(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre X. La littérature et la vie de famille » pp. 251-271
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre X. La littérature et la vie de famille » pp. 251-271

Chapitre X. La littérature et la vie de famille

§ 1. — Cette société primitive, naturelle, fondamentale qui s’appelle la famille se compose du père, de la mère, des enfants, des parents plus éloignés et encore des domestiques. Ce sont les relations de ces différentes personnes entre elles qui en forment la vie. Elles ont une influence continue sur la littérature, de même que la littérature à son tour les modifie incessamment. En effet, tantôt les écrivains reproduisent dans leurs œuvres cette vie intime, le jeu compliqué des sentiments qu’elle suscite et les conflits de volontés qu’elle amène ; tantôt, comme nous l’avons vu déjà, opposant leur idéal à la réalité, ils travaillent à changer dans le sens de leurs prédilections les traditions consacrées par l’usage ou l’organisation sanctionnée par le Code.

Aussi convient-il à toute époque d’étudier avec soin la vie familiale, de savoir si elle est forte ou faible, sévère ou relâchée, de noter les différences et les ressemblances qu’elle présente d’une classe, d’une région et presque d’une ville à une autre.

Il faut commencer par déterminer quelle est dans ce milieu restreint, mais singulièrement enveloppant pour l’individu, la situation relative de l’homme et de la femme. Cela revient à rechercher la conception que les différents groupes sociaux se font de l’amour et du mariage ; et il est à peine besoin de faire remarquer quel rôle immense cette conception changeante joue dans l’histoire littéraire de la France. Car, lorsqu’on passe des anciens aux modernes, la première différence qui frappe est l’envahissement de la littérature par l’amour.

Durant notre époque classique, il domine au théâtre ; il est le thème principal ou l’accessoire obligé de presque toutes les pièces ; il est le roi et souvent le tyran de la scène. Aristote assignait à la tragédie comme ressorts essentiels la terreur et la pitié. Ouvrez au contraire l’Art poétique de Boileau. Quoique Boileau respecte profondément Aristote, qu’il n’ait jamais été accusé d’être galant à l’excès, qu’il ait même fait une lourde satire contre les femmes, il écrit :

Bientôt l’amour, fertile en tendres sentiments,
S’empara du théâtre ainsi que des romans.
De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.

Dès lors, point de sujet qui ne s’agrémente d’une intrigue amoureuse, quand ce n’est pas l’intrigue amoureuse qui fait le fond de l’ouvrage. On peut compter les pièces où elle manque : Athalie, la Mort de César, quelques tragédies de Marie-Joseph Chénier font exception à la règle générale ; mais ces exceptions sont bien rares. Même quand le poète veut s’affranchir de l’usage, les comédiens et surtout les comédiennes l’y plient bon gré mal gré. J’ai déjà cité l’aventure de Voltaire à ses débuts, lorsqu’il voulut mettre en scène Œdipe, cette victime sanglante du destin. Il dut faire soupirer amoureusement Jocaste, comme Racine, cinquante ans plus tôt, avait cru devoir transformer en amoureux Hippolyte, le héros virginal voué chez les anciens au culte de la déesse de la chasteté.

Si de la tragédie nous passons à la comédie, la tradition lui impose un dénouement heureux et elle finit régulièrement par un mariage, le mariage étant toujours un dénouement heureux au théâtre. Faut-il rappeler combien de fois les mésaventures conjugales et les méfaits des belles-mères ont fourni un thème à plaisanteries vieilles comme le monde et cependant toujours goûtées de nos ancêtres aussi bien que de leurs descendants ?

Les contes d’autrefois, les fabliaux ainsi que les romans, depuis ceux de la Table ronde jusqu’à ceux qui s’étalent sous des couvertures neuves dans les vitrines des libraires, ont aussi de mille manières exploité la mine inépuisable que leur offrent des sentiments toujours les mêmes et cependant toujours nouveaux par la forme qu’ils prennent aux différentes époques.

Elle s’est étrangement diversifiée, cette forme. L’amour s’est raffiné, nuancé, compliqué à l’infini. Amour chevaleresque et héroïque, amour platonique et éthéré, amour léger et à fleur d’âme, amour passionné et fort comme la mort, amour sensuel et libertin, amour ingénu et délicat, amour fougueux et volage, à la hussarde, amour dégénérant en un duel entre les deux sexes, amour coupable et perverti, amour avant, pendant et hors le mariage…, que de variétés voisines, mais distinctes ! Elles peuvent coexister dans la même époque ; elles peuvent se combiner de façon à produire des variétés nouvelles. C’est une tâche parfois ardue de démêler laquelle a dominé dans un moment donné et en quelle proportion les autres étaient alors représentées dans une société. Il faut, pour la remplir aussi bien que possible, interroger les Mémoires, les lettres, les procès, les statistiques, et, au cours de ces investigations, on remarquera vite que les œuvres littéraires ont souvent agi, non seulement sur l’expression, mais aussi sur l’intensité ou même sur la nature des sentiments que les deux sexes ont l’un envers l’autre. Il me paraît que les poètes et les romanciers ont maintes fois fait l’éducation amoureuse de leurs lecteurs et de leurs lectrices, qu’ils leur ont appris à sentir plus vivement et plus finement, qu’ils ont ainsi leur grande part dans la complexité plus grande et dans les allures romanesques ou tragiques que l’amour a prises dans les temps modernes. Suivant un mot de Buffon, l’imagination a brodé de soie et d’or l’étoffe simple fournie par la nature. Combien d’hommes se sont modelés sur Saint-Preux ou sur don Juan ! Combien de femmes ont aspiré à être des Elvires ou des Lélias ! L’histoire des mœurs en notre siècle rencontre bien des cas où des personnages réels ont emprunté des traits à des personnages fictifs, où la vie a imité cette imitation de la vie qu’est en partie la littérature !

Ainsi la littérature et la réalité, quoique toujours séparées par un écart qui est plus ou moins large, suivant que l’époque est réaliste ou idéaliste, se rapprochent assez pour qu’on puisse saisir une analogie de direction entre la courbe de l’une et celle de l’autre.

Sans vouloir dérouler la longue histoire des façons, diverses dont l’amour a été compris par les différentes époques, il est permis de choisir quelques exemples pour montrer les phases extrêmes par où ont passé ce sentiment et son expression.

Les chansons de geste, surtout les plus anciennes, ne s’occupent guère de l’amour. Dans la Chanson de Roland, sa fiancée, la belle Aude, apparaît à peine et c’est pour mourir subitement en apprenant la mort du vaillant capitaine. Cette mort sans phrases a, d’ailleurs, sa grandeur et sa délicatesse. Dans Berte aux grands piés, l’héroïne du poème est victime d’une odieuse trahison ; pendant qu’une serve prend sa place d’épouse auprès du roi Pépin, on la perd dans une forêt. Là elle souffre, vit misérable dans la solitude, parmi les bêtes, mais toujours résignée, parce qu’elle croit avoir déplu à son seigneur et maître et avoir subi ce traitement par son ordre. C’est une martyre de l’obéissance conjugale. La femme de Guillaume au court nez, dame Guibourg, est un modèle de bravoure, d’énergie virile. Elle est restée gardienne d’une place forte ; Guillaume blessé, vaincu, mis en fuite par les Sarrasins et déguisé lui-même en Sarrasin pour mieux leur échapper, se présente aux portes de la ville. Sa femme le regarde du haut d’une tour et elle refuse de faire ouvrir. — Vous fuyez, lui dit-elle. Vous n’êtes pas Guillaume. A ce moment, passent cent cavaliers musulmans, qui sont sur le point de s’emparer du fugitif. Il insiste pour qu’on lui donne asile. — Quoi ! reprend dame Guibourg, l’ennemi passe à votre portée et vous ne l’attaquez pas ! Vous n’êtes pas Guillaume. ― Désespéré, le héros fait un suprême effort. Il se jette sur les cavaliers, les disperse et alors seulement sa femme daigne le reconnaître et le laisser entrer dans la ville avec tous les honneurs qui lui sont dus. Si la femme joue ainsi parfois un rôle brillant ou touchant, on sent pourtant le plus souvent que sa place dans la famille féodale du nord de la France est encore humble et secondaire. Dans un autre poème (Garin le Loherain), la femme du roi Pépin voulant se mêler de lui donner un conseil politique, le roi lui assène un coup en plein visage, et, comme sa main est gantée de fer, la pauvre reine s’en va, toute saignante, méditer ce rappel au silence et à la modestie. La femme nous apparaît ainsi soumise à son mari, traitée avec rudesse et brutalité, mais en même temps pure, fidèle et dévouée.

Tout autre est, vers la même époque, la condition de la femme, et par conséquent, le rôle de l’amour, dans le midi de la France. Là le respect, la courtoisie envers la femme sont les premiers devoirs d’un chevalier. — Il doit, dit une formule du temps, servir et honorer toutes les dames pour l’amour d’une seule. Il gagne ainsi l’estime en ce monde et le paradis dans l’autre. Car, suivant une autre maxime du temps, qui sert loyalement sa dame est sauvé. La femme noble, au pays des troubadours, est véritablement reine. Dans les tournois en champ clos, elle décerne le prix au champion le mieux faisant. Dans les tournois poétiques, elle accorde la palme au poète le mieux disant. Entourée d’adulations, elle est l’objet d’un amour romanesque, qui tantôt s’exalte en dévotion presque mystique et tantôt s’évapore en galanteries légères. Elle préside des débats sur des questions graves comme celles-ci : — Vaut-il mieux perdre sa dame par son mariage avec un autre ou par la mort ? — Lequel aime le mieux, du jaloux ou de celui qui ne l’est pas ? ― L’amour doit-il et peut-il exister entre époux ? — Et à cette dernière question, la réponse ordinaire est Non. C’est qu’en effet l’amour tel qu’on le conçoit dans cette civilisation déjà raffinée, loin d’avoir le mariage pour aboutissant naturel, en est presque l’opposé. Il est regardé comme un sentiment si libre qu’il se dérobe à toute contrainte, même à celle du devoir. Cela était poussé si loin qu’on cessait d’être le chevalier en titre d’une dame, par cela seul qu’on devenait son mari. Et, autre forme de la même idée, un chevalier et sa dame pouvaient fort bien se marier chacun de son côté et avoir chacun, dans son ménage, beaucoup d’enfants, sans briser le lien idéal qui les avait unis.

On comprend sans peine que les deux littératures correspondant à ces deux conceptions de l’amour et de la famille soient séparées par une large distance.

On retrouve ce contraste dans toute l’histoire de la France. Corneille nous représente fréquemment l’amour noble, élevé, austère, inspirateur des beaux sentiments et des grandes actions. Ainsi Pauline, qui aime encore Sévère et qui est encore aimée de lui, pousse jusqu’au renoncement le plus vertueux le respect de la foi conjugale. Comparez aux peintures du poète ce qui se passe dans certaines familles, surtout dans les familles jansénistes du temps, et vous verrez qu’il n’a eu qu’à idéaliser certains traits choisis dans la réalité. Puis transportez-vous dans la première moitié du xviiie  siècle. En ce temps-là, dans la société aristocratique (celle qui alors influe le plus sur la littérature), le mariage est considéré comme une institution surannée et contre nature. Le marquis d’Argenson, un fort honnête homme, l’appelle « un droit furieux ». Il en fait gaillardement l’oraison funèbre et prédit qu’il passera bientôt de mode. Mais enfin, quand la mode en sera passée, faudra-t-il que le monde, devenu un immense monastère, soit réduit au célibat à perpétuité ? Les philosophes du xviiie  siècle ne sont pas si cruels. Ils font, tout au contraire, une guerre acharnée au célibat, aux vœux perpétuels, aux couvents. Que veulent-ils donc ? J’appelle un apologue du temps à mon aide pour expliquer leurs désirs. Dans une fable de Lamothe-Houdar, la rose dit au papillon : Ingrat, je vous ai vu courtiser la violette,

Entre les fleurs simple grisette.

Je vous ai vu, perfide, caresser la tulipe, la jonquille, la tubéreuse. Et le papillon répond à la rose : Eh ! que faisiez-vous pendant ce temps-là ? N’avez-vous pas accueilli l’abeille et le frelon, et le moucheron encore ? — Le poète termine cette querelle de ménage par cette morale, si le mot de morale peut ici s’appliquer :

C’est providence de l’amour
Que coquette trouve un volage.

Eh bien ! que toute femme à son gré puisse être la rose et tout homme le papillon, voilà, selon beaucoup d’hommes et de femmes de cette époque, le vœu même de la nature. Le mariage ne doit plus être qu’une étiquette destinée à couvrir les unions libres et passagères, facilement nouées, plus facilement dénouées. Voulez-vous retrouver ce papillonnage dans le roman : Crébillon fils et bien d’autres l’y introduisent. Vous plaît-il de le revoir au théâtre : on joue alors une petite pièce intitulée : Le préjugé à la mode, et savez-vous quel est ce préjugé, d’ailleurs combattu par l’auteur85 ? C’est qu’une femme ne saurait décemment aimer son mari et qu’un mari ne doit pas avoir le mauvais goût d’aimer sa femme. C’est, en un mot, la théorie (correspondant à la pratique) de l’infidélité mutuelle et presque obligatoire.

Je pourrais suivre chez les romanciers et les auteurs dramatiques de notre siècle les métamorphoses subies par les idées et les sentiments qui se rapportent à ce sujet si grave : l’union de l’homme et de la femme. Mais elles ont été si souvent étudiées qu’il serait banal d’y insister. J’aime mieux indiquer ce qu’il sied de noter avec soin à chaque moment, si l’on veut aboutir à des résultats précis et nouveaux.

Il faut remonter à la raison d’être de ces métamorphoses, et la principale, c’est la condition de la femme dans la famille et dans la société. La prépondérance de l’amour dans les littératures modernes est due sans aucun doute au puissant mouvement qui depuis l’antiquité a relevé sa situation. Ce n’est point le lieu de rechercher les causes nombreuses de cette lente ascension qui dure encore : il y faudrait tout un volume. Mais il est bon de se rappeler que dans ce long effort, qui tend à établir une équivalence parfaite, c’est-à-dire une égalité de droits n’excluant pas une diversité de fonctions entre les deux moitiés de l’humanité, il y a eu des moments d’arrêt, de progrès rapide et aussi d’effervescence désordonnée. Tout cela se reflète dans les œuvres contemporaines : car les femmes exercent toujours une triple action, comme partie intégrante du public comme auteurs, comme conseillères ou inspiratrices d’un frère, d’un mari, d’un amoureux, d’un ami. Il importe donc de savoir si elles ont été tenues à la maison, occupées à filer, à coudre, à faire le ménage, à soigner les enfants ; si, au contraire, plus ou moins émancipées, plus ou moins instruites, plus ou moins fringantes, elles ont pris une part active aux choses qu’en d’autres temps les hommes se réservent jalousement.

Un bon historien devrait distinguer des époques où les femmes sont viriles, d’autres où les hommes sont féminins, d’autres encore où s’opère entre les deux sexes un partage à l’amiable et réglé pour un temps des fonctions mâles et des fonctions femelles qui existent toujours côte à côte dans une société.

Regardons une époque où les femmes se virilisent, où elles secouent le joug des traditions et des règles qui les assujettissaient, où elles réclament fièrement leur indépendance et se donnent libre carrière en tous domaines. Je ne vois pas d’époque, sauf peut-être celle où nous vivons, qui soit à cet égard aussi remarquable que la minorité de Louis XIV.

Les femmes, durant les années troublées de la Fronde86, sont partout dans la vie publique. Amazones, diplomates, aventurières de haut vol, elles gouvernent, intriguent, négocient, conduisent des armées, soutiennent des sièges, manient les armes au besoin. Une d’elles est régente ; une autre est presque reine de Paris insurgé ; une autre entre de vive force dans Orléans. Elles mènent tout, à commencer par les hommes. Elles font varier la politique au gré de leurs coups de tête et de leurs coups de cœur. En même temps, dans la vie privée, elles sautent sans hésiter par-dessus les barrières accoutumées ; elles courent les rues et les grandes routes en masque, en habits de cavalier ; elles se moquent de leurs maris et du mariage ; elles ont des toilettes tapageuses, un langage gaillard, des manières hardies, des passions débridées ; on en voit qui se battent, boivent et sacrent comme des soudards. Ces libres viveuses sont souvent des libres penseuses. Bien plus ! Les grandes dames n’ont pas scrupule à fraterniser avec les courtisanes ; il y a déjà un demi-monde qui confine et se mêle à l’autre. Une fois la guerre civile apaisée, elles se jettent tête baissée dans les querelles religieuses ; ces belles guerrières se font théologiennes ; elles sont jansénistes ou orthodoxes avec la même frénésie et la même légèreté qu’elles ont été frondeuses ou mazarines. Du reste, il est juste d’ajouter que, parmi les princesses et les bourgeoises d’alors, on rencontre à côté des viragos de vraies héroïnes ; que les Ninon de Lenclos et les Marion Delorme ont pour pendant les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ; qu’en matière de diplomatie, de courage, de dévouement, d’esprit, il ne manque pas en ce temps-là, comme dit quelque part, Fontenelle, « de femmes qui valent des hommes ».

Quels rapports maintenant entre cette espèce d’insurrection féministe et la littérature ? D’abord la littérature pourrait bien y avoir été pour quelque chose. Les poètes et les romanciers, dans la première moitié du xviie  siècle, ont proclamé sur tous les tons qu’un honnête homme doit être toujours amoureux, qu’il est l’esclave né des dames ; qu’il doit accepter, le sourire aux lèvres et la soumission au cœur, leurs volontés, leurs ; désirs, leurs caprices. Les tendres bergers du Lignon, comme les galants héros des pastorales et des tragédies précieuses, font profession de ne vivre que pour l’amour. Comment les femmes, à force d’être logées au ciel empyrée et transformées en divinités, n’auraient-elles pas été prises de vertige ? D’autant que les plus grands faisaient fumer l’encens devant elles à pleines cassolettes. Corneille flatte leur orgueil comme pas un. Quel est, dans son Cinna, l’homme de la pièce ? J’oserais dire que c’est Emilie, celle que les contemporains appelaient « une adorable furie ». N’est-ce pas elle qui anime, excite, soutient son pâle amant, qui le force à tenir ses promesses, quand il est près de renoncer au complot où elle l’a jeté ? Le pauvre Cinna. se plaint, en y cédant, de la contrainte qu’on lui impose :

Eh bien ! Vous le voulez, il faut vous satisfaire.
Mais apprenez qu’Auguste est moins tyran que vous.
Il n’a point jusqu’ici tyrannisé les âmes ;
Mais l’empire inhumain qu’exercent vos beautés
Force jusqu’aux esprits et jusqu’aux volontés.

Les héros les plus héroïques deviennent, comme Cinna, des modèles achevés de faiblesse amoureuse ; ils font même volontiers parade de leur servitude. Polyeucte, le futur martyr, s’écrie :

Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort.

César humilie sa gloire devant Cléopâtre : il lui rend grâces-de la victoire qu’il vient de remporter à Pharsale :

Car le dieu des combats
M’y favorisait moins que vos divins appâts.
Ils conduisaient ma main : ils enflaient mon courage ;
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage.

C’est uniquement pour la reine qu’il est venu en Egypte ; il se soucie peu d’être le premier de Rome et du monde, s’il n’ennoblit ce titre par celui de captif de Cléopâtre.

Tels étaient les sentiments romanesques qui étaient applaudis par les spectateurs, sans parler des spectatrices. Bientôt Corneille, mêlant de plus en plus l’amour et la politique, outre encore les volontés tyranniques de ses héroïnes. Rodogune, sa pièce favorite, n’est qu’un duel entre deux femmes qui toutes deux commandent un crime atroce ; l’une parle en mère et ordonne à ses deux fils de tuer celle qu’ils aiment ; l’autre parle en amante et ordonne aux deux mêmes princes de tuer leur ; mère. Que croyez-vous que fassent deux jeunes hommes loyaux et généreux pris entre ces deux furies ? Sans doute ils vont éclater en cris de révolte et d’indignation. Point. Ils ne savent que soupirer en se dérobant plaintivement au meurtre qu’on réclame de leur obéissance. Quand l’un des frères se permet de protester avec quelque vigueur contre les terribles exigences de leur princesse, l’autre le rappelle à l’ordre en lui disant :

Plaignons-nous sans blasphème…
Il faut plus de respect pour celle qu’on adore.

C’en est assez pour montrer que les écrivains ne furent pas innocents de la haute idée que les femmes d’alors se firent de leurs prérogatives et du rôle qu’elles s’arrogèrent en conséquence. Comme il arrive toujours, les mœurs à leur tour réagissent sur la littérature et il est parfois difficile de décider quand les poètes et les romanciers prennent ou fournissent des modèles à la société environnante. Corneille n’avait qu’à transfigurer légèrement les grandes dames qu’il avait sous les yeux pour créer ses héroïnes au caractère impérieux, fait de fierté, d’assurance et de fermeté mâle ; et l’on comprend, que les Sévigné, les femmes qui avaient été jeunes dans l’époque tumultueuse de la Fronde, aient toujours préféré à Racine (chez qui l’homme bien souvent prend sa revanche) celui qu’elles appelaient « leur vieil ami ». Prédilection bien naturelle ! Elles retrouvaient leur portrait dans ses peintures et elles s’y reconnaissaient d’autant mieux qu’elles y étaient quelque peu flattées.

Si nous sortons du théâtre pour entrer chez les précieuses, la souveraineté de la femme est article de foi à l’hôtel de Rambouillet comme chez Mlle de Scudéry. M. de Montausier, avant que la belle Julie d’Angennes daigne se rendre à ses désirs et l’accepter pour époux, doit faire quatorze ans bien comptés le siège de ce cœur récalcitrant : le siège de Troie avait duré quatre ans de moins. Et voici tout aussitôt le contre-coup littéraire des opinions qui ont cours dans ce monde quintessencié. Mlle de Scudéry traçant le portrait de Sapho, qui est le sien, la représente comme une ennemie déterminée du mariage. « Je le regarde, dit-elle, comme un long esclavage. » Et, fidèle à ses principes, elle sauvegarde son indépendance avec une constance que sa figura lui rend peut-être plus facile qu’elle n’aurait souhaité. La grande Mademoiselle, qui n’a pas encore rencontré Lauzun, craint aussi de se donner un maître sous le nom de mari, et quand elle rêve de transformer les dames et les officiers de sa cour en bergers et en bergères vivant aux champs et gardant des moutons enrubannés, elle entend que le mariage soit interdit dans cette société idéale. « Car, écrit-elle, ce qui a donné la supériorité aux hommes a été le mariage, et ce qui nous a fait nommer le sexe fragile a été cette dépendance où le sexe masculin nous a assujetties. » La pucelle d’Orléans dont le pauvre Chapelain a, si malheureusement pour elle et pour lui, fait la victime de son poème épique, était habilement choisie pour plaire à ces vierges sages si jalouses de leur liberté. Et les héroïnes de roman ne le cèdent pas sur ce point à celles de l’histoire. Dans la Clélie, la hautaine Tullie pousse ce cri de révolte : « J’aimerais mieux être soldat que princesse, tant je suis peu satisfaite de mon sexe ! » Or, pourquoi ce mécontentement ? C’est que la femme est toujours esclave, esclave de ses parents, esclave des bienséances, esclave de son mari ; et Tullie, qui pense ainsi, revendique pour elle et ses compagnes d’infortune une émancipation complète.

On voit l’enchevêtrement de la littérature et de la vie ; et on peut le constater à chaque instant. Les chefs des Frondeurs s’appellent souvent de noms empruntés à des héros de roman ; La Rochefoucauld, blessé, en danger d’être aveugle, fait hommage de ses souffrances à Mme de Longueville par ces deux vers. qu’il emprunte, en les remaniant, à une tragédie :

Faisant la guerre au roi, j’ai perdu les deux yeux ;
Mais pour un tel objet je l’aurais faite aux Dieux.

Pascal n’a qu’à regarder autour de lui pour que lui vienne à l’esprit cette remarque : « Le nez de Cléopâtre un peu plus court et la face du monde était changée. »

Ainsi la littérature a subi la répercussion d’un mouvement qu’elle avait en partie suscité. Si l’on voulait analyser dans les œuvres du temps la multiple influence des femmes, il faudrait noter d’abord le grand nombre de femmes écrivains qui se sont alors révélées et formées, Mlle de Scudéry, Mme de Motteville, la grande Mademoiselle, Mme Deshoulières, sans oublier les deux plus illustres, qui n’ont été connues que plus tard, mais qui ont fait en ces années-là leur apprentissage de la vie,, Mme, de Sévigné et Mme de La Fayette. Chez toutes sans exception persistent une liberté d’opinions et une franchise de style qui distinguèrent ce qu’on appela, dans l’entourage du jeune roi Louis XIV, l’ancienne cour ; il n’est pas jusqu’à la délicate aventure de la Princesse de Clèves où l’on ne retrouve quelque chose de Cornélien. Il faudrait ensuite relever, en attachant une attention scrupuleuse aux dates, les types nouveaux de femmes qui surgissent soit au théâtre soit dans le roman et voir en quoi ils sont la reproduction de types apparus dans la réalité. Il faudrait rechercher si l’amour romanesque, aventureux, fantasque, n’a pas envahi certains romans et certaines pièces. Il faudrait se demander si le désir de gagner une élite féminine très remuante n’a pas contribué à donner leur allure vive et cavalière aux Provinciales de Pascal, qui font pour la théologie ce que les. écrits de Descartes avaient fait pour la philosophie, je veux dire qui la sécularisent, la mettent à la portée des profanes, la font pénétrer dans les causeries et les discussions du monde.

Toutefois ces époques où les femmes se ruent dans les activités d’ordinaire dévolues aux hommes ne sont pas celles où leur influence sur la littérature est le plus marquée. Et cela se comprend sans peine. Elles ont en pareille occurrence bien d’autres choses à faire qu’à s’occuper de vers, de grammaire, de questions d’art ; puis, comme elles prisent et encouragent avant tout les qualités fortes et masculines, elles s’intéressent plus aux hommes d’épée et aux politiques qu’aux hommes de lettres, et, si par hasard elles agissent sur ces derniers, le résultat de leur action est peu visible, parce qu’elles les portent à développer en eux ce qu’il y a de moins féminin.

Aussi faut-il considérer les moments où la puissance des femmes s’exerce de façon moins bruyante, mais plus profonde et plus sûre. Il n’est pas du tout nécessaire qu’elles possèdent le pouvoir en titre. Il ne faut jamais oublier ces paroles de la duchesse de Bourgogne à Mme de Maintenon87 : « Ma tante, se mit-elle à dire, il faut convenir qu’en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois ; et savez-vous bien pourquoi, ma tante ? » — Et toujours courant et gambadant : « C’est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous les reines. » Le règne des favorites en France a prouvé la justesse de cette boutade, et, sans parler des Maintenon ou des Diane de Poitiers qui ont, chacun le sait, inspiré, commandé, suscité des œuvres conformes à leurs préférences, il y a des temps où les hommes féminisés subissent un ascendant qui, pour être doux et insinuant, n’en modifie pas moins leur façon de penser et d’écrire. On peut choisir comme exemple le second tiers du xviiie  siècle alors que des seigneurs de la cour, souvent capitaines ou colonels, la figure rasée, la tête poudrée, portaient des dentelles et des manchons, se piquaient d’exceller dans le parfilage ou la broderie, se présentaient dans les salons avec des ciseaux et des aiguilles d’or. Il est clair qu’en ces moments-là poètes et poètereaux, romanciers et conteurs, littérateurs de tout genre écrivent surtout en vue du soi-disant sexe faible qui a su adoucir et amollir à son image le prétendu sexe fort. Les comédies de Marivaux, le Vert-Vert de Gresset, les poésies musquées d’un Dorât ou d’un Bernis, portent la marque ineffaçable de cette condescendance au goût féminin. Encore aujourd’hui pourquoi ces romans qui s’étalent en tête des Revues ou au rez-de-chaussée des journaux, sinon pour allécher la même clientèle ? Musset avouait que ses pièces étaient faites surtout pour ce qu’il appelait son public de petits nez roses ; et j’ai entendu dire à Alexandre Dumas fils qu’en composant un drame ou une comédie il ne s’occupait pas plus des hommes que s’il ne devait pas y en avoir un seul dans la salle de spectacle.

Cette action permanente que les femmes exercent ainsi, même sans y tâcher, explique bien des caractères de notre littérature  ; mais il me suffit pour l’instant de l’indiquer ; nous la préciserons un peu plus tard en étudiant les effets de la vie mondaine qui est l’intermédiaire ordinaire par où passe cette subtile et puissante influence.

§ 2. — Revenons à la vie de famille. Il faudrait parler maintenant des relations entre parents et enfants, entre frères et sœurs, etc. Il y a encore là bien des sentiments, bien des situations, bien des luttes qui ont fourni aux écrivains de tous les temps une abondance inépuisable de sujets. On pourrait croire qu’ils ont dû se répéter de la façon du monde la plus fastidieuse. Mais non. De même que l’amour dans les temps modernes s’est transformé avec une souplesse infinie et est devenu quelque chose de plus complexe, de plus troublé et partant de plus dramatique que dans l’antiquité, de même ces sentiments toujours jeunes, comme ce qui est éternel, ont varié, suivant les époques, d’expression et même d’intensité. Saint-Marc Girardin, dans son Cours de littérature dramatique, a suivi curieusement quelques-unes de ces métamorphoses. Il resterait à en étudier la marche avec une méthode historique plus rigoureuse. Mais je veux seulement effleurer ici deux ou ’trois points qu’il n’a pas touchés.

Nul n’ignore quelle était la sévérité de l’éducation dans la plupart des familles nobles et bourgeoises d’autrefois. Au seizième siècle, Agrippa d’Aubigné ayant mécontenté son père par sa paresse, celui-ci le fit habiller comme un enfant d’artisan, lui mit des outils à la main et l’envoya en apprentissage. La leçon fut courte ; mais elle avait été rude et elle profita au jeune garçon. Voulez-vous voir cette rigueur s’adoucir de siècle en siècle ? Vous pouvez indifféremment parcourir les Mémoires ou les comédies. Ces deux sortes de documents, si peu semblables qu’ils soient, offrent le même spectacle, avec cette différence que les comédies sont souvent en avance sur les mœurs et prêchent encore plus qu’elles ne peignent l’adoucissement de l’autorité paternelle et maternelle.

Considérons seulement trois auteurs appartenant à trois siècles successifs, Molière, Marivaux, Emile Augier.

Molière oppose l’un à l’autre deux systèmes d’éducation. D’un côté l’éducation répressive, à l’ancienne mode : une jeune fille élevée dans l’isolement et comme cloîtrée depuis son enfance ; sevrée des plaisirs du monde et même de rubans ; habituée à n’avoir rien à elle, surtout une volonté ; maintenue dans l’innocence à force d’ignorance, munie pour toute règle de conduite de préceptes sur la façon de se bien tenir et de faire gracieusement la révérence, préceptes mondains auxquels se mêlent quelques pieuses leçons sur la nécessité d’obéir à ceux qui ont reçu du ciel le droit de commander. D’autre part la jeune fille qui a grandi dans une honnête liberté, partagée entre le monde et la maison de son tuteur ; celle-ci n’est point une chose dont on dispose ; c’est une personne qui a ses préférences, qui les avoue ingénument et ne craint point qu’on veuille les violenter. L’une s’appelle Agnès ou Isabelle et n’a que de l’aversion pour celui qui l’a élevée ; elle le dupe avec autant de sérénité que d’innocente rouerie. L’autre se nomme Léonor et, pleine de tendresse pour celui qui a veillé sur son enfance, elle finit, moitié reconnaissance, moitié amour, par l’épouser. Molière commence ainsi la campagne que ses successeurs mèneront contre la discipline de fer léguée par les couvents du moyen âge aux siècles suivants et qui pesait, qui pèse encore si lourdement sur tant de jeunes filles88. Cependant regardez d’un peu près ses personnages. Le ton des fils n’est certes pas toujours respectueux ; les Gérontes sont bernés et dupés par eux ; et Cléante à Harpagon qui lui donne sa malédiction réplique avec une impertinente ironie : Je n’ai que faire de vos dons. Mais dans leurs emportements les plus vifs les fils gardent encore une certaine humilité ; ils se laissent menacer du bâton ; ils observent certaines formules consacrées. Le tutoiement, par exemple, n’est pas de mise dans la famille, même chez de simples bourgeois. Argan, dans le Malade imaginaire, en interrogeant la petite Louison, lui dit vous.

Chez Marivaux, il n’en est déjà plus de même. Il se moque de ces appellations solennelles qui étaient encore d’usage entre père et fils. Il les admet dans la noblesse, mais à condition qu’elles y restent. Des enrichis viennent rendre visite à leur père qui n’est qu’un brave aubergiste, et ils lui donnent du Monsieur. Le bonhomme se retourne, s’imaginant qu’ils parlent à quelqu’un placé derrière lui, Quand il est bien convaincu que ses fils s’adressent à lui, il faut voir comme il se fâche ; et il faut entendre de quel ton son frère lui explique cette mode du grand monde. « C’est, dit-il, que le terme de mon père est trop ignoble, trop grossier ; il n’y a que les petites gens qui s’en servent ; mais chez les personnes aussi distinguées que Messieurs vos fils, on supprime dans le discours toutes ces qualités triviales que donne la nature, et, au lieu de dire rustiquement mon père comme le menu peuple, on dit Monsieur ; cela a plus de dignité89. »

L’ironie est visible, et, dans les pièces de Marivaux, les parents tutoient déjà leurs enfants, ce qui est un acheminement à se laisser tutoyer par eux. Mince détail, si l’on veut, mais qui trahit un grand changement dans les idées. Ce n’est pas en vain que soixante ans de paix et de sécurité intérieures ont passé sur la France et que la bourgeoisie a conquis au soleil une place plus importante. L’antique sévérité, où il y avait à la fois de la rudesse et de la morgue, s’est quelque peu relâchée ; les parents sont devenus plus jaloux d’affection que de vénération ; en un mot, dans la famille comme dans la société, le principe d’autorité commence à perdre de sa force.

Le père est, en général, d’une bonté, d’une indulgence qui va presque jusqu’à la faiblesse. Ce n’est plus un vieillard morose, un Géronte ou un Harpagon, qu’on berne et dupe sans scrupule, parce qu’il semble prendre à tâche de rendre ridicule ou odieuse la dignité paternelle. Non, c’est un brave homme qui veut se faire aimer plus que se faire craindre et qui mérite l’affection de ses enfants par celle qu’il leur témoigne. Il ne songe pas à imposer ses goûts et sa volonté. M. Orgon90 annonce à sa fille qu’il a fait choix pour elle d’un mari. C’est le fils d’un vieil ami. Il désire naturellement que son choix soit ratifié par sa fille. Mais il a si grand peur de peser sur sa détermination qu’il prend toutes les précautions imaginables. Il a soin de lui rappeler qu’elle garde sa liberté pleine et entière. Je l’entends, il est vrai, qui ordonne. Mais quel ordre ! Il dit à Silvia : « Je te défends toute complaisance à mon égard. »

Même indulgence à l’égard des fils. Il y a peut-être, suivant la coutume et la nature, une nuance de tendresse de plus envers les filles. Mais les fils auraient mauvaise grâce à se plaindre d’un joug despotique. Je rencontre dans une pièce91 un père rival de son fils. Harpagon, dans la même situation, gronde, menace, exige du jeune homme le renoncement à son amour. M. Damis, lui, comprend que la passion amoureuse convient mieux à la jeunesse qu’à la vieillesse, et non seulement il se retire de bonne grâce, mais il demande lui-même pour son fils la main de la jeune fille. Si le père se fâche quelquefois, c’est colère plus apparente que réelle. Ainsi un père irrité s’écrie quelque part : « Je le déshérite. » Mais le valet n’est pas dupe de ce moment de fureur et il répond : « Eh ! eh ! Je remarque que ce n’est qu’en baissant le ton que vous prononcez le terrible mot de déshériter. Vous en êtes effrayé vous-même. »

Si Marivaux s’est plu à nous montrer des pères souriants et débonnaires, il a été infiniment moins favorable aux mères. Ce sont le plus souvent des femmes revêches, acariâtres, impérieuses, de vraies belles-mères, conformes au type classique de ces martyres de la comédie., Mais on dirait qu’à cette maternité revêche il a voulu opposer son propre idéal et travailler ainsi pour sa part à la transformation des mœurs. Il a créé la mère amie et sœur aînée de sa fille92. « Je n’ai point d’ordres à vous donner, ma fille, dit Mme Argante ; je suis votre amie, et vous êtes la mienne ; et si vous me traitez autrement, je n’ai plus rien à vous dire. » Il est donc convenu que les deux amies n’ont plus de secret l’une pour l’autre ; la plus âgée met seulement son expérience au service de la plus jeune, et comme celle-ci hésite à lui confier ses peines : « Ah ! ma chère Angélique, s’écrie-t-elle, tu ne me rends pas. tendresse pour tendresse.  » Dans toute la comédie, Marivaux nous offre le spectacle curieux de cette mère qui soutient comme une gageure le parti qu’elle a pris. Il expose à dessein l’imprudente Angélique aux plus grands périls ; il l’amène au bord du précipice ; mais c’est pour mieux faire éclater le triomphe de l’amitié maternelle. Mme Argante sauve l’étourdie d’elle-même et des entreprises de son amant, et cela sans avoir usé une seule fois des droits que lui confère son titre de mère. Je n’ai point à discuter ici la thèse développée par Marivaux ; il me suffit de remarquer que la loi a plus tard conclu en sa faveur, en décidant qu’à vingt et un ans une jeune fille est parfaitement maîtresse de sa destinée et n’a plus que des conseils à recevoir de ses parents.

Faisons un pas de plus. Notre siècle nous a fait voir, dans la vie réelle comme sur les planches, le père camarade et parfois frère cadet de son fils. C’est, pourrait-on dire, une des conceptions favorites de Dumas fils et d’Emile Augier. Chez le premier, c’est le fils naturel qui humilie et repousse le père tardivement repenti ; c’est le fils raisonnable qui sermonne, sauve et marie le père prodigue. Chez le second, c’est le fils honnête qui juge, condamne et abandonne à sa solitude le père usurier93 ; c’est le fils au cœur délicat qui donne des leçons d’honneur au père dont la conscience de banquier fut trop élastique et qui le contraint même à réparer ses fautes. Les rôles traditionnels sont complètement intervertis. Quand le père veut morigéner son fils, celui-ci l’écoute d’un air narquois et l’interrompt d’un ton gouailleur. Qu’on relise, dans les Effrontés, la scène94 où Charrier essaie de gronder Henri, une scène qu’Augier a refaite avec complaisance dans plusieurs comédies :

Charrier. — Asseyez-vous, Monsieur. Votre grand-père était un pauvre petit percepteur à Saint-Valery.

Henri. — Je sais bien.

Charrier. — Veuillez ne pas m’interrompre. Quand j’eus achevé mes études au collège de Rouen, il m’embarqua pour Paris, avec quinze louis dans ma bourse et une lettre de recommandation pour Laffitte. Savez-vous ce qu’il me dit en me quittant ?

Henri. — Parfaitement. Tu me le répètes chaque fois que tu…

Charrier. — Je vous prie de remarquer que je ne vous tutoie pas.

Henri. ― Parbleu ! tu es fâché contre moi qui ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi qui les as payées. Je n’ai aucun motif de te parler sévèrement…

Adieu l’antique autorité paternelle ! Elle est ici raillée, bafouée ; et, pour en achever la ruine, c’est au dénouement le fils qui représente la morale et voit le père trembler et rougir devant lui.

Ces simples rapprochements parlent d’eux-mêmes. Qui ne sent l’abîme qui sépare la famille d’aujourd’hui de celle d’autrefois ? Et qui ne comprend pour l’historien la nécessité de noter en chaque époque à quelle étape en est l’émancipation des enfants ou, si l’on préfère, la désagrégation de la famille patriarcale ?

En même temps que le respect des enfants a diminué, la tendresse des parents pour eux semble avoir augmenté. C’est un fait qui éclate aux yeux dans notre siècle qui aurait pu prendre pour devise ce vers de Musset :

C’est mon opinion de gâter les enfants.

Chose étrange ! Rousseau, qui fut si dur pour ses propres enfants, qui les abandonna à la charité publique, a fait entrer l’enfant dans notre littérature. Avant lui, on ne se souciait guère d’observer et de peindre les petits hommes et les petites femmes. Qui donc prenait la peine d’écrire pour eux ? Les contes de Perrault, les fables de La Fontaine, à supposer qu’elles soient faites pour des enfants, quelques récits de Fénelon, voilà à peu près tout ce qu’on avait composé à leur usage, en dehors des livres de classe qui ne pouvaient point passer pour des livres d’agrément. Quand un homme ou une femme écrivait ses Mémoires, il ou elle passait avec un dédain superbe sur ces premières années de la vie qui sont pourtant si fécondes. On ne supposait pas qu’elles pussent avoir le moindre intérêt pour le public. Mais une fois que Rousseau, dans l’Emile et dans ses Confessions, a su tantôt montrer l’épanouissement progressif de cette fleur délicate qui s’appelle un enfant, tantôt rajeunir ces souvenirs du premier âge qui gardent pour la plupart d’entre nous la fraîcheur d’une matinée de printemps, c’est à qui s’avisera de regarder et de saisir sur le vif les joies et les douleurs naïves, les drames, les méfaits, les prouesses, les mille et une expériences de la vie enfantine. L’enfant, peu à peu, est devenu le petit roi de notre société. Dans la famille, tout le monde, à certaines dates, par exemple à Noël et au Nouvel an, reconnaît son pouvoir et fête sa jeune Majesté. Hors de la famille, il a sa cour ; il a ses journaux qui paraissent tout exprès pour lui ; il a une armée de conteurs qui travaillent à l’amuser et à l’instruire ; il a des artistes pour le peindre, des poètes pour le chanter, et parmi ceux-ci vous trouverez les plus grands. On a pu faire tout un gros volume des vers que Victor Hugo lui a consacrés. Je ne sais point si la ’tendresse maternelle a été plus vive de nos jours qu’autrefois ; je suis tenté de le croire, bien qu’elle ait été de tout temps passionnée  ; mais, à coup sûr, l’art d’être père et grand-père n’a jamais été poussé plus loin qu’aujourd’hui, si cet art consiste à satisfaire les désirs et les caprices de la gent enfantine ; et, comme il est aisé de le voir, cette exaltation d’un sentiment naturel a leu aussitôt son contrecoup dans les œuvres de nos écrivains.

§ 3. — Je ne rechercherai point les changements analogues qui ont pu se produire dans les relations des frères et des sœurs ou des autres membres qui composent la famille. Je rappellerai pourtant qu’il conviendrait de compléter cette étude par celle de la place qu’y occupent les serviteurs.

De siècle en siècle, les valets et les servantes, tout comme les femmes, s’élèvent vers un état de mieux-être ; ils conquièrent peu à peu le droit d’avoir une existence personnelle ; ils arrivent à faire respecter en eux la dignité humaine. Cette transformation, heureuse par un côté, est souvent fâcheuse par d’autres. Elle ne va pas sans entraîner la disparition de cette humble et légendaire fidélité qui les attachait à une maison comme des meubles familiers ou des animaux domestiques. Cet antique dévouement est souvent remplacé par l’arrogance ou même par le talent de plumer le maître au profit des gens qu’il paie et nourrit. L’augmentation d’indépendance correspond à une diminution de bonhomie et parfois d’honnêteté. En un mot, les serviteurs tendent à sortir de la famille, à n’y être que des auxiliaires passagers.

C’est à l’historien de mettre en parallèle la situation qui leur’ fut faite à chaque époque avec la représentation qu’en ont donnée les peintres attitrés des mœurs. On a déjà esquissé cette histoire en partie double95 ; il faut la pousser plus avant, en ayant soin de discerner ce qui, par exemple, dans nos anciennes comédies, fut tradition ou fantaisie de ce qui fut reproduction exacte de la société environnante. C’est au théâtre surtout et ensuite dans le roman et la chanson qu’il y a lieu de suivre les gens de maison, et de Scapin jusqu’à Ruy Blas en passant par Figaro, de Martine jusqu’à la servante-maîtresse de Maître Guérin en passant par Lisette et Marton, la liste est longue des personnages en qui les écrivains ont incarné cette classe populaire si intimement liée à la vie des classes supérieures.

Un exemple suffira pour montrer comment on peut noter, par comparaison, le degré atteint dans l’échelle sociale par le valet ou la servante. Je l’emprunte encore à Marivaux, et je me borne à considérer le valet tel qu’il l’a crayonné.

Sans doute Pasquin a toujours le malheur de rimer trop richement avec coquin et faquin. Il reste, comme ses confrères, Crispin, Dubois ou Trivelin, le roi des fourbes et des déclassés.

Il lui est arrivé d’être maître et propriétaire, d’avoir même, à ses heures, de l’honneur et de la probité. Mais quoi ! Il a trois grands ennemis qu’il aime trop : le vin, le jeu, l’amour. Il a pâti de sa faiblesse à leur endroit. Il ne possède plus rien, que des créanciers qui sont de deux espèces : « Les uns ne savent pas qu’il leur doit ; les autres le savent et le sauront longtemps. » Il va dès lors au hasard, gardant pour l’argent, surtout pour l’argent jaune, une passion qui n’est pas payée de retour ; sa poche n’est qu’une auberge où les écus passent et ne séjournent pas. Dans ses malheurs, il a été recueilli par Dame Justice et il a fait chez elle, pour raison de santé, quelques petites retraites. Le sort veut qu’il soit maintenant au service : mais ne l’appelez pas laquais ! Fi donc ! Vous froissez sa délicatesse. Il est soldat, seulement soldat d’antichambre96 ; son uniforme est une livrée. Que dis-je ? Il est mieux que cela encore. Il est le bras droit de celui qu’il habille : « Je suis son associé97, dit-il avec une modestie fière ; c’est lui qui ordonne, c’est moi qui exécute. » Encore sait-il bien, sans le dire, que les rôles sont souvent renversés. On dirait vraiment que Marivaux a prévu l’officieux de Quatre-vingt-treize.

Ce valet a des ambitions et des espoirs qui étonneraient bien ses devanciers. C’est qu’il a assisté au bouleversement des fortunes par l’aventure de Law ; il a passé par la rue Quincampoix  ; il a vu des camarades monter dans les carrosses au lieu de monter derrière ; il se sent assez alerte d’esprit et assez léger de scrupules pour devenir, lui aussi, financier. Il pourrait avoir entendu dire que le corps des laquais est « le séminaire de la noblesse98 » ; et, en attendant que la fortune le traite selon son mérite, il est plein d’égards pour sa grandeur future ; il ôterait volontiers son chapeau pour se parler. Entre homme de condition et homme en condition, il ne voit que la différence d’une lettre ; il ne se borne plus à copier les façons de son maître ; il prend ses habits et son nom, et ce n’est pas toujours pour le parodier, comme ce fou de Mascarille. Il joue l’homme de qualité avec tant de perfection qu’il en impose même à cette fine mouche de Lisette, qui hésite entre le témoignage de ses yeux et celui de sa mémoire et n’ose reconnaître une ancienne connaissance dans ce personnage si digne et si sérieux99. La timidité n’a jamais été son faible ; il s’est toujours moqué des coups de langue ; mais, jadis, il craignait du moins les coups de bâton. On obtenait tout de lui à l’aide de cet argument ; à présent, au contraire, il se rit des menaces ; il faudrait bien autre chose pour le forcer à dire ce qu’il veut taire100. — «  Je te ferai périr sous le bâton, si tu me joues davantage, s’écrie Lélio furieux. M’entends-tu ? »« Vous êtes clair », répond Trivelin avec une placide insolence. Lélio, hors de lui, tire son épée. Vous rappelez-vous comme Scapin tombe à genoux à la vue de cet instrument trop aigu ? Trivelin ne s’émeut pas pour si peu. ― « Fi donc ! repart-il. Savez-vous bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d’honnête homme ? » — Et Lélio n’a plus qu’à rengainer son épée et sa velléité d’effrayer les gens. Le valet se sent protégé par la douceur accrue des mœurs et par le progrès des idées d’égalité. Il ne craint pas de répondre, quand on l’injurie : « C’est mon habit qui est un coquin. » Il y a déjà dessous un homme qui réfléchit et soupçonne que son tour de commander pourrait venir un jour. On pressent Figaro.

 

J’arrête ici cette revue rapide des rapports de la vie de famille avec la littérature. Je crois pourtant nécessaire de ne point passer outre sans ajouter qu’elle développe chez ceux qui s’y complaisent le goût d’une certaine simplicité de manières et de langage, la propension au ton moral et aux vertus bourgeoises, l’habitude d’exprimer ses sentiments intimes sans apprêt et sans crainte du détail terre à terre. Quand elle est en honneur dans une société, elle agit doublement sur les écrivains, d’une part, en les marquant eux-mêmes de son empreinte, d’autre part, en les déterminant à donner à leurs œuvres la teinte toute particulière qui peut plaire à un public soucieux de ces qualités familiales. En somme, comme nous allons le voir, ses effets sont sur plus d’un point l’inverse de ceux que produit la vie mondaine.