Corneille. Le Cid
(suite.)
Avant d’en venir au Cid même de Corneille, il y a pourtant une question qui s’élève et qu’il est bon de poser, puisqu’on possède aujourd’hui tout ce qu’il faut pour y répondre. Corneille, qui savait l’espagnol, a eu sous les yeux, quand il composa son Cid, le drame de Guillem de Castro, en trois journées, la Jeunesse du Cid ou plus exactement les Prouesses du Cid, et il l’a imité, il l’a modifié avec goût, il l’a réduit et accommodé selon le génie de notre nation et le sien propre. Il ne connaissait guère autre chose sur son héros que cette pièce de Guillem de Castro avec quelques romances ; et à la rigueur, dans un examen littéraire, on peut se borner, comme l’a très-bien fait M. Viguier dans l’édition Hachette, à comparer le drame original espagnol avec la pièce à la fois castillane et française qui en est sortie. Mais la curiosité a droit de s’étendre plus loin, et, une fois éveillée, elle se demande ce qu’était en réalité ce Cid dont il est tant parlé, quelle est l’exacte vérité sur son compte, quelle part on doit faire à l’histoire dans son prodigieux renom, et quelle est celle qui revient légitimement à la poésie. Il y a quelques années, on eût été assez embarrassé de répondre ; et, à voir les contradictions à son sujet, les enchevêtrements inextricables de la légende et de l’histoire, il y avait tel savant espagnol qui en était venu à un scepticisme complet sur la vie et sur l’existence même du glorieux personnage. La question du Cid a pu paraître, à un moment, aussi embrouillée que l’était pour nous dans ces derniers temps la question du Schleswig-Holstein ; mais, grâce à Dieu et à de savants critiques et défricheurs, elle est maintenant éclairée et à jour. Trois publications originales, faites depuis une vingtaine d’années, ont directement aidé à ce résultat : — la Chronique rimée (Cronica rimada), trouvée dans les manuscrits de la Bibliothèque du roi, et publiée en Allemagne par M. Francisque Michel et M. F. Wolf57 ; — le Poème ou la Chanson du Cid, publiée de nouveau et traduite par M. Damas-Hinard58 ; — et les Recherches de M. Dozy, professeur à l’université de Leyde, qui a spécialement abordé le problème et qui l’a, on peut dire, résolu59. Avant lui les Herder, les Jean de Muller, les Sismondi et d’autres avaient discuté, senti et développé les beautés du Cid héroïque : à M. Dozy il était réservé de dégager avec précision le Cid historique. Nous essayerons, après quelques critiques français bien informés et compétents60, d’indiquer ici ce qui ressort nettement de ces publications décisives.
I.
Et d’abord le Cid a positivement existé. Il ne pouvait guère en être autrement, et cela
est vrai, en général, de ces grandes figures, quelles qu’elles soient, devenues la
matière et l’objet de la légende : on peut dire d’elles, avec certitude qu’il n’y a
jamais de si grande fumée sans feu. Mais le vrai Cid ne ressemble presque en rien à
celui de la légende, et cela est un second point, presque aussi constant que le premier
en ce qui concerne ces personnages légendaires : c’est là un désaccord assez dépitant et
désagréable, mais par où il faut en passer, quoi qu’il en coûte. Le vrai Cid, mort en
1099, guerrier renommé du xie
siècle, avait en lui toutes
les rudesses et les grossièretés de cet âge ; il en avait aussi la moralité, ce qui est
peu dire. Il était de Castille et avait nom Rodrigue, — Rodrigue Diaz de Bivar ; on
l’avait surnommé le Campéador ou l’homme des combats singuliers, celui
qui sortait volontiers des rangs pour défier le plus brave des ennemis à se mesurer avec
lui : il avait d’abord, et dès sa jeunesse, acquis ce surnom dans une guerre que don
Sanche de Castille avait faite à son cousin don Sanche de Navarre. Rodrigue avait appelé
et vaincu un chevalier navarrais en combat singulier : de là ce titre de
Campéador ou Campi-doctor, comme on disait dans les
chansons latines ; car c’est une chanson latine qui, la première, nous apprend cet
exploit. On l’appela aussi, mais plus tard, Mon Cid, Mio Cid, comme
d’un nom courant ; ce mot mio était entré dans le nom et en était
tellement inséparable qu’on lui fait dire à lui-même dans les chansons, quand il a à se
nommer : « Je suis Mon Cid. »
Cette qualification, qui
revient à Monseigneur, était sans doute donnée au chevalier castillan
par les soldats arabes qu’il eut souvent à commander, et, lorsqu’il eut conquis Valence,
par les habitants de cette ville devenus ses sujets.
La naissance de Rodrigue était honorable, et il sortait d’une ancienne famille
castillane fort considérée ; un de ses ancêtres, Laïn Calvo, avait autrefois reçu de ses
concitoyens une haute mission de confiance, étant l’un des deux juges que les Castillans
avaient chargés, en 924, de terminer leurs différends à l’amiable. Lui-même, on le voit
d’abord au service de Sanche, roi de Castille, lequel avait guerre contre son frère
Alphonse, roi de Léon et des Asturies. Les deux frères ayant fixé un jour pour le
combat, il fut stipulé que celui qui serait vaincu céderait son royaume à l’autre.
Sanche et les Castillans eurent le dessous et furent forcés d’abandonner leur camp à
l’ennemi. Dès lors Alphonse crut à l’exécution de la parole jurée et défendit de
poursuivre les vaincus. Mais, dès qu’il se fut aperçu que l’ennemi ne songeait pas à
pousser à bout son succès, Rodrigue, qui était porte-étendard ou général en chef des
Castillans, releva le courage de son roi et lui dit : « Voilà qu’après la
victoire qu’ils viennent de remporter, les Léonais reposent dans nos tentes comme
s’ils n’avaient rien à craindre : ruons-nous donc sur eux à la pointe du jour, et nous
obtiendrons la victoire. »
Son conseil fut suivi ; les Léonais, surpris dans
le sommeil, furent la plupart égorgés, quelques-uns à peine échappèrent ; le roi
Alphonse, qui était de ceux-là, fut pris bientôt après et jeté dans un cloître, d’où il
ne se sauva que pour l’exil. Rodrigue avait donc procuré à son roi le royaume de Léon et
celui des Asturies, mais moyennant perfidie et parjure. Le vrai Cid n’y regardait pas de
si près.
Le roi Sanche, jaloux de reconstituer l’unité monarchique que son père Ferdinand Ier avait brisée par un partage, avait déjà dépouillé deux de ses frères, une de ses sœurs, et était en train d’arracher son apanage à la dernière, lorsqu’il fut tué au moment où il l’assiégeait dans Zamora. Rodrigue, qui semble avoir été le personnage principal de l’armée, se trouva chargé, par suite de ce meurtre, de stipuler pour les Castillans avec Alphonse, qui redevenait roi. En effet, les Castillans, malgré leur répugnance à subir la prépondérance des Léonais, mais n’ayant pas le choix d’un autre souverain, se déclarèrent, puisqu’il le fallait, prêts à reconnaître Alphonse, à la condition toutefois que celui-ci jurerait n’avoir point participé au meurtre de Sanche : ce fut Rodrigue qui se chargea de lui faire prêter ce serment. Dès lors Alphonse le prit, dit-on, en aversion singulière ; mais il dissimula, car Rodrigue était puissant. Ce roi, pour se l’attacher, lui fit même épouser sa propre cousine Chimène, fille de Diego, comte d’Oviedo. De ce mariage devenu si romanesque dans la légende, il n’est rien dit de plus dans l’histoire. On a une charte de donation authentique qui fut dressée à cette occasion (1074). M. Damas-Hinard croit avoir de bonnes raisons de supposer que ce mariage était le second de Rodrigue qui avait alors quarante-huit ans environ ; il y aurait eu une première Chimène. L’histoire est muette. Nous sommes loin encore des romances et de la tragédie.
Quelque temps après, Rodrigue, chargé d’une mission auprès d’un roi maure, le roi de Séville, allié et tributaire d’Alphonse, le défendit vaillamment contre le roi de Grenade, un autre roi maure, qui l’attaquait ; mais au retour, chargé de présents pour Alphonse, il fut accusé par un de ses ennemis en Cour, le comte Garcia Ordonez, d’en avoir retenu une partie. Alphonse, qui en voulait à Rodrigue et lui gardait rancune de cette ancienne perfidie qui lui avait coûté deux royaumes, et du serment humiliant qu’il lui avait imposé au moment de sa restauration sur le trône, prêta l’oreille à l’accusation et bannit Rodrigue de ses États.
C’est alors que Rodrigue, l’exilé de Castille, commença à mener sa vie de condottiere et d’aventurier qui lui valut tant de renom, et où il finit par s’acquérir, à force de bravoure et de ruse, une belle souveraineté dont il était investi quand il mourut, celle de Valence.
En attendant, chef de bande, mercenaire redoutable, à la solde indifféremment des princes chrétiens ou des roitelets arabes qu’il combattait ou servait tour à tour, il faisait métier, disent les historiens arabes, d’enchaîner les prisonniers, et il était le fléau du pays.
Dès les premiers temps de son bannissement, Rodrigue, après avoir passé quelques
semaines à la Cour du comte de Barcelone, qui ne semble pas l’avoir accueilli, se rend à
Saragosse, où il entre au service d’un roi maure, Moctadir, de la famille des Beni-Houd,
prince ambitieux et perfide, que les scrupules de croyance ne gênaient pas ; et, à sa
mort, dans les guerres qui suivirent entre ses fils, il se déclare pour l’aîné,
Moutamin, qui avait obtenu Saragosse. Il l’aide à vaincre ses ennemis tant musulmans que
chrétiens. Il fait prisonnier dans une action mémorable le comte de Barcelone lui-même :
sa rentrée dans Saragosse fut un véritable triomphe. Ennuyé toutefois de l’exil, il
essaya de se remettre dans les bonnes grâces d’Alphonse, mais sans y réussir. Il revint
donc au service du roi de Saragosse, Moutamin, et ensuite du fils de ce dernier,
Mostaïn. Cela le mena à se mêler de ce qui se passait dans l’Espagne orientale du midi
et dans le royaume de Valence. Là, comme presque partout ailleurs, le démembrement du
Califat avait amené l’anarchie, la lutte et l’instabilité ; dans ce morcellement où
était tombée la puissance des Arabes, chacun se disputant un débris, il y avait alors à
Valence un roi Câdir imposé par les Castillans et détesté de ses sujets ; dans un péril
pressant, il s’adressa au roi de Saragosse, lequel s’entendit avec le Cid pour lui
prêter un secours intéressé ; tous deux comptaient s’accommoder bientôt de sa dépouille.
C’est alors que le Cid joua au plus fin et se ménagea un jeu à part ; trompant également
le roi Mostaïn, dont il était l’allié, et le roi Alphonse appelé l’Empereur dont il
continuait de se dire le vassal, il ne songea, à la tête de son armée, qu’à pousser ses
propres affaires, comme le plus osé et le plus habile des trois larrons. On se perd dans
le labyrinthe tortueux de cette intrigue à main armée. Le Cid tenait, en quelque sorte,
Valence à sa merci et avait rendu le roi Câdir son tributaire. Grâce à l’effroi
qu’inspiraient ses armes, le terrible condottiere, à ce moment d’indépendance où il
avait toute la liberté de ses mouvements et où il pouvait se porter à volonté sur tel ou
tel point du pays pour le ravager, s’était créé un revenu fort considérable ; il
touchait — tant, de Bérenger, comte de Barcelone ; — tant, du prince de Valence ;
— tant, du seigneur d’Alpuente ; — tant, du seigneur de Murviédro, etc. ; on a les
chiffres de ces sommes régulières que lui payaient les princes et seigneurs musulmans ou
chrétiens, et qui constituaient ce que M. Damas-Hinard appelle « sa liste
civile. »
C’était à qui achèterait la protection. Il s’entendait à pressurer
son monde.
Mais tout cela n’est rien au prix de son dernier et capital exploit, qui fut la
conquête de Valence. Câdir étant mort de mort tragique, le Cid, sous couleur de le
venger, se mit en guerre contre le gouvernement de Valence et vint assiéger la ville. On
a un récit du siège et de ses vicissitudes par un témoin oculaire arabe. Il résulte, à
n’en pas douter, de ce témoignage, que ce redoutable Cid n’avait guère dans le procédé
une bonne foi plus scrupuleuse que ne l’était l’antique foi punique. Rodrigue voulait
avoir Valence à tout prix, et tous les moyens, à cette fin, lui parurent bons à
employer. « Il se cramponna à cette ville, nous dit énergiquement l’une des
victimes, comme le créancier se cramponne au débiteur ; il l’aima comme les amants
aiment les lieux où ils ont goûté les plaisirs que donne l’amour. Il lui coupa les
vivres, tua ses défenseurs, lui causa toutes sortes de maux, se montra à elle sur
chaque colline. Combien de superbes endroits où l’on n’osait former le vœu d’arriver,
dont ce tyran s’empara et dont il profana le mystère ! Combien de charmantes jeunes
filles épousèrent les pointes de ses lances, et furent écrasées sous les pieds de ses
insolents mercenaires ! »
C’est un Arabe qui parle d’un chrétien ; c’est un
Troyen qui parle d’un Grec. De quel côté sont les barbares ?
La ville se rendit à lui, après une horrible famine, le jeudi 15 juin 1094. Le Cid
était parvenu à ses fins ; il était roi, sauf le titre et la suzeraineté dont il fit
hommage à son seigneur le roi Alphonse. Arrivé à cette hauteur, il eut les visées les
plus longues et les plus vastes ; il ne songeait à rien moins qu’à la conquête de toute
la partie de l’Espagne encore possédée par les Maures : « Un Rodrigue a perdu
cette péninsule, disait-il, un autre Rodrigue la recouvrera. »
Mais sa
carrière était trop avancée pour de semblables desseins. Il mourut cinq ans après, en
1099, et de colère et de douleur sur un échec éprouvé par son armée dans une expédition
contre la ville de Xativa. Il était âgé de soixante-treize ans environ.
Sa veuve Chimène essaya de se maintenir dans Valence et y réussit pendant deux années encore : après quoi, désespérant de s’y défendre, et au bout d’un siège soutenu durant sept mois, les chrétiens quittèrent la belle cité en la brûlant (mai 1102). Chimène emportait avec elle le corps de son époux, qu’elle fit ensevelir dans le cloître de Saint-Pierre de Cardègne, près de Burgos. Elle ne lui survécut que de cinq ans.
II.
J’ai omis plus d’un détail odieux de la vie du Cid, détails que l’on doit surtout, il
est vrai, aux historiens arabes, mais que la chronique espagnole a enregistrés. On en a
vu cependant assez pour se demander avec M. Dozy comment il a pu se faire que le Cid,
tel que vient de nous le montrer l’histoire, lui, l’exilé, qui vivait a
augure, comme on disait, à l’aventure, au jour le jour, consultant le vol des
corbeaux et des oiseaux de proie, oiseau de proie lui-même, « qui passa les plus
célèbres années de sa vie au service des rois arabes de Saragosse ; lui qui ravagea de
la manière la plus cruelle une province de sa patrie, qui viola et détruisit mainte
église ; lui, l’aventurier, dont les soldats appartenaient en grande partie à la lie
de la société musulmane, et qui combattait en vrai soudard, tantôt pour le Christ,
tantôt pour Mahomet, uniquement occupé de la solde à gagner et du pillage à faire ;
lui, cet homme sans foi ni loi, qui procura à Sanche de Castille la possession du
royaume de Léon par une trahison infâme, qui trompait Alphonse, les rois arabes, tout
le monde, qui manquait aux capitulations et aux serments les plus solennels ; lui qui
brûlait ses prisonniers à petit feu ou les donnait à déchirer à ses dogues… »
,
— comment il s’est fait qu’un tel démon ait pu devenir le thème chéri de l’imagination
populaire, la fleur d’honneur, d’amour et de courtoisie, qu’elle s’est plu à cultiver
depuis le xiie
siècle jusqu’à nos jours : — « un
cœur de lion joint à un cœur d’agneau »
, comme elle l’a baptisé et défini avec
autant d’orgueil que de tendresse ? Et n’y eut-il pas même un moment, — sous
Philippe II, — où l’on songea à faire de lui un saint et à demander sa
canonisation ?
M. Édélestand du Méril, que l’on rencontre dans toute recherche originale sur le Moyen-Age, est également frappé de l’incohérence et de l’amalgame des idées d’abord si disparates, si peu conformes à la réalité, qui se sont glissées sous le nom et sous le masque presque mythologique du Cid61.
A ces difficultés et à ces questions, il faut bien répondre que l’imagination des peuples, lorsqu’elle est abandonnée à elle-même, comme cela arrive aux époques d’obscurité relative et d’ignorance, et lorsque rien ne vient la refréner et la contrôler, se joue aux inventions les plus bizarres, aux transformations les plus étranges ; les grandes renommées qui en résultent recèlent presque toujours, on l’a dit, un contre-sens ou un caprice. Il suffit souvent d’avoir fait beaucoup de bruit et beaucoup de mal pour être adoré. C’est surtout la force qui impose, qui étonne, et qui apparaît de loin aux neveux comme une merveille. L’homme a besoin de se créer des idoles dans le passé, et il se prend à ce qu’il a sous la main : il lui suffit d’un prétexte. Les peuples, à défaut d’histoire précise, se font un fantôme d’un certain nom, et ils le brodent, ils l’habillent, ils l’embellissent : c’est un travail où chacun s’évertue et où l’on renchérit à l’envi l’un sur l’autre. L’imagination populaire, tant qu’elle ne s’est pas fixée et figée par écrit, fait perpétuellement pour ses héros ce qu’on reproche à Racine d’avoir fait pour les siens : elle les modernise. Le héros de son choix, et qu’elle a une fois épousé, acquiert ainsi, à chaque génération, une vertu nouvelle, la vertu régnante et à la mode dans chaque temps. On lui attribue tout ce qui paraît de plus beau et de plus enviable au moment où l’on est, et la vieille chanson rhabillée recommence sans cesse.
En ce qui est du Cid en particulier, et quel que soit le contraste de ce qu’il est devenu dans la poésie à ce qu’il s’est montré dans l’histoire, il y a quelque raison pourtant à ce travail d’adoucissement et d’épuration dont il a été l’objet. Personnage redouté, guerrier puissant, acharné, vrai démon, vrai diable à quatre, et qui sut se conquérir à lui seul une manière de couronne, deux faits surnagent et dominent dans sa vie d’exploits et de ruses, d’entreprises et de rapines : il a été, somme toute, et malgré ses alliances avec les mécréants, un reconquistador, un reconquéreur de l’Espagne sur les Arabes ; il reprit Valence et conçut le projet de faire plus encore ; — et aussi il fut l’objet de la part de son roi d’une persécution et d’une grande injustice, de laquelle il se vengea par des victoires réitérées, éclatantes. Guerrier patriote et persécuté, que fallait-il de plus ? Sur ce canevas, l’imagination castillane s’est émue, s’est mise à l’œuvre et s’est brodé son héros.
Et d’abord il a fallu lui créer une enfance, une première jeunesse ; car l’histoire ne le présentait que déjà mûr et homme fait, approchant de la quarantaine. Le plus ancien monument poétique à son sujet et qui date du xiie siècle, la Chronique rimée, nous montre le premier essai et comme la première ébauche grossière de ce roman du Cid. On le voit tout jeune auprès de son père et le vengeant. On voit apparaître Chimène, la fille du comte ; mais sous quelles couleurs ! et que tout cela est encore barbare !
Le comte don Gomez de Gormaz a fait tort à Diègue Laynez, père de Rodrigue, en lui
frappant ses bergers et en lui volant son troupeau. Diègue, qui était absent, revient en
toute hâte à Bivar, assemble ses frères, et ils font une incursion à Gormaz. Ils brûlent
le faubourg et les environs, emmènent des troupeaux, des vassaux, et même des
lavandières qui lavaient à la rivière. Ce dernier enlèvement paraît ce qu’il y a de plus
grave et de plus déshonorant dans les idées de l’époque, comme cela eût pu l’être du
temps de Nausicaa. Le comte sort à la tête de cent chevaliers gentilshommes et se met à
défier Diègue, fils de Laïn Calvo : « Laissez mes lavandières, fils de l’alcade
citadin… »
Il paraît que Diègue était d’une origine immédiatement bourgeoise
ou citadine, quoiqu’il prétendît à une descendance royale éloignée. Et le comte le défie
avec injure : « Vous n’êtes pas gens à m’attendre, tant contre tant. »
Le
défi est accepté par un des frères de Diègue : « Cent contre cent, nous vous
combattrons volontiers, et à un pouce de distance. »
Le rendez-vous est donné
à neuf jours de là. En attendant, on rend les lavandières et les vassaux, ne gardant que
le troupeau en compensation de celui que le comte a enlevé. C’est alors que Rodrigue
intervient :
« Rodrigue avait douze ans passés et n’en avait pas encore treize. Il ne s’était jamais vu dans une bataille, déjà le cœur lui en rompait. Il se compte parmi les cent combattants, que son père le voulût ou non. Les premiers coups sont les siens, et ceux du comte don Gomez. Les troupes sont rangées, et il commence le combat. Rodrigue tua le comte, car celui-ci ne put l’en empêcher62. »
Cela n’est pas plus long. Le comte tué, et ses deux fils faits prisonniers par Rodrigue, les trois filles du comte qui sont encore à marier, l’aînée Elvire Gomez, la cadette Aldonsa, et la plus jeune Chimène, revêtent des vêtements de deuil, sortent de Gormaz et viennent à Bivar en suppliantes :
« Don Diègue les vit venir, et il sort à leur rencontre. « D’où sont ces nonnains qui me viennent demander quelque chose ? » — « Nous vous le dirons, seigneur, car nous n’avons nul motif pour vous le cacher ; nous sommes filles du comte don Gormaz, et vous l’avez envoyé tuer. Vous nous avez pris nos frères, et vous les retenez ici ; et nous, nous sommes des femmes, de sorte que nous n’avons personne qui nous protège. » Alors don Diègue dit ; « Ce n’est pas moi que vous devez accuser ; demandez-les à Rodrigue, s’il veut vous les rendre. J’en atteste le Christ, je n’en aurai nul chagrin. » Rodrigue entendit cela ; il commença de parler : « Vous avez mal fait, seigneur, de vous récuser ; car je serai toujours votre fils, et le fils de ma mère. Faites attention au monde, seigneur, par charité. Les filles ne sont point coupables pour ce qu’a fait le père. Rendez-leur leurs frères, car elles ont d’eux grandement besoin. Vous devez montrer de la courtoisie envers ces dames. »
Voilà la première galanterie de Rodrigue dans toute sa rudesse. Mais les frères, une fois dehors, ne pensent qu’à se venger, et ils projettent de venir brûler nuitamment dans le château de Bivar ceux qui leur ont rendu la liberté. Chimène Gomez, la plus jeune des sœurs, est plus sage et ouvre le meilleur conseil :
« Modérez-vous, dit-elle, mes frères, pour l’amour de la charité. Je m’en irai devers Zamora, porter plainte au roi don Fernand, et vous demeurerez davantage en sûreté, et lui vous donnera satisfaction. » Alors Chimène Gomez monta à cheval : trois demoiselles vont avec elle, et, de plus, des écuyers qui devaient veiller sur elle. Elle arriva à Zamora, où se tient la Cour du roi, pleurant de ses yeux et demandant pitié ; « Roi, je suis une dame infortunée, ayez pitié de moi ! Petite encore, je demeurai orpheline de la comtesse ma mère. Un fils de Diègue Laynez m’a fait beaucoup de mal ; il m’a pris mes frères, et m’a tué mon père. A vous qui êtes roi je viens porter plainte. Seigneur, par grâce, faites-moi rendre justice. »
Mais le roi se montre fort affligé et fort en peine ; son royaume est en péril ; il craint de mécontenter les Castillans et de les soulever en sévissant contre Diègue et son fils. C’est sur cette simple objection qu’avec une spontanéité toute primitive Chimène tourne court brusquement :
« Lorsque Chimène Gomez l’entendit, elle alla lui baiser les mains. « Merci, dit-elle, seigneur, ne le tenez pas à mal. Je vous montrerai à maintenir en paix la Castille et les autres royaumes pareillement : donnez-moi pour mari Rodrigue, celui qui a tué mon père. »
Dans cette pensée de Chimène, il n’y a qu’une idée bien digne de ces temps de force et
de violence. Elle a perdu un père qui la protégeait ; on ne peut le lui rendre ; eh
bien ! qu’on lui rende un autre protecteur, un bras aussi puissant, fut-ce celui du
meurtrier, et du jour au lendemain tout est réparé autant que possible. Il n’est pas
défendu assurément de supposer que Rodrigue, qu’elle a vu à Bivar, n’a pas été sans lui
plaire ; mais rien de cela ne perce ni ne se laisse deviner dans son air ni dans ses
paroles ; sa franchise même éloigne le soupçon ; personne, après l’avoir entendue, n’a
l’idée de sourire. Le comte don Ossorio, gouverneur du roi, prend vite don Fernand par
la main et le tire à part en lui disant : « Seigneur, que vous semble ? quel don
vous a-t-elle demandé ? Vous devez bien rendre grâces au Père
tout-puissant ! »
Le roi, en effet, à qui cette demande imprévue tire une
terrible épine du pied, se hâte de consentir ; il envoie des lettres à don Diègue et à
Rodrigue par un messager pour les mander incontinent auprès de lui, et sans faire dire
autre chose, sinon que Rodrigue, si Dieu le permet, sera bientôt en haut rang. Mais
voici la contre-partie de la scène et l’image fidèle des mœurs d’alors. Au vu des
lettres, don Diègue change de couleur ; il soupçonne que le roi veut le punir et le
faire tuer :
« Écoutez-moi, dit-il, mon fils, mettez ici toute votre attention. Je redoute ces lettres, qu’elles ne recèlent quelque trahison. Les rois ont en ceci de fort mauvaises coutumes. Le roi que vous servez, il le faut servir sans nul artifice ; mais gardez-vous de lui comme d’un ennemi mortel. Fils, passez devers Faro, où se tient votre oncle Ruy Laynez ; et moi j’irai à la Cour, où se tient le bon roi. Et si par aventure le roi vient à me tuer, vous et vos oncles me pourrez venger. » Alors Rodrigue dit : « Et il n’en sera point ainsi ! Partout où vous irez, je veux, moi, aller aussi. Bien que vous soyez mon père, je veux vous donner un conseil. Trois cents chevaliers, emmenez-les tous avec vous ; et à l’entrée de Zamora, seigneur, donnez-les-moi. »
Un bien menu détail et assez curieux : ces trois cents amis de don Diègue et de Rodrigue se retrouvent en mainte autre circonstance dans les poèmes du Cid, et le chiffre a traversé la légende. Ces trois cents ont un peu grossi chez Guillem de Castro et chez Corneille, et sont devenus cinq cents de mes amis.
On arrive à Zamora. Au moment d’y entrer, les trois cents cavaliers s’arment, et Rodrigue pareillement. Celui-ci les harangue :
« Écoutez-moi, dit-il, amis, parents et vassaux de mon père ; gardez votre seigneur sans tromperie et sans artifice. Si vous voyez que l’alguazil le veuille arrêter, tuez-le tout aussitôt. Que le roi ait un jour aussi triste que l’auront les autres qui sont là. On ne pourra vous dire traîtres pour avoir tué le roi ; car nous ne sommes point ses vassaux… »
On est loin encore, dans la Chronique, de ce Rodrigue du poème, qui, même dans ses
exils et ses conquêtes au dehors, se fera honneur de rester un vassal fidèle et plein de
courtoisie envers le roi qui le maltraite et lui garde rigueur. A voir Rodrigue parler
ainsi hardiment, tous disent avec admiration : « C’est lui qui a tué le comte
orgueilleux ! »
Don Diègue s’agenouille pour baiser la main du roi : Rodrigue
s’y refuse : il faut une exhortation de son père pour l’y décider, et quand il se
prépare à le faire, il a si mauvaise grâce et porte si longue épée que le roi effrayé
s’écrie : « Otez-moi de là ce démon ! »
Sur quoi Rodrigue lui répond
brutalement : « J’aimerais mieux un clou, plutôt que de vous avoir pour seigneur,
et d’être, moi, votre vassal. Parce que mon père vous a baisé la main, je suis
très-mécontent. »
Tout se passe au reste avec cette crudité, de part et
d’autre. Le roi dit au comte Ossorio, son gouverneur, sans autre préambule :
« Amenez-moi ici cette demoiselle ; nous marierons cet orgueilleux. » — Don Diègue avait peine à le croire, tant il était effrayé. La demoiselle parut, et le comte la menait par la main. Elle leva les yeux, et commença de regarder Rodrigue. Elle dit : « Seigneur, mille remerciements, car c’est là le comte que je demande. » Là on maria dona Chimène Gomez avec Rodrigue le Castillan. Rodrigue répliqua, fort irrité contre le roi de Castille : « Seigneur, vous m’avez marié plutôt de force que de gré ; mais je déclare devant le Christ que je ne vous baiserai point la main et que je ne me verrai point avec ma femme en désert ni en lieu habité jusqu’à ce que j’aie remporté cinq victoires en bon combat dans le champ. » Lorsque le roi entendit cela, il fut émerveillé. Il dit : « Celui-ci n’est pas un homme, mais il a la mine d’un démon. » Le comte don Ossorio dit : « Il vous le montrera bientôt. Lorsque les Maures feront une invasion en Castille, que nul homme né ne le secoure : nous verrons s’il parle ainsi sérieusement ou par plaisanterie. »
Rodrigue ne plaisante pas. Il tient sa parole et ne cesse dès lors de guerroyer et
contre les Maures, et contre les Aragonais, contre les Navarrais, et contre les
Français, les Savoyards. Il est le héros, le protecteur et le promoteur de la monarchie
espagnole, maîtresse bientôt de Paris et devenue comme la monarchie universelle. Si le
bon roi Fernand est métamorphosé en Charlemagne, Rodrigue est, à lui seul, son Roland,
son Olivier et ses douze pairs. De Chimène, il n’en est pas plus question dans la suite
de cette Chronique que si elle n’existait pas ; et un jour que le comte de Savoie,
prisonnier de Rodrigue, lui a offert sa fille en mariage, le victorieux refuse, non pas
en disant : « Je suis déjà marié »
, mais comme n’étant pas de ceux à qui
appartient fille de comte et si riche héritière.
Cette Chronique rimée, toute grossière qu’elle est, et indélicate de ton, a cependant en elle un certain souffle de guerre et de bataille qui agit quand on la lit à haute voix. Elle accuse une haute antiquité. On ne saurait assigner de date précise ; mais les mœurs y sont encore aussi voisines que possible du Cid primitif, aussi peu aimables que la réalité même.
III.
Le Poème ou la chanson de geste du Cid, publiée pour la première fois en 1779 par Sanchez, dans son recueil des plus anciens monuments espagnols, et dont, on doit à M. Damas-Hinard une édition critique et une traduction française, est tout autre chose que la Chronique : c’est une œuvre de talent, une œuvre suivie et soutenue, naïve et forte, souvent admirable de détail ; on sent un poète dans le jongleur et le chanteur. Le poème se compose, à proprement parler, de deux parties ou chansons, qui font en tout 3744 vers. Il n’y est rien dit de l’enfance et de la jeunesse du Cid ; on l’y voit tout formé et tout mûr. La première partie du poème, et la plus considérable, comprend toute la vie du Cid depuis son départ, comme banni, de la Cour d’Alphonse, jusqu’à la conquête de Valence et à sa rentrée en grâce auprès de son roi qui marie ses deux filles. La seconde chanson se rapporte au triste épisode de ce double mariage et à la vengeance qu’il tire de ses lâches et misérables gendres.
Nous sommes ici à l’époque chevaleresque, tout à la fin du xiie siècle ou au début du xiie ; un siècle entier s’est écoulé depuis la mort du Cid ; un idéal s’est créé à son sujet : il est devenu une figure noble et pure, et même douce autant que fière, un modèle de chevalerie en cette civilisation féodale. Les premiers vers du poème manquent ; le Cid banni nous apparaît tout d’abord pleurant à l’aspect de sa maison et des biens qu’il va quitter :
« Pleurant très-fortement de ses yeux, il tournait la tête et il les regardait. Il vit les portes ouvertes et les huis sans cadenas, les perchoirs vides, sans fourrures et sans manteaux, et sans faucons et sans autours mués. Mon Cid soupira, car il avait maints grands soucis. Mon Cid parla bien et avec beaucoup de mesure : « Grâces te soient rendues, Seigneur père qui es là-haut ! Voilà ce que m’ont valu mes méchants ennemis ! »
Il doit vider le royaume dans un délai précis de quelques jours. Il quitte Bivar,
accompagné de soixante lances ; il se rend à Burgos pour aller de là à Saint-Pierre
faire ses adieux à sa femme et à ses filles. Le vol des oiseaux, cette superstition qui
avait persisté dans le Midi depuis les Romains, n’est pas oublié : « A la sortie
de Bivar, ils eurent la corneille à droite, et, en entrant à Burgos, ils l’eurent à
gauche. »
Chacun se met à la fenêtre pour les voir passer ; tous pleurent de
pitié et disent les mêmes paroles : « Dieu ! quel bon vassal, s’il avait un bon
seigneur ! »
Personne, pourtant, n’ose lui donner asile, tant la colère du roi
Alphonse est grande, et tant ses menaces ont éclaté ! Toutes les portes restent fermées
devant lui. Un seul bourgeois, Martin Antolinez, a pourvu Mon Cid et
les siens de pain et de vin, et il s’attache à sa fortune. Ici le Cid se permet une bien
forte ruse. Ayant besoin d’argent pour faire subsister son monde, il s’avise d’en
emprunter à deux Juifs moyennant un stratagème. D’accord avec Martin Antolinez, il va
préparer deux coffres : « Remplissons-les de sable, dit-il, afin qu’ils soient
bien pesants ; recouvrons-les de cuir, et clouons-les bien : le cuir de couleur rouge,
et les clous bien dorés. »
Ce sont ces deux coffres de si belle apparence
qu’il donnera aux Juifs en dépôt comme s’ils contenaient de l’or pur, et sur lesquels il
leur empruntera six cents marcs. En les livrant aux Juifs, on leur fait jurer qu’ils n’y
regarderont pas de toute l’année. La scène est racontée par le menu et de manière à
Rendre la supercherie plus piquante. Plus tard, quand le Cid sera maître de Valence, les
Juifs se plaindront à lui d’avoir été ruinés, et ils se verront dédommagés sans doute ;
mais ils auraient pu ne jamais l’être. La moralité, toute perfectionnée qu’elle est, et
quoique fort supérieure à celle de la Chronique rimée précédente, laisse
encore, on le voit, à désirer.
Cette action du Cid d’avoir trompé les deux Juifs gênait les poètes des âges suivants ;
ils y sont revenus plus d’une fois pour la pallier, pour l’excuser. L’un d’eux, dans une
romance, après avoir raconté l’histoire avec quelque variante, s’est écrié : « Ô
infâme nécessité ! combien d’hommes honorables tu obliges à faire, pour se tirer
d’embarras, mille choses mal faites ! »
Dans le testament du Cid, on lui fait
dire, à l’un des articles ; « Item, je veux qu’on donne aux
Juifs que je trompai, étant pauvre, un coffre plein d’argent du même poids que celui
qui était rempli de sable. »
Enfin, un poète moderne fait dire à la fille du
Cid, pour le justifier à ce sujet des deux coffres : « L’or de votre parole était
dedans. »
Ce sont là de beaux anachronismes, des arrangements après coup, et
l’auteur du poème n’avait pas eu tant de scrupule en montrant tout d’abord son Cid fin
et rusé comme Ulysse.
A cela près, le Cid du poème a des sentiments qui sont en général d’accord avec les nôtres et qui nous touchent. Avant de s’éloigner, il se rend à Saint-Pierre de Cardègne pour embrasser dona Chimène et ses filles. Arrivant à l’aube, il la trouva en prière, accompagnée de cinq dames, avec l’abbé don Sanche, qui récite les matines et qui recommande en ce moment à Dieu le Campéador. Le Cid les fait avertir qu’il est là en personne à la porte :
« Dieu ! comme il fut content l’abbé don Sanche ! Ils se précipitèrent à la cour d’entrée, avec des flambeaux et des cierges ; ils reçoivent avec la plus grande joie celui qui en bonne heure naquit. « J’en rends grâces à Dieu, mon Cid, dit l’abbé don Sanche ; puisque je vous vois ici, recevez de moi l’hospitalité. » Le Cid dit : « Merci, seigneur abbé, et je suis votre obligé ; je me pourvoirai de vivres pour moi et mes vassaux. Mais, comme je m’en vais du pays, je vous donne cinquante marcs. Si je vis encore quelque temps, il vous seront doublés. Je ne veux point faire dans le monastère un denier de dommage. Et voici, pour doña Chimène je vous donne cent marcs. Elle et ses filles et ses dames, servez-les cette année. Je laisse deux filles bien jeunes, prenez-les sous votre protection. Je vous les recommande à vous, abbé don Sanche. D’elles et de ma femme ayez le plus grand soin. Si cela ne suffit pas pour leur dépense, et qu’il vous en coûte quelque chose, ne laissez pas de les bien pourvoir, je vous le recommande. Pour un marc que vous dépenserez j’en donnerai quatre au monastère. »
Les adieux qu’il échange avec Chimène, lorsqu’elle vient à lui avec ses deux filles, rappellent les scènes analogues les plus touchantes des anciens et pieux héros :
« Voici que doña Chimène arrive là avec ses filles. Une dame conduit chacune d’elles, et on les amène devant lui. Doña Chimène se mit à deux genoux devant le Campéador. Elle pleurait de ses yeux, et elle voulut lui baiser les mains. « Merci, Campéador, en bonne heure vous êtes né. De méchants brouillons sont cause que vous êtes exilé du pays. Merci, déjà, Cid, barbe très-accomplie. Me voici devant vous, moi et vos filles qui sont enfants et bien jeunes, ainsi que ces miennes dames par qui je suis servie. Je vois bien que vous allez partir, et il nous faut, de notre vivant, nous séparer de vous. Venez-nous en aide pour l’amour de sainte Marie. » Il posa les mains sur sa belle barbe ; puis il prit ses filles dans ses bras, et les pressa sur son cœur, car il les aimait beaucoup. Il pleure de ses yeux, et très-fortement soupire : « Or çà, doña Chimène, la mienne femme très-accomplie, je vous aime autant que mon âme ; déjà, vous le voyez, qu’il faut, nous vivants, nous séparer. Je vais partir, et vous demeurerez laissée. Plaise à Dieu et à sainte Marie que je puisse encore de ma main marier ces miennes filles, et qu’il m’accorde du bonheur et quelques jours de vie, et que vous, femme honorée, vous soyez de moi servie ! »
Et quand vient le dernier moment des adieux :
« Pleurant de leurs yeux, que vous n’avez rien vu de pareil ! ils se séparent les uns des autres comme l’ongle de la chair. »
Voilà le héros tendre, humain et paternel que le Cid est devenu. Ne le voyez pourtant
pas plus tendre qu’il ne l’est. Sur les champs de bataille où il va se prodiguer, il est
terrible, il est le batailleur par excellence, clément d’ailleurs le lendemain, aimé,
béni et pleuré, quand il les quitte, des vaincus eux-mêmes, des Maures et Mauresques
chez qui il a vécu. Il est piquant, dans ce récit à sa louange, de l’entendre se
proclamer par sa propre bouche Mon Cid. Il est nommé et renommé à
chaque vers de toutes les façons les plus affectueuses et les plus sonores, à remplir la
bouche du récitateur et les oreilles des auditeurs ; car ces poésies se récitaient
devant les foules, à haute voix. Dans un de ces combats où l’un des siens, Pero Bermuez,
est allé mettre sa bannière au plus épais des bataillons ennemis, au plus fort du
danger, afin de forcer la victoire, il faut entendre le Cid s’écrier en montrant du
geste les Maures et en donnant l’exemple : « Frappez-les, chevaliers, pour
l’amour de la charité : je suis Ruy Diaz le Cid Campéador de
Bivar ! »
On sent, à tous ces noms et surnoms redoublés, tantôt terribles
et tantôt caressants, dont on le salue, combien il est cher aux siens, à ces cœurs
castillans dont il est l’orgueil. Nation étrange et forte qui a enfanté, à quatre ou
cinq siècles de distance, à l’origine et au déclin de la chevalerie, ces deux grands
types, le Cid et don Quichotte, — l’idéal suprême et sa parodie parfaite, le premier des
chevaliers et le dernier !
Ainsi on le voit, par degrés, se former, se civiliser et devenir l’objet d’un culte
délicat, ce Cid qui dans la réalité, au xie
siècle, ne
guerroyait que « pour avoir de quoi donner l’orge aux siens et de quoi
manger. »
Il garde pourtant encore, dans ce poème du commencement du
xiiie
siècle, plus d’un trait de sa rude et primitive
nature. Lorsque, vainqueur et conquérant de Valence, il a fait hommage de sa terre au
roi Alphonse comme à son seigneur et a obtenu de lui de laisser venir Chimène et ses
deux filles qu’il n’a pas revues depuis cet adieu déchirant, le Cid va à leur
rencontre ; il les reçoit avec honneur dans cette belle ville qu’il se flatte de leur
avoir gagnée en héritage, et il les fait monter sur un endroit élevé pour qu’elles
puissent embrasser du regard leur conquête ; mais un ennemi nouveau se présente ; le roi
de Maroc vient de delà la mer, pour assiéger le conquérant à son tour. Le Cid s’en
réjouit :
« Grâces au Créateur et à sainte Marie mère ! j’ai près de moi mes filles et ma femme… J’entrerai en guerre, je ne pourrai l’éviter. Mes filles et ma femme me verront combattre. En ce pays étranger elles verront comment se font les logis. Elles verront suffisamment de leurs yeux comment se gagne le pain. »
Et s’adressant à Chimène qui, du haut de l’Alcazar, s’étonne et s’effraye de ces tentes plantées dans la plaine :
« Or çà, femme honorée, n’ayez point d’ennui. C’est richesse qui nous accroît merveilleuse et grande. Vous êtes depuis peu arrivée, on veut vous faire un présent. Vos filles sont à marier, on vous apporte le trousseau. »
Le trousseau, c’est le butin, c’est la main basse qu’il va faire sur le camp marocain tout plein de richesses. Cette manière de gagner le pain, belle en elle-même dans sa franche expression première, se relève singulièrement et se poétise.
IV.
Ce qu’on appelle les Romances du Cid, d’après lesquelles Guillem de
Castro a fait la pièce de théâtre imitée par Corneille, est un assemblage de chants
populaires, de date plus ou moins ancienne, qui ont été recueillis pour la première fois
au commencement du xvie
siècle et qu’on a légèrement
modernisés ; mais il en est qui remontent à une haute antiquité et qui semblent presque
contemporains, par le fond, du précédent poème. Quelques-unes de ces romances sont d’un
grand caractère : la première entre autres, dans laquelle on voit don Diègue, tristement
inconsolable de l’outrage qu’il a reçu du comte et qui cette fois est bien un soufflet,
trop vieux et trop débile pour en tirer vengeance par lui-même, et se demandant si l’un
de ses fils est de force et de cœur à le suppléer. Pour s’en assurer, il les fait
appeler et les essaye l’un après l’autre ; il les tâte, au pied de la
lettre, en serrant de sa rude poigne (tout cassé qu’il est) leurs faibles et tendres
mains, jusqu’à les faire crier ; « Assez, seigneur, s’écrient les patients,
assez ! que voulez-vous ou que prétendez-vous ? Lâchez-nous au plus tôt, car vous nous
tuez. »
Et il les lâche en haussant les épaules.
« Mais quand il vint à Rodrigue, l’espérance du succès qu’il attendait étant presque morte dans son sein, — on trouve souvent là où l’on ne songeait pas, — les yeux enflammés, tel qu’un tigre furieux d’Hyrcanie, plein de rage et d’audace, Rodrigue dit ces paroles :
« Lâchez-moi, mon père, dans cette mauvaise heure, lâchez-moi dans cette heure mauvaise ; car, si vous n’étiez mon père, il n’y aurait pas entre nous une satisfaction en paroles. Loin de là, avec cette même main je vous déchirerais les entrailles, en faisant pénétrer le doigt en guise de poignard ou de dague. »
« Le vieillard, pleurant de joie, dit : « Fils de mon âme, ta colère me calme, et ton indignation me plaît. Cette résolution, mon Rodrigue, montre-la à la vengeance de mon honneur, lequel est perdu s’il ne se recouvre par toi et ne triomphe. »
« Il lui conta son injure et lui donna sa bénédiction et l’épée avec laquelle il tua le comte, et commença ses exploits63. »
Nous voilà dans le monde des Romances, qui est postérieur à celui du Poème, et surtout de la Chronique. Ce monde est celui de la susceptibilité morale et de l’honneur. L’outrage y est moins encore un fait qu’une idée. On meurt de douleur et de honte si l’on n’a pas reçu la seule satisfaction appropriée. Chimène aussi se transforme à nos yeux, bien qu’un peu gauchement encore. Elle vient et revient à la charge, demandant au roi justice et vengeance ; elle le fait en des termes singuliers :
« Ô roi ! je vis dans le chagrin, dans le chagrin vit ma mère. Chaque jour qui luit, je vois celui qui tua mon père, chevalier à cheval, et tenant en sa main un épervier, ou parfois un faucon qu’il emporte pour chasser, et pour me faire plus de peine il le lance dans mon colombier. Avec le sang de mes colombes il a ensanglanté mes jupes. Je le lui ai envoyé dire ; il m’a envoyé menacer qu’il me couperait les pans de ma robe… Un roi qui ne fait point justice ne devrait point régner, ni chevaucher à cheval, ni chausser des éperons d’or, ni manger pain sur nappe, ni se divertir avec la reine, ni entendre la messe en un lieu consacré, parce qu’il ne le mérite pas ! »
« Le roi, quand il eut entendu cela, commença à parler ainsi : « Oh ! que le Dieu du Ciel me soit en aide ! que Dieu me veuille conseiller ! si je prends ou fais tuer le Cid, mes Cortès se révolteront ; et, si je ne fais point justice, mon âme le payera. »
Et là-dessus Chimène prend la balle au bond et dit :
« Tiens, toi, tes Cortès, ô roi ; que personne ne les soulève ; et celui qui tua mon père, donne-le-moi pour égal : car celui qui m’a fait tant de mal me fera, je sais, quelque bien. »
Chimène se conduit encore ici comme dans la Chronique ; elle insiste seulement beaucoup plus sur ses griefs et sur les raisons qu’elle a de demander justice. D’ailleurs, son revirement est aussi singulier et aussi brusque ; mais le roi ne peut s’empêcher d’en faire la remarque et de s’en étonner, ce à quoi on n’avait pas songé dans la Chronique. Le roi l’ayant entendue parle ainsi, faisant la critique du sexe en moraliste :
« Je l’ai toujours entendu dire, — et je vois à présent que cela est la vérité, — que le sexe féminin était bien extraordinaire. Jusqu’ici elle a demandé justice, et maintenant elle veut se marier avec lui ! »
Dans une autre romance, c’est le roi lui-même qui a l’idée de ce mariage et qui le propose à Chimène ; il semble que les convenances soient ainsi plus ménagées. On s’achemine peu à peu à ce qui doit choquer le moins possible.
Je ne sais si je m’abuse sur la valeur des mots, mais même dans ce qu’on vient de lire de si net et de si cru, Chimène, en demandant qu’on lui donne Rodrigue pour égal, c’est-à-dire pour mari, fait un euphémisme. Il y a là une nuance d’expression jusque dans l’emportement.
Lorsque l’on commence les lectures sur le Cid par les Romances, elles paraissent bien rudes et de l’époque toute héroïque ; lorsqu’on a commencé par la Chronique rimée, elles semblent au contraire d’une époque déjà avancée et plus mûre. On y distingue plusieurs sentiments opposés, qui se compliquent et se combattent. Les ressorts modernes, bien rigides encore et bien neufs, sont pourtant trouvés. Après l’épopée et les fragments épiques, la tragédie est possible : c’est au talent à l’en tirer et à la construire. Remettons-nous-en à Guillem de Castro et à Corneille.