(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Bussy-Rabutin. » pp. 360-383
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Bussy-Rabutin. » pp. 360-383

Bussy-Rabutin.

M. Walckenaer, dans ses abondants et excellents Mémoires sur Mme de Sévigné, a remis tellement sur le tapis Bussy-Rabutin, qu’on le connaît comme on ferait un de nos contemporains mêmes, qu’on vit avec lui, qu’on est dans le secret de ses amours, de ses vanités, de ses faiblesses ; et comme Bussy, tout gentilhomme et grand seigneur qu’il se piquait d’être avant toute chose, est un bon écrivain, un de ceux qui ont aidé en leur temps à polir la langue, et que La Bruyère l’a placé en cette qualité à côté de Bouhours, nous en parlerons à ce titre aujourd’hui.

Roger de Rabutin, comte de Bussy, né à Épiry près Autun, en avril 1618, eut beaucoup en lui de cette veine railleuse et mordante, de cet esprit de saillies dont on fait honneur à sa province, et dont on retrouve maint témoignage direct chez les Piron, les La Monnoye, les Du Deffand. On a dit qu’il serait mieux né Gascon que Bourguignon ; je ne le trouve pas. Bussy appartient à cette génération des Saint-Évremond, des La Rochefoucauld, des Retz, tous trois plus âgés que lui de quelques années à peine, génération qui était déjà produite et mûrie avant la majorité de Louis XIV. Il fut précoce, et, bien qu’il ait commencé le métier des armes à treize ans, dit-il, ou du moins à quinze (car les dates qu’il donne souffrent quelque difficulté), il avait déjà fait de bonnes études, d’abord chez les Jésuites d’Autun, ensuite au collège de Clermont à Paris. De bonne heure il lut Ovide, il aima les vers. Le poète Racan était ami de son père et avait fait pour lui une de ses plus belles odes, dans laquelle il l’exhortait à la retraite :

Bussy, notre printemps s’en va presque expiré ;
Il est temps de jouir du repos assuré
          Où l’âge nous convie :
Fuyons donc ces grandeurs qu’insensés nous suivons,
Et, sans penser plus loin, jouissons de la vie
          Tandis que nous l’avons.

Notre Bussy, dans l’abrégé de ses Mémoires qu’il adressa à ses enfants sous le titre de L’Usage des adversités, a cité cette pièce de Racan, mais en l’altérant notablement. Le poète ne donnait à son ami que des conseils de paresseux et de sage, et Bussy y substitue des conseils chrétiens ; là où Racan avait dit :

Qu’Amour soit désormais la fin de nos désirs ;
Car pour eux seulement les Dieux ont fait la gloire,
          Et pour nous les plaisirs ;

Bussy, dans sa version corrigée et tout édifiante, suppose qu’il faut lire :

Que Dieu soit désormais l’objet de nos désirs ;
Il forma les mortels pour jouir de sa gloire,
          Et non pas des plaisirs.

Quoi qu’il en soit, quand Bussy, jeune, lisait cette ode qui faisait partie à ses yeux de l’héritage et de l’illustration domestique, il la lisait bien dans le premier texte, et son objet le plus cher fut, tant qu’il put d’associer les deux choses que séparait le poète, les plaisirs et la gloire, les entreprises de guerre et celles d’amour.

Il s’est peint à nous avec sincérité dans ses Mémoires : et, en général, si l’on peut lui reprocher la vanité, on ne lui reprochera pas de manquer d’une certaine franchise et même d’une ingénuité d’aveux qui ne saurait se contraindre à la dissimulation. Quand il parle de lui, il est déjà de ceux qui se confessent, et qui se confessent non pas en toute humilité, mais en toute fierté. Il donna, dès ses débuts, dans tous les vices et tous les travers de son temps : duelliste, joueur, débauché, un raffiné en toute chose : avec cela un tour d’esprit qui sentait l’homme poli jusque dans l’homme de guerre et qui sauvait ses actions de la brutalité.

Roger de Rabutin, a-t-il dit de lui-même, avait les yeux grands et doux, la bouche bien faite, le nez grand tirant sur l’aquilin, le front avancé, le visage ouvert et la physionomie heureuse, les cheveux blonds, déliés et clairs (tous les signes de haute et fine race). Il avait dans l’esprit de la délicatesse et de la force, de la gaieté et de l’enjouement. Il parlait bien ; il écrivait juste et agréablement. Il était né doux

Ici nous l’arrêtons, et nous disons avec tous ceux qui l’ont connu : il était né mordant, médisant à l’excès, et ne pouvant retenir le sel qui s’échappait de ses lèvres et qu’il prenait soin le plus souvent de fixer dans ses écrits. Il se passait tout d’abord l’épigramme comme un homme d’esprit, et il aimait encore à en tenir registre comme un homme de lettres33.

Ses aventures d’amour sont racontées dans ses Mémoires avec gaieté et un naturel extrême. On peut lire sa première intrigue avec la jeune veuve de qualité qu’il rencontre à Guise, son autre intrigue avec la belle comtesse qu’il voit à Moulins, et les scènes bizarres et un peu grotesques du château délabré qu’il décrit avec complaisance et avec un véritable talent littéraire. Il y a, chemin faisant, de très bonnes et très justes remarques sur le cœur et les passions. Bussy, tout léger qu’il est, a connu la vraie passion en effet, mais il ne l’a connue que tard ; il convient que, dans toutes ces premières et folles épreuves, il n’avait rien de sérieux d’engagé : « Pour revenir à mes amours, dit-il plaisamment en tout endroit, il est à remarquer que je ne pouvais plus souffrir ma maîtresse, tant elle m’aimait. » — « Mon heure d’aimer fortement et longtemps n’était pas encore venue » dit-il encore ; et, parlant d’une séparation qui eut lieu alors, et qui lui fut moins pénible qu’elle n’aurait dû l’être : « C’est que la grande jeunesse, ajoute-t-il, est incapable de réflexions ; elle est vive, pleine de feu, emportée et point tendre tout attachement lui est contrainte ; et l’union des cœurs, que les gens raisonnables trouvent le seul plaisir qu’il y ait dans la vie, lui paraît un joug insupportable. » Le véritable attachement de Bussy ne fut que tout à la fin pour la comtesse de Montglat, qui l’en paya si mal, et qui lui laissa au cœur, par sa perfidie, une plaie ulcérée et envenimée dont on voit qu’il eut bien de la peine à guérir.

Homme de guerre, Bussy se distingua durant vingt-cinq ans (1634-1659) par des qualités hardies et de brillants services qui, joints à plus de conduite et de ménagement du côté de l’esprit, lui auraient valu presque immanquablement le bâton de maréchal de France. Mais il s’aliénait vite par ses médisances et par son caractère les généraux qu’il était le plus fier d’avoir pour ses juges. Au siège devant Mardyck (août 1646), les ennemis ayant fait une sortie, non content de les repousser de sa tranchée, Bussy, sur un mot du duc de Nemours, tint une sorte de gageure que lui-même appelle une folie, et il s’aventura à vouloir rejeter et relancer avec une faible élite le gros des assaillants jusque sur leurs palissades, si bien qu’aux premières décharges la plupart des siens, et les plus marquants, étaient hors de combat ; mais lui, qui n’avait eu encore que deux chevaux tués, tenait ferme dans cette attaque sans but et se faisait un point d’honneur de voir l’ennemi se retirer le premier : il fallut que le duc d’Enghien (le Grand Condé) lui fit donner l’ordre de se retirer, ajoutant que, « s’il avait à prendre un second dans l’armée, il n’en choisirait point d’autre ».

C’est bien dans cette occasion qu’on pourrait appliquer et détourner à notre Bussy ce que Saint-Évremond a dit de son homonyme (le Bussy d’Amboise du xvie  siècle), qu’il paraissait quelque chose de vain et d’audacieux dans sa bravoure.

Cet éloge du Grand Condé transporta Bussy, et il faut lui rendre cette justice que, si maltraité qu’il fût de ce prince en d’autres occasions, nul ne l’a peint avec plus d’enthousiasme et de feu dans sa beauté martiale. À cette même tranchée devant Mardyck, au moment où il fallait en déloger les ennemis, Bussy, qui est entré par un côté, se rencontre tête à tête avec le duc d’Enghien, qui montait de l’autre, faisant main basse sur tout ce qui se présentait à lui :

Je ne songe point, dit-il, à l’état où je trouvai ce prince, qu’il ne me semble voir un de ces tableaux où le peintre a fait un effort d’imagination pour bien représenter un Mars dans la chaleur du combat. Il avait le poignet de sa chemise ensanglanté, de la main dont il tenait l’épée. Je lui demandai s’il n’était point blessé. — Non, me dit-il,-c’est du sang de ces coquins…

Et jusque dans cette satirique Histoire des Gaules, il nous le représente ainsi :

Le prince Tiridate (le Grand Condé) avait les yeux vifs, le nez aquilin et serré, les joues creuses et décharnées, la forme du visage longue, et la physionomie d’une aigle 34 les cheveux frisés, les dents mal rangées et malpropres ; l’air négligé, et peu de soin de sa personne, la taille belle. Il avait du feu dans l’esprit, mais il ne l’avait pas juste. Il riait beaucoup et fort désagréablement. Il avait le génie admirable, et particulièrement pour la guerre : le jour du combat, il était fort doux à ses amis, fier aux ennemis ; il avait une netteté d’esprit, une force de jugement et une facilité sans égale. Il avait de la foi et de la probité aux grandes occasions, et il était né insolent et sans égard mais l’adversité lui avait appris à vivre…

On voit que Bussy avait le talent de peindre les physionomies et les caractères, et d’assembler les contraires dans un même point de vue, sous un même coup d’œil. « Ses portraits surtout, a dit Saint-Évremond, ont une grâce négligée, libre et originale, qu’on ne saurait imiter. » On peut, par ce seul exemple, vérifier l’éloge.

Mécontent du prince de Condé, Bussy ne sut pas se tenir mieux avec M. de Turenne : il servit sous ce dernier après la Fronde (1653-1659). Bussy paraît croire qu’il manqua de se concilier l’amitié du grand capitaine, faute d’un compliment qui eût été de convenance le premier jour, et il fait son mea culpa là-dessus. Mais il semble bien que ce qui lui nuisit auprès de Turenne comme auprès de tous les supérieurs dont il approcha, ce fut son penchant à la raillerie, à l’épigramme, au couplet malin. Diseur de bons mots, mauvais caractère , a dit Pascal : Bussy vint à point pour expliquer cette pensée. C’est le grief qu’avait contre lui précisément Louis XIV, quand il disait : « M. de Bussy a fait des plaisanteries de quelques personnes que j’aime. » C’est ce que M. de Turenne lui reprocha également, un jour que Bussy se plaignait de n’être pas traité par lui avec plus d’amitié dans les diverses rencontres : « Il (M. de Turenne) me répondit qu’on l’avait assuré que je n’étais point de ses amis, et que même, contre la parole que je lui donnerais d’en être, s’il lui arrivait un malheur à la guerre, j’étais un homme à en plaisanter. » Il était fâcheux à Bussy d’avoir donné une pareille idée de lui à tout le monde, et à M. de Turenne en particulier, et d’être jugé incapable de résister au plaisir de faire une chanson. Maintenant reconnaissons dans Bussy une qualité : il a du glorieux, du vaniteux, du goguenard et du railleur, du bel esprit et du malin esprit, mais au fond, tout au fond de tout cela, si l’on ose le dire, il y a du bon esprit. Il triomphe de ses mécontentements et de ses rancunes personnelles dans le jugement qu’il fait des hommes. Et sur M. de Turenne par exemple, il l’a peint dans un très beau et très ferme portrait, nullement flatté, mais nullement injuste35. On a dit, dans le temps, que ce portrait n’était pas de nature à plaire à la maison de Bouillon. Qu’importe ! il est digne que l’histoire l’accueille, et que le moraliste le médite. Je ne puis m’empêcher de le donner ici presque en entier, après celui de Condé, qu’on vient de lire :

Henri de La Tour, vicomte de Turenne, était d’une taille médiocre, large d’épaules, lesquelles il haussait de temps en temps en parlant ; ce sont de ces mauvaises habitudes que l’on prend d’ordinaire, faute de contenance assurée. Il avait les sourcils gros et assemblés, ce qui lui faisait une physionomie malheureuse.

Il s’était trouvé en tant d’occasions à la guerre, qu’avec un bon jugement qu’il avait et une application extraordinaire au métier, il s’était rendu le plus grand capitaine de son siècle.

À l’ouïr parler dans un conseil, il paraissait l’homme du monde le plus irrésolu ; cependant, quand il était pressé de prendre son parti, personne ne le pouvait ni mieux ni plus vite.

Son véritable talent, qui est, à mon avis, le plus estimable à la guerre, était de rétablir une affaire en méchant état. Quand il était le plus faible en présence des ennemis, il n’y avait point de terrain d’où, par un ruisseau, par une ravine, par un bois, ou par une éminence, il ne sût tirer quelque avantage.

Jusqu’aux huit dernières années de sa vie, il avait été plus circonspect qu’entreprenant… sa prudence venait de son tempérament, et sa hardiesse de son expérience36.

Il avait une grande étendue d’esprit capable de gouverner un État aussi bien qu’une armée. Il n’était pas ignorant des belles-lettres ; il savait quelque chose des poètes latins, et mille beaux endroits des poètes français : il aimait assez les bons mots et s’y connaissait fort bien.

Il était modeste en habits et même en expressions. Une de ses grandes qualités, c’était le mépris du bien. Jamais homme ne s’est si peu soucié d’argent que lui…

Il aimait les femmes, mais sans s’y attacher ; il aimait assez les plaisirs de la table, mais sans débauche ; il était de bonne compagnie ; il savait mille contes ; il se plaisait à les faire, et il les faisait fort bien.

Les dernières années de sa vie, il fut honnête (c’est-à-dire accueillant, affable) et bienfaisant ; il se fit aimer et estimer également des officiers et des soldats ; et, sur la gloire, il se trouva enfin si fort au-dessus de tout le monde, que celle des autres ne pouvait plus l’incommoder.

La causticité de Bussy se retrouverait dans ce dernier trait, si on la voulait chercher ; mais il faut reconnaître qu’ici elle semble bien d’accord avec la vraie observation humaine.

Pour commenter en quelque sorte, et démontrer cette supériorité distinctive du talent de Turenne, qui consistait à tirer bon parti d’une affaire déjà compromise, et à la rétablir à force d’habileté de détail, de ténacité et de prudence, Bussy, dans ses Mémoires, se plaît à exposer en ce sens les opérations de la campagne de Flandre de 1656, pendant laquelle Turenne fit preuve de toutes ces qualités combinées qui caractérisent sa première manière militaire. Bussy tient à honneur de nous faire entrer dans l’esprit de cette campagne, l’une des plus glorieuses pour Turenne, quoiqu’il y en ait eu de bien plus brillantes :

Il ne tiendrait qu’à moi de ne rien dire de cette action, écrit-il au sujet d’une des affaires de cette campagne ; et peut-être que les flatteurs du maréchal ne l’ont pas sue ou n’ont pas été assez habiles pour la remarquer ; mais ni l’amitié ni la haine ne me feront jamais manquer à ce que je dois à la vérité. 

En général, Bussy peut être frondeur et imprudent, mais il n’est pas menteur : « Et pour faire voir, dit-il encore, que c’est plutôt par amour pour la vérité que je parle, que par aucune malignité de naturel, je dis du bien, quand j’en trouve, de la même personne de qui j’ai dit du mal. » C’est en ce point que le jugement de Bussy vaut mieux que son caractère.

Ce même amour de la vérité, de la réalité historique et humaine ; lui fait retrancher toutes ces exagérations auxquelles on se laisse emporter si aisément en racontant les grandes actions où l’on a été témoin ou acteur. La veille de la bataille des Dunes, dans la nuit qui précéda, il est couché sur le sable, dans son manteau, tout à côté de M. de Turenne. Tous les deux s’endorment. Une heure après on vient réveiller le maréchal, en lui amenant un page qui s’est échappé du camp des ennemis, et sur le rapport duquel il se confirme dans l’idée de livrer bataille le lendemain :

Et après, dit Bussy, il se recoucha pour se reposer seulement ; car j’ai trop bonne opinion de lui pour croire qu’ayant une bataille à donner six heures après, où sa vie était la moindre chose dont il s’agît, il pût dormir aussi tranquillement que si le lendemain il n’eût eu rien à faire. Et quand on nous vient conter que, le jour de la bataille d’Arbelles, on eut peine à éveiller Alexandre, je crois que, si cela fut, il faisait semblant de dormir par vanité, ou qu’il était ivre. Pour moi, qui suis naturel, je ne dormis qu’une heure. Après qu’on m’eut éveillé, je ne pus me rendormir…

On saisit bien en quoi le Turenne de Bussy ne ressemble point au Condé de l’Oraison funèbre, duquel Bossuet a dit avant Rocroi : « On sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. » Je laisse à ceux qui ont eu l’honneur de se trouver à pareille fête à côté des héros, le soin de décider lequel des deux récits leur paraît le plus voisin de la vérité.

De tous les généraux sous lesquels il servit, il n’en est aucun avec qui Bussy s’entendît si bien qu’avec le prince de Conti, frère du Grand Condé. Il nous le peint, selon son usage, en quelques coups de crayon rapides et heureux :

Il avait la tête fort belle, tant pour le visage que pour les cheveux, et c’était un très grand dommage qu’il eut la taille gâtée ; car, à cela près, c’était un prince accompli. Il avait été destiné à l’Église ; mais les traverses de sa maison l’ayant jeté dans les armes, il y avait trouvé tant de goût, qu’il n’en était pas revenu. Cependant il avait étudié avec un progrès admirable. Il avait l’esprit vif, net, gai, enclin à la raillerie ; il avait un courage invincible ; et, s’il y avait quelqu’un au monde aussi brave que le prince de Condé, c’était le prince son frère. Jamais homme n’a eu l’âme plus belle sur l’intérêt que lui : il comptait l’argent pour rien. Il avait de la bonté et de la tendresse pour ses amis, et, comme il était persuadé que je l’aimais fort, il m’honorait d’une affection très particulière.

Tel était le prince sous qui Bussy voulait aller servir en Catalogne pendant la campagne de 1654 ; il s’accommodait très bien de ce général qui aimait la raillerie, et qui mêlait le badinage et le bel esprit jusque dans les ordres de service qu’il donnait. Mais le prince de Conti n’était qu’un généralissime manqué : les vrais généraux et les hommes d’État ne purent jamais passer à Bussy ce tour d’esprit si contraire à l’ordre et au commandement, et qui déjouait le respect dans les choses sérieuses.

En l’année 1648, Bussy s’était lancé dans une singulière affaire, et qui n’avait pas peu contribué à sa réputation d’aventurier et d’audacieux en amour comme en toute chose. Veuf d’une première femme et voulant se remarier, « cherchant du bien, dit-il, parce qu’il savait qu’il sert beaucoup à faire obtenir les grands honneurs », il s’était laissé persuader par quelques entremetteurs intrigants qu’une jeune veuve fort riche, Mme de Miramion, ne demandait pas mieux que de l’épouser, mais qu’elle avait besoin d’y paraître contrainte pour donner un consentement que sa famille n’aurait pas approuvé. Là-dessus Bussy, entreprenant comme il était, et à qui il ne fallait pas répéter deux fois qu’une femme l’aimait, ni conseiller deux fois une témérité, résolut d’enlever la veuve. Il quitta l’armée de Flandre exprès pour cela, non sans s’être auparavant assuré de la protection du prince de Condé, et il vint faire son coup de main en plein jour près de Saint-Cloud, à la tête d’une troupe de cavaliers. Mme de Miramion fut enlevée malgré ses cris ; Bussy l’emmena jusqu’à un château fort, à vingt-cinq lieues de là, et ne lâcha prise qu’à la dernière extrémité, et quand il fut plus que persuadé que son Hélène (comme il l’appelle) n’était nullement consentante à l’entreprise. Ce scandaleux guet-apens, qui rappelait toutes les violences des époques féodales, et où Bussy avait joué, de plus, le rôle de dupe, lui fit manquer la bataille de Lens qui se livra dans cet intervalle. Il en témoigne du regret, mais il ne ressentit jamais assez la honte de ses torts envers une faible et courageuse femme qui faillit en mourir sur le coup, et qui devint, à partir de là, une mère de charité et une sainte.

Quoi qu’il en soit, avec tous ses défauts, son inclination aux plaisirs, son goût connu et son talent irrésistible pour les épigrammes et les chansons, avec ses désordres de conduite, son grain de libertinage et d’esprit fort, sa fureur du jeu, où il avait un bonheur insolent, Bussy, vers 1659, était en passe d’arriver à la plus haute fortune militaire, lorsque la paix vint le livrer sans distraction à ses périlleux penchants. Dans une orgie célèbre qu’il fit, lui, homme de plus de quarante ans, avec quelques débauchés de sa connaissance, durant la Semaine sainte de 1659, il fut accusé, non sans vraisemblance, d’avoir composé des couplets, d’horribles Alléluia qui offensaient à la fois la majesté divine et les majestés humaines ; et, à dater de ce moment, devenu particulièrement suspect à la reine mère et au roi, bien loin de se surveiller, il accumula les imprudences. La plus grande fut d’écrire en 1660, sous des masques très légers, l’Histoire amoureuse de deux ou trois dames de la Cour, de prêter à d’autres dames de son intimité ce manuscrit, dont plusieurs copies circulèrent, et qui fut imprimé à l’étranger en 1665. Treize mois de Bastille, une carrière brisée, dix-sept ans d’un exil contraint, dix autres années d’un exil soi-disant volontaire, une disgrâce perpétuelle, dans laquelle il mourut en 1693, telles furent les suites de cette grave faute morale et littéraire, qui, par le malheur et les résultats, a fait comparer la destinée du pauvre Bussy à celle d’Ovide.

On n’est point surpris, quand on lit aujourd’hui le livre, qu’un roi comme Louis XIV ait jugé avec cette sévérité une telle faute qui venait en confirmer tant d’autres. De pareils livres, en réalité, sont contraires aux fondements de l’ordre et de la stabilité même des États. Dans cette Histoire amoureuse des Gaules, Bussy s’est proposé Pétrone pour modèle et pour idéal ; il y a des moments où il ne fait que le traduire, et (chose étrange !), même en le traduisant, il a pu paraître ne raconter que des vérités et des particularités contemporaines. Disons notre pensée bien sincère : ces désordres, ces turpitudes de mœurs se retrouveraient de tout temps ; les meilleures époques sont celles où elles se dérobent. Elles s’étalaient presque ouvertement du temps de Bussy. Toutefois, venir les choisir pour en faire une œuvre, une histoire, un monument à toujours, comme dirait Thucydide, c’était donner témoignage d’un goût corrompu et d’un esprit gâté. Là est le grand tort, encore subsistant, de Bussy, et ce qui le classe à son rang et le rabaisse dans l’échelle d’élévation des esprits et dans l’ordre des vocations naturelles. Ce glorieux a trahi par là ce qui, en définitive, l’occupait et l’amusait le plus, ce qui faisait son régal le plus cher37. Ajoutons qu’une telle entreprise, de la part d’un homme d’autant d’esprit, et la vogue qui s’ensuivit pour le genre même, nous donnent une idée peu haute de la moralité moyenne du temps et du monde où il écrivait. Sans nous en prévaloir pour ce qui est du fond des âmes, il nous faut ici reconnaître que nous avons infiniment gagne depuis lors en moralité sociale et publique, en moralité extérieure.

À ne juger les choses que littérairement, la façon de Bussy, seul point qui nous intéresse encore, laisse voir, au milieu des incorrections et des négligences, bien de la distinction, de la délicatesse, et se relève d’un tour fin, qui est déjà celui d’Hamilton. Pour peindre la comtesse de Fiesque, par exemple, il dira : « Elle avait les yeux bruns et brillants, le nez bien fait, la bouche agréable et de belle couleur, le teint blanc et uni, la forme du visage longue : il n’y avait eu qu’elle au monde qui s’était embellie d’un menton pointu. » Ce n’est qu’un rien, mais remarquez-vous comme cela est dit ? Les portraits de Mme de Châtillon, de Mme de Montglat, ont de cette même grâce demi fine et demi naïve. Cette Mme de Montglat, qu’il a le plus aimée, est présentée avec une complaisance toute particulière :

Mme Bélise a les yeux petits, noirs et brillants, la bouche agréable, le nez un peu troussé, les dents belles et nettes, le teint trop vif, les traits fins et délicats, et le tour du visage agréable. Elle a les cheveux noirs, longs et épais. Elle est propre au dernier point, et l’air qu’elle souffle est plus pur que celui qu’elle respire…

On remarquera ce mot de propre qui revient assez souvent chez Bussy, qu’on n’emploierait plus à présent, mais qui se disait alors avec convenance et dans le sens antique (simplex munditiis). Ce langage de Bussy est un joli langage ; il est brillant et comme reluisant, non par les couleurs, mais à force de poli et de netteté. Son style, aux bons endroits, a le nitor des anciens. On a, vers ce même temps, appliqué le mot et l’éloge d’urbanité à trois écrivains qu’on rapprochait volontiers, Bussy, Pellisson et Bouhours. Mais je me permettrai de trouver que l’urbanité de Bouhours ne fut jamais que celle d’un homme de collège qui fait le sémillant ; l’urbanité de Pellisson, que celle d’un bourgeois élégant et resté, un peu sur l’étiquette et sur la cérémonie à la Cour ; l’urbanité de Bussy, à son bon moment, était la seule qui sentît tout à fait le courtisan aisé et l’homme du monde.

« On a mille fois entendu vanter, disait-on de lui en son temps, la politesse de son esprit, la délicatesse des pensées, un noble enjouement, une naïveté fine, un tour toujours naturel et toujours nouveau, une certaine langue qui fait paraître toute autre langue barbare. » C’est beaucoup dire, et je dois avertir aussi que c’est d’une harangue d’académie que je tire ces louanges. On comprendra pourtant qu’on les ait pu faire, si on veut bien entrer dans les aperçus de style que nous indiquons.

Pour ce qui est de l’écrit qui nous les suggère, cette délicatesse, encore une fois, n’est que dans la façon du narrateur et dans un certain tour de parole ; car la grossièreté fait le fond de presque tous les personnages qu’il décrit. Sans parler des hommes qui, en fait de procédés, s’y montrent capables de tout, les femmes qu’il met en scène sont emportées, violentes, surtout intéressées et cupides. Bussy, dans l’exil, en se souvenant des femmes qu’il avait connues, disait : « Elles aimaient, de mon temps déjà, l’argent et les pierreries plus que l’esprit, la jeunesse et la beauté. » On doit plaindre Bussy de n’avoir su rencontrer que de pareilles femmes à l’époque où vivaient les Sévigné, les La Fayette et bien d’autres. Mais que dis-je ? dans cette indigne histoire ou chronique scandaleuse de son temps, n’avait-il pas trouvé moyen de mettre, à côté de Mme d’Olonne et de Mme de Montglat, sa propre cousine, cette charmante Mme de Sévigné elle-même !

Il appartenait à celui qui avait outragé en Mme de Miramion la mère future des pauvres et presque une Mère de l’Église, d’outrager en Mme de Sévigné la plus vertueuse des Grâces.

Le portrait que Bussy a tracé de Mme de Sévigné dans ce vilain livre, est à la fois ressemblant et calomnieux ; c’est le chef-d’œuvre d’un peintre malicieux et caustique qui donne à chacun des traits qu’il observe et qu’il accuse, je ne sais quelle expression particulière qui noircit le tout et le dénature. Bussy, au reste, paya cher ce sanglant et cruel portrait. Réconcilié avec Mme de Sévigné pendant son exil, gracié et amnistié par elle, il dut recommencer à lui crier merci bien souvent. Elle lui avait pardonné son injure, mais à condition de s’en ressouvenir et de la lui rappeler toujours : « Levez-vous, comte, je ne veux point vous tuer à terre, lui écrivait-elle quand il faisait semblant de se mettre à genoux : ou reprenez votre épée pour recommencer notre combat… » En pleine paix, en pleine amitié, un mot, une saillie soudaine de cette innocente railleuse, laissait deviner son ancienne rancune, et montrait bien qu’elle se sentait désormais sur lui tous les avantages. Bussy, vraiment, aurait été humilié s’il avait pu l’être. Il avait commencé par convenir franchement de tous ses torts, mais il exprimait ses regrets d’une manière qui prouve combien en ceci il tenait plus encore aux choses de l’esprit qu’à celles du cœur :

Ne trouvez-vous pas, écrivait-il à sa cousine, que c’est grand dommage que nous ayons été brouillés quelque temps ensemble, et que cependant 38 il se soit perdu des folies que nous aurions relevées, et qui nous auraient réjouis ? car, bien que nous ne soyons pas demeurés muets chacun de notre côté, il me semble que nous nous faisons valoir l’un l’autre, et que nous nous entredisons des choses que nous ne disons pas ailleurs.

Et, en effet, Bussy avait été excellent, dans le principe, pour mettre sa jolie cousine en humeur et en veine de style épistolaire : il était l’homme qu’il lui fallait pour lui renvoyer le volant, comme on dit ; mais il ne s’apercevait pas, en avançant, qu’elle pouvait très bien se passer de lui, dire à d’autres les mêmes jolies choses, en répandre de tous côtés et en retrouver sans cesse, et qu’il n’était plus lui-même assez vif et assez alerte pour ne pas perdre au vis-à-vis devant cette grâce supérieure et naturelle.

L’esprit de Bussy n’était point de ceux que la fée a touchés en naissant, et qui se renouvellent jusqu’à la fin par une immortelle jeunesse. Il pouvait avoir sa force et son cachet marqué de virilité dans l’observation et dans cette manière, qu’on a louée en lui, de laisser voir tout d’un coup sa pensée, et de ne laisser voir qu’elle uniquement ; mais il n’avait pas cette source vive de grâce et d’imagination qui rafraîchit et fertilise à jamais le fonds d’où elle sort.

La dernière fatuité de Bussy avec Mme de Sévigné était de se croire un partner essentiel à tout l’esprit qu’elle avait.

La correspondance que Bussy entretint pendant son long exil avec un nombre assez considérable d’amis, hommes et femmes, restés pour lui attentionnés et fidèles, a du prix pour l’histoire du temps, et il ne lui manque, pour être tout à fait intéressante, que de trouver un éditeur, un Walckenaer ou un Monmerqué qui en répare le texte, y restitue, s’il est possible, bien des noms propres marqués par de simples et impatientantes étoiles, et qui donne des éclaircissements sur les personnages. Telle qu’elle est, elle se fait lire avec plaisir encore. Le premier soin de Bussy, une fois retiré dans sa Bourgogne, c’est de persuader à ses amis de Paris qu’il ne souffre pas trop de son malheur ; il tâche de croire qu’il ne s’ennuie pas et de le faire croire à tout le monde :

Je suis ici très commodément, écrit-il de son château de Bussy (19 janvier 1667) ; j’y fais bonne chère ; j’embellis tous les jours une belle maison. Je n’y ai ni maître ni maîtresse, parce que je n’ai ni ambition ni amour ; et j’éprouve, ce que je croyais impossible il y a deux ans, qu’on peut vivre heureux sans ces deux passions.

On ne tarde pas à s’apercevoir que c’est là son idée fixe de convaincre le monde qu’il n’est pas trop malheureux ; il sait le cas que le monde fait des malheureux ; il craint qu’on ne le plaigne ou qu’on ne sourit de lui là-bas en le nommant. Sa vanité domine encore son malheur.

Ce serait peu intéressant, si, tout à côté, il n’y avait des contradictions, des démentis, et si, dans l’exemple de Bussy, on ne pouvait étudier le cœur humain et ses misères parfaitement à nu. Au même moment où il se dit guéri de l’ambition et sans maître, il écrit au duc de Saint-Aignan, qui est son principal recours auprès de Louis XIV, des louanges du roi qui sont faites pour être redites et montrées, et pour lui ménager peut-être un retour. Le duc de Saint-Aignan avait perdu son fils, et Louis XIV lui avait fait je ne sais quelle faveur pour le consoler :

J’ai su si bon gré au roi, écrit Bussy au duc, de la manière dont Sa Majesté vous a consolé, que ce maître-là m’a paru digne du service de toute la terre. Ce n’est qu’auprès de lui seul au monde qu’on peut trouver des douceurs à perdre ses enfants, quelque honnêtes gens qu’ils soient.

Cela nous semble dénaturé et révoltant d’adulation et de platitude, mais au moins Bussy est net et ne marchande pas sur l’expression.

Un sentiment plus honorable, plus excusable, est celui que Bussy conserve à l’égard de la femme qu’il avait le plus aimée (Mme de Montglat), et qui l’avait tout à coup lâché dans le malheur. Il en souffre, il en est ulcéré ; il va jusqu’à s’en étonner, lui qui paraissait estimer si peu le sexe. Il a sur cette infidèle des retours douloureux, presque touchants. Je recommande notamment une certaine lettre du 20 janvier 1668, adressée à Mlle d’Armentières, et dont le refrain est, à trois ou quatre reprises :

Cela soit dit en passant
Pour celle que j’aimais tant.

Un bon juge me faisait remarquer qu’il y a un peu de Musset dans cette lettre là, quelque chose du Musset accusant son infidèle, moins le cri de poésie. De poésie, notre raffiné n’en eut jamais ni en prose ni même en vers. On sent ici du moins une plainte vraie, un soupir, quelque chose d’humain. Honneur à Bussy pour cette note du cœur ! C’est une de ces lettres comme Fontenelle n’en eût jamais écrit.

Mais ce qui est moins beau et moins touchant, Bussy avait dans l’un de ses châteaux une galerie de portraits, parmi lesquels on voyait les diverses femmes qu’il avait connues et aimées. Il y avait fait mettre Mme de Montglat, et au bas du portrait une inscription sanglante. Puis c’étaient, à son adresse, des devises épigrammatiques à n’en plus finir. Bussy, par un reste de mauvaise habitude, ne pouvait s’empêcher, même dans l’exil, dans la solitude, d’afficher ses amours et ses vengeances.

La guerre éclate (avril 1667). Quel crève-cœur pour Bussy ! « Tout ce que vous connaissez de vieux et de jeunes courtisans, lui écrit-on, vont à la guerre. » Bussy veut faire comme les autres ; il écrit au duc de Noailles : « Est-il possible que je la voie sans y être ! » Ici on excuse presque ses bassesses de ton pour rentrer en grâce auprès du maître qu’il voudrait servir : c’est moins le courtisan que le soldat qui se réveille en lui. Mais quand Louis XIV en personne traverse la Bourgogne à la tête de son armée, dans l’hiver de 1668, quand on va faire la conquête de la Franche-Comté sous les yeux de Bussy et à sa porte, il n’y tient plus, il laisse s’exhaler sa douleur ; « Je suis presque au désespoir, s’écrie-t-il, quand je songe que j’aurai vécu dans un règne plein de merveilles, auxquelles le moindre soldat des gardes aura plus de part que moi. »

Louis XIV était implacable et glacé ; il remettait Bussy de campagne en campagne : « Pas encore pour celle-ci, nous verrons pour une autre », répondait-il aux sollicitations perpétuelles qui lui venaient de la part du pauvre disgracié ; et les années s’écoulaient, et Bussy, toujours déçu, espérait toujours. Il y eut de petites faveurs, ou du moins qu’il croyait telles, et qui le tenaient en haleine. En 1673, le roi lui permit de venir passer quelque temps à Paris pour ses affaires. En 1676, de même. En 1681, il put prolonger ce séjour de Paris à volonté ; et en 1682, le 12 avril, le roi lui fit la grâce de le rappeler à la Cour ! Écoutons l’aveu naïf de ce glorieux humilié :

Je me jetai donc ce jour-là aux pieds du roi, qui me reçut si bien, que ma tendresse pour lui me serra le cœur au point de ne parler et de n’exprimer ma joie et ma reconnaissance que par mes larmes.

Je fus huit jours fort content de ma cour, après lesquels je m’aperçus que le roi évitait de me regarder ; lorsque j’eus fait encore deux mois durant de pareilles observations, je voulus éprouver si je ne m’éclaircirais pas davantage en parlant à Sa Majesté. Il est vrai qu’il me répondit si froidement, que je ne doutai pas de quelque nouvelle disgrâce.

Vous pouvez juger, mes enfants, quelle fut ma douleur en cette rencontre ; elle fut telle, que je m’absentai cinq ans de la Cour, ne pouvant supporter les froideurs d’un maître dont le bon accueil avait encore augmenté ma tendresse…

Telle était la condition et l’âme du courtisan du temps de Bussy, du temps de Sosie dans l’Amphitryon de Molière. Qu’on se rappelle cette première scène délicieuse où le spirituel valet, en exposant ses misères, ne fait que décrire la servitude et les attaches du courtisan d’alors auprès des Grands :

       Cependant notre âme insensée
S’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux,
Et s’y veut contenter de la fausse pensée
Qu’ont tous les autres gens, que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la raison nous appelle,
En vain notre dépit quelquefois y consent,
       Leur vue a sur notre zèle
       Un ascendant trop puissant,
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
       Nous rengage de plus belle.

Grands cœurs d’aujourd’hui, ne souriez pas tant du courtisan d’autrefois. N’avez-vous point votre idolâtrie aussi et votre Louis XIV, le culte de la popularité ? Vous n’avez fait que changer de maître.

Il y a, dans chaque époque, des espèces de maladies morales et d’affections régnantes qui atteignent généralement les âmes : il faut une grande force et une grande santé d’esprit pour y résister. Ces âmes plus ardentes que hautes, telles que celle de Bussy, avaient les maladies de leur temps ; demandons-nous, avant de les trop mépriser, si nous n’aurions point celles du nôtre.

Saint-Évremond, dès lors même était plus sage. Voyant Bussy essayer ainsi de reparaître à la Cour, vieilli, usé, hors de mode, et venir remettre en question, devant une génération nouvelle de courtisans, jusqu’à sa réputation d’homme d’esprit :

Quand on a, disait-il, renoncé à sa fortune par sa faute, et quand on a bien voulu faire tout ce que M. de Bussy a fait de propos délibéré, on doit passer le reste de ses jours dans la retraite, et soutenir avec quelque sorte de dignité un rôle fâcheux dont on s’est chargé mal à propos.

Saint-Évremond avait le droit d’être sévère ; car, placé dans la même condition que Bussy et tombé dans une pareille disgrâce, il résista à la tentation d’un retour ; il vécut et mourut en philosophe.

Bussy n’était point de cette étoffe là. Il trouvait « qu’une dose d’adversité, est quelquefois salutaire » ; mais cette dose n’opérait sur lui que par instants, et elle ne le guérissait point à fond. À demi chrétien, à demi philosophe, à demi superstitieux, toujours emporté par ses passions, il ne sut jamais prendre un parti décisif ; mais ce qu’il était de plus en plus en vieillissant, c’était homme de lettres. Il avait été nommé de l’Académie française à temps, un mois juste avant sa disgrâce et sa prison (mars 1665). Il fit son entrée dans la compagnie par un compliment qu’il nous a conservé et qui avait tout le délibéré d’un mestre de camp de cavalerie légère. « Si j’étais à la tête de la cavalerie et que je fusse obligé de lui parler pour la mener au combat, etc., etc. », disait-il au début, et il continuait sur ce ton, faisant semblant d’être plus étonné d’avoir à parler devant l’Académie que devant un front de bataille. Cet exorde, d’une modestie toute cavalière, réussit fort. Les lettres, que Bussy avait aimées dès son enfance, lui furent fidèles : elles le lui devaient, car elles étaient, on peut l’affirmer, pour une grande part dans son malheur. Dans cette indiscrétion si coupable qui avait causé sa ruine, il entrait beaucoup de cette sollicitude paternelle de l’homme de lettres qui ne veut rien laisser perdre de ce qu’il a une fois écrit, et qui entend bien en retirer louange, même au prix de quelque estime. Quand Bussy eut son semblant de retour auprès du roi en 1682, l’Académie lui envoya une députation pour l’en féliciter. M. Bazin dans une excellente notice sur Bussy, en relevant cette démarche, y a trouvé occasion de railler et s’est plu à y voir une gaucherie. J’aime mieux y reconnaître, pour mon compte, une attention délicate, et qui, même en prenant le change sur son objet apparent, avait sa consolation réelle. Tout à cheval qu’il était sur sa naissance et ses aïeux, Bussy tenait à l’esprit et y était sensible autant qu’à chose du monde. Il fut des premiers à se déclarer contre les sots de qualité « qui auraient bien voulu persuader, s’ils avaient pu, que c’était déroger à noblesse que d’avoir de l’esprit ». Il garda toujours de grandes mesures avec les gens de lettres, et, tout en affectant bien de s’en distinguer, il les traita avec une déférence parfaite. Trouvant son nom placé par Boileau au bout d’un vers et dans un sens un peu équivoque, lui, si chatouilleux et médiocrement flatté au fond, il n’eut pas l’air de s’en formaliserf. « D’ailleurs, ajoutait-il, Despréaux est un garçon d’esprit et de mérite que j’aime fort. » Lié avec les Sarasin, les Benserade, et ces anciens beaux esprits qu’il appelait encore les virtuoses, il eut le tact et le bon goût d’accepter, de deviner les mérites originaux et naissants : il fut l’un des premiers à sentir et à pousser La Bruyère.

Il avait, a dit de Bussy sa compatriote et son émule en satire, Mme Du Deffand, il avait beaucoup d’esprit, très cultivé, le goût très juste, beaucoup de discernement sur les hommes et sur les ouvrages, raisonnait très conséquemment ; le style excellent, sans recherche, sans tortillage, sans prétention (il y aurait bien ici quelque chose à contester) ; jamais de phrases, jamais de longueurs, rendant toutes ses pensées avec une vérité infinie ; tous ses portraits sont très ressemblants et bien frappés.

Ce sont des louanges, et qui comptent de la part d’une personne qui ne les prodiguait pas. Bref, pour conclure littérairement sur Bussy, il a sa date dans l’histoire de la langue ; il est grammairien, puriste, cherchant et trouvant la propriété des termes : « Il écrivait avec peine, a dit quelqu’un qui l’a bien connu39, mais les lecteurs n’y perdaient rien ; ce qu’il écrivait ne coûtait qu’à lui. » Il y a du Vaugelas en Bussy ; et de plus, dans le genre épistolaire, il fait le lien de Voiture à Mme de Sévigné. Il tient tête à Mme de Sévigné dans sa première manière ; il la provoque avec bonheur. Enfin, il reste attaché à jamais, comme un coupable et comme un vaincu, à son char ; et cet homme si vain, si épris de sa qualité et de lui-même, vivra surtout par cet endroit, qui est celui de ses torts et de sa défaite, et il vivra aussi parce qu’il a eu l’honneur, à son moment, en s’en défendant peut-être, et à la fois en y visant un peu, d’être non pas un simple amateur, mais un des ouvriers excellents de notre langue. De toutes ses vocations à demi manquées, et dont aucune n’a eu pleine carrière, c’est encore son instinct littéraire qui l’a le moins trompé.

Tout ce qui resterait à dire sur Bussy, on le trouvera et chez M. Walckenaer et dans la notice déjà citée de M. Bazin. Je n’ai voulu qu’ajouter quelques impressions de lecture à leur travail exact et suivi, aux développements si complets de l’un, et au, résumé si net de l’autre.