Philarète Chasles
I
Galileo Galilei, sa vie et son procès ; Virginie de Leyva, ou Intérieur d’un couvent de femmes en Italie au xviie siècle [I-III].
Il y avait autrefois dans le monde et au Journal des Débats un homme d’esprit et de talent… C’était Philarète Chasles. Il était même, avec Jules Janin, le seul vivant, vraiment vivant, d’un journal qui ne représente plus que la littérature bien conservée, — une momie à peu près, mais qui fait illusion en l’enveloppant bien. Philarète Chasles, qui n’avait pas, comme Jules Janin, dans sa spécialité, la jambe des danseuses et la douce liberté du feuilleton ; Philarète Chasles, qui était un pur littérateur de la troisième page, au nom à moitié grec, bonne fortune pour un professeur de littérature païenne, avait le mérite de détonner parmi les sérieux de l’endroit qui y écrivaient des Variétés invariables. Il y détonnait par la vivacité, l’entrain, la verve, l’inconséquence heureuse, et, dans des sujets souvent désagréables, par de l’agrément. C’est très hardi et presque héroïque, d’être agréable et amusant au Journal des Débats ! Eh bien, Chasles se le permettait !
Philologue, grammairien, philosophe, professeur de littératures comparées, que sais-je, moi ? il égayait ces fonctions diverses. Il y mettait du bel esprit et une phrase qu’il tournait très bien. Il enjolivait le pédantisme et crinolisait, à force d’art, ce vieux manche à, balai de la science, de manière à nous faire croire à ses rondeurs. Sous prétexte de traduire les Anglais et de les connaître, il avait parfois de l’humour. Il attrapait ce goddam charmant. Oui ! entre Silvestre de Sacy et Laboulaye, il faisait cette frasque d’avoir de l’humour. Étaient-ils étonnés, ces messieurs ! Ce diable de Chasles ! disaient-ils. Ce diable de Chasles avait, en effet, plus d’un vice. Il aimait cette coquine d’originalité. Il a même traduit Jean-Paul et Carlyle, qui en sont deux monstres, comme on sait. C’était drôle : l’originalité, elle lui venait par la traduction ! À force de chercher, de plonger, de s’égailler dans tous les bouquins de la littérature européenne, il avait des initiatives ; il tirait aux idées et faisait lever de bons et beaux lièvres, qu’on s’étonnait bien de voir trotter dans la grande allée ratissée du Journal des Débats, où il ne passe jamais personne ! Fourrageur, batteur de buisson, — du buisson d’autrui, — chasseur de toute espèce de gibier, braconnier à la carnassière pleine, c’était une espèce de Bas-de-Cuir critique et littéraire ; seulement, le cuir du bas était… du maroquin bleu : car, ne vous y trompez pas ! il y a du bas-bleu aussi dans ce Philarète, qui s’appellerait encore mieux Cydalise, et qui, depuis trente ans, — je n’ai pas peur d’un calembour de mots quand c’est un calembour d’idées, — nous danse la danse du châle au Journal des Débats !
Il y a du bas-bleu… Et les bas-bleus, qui s’y connaissent, qui savent toutes les nuances que peut avoir l’indigo, ne s’y trompent point ! Ils l’adorent tous sans exception. Philarète Chasles a toujours été la coqueluche de toutes les Philamintes, les Bélises et les Cathos de son temps, un temps déjà long. Encore à présent, ces fidèles vont à son cours ; il va à leurs soirées. Il y fait des lectures, entre deux tasses de thé et deux tartines. Il trissotinise pour elles, lui qui n’est, certes ! pas un Trissotin. Est-ce assez dévoué, cela ? Esprits qui s’entendent comme des cœurs !
Tel il était, Philarète Chasles, et tel, nous qui l’aimions, espérions qu’il serait toujours. Après tout, je l’ai dit et j’insiste, c’était un homme d’esprit et de talent, auquel on pardonnait ses prétentions, ses affectations, ses bouches-en-cœur intellectuelles, son cailletage, son maquillage, tout ce qu’il devait aux bas-bleus au sein desquels il a toute sa vie mitonné, et on les lui pardonnait parce qu’il aimait l’esprit avec la passion vraie qui fait tout pardonner, parce qu’il avait l’humeur facile, la bonne humeur, le goût large sans bégueulisme, l’appétit fringant des faits curieux et des idées nouvelles, et la dégustation des nuances. Il aimait l’esprit comme les truffes, et il le trouvait comme on les trouve.
Je l’ai vu à dîner. Il y était spirituel comme dans ses articles, beau diseur, trop beau diseur, marivaudant trop. Beau discours, bel esprit, belle humeur, Chasles a-t-il perdu tout cela ?… Je l’ignore, mais ce que je sais bien, c’est que voici deux petits livres dans lesquels je n’ai rien trouvé du Philarète d’autrefois. La belle humeur, surtout, en est partie. À la place, j’y ai trouvé l’humeur peccante de la Libre-Pensée, et des passions qui ne sont plus la charmante passion littéraire. Pauvre Cydalise ! Est-elle décrépite à ce point qu’elle ait besoin de se refaire un visage en se maquillant en Stendhal ou en Michelet ? Spectacle étrange et déplorable ! Et encore elle s’est barbouillée inutilement, la pauvre diablesse ! Tout son maquillage est manqué.
II
Le premier de ces livres, non le premier en date, mais le premier dans l’ordre que je veux donner à leur examen, a un titre italien et minaudier : Galileo Galilei, ce qui signifie Galilée, comme on dit dans la langue de la gloire, qui a toujours aimé à parler français. Tout d’abord on ne voit pas très bien quel rapport il peut y avoir entre le grand astronome et Philarète Chasles, qui n’a guères étudié l’astronomie qu’à travers le tube d’un verre de champagne, à souper. Mais, pour lui comme pour le Journal des Débats, où le Galileo Galilei a paru, la question n’est ni l’astronomie, ni la rotation de la terre : la question, c’est l’Église romaine, c’est la Papauté, c’est l’Inquisition, et surtout les Jésuites ! Et c’est si bien cela, que Chasles se soucie fort peu de déshonorer Galilée, qu’il appelle à chaque page de son livre un menteur, un épicurien et un lâche, parce que ce malheureux savant, faible comme tant d’hommes enivrés de l’orgueil d’une découverte, chancela jusqu’à sa dernière heure entre cet orgueil et sa foi. Trop professeur, trop rédacteur des Débats pour donner, comme Le Siècle, dans la bourde légendaire sur Galilée, sur sa persécution, son cachot noir, sa torture, sa rétractation à genoux avec le Pur si muove ! qui n’a jamais été dit, Chasles a du dépit que cette histoire ne soit pas vraie, et je le conçois bien, parbleu ! Mais son dépit, plus violent qu’habile, est mortel à l’homme en faveur de qui il faudrait nous intéresser.
Il aurait voulu, je le crois bien ! trouver en Galilée un insolent, un brise-tout, un héroïque, qui se fût fait intrépidement tenailler et brûler pour l’honneur de la science, afin d’avoir, deux siècles après, un bien beau thème contre l’Église, et de pouvoir lui cingler ce reproche à la face, bien tranquillement et les pieds chauds dans la chancelière des Débats. Or, au lieu de ce martyr sublime et commode, il n’a trouvé qu’un vieux bonhomme qui tenait à ses grègues encore plus qu’au mouvement de la terre, et qui avait une peur du diable de les roussir. Il n’a trouvé, enfin, en Galilée, qu’un pauvre caractère, qui n’avait rien de ce qui fait le grand homme quoiqu’il fût un formidable mathématicien, un de ces êtres infirmes qu’on punit maternellement, comme un vieil enfant plein de génie, mais aussi d’obstination et de désobéissance, en lui donnant pour noir cachot un palais Italien, au centre d’une belle terre italienne de douze arpents sur laquelle il pouvait promener ses soixante-quinze ans et ses gouttes, en y ajoutant pour geôliers son ami, l’archevêque de Sienne, et ses propres filles, à lui, Galilée, ses filles qu’il adorait, deux religieuses qui lui parlaient de Dieu, ce dont il avait très probablement grand besoin.
En présence de ces faits, dame ! qu’il faut savoir quand on est professeur, en présence de ces faits très peu dramatiques, et qui ne prêtent guères aux déclamations et aux effets de plume, je conçois qu’un ennemi de l’Église fût légèrement contrarié. Mais il pouvait se taire. Il pouvait, sans en prendre le ridicule pour lui, laisser filer la vieille bourde légendaire, dont la circulation peut aller encore. Il le pouvait, tout en riant discrètement, chez son rédacteur en chef, de ceux qui y croient, à la bourde, chez Μ. Havin. Chasles ne l’a pas fait. L’homme d’esprit a tout gâté, l’homme d’esprit qui ne veut pas-avoir l’opinion des imbéciles, comme si l’opinion des imbéciles n’était pas toute la politique de la vie ! Il faut s’en prendre à l’homme d’esprit, à la coquette d’érudition, au bas-bleu, à la Cydalise. Et voici comment Cydalise s’y est prise pour tout gâter :
Elle savait trop qu’il était impossible d’accuser directement l’Église, en une circonstance où l’Église avait été si admirablement maternelle. L’Église avait multiplié les avertissements à Galilée. Elle ne lui avait nullement nié sa découverte ; mais elle n’entendait pas, comme c’était son droit, à elle, qu’il mêlât de la théologie à son enseignement. Ce qu’on a toujours oublié, ce qu’on oublie toujours encore dans cette question de Galilée, c’est qu’il prétendait être théologien de par les mathématiques et enseigner ce que les docteurs en droit canon, et encore sous le regard ouvert de l’Église, ont seuls le droit d’enseigner. Ce qu’on oublie, c’est que Galilée en remontrait au Pape, ce qu’on lui défendit, mais en vain ; car il y persista par cent habiletés, furieux de ce qu’on ne lui laissait pas faire de la Tradition son grand compère !
D’ailleurs, quand Galilée eût été de taille de Socrate, lequel pourtant fit tuer un coq, quand il eût fait de l’antagonisme contre l’Église jusqu’à la ciguë, la découverte dont il était si heureux et si vain n’ébranlait en rien la lettre de la Bible, qui reste solide et entière. Josué lui-même, interrogé sur la question astronomique, aurait simplement répondu : « Je ne suis pas un berger chaldéen. Je parle d’après les apparences. Je parle comme un général à ses soldats, comme les poètes, les orateurs, tout le monde, les astronomes eux-mêmes. Je reste dans le visible avec le populaire. Je ne dogmatise pas. Je ne fais pas de science. J’ai d’autres Chananéens à fouetter ! » Mais cette simplicité forte, cette vérité de bon sens, Galilée voulut l’embrouiller, et l’Église ne le voulut point. Et elle avait raison, dans sa prudence immense, puisque, malgré la condamnation qu’elle a faite de Galilée, il a brouillé cette question, qui paraît si nette, au point qu’il faut la débrouiller encore aujourd’hui !
L’Église est donc inattaquable. Elle a eu raison de condamner Galilée, et en le condamnant elle a respecté son génie et pris pitié de sa vieillesse. Philarète Chasles le sait bien et son livre l’atteste assez. Seulement, si au lieu de l’Église, si au lieu de la Papauté, on mettait des prêtres, des jésuites envieux, toute une société aux mœurs corrompues, et si, de la bonté qu’on montra au vieillard on pouvait faire une cruauté plus réfléchie et plus féroce, l’embarras n’existerait plus. Pour la majorité, que dis-je ? pour l’universalité des esprits, l’embarras eût été cela même ; l’embarras eût été de faire prendre le change à l’opinion sur des faits aussi clairs que ceux que Chasles produit dans son livre, et qu’on ne lui demandait pas. Mais pour lui, bah ! avec la fatuité dans le faux qui ne doute de rien, il n’a pas hésité un instant, cet étourdi mûr de la Libre-Pensée ! À bien y regarder, il n’y avait, au fond, dans son histoire de Galilée, que l’éternelle histoire de la nature humaine, dont madame Pernelle disait ;
Je vous l’ai dit, mon fils, quand vous étiez petit :Les envieux mourront, mais non jamais l’envie !
Et c’est l’histoire de ces envieux qu’il a racontée. C’est l’histoire des envieux que Galilée put avoir (il avait du génie !), et parmi lesquels il pouvait très bien se trouver deux ou trois jésuites, non parce qu’ils étaient jésuites, mais parce qu’ils étaient hommes et au contraire
pas assez jésuites, et il a retourné l’envie de ces jésuites pas assez jésuites contre Rome et la Papauté. De même, il a retourné contre le Pape la bonté du Pape (c’était, je crois, Urbain VIII), dont il a fait (chose nouvelle, dont on n’avait jamais entendu parler !) un persécuteur suave, un Néron fondant et délicieux… Vous riez ?… Les mots y sont, et les voici : « La bonne tournure de son affaire — dit Chasles de Galilée (p. 226) — fut d’aboutir à une suave condamnation, exécutée avec une affable rigueur. Mais cette cruauté raffinée et exquise est plus odieuse que la torture. Ce sont les bien dignes représentants d’une civilisation féroce et efféminée, que ces bourreaux affables (il y tient !) et subtils, économes de la vie du patient, plus barbares que les bourreaux qui rompent ses os. »
N’est-ce pas là une impertinente et impudente mauvaise plaisanterie, et le bourreau subtil, mais qui de cette fois n’exécute personne, n’est-il pas le sophiste qui veut meurtrir l’Église avec de telles subtilités ? Quoi ! parce qu’on donne ses filles pour gardes à Galilée, et pour prison un palais dans une campagne charmante ; parce qu’on ne touche à aucune des aises de sa vie ; parce qu’on lui laisse s’entonner en paix un excellent vin grec, qui fait ainsi pleurer Chasles, dans le verre de Galilée, en regardant les étoiles : « Pauvre vieillard ! laissez-lui ses chers flacons (p. 255) ! Avec un verre de vin grec, compatriote de son maître
Archimède (Journal des Débats), la jeunesse renaîtra dans ses veines réchauffées (Cydalise). Oh ! laissez-lui ses chers flacons ! »
; eh bien, parce qu’on les lui laissa, parce qu’on lui fournit des litières qui le portèrent doucement à Rome, quand il y fut mandé, au lieu de l’y traîner à la queue d’un cheval de gendarme, écoutez bien cette conclusion ! Toute la société italienne, toute la société ecclésiastique, avec le Pape et ses dignitaires, sont taxées de lâcheté, d’hypocrisie et de cruauté d’autant plus profondes. Mais, au lieu de pleurailler, comme tout à l’heure, dans le verre de Galilée, Philarète Chasles, rabelaisien quoique maigre, a-t-il donc bu de ce vin grec, qui lui paraît si bon, pour écrire de ces ébriétés, pour développer, dans un livre signé de son titre au Collège de France, l’idée falote que moins on est cruel, plus on l’est ?
Assurément, de tels paradoxes sont trop minces pour ne pas casser, et les raisonnements qui les appuient ne peuvent prendre qu’au Journal des Débats, entre les têtes les plus chinoises des mandarins qui y écrivent. Certes ! pour Chasles et les libres-penseurs, qu’il mécontentera avec son livre, il valait mieux cent fois laisser tranquille la grosse chose connue, le mélodrame du cachot, la bourde séculaire, avalée et ravalée à chaque génération sans aucune douleur. Il valait mieux ne pas toucher au Galilée du Siècle. Oui ! cela valait mieux, Cydalise ! C’était de l’ignorance, chère coquette bleue, je le sais bien ; mais c’était politique, et, si c’était plus imbécile, au moins, ce n’était pas si sot !
III
Tel est le Galileo Galilei de Philarète Chasles. Tel ce livre maladroit, qui veut être du Machiavel… très fin, et qui rate dans du Marivaux… très faux. L’ouvrage qui lui fait pendant sous la vitrine de l’éditeur, cet autre premier livre qui dérive du second, et que Chasles invoque trente-six fois comme une autorité dans son Galileo Galilei, cette Virginie de Leyva ou Intérieur d’un couvent d’Italie au commencement du xviie siècle (titre affriolant), fera-t-il mieux les affaires de la Libre-Pensée, et Chasles y mettra-t-il mieux sa perruque pour ressembler à Stendhal ? Il n’a pas le toupet de Stendhal. Stendhal, cette crapule de génie, n’était pas un bas-bleu. Il ne marivaudait pas. C’était un farouche, qui déposait un livre dans la publicité comme un pétard, et s’enfuyait, insoucieux du bruit qu’il allait produire. Il ne hantait point les petits hôtels de Rambouillet bourgeois. S’il avait touché à ce sujet si passionné de Virginie de Leyva, de cette plume froidement scélérate qui a hideusement poétisé le père de la Cenci, il nous aurait fait quelque chose d’affreux, je le sais bien ! mais d’une grandeur sinistre, — quelque chose de chauffé et de recuit au feu de l’enfer de sa haine du p…, comme il disait, le mot prêtre lui paraissant trop effrayant pour qu’il voulût jamais l’écrire. Nous aurions maintenant une œuvre d’art profond, — vraiment machiavélique, — dont Chasles est décidément incapable.
En effet, il a l’intention de Stendhal, mais c’est son exécution qu’il n’a pas. Dans sa Virginie de Leyva, ce n’est qu’un libertin par la pensée et un précieux dans le langage, et, dans son impossibilité d’être énergique, parce qu’il n’est pas passionné, il nous déteint l’indécente Religieuse de Diderot, ce vermillon obscène, et nous raconte, avec des chatteries de style comme il en a, même dans les sujets les plus graves, une histoire de la Gazette des Tribunaux d’Italie qui, pour faire balle dans nos âmes et y éveiller l’écho de haine qu’on y voudrait entendre, ne demandait qu’une poignante simplicité.
Cette histoire est très belle, très tragique, et les personnages en sont très criminels, puisque c’est la séduction d’une religieuse de haut lignage, princesse de naissance, supérieure de son couvent, par un jeune seigneur italien de beauté singulière, de mœurs très corrompues, assassin trois ou quatre fois. Belle au point de vue de la passion furieuse, cette histoire est belle encore au point de vue de la justice. Ces six ans terribles d’une intimité sacrilège, ces six ans de crimes, non pas seulement à deux, mais à quatre, à cinq, car les deux coupables eurent des complices qui servirent leur passion ou qui s’y mêlèrent, finirent par le repentir et l’expiation dans des proportions épouvantables. Je n’ai point à entrer dans les détails de ce procès où l’autorité religieuse fit sa fonction, ce qui la rend irréprochable, n’étant jamais solidaire que des crimes qu’elle ne punit pas. Mais Chasles, qui les a rapportés, a-t-il tordu et pressé ces détails, comme l’eût fait Stendhal, pour en faire jaillir les plus profondes émotions dans l’âme ? Non ! sa préoccupation n’est pas là. Bavard et sautillant dans son livre, il lâche, à travers les faits, l’insupportable petit ruisseau bondissant d’une discussion, qui revient toujours, sur la société italienne, qu’il déshonore, comme dans son Galileo Galilei il l’a déshonorée, parce qu’il la croit faite ou qu’il veut qu’on la croie faite par la société ecclésiastique !
« Cette société — dit-il — écrasait l’individualité, l’individualité qui doit être libre de toute discipline extérieure. »
Et, sur ce thème, le voilà qui part, et dans tout ce livre, heureusement très court, il s’en va, tranchant et frivole, le cure-dent à la bouche, faisant le joli, procureur général expéditif de toute une époque, jugeant dix mille couvents sur un seul, gracieux mignon, mais dont l’insolence est de tout généraliser. Il voit des milliers de crimes de Papes dans la
simple histoire d’une hystérique cloîtrée. Faculté d’induction splendide ! Que de choses dans un menuet !
Et c’est là tout. Mon Dieu, oui ! c’est là tout. Il n’y a rien de plus dans cette Virginie de Leyva, qui est insuffisante comme le Galileo Galilei est malhabile. Dans l’une et dans l’autre de ces productions petitement et débilement sophistiques, où se révèlent la fatigue et la sénilité, même dans le mal, j’ai cherché seulement du sérieux et de la sincérité littéraire ; je n’y ai trouvé que de l’inconsistance, du rabâchage, de la contradiction, le démantibulé d’un esprit qui fut une brillante marionnette. Du reste, qu’importe le talent quand il s’agit de morale et de vérité ! Dans sa Virginie de Leyva, Philarète Chasles est un moraliste qui traite lestement toutes les religions de formules et qui demande les libres essors du phalanstérien.
Si nous étions tous impeccables, je crois que Chasles aurait des vertus ; mais nos institutions ont toujours tort devant nos vices. Voilà sa thèse. Cydalise finit en Narcisse. Avouez que ceci mérite une tout autre critique que des râclures de Manzoni !
IV
Psychologie sociale des nouveaux peuples [IV-VII].
Et la Ménagerie ? La fameuse Ménagerie ?
Vous rappelez-vous la Ménagerie, qu’on nous avait annoncée lorsque Philarète Chasles mourut ?… C’était, disait-on, un livre dont les feuilles, envoyées à Londres, allaient nous revenir à Paris. C’était un livre d’outre-tombe, vengeur de la vie de l’auteur. C’était enfin tout le xixe siècle encagé dans un livre et montré comme une bête féroce, avec toutes ses bêtes, féroces ou non… Vous vous rappelez aussi comme nous saluâmes en espérance l’avènement de ce livre, où Chasles avait dû graver, pendant des années, tous ses ressentiments ; car Chasles, comme tous les hommes de talent, avait senti souvent le talent outragé dans sa personne. Obligé longtemps à travailler pour vivre, il avait, comme tant d’hommes littéraires, subi l’ignominieuse exploitation des sots. Trissotins et Turcarets, tout de ce monde de la littérature et du journalisme devait se retrouver dans cette Ménagerie de Chasles et y danser une sarabande forcée, comme le serpent de Baudelaire au bout de son bâton… Joie de ma vie ! les noms mêmes y auraient été mis en toutes lettres ! Aiguisé, affilé en cachette, pendant des années, comme les Mémoires de Saint-Simon, — autre vengeance posthume, et magnifique, celle-là ! — ce livre ne devait pas seulement être une vengeance de l’auteur, mais de nous tous qui nous sommes heurtés aux mêmes drôles triomphants et aux mêmes imbéciles heureux. Philarète Chasles, cet écrivain à l’imagination humouristique, à la verve mousseuse et pétillante, à la grâce italienne, aurait mis, comme Beaumarchais, de la gaieté dans sa vengeance, — ce qui fait, en France, la vengeance meilleure. Il aurait été gai où Saint-Simon est amer, amusant où Saint-Simon est tragique… Philarète Chasles n’avait ni la bile jaune, ni la bile verte, ni la bile recuite qui firent le génie de Saint-Simon. Il n’avait, lui, — mais cela suffit bien ! — que les nerfs du grand artiste ; mais de ces nerfs, sur lesquels la passion, qui prend sa revanche, aurait joué comme Réményi sur son violon, il serait sorti la chose la plus résonnante et, pour nous tous, la plus délicieusement vengeresse.
Voilà ce que nous attendions. Mais, — ô surprise ! — le livre qu’on publie sous le nom de Philarète Chasles n’est pas du tout celui qu’on avait annoncé et qui, depuis qu’on en avait parlé, était le rêve et l’espoir et la caresse de ma pensée. Ici, pas de Ménagerie pour une obole ! Il n’y a, ici, ni bêtes montrées, ni montreur de bêtes, ni dompteur, ni fouailleur ! Pas le moindre petit bout de cravache ! Pas le moindre singe, pas le moindre chacal ! Et pas le moindre Chasles non plus ! pas de ce Chasles que nous avons connu et aimé, avec qui nous avons tant de fois croisé l’épigramme et le paradoxe, et dont l’esprit, au contact d’un autre esprit, partait en fusées et s’épanouissait en gerbes brillantes. Dans ce livre-ci, expression dernière d’un homme qui se sentait peut-être à la veille de mourir, c’est comme dans la fameuse épigramme où la Mort pousse devant elle un homme qui, toute sa vie, s’est moqué de la vie :
Allez, marchons ! il n’est plus temps de rire !
Je ne sais pas si l’autre, que la mort poussait, continuait de rire, malgré elle, mais ce que je sais bien, c’est que, dans ce livre-ci, Philarète Chasles ne rit plus. Rire ? allons donc ! il ne sourit même pas. Ils sont passés, ces jours de fête ! Ce n’est plus le critique qui ne voyait que la beauté dans les choses humaines, esthétique par-dessus tout ; que le piquant, le neuf, l’inattendu réjouissait et enthousiasmait dans les œuvres de la pensée, et qui se moquait bien du reste ! Ce n’est plus ce bel esprit de bonne humeur, l’ornement des soupers du marquis de Custines, qui y planait sur tous les sujets avec un esprit de tant de largeur et de légèreté d’ailes. Non ! ce n’est plus cela. C’est tout le contraire !… On ne nous l’a pas changé en nourrice, notre Chasles ; car, à l’âge de Chasles, il n’y a plus de nourrice, et depuis diablement longtemps ! Mais l’approche de la mort l’a changé. Ils disent de nous, MΜ. les philosophes, quand de mauvais sujets nous redevenons chrétiens à la mort, que nous finissons par une capucinade. Eh bien, il y a aussi des capucins de la Libre pensée, et Philarète Chasles en est devenu un ! On peut constater par le livre que voici, et qui est le testament de Chasles, que ce voluptueux esprit, amoureux de toutes les idées comme il l’aurait été des onze mille vierges, et pour qui la morale n’avait jamais été une préoccupation ni bien ardente, ni bien profonde, on peut constater qu’il s’est fait tout à coup moraliste in extremis et qu’il est mort raidement philanthrope, comme un chien ; car les chiens, avec leur singulier amour des hommes, sont des philanthropes, et c’est même les seuls auxquels je crois !
V
Or, voyons du moins comment s’est faite la chose, — cette triste et étonnante chose ! Madame Clotilde Schultz, la nièce de Chasles, qui avait une nièce, [ni plus ni moins qu’un curé, et charmante, m’a-t-on
dit, qui tenait sa maison et dont il avait fait son secrétaire en jupe… un peu bleue ou au moins lilas, a publié, à la tête de la Psychologie sociale, une lettre très aimable pour Charpentier, l’éditeur de cette Psychologie, et cette lettre nous met au courant du livre sur lequel nous comptions si peu. On est à Venise, et madame Schultz paye à Venise, en petite monnaie, ce qu’on lui doit, quand elle parle du
soleil se levant sur les ondes glauques de ses lagunes
. On ne pouvait pas moins pour Venise et pour soi-même, que cette petite phrase… C’est à ce soleil vénitien que Philarète Chasles, le grand polyglotte, adresse un discours, comme Manfred. Seulement, dans Manfred, c’est le soleil qui se couche, et dans madame Schultz, c’est Chasles qui va se coucher. Il mourut le lendemain. Dans cet incroyable discours qui nous apprend, avant le livre lui-même, la conversion et la transformation de Philarète, nous voyons jaillir un Chasles que, jusque-là, nous n’avions pas vu, et que nous ne soupçonnions même pas. On lit, en effet, dans ce discours, d’étranges phrases que nous n’avions non plus jamais rencontrées sous cette plume distinguée, alerte, coquette, étincelante, si peu déclamatoire et si peu badaude, quand elle vivait. L’humouristique Chasles, qu’un jour j’appelai, dans un article consacré à sa mémoire2,
le plus élégant des Arlequins littéraires, et qui portait sur son esprit avec tant de souplesse, d’ondulation et de chatoiement, les couleurs d’au moins trente-six littératures, affecte maintenant l’emphatique solennité d’un patriarche ou d’un burgrave. Il confesse à madame sa nièce ses fautes, — et ses fautes, le croirez-vous, vous qui aimez à rire ? sont d’avoir trop aimé… non pas les femmes, mais les sommets, comme de Laprade, « n’ayant pas — dit-il — l’habileté de son ami Sainte-Beuve, qui se met d’abord dans les vallées pour bondir sur les sommets ensuite (sic) »
; sauteur cauteleux que ce Sainte-Beuve, dont Chasles (fantaisie dernière !) fait… un daim ! Chasles déclare à sa nièce, toujours devant le soleil, comme un Guèbre, « que sa misanthropie a foi en elle »
; car s’il est misanthrope, si sa philanthropie, qui va sortir tout à l’heure, n’est pas sortie, il n’est pas misogyne encore. Et il ajoute que son devoir de philosophe (Madame, disait Prudhomme, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes devoirs !) l’oblige à lui recommander, à elle, sa nièce, qu’il appelle « enfant », son livre de la Psychologie sociale, et surtout, surtout, de prendre bien garde, « enfant ! aux éditeurs braconniers ! »
Trait profond et final, flèche de Parthe — car la mort est une fuite et même la fuite des fuites — décochée, en décampant, à ces coquins d’éditeurs, ce qui, je dois l’avouer, me gâte un peu mon Chasles d’autrefois, qui se moquait trop des éditeurs pour s’en défier, comme
un grand seigneur qui se soucie bien d’être volé par ses fermiers plus ou moins fripons ; et cela me gâte aussi et son discours, et sa recommandation solaire, et le soleil lui-même devant lequel il parle de ces boutiqueries, et sa nièce, enfin, qui rapporte tout cela comme une belle chose et m’annonce ainsi, avant que j’aie ouvert le livre, ce que, hélas ! je vais y trouver.
Je l’ai dit, ce que j’y ai trouvé, c’est un philanthrope, un attendri, un coryza philosophique, un mélange heureux de Cabet et de Garnier-Pagès. Ce que j’y ai trouvé, c’est un fantaisiste américanisé comme un cheval est hongre, un utilitaire besoigneux, qui ne s’occupe plus de la question du beau en littérature, mais de l’éducation des peuples, de l’amélioration des races, de la réconciliation générale de ces ennemis qui, jusqu’à cette heure, ont composé le genre humain. Toute époque a sa logomachie. La gloire de l’écrivain est de l’éviter. Toute la logomachie de ce pauvre temps, dont nous sommes harassés, affadis, dégoûtés, toutes ces vieilles blagues à tabac sont ici. Philarète Chasles pense ici comme Jourdan, du Siècle, s’il écrit encore bien des pages dans ce livre comme Philarète Chasles. La démocratie l’a roulé dans ses sous-sols. Arlequin caméléon est devenu Pierrot, — un Pierrot qui déjà n’est plus blanc et serait peut-être allé au rouge, s’il n’était pas mort.
Je te salue, ô mort ! libérateur céleste !
Qui sait ? aux affreuses influences de l’époque actuelle, Philarète Chasles se serait peut-être durci. Il n’est encore que tendre, dans ce livre. Il n’en est encore qu’au baiser Lamourette. Dans un autre temps, il eût mieux aimé ceux de Jean Second et de Dorat. En politique, il n’en est encore qu’aux chimériques et aux bien intentionnés. Il croit à Fénelon, à Turgot, à Herder, à Malesherbes, à Bailly, à Tocqueville. Son idéal est de « reconstituer, en France, la sympathie »
. Il doit y avoir un moyen : on ne le tient pas, mais on le trouvera ; et il monte sur ce dada, qui n’est qu’une rosse, lui dont la fantaisie a souvent chevauché l’hippogriffe ! Il a des remords, pourtant, et des tiraillements d’homme d’esprit. « L’époque où la foi et l’amour se fondront sur l’examen est encore éloignée, — dit-il. — Mais on y viendra. »
C’est avec ces bourdes qu’il s’est tricoté le gilet de flanelle de sa vieillesse, ce dandy — car il l’était ! — du temps passé. Cet homme, qui a beau être philanthrope ne sera jamais bête, ne croit peut-être pas à l’immortalité de l’âme, et il est sûr de l’éternité de la race. Lui qui avait de la réalité à côté de l’imagination dans la tête, qui avait de l’observation, de la netteté dans le regard, et de la raillerie au service de tout ce qui était hypocrite, pédant et niais, croit à la perfectibilité du genre humain comme le plus simple épicier de cette grande époque, dont c’est l’opinion. Et telles sont, en quelques mots, les nouvelles idées de cet
homme, qui passa toute sa vie pour un talent aristocratique et original et qui meurt dans les idées communes, pires, pour un esprit de sa trempe, que le choléra qui l’a tué !
VI
Et, en effet, mourir n’est rien, quand on meurt dans la logique de son esprit et l’honneur intellectuel de sa vie ; mais être traîné aux gémonies des idées communes qui ont fait, toute une vie, hausser les épaules de mépris, et s’y traîner soi-même, vivant encore, voilà vraiment ce qui nous autorise à dire que Philarète Chasles a vécu un livre trop tard ! De tous les hommes, il semblait certainement le plus incapable de ce mélancolique plongeon… Y avait-il un esprit, de prétention critique, d’une sensation plus vive que la sienne, plus aiguë et plus haute ? Personne avait-il plus que Chasles cohabité avec tous les génies de toutes les civilisations, au milieu desquels on ne vit pas impunément et qui vous élèvent de façon à ne pouvoir jamais descendre ?… Il est descendu cependant, cet homme prodigieux de lectures et de connaissances, accoutumé à l’idéal des plus nobles génies, des plus forts esprits qui aient pensé sur l’humanité, qui l’aient observée et triturée dans leurs mains puissantes ; il est descendu jusqu’à l’idéal du bonhomme Bailly et du pâle Tocqueville. Ce sont là, pour cet homme d’ironie… sans ironie, les divinateurs de l’humanité et de l’avenir ! Mais, dans l’entente des choses· historiques et humaines, j’aurais cru plutôt Philarète Chasles du côté de Machiavel que de l’abbé de Saint-Pierre, et pourtant c’est du côté de l’abbé de Saint-Pierre que je le trouve dans ce livre-ci… Comme : l’abbé, il y baye aux corneilles de la paix perpétuelle, et il la demande à tout le monde : aux gouvernements, aux arts, à la littérature, comme ce pauvre abbé, pauvre spirituellement autant que physiquement sans· soutane, car il ne savait pas écrire, et à qui Chasles prête généreusement son habit ! Tout neuf de vertu et de charité, Philarète Chasles, qui veut justifier, en le méritant, son nom de Philarète, a habillé l’indigent abbé depuis ses pauvres pieds jusqu’à sa pauvre tête. Il a eu cette bienfaisance, tant il se fond d’amour, tout à l’heure, pour l’humanité, ce diable de Chasles ! Jusqu’ici, l’amour attendri pour les hommes n’était pas le caractère des soixante volumes sortis de sa plume, de cette plume féconde, positive et brillante, qui s’attendrissait à peu près comme le diamant s’attendrit quand il brille ; mais c’est là le caractère inattendu de cette Psychologie sociale, qui doit sauver l’Europe et le monde par l’amour. Dans ce livre, trempé d’attendrissement, j’ai bien reconnu des idées que j’avais vues ailleurs. Par exemple, l’État libre dans une confédération d’États libres, emprunté à Proudhon et à Girardin ; une apothéose du juste-milieu, comme l’entendait Victor Cousin dès 1828. Et voilà le côté vulgaire qui me choque aujourd’hui dans Philarète Chasles, dans ce remueur d’idées, dans cet allumeur de réverbères sur tous les chemins de l’histoire littéraire, dans cet esprit enfin d’une verve, d’un entrain et d’une si pétulante initiative, si peu construit — nous en aurions juré ! — pour jamais tomber dans la plate et odieuse vulgarité. Assurément, je ne peux pas reprocher à Arlequin les losanges bariolés dont il est vêtu ; mais il fallait les tailler dans une autre étoffe que dans les haillons d’un vieux libéralisme usé. L’attendrissement est donc, en y regardant bien, la seule chose qui appartienne en propre à Philarète Chasles dans sa Psychologie sociale… Certes ! ce n’est pas un pleurard du genre de Jules Favre, mais la larme monte et perle dans ces yeux pétillants du feu acéré de l’esprit pendant si longtemps… et que je croyais immortel !
Et comme l’attendrissement, qui est une mauvaise disposition critique, brouille la vue et mouille les lunettes, et empêche de voir ce qu’on regarde, je vais montrer, seulement sur le terrain littéraire, ce que Philarète Chasles a vu.
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VII
Eh bien, il a vu faux ou il n’a pas vu du tout, et le critique est resté sur la place comme jamais il n’y était resté ! On le sait, j’ai toujours regardé Philarète Chasles et Sainte-Beuve plutôt comme des fragments de critiques que comme des critiques complets. Ils ont tous les deux des qualités critiques, mais l’un et l’autre manquent de ces principes qui sont la force du critique et son autorité. Ils ont des jours où ils rencontrent juste, par le fait d’un organisme heureux : Chasles, sensible comme il l’était à la beauté littéraire, a eu de ces jours où il l’a bien vue et bien analysée, et où il nous l’a montrée resplendissante… Mais, devenu utilitaire sur son déclin, philanthrope, prédicateur, charitable, larmoyant et quaker, — car il est tout cela, et, chose plaisante ! quaker sans être chrétien, sans être le chrétien armé de la croix qui est le seul être ayant le droit de prêcher l’amour aux hommes et la puissance de s’en faire écouter, — Philarète Chasles, qui n’est point saint Paul, qui n’est pas saint Jean, pour nous répéter de nous aimer les uns les autres, mais un professeur de morale indépendante et d’instruction obligatoire attendri, ne voit plus la beauté, — cette entité par elle-même ! — mais la bonté dans les œuvres et les petits services que la bonté peut rendre à l’humanité, comme si la beauté montrée aux hommes, en élevant leurs âmes, ne leur en rendait pas un très grand ! Philarète Chasles, qui ne comprend plus la critique que comme un quaker, est tellement victime de son attendrissement humanitaire qu’il ne sait plus positivement où il en est quand il s’agit de juger les divers mérites intellectuels des hommes et d’établir, entre ces mérites, la hiérarchie incontestable et nécessaire. Dans sa Psychologie sociale, ce qu’il dit des plus célèbres de ceux qu’il rencontre sur le terrain de la littérature est incroyable de préoccupation, et d’une préoccupation qui va jusqu’à la perte de la mémoire, la méconnaissance de ce qui est, et la frontière (Dieu me pardonne !) de la démence.
Je ne pèserai pas beaucoup sur Alexandre Dumas, le génie nègre, comme il l’appelle, qui contait pour conter, dit-il, comme on conte aux enfants, ce qui l’innocente ; Alexandre Dumas, dont l’immoralité n’est pas immédiate, n’est pas dans ce qu’il écrit, mais dans la disposition où la lecture de ces vains romans jette une nation qui boit de ce vent. Je ne pèserai pas non plus sur Eugène Sue, pour Chasles, le romancier « de la haine », de l’exécrable haine qu’il faut supprimer, — et quoiqu’il y ait dans le socialiste Eugène Süe une philanthropie qui a bien le droit de dresser l’épaule à côté de la philanthropie, de Chasles. Mais
je prendrai Balzac à part, parce que Balzac, incomparable à tous les autres, grandeur intellectuelle aussi absolue que le peut être la grandeur humaine, est le plus renversant exemple de l’égarement de la pensée de Chasles, toqué et tiqué de moralité. Pour Chasles, Balzac — vraiment on croit rêver ! — n’est qu’un « panthéiste et un naturaliste »
, rien de plus ! une espèce de sorcier « évoquant par une sorcellerie intérieure des réalités qu’il fausse »
… Il représente « non pas des hommes, mais des forces »
… « Il n’y a pas dans Balzac de moralité qui distingue l’affreux libertin dans la vieillesse, Hulot, du noble honnête homme ; le coquin déhonté, le hideux intrigant, Vautrin, l’homme du bagne, du pauvre Lambert ; la vile courtisane, de la vierge mystique et chaste. »
J’ai copié textuellement, car un pareil mensonge de fait, qu’on réfute en ouvrant seulement Balzac, on aurait pu me l’imputer. Il manque donc à Balzac, conclut Chasles, comme à Alexandre Dumas, comme à Süe, la charité, la bonté, l’amour, et c’est pourquoi Balzac — tant pis pour lui ! — ne sera pas la littérature de l’avenir.
Et remarquez que ces aberrations de Chasles l’attendri, comme on dit Gaspard l’éveillé, ne sont pas des aberrations dont la triste originalité lui appartienne. Ce n’est pas Chasles qui a inventé le voyant, le sorcier dans Balzac, l’évocateur qui fausse les réalités ; tout cela était connu depuis des éternités, jonchait les journaux et les livres. Ce n’est pas Chasles qui a inventé le mutisme moral de Balzac, c’est-à-dire son immoralité. Du temps de Balzac, on lui a craché cette accusation facile et hypocrite d’immoralité, et il y a répondu, dans l’immortelle préface de la Comédie humaine, de manière à faire taire tous ces susurrements de reptiles. Enfin, ce n’est pas Chasles non plus qui a inventé de nier les opinions monarchiques de Balzac, et qui n’a pas vu le premier, dans ses œuvres, son éclatant catholicisme. Seulement, ici, il y a une raison pour n’avoir pas vu. Philarète Chasles se cite lui-même. Dans cette société haineuse, et dont la haine (nous raconte-t-il) l’empêcha d’entrer à l’Académie, il aurait pu devenir un tigre, comme Eugène Sue, mais (il s’attendrissait déjà !) il aima mieux « pleurer sur son pays ». Il y aura perdu les yeux, sans doute ; et c’est cela qui l’a rendu aveugle au catholicisme de Balzac !
Pauvre Chasles ! voilà les clartés de son livre ! voilà ce qu’il aura gagné à devenir vertueux si tard ! Il préfère Dickens, le vulgaire Dickens, à Balzac, parce que Dickens (ce que je nie, du reste !) sait mieux pleurer sur les misères humaines. Pleurerait-il sur celles de ce livre trop humanitaire ?… « Je le voudrais plus gras »
, dit le César de Shakespeare en parlant de Cassius. Moi, je dis de Chasles : Je le voudrais moins tendre… Sa sentimentalité lui fait rapetisser l’égoïste Napoléon comme l’immoral Balzac. Il
prétend que Napoléon est tombé sous une émeute de femmes. Michelet, qui [en est une, refuse jusqu’à des cils et des sourcils à Napoléon, et soutient qu’on l’a embelli sur les pièces de cent sous. Trop de cœur, messieurs ! c’est ce qui vous perd ! À part ce trop de cœur, aux rares pages où il ne prêche ni ne gémit, l’auteur de la Psychologie se retrouve excellent, intéressant, animé. Il a des aperçus qui rappellent l’ancien Chasles, le gaillard éblouissant qui pensait plus à plaire et à sourire qu’à pleurer ; qui se jouait des ridicules des hommes plus qu’il ne les moralisait. Et ceci est la preuve encore que ce n’est point affaiblissement par l’âge dans le grand polyglotte, comme dit madame Schultz d’une douce et respectueuse glotte, que l’attendrissement de sa Psychologie. Partout où il s’est mouché et essuyé les yeux, l’auteur de ce livre est jeune de couleur et d’accent. Le livre est faux dans son inspiration centrale, mais il y a de jolis et spirituels détails. La barbe est blanche, mais l’esprit est vert. Seulement, trop mouillé.
Il y a une comédie très amusante, qu’on appelle Le Ci-devant jeune homme. Philarète Chasles ne saurait être le héros de cette comédie-là. Je le tiens jeune par le talent, oui ! séduisant et jeune toujours, quand il ne se vieillit pas en pleurant. Mais le critique humouristique et esthétique qui se fit un nom de critique si charmant à porter, il faut l’appeler maintenant le ci-devant Philarète Chasles !