Madame Necker.
Apprécier Mme Necker n’est pas une étude sans difficulté. Ses défauts sont de ceux qui choquent le plus aisément en France, ce ne sont pas des défauts français ; et ses qualités sont de celles qui ne viennent trop souvent dans le monde qu’après les choses de tact et de goût, car elles tiennent à l’âme et au caractère. Je voudrais faire équitablement les deux parts, et juger cette personne de mérite en toute liberté, mais avec égards toujours et avec respect. On peut juger un homme public, mort ou vivant, avec quelque rudesse ; mais il me semble qu’une femme, même morte, quand elle est restée femme par les qualités essentielles, est un peu notre contemporaine toujours ; elle l’est surtout quand elle n’a cessé de se continuer jusqu’à nous par une descendance de gloire, de vertu et de grâce.
Pour bien apprécier Mme Necker, qui ne fut jamais à Paris
qu’une fleur transplantée, il convient de la voir en sa fraîcheur première et
dans sa terre natale. Mlle Suzanne Curchod était née vers
1740, dans le pays de Vaud, à Crassier, commune frontière de la France et de la
Suisse. Son père était pasteur ou ministre du Saint Évangile ; sa mère, native
de France, avait préféré sa religion à son pays. Elle fut élevée et nourrie dans
cette vie de campagne et de presbytère où quelques poètes
ont placé la scène de leurs plus charmantes idylles, et elle
y puisa, avec les vertus du foyer, le principe des études sérieuses. Elle était
belle, de cette beauté pure, virginale, qui a besoin de la première jeunesse. Sa
figure longue et un peu droite s’animait d’une fraîcheur éclatante, et
s’adoucissait de ses yeux bleus pleins de candeur. Sa taille élancée n’avait
encore que de la dignité décente sans roideur et sans apprêt. Telle elle apparut
la première fois à Gibbon, dans un séjour qu’elle fit à Lausanne. Le futur
historien de l’Empire romain était fort jeune lui-même alors ; son père l’avait
envoyé à Lausanne pour y refaire son éducation et se guérir « des erreurs
du papisme »
, où le jeune écolier d’Oxford s’était laissé entraîner.
Gibbon passa cinq années dans cet agréable exil, depuis l’âge de seize ans
jusqu’à vingt et un. En juin 1757 (il avait vingt ans), il rencontra pour la
première fois Mlle Suzanne Curchod que toute la ville de
Lausanne n’appelait que la belle Curchod, et qui ne pouvait
paraître dans une assemblée ni à une comédie sans être entourée d’un cercle
d’adorateurs. Gibbon écrivait ce soir-là sur son Journal cette
note sentimentale et classique : « J’ai vu Mlle Curchod. — Omnia vincit Amor, et nos cedamus
Amori. »
Dans ses Mémoires il s’étend
avec plus de détail, et il nous fait de Mlle Curchod le
portrait le plus flatteur et le plus fidèle à cette date :
Son père, dit-il, dans la solitude d’un village isolé, s’appliqua à donner une éducation libérale et même savante à sa fille unique. Elle surpassa ses espérances par ses progrès dans les sciences et les langues ; et, dans les courtes visites qu’elle fit à quelques-uns de ses parents à Lausanne, l’esprit, la beauté et l’érudition de Mlle Curchod furent le sujet des applaudissements universels. Les récits d’un tel prodige éveillèrent ma curiosité : je vis et j’aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans les sentiments, et élégante dans les manières ; et cette première émotion soudaine ne fit que se fortifier par l’habitude et l’observation d’une connaissance plus familière. Elle me permit de lui faire deux ou trois visites chez son père. Je passai là quelques jours heureux dans les montagnes de Franche-Comté ; et ses parents encourageaient honorablement la liaison…
Gibbon, qui n’avait point encore acquis cette laideur grotesque qui
s’est développée depuis, et qui joignait déjà « l’esprit le plus brillant
et le plus varié au plus doux et au plus égal de tous les
caractères »
, prétend que Mlle Curchod se laissa
sincèrement toucher ; il s’avança lui-même jusqu’à parler de mariage, et ce ne
fut qu’après son retour en Angleterre qu’ayant vu un obstacle à cette union dans
la volonté de son père, il y renonça. Mais tout ceci se passa de la part de
Gibbon avec une égalité et une tranquillité, même dans le chagrin, qui fait
sourire. Sept ans plus tard, à son retour d’Italie, il revit à Paris Mlle Curchod, nouvellement mariée à M. Necker, et qui
l’accueillit avec un mélange de cordialité et de malice :
Je ne sais, Madame, écrivait Mme Necker à l’une de ses amies de Lausanne (novembre 1765), si je vous ai dit que j’ai vu Gibbon ; j’ai été sensible à ce plaisir au-delà de toute expression ; non qu’il me reste aucun sentiment pour un homme qui, je crois, n’en mérite guère, mais ma vanité féminine n’a jamais eu un triomphe plus complet et plus honnête. Il est resté deux semaines à Paris ; je l’ai eu tous les jours chez moi ; il était devenu doux, souple, humble, décent jusqu’à la pudeur. Témoin perpétuel de la tendresse de mon mari, de son esprit et de son enjouement, admirateur zélé de l’opulence, il me fit remarquer pour la première fois celle qui m’entoure, ou du moins jusqu’alors elle n’avait fait sur moi qu’une sensation désagréable.
Pour Gibbon, en racontant les impressions qu’il reçut à ce retour, il fait semblant d’être un peu piqué dans son ancien amour ou dans son amour-propre d’amant sacrifié ; mais, en y regardant bien, on voit qu’il est plutôt charmé de trouver désormais en Mme Necker, quand il viendra à Paris, une introductrice naturelle auprès de la meilleure société, auprès surtout de ce cercle de philosophes et de beaux esprits dont il était si curieux et si digne, lui qui ne vivait que de la vie de l’esprit.
Mlle Curchod, âgée de dix-huit ans, était donc, à cette date de 1758, une des fleurs et des merveilles de ce pays de Vaud que Rousseau allait mettre à la mode dans le beau monde parisien par La Nouvelle Héloïse. Rousseau pourtant a trouvé moyen d’être injuste envers ce doux pays, en même temps qu’il le peignait comme un cadre de paradis terrestre :
Je dirais volontiers, a-t-il écrit dans une page célèbre des Confessions, à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles : Allez à Vevey, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n’a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux ; mais ne les y cherchez pas.
Et moi je dirai, et tous ceux qui ont connu et habité ce pays diront : Oui, cherchez-y sinon des Julie et des Saint-Preux, du moins des femmes du genre de Claire ; j’entends par là un certain tour d’esprit mêlé de sérieux et de gaieté, naturel et travaillé à la fois, très capable de raisonnement, d’étude, de dialectique même, vif pourtant, assez imprévu, et non du tout dénué d’agrément et de charme. Mlle Suzanne Curchod, dans sa nuance, était un de ces esprits compliqués et ingénus, mais qui sont loin de déplaire quand on les rencontre dans les lieux mêmes, sur les gradins ou dans les replis de ces vertes collines étagées qui bordent du côté de la Suisse le beau lac Léman28.
Voltaire, en ce temps-là, revenu de Prusse, et avant de se fixer près de Genève, essayait de cette vie nouvelle à Lausanne, où il passa surtout les hivers de 1756, 1757 et 1758 ; il y trouvait avec étonnement un goût pour l’esprit qu’il contribuait à développer encore, mais qu’il n’avait pas eu à créer :
On croit chez les badauds de Paris, écrivait-il, que toute la Suisse est un pays sauvage ; on serait bien étonné si l’on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu’on ne la joue à Paris : on serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bons juges qu’il y en ait en Europe… J’ai fait couler des larmes de tous les yeux suisses.
Rabattez de ces éloges ce qu’il vous plaira, faites la part de la politesse et de l’hospitalité, et il en restera toujours quelque chose. C’est dans ce monde que Mme Necker, encore jeune fille, acheva de se former en sa fleur première et qu’elle brilla.
Ayant perdu vers ce temps son père vénéré, et restant seule avec sa mère sans fortune, elle intéressa vivement toutes les personnes qui la connaissaient ; et comme, dans ce pays de la Suisse française, il règne un grand goût pour l’enseignement et l’éducation, on imagina de lui faire donner quelques leçons sur les langues et les choses savantes qu’elle avait apprises dans le presbytère paternel. Elle le fit avec succès, avec éclat ; elle donna des cours, comme c’est l’usage de tout temps en Suisse ; elle eut des élèves des deux sexes ; et, il y a quelques années, on montrait encore, près de Lausanne, dans un petit vallon, l’estrade ou tertre de verdure élevée en guise de chaire ou de trône par les étudiants du lieu, et d’où la belle orpheline de Crassier décernait les éloges ou les prix, ou peut-être même, aux beaux jours d’été, faisait à ciel ouvert ses leçons. Il était resté quelque chose de ces souvenirs de Lausanne dans l’esprit de Voltaire, lorsque, dix ans plus tard, il écrivait à Mme Necker, devenue grande dame à Paris, et qui réunissait alors à son dîner des vendredis les beaux esprits philosophes :
Vous qui, chez la belle Hypatie,Tous les vendredis raisonnezDe vertu, de philosophie, etc.
Ce n’était pas trop de ces détails particuliers, et qui sont aujourd’hui la tradition ou la légende consacrée du pays, pour faire sentir ce qui entra, dans la première éducation de Mme Necker, de solennel, d’apprêté, d’académique, et aussi de simple, de rural et d’innocent.
Mlle Curchod perdit en ces années sa mère, qui avait assisté à tous ses triomphes et qui en avait joui. Ses amis s’inquiétèrent alors plus sérieusement de l’avenir de cette belle, vertueuse et savante jeune fille qui allait avoir vingt-quatre ans. Il fut décidé qu’elle partirait pour Paris, où l’emmenait une femme du monde, Mme de Vermenou, qui, en passant à Genève, l’avait vue et s’était éprise de son mérite. Mme de Vermenou, veuve, était recherchée en mariage par M. Necker, déjà riche banquier, membre de la Compagnie des Indes, et âgé pour lors de trente-deux ans ; elle n’avait pu se décider encore à lui faire une réponse favorable. Mais à peine eut-il vu chez Mme de Vermenou la jeune personne qu’elle amenait de Suisse, qu’il sentit son choix changer d’objet, et ce fut Mlle Curchod qui, après quelques mois de séjour à Paris, devint Mme Necker (1764).
On a, dans une suite de lettres écrites par Mme Necker à une
de ses amies de Lausanne, la succession de ses pensées et de ses impressions
dans le nouveau monde où elle est lancée29. Elle se sent aussitôt
transplantée
et dépaysée. Son goût de l’esprit y
trouve son compte, ses besoins de cœur commencent à la faire souffrir :
« Quel pays stérile en amitié ! »
s’écrie-t-elle. Mieux
informée, elle rétractera ce mot, et, après quelques années, elle dira :
« Malgré le préjugé, j’ai trouvé au milieu de Paris des gens de la
vertu la plus pure, et susceptibles de la plus tendre amitié. »
Mais
ce discernement demande plus d’un jour. Sa santé, dès les premiers temps, reçoit
des atteintes ; c’est une altération dont on ne peut deviner la cause, mais qui
tient au mal du pays, et aussi à la fatigue nerveuse qui ne fera qu’augmenter
avec les années, dans cette situation nouvelle où la fortune se fait acheter par
tant de devoirs et d’exigeantes convenances. Mme Necker
s’était formé une idée des auteurs et des gens d’esprit de Paris uniquement par
les livres, et elle vit que le monde où elle avait à se gouverner était bien
autrement divers, varié et plein de nuances : « En arrivant dans ce
pays-ci, dit-elle, je croyais que les lettres étaient la clef de tout, qu’un
homme ne cultivait son esprit que par les livres, et n’était grand que par
le savoir. »
Mais le genre de conversation qui s’accommodait avec
cette idée n’était guère de mise que dans le tête-à-tête, et elle ne tarda pas à
s’apercevoir de sa méprise :
Je n’avais pas un mot à dire dans le monde, ajoute-t-elle ; j’en ignorais même la langue. Obligée, par mon état de femme, de captiver les esprits, j’ignorais toutes les nuances de l’amour-propre, et je le révoltais quand je croyais le flatter. Ce qu’on appelait franchise en Suisse devenait égoïsme à Paris ; négligence des petites choses était ici manque aux bienséances ; en un mot, détonnant sans cesse et intimidée par mes bévues et par mon ignorance, ne trouvant jamais l’à-propos, et prévoyant que mes idées actuelles ne s’enchaîneraient jamais avec celles que j’étais obligée d’acquérir, j’ai enfoui mon petit capital pour ne le revoir jamais, et je me suis mise à travailler pour vivre et pour accumuler un peu si je puis.
C’est cet effort pénible qui se sent dans tout ce qu’a écrit Mme Necker, et qui contribua à miner sa santé avant le temps. Nul cerveau n’a dû plus travailler et se plus mettre en peine que le sien. Placée, dès les premiers mois de son arrivée en France, à la tête d’une maison où elle recevait ce qu’il y avait de plus en vogue parmi les gens de lettres de Paris, jalouse d’y suffire et y parvenant, émule et disciple de Mme Geoffrin, elle eut à prendre sans cesse sur elle, sur sa santé, sur ses habitudes chéries, sur ses autres goûts :
Je dois à cette occasion vous faire un aveu, écrivait-elle en 1771 à une amie de Suisse, c’est que, depuis le jour de mon arrivée à Paris, je n’ai pas vécu un seul instant sur le fonds d’idées que j’avais acquises ; j’en excepte la partie des mœurs, mais j’ai été obligée de refaire mon esprit tout à neuf pour les caractères, pour les circonstances, pour la conversation.
Et en effet, qu’on veuille y réfléchir un peu, à part l’honnête
Thomas, avec qui elle fit connaissance tout d’abord, et qui répondait aux
parties sérieuses et un peu solennelles de son âme ; à part Marmontel encore,
qui eut le mérite de la bien sentir, et plus tard Buffon, qui sut apprécier son
hommage et qui lui rendait la pareille en admiration30, quels étaient les gens de lettres à qui
elle avait affaire, et qu’elle avait à cœur de
traiter habituellement et de grouper autour d’elle ? C’était le petit
abbé Galiani, « qui ne pouvait lui pardonner d’avoir de la vertu, et
d’observer le froid maintien de la décence »
;
c’était Diderot qui écrivait à Mlle Volland, à la date
d’août 1765 : « Il y a ici une Mme Necker, jolie
femme et bel esprit, qui raffole de moi ; c’est une persécution pour m’avoir
chez elle. Suard lui fait sa cour, etc., etc. »
C’était cette foule
de beaux esprits plus ou moins galants et mécréants ; c’était l’abbé Arnaud,
l’abbé Raynal, c’était l’abbé Morellet à qui elle s’adressait, l’un des
premiers, pour fonder son salon :
La conversation y était bonne, nous dit Morellet, quoiqu’un peu contrainte par la sévérité de Mme Necker, auprès de laquelle beaucoup de sujets ne pouvaient être touchés, et qui souffrait surtout de la liberté des opinions religieuses. Mais, en matière de littérature, on causait agréablement, et elle en parlait elle-même fort bien.
On conçoit le travail et l’effort de renouvellement qui dut se faire dans l’esprit de Mme Necker en présence de ce monde tout nouveau, surtout quand le cercle de ses relations se fut de plus en plus agrandi, à mesure que M. Necker prenait son essor. Pour énumérer tout ce qu’elle recevait alors dans son salon de Paris ou dans son parc de Saint-Ouen, il faudrait dénombrer l’élite de la France.
M. Necker, on l’a remarqué, ne figurait guère d’abord dans le salon de sa femme
que par son attitude d’observateur, et par un silence dédaigneux, ou peut-être
prudent, sur des sujets qu’il ne possédait pas tous au même degré. Il ne sortait
de temps en temps de ce silence que par quelque saillie piquante, par quelque
trait malin ou gai, par où il notait au passage un travers ou un ridicule. Cet
homme grave avait ce tour d’esprit persifleur et fin qui était bien à lui, et il
l’a prouvé depuis par
quelques écrits qui attestent
une observation minutieuse et pénétrante. Mme Du Deffand,
juge si sévère et si redoutable, et qui se lia plus tard avec les Necker,
goûtait fort le mari et reconnaissait à la femme de l’esprit et du mérite ; elle
disait de lui pourtant qu’au milieu de toutes ses qualités il lui en manquait
une, et celle qui rend le plus agréable, « une certaine
facilité qui donne, pour ainsi dire, de l’esprit à ceux avec qui l’on
cause ; il n’aide point à développer ce que l’on pense, et l’on est
plus bête avec lui qu’on ne l’est tout seul ou avec d’autres »
. On
ne saurait mieux définir l’effet que produit ce genre d’esprit à part, élevé,
isolé et peu sympathique, l’esprit doctrinaire, pour l’appeler par son nom, dont
M. Necker a été parmi nous la souche. Mme Necker, sous son
air froid et contenu, aimait son mari avec exaltation, avec culte, et lui il la
payait en retour du même sentiment. Ce n’était pas la moindre singularité de
l’époque que cette sorte d’autel au bon et pudique mariage dressé en plein Paris
et au milieu de la secte des philosophes.
« J’aime beaucoup quelques-uns de nos philosophes modernes, mais je n’aime
point leur philosophie »
, disait Mme Necker.
Dans une lettre où elle s’excuse de ne pouvoir leur présenter deux jeunes
Zurichois, elle nous les montre ne pouvant se contraindre dans leurs propos,
travaillant le matin dans leur cabinet, puis causant tout le reste du jour :
Le matin est consacré à l’étude, et ils ont une si grande liberté de penser, qu’ils ne peuvent se résoudre à rencontrer un visage inconnu dans les maisons qu’ils fréquentent ; car qui dit liberté de penser, sous-entend un désir violent de parler ; j’en vois quelques-uns, et heureusement leurs mœurs, qui sont très honnêtes, corrigent l’impression de leurs principes, sans quoi il vaudrait mieux renoncer à ce genre de société.
Mais y renoncer lui eût trop coûté ; son mérite est d’avoir su concilier ce goût extrême pour l’esprit avec l’intégrité de ses principes dans un si périlleux voisinage.
Chose remarquable ! malgré la réserve sur le chapitre religieux, les libres penseurs tels que Diderot se trouvaient encore plus à l’aise chez Mme Necker que chez Mme Geoffrin. Chez celle-ci c’était la prudence sociale, la convenance stricte qui régnait avant tout ; chez l’autre c’était la vertu et un fonds de bonté qui perçait jusque dans le désaccord et le blâme.
C’est dans le salon de Mme Necker, et sous son inspiration, que naquit d’abord, en 1770, l’idée d’élever une statue à Voltaire. Ce dernier lui écrivit à ce sujet plusieurs lettres plaisantes et même des madrigaux galants. Pigalle fut choisi pour faire la statue du patriarche ; mais quand elle sut que le statuaire voulait le faire absolument nu, Mme Necker poussa les hauts cris. Ce n’était pas ainsi que l’avait entendu sa pudeur.
Marmontel qu’il faut toujours citer quand il ne s’agit que de tableaux de société et de critique littéraire, et qui, dans cet ordre d’idées, nous offre le type excellent du talent secondaire le plus distingué, a jugé Mme Necker dans une page à laquelle il n’y a rien à ajouter ni à retrancher. Il y met parfaitement en lumière les deux traits essentiels qui se croisaient en elle et qui la caractérisent, la complication de l’esprit et la rectitude du cœur :
Étrangère aux mœurs de Paris, Mme Necker n’avait aucun des agréments d’une jeune Française. Dans ses manières, dans son langage, ce n’était ni l’air ni le ton d’une femme élevée à l’école des arts, formée à l’école du monde. Sans goût dans sa parure, sans aisance dans son maintien, sans attrait dans sa politesse, son esprit, comme sa contenance, était trop ajusté pour avoir de la grâce.
Mais un charme plus digne d’elle était celui de la décence, de la candeur, de la bonté. Une éducation vertueuse et des études solitaires lui avaient donné tout ce que la culture peut ajouter dans l’âme à un excellent naturel. Le sentiment, en elle, était parfait ; mais, dans sa tête, la pensée était souvent confuse et vague. Au lieu d’éclaircir ses idées, la méditation les troublait ; en les exagérant, elle croyait les agrandir ; pour les étendre, elle s’égarait dans des abstractions ou dans des hyperboles. Elle semblait ne voir certains objets qu’à travers un brouillard qui les grossissait à ses yeux ; et alors son expression s’enflait tellement, que l’emphase en eût été risible, si l’on n’avait pas su qu’elle était ingénue.
En matière de goût, Mme Necker, peu sûre
d’elle-même et ne jugeant que par réflexion, ainsi qu’il est ordinaire aux
personnes qui ont passé leur jeunesse loin de Paris, crut, en y arrivant, qu’il
n’y avait sur ce point qu’à prendre des leçons comme pour tout le reste :
« Le seul avantage de ce pays, écrivait-elle après un an de séjour,
est de former le goût, mais c’est aux dépens du génie ; on tourne une phrase
en mille manières, on compare l’idée par tous ses rapports… »
Et
elle crut atteindre elle-même au goût en faisant subir à ses idées cette sorte
d’épreuve et presque de tourment. Au fond, elle aurait voulu, non pas, comme
elle le dit, se refaire tout à neuf, mais combiner deux esprits, marier en
quelque manière l’esprit de son canton avec le nôtre. Par malheur la greffe chez
elle resta toujours rebelle, et ne réussit que très imparfaitement. On en eut
surtout le forcé et le contourné. Elle ne dit presque rien sans renchérir sur
l’idée naturelle ou sur l’expression, en y cherchant quelque rapport inusité. Il
est curieux de voir jusqu’où elle a poussé et jusqu’où l’on a poussé autour
d’elle ce principe d’erreur ; car je n’excepte point M. Necker, éditeur des cinq
volumes de Mélanges posthumes de sa femme, et qui semble en
tout les approuver.
Quand on ouvre les Mélanges de Mme Necker au sortir d’un ouvrage du xviie
siècle, il semble qu’on entre dans un monde tout nouveau,
et qu’on n’ait plus affaire à la même langue. Elle n’a pas
tâché, disait-on, pour exprimer la façon d’écrire de Mme de Caylus et ses aimables négligences. On ne dira certes pas la
même chose en lisant les recueils de Mme Necker. Tout
d’abord j’y trouve cette pensée, par exemple : « Il ne faut pas seulement
s’acquitter de ses devoirs particuliers, mais il faut aussi s’acquitter de ses talents et de ses
circonstances envers sa conscience et la société. »
S’acquitter de ses talents est ingénieux et neuf, et se
comprend ; mais s’acquitter de ses circonstances, pour dire :
faire ce qu’on doit dans une grande situation et avec une
grande fortune, cela ne s’entend plus. Un peu plus loin, je lis cette
autre pensée :
Je connais quelques esprits métaphysiques auxquels je ne parlerai jamais des beautés de la nature ; ils ont franchi depuis longtemps les idées intermédiaires qui lient les sensations avec les pensées, et leur esprit s’occupe trop d’abstractions pour qu’on puisse leur faire partager les jouissances qui supposent toujours les rapports de l’âme avec des objets réels et extérieurs.
Il ne faut pas non plus leur peindre des mœurs particulières : parlez-leur toujours avec un porte-voix à l’extrémité de la chaîne, et ne vous hasardez jamais à vouloir les faire passer de chaînon en chaînon.
Quelle pénible image ! et à quoi bon ce porte-voix ? et puis toujours des rapports ; ce
terme de rapports est continuel dans sa langue. On reconnaît
ici même cet abus d’abstraction dont elle parle et qu’elle blâme chez d’autres.
Cette expression de la chaîne des idées aussi lui est
familière : on dirait qu’elle en sent constamment le poids. — À tout moment
reviennent sous sa plume des comparaisons qui, loin d’expliquer la pensée déjà
obscure
et énigmatique par elle-même, ont pour effet
de l’obscurcir davantage ; le peu de rayon qu’on y entrevoyait s’évanouit.
Quelques-unes de ces comparaisons sont extrêmement bizarres. Voulant définir,
par exemple, les gens sans unité dans leur caractère et dans leur sensibilité,
et qui se dispersent çà et là comme s’ils avaient plusieurs âmes différentes,
elle dira « qu’ils ressemblent aux écrevisses à qui
l’on peut couper une patte sans qu’il y paraisse quelques jours après, parce
qu’elles ont plusieurs centres de sensibilité »
. Ailleurs,
l’impression naturelle de la comparaison qu’elle emploie va en sens inverse de
sa pensée. Ainsi elle dira : « Vouloir contenir le génie dans les bornes
du goût n’est pas une chose impossible. Voyez les
Hollandais, ils font une digue à la mer avec des brins de
paille. »
L’œuvre des Hollandais contenant la mer avec des digues
est industrieuse et grande, mais elle n’est nullement en harmonie avec l’idée
qu’éveille le mot de goût ; une telle comparaison déroute l’esprit, loin
d’éclaircir la pensée. Ce genre de désaccord est perpétuel chez Mme Necker. Elle affectionne les comparaisons mythologiques et les tire
de loin. Faisant l’éloge de son mari et montrant que son existence est devenue
inséparable du bien public : « C’est, dit-elle, le tison de
Méléagre, auquel sa vie ministérielle est attachée. »
Ce
tison de Méléagre se retrouve en plus d’un endroit. En un
mot, on sent beaucoup trop que les comparaisons, chez cette femme d’esprit, ne
s’offrent point d’elles-mêmes, qu’elles ne naissent point sous ses pas et du
sein même du sujet qu’elle traite, qu’elles ne sont point inspirées par
l’à-propos du discours, mais qu’elle les tire de quelque magasin plus ancien, de
quelque cahier de conversation où elle les avait en réserve. Aussi elles
étonnent avant tout et ne donnent pas de lumière. Voilà le défaut.
Il serait injuste de ne pas reconnaître aussi tout à
côté ce qui est naturel chez elle, et par où elle se distingue des autres femmes
en ce siècle de corruption et de fausse sensibilité. La sienne est véritable ;
elle est puisée aux sources morales les plus pures, et, dès qu’il s’agit
d’élévation, nous aurons plaisir et profit à l’entendre. Ne croirait-on pas
qu’elle songeait à Mme de Lambert et qu’elle se ressouvenait
de l’avoir lue, quand elle a dit : « Heureux qui n’a jamais trouvé de
plaisir que dans des mouvements sensibles et raisonnables ! il sera sûr de
s’amuser toute sa vie. »
Si elle est un peu trop atteinte par le
goût de l’esprit et de l’analyse, qui est la maladie du temps, elle s’en détache
par une inspiration plus haute et qui domine les erreurs du goût : « L’instant présent et Chacun pour soi,
voilà, dit-elle, les deux devises du siècle ; elles rentrent l’une dans
l’autre. L’avenir et Vivre dans autrui,
voilà celles que je voudrais adopter. »
Elle a pensé de bonne heure
au déclin de la vie et au moment où les charmes extérieurs se flétrissent.
Faisant la revue de ses richesses au moral : « Je les réduis, dit-elle,
aux idées religieuses et aux idées sensibles, afin que le temps, qui s’avance, ne fasse qu’augmenter
ma fortune. »
Chaque jour ajoute à son dégoût pour le grand monde,
où tout lui paraît factice et où son cœur trouve si peu d’aliment. Elle revient
alors sur le passé, elle aime à y revivre. Tout en sentant d’abord ce qui lui
manquait à Paris, elle en jugeait pourtant très bien le séjour en ce qu’il a
bientôt d’indispensable pour ceux qui en ont une fois goûté : « Il est
certain, écrit-elle, qu’on peut et qu’on doit être plus heureux ailleurs,
mais il faut pour cela ne pas connaître un enchantement qui, sans faire le
bonheur, empoisonne à jamais tous les autres genres de vie. »
En
écrivant ces paroles, elle était encore à demi sous le charme (1773). Le premier
ministère de son mari, qui dut l’exalter sans
doute, fut aussi le moment où elle commença à se détromper : « Mon cœur
et mes regrets, écrivait-elle à un ami en juillet 1779, cherchent sans cesse
un univers où la bienfaisance soit la première des vertus. Quel retour ne
fais-je point sur nous en particulier ! Je croyais voir l’âge d’or sous une
administration si pure ; je ne vois que l’âge de fer ; tout se réduit à
faire le moins de mal possible. »
Aussi, dès ce moment, le regret du
passé la ressaisit :
Le regret du passé, s’écrie-t-elle, tourne toujours mes regards vers cet Être pour qui aucun temps n’est passé. Je crois le voir environné de toutes nos heures, et je cherche auprès de lui et les instants et les personnes qui semblent ne plus exister pour nous : alors mon âme se calme ; ma pensée errante et désolée trouve un asile.
Elle n’eut point, comme tant d’autres femmes, le regret de la jeunesse qui fuyait et de la beauté évanouie. Un jour pourtant (elle venait d’avoir trente-cinq ans), elle laisse échapper comme une plainte légère :
J’ai bien de la peine, écrit-elle à une amie, à m’habituer à tous changements ; l’âge, qui vient si lentement en apparence, m’a surprise précisément par cette marche sans bruit ; je crois être dans un monde nouveau, et je ne sais si l’instant de ma jeunesse fut un songe, ou si c’est à présent que le rêve commence.
Mais bientôt son parti est pris, et les ressources de l’âge mûr sont toutes préparées :
Ayant eu des goûts extrêmement différents, dans ma jeunesse, de ceux qui m’occupent à présent, j’ai peu senti les inconvénients du passage ; il s’est fait par nuances, et j’ai toujours trouvé des remplacements. Ainsi, lorsque je considère dans la glace mon teint flétri et mes yeux abattus, et qu’en rentrant en moi-même j’y trouve une raison plus active et plus ferme, si le temps ne m’avait pas ravi les objets d’une tendresse qui ne finira qu’avec ma vie, je ne saurais pas si je dois me plaindre de lui.
Le premier ministère de son mari, ou, comme elle disait moins
familièrement, de son ami, lui fournit l’occasion de
développer et de pratiquer en grand ses vertus. Les malades, à la date de 1778,
étaient encore très peu bien traités dans les hôpitaux ; il suffira de dire
qu’on en mettait plus d’un dans un même lit, et l’hospice fondé par Mme Necker le fut dans l’origine « pour montrer la
possibilité de soigner les malades seuls dans un lit avec
toutes les attentions de la plus tendre humanité, et sans excéder un prix
déterminé »
. L’essai se fit dans un petit hôpital de cent vingt
malades seulement. Mme Necker, fondatrice, en resta pendant
dix années la directrice et l’économe vigilante. Elle mérita d’avoir sa part
publique d’éloges dans un passage du Compte-rendu de M. Necker
au roi en janvier 1781. Quoique la malignité mondaine ait pu trouver à redire à
cette solennité d’un époux louant sa compagne, ici, je l’avoue, le sourire
expire en présence de l’élévation du but et de la grandeur du bienfait.
Je n’ai pas à la suivre dans le détail de sa vie et de ses divers voyages, dont la plupart furent entrepris pour réparer sa santé en proie à des angoisses nerveuses qui marquaient le travail de l’âme. Les devoirs, les convenances du grand monde, une vigilance perpétuelle exercée sur soi et autour de soi, une sensibilité qui se contraignait et se refoulait souvent en silence et avec douleur, tout contribua à user Mme Necker avant l’âge. Deux grandes amitiés dominent sa vie, après le culte de son époux. La plus haute de ces amitiés, et qui était pareille elle-même à un culte, fut celle qui l’attacha à M. de Buffon, qu’elle peut contribuer mieux que personne à nous faire connaître et apprécier par les côtés intimes et encore élevés, car elle n’est pas femme à entrer jamais dans rien de familier avec ce qu’elle admire. L’autre grande amitié de Mme Necker fut pour Thomas, pour cet écrivain estimable et moral, qu’il est de mode de venir railler aujourd’hui, mais qui eut des talents littéraires distingués et des qualités de cœur touchantes :
Nous fûmes unis dans notre jeunesse par tous les rapports honnêtes, lui écrivait Mme Necker (1778), et jamais une idée moins pure ne vint ternir votre amitié. Soyons plus amis encore à présent, quand l’âge mûr, qui diminue la vivacité des penchants, augmente la force des habitudes, et soyons encore nécessaires l’un à l’autre lorsque nous ne vivrons plus que dans le passé et dans l’avenir ; car, pour moi, je ne fais d’avance aucun cas du suffrage des nouvelles sociétés de notre vieillesse, et je ne désire rien dans la postérité qu’un tombeau où je précède M. Necker, et dont vous ferez l’inscription : cet abri me sera plus doux que celui des peupliers qui couvrent la cendre de Rousseau.
De telles pensées sorties du cœur sont bien faites pour racheter l’exagération de quelques éloges et pour les faire pardonner.
La fille de Mme Necker, celle qui allait être la célèbre Mme de Staël, grandissait déjà et lui échappait. Aussi vive
et aussi impétueuse que sa mère était contenue et prudente, s’agitant à tous les
souffles du siècle, et possédée d’un génie qui allait s’aventurer dans bien des
voies, elle étonnait, elle inquiétait cette mère si sage, et elle lui suggérait
cette pensée involontaire : « Les enfants nous savent ordinairement peu
de gré de nos sollicitudes : ce sont de jeunes branches qui s’impatientent
contre la tige qui les enchaîne, sans penser qu’elles se flétriraient si
elles en étaient détachées. »
M. Necker, dans les intervalles de ses
graves affaires, s’égayait de ces saillies de sa fille, et se plaisait à les
exciter. On a
dit que Mme Necker
souffrait de cette préférence, et que l’épouse en elle était encore plus
aisément vulnérable que la mère n’était glorieuse.
Les événements du second ministère de M. Necker la dépassèrent de beaucoup, et,
dans tous les moments où il put y avoir lieu à hésiter, elle fut du parti de la
retraite. Aussi ce fut une consolation pour elle, au milieu de tant de sujets de
douleur, de se retrouver en 1790 à Lausanne ou à Coppet, en vue de son beau lac,
et non loin des tombeaux de ses parents : « Il semble, disait-elle à
chaque retour en dégageant le sentiment moral qu’inspire cette nature de
paysage, il semble que l’Être suprême s’est occupé ici plus particulièrement
de sa créature, et qu’il l’oblige sans cesse à élever sa pensée jusqu’à
lui. »
Elle écrivait en ces années finales, et pendant que 93
étendait ses horreurs sur la France, un écrit touchant, et qui a trouvé grâce
auprès de ceux mêmes qui se sont montrés le plus sévères pour le genre d’esprit
de Mme Necker, je veux parler de ses Réflexions
sur le divorce qui parurent au lendemain de sa mort. Mme Necker se propose dans cet écrit, qu’elle traçait d’une main déjà
défaillante, de combattre la loi française du divorce et d’en montrer les
contradictions avec les principales fins de la nature en société et de la
morale. Forte de son exemple, des vertus et de la religion de toute sa vie, elle
vient plaider pour l’indissolubilité du mariage ; elle ne conçoit pas qu’on
livre ainsi une institution fondamentale à la merci des caprices humains et des
attraits :
Car le premier attrait de la jeunesse n’est, dit-elle, qu’un premier lien qui soutient deux plantes nouvellement rapprochées jusqu’à ce qu’ayant pris racine l’une à côté de l’autre, elles ne vivent plus que de la même substance. — Dans l’âge mûr, pense-t-elle délicatement, la femme qui doit plaire le plus est celle qui nous a consacré sa jeunesse.
Sans la suivre dans son argumentation, je ne relèverai que quelques pensées d’une morale pénétrante. Peignant le bonheur de deux époux fidèles, et celui du père en particulier qui, se revoyant tout vivant dans les traits de ses enfants, y lit la pudicité de son épouse, la vérité de son émotion la fait arriver à l’expression parfaite et au coloris :
Quelquefois même, un époux tendrement aimé se voit seul tout entier dans les traits de ses enfants. La nature, qui devient ainsi le garant et l’interprète de l’amour conjugal, se plaît à consacrer de son inimitable pinceau les chastes sentiments d’une femme fidèle ; et tous les regards que jette un père attendri sur des fils qui lui ressemblent, retombent sur leur mère avec une nouvelle douceur.
Ce sont là de ravissantes pensées et rendues d’après nature. Mme Necker, tout à côté, retrouve bien quelques-uns de ses
anciens défauts. Elle abuse des comparaisons mythologiques, des traits
historiques, de Méléagre, d’Aria et de Paetus. Elle cite mal à propos Henri IV
pour le tableau de Rubens qui représente l’accouchement de Marie de Médicis.
Henri IV et Marie de Médicis sont un exemple malheureux à rappeler à propos
d’amour et de fidélité conjugale. C’est toujours chez elle le même manque de
tact pour l’association des idées et l’accord des nuances dans les comparaisons.
Mais ces défauts se rachètent ici plus aisément qu’ailleurs : le sujet
l’inspire ; c’est élevé, c’est ingénieux ; et quand elle en vient à la
considération du mariage dans la vieillesse, à ce dernier but de consolation et
quelquefois encore de bonheur dans cet âge déshérité, elle a de belles et fortes
paroles : « Le bonheur ou le malheur de la vieillesse n’est
souvent que l’extrait de notre vie passée. »
Et montrant,
d’après son expérience de cœur et son idéal, le dernier bonheur de deux
époux
Qui s’aiment jusqu’au bout malgré l’effort des ans,
elle nous trace l’image et nous livre le secret de sa propre destinée ; il faut lire toute cette page vraiment charmante :
Deux époux attachés l’un à l’autre marquent les époques de leur longue vie par des gages de vertus et d’affections mutuelles ; ils se fortifient du temps passé, et s’en font un rempart contre les attaques du temps présent. Ah ! qui pourrait supporter d’être jeté seul dans cette plage inconnue de la vieillesse ? Nos goûts sont changés, nos pensées sont affaiblies, le témoignage et l’affection d’un autre sont les seules preuves de la continuité de notre existence ; le sentiment seul nous apprend à nous reconnaître ; il commande au temps d’alléger un moment son empire. Ainsi, loin de regretter le monde qui nous fuit, nous le fuyons à notre tour ; nous échappons à des intérêts qui ne nous atteignent déjà plus ; nos pensées s’agrandissent comme les ombres à l’approche de la nuit, et un dernier rayon d’amour, qui n’est plus qu’an rayon divin, semble former la nuance et le passage des plus purs sentiments que nous puissions éprouver sur la terre à ceux qui nous pénétreront dans le ciel. Veille, grand Dieu, sur l’ami, sur l’unique ami qui recevra nos derniers soupirs, qui fermera nos yeux et ne craindra pas de donner un baiser d’adieu sur des lèvres flétries par la mort !
J’ai voulu montrer cet exemple singulier d’une certaine éloquence onctueuse et solennelle, bien singulier exemple en effet, si l’on songe qu’il est sorti de la dernière moitié du xviiie siècle, du milieu de cette société en proie à la dissolution, et qu’il vient d’une personne qui y vécut trente années sans se laisser entamer un seul instant ni atteindre. C’était revenir à Philémon et Baucis, mais y revenir de la seule manière dont on le pouvait alors, à travers une certaine déclamation. Celle-ci du moins est bien sincère ; elle se confond avec l’éloquence, et même, en terminant, c’est quelque chose de plus, c’est une prière.
Mme Necker avait donné son chant du cygne ; elle mourut en mai 1794, dans une habitation près de Lausanne ; elle n’avait que cinquante-quatre ans. On peut lire, dans une Notice écrite par son petit-fils, de touchants détails sur cette fin. Mais, même hors du cercle domestique, Mme Necker mérite d’obtenir dans notre littérature un souvenir et une place plus marqués qu’on ne les lui a généralement accordés jusqu’à cette heure. La France lui doit Mme de Staël, et ce magnifique présent a trop fait oublier le reste. Mme Necker, avec des défauts qui choquent à première vue, et dont il est aisé de faire sourire, a eu une inspiration à elle, un caractère. Entrée dans la société de Paris avec le ferme propos d’être femme d’esprit et en rapport avec les beaux esprits, elle a su préserver sa conscience morale, protester contre les fausses doctrines qui la débordaient de toutes parts, prêcher d’exemple, se retirer dans les devoirs au sein du grand monde, et, en compensation de quelques idées trop subtiles et de quelques locutions affectées, laisser après elle des monuments de bienfaisance, une mémoire sans tache, et même quelques pages éloquentes. Quant à sa fille, bien que Mme Necker l’admirât, elle l’eût voulue certainement tout autre, et il serait difficile de suivre en elle l’influence de sa mère. Mais cette influence serait plus aisée à retrouver en d’autres membres de leur descendance, et la forme d’esprit de Mme Necker, adoucie, assouplie après la première génération, a dû entrer pour beaucoup dans le tour d’idées si élevé et dans le fonds moral, toujours éminent, d’une famille illustre31.