(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité. » pp. 56-77
/ 2293
(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité. » pp. 56-77

Mme de Caylus et de ce qu’on appelle Urbanité.

Il m’est souvent arrivé de parler de cet âge heureux de la langue et du goût qui, chez nous, correspond à la fin du xviie  siècle et au commencement du xviiie , quand, après l’apparition des plus grandes œuvres et dans le voisinage des meilleurs esprits comme des plus aimables, la délicatesse était extrême, et que la corruption (j’appelle ainsi la prétention) n’était pas encore venue. Aujourd’hui, je voudrais montrer ce moment parfait dans une personne agréable et distincte qui nous le peignît avec vivacité et avec grâce, et qui ne peignît que cela. Il serait facile de trouver de plus grands exemples que Mme de Caylus, qui n’a écrit qu’à peine et par rencontre ; mais ces exemples prouveraient autre chose, quelque chose de plus que ce que j’ai en vue, et la délicatesse dont je voudrais donner l’idée s’y compliquerait en quelque sorte du talent même de l’écrivain. Ici, au contraire, en nous arrêtant un instant avec cette personne d’une plume si fine et si légère, nous ne serons en rien distraits du point que je tiens à indiquer avant tout, et que ceux qui la connaissaient le mieux désignaient, en la montrant, sous le nom d’urbanité pure.

Mme de Caylus était nièce de Mme de Maintenon, nièce à la mode de Bretagne. Le grand d’Aubigné du xvie  siècle, l’écrivain guerrier, le calviniste frondeur, ce compagnon hardi et caustique de Henri IV, avait eu un fils et deux filles : Mme de Maintenonétait la fille du fils ; Mme de Caylus était la petite-fille d’une des filles. Le père de Mme de Caylus, le marquis de Villette, officier de mer distingué, et qui a laissé des Mémoires, paraît avoir tenu en quelque chose de son aïeul et pour le courage et pour l’esprit. Mme de Caylus elle-même ne fut pas sans tenir de ce grand aïeul : sous sa grâce de femme et sous son air d’ange, elle a l’esprit acéré, vif et mordant. C’est un Hamilton en femme. Elle ne paraît occupée d’abord que des plaisirs, des amusements et des bagatelles de la société ; mais n’allez pas croire avoir affaire en elle à une femmelette. Son esprit est net et ferme, observateur et sensé ; il est, comme celui de Mme de Maintenon, solide : mais ici la solidité se dérobe sous la fleur. Le fond pourtant s’y fait sentir à qui le cherche ; et, après avoir vécu quelque temps auprès d’elle, on se dit qu’il n’est rien de tel encore qu’une race forte quand la grâce s’y mêle pour la couronner.

Née en 1673, dans le Poitou, Mlle Marguerite de Villette-Murçay fut enlevée à l’âge de sept ans par Mme de Maintenon. Le roi convertissait alors, bon gré, mal gré, les Huguenots de son royaume, et Mme de Maintenon, à son exemple, s’était mise en devoir de convertir sa propre famille. On enleva donc la jeune de Murçay tandis que son père était en mer. Une tante, sœur de son père, prêta la main à cet enlèvement qui était à si bonne fin. Il faut entendre Mme de Caylus raconter cette première aventure : « À peine ma mère fut-elle partie de Niort, que ma tante, accoutumée à changer de religion, et qui venait de se convertir pour la seconde ou la troisième fois, partit de son côté et m’emmena à Paris. » Sur la route on rencontre d’autres jeunes filles d’un âge plus fait, et que Mme de Maintenonréclamait aussi pour les convertir. Ces jeunes personnes, décidées à la résistance, sont aussi étonnées qu’affligées de voir la jeune de Murçay qu’on emmène sans défense :

Pour moi, dit celle-ci, contente d’aller sans savoir où l’on me menait, je ne l’étais (affligée ni étonnée) de rien… Nous arrivâmes ensemble à Paris, où Mme de Maintenonvint aussitôt me chercher, et m’emmena seule à Saint-Germain. Je pleurai d’abord beaucoup ; mais je trouvai le lendemain la messe du roi si belle, que je consentis à me faire catholique à condition que je l’entendrais tous les jours, et qu’on me garantirait du fouet. C’est là toute la controverse qu’on employa, et la seule abjuration que je fis.

À ce ton dont Mme de Caylus raconte des choses réputées si importantes, on se demande ce qu’au fond elle en pense. Le sait-elle bien elle-même ? Comme Mme de Sévigné, son esprit, son naturel l’emportent ; la vérité lui apparaît plaisante, et elle la raconte gaiement.

Cependant Mme de Maintenonl’élève, et l’élève comme elle savait faire, c’est-à-dire avec goût, avec exactitude et en perfection. Toutes ces grâces négligentes et un peu légères, qui auraient couru risque de s’émanciper trop tôt et de se jouer au hasard, vont se régler et s’accomplir ; elles reparaîtront bien à temps. On la maria à treize ans (1686) et assez mal. Ce fut une des modesties de Mme de Maintenonde marier médiocrement cette charmante nièce que les plus grands partis recherchaient. Mme de Maintenonest toute remplie de ces raffinements de modestie et de désintéressement en vue de la considération et de la gloire : ici la jeune enfant paya les frais des vertus de sa tante. Le mari qu’on lui donna, M. de Caylus, très ordinaire pour la fortune, était, à d’autres égards, des moins dignes d’elle. Quand il mourut en Flandre (novembre 1704), « il fit plaisir à tous les siens ; il était blasé, hébété depuis plusieurs années de vin et d’eau-de-vie », et on le tenait hiver comme été à la frontière, avec défense d’approcher ni de sa femme ni de la Cour. C’est à un tel homme, et qui promettait tant, que Mme de Maintenon, par principes, et de préférence à tout autre, crut devoir donner une jeune fille qu’elle avait élevée avec autant de soin et dont tous les témoins font des descriptions enchantées :

Jamais, s’écrie Saint-Simon, un visage si spirituel, si touchant, si parlant, jamais une fraîcheur pareille, jamais tant de grâces ni plus d’esprit, jamais tant de gaieté et d’amusement, jamais de créature plus séduisante.

Et l’abbé de Choisy qui la vit alors et depuis, et qui la goûta à tous les âges, nous dit :

Les Jeux et les Ris brillaient à l’envi autour d’elle : son esprit était encore plus aimable que son visage ; on n’avait pas le temps de respirer ni de s’ennuyer quand elle était quelque part. Toutes les Champmeslé du monde n’avaient point ces tons ravissants qu’elle laissait échapper en déclamant ; et, si sa gaieté naturelle lui eût permis de retrancher certains petits airs un peu coquets que toute son innocence ne pouvait pas justifier, c’eût été une personne accomplie.

À propos de ce rapprochement avec la Champmeslé, il faut se rappeler que Mme de Caylus joua Esther à Saint-Cyr, et qu’elle joua mieux que n’eût fait la célèbre comédienne. Elle n’avait pas été élevée à Saint-Cyr, elle était venue trop tôt pour cela ; mais elle en vit les commencements ; et, un jour que Racine récitait à Mme de Maintenondes scènes d’Esther qu’il était en train de composer pour cette maison, Mme de Caylus se mit à les déclamer si bien et d’une voix si touchante, que Racine supplia Mme de Maintenonde demander à sa nièce d’y jouer. Ce fut même pour elle qu’il composa le prologue de la Piété, par où elle débuta ; mais Mme de Caylus, une fois engagée, ne s’en tint pas à ce prologue, et elle joua successivement tous les personnages, surtout celui d’Esther. Elle n’avait qu’un défaut, c’était de faire trop bien, de trop aller au cœur par certains accents : « On continue à représenter Esther, écrivait Mme de Sévigné à sa fille (11 février 1689) : Mme de Caylus, qui en était la Champmeslé, ne joue plus ; elle faisait trop bien, elle était trop touchante : on ne veut que la simplicité toute pure de ces petites âmes innocentes. » Mme de Caylus passe pour avoir été la dernière personne, la dernière actrice qui ait conservé la déclamation pure de Racine, le degré de cadence et de chant qui convenait à ce vers mélodieux, tout fait exprès pour l’organe d’une Caylus ou d’une La Vallière.

On comprend déjà ce que j’ai voulu dire quand j’ai parlé de cette perfection de culture et de goût chez une personne qui, à l’âge de quinze ans, vit naître Esther, qui en respira le premier parfum et en pénétra si bien l’esprit, qu’elle semblait, par l’émotion de sa voix, y ajouter quelque chose.

Cette émotion, avec tout ce qu’elle promettait de sentiments prêts à éclore, Mme de Caylus ne l’eut pas seulement dans la voix. Ce n’est pas sa vie que j’ai à raconter, et elle-même dans ses Souvenirs n’a parlé qu’à peine de ce qui a trait à elle. Mais Saint-Simon nous a informés là-dessus, comme sur tant d’autres points, de manière à ne laisser rien à désirer. Par ses saillies railleuses, par ses vivacités d’esprit et de cœur, par sa liaison avec le duc de Villeroi, Mme de Caylus mérita d’être exilée de la Cour à l’âge de dix-neuf ans. Elle fut exilée une première fois et peut-être une seconde, si bien qu’elle ne resta pas moins de treize ou quatorze ans à l’écart et comme en pénitence. Elle se consola d’abord en vivant à Paris dans la compagnie des gens d’esprit qui s’y trouvaient ; elle y connut La Fare, qui fit pour elle ses plus jolis vers. Elle eut une maison et reçut ses amis. Pourtant, à un certain jour, ennui ou caprice, ou ressouvenir d’Esther, elle commençait à se jeter du côté de la dévotion, et d’une dévotion peu commode : elle avait pris pour directeur le père de La Tour, homme de beaucoup d’esprit, sans complaisance, et qui est bien connu comme général de la congrégation de l’Oratoire. Mais ce Père était soupçonné de jansénisme, et Mme de Maintenon, dans son sens strict et toujours tourné à la considération utile, eût mieux aimé sa nièce sans directeur qu’avec celui-là qui était suspect en Cour. Elle fit si bien qu’insensiblement Mme de Caylus, jeune veuve, laissa le directeur en même temps que l’austérité, et reprit ses habitudes mondaines. Elle reparut à Versailles, au souper du roi, le 10 février 1707, « belle comme un ange4 ». Il n’y avait pas moins de treize ans, dit-on, qu’elle n’avait vu le roi. Mais, à force d’esprit, d’agrément et d’adresse, elle répara tout, et la longue éclipse fut comme non avenue. Elle fléchit et reconquit sa tante ; elle lui redevint nécessaire. Elle fut bientôt de toutes les familiarités et de tous les intérieurs, et sa faveur apparente était assez complète, vers 1710, pour lui mériter de méchants couplets satiriques que les curieux peuvent chercher dans le Recueil de Maurepas. Mme de Caylus resta à Versailles jusqu’à la mort de Louis XIV (1715) ; mise de côté alors comme une personne de la vieille Cour, elle revint demeurer à Paris, dans une petite maison qui faisait partie des jardins du Luxembourg. Elle y vécut à demi retirée du monde, voyant ses amis et le duc de Villeroi jusqu’à la fin ; ayant souvent auprès d’elle son fils le comte de Caylus, original et philosophe, donnant à souper à des gens du monde et à des savants, et mêlant ensemble la dévotion, les bienséances, la liberté d’esprit et les grâces de la société, dans cette parfaite et un peu confuse mesure qui était celle du siècle précédent. Elle mourut en avril 1729, âgée seulement de cinquante-six ans.

Les portraits qu’on a d’elle dans sa jeunesse répondent bien à l’idée qu’ont donnée de sa beauté Saint-Simon, l’abbé de Choisy et Mme de Coulanges. Soit en habit du matin, soit en habit de cour, ou en habit d’hiver, elle y paraît fine, mince, grande, noble, élégante et jolie ; d’une taille élevée et qui a tout à fait grand air ; une figure un peu ronde, une figure d’ange, et où la douceur s’allie à la malice, une bouche fine où la raillerie se joue aisément, de beaux yeux où éclatent l’agrément et l’esprit : en tout la grâce et la distinction même. Que dirai-je encore ? cette figure-là n’a qu’à choisir, elle sera tour à tour, et à volonté, Esther ou Célimène 5.

Quant aux témoignages directs de son esprit, on les trouve dans le volume de sa correspondance avec Mme de Maintenonet dans ses Souvenirs. Ce petit livre de Souvenirs, publié en 1770 avec des notes et une préface de Voltaire, ne semble rien aujourd’hui, parce que toutes ces anecdotes ont passé depuis dans la circulation et qu’on les sait par cœur sans se rappeler d’où on les tient ; mais c’est elle qui les a si bien racontées la première. Ce petit livre est du genre des Mémoires de la reine Marguerite et des quelques pages historiques de Mme de La Fayette : c’est l’œuvre d’une après-dînée. Il ne s’y voit aucun effort : elle n’a pas tâché, disait-on de Mme de Caylus. Sa plume court avec abandon, avec négligence ; mais ces négligences sont celles mêmes qui font la facilité et le charme de la conversation. Ne lui demandez qu’une suite rapide de portraits et d’esquisses, elle y excelle. Cette plume légère touche tout à point ; elle prend dans chaque personne le trait dominant et saisit ce qu’il faut faire voir en chacun. Mme de Maintenony est au naturel, avec ses qualités, mais sans flatterie, et on pourrait même, par-ci par-là, découvrir sous la louange quelque trace de malice. Louis XIV est peint par des traits justes et nets qui le montrent sans exagération et avec tous ses avantages dans la vie habituelle : on y sent bien le roi digne de cette grande époque où l’on pensait et où l’on parlait si bien. Mme de Montespan, qui avait tant de piquant et un tour unique de raillerie et d’humeur, s’était imaginé gouverner toujours le roi parce qu’elle se croyait supérieure à lui par l’esprit. Voyons comme Mme de Caylus réduit en deux mots cette prétendue supériorité qui n’est que par accès :

Le roi ne savait peut-être pas si bien discourir qu’elle, quoiqu’il parlât parfaitement bien. Il pensait juste, s’exprimait noblement ; et ses réponses les moins préparées renfermaient en peu de mots tout ce qu’il y avait de mieux à dire selon les temps, les choses et les personnes. Il avait bien plus que sa maîtresse l’esprit qui donne de l’avantage sur les autres. Jamais pressé de parler, il examinait, il pénétrait les caractères et les pensées ; mais, comme il était sage et qu’il savait combien les paroles des rois sont pesées, il renfermait souvent en lui-même ce que sa pénétration lui avait fait découvrir. S’il était question de parler d’affaires importantes, on voyait les plus habiles et les plus éclairés étonnés de ses connaissances, persuadés qu’il en savait plus qu’eux, et charmés de la manière dont il s’exprimait. S’il fallait badiner, s’il faisait des plaisanteries, s’il daignait faire un conte, c’était avec des grâces infinies, un tour noble et fin que je n’ai vu qu’à lui.

Voilà comment parlait Louis XIV, et comment il tenait encore son rang de roi dans ce siècle de l’esprit. Ajoutez à cette page de Mme de Caylus une Conversation au siège devant Lille, que nous a rapportée Pellisson, et vous comprendrez le côté, si j’ose dire littéraire de Louis XIV, et comment la langue, par le sens et le tour, était excellente et encore royale quand il la parlait. Sans flatterie, et à ne voir que la plénitude et la justesse des termes dans l’ordinaire du discours, il aurait été un des premiers académiciens de son royaume.

L’observation de Mme de Caylus est droite et prompte ; elle va au fond des caractères sans qu’il y paraisse. Faut-il peindre Mlle de Fontanges avec sa beauté et son genre de sottise romanesque, et faire sentir comment le roi, même quand elle aurait vécu, ne pouvait l’aimer longtemps, tout cela est dit en deux mots :

On s’accoutume à la beauté, mais on ne s’accoutume point à la sottise tournée du côté du faux, surtout lorsqu’on vit en même temps avec des gens de l’esprit et du caractère de Mme de Montespan, à qui les moindres ridicules n’échappaient pas, et qui savait si bien les faire sentir aux autres par ce tour unique à la maison de Mortemart.

Et pourtant cette même Mlle de Fontanges, cette beauté si vaine et si sotte, donna un jour une leçon à Mme de Maintenon, qui l’exhortait avec sa rectitude sèche à se guérir d’une passion qui ne pouvait faire son bonheur : « Vous me parlez, lui répondit-elle, de quitter une passion comme on parle de quitter un habit. » Cette fille sans esprit était dans ce moment éclairée par son cœur.

Ce qui distingue au premier aspect tous ces portraits de Mme de Caylus, c’est la finesse ; la vigueur et la fermeté qui y sont souvent au fond n’y paraissent que voilées. Mais il est des moments où le mot vrai se fait jour et où l’expression vive éclate. L’impudence de Mme de Montespan qui s’enhardit à ses grossesses successives, la bassesse des Condés qui ambitionnent de s’allier au roi par toutes ses branches bâtardes, tous ces traits sont touchés hardiment et comme il sied à la petite-fille de d’Aubigné. Le roi, ayant marié le duc du Maine, fait d’abord à ce prince des représentations sur sa femme qui le ruine ; mais, « voyant enfin que ses représentations ne servent qu’à faire souffrir intérieurement un fils qu’il aime, il prend le parti du silence, et le laisse croupir dans son aveuglement et sa faiblesse ». Il n’y a rien d’efféminé dans tous ces tons-là. On sent, même à lire ces femmes si polies, que Molière non moins que Racine a assisté de son génie à leur berceau, et que Saint-Simon n’est pas loin.

Je pourrais faire, si je voulais, un relevé des gaillardises de Mme de Caylus, et qui nous la montrerait, dans un genre plus adouci, une vraie fille pourtant de Mme de Sévigné. Elle sait changer de ton dès qu’il le faut, et proportionner sa touche à ses personnages : « Mlle de Rambures avait le style de la famille des Nogent dont était madame sa mère : vive, hardie, et tout l’esprit qu’il faut pour plaire aux hommes sans être belle. Elle attaqua le roi et ne lui déplut pas6… » Voilà comme on parle quand on sait tout dire ; et, tout à côté, quel portrait achevé en deux lignes ! « Mlle de Jarnac, laide et malsaine, ne tiendra pas beaucoup de place dans mes Souvenirs. Elle vécut peu et tristement ; elle avait, disait-on, un beau teint pour éclairer sa laideur. » Il faut être Hamilton ou femme pour trouver de ces traits-là. « Elle avait de quoi être méchante », a dit Saint-Simon de Mme de Caylus. Les esprits pénétrants et vrais sont bien embarrassés de leur rôle en ce monde : s’ils disent ce qu’ils voient et ce qui est, ils courent risque de passer pour méchants. Mme de Caylus n’était qu’un peintre vrai, et qui ne pouvait s’empêcher, même en courant, de saisir les objets au vif, que l’objet fût Mlle de Jarnac avec sa laideur dans un si beau jour, ou que ce fût cette ravissante Mme de Lowœnstein, avec sa « taille de nymphe qu’un ruban couleur de feu relevait encore ». Toute cette suite où elle nous montre l’escadron des filles d’honneur de la Dauphine, et en général la file des dames de la Cour, ressemble à une galerie d’Hamilton : même date, même finesse de pinceau, même causticité délicate et par instants cruelle. Mme de Caylus est maîtresse à sa manière dans l’art de cette ironie continuelle dont elle parle, et que les femmes étrangères les plus spirituelles et les mieux naturalisées chez nous ne saisissaient pas toujours. La duchesse de Bourgogne, venue de Savoie, et bien que si Française à tant d’égards, ne pouvait s’y faire, et elle disait quelquefois à Mme de Maintenon : « Ma tante, on se moque de tout ici ! »

Il y avait tant de choses moquables en effet ! Les anecdotes de Mme de Caylus sont de petites scènes qui, à peine marquées, laissent parfois une impression de comique ineffaçable. Voulez-vous une de ces scènes où M. de Montausier, où Bossuet lui-même est dans un rôle plaisant ? On était à la veille d’une Semaine sainte ou d’un jubilé, et le roi, qui avait de la religion, voulut se sevrer de Mme de Montespan qui, à sa manière, en avait aussi. Là-dessus les deux amants se séparent, et chacun de son côté pleure ses péchés. Mais laissons causer Mme de Caylus dans ce récit inimitable :

Le jubilé fini, gagné ou non gagné, il fut question de savoir si Mme de Montespan reviendrait à la Cour : « Pourquoi non ? disaient ses parents et ses amis, même les plus vertueux (tels que M. de Montausier). Mme de Montespan, par sa naissance et par sa charge, doit y être ; elle peut y vivre aussi chrétiennement qu’ailleurs. » M. l’évêque de Meaux (Bossuet) fut de cet avis. Il restait cependant une difficulté : Mme de Montespan, ajoutait-on, paraîtra-t-elle devant le roi sans préparation ? Il faudrait qu’ils se vissent avant de se rencontrer en public, pour éviter les inconvénients de la surprise. Sur ce principe, il fut conclu que le roi viendrait chez Mme de Montespan ; mais, pour ne pas donner à la médisance le moindre sujet de mordre, on convint que des dames respectables, et les plus graves de la Cour, seraient présentes à cette entrevue, et que le roi ne verrait Mme de Montespan qu’avec elles. Le roi vint donc chez Mme de Montespan, comme il avait été décidé ; mais insensiblement il la tira dans une fenêtre ; ils se parlèrent bas assez longtemps, pleurèrent, et se dirent ce qu’on a accoutumé de dire en pareil cas ; ils firent ensuite une profonde révérence à ces vénérables matrones, passèrent dans une autre chambre ; et il en advint Mme la duchesse d’Orléans, et ensuite M. le comte de Toulouse.

Ce furent les deux derniers des sept enfants que le roi eut de Mme de Montespan :

Je ne puis, ajoute Mme de Caylus, me refuser de dire ici une pensée qui me vient dans l’esprit : il me semble qu’on voit encore dans le caractère, dans la physionomie et dans toute la personne de Mme la duchesse d’Orléans, des traces de ce combat de l’amour et du jubilé.

On assure qu’il y a ici une petite erreur de Mme de Caylus, qu’elle s’est trompée d’un an, et que la scène de raccommodement dont il s’agit eut lieu après la Semaine sainte de 1675, et non à l’occasion du jubilé, qui n’eut lieu que l’année suivante. Et que nous fait le jubilé un an plus tôt ou plus tard ? l’essentiel est qu’on le retrouve dans la physionomie de cette fille du roi et de Mme de Montespan. Mais, dites, fut-il jamais une manière de conter plus vive, plus gaie, plus hardie, plus imprévue et plus naturelle ? Rien d’à peu près ni rien de trop. Comme tout est peint, comme tout se grave, et comme rien n’est appuyé !

Ceci nous conduit à l’examen d’une question qui a été déjà traitée, et à laquelle le nom de Mme de Caylus s’est trouvé mêlé dès l’origine. Qu’est-ce que l’urbanité, et en quoi proprement consiste-t-elle ? Est-elle tout entière dans la justesse et la brièveté d’un bon mot ? est-elle surtout dans l’ironie, dans la plaisanterie et l’enjouement, ou faut-il la chercher encore ailleurs ? Un abbé, homme savant et homme d’esprit, l’abbé Gédoyn, le même qui a traduit Quintilien, et qui l’a d’autant mieux traduit qu’il avait été bien avec Ninon (avoir été bien avec Ninon, cela sert toujours), l’abbé Gédoyn, disons-nous, a traité cette question de l’urbanité, et il a terminé son agréable et docte mémoire par y joindre un éloge de Mme de Caylus, en remarquant que, de toutes les personnes qu’il avait connues, il n’en était aucune qui rendît d’une manière si vive ce qu’il concevait par ce mot d’urbanité. Voyons donc un peu ce que l’aimable abbé comprenait sous ce mot ; c’est nous occuper de Mme de Caylus toujours.

Selon l’abbé Gédoyn, l’urbanité, ce mot tout romain, qui dans l’origine ne signifiait que la douceur et la pureté du langage de la ville par excellence (Urbs), par opposition au langage des provinces, et qui était proprement pour Rome ce que l’atticisme était pour Athènes, ce mot-là en vint à exprimer bientôt un caractère de politesse qui n’était pas seulement dans le parler et dans l’accent, mais dans l’esprit, dans la manière et dans tout l’air des personnes. Puis, avec l’usage et le temps, il en vint à exprimer plus encore, et à ne pas signifier seulement une qualité du langage et de l’esprit, mais aussi une sorte de vertu et de qualité sociale et morale qui rend un homme aimable aux autres, qui embellit et assure le commerce de la vie. En ce sens complet et charmant, l’urbanité demande un caractère de bonté ou de douceur, même dans la malice. L’ironie lui sied, mais une ironie qui n’a rien que d’aimable, celle qu’on a si bien définie le sel de l’urbanité. Avoir de l’urbanité, comme Gédoyn l’entend, c’est avoir des mœurs, non pas des mœurs dans le sens austère, mais dans le sens antique : Horace et César en avaient. Avoir des mœurs en ce sens délicat, qui est celui des honnêtes gens, c’est ne pas s’en croire plus qu’à personne, c’est ne prêcher, n’injurier personne au nom des mœurs. Les esprits durs, rustiques, sauvages et fanatiques, sont exclus de l’urbanité ; le critique acariâtre, fût-il exact, n’y saurait prétendre. Les esprits tristes eux-mêmes n’y sont pas admis, car il y a un fond de joie et d’enjouement dans toute urbanité, il y a du sourire. À considérer les soins extrêmes que prenaient les anciens pour donner à leurs enfants, dès le sein de la nourrice, ce tact fin et ce sens exquis, on est frappé de la différence avec l’éducation moderne.

Quand on voit dans les ouvrages de Cicéron et ailleurs, particulièrement dans Quintilien, a remarqué un grand esprit (Bolingbroke), les soins, les peines, l’application continuelle, qui allaient à former les grands hommes de l’Antiquité, on s’étonne qu’il n’y en ait pas eu plus ; et quand on réfléchit sur l’éducation de la jeunesse de nos jours, on s’étonne qu’il s’élève un seul homme capable d’être utile à la patrie.

Cette remarque, qui paraîtra bien sévère si on l’étend à toute l’éducation, reste évidente si on ne l’applique qu’à l’urbanité. À comparer sur ce point l’éducation de nos jours à celle des anciens, on est tout surpris qu’il reste encore chez nous quelque peu du mot et de la chose. À la fin du xviie  siècle, c’est-à-dire au plus beau moment de notre passé, on se plaignait déjà ; c’était l’âge d’or de l’urbanité pourtant. Mais les femmes alors, avec cette facilité de nature qui de tout temps les distingue, réussirent mieux encore que les hommes à offrir de parfaits modèles de ce que nous cherchons, et dont les semences étaient comme répandues dans l’air qu’on respirait. C’est chez elles, parmi celles qui ont écrit, qu’on trouverait le plus sûrement des témoignages de cette familiarité décente, de cette moquerie fine, et de cette aisance à tout dire, qui remplit d’autant plus les conditions des anciens, qu’elles-mêmes n’y songeaient pas. « Tout ce qui est excessif messied nécessairement, et tout ce qui est peiné ne saurait avoir de grâce. » Voilà ce que disaient les Quintilien et les Gédoyn, et voilà ce qu’on vérifie en lisant les simples pages de Mme de Caylus. L’abbé Gédoyn le sentit si bien (et c’est son honneur), qu’ayant achevé son mémoire par une sorte de compliment pour les académiciens devant qui il le lisait, il se hâta d’y ajouter un post-scriptum, et d’indiquer du doigt Mme de Caylus comme exemple plus concluant, et comme pièce à l’appui.

L’éloge d’elle, qui est imprimé à la suite de ce mémoire de Gédoyn, et qui est dû à la plume d’un M. Rémond (un de ces paresseux délicats qui n’ont laissé que quelques lignes)7, nous la montre sous un jour nouveau, même après les éloges de Choisy et de Saint-Simon. On l’y voit belle longtemps, agréable toujours, unissant aux fleurs d’esprit d’une Mme de La Sablière la solidité de fonds d’une Mme de La Fayette, d’une conversation diverse et à propos assortie, tantôt sérieuse, tantôt enjouée, même ne haïssant pas les plaisirs de la table et y redoublant de saillies, y présidant en déesse comme l’Hélène d’Homère :

Mme de Caylus, nous dit en cet endroit M. Rémond, menait plus loin qu’Hélène ; elle répandait une joie si douce et si vive, un goût de volupté si noble et si élégant dans l’âme de ses convives, que tous les âges et tous les caractères paraissaient aimables et heureux. Tant est surprenante la force, ou plutôt la magie d’une femme qui possède de véritables charmes !

Il y aurait peut-être dans ce mot de charmes et dans cette comparaison avec Hélène de quoi effrayer d’abord et donner le change, si l’on ne savait que ce portrait de Mme de Caylus a été tracé dans les dernières années et après sa jeunesse, et que tout s’y rapporte à l’enchantement de l’esprit. C’est ainsi qu’il faut entendre cet autre passage de l’éloge, où il est dit : « Dès qu’on avait fait connaissance avec elle, on quittait sans y penser ses maîtresses, parce qu’elles commençaient à plaire moins ; et il était difficile de vivre dans sa société sans devenir son ami et son amant. » Ces expressions vives du peintre platonique ne sont que pour mieux rendre cette joie de l’esprit et cette pure ivresse de la grâce qu’on ressentait insensiblement près d’elle.

Car, pour revenir encore une fois à la conclusion de Quintilien interprété à la moderne par Gédoyn, facilité, discrétion, finesse, ne pas trop appuyer, ne rien pousser à bout, ce sont là certes des conditions de l’urbanité, mais tout cela n’est rien sans un certain esprit de joie et de bonté qui anime l’ensemble : « c’est proprement un charme », a dit La Fontaine.

Je n’insisterai pas pour démontrer plus longuement ces grâces légères de l’auteur dans le petit livre de Souvenirs inachevé, mais si agréable et si galamment tourné, que chacun peut relire ; on s’y rafraîchira la mémoire de choses connues, et surtout on s’y remettra en goût pour cette manière de tout dire en effleurant. Dans l’art du portrait, et sans avoir l’air d’y toucher, Mme de Caylus est un maître. Mais là où je demande qu’on me permette de la suivre encore, c’est dans sa correspondance avec Mme de Maintenon. Cette correspondance remonte au temps où Mme de Caylus, jeune et jolie veuve, était en disgrâce à Paris et avant son retour à Versailles. Mme de Maintenonlui adresse sur sa conduite des conseils sensés, mais si stricts et si secs, qu’ils donneraient vraiment envie d’y manquer si on en était l’objet. Mme de Caylus n’y manqua et n’y obéit qu’à demi. Une fois revenue à Versailles, on la voit, dans ses lettres (ou plutôt ses courts billets écrits d’une chambre à l’autre), déployer tout ce qu’elle a de grâce et de gentillesse pour fléchir sa tante, pour l’amuser et l’égayer. Mme de Maintenon, si agréable par l’esprit, avait un fonds sérieux, triste et même austère ; elle avait amassé des trésors d’ennui à amuser les autres, elle s’était desséché l’âme à plaire à de plus grands qu’elle dès sa jeunesse. Aussi, dès qu’elle se retrouvait seule, elle jouissait avant tout de la solitude comme d’un délassement et d’un repos. Mme de Caylus fait tout pour avoir ses entrées auprès de sa tante en ces rares moments ; elle l’agace, elle la lutine en tout respect pour la dérider : « Je ne sais ce que l’Académie dira du mot acoquiner, mais j’en sens, moi, toute l’énergie avec vous », lui dit-elle. Elle s’appelle la Surintendante de ses plaisirs, et se plaint que la charge, entre ses mains dépérit. Mme de Maintenonétait devenue indispensable au roi et à toute la famille royale, qui ne lui laissait pas un seul instant de répit. Même quand le roi travaillait avec ses ministres, il fallait encore qu’elle fût là. Oh ! que même en ces moments Mme de Caylus aurait aimé à s’asseoir souriante et muette auprès de sa tante ! « Qui ne vous voit pas, ne goûte rien, lui écrit-elle. J’ai donc un regret infini de ne pouvoir partager avec vous le dos de M. Peletier. » Sans doute M. Le Peletier de Souzy : c’était un directeur général et un conseiller d’État, qui travaillait chaque semaine avec le roi. Un autre jour, elle envie Fanchon, la femme de chambre : « Que ne puis-je me glisser sous sa forme pendant l’absence du dos de M. de Pontchartrain ! » M. de Pontchartrain, un des secrétaires d’État, était, à ce qu’il semble, l’un des moins amusants. Enfin, pour se faire admettre et agréer, elle se fait petite, elle se fait nulle ; elle se déguiserait, si elle le pouvait, sous la forme d’un devoir ou d’un ennui ; elle sent que c’est ainsi qu’elle aurait encore le plus de chances de pénétrer. Voici une des plus jolies lettres, où elle parle d’elle-même sous le nom de la petite nièce, et où elle réclame de sa tante, et sur tous les tons, la faveur de la voir un peu plus souvent :

Je réfléchis sur votre semaine, et je ne la saurais trouver bien ordonnée, qu’il n’y ait un peu plus de la petite nièce : pourquoi n’en pas vouloir quelquefois avec la petite famille ? Elle serait aussi hébétée au jeu que vous le voudriez ; elle travaillerait si sagement ! elle écouterait ou ferait la lecture avec tant de plaisir ! Enfin, et c’est peut-être bien là le meilleur pour la faire recevoir, elle partirait au moindre signe. Si vous voulez la laisser au monde, elle vous assure sans hypocrisie qu’elle retrouvera pour lui encore plus de temps qu’il ne lui en faut ; elle ne voit après tout que les cabales (elle appelait ainsi sa coterie familière, Mme de Dangeau, Mme d’O, etc.) qu’elle voit assez avec vous, ou ses maréchaux de France qui ne la charment pas au point de ne s’en pouvoir passer ; elle craint les ministres ; elle n’aime point les princesses ; si c’est le repos que vous lui voulez, elle n’en trouve qu’avec vous ; si c’est sa santé, elle y trouve son régime et sa commodité ; en un mot, elle trouve tout avec vous, et rien sans vous. Après ce sincère exposé, ordonnez, mais non pas en Néron.

Ce terme de Néron revient souvent sous sa plume pour exprimer avec enjouement cette habitude négative de Mme de Maintenon, inexorable dans les privations qu’elle imposait aux autres comme à elle-même8. Un jour, Mme de Caylus lui envoie une petite quenouille ; car Mme de Maintenonaimait à filer de ses propres mains, toute demi-reine qu’elle était : c’était une montre de simplicité et de modestie ajoutée à toutes les autres. Mais écoutez de quels jolis propos Mme de Caylus accompagne et environne sa quenouille en l’envoyant :

Que n’ai-je toutes les grâces d’un esprit léger pour introduire dans votre solitude la plus légère de toutes les quenouilles ! Elle est jolie, si vous voulez ; mais, après cela, elle vous est donnée par une personne qui, quand elle sera à votre côté, voudrait bien ne la pas perdre de vue… Partez, ma quenouille ; il n’y a point d’ironie à dire que je vous envie : rien n’est plus vrai.

On croit sentir le souffle d’une épigramme de l’Anthologie.

Elle est ainsi inépuisable de tours et de retours, d’instances charmantes sur ce thème perpétuel ; elle tâche, en un mot, d’envoyer à cette vieillesse qui se mortifie un de ses rayons : « Je sais bien mauvais gré au soleil de luire avec tant d’éclat dans mon cabinet quand vous n’y êtes pas. »

Vers la fin elle est si bien entrée dans l’esprit de sa tante, qu’elle en est venue à ne faire qu’un et à conspirer avec elle pour distraire le roi : « Il est certain que nous rendrions un grand service à l’État de faire vivre le roi en l’amusant. »

Mme de Maintenon, malgré ses airs de résistance, n’était pas insensible à tant de bonne grâce9. Que ce fût un petit mouvement du cœur ou seulement un goût vif de l’esprit, elle avait pour cette nièce-là un faible qu’elle n’avait pour aucune autre ; elle l’appelait sa vraie nièce, et, surtout depuis la mort de Louis XIV, on la voit se porter vers elle avec une solide amitié. Il est vrai que Mme de Caylus est si parfaite, si respectueuse à la fois et si familière ; elle sait si bien la mesure qu’il faut garder en lui écrivant, le degré d’information qu’il faut tenir, les tristes nouvelles du monde, les vérités fâcheuses qu’il ne faut pas lui cacher, et celles sur lesquelles il est inutile de s’étendre ; elle sait si bien être sérieuse en courant : « Je ne vous dis rien de la beauté de vos lettres, lui écrivait Mme de Maintenon(1716) ; je vous paraîtrais flatteuse, et, à mon âge, il ne faut pas changer de caractère. » On prendrait pourtant de Mme de Caylus, si l’on s’en tenait à ses lettres, une idée un peu trop sérieuse. En écrivant à sa tante (est-il besoin d’en avertir ?) elle se présente sans hypocrisie, mais par son aspect le plus uniforme et le plus rangé : elle ne laisse voir sans doute que la moitié de sa vie. Dans sa petite maison du Luxembourg, qui est isolée et champêtre, et où l’on n’arrive que par un détour comme dans un village, elle se montre presque comme une fermière retirée au lendemain des grandeurs de Versailles :

C’est un délice que de se lever matin ; je regarde par ma fenêtre tout mon empire, et je m’enorgueillis de voir sous mes lois douze poules, un coq, huit poussins, une cave que je traduis en laiterie, une vache qui paît à l’entrée du grand jardin, par une tolérance qui ne sera pas de longue durée. Je n’ose prier Mme de Berry de souffrir une vache. Hélas ! c’est bien assez qu’elle me souffre.

La duchesse de Berry, c’était cette fille du Régent qui allait remplir de ses orgies le palais du Luxembourg. Mme de Caylus, y faisant allusion, dira ailleurs, dans une image pleine de pensée :

Je suis fort bien ici, je ne perds pas un rayon du soleil, ni un mot des vêpres d’un séminaire (Saint-Sulpice) où les femmes n’entrent point ; c’est ainsi que toute la vie est mêlée : d’un côté, ce palais (le Luxembourg), et de l’autre, les louanges de Dieu !

Mme de Maintenon, toute bonne paroissienne qu’elle la croyait, sentait bien pourtant que cette nièce charmante n’était pas devenue une recluse, et qu’elle recevait des amis de toute espèce : « Vous savez bien vous passer des plaisirs, lui disait-elle, mais les plaisirs ne peuvent se passer de vous. »

Telle était Mme de Caylus autant qu’on la peut ressaisir d’après quelques pages où ne se trouve encore que la moindre partie d’elle-même : mais, avec l’aide des témoignages contemporains, nous sommes sûrs du moins de ne lui avoir rien prêté en cherchant à la définir. Cette aînée de Saint-Cyr, cette sœur d’Esther, et qui ne se tint pas à ce rôle si doux, est comme la dernière fleur qu’ait produite l’époque finissante de Louis XIV, et elle ne s’est ressentie en rien de l’âge suivant. Venue après les La Fayette, les Sévigné et les Maintenon, remarquée ou cultivée par elles et les admirant, elle sut ne leur ressembler que pour se détacher à son tour, et elle brille de loin à leur suite, la plus jeune et la plus riante, avec son éclat distinct et sa délicatesse sans pâleur.