LOYSON. — POLONIUS. — DE LOY.
La série entreprise, il y a quelques années, dans cette Revue 130, un peu au hasard d’abord et sans un si grand dessein, est arrivée à compter déjà bien des noms. Les principaux et les plus fins de la littérature moderne y ont passé ; très-peu d’essentiels y manquent encore, et nous n’allons bientôt plus avoir qu’à nous tenir au courant des nouveaux-venus et des chefs-d’œuvre quotidiens qui pourront surgir : nous aurons épuisé tout ce passé d’hier auquel nous nous sommes montré si attentif et si fidèle. Il y a des personnes d’une susceptibilité extrême (genus irritabile) à qui il semble que la Revue a été ingrate pour les poëtes. Ingrate ! mais y pense-t-on ? une telle idée est-elle raisonnable vraiment ? Et qui donc s’est plus appliqué que nous à les reconnaître, à les proclamer, à les découvrir, je ne veux pas dire à les inventer parfois ? Il est vrai qu’en fait de poëtes chacun veut être admis, chacun veut être roi,
Tout petit prince a des ambassadeurs,Tout marquis veut avoir des pages,
et qu’admettre tant de noms, c’est presque paraître ingrat envers chacun. Tant de justice rendue devient quasi une injure. Qu’y faire ? Nous préparons des matériaux à l’histoire littéraire future, nous notons les émotions sincères et variées de chaque moment. Nous ne sommes d’aucune coterie, et, s’il nous arrive d’en traverser à la rencontre, nous n’y restons pas. Plusieurs romanciers pourtant auraient droit encore de réclamer contre nos lenteurs ; leur tour viendra. Un coup-d’œil général en rassemblerait utilement plusieurs comme assez voisins de procédé et de couleurs, et comme caractéristiques surtout des goûts du jour. Le plus célèbre, l’unique par sa position et son influence, George Sand est encore à apprécier dignement dans son ensemble. Les poëtes, eux, ont bien moins à nous demander. Mais ce serait injustice de ne pas, un jour ou l’autre, s’occuper avec quelque détail d’une des femmes poëtes les plus en renom, madame de Girardin, malgré l’apparente difficulté d’aborder, même avec toutes sortes d’hommages, un écrivain dès longtemps si armé d’esprit : ce n’est là, à le bien prendre, qu’un attrait de plus. Les frères Deschamps, nos vieux amis, sont bien faits pour contraster de profil dans un même cadre M. Brizeux pourrait se plaindre de n’avoir pas été classé encore comme auteur de Marie, s’il ne semblait en train de viser à une seconde manière sur laquelle il nous trouverait téméraire de vouloir anticiper. Revenant sur les succès sérieux au théâtre durant la Restauration, un même article trouverait moyen d’atteindre M. Lebrun pour Marie Stuart, M. Soumet pour Clytemnestre, Pichald pour Léonidas. Mais on voit qu’après tout nous tirons à la fin de la série, et que, sans la clore, nous n’aurons plus qu’à la tenir ouverte, l’arriéré étant tout à fait payé131.
Il y a plus : on peut, en thèse générale, soupçonner qu’il ne se trouvera plus guère, dans les chemins battus par l’école moderne, de fruits immédiats à cueillir, et que, si l’on a encore à courir quelque temps ainsi, ce n’est qu’en sortant de ce qui fait déjà ornière que l’imprévu recommencera. Tout mouvement littéraire a son développement plus ou moins long ; après quoi il s’épuise, languit et tourne sur lui-même, jusqu’à ce qu’une autre impulsion reprenne et mène au delà. « Percez-nous-en d’un autre, » disait Mme Desloges à Voiture, à propos d’un calembour qui n’allait plus : de même en haute poésie. Deux signes sont à relever, qui montrent en général qu’une école est à bout, ou du moins qu’elle n’a plus à gagner et que ce n’est plus qu’une suite : 1° quand les chefs ne se renouvellent plus ; 2° quand les disciples et les survenants en foule pratiquent presque aussi bien que les maîtres pour le détail, et que la main-d’œuvre du genre a haussé et gagné de façon à faire douter de l’art. Or, ceci s’est produit de tout temps, et particulièrement au XVIe siècle comme au nôtre, dans une ressemblance frappante. Étienne Pasquier écrivait à Ronsard en 1555, six ans seulement après que Du Bellay, dans l’Illustration de la Langue, avait sonné la charge et prêché la croisade : « En bonne foi, on ne vit jamais en la France telle foison de poëtes… Je crains qu’à la longue le peuple ne s’en lasse ; mais c’est un vice qui nous est propre, que, soudain que voyons quelque chose succéder heureusement à quelqu’un, chacun veut être de sa partie sous une même promesse et imagination qu’il conçoit en soi de même succès. » Pasquier veut bien croire que tous ces nouveaux écrivasseurs donneront tant plus de lustre aux écrits de Ronsard, « lesquels, pour vous dire en ami, continue-t-il, je trouve très-beaux lorsque avez seulement voulu contenter votre esprit ; mais quand, par une servitude à demi courtisane, êtes sorti de vous-même pour étudier au contentement, tantôt des grands, tantôt de la populace, je ne les trouve de tel alloi. » En sachant gré au poëte de l’avoir nommé en ami dans ses écrits, il ajoutait : « Mais, en vous remerciant, je souhaiterais que ne fissiez si bon marché de votre plume à haut louer quelques-uns que nous savons notoirement n’en être dignes ; car ce fesant vous faites tort aux gens d’honneur. Je sais bien que vous me direz qu’êtes contraint par leurs importunités de ce faire, ores que n’en ayez envie. » De Thou, dans son Histoire (année 1559, liv. XXII), s’élève en des termes approchants contre cette cohue de poëtes. C’était se révolter contre le propre triomphe de leur cause ; chaque école victorieuse meurt vite de l’abondance de son succès ; même sans avoir pris Rome, elle a sa Capoue. Selon moi, des traits pareils se reproduisent assez exactement aujourd’hui.
Et d’abord, les chefs ne se renouvellent plus ; ils se dissipent ou ne font que récidiver. Je ne rappelle ici que les deux principaux. Il faut tout voir sur M. de Lamartine, et, en étant sévère là où il convient, ne pas chicaner en détail une si noble nature. Ce qui est moins à nier que jamais en lui, c’est la masse immense du talent : seulement cette masse entière s’est déplacée. Elle était à la poésie, elle roule désormais à la politique ; il est orateur. Son Océan regagne en Amérique ce qu’il a perdu dans nos landes. A nous habitants des bords que ce retrait désole, il nous est naturel de nous plaindre, de crier à la dissipation et à la ruine, tout en sachant qu’ailleurs on applaudit. Et à lui-même il lui importe assez peu maintenant de perdre la bataille là où il n’est plus tout entier. Il a transféré son siége d’empire de Rome à Byzance.
Pour M. Hugo, il récidive, et avec éclat assurément, mais voilà tout. De trop ingénieuses, de trop brillantes et à la fois bienveillantes critiques132 ont accueilli son récent volume pour que nous nous permettions d’y toucher en ce moment ; mais il ne dément en rien notre idée : persistance puissante, veine élargie ou plutôt grossie, et sans renouvellement.
Cependant la foule des survenants conquiert, possède de plus en plus le matériel et les formes de l’art. Le voile rajeuni de la muse est désormais dans presque toutes les mains ; on se l’arrache ; mais la muse elle-même, l’âme de cette muse ne s’est-elle pas déjà envolée plus loin sur quelque colline où elle attend ? Au reste, ce que les recueils qui se publient sans relâche (quatre ou cinq peut-être chaque mois) contiennent d’agréables vers, de jets brillants, de broderies heureuses, est incalculable : autant vaudrait rechercher ce qui se joue chaque soir de gracieux et de charmant sur tous les pianos de Paris. Ce qu’il y a de vrais talents et d’avenirs cachés dans ces premières fleurs se dégagera avec le temps. Mais, si l’on voulait être juste pour tous et en toucher un mot seulement, on passerait sa vie à déguster des primevères et des roses. Évidemment la critique n’a plus rien à faire dans une telle quantité de débuts, et c’est au talent énergique et vrai à se déclarer lui-même. Il n’en était pas ainsi il y a quinze ou vingt ans ; des vers bien inférieurs, comme facture, à ceux qu’on prodigue désormais, décelaient plus sûrement les poëtes. Nous en rappelleront trois aujourd’hui, et tous les trois qui rentrent plus ou moins dans les premiers tons de Lamartine. L’un a été de peu son devancier ; deux sont morts ; le troisième est un étranger du Nord qui a chanté dans notre langue avec élégance. Nous parlerons de Charles Loyson, d’Aimé De Loy, de Jean Polonius.
Charles Loyson, né en 1791, à Château-Gontier, dans la Mayenne, fit ses études avec distinction au collége de Beaupréau. Il entra à l’cole normale dans les premiers temps de la fondation, y fut contemporain et condisciple des Cousin, des Viguier, des Patin ; il y devint maître comme eux. La littérature et la politique le disputèrent bientôt à l’Université. Rédacteur aux Débats dès 1814, et attaché à la direction de la librairie, il quitta Paris dans les Cent-Jours. Y revenant à la seconde Restauration, il fut placé au ministère de la justice, sans cesser de tenir à l’École normale. Une pièce de lui sur le Bonheur de l’Étude eut un accessit à l’Académie française ; il la publia avec d’autres poésies en 1817. Un autre recueil (Epîtres et Elégies) parut en 1819. Il concourut comme rédacteur aux Archives philosophiques, politiques et littéraires en 1817-1818133 et en 1819 au Lycée français, recueil distingué et délicat de pure littérature134. Cependant une raison précoce, une maturité vigilante le plaçaient au premier rang du très-petit nombre des publicistes sages en ces temps de passion et d’inexpérience. Son plus piquant et son plus solide écrit politique est intitulé : Guerre à qui la cherche, ou Petites Lettres sur quelques-uns de nos écrivains ; il tire à droite et à gauche, sur M. de Bonald d’une part, sur Benjamin Constant de l’autre. Loyson suivait la ligne modérée de M. Royer-Collard, de M. de Serre, et, si jeune, il méritait leur confiance : on ose dire qu’il avait crédit sur eux. Non-seulement on l’écoutait, mais on lui demandait d’écouter. Il était consulté par ces hommes éminents sur les points difficiles. Son visage, quand on lui lisait quelque écrit, prenait alors quelque chose de grave et de singulièrement expressif, qui, presque avant de parler, donnait conseil. Les discours imprimés de M. de Serre ont passé par ses mains. M. Pasquier a gardé de lui un souvenir de sérieuse estime. Le 27 juin 1820, il mourut de la poitrine, à peine âgé de vingt-neuf ans135.
Sa renommée littéraire a souffert, dans le temps, de ses qualités politiques ; sa modération lui avait fait bien de vifs ennemis. Attaché à un pouvoir qui luttait pour la conservation contre des partis extrêmes, il avait vu, lui qui le servait avec zèle, ses patriotiques intentions méconnues de plusieurs. Cette fièvre même de la mort qu’il portait dans son sein, et qui lui faisait craindre (contradiction naturelle et si fréquente) de ne pas assurer à temps sa rapide existence, pouvait sembler aux indifférents de l’avidité. La mémoire fidèle de ses amis et la lecture de ses poésies touchantes ont suffi pour nous le faire apprécier et aimer. Comme poëte, Charles Loyson est juste un intermédiaire entre Millevoye et Lamartine, mais beaucoup plus rapproché de ce dernier par l’élévation et le spiritualisme habituel des sentiments. Les Épîtres à M. Royer-Collard, à M. Maine de Biran, sont déjà des méditations ébauchées et mieux qu’ébauchées :
O Biran, que ne puis-je en ce doux ermitage,Respirant près de toi la liberté, la paix,Cacher ma vie oisive au fond de tes bosquets !Que ne puis-je à mon gré, te choisissant pour maître,Dans tes sages leçons apprendre à me connaître,Et, de ma propre étude inconcevable objet,De ma nature enfin pénétrer le secret !Lorsque mon âme, en soi tout entière enfoncée,A son être pensant attache sa pensée,Sur cette scène intime où je suis seul acteur,Théâtre en même temps, spectacle et spectateur,Comment puis-je, dis-moi, me contempler moi-mêmeOu voir en moi le monde et son Auteur suprême ?Pensers mystérieux, espace, éternité,Ordre, beauté, vertu, justice, vérité,Héritage immortel dont j’ai perdu les titres,D’où m’êtes-vous venus ? Quels témoins, quels arbitresVous feront reconnaître à mes yeux incertainsPour de réels objets ou des fantômes vains ?L’humain entendement serait-il un mensonge,L’existence un néant, la conscience un songe ?Fier sceptique, réponds : je me sens, je me voi ;Qui peut feindre mon être et me rêver en moi ?Confesse donc enfin une source inconnue,D’où jusqu’à ton esprit la vérité venueS’y peint en traits brillants, comme dans un miroir,Et pour te subjuguer n’a qu’à se faire voir.Que peut sur sa lumière un pointilleux sophisme ?Descarte en vain se cherche au bout d’un syllogisme ;En vain vous trouvez Dieu dans un froid argument :Toute raison n’est pas dans le raisonnement.Il est une clarté plus prompte et non moins sûreQu’allume à notre insu l’infaillible nature,Et qui, de notre esprit enfermant l’horizon,Est pour nous la première et dernière raison.
Voilà, ce me semble, de la belle poésie philosophique, s’il en fut136 ; mais chez Loyson cette élévation rigoureuse dure peu d’ordinaire ; la corde se détend, et l’esprit se remet à jouer. Il est poëte de sens, de sentiment et d’esprit plutôt que de haute imagination. A M. Cousin, qui voyage en Allemagne, il dira spirituellement :
…… Tu cours les grandes routes,Cherchant la vérité pour rapporter des doutes.
A M. Viguier, qui craignait de le voir quitter la poésie pour la prose polémique, il répond qu’il faut bien subir la loi de son temps, et, sans attendre la lenteur du vers, courir par moments à des armes plus promptes :
Diras-tu que jadis les affaires publiquesOffrirent plus d’un trait aux muses satiriques ?Juvénal, flétrissant d’indignes sénateurs,Exhalait en beaux vers ses chagrines humeurs ;Je le sais ; mais tout change, et, de nos jours, pour cause,L’ultrà Sauromatas se serait dit en prose137 ;Sinon tu pourrais bien voir au Palais-RoyalUn pamphlet rouge ou blanc éclipser Juvénal.Souffre donc quelquefois que, brisant la mesure,Je mette de côté la rime et la césureEt déroge un moment à mes goûts favoris,Puisqu’enfin les lecteurs chez nous sont à ce prix.
On pourrait multiplier les citations de tels traits ingénieux ; mais ses inspirations les plus familières en avançant, et pour nous les plus pénétrantes, sont celles où respire le pressentiment de sa fin. D’assez fréquents voyages dans son pays natal, en Vendée, ou plus loin aux eaux des Pyrénées, ou à la terre de M. de Biran au bord de la Dordogne, ne diminuaient que peu ses douleurs toujours renaissantes. Il traduisait en vers Tibulle dans ses intervalles de loisir138, et, comme lui, il parlait à ses amis de sa mort prochaine :
Vivite felices, memores et vivite nostri,Sive erimus, seu nos Fata fuisse volent.
C’est ce qu’il exprime bien mélancoliquement dans son élégie, le Lit de mort ; c’est ce qu’il reprend avec un attendrissement redoublé dans celle qu’il intitule le Retour à la Vie. De telles pièces où peut pâlir la couleur, mais où chaque mot fut dicté par le sentiment, ne devraient jamais vieillir :
Quelle faveur inespéréeM’a rouvert les portes du jour ?Quel secourable dieu du ténébreux séjourRamène mon ombre égarée ?Oui, j’avais cru sentir dans des songes confusS’évanouir mon âme et défaillir ma vie ;La cruelle douleur, par degrés assoupie,Paraissait s’éloigner de mes sens suspendus,Et de ma pénible agonieLes tourments jusqu’à moi déjà n’arrivaient plusQue comme dans la nuit parvient à notre oreilleLe murmure mourant de quelques sons lointains,Ou comme ces fantômes vainsQu’un mélange indécis de sommeil et de veilleFigure vaguement à nos yeux incertains.Vous m’êtes échappés, secrets d’un autre monde,Merveilles de crainte et d’espoir,Qu’au bout d’un océan d’obscurité profonde,Sur des bords inconnus je croyais entrevoirTandis que mon œil vous contemple,L’avenir tout à coup a refermé son temple,Et dans la vie enfin je rentre avec effort.Mais nul impunément ne voit de tels mystères,Le jour me rend en vain ses clartés salutaires,Je suis sous le sceau de la mort !Marqué de sa terrible empreinte,Les vivants me verront comme un objet de deuil,Vain reste du trépas, tel qu’une lampe éteinteQui fume encor près d’un cercueilPourquoi me renvoyer vers ces rives fleuriesDont j’aurais tant voulu ne m’éloigner jamais ?Pourquoi me rapprocher de ces têtes chéries,Objet de tant d’amour et de tant de regrets ?Hélas ! pour mon âme abattue,Tous lieux sont désormais pareils.Je porte dans mon sein le poison qui me tue ;Changerais-je de sort en changeant de soleils ?J’entends… ma fin prochaine en sera moins amère ;Mes amis, il suffit : je suivrai vos conseils,Et je mourrai du moins dans les bras de ma mère.
Charles Loyson vit paraître les vers d’André Chénier et ceux de Lamartine ; on a les jugements qu’il en porta. Il fit, dans le Lycée, quatre articles sur Chénier139 ; le premier est un petit chef-d’œuvre de grâce, de critique émue et ornée. L’écrivain nous y raconte ce qu’il appelle son château en Espagne, son rêve à la façon d’Horace, de Jean-Jacques et de Bernardin de Saint-Pierre : une maisonnette couverte en tuiles, avec la façade blanche et les contrevents verts, la source auprès, et au-dessus le bois de quelques arpents, et paulum silvæ. « Ce dernier point est pour moi, dit-il, de première nécessité ; je n’y tiens pas moins que le favori de Mécène : encore veux-je qu’il soit enclos, non pas d’un fossé seulement ou d’une haie vive, mais d’un bon mur de hauteur avec des portes solides et bien fermées. L’autre manière est plus pastorale et rappelle mieux l’âge d’or, je le sais ; mais celle-ci me convient davantage, et d’ailleurs je suis d’avis qu’on ne peut plus trouver l’âge d’or que chez soi. » Quand sa muraille est élevée, il s’occupe du dedans ; il dispose son jardin anglais, groupe ses arbres, fait tourner ses allées, creuse son lac, dirige ses eaux, n’oublie ni le pont, ni les kiosques, ni les ruines ; c’est alors qu’il exécute un projet favori, et dont nul ne s’est avisé encore. Dans l’endroit le plus retiré des bocages, il consacre un petit bouquet de cyprès, de bouleaux et d’arbres verts, aux jeunes écrivains morts avant le temps. Le détail d’exécution est à ravir. Une urne cinéraire, placée sur un tertre de gazon, porte le nom de Tibulle, et sur l’écorce du bouleau voisin on lit ces deux vers de Domitius Marsus :
Te quoque Virgilio comitem non æqua, Tibulle,Mors juvenem campos misit ad Elysios.
A quelque distance, une pyramide de marbre noir entre les ifs rappelle le souvenir de Lucain, mort à vingt-six ans, qu’on aime à croire victime de la noble hardiesse de sa muse, et peut-être de la jalousie poétique du tyran ; on y lit ces vers de la Pharsale :
…… Me solum invadite ferro,Me frustra leges et inania jura tuentem.…… Ah ! ne frappez que moi,Moi qui brave le crime et combats pour la loi.
Deux colombes sous un saule pleureur figurent les Baisers de Jean Second, mort avant sa vingt-cinquième année. On voit l’idée ; elle est suivie et variée jusqu’au bout. Malfilâtre et Gilbert n’y sont omis : on y salue leurs marbres. Une corbeille de fleurs renversée offre l’emblème de la destinée de Millevoye, tombé de la veille. Chatterton, qui s’est tué, n’a qu’un rocher nu. André Chénier, à son tour, se rencontre et tient l’une des places les plus belles. Ainsi Loyson pressentait lui-même sa fin, et peuplait d’avance d’un groupe chéri le bosquet secret de son Élysée140. Au centre, on remarque un petit édifice d’architecture grecque, avec une colonnade circulaire. Le ruisseau tourne autour, et on y rentre par un pont de bois non travaillé : c’est une bibliothèque. Elle renferme les meilleurs écrits de ceux à qui le lieu est dédié : le choix a été fait sévèrement ; Loyson avoue, et nous devons avouer avec lui, qu’il retranche plus d’une pièce à Chénier141. Voici l’inscription qu’il place au fronton du temple :
Dormez sous ce paisible ombrage,O vous pour qui le jour finit dès le matin,Mes hôtes, mes héros, mes semblables par l’âge,Par les penchants, peut-être aussi par le destin !Dormez, dormez dans mon bocage…
Les trois articles suivants sont employés à l’examen des poésies de Chénier ; l’admiration y domine, sauf dans le second qui traite du rhythme, de l’enjambement, de la césure, et qui est tout sévère. Le critique, qui sait très-bien se prendre aux vers les plus hasardeux du classique novateur, nous semble pourtant méconnaître le principe et le droit d’une tentative qui reste légitime dans de certaines mesures, mais dont nous-même avons peut-être, hélas ! abusé. « Ce n’est plus un violon qu’a votre Apollon, me disait quelqu’un, c’est un rebec. »
Charles Loyson salua la venue de Lamartine d’un applaudissement sympathique où se mêlèrent tout d’abord les conseils prudents142 : « Edera crescentem ornate poetam, s’écrie-t-il en commençant ; voici quelque chose d’assez rare à annoncer aujourd’hui : ce sont des vers d’un poëte. » Et il insiste sur cette haute qualification si souvent usurpée, puis il ajoute : « C’est là ce qui distingue proprement l’auteur de cet ouvrage : il est poëte, voilà le principe de toutes ses qualités, et une excuse qui manque rarement à ses défauts. Il n’est point littérateur, il n’est point écrivain, il n’est point philosophe, bien qu’il ait beaucoup de, ce qu’il faut pour être tout cela ensemble ; mais il est poëte ; il dit ce qu’il éprouve, et l’inspire en le disant. Il possède le secret ou l’instinct de cette puissante sympathie, qui est le lien incompréhensible du commerce des âmes. » Parmi les reproches qu’il se permet de lui adresser, il lui trouve un peu trop de ce vague qui plaît dans la poésie, qui en forme un des caractères essentiels, mais qui doit en être l’âme, et non le corps : est-il possible de mieux dire143 ?
J’ai noté les mérites, le sens précoce, les vers élevés ou touchants de Loyson : j’omets ce qui chez lui est pure bagatelle, bouts-rimés et madrigaux ; car il en a, et la mode le voulait ou du moins le souffrait encore. Son premier recueil de 1817 offre en tête une image du poëte mourant, où les assistants portent des bottes à retroussis. C’est un poëte de la Restauration, avons-nous dit, mais des trois ou quatre premières années de la Restauration, ne l’oublions pas. Ses poésies d’essai, dédiées à Louis XVIII, dont la critique auguste lui avait fait faire dans la dédicace une grave correction (faveurs au lieu de bienfaits !), devaient plaire au monarque gourmet par plus d’un endroit144. — Chose singulière ! l’École normale a donné deux poëtes morts de bonne heure, qui ont comme ouvert et fermé la Restauration, l’un la servant, l’autre la combattant, mais modérés tous deux, Loyson et Farcy.
Jean Polonius, à qui nous passons maintenant, n’est pas un précurseur de Lamartine, il l’a suivi et peut servir très-distinctement à représenter la quantité d’esprits distingués, d’âmes nobles et sensibles qui le rappellent avec pureté dans leurs accents. Les premières Poésies de Jean Polonius parurent en 1827, les secondes en 1829145. Un poëme intitulé Érostrate 146, comme celui de M. Auguste Barbier, avec lequel il n’a d’ailleurs que peu de rapports, vient d’apprendre au public le vrai nom de l’auteur, jusqu’ici pseudonyme. Polonius n’est autre que M. X. Labinsky, longtemps attaché à la légation russe à Londres et aujourd’hui à la chancellerie de Saint-Pétersbourg. Ses premières poésies attirèrent l’attention dans le moment ; un peu antérieures, par la date de leur publication, à l’éclat de la seconde école romantique de 1828, on les trouva pures, sensibles, élégantes ; on ne les jugea pas d’abord trop pâles de style et de couleur. C’est l’amour qui inspire et remplit ces premiers chants de Polonius ; ils rentrent presque tous dans l’élégie. Plus de Parny, plus même de Millevoye : les deux ou trois petites et adorables élégies de Lamartine, Oui, l’Anio murmure encore, etc., etc. ; Lorsque seul avec toi pensive et recueillie, etc., etc., semblent ici donner le ton ; mais, si le poëte profite des nouvelles cordes toutes trouvées de cette lyre, il n’y fait entendre, on le sent, que les propres et vraies émotions de son cœur. Ce gracieux recueil se peut relire quand on aime la douce poésie et qu’on est en veine tendre ; mais je cherche vainement à en rien détacher ici pour le faire saillir. Les étrangers qui écrivent dans notre langue, même quand ils y réussissent le mieux, sont dans une position difficile ; le comble de leur gloire, par rapport au style, est de faire oublier qu’ils sont étrangers ; avec M. Labinsky, on l’oublie complétement ; mais, en parlant si bien la langue d’alentour, ont-ils la leur propre, comme il sied aux poëtes et à tous écrivains originaux ? Jean Polonius chante, comme un naturel, dans la dernière langue poétique courante, qui était alors celle de Lamartine ; mais il ne la refrappe pas pour son compte, il ne la réinvente pas.
Aux diverses époques, les hommes du Nord ont eu cette facilité merveilleuse à se produire dans notre langue, mais toujours jusqu’à l’originalité exclusivement. Lorsqu’il y a un ou deux ans, le prince Metcherski publia ses ingénieuses poésies, tout empreintes du cachet romantique le plus récent, je ne sais quel critique en tira grand parti contre la façon moderne, et affirma qu’on n’aurait pas si aisément contrefait la muse classique ; c’est une sottise. Du temps de Voltaire et de La Harpe, le comte de Schouwaloff était passé maître sur la double colline d’alors, et avait ses brevets signés et datés de Ferney et autres lieux. Ses descendants aujourd’hui ne réussissent pas moins spirituellement dans les genres de M. Hugo ou de M. de Musset.
La langue poétique intermédiaire dans laquelle Jean Polonius se produisit a cela d’avantageux qu’elle est noble, saine, pure, dégagée des pompons de la vieille mythologie, et encore exempte de l’attirail d’images qui a succédé : ses inconvénients, quand le génie de l’inventeur ne la relève pas fréquemment, sont une certaine monotonie et langueur, une lumière peu variée, quelque chose d’assez pareil à ces blancs soleils du Nord, sitôt que l’été rapide a disparu. On aurait tort pourtant de conclure que M. Labinsky, depuis ses premiers essais, n’a pas persévéré par de sérieux efforts, et n’a pas cherché à soutenir, à élargir ses horizons et ses couleurs. Sa vision d’Empèdocle (1829) était un premier pas vers le poëme philosophique que son Erostrale vient nous développer aujourd’hui. Notons la marche : elle est celle de beaucoup. Les poëtes qui ont commencé par le lyrisme intime, par l’expression de leurs plaintes et de leurs douleurs, ces poëtes, s’ils ont chanté vraiment par sensibilité et selon leur émotion sincère, s’arrêtent dans cette voie à un certain moment, et, au lieu de ressasser sans fin des sentiments sans plus de fraîcheur, et de multiplier autour d’eux, comme par gageure, des échos grossis, ces poëtes se taisent, ou cherchent à produire désormais leur talent dans des sujets extérieurs, dans des compositions impersonnelles. M. de Lamartine, le plus lyrique de tous, a lui-même suivi cette direction ; elle est surtout très-sensible chez M. Labinsky, lequel, à distance et dans la liberté, me fait l’effet d’un correspondant correct de Lamartine. A un certain moment, la jeunesse s’éloignant déjà et les premiers bonheurs expirés, il s’est dit : Est-ce donc tout ? Une pièce de lui, le Luth abandonné, exprime avec mélodie cette disposition touchante :
…………….Réveille-toi, beau luth ! entends du pin sauvageFrissonner les rameaux,Et l’écureuil folâtre agiter le feuillageDe ces jeunes bouleaux.…………….Seul, tu restes muet, et le vent qui s’exhaleDe la cime des ifsA peine de ton sein tire par intervalleQuelques sons fugitifs.Le lierre chaque jour t’enlace de verdure,Et ses nœuds étouffantsPar degrés chaque jour éteignent le murmureDe tes derniers accents.Ah ! si la main de l’art, si les doigts d’une femmeRanimaient tes concerts,Avant que pour jamais les restes de ton âmeS’envolent dans les airs !……………Etre selon mon cœur, hâte-toi, l’heure presse,Viens, si tu dois venir :Hâte-toi ! chaque jour enlève à ma jeunesseCe qu’elle a d’avenir.
Les seconds chants d’amour ne vinrent pas ; mais nous avons Érostrate, grande composition où l’auteur a mis toutes ses ressources d’art. Commencé depuis bien des années, laissé ou repris plus d’une fois à travers les occupations d’une vie que les affaires réclament, cet Érostrate était déjà imprimé, et non publié, quand le poëme de M. Barbier parut : les deux poëtes ont pris d’ailleurs leur sujet différemment, M. Barbier par le côté lyrique, M. Labinsky par l’analyse plutôt et le développement approfondi d’un caractère. Son Érostrate est un grand homme manqué qui, de mécompte en amertume, arrive lentement, par degrés, à son exécrable projet. Six chants sont nécessaires à la conduite et à la conclusion de cette pensée. On suit Érostrate dans le gynécée, dans l’hippodrome, au bois sacré ; les peintures locales que promettent ces divers titres sont exécutées avec étude, conscience, talent. Et pourtant le poëme a-t-il vie ? et tout ce travail est-il venu avec bonheur ? Se peut-il même jamais qu’un long ouvrage de cette sorte, conçu et réalisé loin de la France, y arrive à point, et y paraisse juste dans le rayon ? Quel est l’à-propos d’un tel poëme ? Soit dans le fond, soit pour la forme, en quoi peut-il nous flatter, nous séduire, nous irriter si l’on veut, nous toucher enfin pour le moment, sauf à réunir ensuite les conditions immortelles ? Dire qu’un tel poëme, lu attentivement, mérite toute estime, c’est déjà être assez sévère. M. Labinsky restera donc pour nous Jean Polonius, l’auteur des élégies, élégies douces, senties, passagères, qui, avec quelques-unes d’Ulric Guttinguer, ont droit d’être comptées dans le cortége d’Elvire.
Le style, le style, ne l’oublions pas, c’est ce qu’il faut même dans l’élégie, sans quoi elle passe aussi vite que l’objet qu’elle a chanté. Boileau, occupé de ce qui lui manquait surtout, a dit qu’en ce genre
C’est peu d’être poëte, il faut être amoureux.
Sans doute ; mais c’est peu aussi d’être amoureux en élégie, si l’on n’est poëte par les images et par de certains traits qui fixent la beauté pour tous les temps. Il en est de la poésie amoureuse comme de Vénus quand elle se montre aux yeux d’Énée, naufragé près de Carthage et à la veille de voir Didon : elle prend les traits d’une mortelle, d’une simple chasseresse ; elle ressemble à une jeune fille de Sparte, et s’exprime sans art d’abord, avec un naturel parfait. C’est bien ; mais à un certain moment, le naturel trop simple s’oublie, un tour de tête imprévu a dénoué la chevelure, l’ambroisie se révèle,
Ambrosiæque comæ divinum vertice odoremSpiravere ; pedes vestis defluxit ad imos,Et vera incessu patuit Dea……
Je veux voir, même au milieu des langueurs élégiaques, ce pedes vestis defluxit ad imos, cette beauté soudaine du vers qui s’enlève, et ces larges plis déroulés.
Aimé de Loy a eu également plus de sensibilité que de style ; il est de cette première génération de poëtes modernes qui n’a pas dépassé la première manière de Lamartine, et sa plus grande gloire, il l’a certainement atteinte le jour où une pièce de vers, signée de ses initiales A. D. L., put être attribuée par quelques-uns à l’illustre poëte. Aimé de Loy, né en 1798, est mort en 1834. Sa vie, la plus errante et la plus diverse qu’on puisse imaginer, n’apparaît que par lambeaux déchirés dans ses vers, que de pieux amis viennent enfin de recueillir147. Sorti d’un village des Vosges aux frontières de la Franche-Comté, il se réclama toujours de cette dernière province, par amour sans doute des poëtes qui en sont l’honneur, par souvenir surtout de Nodier et des muses voyageuses. Il fit de bonnes études, je ne sais où ni comment, mais il était plein de grec et de latin, d’Horace et de Philétas, si Philétas il y a ; au reste toute sa vie ne semble qu’une longue école buissonnière. M. Marinier, M. Couturier, ses biographes148, nous en disent là-dessus moins encore qu’ils n’en savent ; l’aventure de Goldsmith, qui parcourut une fois la Touraine sans argent, en jouant de la flûte de village en village, n’est qu’un des accidents les plus ordinaires de la destinée de de Loy. Il paraît n’avoir conçu de bonne heure la vie que comme un pèlerinage ; partout où il sentait un poëte, il y allait ; partout où il trouvait un Mécène, il y séjournait. Aussi, dans ses vers, que de Mécènes ! Il croyait naïvement que le poëte est un oiseau voyageur qui n’a qu’à becqueter à droite et à gauche, partout où le portent ses ailes. Il a repris et réalisé de nouveau au xixe siècle l’existence du troubadour allant de château en château, et payant son gîte d’une chanson. Rousseau, voyageant à pied, était boudeur encore, un misanthrope altier et réformateur du monde ; il y avait pourtant du Jean-Jacques piéton dans de Loy, ce fantassin de poésie ; mais c’était surtout, et plus simplement, un troubadour décousu149. Il allait donc sans songer au lendemain, quand un jour, à vingt et un ans ; il se maria ; comme La Fontaine, il ne semble pas s’en être longtemps souvenu. On s’en ressouvient aujourd’hui pour lui, et ce volume que l’amitié publie est le seul héritage de ses deux filles. Comme il avait commencé jeune ses courses, les grands astres de la littérature présente n’étaient pas encore tous levés : mais de Loy n’était pas si difficile, il allait visiter le Gardon de Florian, en attendant les autres stations, depuis consacrées. L’épisode le plus mémorable de sa vie fut sans contredit son voyage au Brésil : las du ménage et du petit magasin où il avait essayé de se confiner, le voilà tout d’un coup dans la baie de Rio-Janeiro. C’était en 1822 ; don Pedro, empereur constitutionnel, accueillit de Loy, et le fit rédacteur officiel de ses projets libéraux. Outre le journal qu’il rédigeait, de Loy chantait l’impératrice ; il devint (ses amis l’assurent et moi je n’en réponds pas) commandeur de l’ordre du Christ ; il était, ajoute-t-on, gentilhomme de la chambre ; mais laissons-le dire, et faisons-nous à sa manière courante, quelque peu négligée, mais bien facile et mélodieuse :
Me voici dans Rio, mon volontaire exil,Rio, fille du Tage et mère du Brésil.J’ai trouvé sur ces bords des amitiés parfaites :Mécène m’accueillit dans ses belles retraites ;Et sous les bananiers, à mes regrets si chers,La fille des Césars150 m’a récité mes vers.Hélas ! que de chagrins le rang suprême entraîne !Que de pleurs contenus dans les yeux d’une reine !J’ai vu les siens noyés, et dans son triste élanElle me dit un jour : « Ce sol est un volcan… »Elle n’est plus !… Son nom sur mes lèvres expire ;Quel vent a moissonné la rose de l’Empire ?Ah ! j’étais jeune alors, plein de séve et d’ardeur ;J’aimais ce pays neuf, sa pompe et sa splendeur ;J’aimais le bruit des flots, le bruit de la tempête,Et les périls étaient mes plaisirs de poëte.De l’ancien monde aux bords d’un monde encor nouveau,Quelle mer n’a pas vu mon rapide vaisseauRouler au gré des vents et des lames sonores ?Et que sont devenus mes hôtes des Açores ?Enfants de saint François, sous l’immense oranger,Reparlez-vous encor du fils de l’étranger ?Avez-vous souvenance, ô mes belles recluses,De ces vers lusitains échappés à mes muses ?
Il y a dans les vers de de Loy, souvent redondants, faibles de pensée, vulgaires d’éloges, je ne sais quoi de limpide, de naturel, et de captivant à l’oreille et au cœur, qui fait comprendre qu’on l’ait aimé151.
Revenu en France dès 1824, on l’aperçoit à quelques années de là en Portugal, y promenant son humeur vagabonde, non plus en gentilhomme de la chambre, mais avec le louable dessein d’y servir la cause de Dona Maria, par reconnaissance pour don Pedro, son bienfaiteur. Il parlait et écrivait, dit-on, le portugais à merveille ; l’idiome de Camoëns était devenu sa langue favorite, et il lui fallut quelque temps avant de reprendre sa fluidité française. Je ne pousserai pas plus loin les détails de son odyssée, dont on vient de toucher le point le plus extrême, mais qui fut continuelle jusqu’à son dernier soupir. Ses Préludes poétiques, publiés en 1827 comme le ballon d’essai d’une Académie provinciale qui protestait contre la centralisation de Paris, n’attirèrent que très-peu l’attention et ne pouvaient la fixer. La province revendique de Loy avec une sorte d’orgueil que l’on conçoit, mais qu’il serait mieux de réduire. La province, certes, possède mille dons d’étude, de sensibilité, de vertu ; mais le goût, il faut le dire, y est chose plus rare et plus cachée qu’à Paris, où, du reste, on le paye si cher. La banalité gâte les vers de de Loy ; tout ce qu’il rencontre lui est Pollion et Mécène, chaque gîte qui l’héberge lui est Tibur et Lucrétile : que d’ivraie dans sa gerbe ! que de foin dans ses fleurs ! cela ressemble avec moins de grâce à cette couronne mélangée d’Ophélie. Que ce soit amitié, reconnaissance, dette acquittée dans la monnaie des poëtes, je ne l’en blâme pas moralement, si tant est que sa dignité n’en ait pas souffert ; mais la poésie vit de choix, et la sienne n’y a pas songé. Ce qui ne m’empêche pas de reconnaître, croyez-le bien, tout ce qu’il y a de naturel, de sincère et de bien vite pardonné dans ses perpétuels et affectueux retours à Sattendras ou à Longiron.
Il serait injuste d’environner d’un trop grand appareil de critique l’œuvre posthume et véritablement aimable d’un poëte mort sans rien d’amer et qui a vécu si malheureux. Il était un peu de ces gens dont on dit bien du mal quand ils sont loin, et qu’on embrasse, qu’on se remet à aimer irrésistiblement sitôt qu’on les revoit ; de même pour ses vers : la meilleure manière d’adoucir le jugement raisonné qu’on en porte, c’est de les revoir et de les introduire en personne. Voici de bien simples stances qui achèveront de plaider pour lui :
LES REGRETS.
Malheur à l’être solitaireQui n’a point d’amante à nommer !S’il est des méchants sur la terre,C’est qu’ils n’ont pu se faire aimer.Le cœur est né pour ces échanges,Notre âme y double son pouvoir :Et pour nous, comme pour les anges,L’amour est l’œil ; aimer, c’est voir.Le poëte aimé d’une femmeCompte aussi des jours de douleurs,Mais les pleurs sont le bain de l’âme ;Les beaux vers naissent de nos pleurs !Ah ! celui que l’amour délaisseN’est plus jeune, même à trente ans ;Le malheur est une vieillesseQui précède les cheveux blancs.La terre est un séjour d’épreuve,L’homme n’est qu’un hôte en ces lieux,Nous descendons le cours d’un fleuveOù mille objets frappent nos yeux :L’endroit plaît, la rive est fleurie,On ne s’éloigne qu’à regret,Mais une voix d’en haut nous crie :Marche ! marche ! et tout disparaît.
Pardon, au milieu de cette période de l’école de l’art, d’avoir osé rappeler et recommander aujourd’hui quelques poésies que l’image triomphante ne couronne pas ; mais il nous a semblé que, même sous le règne des talents les plus radieux, il y avait lieu, au moins pour le souvenir, à d’humbles et doux vers comme autrefois, à des vers nés de source ; cela rafraîchit.