(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Madame de Pompadour. Mémoires de Mme Du Hausset, sa femme de chambre. (Collection Didot.) » pp. 486-511
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(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Madame de Pompadour. Mémoires de Mme Du Hausset, sa femme de chambre. (Collection Didot.) » pp. 486-511

Madame de Pompadour. Mémoires de Mme Du Hausset, sa femme de chambre.
(Collection Didot.)

Dans une étude un peu suivie du xviiie  siècle, Mme de Pompadour est inévitable. Il ne faut pas craindre de nommer les choses et les époques par leur nom ; et le nom sous lequel le xviiie  siècle peut le plus justement se désigner à beaucoup d’égards, pour le goût, pour le genre universellement régnant alors dans les arts du dessin, dans les modes et les usages de la vie, dans la poésie même, n’est-il pas ce nom galant et pomponné qui semblait fait exprès pour la belle marquise et qui rimait si bien avec l’amour ? Tous les arts de ce temps portent son cachet ; le grand peintre Watteau, venu trop tôt pour elle, créant un monde pastoral enchanté, semble ne l’avoir décoré et embelli que pour qu’elle en prenne possession un jour et qu’elle puisse s’y épanouir et y régner. Les successeurs de Watteau se complurent unanimement à reconnaître le sceptre de leur protectrice naturelle. En poésie, ce n’est pas Bernis seulement qui est tout Pompadour, c’est Voltaire dans les trois quarts de ses petits vers, c’est toute la poésie légère du temps ; c’est la prose, Marmontel dans ses Contes moraux, Montesquieu lui-même dans son Temple de Gnide. Le genre Pompadour assurément préexistait à la venue de la belle marquise, mais elle le résume en elle, elle le couronne et le personnifie.

Jeanne-Antoinette Poisson, née à Paris le 29 décembre 1721, sortait de cette riche bourgeoisie et de ce monde de finance qui s’était si fort poussé dans les dernières années de Louis XIV, et dans lequel il n’était pas rare de rencontrer un épicuréisme spirituel et somptueux : elle y apporta les élégances. On s’accorde à dire qu’elle eut dans sa jeunesse tous les talents et toutes les grâces. Son éducation avait été des plus soignées pour les arts d’agrément, et on lui avait tout appris, hormis la morale.

Je trouvais là, écrit quelque part le président Hénault à Mme Du Deffand, une des plus jolies femmes que j’aie jamais vues ; c’est Mme d’Étiolles. Elle sait la musique parfaitement, elle chante avec toute la gaieté et tout le goût possible, sait cent chansons, joue la comédie à Étiolles, sur un théâtre aussi beau que celui de l’Opéra, où il y a des machines et des changements…

La voilà au vrai telle qu’elle était avant Louis XV. Fille d’une mère galante qu’entretenait un fermier général, mariée comme provisoirement au neveu de ce dernier, il sembla de bonne heure que toute la famille, en la voyant si séduisante et si délicieuse, la destinât à mieux, et qu’on n’attendît plus que l’occasion et le moment. « C’est un morceau de roi… », disait-on de toutes parts autour d’elle ; et la jeune femme avait fini par croire à cette destinée de maîtresse de roi comme à son étoile. Louis XV était alors dans le premier éclat de son émancipation tardive, et la nation, ne sachant plus depuis longtemps où se prendre, s’était mise à l’aimer éperdument. Mme d’Étiolles fit de même. Quand le roi allait chasser, dans la forêt de Sénart, non loin d’Étiolles, elle se rencontrait comme par hasard devant lui dans une jolie calèche. Le roi la remarquait, lui envoyait galamment de son gibier ; puis, le soir, quelque valet de chambre, parent de la famille, insinuait au maître tous les détails désirables et offrait ses services à bonne fin. Tout cela, pour commencer, n’est pas beau, mais c’est de l’histoire.

Louis XV, doué d’une si noble figure et de tant de grâces apparentes, se montrait, dès sa jeunesse, le plus faible et le plus timide des rois. Rien n’est plus propre à le faire connaître au moral, à cette date, que huit lettres de Mme de Tencin au duc de Richelieu et un fragment de mémoires de la duchesse de Brancas. Longtemps maladif dans son enfance, le jeune roi, dont la vie semblait ne tenir qu’à un souffle, avait été élevé avec des précautions excessives, et on lui avait épargné tout effort, plus même qu’il n’était d’usage avec un prince. Le cardinal de Fleury avait dirigé toute son éducation en ce sens de mollesse ; ce vieillard, de plus de quatre-vingts ans, à la fois par habitude et par ruse, avait tenu constamment son royal élève à la lisière, le détournant de tout ce qui ressemblait à une idée ou à une entreprise, attentif à déraciner en lui la moindre velléité ; il ne l’avait accoutumé qu’aux choses faciles. La nature n’avait rien fait, d’ailleurs, pour aider le jeune roi à surmonter cette éducation efféminée et sénile. Il n’avait aucune étincelle en lui, que celle qui bientôt se déclara pour les choses des sens. Les jeunes courtisans, les ambitieux qui l’entouraient, voyaient avec dépit se perpétuer cette tutelle du cardinal et cette insipide enfance, ce rôle d’écolier d’un roi qui avait déjà plus de trente ans : ils comprirent qu’il n’y avait qu’une seule manière de l’émanciper et de le rendre maître, c’était de lui donner une maîtresse. Il en avait depuis des années, mais en écolier toujours et sous le bon plaisir du cardinal ; il lui en fallait une qui fût réellement maîtresse et qui le mît hors de page. Ils ménagèrent tout à cet effet, et on peut dire que Louis XV, à cette chasse nouvelle, n’eut à faire d’abord que ce que les rois fainéants font à l’autre chasse, c’est-à-dire à viser le gibier qu’on amenait devant lui. On le vit, pour ses débuts, successivement épris des trois sœurs filles de Mme de Nesle, tant l’habitude et une sorte de routine le dominaient encore jusque dans l’inconstance. Le cardinal de Fleury étant mort, les intrigues jouèrent de plus belle ; il ne s’agissait, puisque le roi était si nul de volonté, que de savoir quelle main saisirait le gouvernail. Mme de Tencin, qui aurait voulu pousser son frère le cardinal à la tête du ministère, ne savait par quel moyen avoir prise sur cette volonté apathique du monarque : elle en écrivait au duc de Richelieu, qui était pour lors à la guerre ; elle engageait ce courtisan à écrire à Mme de La Tournelle (duchesse de Châteauroux), pour qu’elle essayât de tirer le roi de l’engourdissement où il était sur les affaires publiques :

Ce que mon frère a pu lui dire là-dessus, ajoutait-elle, a été inutile : c’est, comme il vous l’a mandé, parler aux rochers. Je ne conçois pas qu’un homme puisse vouloir être nul, quand il peut être quelque chose. Un autre que vous ne pourrait croire à quel point les choses sont portées. Ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le regarder : il n’est affecté de rien ; dans le Conseil, il est d’une indifférence absolue ; il souscrit à tout ce qui lui est présenté. En vérité, il y a de quoi se désespérer d’avoir affaire à un tel homme. On voit que, dans une chose quelconque, son goût apathique le porte du côté où il y a le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais.

Cette Mme de Tencin et son frère, si peu estimables, jugeaient ici les choses en gens de coup d’œil et d’esprit. La même, toujours d’après son frère, suggérait l’idée qu’il serait utile d’engager le roi à se mettre à la tête des armées :

Ce n’est pas qu’entre nous, ajoutait-elle encore, il soit en état de commander une compagnie de grenadiers, mais sa présence fera beaucoup ; le peuple aime son roi par habitude, et il sera enchanté de lui voir faire une démarche qui lui aura été soufflée. Ses troupes feront mieux leur devoir, et les généraux n’oseront pas manquer si ouvertement au leur.

C’est cette idée qui prévalut, grâce à Mme de Châteauroux, et qui fit un moment de Louis XV un simulacre de héros et l’idole de la nation. Mme de Châteauroux, sa maîtresse d’alors, avait du cœur ; elle sentit l’inspiration généreuse et la communiqua. Elle tourmenta ce roi qui semblait l’être à regret, en lui parlant des affaires d’État, de ses intérêts, de sa gloire. « Vous me tuez », lui répétait-il sans cesse. — « Tant mieux ! lui répondait-elle, il faut qu’un roi ressuscite. » Elle le ressuscita en effet, et réussit pendant quelque temps à faire de Louis XV un prince sensible à l’honneur et qui n’était pas reconnaissable.

Nous ne sommes pas si loin de Mme de Pompadour qu’il semblerait. C’est ce roi-là que, n’étant encore que Mme d’Étiolles, elle épiait dans ses chasses de la forêt de Sénart et qu’elle se mit à aimer. Elle rêvait je ne sais quoi d’Henri IV et de Gabrielle. Mme de Châteauroux étant morte subitement, elle se dit que c’était à elle de la remplacer. Une intrigue fut ourdie par son monde. Les détails en échappent, et ce qu’ont raconté les libelles ne saurait être article d’histoire. Mais, avec ce manque absolu d’initiatives qui caractérisait Louis XV, il fallut qu’on fît ici pour Mme d’Étiolles ce qu’on avait fait pour Mme de Châteauroux, c’est-à-dire qu’on arrangeât pour lui l’affaire : en pareil cas, auprès des princes, les entremetteurs officieux ne manquent jamais. Mme de Tencin, à ce qu’il paraît, ayant vu se briser en Mme de Châteauroux un premier instrument, songea et concourut à la remplacer par Mme d’Étiolles. Le duc de Richelieu, au contraire, était opposé à celle-ci : il avait un autre candidat en vue, une grande dame ; car il semblait que, pour devenir maîtresse du roi, la condition première fût d’être dame de qualité, et l’avènement de Mme Le Normant d’Étiolles, de Mme Poisson, comme maîtresse en titre du roi, fit toute une révolution dans les mœurs de la Cour. C’est dans ce sens surtout qu’il y eut scandale ; la grande ombre de Louis XIV fut invoquée. Les Maurepas, les Richelieu, se révoltèrent à l’idée d’une bourgeoise, d’une grisette comme on l’appelait, usurpant le pouvoir réservé jusqu’alors aux filles de noble sang. Maurepas, satirique avant tout, resta dans l’opposition et se consola avec des chansons pendant vingt-cinq ans. Richelieu, courtisan avant tout, fit sa paix, et se réconcilia.

L’année 1745, celle de Fontenoy, fut pour Mme d’Étiolles l’année aussi du triomphe et celle des grandes métamorphoses. Sa liaison avec le roi était déjà arrangée, et il ne s’agissait plus que du moment de la déclarer publiquement. Le roi était à l’armée, et elle à Étiolles. Le roi lui écrivait lettres sur lettres ; Voltaire, qui se trouvait chez elle et à qui elle avait fait composer une comédie pour les fêtes de la Cour, à l’occasion du mariage du Dauphin, se prêtait à ce jeu d’Henri IV et de Gabrielle, et rimait madrigaux sur madrigaux :

Il sait aimer, il sait combattre ;
Il envoie en ce beau séjour
Un brevet digne d’Henri quatre,
Signé Louis, Mars et l’Amour.

C’était le brevet sans doute du marquisat. L’abbé de Bernis aussi se trouvait alors à Étiolles : on a dit qu’il était l’amant de la marquise, mais cela est très douteux. « Il la connaissait peu avant qu’elle eût été arrangée avec le roi. » C’est le cardinal de Brienne qui l’assure : j’aime à me couvrir de ces graves autorités en si délicate matière. Mais quand la chose eut été réglée comme affaire d’État et que le roi dut partir pour l’armée « sans avoir peut-être encore rien obtenu », on songea à former la société intime de la marquise durant l’absence, et l’abbé de Bernis fut désigné. Il fut fidèle à sa mission ; il fit de jolis vers, tout en l’honneur de ce royal amour dont il était le confident et presque l’aumônier :

On avait dit que l’Enfant de Cythère
Près du Lignon avait perdu le jour ;
Mais je l’ai vu dans le bois solitaire
Où va rêver la jeune Pompadour.

Ce bois était sans doute la forêt de Sénart, témoin des premières entrevues. Bernis, fidèle au goût du temps, loin de trouver dans cet amour royal rien de répréhensible, nous le peint à l’avance comme un modèle de chasteté et de pudeur, et digne en tout de l’âge d’or37. L’aimable abbé, qui ne voit de crime que dans l’inconstance, nous promet qu’il n’y en aura plus :

Tout va changer : les crimes d’un volage
Ne seront plus érigés en exploits ;
La Pudeur seule obtiendra notre hommage ;
L’Amour constant rentrera dans ses droits.
L’exemple en est donné par le plus grand des rois,
Et par la beauté la plus sage.

Ainsi la jeune Pompadour fit son entrée à Versailles à titre de beauté sage, dont le cœur s’était senti pris uniquement pour un héros fidèle.

Tout ceci semble étrange et presque ridicule ; mais, pour peu qu’on étudie la marquise, on reconnaît qu’il y a du vrai dans cette manière de voir, et que le goût même du xviiie  siècle s’y retrouve au naturel. Mme de Pompadour n’était pas une grisette précisément, comme affectaient de le dire ses ennemis, et comme Voltaire l’a répété en un jour de malice : elle était une bourgeoise, la fleur de la finance, la plus jolie femme de Paris, spirituelle, élégante, ornée de mille dons et de mille talents, mais avec une manière de sentir qui n’avait pas la grandeur et la sécheresse d’une ambition aristocratique. Elle aimait le roi pour lui-même, comme le plus bel homme de son royaume, comme celui qui lui était apparu le plus aimable ; elle l’aimait sincèrement, sentimentalement, sinon avec une passion profonde. Son idéal eût été, en arrivant à la Cour, de le charmer, de l’amuser par mille divertissements empruntés aux arts ou même aux choses de l’esprit, de le rendre heureux et constant dans un cercle d’enchantements variés et de plaisirs. Un paysage de Watteau, des jeux, des comédies, des pastorales sous l’ombrage, un continuel embarquement pour Cythère, c’eût été là son cadre préféré. Mais, une fois transportée sur ce terrain glissant de la Cour, elle ne put réaliser son idéal que bien imparfaitement. Elle, naturellement obligeante et bonne, elle dut s’armer contre les inimitiés et les perfidies, prendre l’offensive pour ne pas être renversée ; elle fut amenée par nécessité à la politique et à se faire ministre d’État.

Pourtant, dès l’abord (et c’est en cela que je la trouve fidèle à ses origines), elle porte je ne sais quoi des sentiments bourgeois, des affections et des goûts de la vie privée jusque dans les scandales brillants de sa liaison royale. Les Mémoires de Mme Du Hausset, sa femme de chambre, nous édifient à ce sujet, et nous montrent avec une grande naïveté de propos les sentiments habituels et vrais de Mme de Pompadour : je n’en citerais qu’un exemple qui éclaircira ma pensée.

Mme de Pompadour avait eu de son mari une fille, Alexandrine, qu’elle éleva avec un soin extrême, et qu’elle destinait à un grand parti. Le roi avait eu de Mme de Vintimille (sœur de Mme de Châteauroux) un fils qui lui ressemblait beaucoup et était tout le portrait de son père. Mme de Pompadour voulut voir ce fils du maître, trouva moyen de se le faire amener à Bellevue où elle avait sa fille, et, conduisant le roi dans une figuerie où étaient, comme par hasard, les deux enfants, elle lui dit en les montrant tous deux : « Ce serait un beau couple. » Le roi resta froid et donna peu dans cette idée. Le sang bourbon résistait en lui à l’attrait d’une telle alliance, ainsi proposée. Mais elle, sans bien se rendre compte de cette froideur, elle disait à Mme Du Hausset, en y resongeant :

« Si c’était Louis XIV, il ferait du jeune enfant un duc du Maine ; mais je n’en demande pas tant : une charge et un brevet de duc pour son fils, c’est bien peu ; et c’est à cause que c’est son fils que je le préfère, ma bonne, à tous les petits ducs de la Cour. Mes petits-enfants participeraient en ressemblance du grand-père et de la grand-mère, et ce mélange que j’ai l’espoir de voir ferait mon bonheur un jour. » — Les larmes lui vinrent aux yeux en disant ces paroles, ajoute l’honnête femme de chambre.

On surprend ici, ce me semble, la veine bourgeoise pervertie, mais persistante, dans ce vœu de Mme de Pompadour ; elle fait encore entrer des idées d’affection et des arrangements de famille jusque dans ses combinaisons adultères. Elle a des sentiments ; elle pense à l’avance en grand-mère déjà tout attendrie. On eût fait de cette scène de la marquise, montrant les deux enfants au roi avec larmes, un tableau que j’appellerais du Greuze-Pompadour.

C’est ce côté qui choquait tant les courtisans à la Maurepas, et qui la faisait appeler grisette, à cause d’une de ses qualités même, dépaysée en haut lieu. Mme de Pompadour représente, par d’autres côtés encore, la classe moyenne à la Cour, et en signale en quelque sorte l’avènement, — avènement très irrégulier, mais très significatif et très réel.

Elle aimait les arts et les choses de l’esprit comme pas une des maîtresses de qualité n’eût su le faire. Arrivée à ce poste éminent et peu honorable, — beaucoup moins honorable qu’elle ne le croyait, — elle ne s’y considéra d’abord que comme destinée à aider, à appeler à elle et à encourager le mérite en souffrance et les gens de talent en tout genre. Sa seule gloire est là, son meilleur titre comme son excuse. Elle fit tout pour produire Voltaire et pour le faire agréer de Louis XV, que le pétulant poète repoussait si fort par la vivacité et la familiarité même de ses louanges. Elle crut trouver en Crébillon un génie et l’honora. Elle favorisa Gresset, elle protégea Marmontel, elle accueillait Duclos ; elle admirait Montesquieu et le lui témoignait hautement. Elle aurait voulu obliger Jean-Jacques Rousseau. Quand le roi de Prusse fit avec faste à d’Alembert une pension modique, comme Louis XV se moquait devant elle du chiffre de cette pension (1 200 livres), mise en regard des termes de génie sublime qui la motivaient, elle lui conseilla de défendre au philosophe de l’accepter, et d’en accorder une double : ce que Louis XV n’osa faire par principes de piété, à cause de l’Encyclopédie. Il ne tint pas à elle qu’on ne pût dire le siècle de Louis XV comme on dit le siècle de Louis XIV. Elle eût voulu faire de ce roi peu affable et peu donnant un prince ami des arts, des lettres, et libéral comme un Valois. « Comment était fait François Ier ?, demandait-elle un jour au comte de Saint-Germain, qui avait la prétention d’avoir vécu plusieurs siècles ; c’est un roi que j’aurais aimé. » Mais Louis XV ne pouvait s’accoutumer à l’idée de compter les gens de lettres et d’esprit pour quelque chose, et de les admettre sur aucun pied à la Cour :

« Ce n’est pas la mode en France, disait ce monarque de routine, un jour qu’on citait devant lui l’exemple de Frédéric ; et, comme il y a ici un peu plus de beaux-esprits et plus de grands seigneurs qu’en Prusse, il me faudrait une bien grande table pour les réunir tous. » — Et puis il comptait sur ses doigts : « Maupertuis, Fontenelle, La Motte, Voltaire, Piron, Destouches, Montesquieu, le cardinal de Polignac. » — « Votre Majesté oublie, lui dit-on, d’Alembert et Clairaut. » — « Et Crébillon, dit-il, et La Chaussée ! » — « Et Crébillon fils, dit quelqu’un, il doit être plus aimable que son père ; et il y a encore l’abbé Prévost, l’abbé d’Olivet. » — « Eh bien ! dit le roi, depuis vingt-cinq ans tout cela aurait dîné ou soupé avec moi ! »

Oh ! tout cela, en effet, aurait été fort déplacé à Versailles ; mais Mme de Pompadour aurait voulu les y voir pourtant, et que la liaison se fît à quelque degré dans l’opinion entre le monarque et les hommes qui étaient l’honneur de son règne. Au fait, elle n’était que le plus aimable et le plus joli des philosophes, et non pas le plus inconséquent, qui avait place à la Cour et qui aurait aimé à y introduire quelques-uns de ses pareils : « Avez-vous regretté Mme de Pompadour ? écrivait Voltaire à d’Alembert en apprenant sa mort. Oui, sans doute ; car, dans le fond de son cœur, elle était des nôtres ; elle protégeait les lettres autant qu’elle le pouvait : voilà un beau rêve de fini !… »

Quand, pour distraire le roi, elle fit jouer la comédie dans les petits appartements, Montesquieu avait l’air de s’en railler dans une lettre écrite à un ami (novembre 1749) :

Je ne puis vous dire autre chose, si ce n’est que les opéras et comédies de Mme de Pompadour vont commencer, et qu’ainsi M. le duc de La Vallière va être un des premiers hommes de son siècle ; et, comme on ne parle ici que de comédies et de bals, Voltaire jouit d’une faveur particulière.

Mais, au milieu de ces ballets et de ces opéras dont Montesquieu faisait fi et dont le détail nous a été transmis par Laujon, on jouait aussi Le Tartuffe ; on le jouait à deux pas de la cour dévote du Dauphin, et les courtisans qui n’avaient ni rôle ni place de faveur ne s’en consolaient pas.

Dans l’entresol de la marquise à Versailles vivait le docteur Quesnay, son médecin, le patron et le fondateur de la secte des économistes. C’était un homme original, brusque, honnête, resté sincère à la Cour, sérieux avec son air de singe, trouvant des apologues ingénieux pour faire parler la vérité. Pendant que le roi était chez la marquise, et que les Bernis, les Choiseul, les ministres et courtisans gouvernaient avec elle, les encyclopédistes et les économistes causaient librement de toutes choses dans l’entresol de Quesnay et disposaient de l’avenir. Il semblait que la marquise eût le sentiment de tout ce qui s’amoncelait d’orages là-haut sur sa tête, quand elle disait : Après moi le déluge ! C’était cet entresol plein d’idées et de doctrines, qui enfermait toutes les cataractes du ciel et qui devait tôt ou tard éclater. Il y avait des jours où l’on y rencontrait dînant ensemble Diderot, d’Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon, tout cela, comme disait Louis XV ; « et Mme de Pompadour, nous raconte Marmontel, ne pouvant pas engager cette troupe de philosophes à descendre dans son salon, venait elle-même les voir à table et causer avec eux ».

Le secret des lettres était, alors très peu observé, et l’intendant des Postes venait régulièrement chaque semaine apporter au roi et à Mme de Pompadour les extraits qu’on en faisait. Quand le docteur Quesnay le voyait passer, il entrait en fureur sur cet infâme ministère comme il l’appelait, à tel point que l’« écume lui venait à la bouche » : « Je ne dînerais pas plus volontiers, disait-il, avec l’intendant des Postes qu’avec le bourreau. » Ces propos se tenaient dans l’appartement de la maîtresse du roi, et sans danger, et cela a duré vingt ans. M. de Marigny, frère de Mme de Pompadour, homme de mérite et digne de sa sœur par plus d’un bon côté, se contentait de dire : « C’est la probité qui s’exhale, et non la malveillance. »

Un jour, ce même M. de Marigny se trouvait dans l’appartement de Quesnay ; on parlait de M. de Choiseul :

« Ce n’est qu’un petit-maître, dit le docteur, et, s’il était plus joli, fait pour être un favori d’Henri III. » — Le marquis de Mirabeau entra (le père du grand tribun) et M. de La Rivière. — « Ce royaume, dit Mirabeau, est bien mal ; il n’y a ni sentiments énergiques, ni argent pour les suppléer. » — « Il ne peut être régénéré dit La Rivière, que par une conquête comme à la Chine, ou par quelque grand bouleversement intérieur ; mais malheur à ceux qui s’y trouveront ! Le peuple français n’y va pas de main morte. » Ces paroles me firent trembler, ajoute la bonne Mme Du Hausset qui nous transmet le récit, et je m’empressai de sortir. M. de Marigny en fit de même, sans avoir l’air d’être affecté de ce qu’on disait.

Rapprochez de ces paroles prophétiques celles qui échappaient à Louis XV lui-même au sujet des résistances du Parlement : « Les choses, comme elles sont, dureront autant que moi. » C’était là son bout du monde.

Mme de Pompadour a-t-elle contribué autant qu’on l’a dit à cette perte de la monarchie ? Elle n’y a pas nui sans doute. Pourtant le caractère de Louis XV étant donné, c’est encore ce qui pourrait peut-être arriver de, mieux à ce roi que de tomber aux mains d’une femme « née sincère, qui l’aimait pour lui-même, et qui avait de la justesse dans l’esprit et de la justice dans le cœur : cela ne se rencontre pas tous les jours. » Telle est, du moins, l’opinion de Voltaire, jugeant Mme de Pompadour après sa mort. Elle avait du bon, le genre admis.

Louis XV, si méprisable par le caractère, n’était pas un homme sans esprit ni sans bon sens. On a cité de lui des mots heureux, des reparties piquantes et assez fines, comme en ont volontiers les princes de la maison de Bourbon. Il paraît avoir eu assez de jugement, si ce terme n’était pas trop élevé pour signifier l’espèce d’immobilité et de paresse dans laquelle il aimait à tenir son esprit ; mais il lui fallait avant tout être gouverné. C’était un Louis XIII venu au xviiie  siècle, avec les vices de son temps, aussi faible, aussi lâche et beaucoup moins chaste que son aïeul, et qui ne trouva point son Richelieu. Il n’aurait pu le trouver que dans une belle femme, et ces rencontres-là, d’un génie de Richelieu en un corps de Pompadour, ne sont peut-être pas dans l’ordre des choses humaines possibles. Cependant Mme de Pompadour comprit, à un certain moment, que la maîtresse en elle était usée, qu’elle ne pouvait plus retenir ni amuser le roi à ce seul titre ; elle sentit qu’il n’y avait qu’un moyen sûr de se maintenir, c’était d’être l’amie nécessaire et le ministre, celle qui soulagerait le roi du soin de vouloir dans les choses d’État. Elle devint donc telle à peu près qu’il lui fallait être38 ; elle força sa nature, plus faite pour le gouvernement des petits cabinets et des menus plaisirs. Ici la mythologie cesse, et l’histoire commence, une peu noble histoire ! Lorsqu’elle eut fait renvoyer MM. d’Argenson et de Machault, elle gouverna conjointement avec M. de Bernis et avec M. de Choiseul. C’est alors qu’on vit le système politique de l’Europe bouleversé, les anciennes alliances de la France interverties, et toute une série de grands événements s’engageant à la merci des inclinations, des antipathies et du bon sens trop fragile et trop personnel d’une aimable femme.

On vit alors aussi le plus singulier spectacle, un roi de Prusse héroïque et cynique aux prises avec trois femmes, trois Souveraines acharnées à sa perte, et qu’il qualifiait toutes les trois énergiquement, l’impératrice Élisabeth de Russie, l’impératrice Marie-Thérèse et Mme de Pompadour, et s’en tirant avec elles en homme qui n’est habitué ni à aimer le sexe ni à le craindre ; et, d’autre part, Louis XV disant naïvement de ce roi dont il n’avait pas su être l’allié, et dont il était l’ennemi si souvent humilié et battu : « C’est un fou qui risquera le tout pour le tout, et qui peut gagner la partie, quoique sans religion, sans mœurs et sans principes. » Le plaisant est que Louis XV se croyait des mœurs et des principes plus qu’à Frédéric, et il en avait en effet un peu plus, puisqu’il le croyait.

Battue au-dehors, faute de héros, dans son duel contre Frédéric, Mme de Pompadour fut plus heureuse de sa personne, à l’intérieur, dans sa guerre à mort contre les Jésuites. Elle leur avait offert sa paix à un certain moment ; ils refusèrent les avances contre leur usage. Elle était femme, femme d’esprit et maîtresse du terrain ; elle se vengea. Elle fit cette fois tout le mal possible à ceux qui lui en voulaient faire. Des publications récentes ont éclairé d’un jour vif ce point intéressant39.

Il y eut donc, dans la carrière et le crédit de Mme de Pompadour, deux époques distinctes : la première, la plus brillante et la plus favorisée, fut au lendemain de la paix d’Aix-la-Chapelle (1748) : là elle était complètement dans son rôle d’amante jeune, éprise de la paix, des arts, des plaisirs de l’esprit, conseillant et protégeant toutes les choses heureuses. Il y eut une seconde époque très mêlée, le plus souvent désastreuse et fatale : ce fut toute la période de la guerre de Sept Ans, l’époque de l’attentat de Damiens, de la défaite de Rossbach et des insultes victorieuses de Frédéric. Ce furent de rudes années, et qui vieillirent avant l’âge cette faible et gracieuse femme entraînée à une lutte plus forte qu’elle. Pour avoir le degré précis des fautes commises par chacun à cette date, il faut attendre la publication, qui ne saurait tarder bien longtemps, de toutes les pièces diplomatiques relatives au ministère du cardinal de Bernis et à celui du duc de Choiseul. Jusque-là, je m’en tiens volontiers aux aperçus historiques de Duclos sur les causes et les malheurs de cette guerre de 1756. Mon impression pourtant, celle qui résulte aujourd’hui d’une simple vue à cette distance, c’est que les choses pouvaient tourner plus mal, et que Mme de Pompadour, aidée de M. de Choiseul, moyennant la conclusion du Pacte de famille, recouvrit encore de quelque prestige ses propres fautes et l’humiliation de la monarchie et de la France.

Il semble que la nation elle-même l’ait senti, qu’elle ait senti surtout qu’après cette brillante favorite on allait tomber bien bas ; car, lorsqu’elle mourut à Versailles, le 15 avril 1764, le regret de cette population de Paris qui l’aurait lapidée quelques années auparavant, fut universel. Mme de La Tour-Franqueville, témoin peu suspect, écrivait à Jean-Jacques Rousseau (6 mai) :

Le temps a été si affreux ici tout le mois passé, que Mme de Pompadour en a dû avoir moins de peine à quitter la vie. Elle a prouvé dans ses derniers moments que son âme était un composé de force et de faiblesse, mélange qui, dans une femme, ne me surprendra jamais. Je ne suis pas surprise non plus de la voir aussi généralement regrettée qu’elle a été généralement méprisée ou haïe. Les Français sont les premiers hommes du monde pour tout ; il est tout simple qu’ils le soient pour l’inconséquence.

L’un de ceux qui parurent la regretter le moins, fut Louis XV ; on raconte que, voyant d’une fenêtre passer le cercueil qu’on transportait du château de Versailles à Paris, comme il faisait un temps affreux, il dit ces seuls mots : « La marquise n’aura pas beau temps pour son voyage. » Son aïeul Louis XIII avait dit à l’heure de l’exécution du favori Cinq-Mars : « Cher ami doit faire maintenant une laide grimace. » Auprès du mot de Louis XIII, le mot de Louis XV est presque touchant de sensibilité.

Les arts ressentirent avec douleur la perte de Mme de Pompadour, et consacrèrent sa mémoire ; ils avaient espéré un moment sa convalescence, et ils ne firent que se montrer reconnaissants. Si Voltaire, écrivant de Mme de pompadour morte à ses amis, disait : « Elle était des nôtres », à plus forte raison les artistes avaient droit de le dire. Mme de Pompadour était elle-même un artiste distingué. Directement, et par son frère, M. de Marigny, qu’elle avait fait nommer à la surintendance des Bâtiments, elle exerça la plus active et la plus heureuse influence. À aucune époque, l’art ne fut plus vivant, plus en rapport avec la société, qui s’y exprimait et s’y modelait de toutes parts40. Rendant compte du Salon de 1765, Diderot rencontrait d’abord un tableau allégorique, où Carle Vanloo représentait les Arts désolés et suppliants qui s’adressent au Destin pour obtenir la conservation de la marquise :

Elle les protégeait en effet, dit le critique ; elle aimait Carle Vanloo ; elle a été la bienfaitrice de Cochin ; le graveur Gai avait son touret chez elle. Trop heureuse la nation si elle se fût bornée à délasser le souverain par des amusements, et à ordonner aux artistes des tableaux et des statues !

Et après avoir décrit le tableau, il conclut un peu rudement, ce semble :

Les Suppliants de Vanloo n’obtinrent rien du Destin, plus favorable à la France qu’aux Arts. Mme de Pompadour mourut au moment où on la croyait hors de péril. Eh bien ! qu’est-il resté de cette femme qui nous a épuisés d’hommes et d’argent, laissés sans honneur et sans énergie, et qui a bouleversé le système politique de l’Europe ? Le traité de Versailles, qui durera ce qu’il pourra ; L’Amour de Bouchardon, qu’on admirera à jamais ; quelques pierres gravées de Gai, qui étonneront les antiquaires à venir ; un bon petit tableau de Vanloo, qu’on regardera quelquefois ; et une pincée de cendres !

Il restera quelques autres choses encore, et la postérité, ou du moins les amateurs qui aujourd’hui la représentent, semblent accorder à l’influence de Mme de Pompadour, et ranger sous son nom plus d’objets dignes d’attention que Diderot lui-même n’en énumérait. J’en indiquerai rapidement quelques-uns.

Mme de Pompadour avait une belle bibliothèque, très riche surtout en matière de théâtre, une bibliothèque en grande partie composée de livres français, c’est-à-dire de livres qu’elle lisait, la plupart reliés à ses armes (trois tours), et quelquefois avec de larges dentelles qui ornent les plats. Ces volumes sont encore recherchés, et les bibliophiles lui accordent à elle-même une place d’élite sur leur livre d’or, à côté des plus illustres connaisseurs dont les noms se sont conservés. Elle poussa l’amour de l’art jusqu’à imprimer de ses mains, à Versailles, une tragédie de Corneille, Rodogune (1760) : la pièce n’a été tirée qu’à une vingtaine d’exemplaires. Ce ne sont là que des singularités, dira-t-on ; mais elles attestent le goût et la passion des lettres chez cette femme « qui aurait aimé François Ier ».

Il existe d’elle au Cabinet des estampes un recueil intitulé L’Œuvre de Mme de Pompadour, composé de plus de soixante estampes ou gravures à l’eau-forte. Ce sont pour la plupart des sujets allégoriques destinés à célébrer quelques événements mémorables du temps ; mais il y en a aussi qui rentrent davantage dans l’idée que réveille l’aimable artiste : L’Amour cultivant un myrte, L’Amour cultivant des lauriers. En général, les Amours se retrouvent sous toutes les formes, et Le Génie militaire lui-même est représenté en Amour, méditant devant des drapeaux et des canons. Non contente de reproduire ainsi sur cuivre à l’eau-forte les gravures sur pierres fines de Gai, Mme de Pompadour paraît en avoir fait quelques-unes elle-même au touret sur pierres fines (agate ou cornaline). Ses eaux fortes, d’ailleurs, ont été retouchées au burin. Enfin, ici comme pour l’imprimerie, elle a mis de toute manière sa main, sa jolie main, à l’œuvre ; elle est du métier, et, de même que les bibliophiles l’inscrivent sur leur liste et les typographes sur la leur, les graveurs ont droit de compter dans leurs rangs, à titre de confrère, Mme de Pompadour graveuse à l’eau-forte.

La manufacture de Sèvres lui doit beaucoup ; elle la protégea activement ; elle y conduisait souvent le roi qui, cette fois, sentait l’importance d’un art auquel il devait de magnifiques services de table, dignes d’être offerts en cadeau aux souverains. Sous l’influence prochaine de Versailles, Sèvres eut bientôt des merveilles originales à opposer à celles du Vieux-Saxe et du Japon. Nulle part le genre dit Pompadour ne brille avec plus de délicatesse et de fantaisie, et plus à sa place que dans les services de porcelaine de cette date. Cette gloire, due à un art fragile, est plus durable que bien d’autres.

Tandis que M. de Marigny, son frère, appelait de Lyon Soufflot pour le charger de la construction de Sainte-Geneviève (Panthéon), elle s’intéressait vivement et contribuait pour sa part à l’établissement de l’École militaire. Parmi le très petit nombre des lettres authentiques qu’on a d’elle, il s’en trouve deux qui donnent là-dessus de précieux détails. Dans l’une, adressée à une amie, la comtesse de Lutzelbourg, elle dit (3 janvier 1751) :

Je vous crois bien contente de l’édit que le roi a donné pour anoblir les militaires. Vous le serez bien davantage de celui qui va paraître pour l’établissement de cinq cents gentilshommes que Sa Majesté fera élever dans l’art militaire. Cette École royale sera bâtie auprès des Invalides. Cet établissement est d’autant plus beau, que Sa Majesté y travaille depuis un an et que ses ministres n’y ont eu nulle part, et ne l’ont su que lorsqu’il a eu arrangé tout à sa fantaisie, ce qui a été à la fin du voyage de Fontainebleau. Je vous enverrai l’édit d’abord qu’il sera imprimé.

Si le roi y avait songé tout seul et sans ses ministres, il n’est pas douteux que c’est à Mme de Pompadour qu’il en dut l’inspiration, car il n’était pas homme à avoir de son chef de ces idées-là. Une autre lettre toute familière de Mme de Pompadour, adressée à Pâris-Duverney, qui lui en avait suggéré l’idée première à elle-même, nous la montre poursuivant l’exécution de ce noble projet avec sollicitude :

Le 15 août 1755.

Non, assurément, mon cher nigaud, je ne laisserai pas périr au port un établissement qui doit immortaliser le roi, rendre heureuse sa noblesse, et faire connaître à la postérité mon attachement pour l’État et pour la personne de Sa Majesté. J’ai dit à Gabriel aujourd’hui de s’arranger pour remettre à Grenelle les ouvriers nécessaires pour finir la besogne. Mon revenu de cette année ne m’est pas encore rentré ; je l’emploierai en entier pour payer les quinzaines des journaliers. J’ignore si je trouverai mes sûretés pour le paiement, mais je sais très bien que je risquerai, avec grande satisfaction, cent mille livres pour le bonheur de ces pauvres enfants. Bonsoir, cher nigaud, etc., etc.

Si le ton peut paraître un peu bourgeois, l’acte est royal.

Tous les maîtres de l’école française d’alors tirent le portrait de Mme de Pompadour : on a celui de Boucher, celui de Drouais que Grimm préférait à tous ; mais le plus admirable est certainement le pastel de La Tour, que possède le Musée. C’est là qu’il faut aller voir la marquise avant de se permettre de la juger et de se former la moindre idée de sa personne.

Elle est représentée assise dans un fauteuil, tenant en main un cahier de musique, le bras gauche appuyé sur une table de marbre où sont posés une sphère et divers volumes. Le plus gros de ces volumes, qui touche à la sphère, est le tome IV de l’Encyclopédie ; à côté se trouvent rangés un volume de L’Esprit des lois, La Henriade et le Pastor fido, témoignage des goûts à la fois sérieux et tendres de la reine de ces lieux. Sur la table encore, au pied de la sphère, se voit un volume bleu renversé qui porte inscrit au dos : « Pierres gravées » ; c’est son œuvre. Une estampe se détache et pend, qui représente un graveur en pierres fines au travail avec ces mots : « Pompadour sculpsit ». À terre, au pied de la table, est un carton de gravures et de dessins, marqué à ses armes ; on a là tout un trophée. Au fond, entre les pieds de la console, s’entrevoit un vase en porcelaine du Japon : pourquoi pas de Sèvres ? Derrière son fauteuil, et du côté opposé à la table, est un autre fauteuil ou une ottomane avec une guitare. Mais c’est la personne même qui est de tout point merveilleuse de finesse, de dignité suave et d’exquise beauté. Tenant en main le cahier de musique avec légèreté et négligence, elle en est tout à coup distraite ; elle semble avoir entendu du bruit et retourne la tête. Est-ce bien le roi qui vient et qui va entrer ? Elle a l’air d’attendre avec certitude et d’écouter avec sourire. Sa tête ainsi tournée laisse voir le profil du cou dans toute sa grâce, et ses petits cheveux très courts, délicieusement ondés, dont les boucles s’étagent et dont le blond se devine encore sous la demi-poudre qui les couvre à peine. La tête nage dans un fond bleu clair qui, en général, est celui de tout le tableau. L’œil est partout satisfait et caressé ; c’est de la mélodie plutôt encore que de l’harmonie. Une lumière tamisée et bleuâtre descend et glisse sur tous les objets. Il n’est rien, dans ce boudoir enchanté, qui ne semble faire sa cour à la déesse, rien, pas même L’Esprit des lois et l’Encyclopédie. La robe de satin à ramages laisse place dans l’échancrure de la poitrine à plusieurs rangs de ces nœuds qu’on appelle, je crois, des parfaits contentements 41, et qui sont d’un lilas très clair. Elle-même a les chairs et le teint d’un blanc lilas, légèrement azuré. Ce sein, ces rubans, cette robe, tout cet ensemble se marie harmonieusement ou plutôt amoureusement. La beauté brille dans tout son éclat et dans sa fleur épanouie. La figure est jeune encore, les tempes ont gardé leur jeunesse et leur fraîcheur ; la lèvre est fraîche également et n’a pas encore été flétrie, comme on dit qu’elle le devint pour s’être trop souvent froncée et mordue en dévorant la colère ou les affronts. Tout dans la physionomie, dans l’attitude, exprime la grâce, le goût suprême, l’affabilité et l’aménité plutôt que la douceur, un air de reine qu’il a fallu prendre, mais qui se trouve naturel et qui se soutiendra sans trop d’effort. Je pourrais continuer et décrire bien de jolis détails, j’aime mieux m’arrêter en renvoyant les curieux devant le modèle : ils y verront encore mille choses que je n’ose effleurer.

Telle était dans son plus beau jour cette personne ravissante, ambitieuse, fragile, mais qui fut sincère, qui resta bonne dans son élévation, fidèle (j’aime à le croire) dans sa faute, serviable tant qu’elle put, vindicative pourtant si on l’y poussait, qui était bien de son sexe après tout, et qu’enfin sa femme de chambre a pu nous montrer dans l’intimité, sans lui être un témoin trop à charge ni accablant. Ce livre de Mme Du Hausset laisse une impression singulière ; il est écrit avec une sorte de naïveté et d’ingénuité qui s’est conservée assez honnête dans le voisinage du vice : « Voilà ce que c’est que la Cour, tout est corrompu du grand au petit », disais-je un jour à Madame, qui me parlait de quelques faits qui étaient à ma connaissance. — « Je pourrais t’en dire bien d’autres, m’ajouta-t-elle ; mais la petite chambre où tu te tiens souvent t’en apprend assez. » Mme de Pompadour, après le premier moment passé de féerie et d’éblouissement, jugea sa situation ce qu’elle était, et, tout en aimant le roi, elle ne garda aucune illusion sur son caractère ni sur l’espèce d’affection dont elle était l’objet. Elle sentait qu’elle n’était pour lui qu’une habitude et pas autre chose. « C’est votre escalier que le roi aime, lui disait la petite maréchale de Mirepoix ; il est habitué à le monter et à le descendre. Mais, s’il trouvait une autre femme à qui il parlerait de sa chasse et de ses affaires, cela lui serait égal au bout de trois jours. » Elle se répétait à elle-même cette parole comme l’exacte et triste vérité. Elle avait tout à craindre à chaque minute, car, avec un tel homme, tout était possible ; un sourire même de lui et une mine plus ou moins gracieuse ne prouvaient rien :

Vous ne le connaissez pas, ma bonne, disait-elle un jour à Mme Du Hausset, avec qui elle causait de je ne sais quelle rivale qu’on avait essayé de lui susciter ; s’il devait la mettre ce soir dans mon appartement, il la traiterait froidement devant le monde, et me traiterait avec la plus grande amitié.

Il tenait cette sournoiserie de sa première éducation sous le vieux cardinal de Fleury. — Enfin, elle s’écrie avec un sentiment secret de sa misère et une expression qui ne laisse pas d’étonner : « Ah ! ma vie est comme celle du chrétien, un combat perpétuel. Il n’en était pas ainsi des personnes qui avaient su gagner les bonnes grâces de Louis XIV… »

Malgré tout, elle fut bien la maîtresse qui convenait à ce règne, la seule qui pût venir à bout d’en tirer parti dans le sens de l’opinion, la seule qui pût diminuer le désaccord criant entre le moins littéraire des rois et la plus littéraire des époques. Si l’abbé Galiani, dans une page curieuse, préférant hautement au siècle de Louis XIV le siècle de Louis XV, a pu dire de cet âge de l’esprit humain si fécond en résultats : « On ne rencontrera de longtemps nulle part un règne pareil », Mme de Pompadour y contribua certainement pour quelque chose. Cette gracieuse femme rajeunit la Cour, en y apportant la vivacité de ses goûts bien français, de ses goûts parisiens. Comme maîtresse et amie du prince, comme protectrice des arts, son esprit se trouva tout à fait au niveau de son rôle et de son rang : comme politique, elle fléchit, elle fit mal, mais pas plus mal peut-être que toute autre favorite en sa place n’eût fait à cette époque, où manquait chez nous un véritable homme d’État.

Quand elle se vit mourir après dix-neuf années de règne, quand il lui fallut, à l’âge de quarante-deux ans, quitter ces palais, ces richesses, ces merveilles d’art amoncelées, ce pouvoir si envié, si disputé, mais qu’elle retint tout entier en ses mains jusqu’au dernier jour, elle ne dit point comme Mazarin avec soupir : « Il faut donc quitter tout cela ! » Elle envisagea la mort d’un œil ferme, et, comme le curé de la Madeleine était venu la visiter à Versailles et s’en retournait : « Attendez un moment, monsieur le curé, lui dit-elle, nous nous en irons ensemble. »

Mme de Pompadour peut être considérée comme la dernière en date des maîtresses de roi, dignes de ce nom : après elle, il serait impossible de descendre et d’entrer décemment dans l’histoire de la Du Barry. Les rois et empereurs qui ont succédé depuis lors en France jusqu’à nos jours, ont été ou trop vertueux, ou trop despotiques, ou trop podagres, ou trop repentants, ou trop pères de famille, pour se permettre encore de ces inutilités-là : on en a entrevu au plus quelques vestiges. La race des maîtresses de roi peut donc être dite sinon finie, du moins très interrompue, et Mme de Pompadour reste à nos yeux la dernière en vue dans notre histoire et la plus brillante42.