fait précéder d’une introduction. Au moment de les publier lui-même, ce fils de Charlotte mourut, mais les autres membres de la famille ont voulu accomplir son vœu, et c’est ainsi que l’ouvrage a paru l’année dernière en Allemagne. Il me semble cette fois que l’ombre de Kestner lui-même y a souri, et qu’il a pardonné enfin sans aucune réserve à ce glorieux ami dont il devient, bon gré mal gré, le compagnon dans l’immortalité. Et n’est-ce pas Goethe qui lui écrivait un jour sur la première page d’un poème de Goldsmith dont il lui faisait cadeau : « N’oublie pas celui qui de tout son cœur t’a aimé et a aimé avec toi » ?