(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [II] »
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(1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Le général Jomini. [II] »

Le général Jomini. [II]

Protection de Ney. — Aversion de Berthier. — Entretien avec Napoléon à Mayence. — Jomini attaché au quartier général de l’Empereur. — Campagne d’Iéna. — Mémoire politico-militaire. — Campagne de Pologne. — Jomini à Eylau.

Nous sommes au beau moment pour Jomini. Son étoile semblait toute propice à cette entrée de carrière. Il avait trouvé dans Ney un protecteur qui l’avait apprécié d’emblée, et l’on peut dire qu’il n’en pouvait rencontrer un à qui son genre de mérite s’appliquât mieux et s’adaptât avec plus d’avantage. Ils se convenaient réciproquement. Auprès d’un général plus tacticien (un Soult, un Davout) Jomini eût moins réussi ; il eût été en surcroît ; il eût trouvé la position prise et aurait eu à lutter d’idées et de vues ; d’autre part, auprès d’un guerrier moins intelligent, il aurait pu être moins compris et moins écouté : Ney, par son mélange de fougue militaire et souvent de témérité, mais de coup d’œil aussi et d’esprit, pouvait avoir plus d’une fois besoin d’un bon conseil, et il était homme à en sentir aussitôt la valeur, à en profiter. La faveur de Jomini auprès de lui au début, et durant des années, semble avoir été entière. En lui dédiant son Traité de grande Tactique, Jomini y avait inscrit ces mots : à la Reconnaissance. Ce n’était que justice. Dans les notes conservées au Dépôt de la guerre, et dont j’ai dû communication à l’amitié du savant conservateur des Archives, M. Camille Roussel, ce ne sont pendant les premiers temps que recommandations et instances de Ney pour appuyer Jomini et pour se l’attacher régulièrement. Ainsi, dès le camp de Boulogne, Jomini demandait à être assimilé aux officiers suisses qui avaient été conservés au service de la France. Cette demande, plus d’une fois renouvelée et s’adressant au maréchal Berthier, ministre de la guerre, était appuyée par le maréchal Ney et accompagnée d’apostilles pressantes :

« Le 21 frimaire an xiii (12 décembre 1804). M. Jomini est un officier extrêmement distingué sous tous les rapports militaires ; il a surtout un talent rare comme officier d’état-major. »

Autre apostille de Ney (janvier 1805) :

« M. Jomini est susceptible par ses talents et son dévouement d’être utilement employé. Je prie Son Exc. le ministre de la guerre de le placer près de moi comme aide de camp capitaine. »

Les demandes de Ney devinrent plus instantes au moment où la campagne d’Ulm fut entamée. Ney écrivait de Gunzburg à l’Empereur, le 20 vendémiaire an xiv (12 octobre 1805), au lendemain de son altercation violente avec Murat et quand il avait pu apprécier l’avantage d’avoir à son côté Jomini :

« Je supplie Votre Majesté de vouloir bien faire employer près de moi en qualité d’aide de camp M. Jomini, chef de bataillon des troupes helvétiques. Cet officier, recommandable par l’étendue de ses connaissances et de son zèle, peut être employé très utilement dans les armées de Votre Majesté. Je le crois susceptible de devenir un militaire très distingué… »

Et le 8 brumaire an xiv (30 octobre 1805), il écrivait de Landsberg, dix jours après la capitulation d’Ulm :

« … Je désire vivement m’attacher cet officier qui a un mérite réel, et qui, m’ayant suivi comme volontaire depuis un an, n’a cessé de donner des preuves de talent et de courage. »

Ce courage, il en avait fait preuve dans les combats qui avaient précédé la capitulation d’Ulm.

C’est alors que Jomini, si l’on s’en souvient, fut dépêché à l’Empereur, qu’il vit au lendemain d’Austerlitz. À peine revenu auprès de Ney, la demande se réitéra avec rappel de tous les services rendus33, et un décret daté de Schœnbrunn, 27 décembre 1805, nomma Jomini adjudant-commandant, et l’attacha à l’état-major du 6e corps. Le 31 août 1806, Ney annonçait à Berthier, ministre de la guerre, qu’il avait pris pour aide de camp l’adjudant-commandant Jomini.

La situation de Jomini dans l’armée française ayant presque toujours été jalousée, et plus d’une fois remise, en question, il n’est pas inutile d’entrer ici dans une explication qui a son importance.

On aura remarqué ce titre d’adjudant-commandant, qui n’est guère usité et qui ne se donnait pas en effet dans le langage courant. Jomini, dès ce moment, se qualifia colonel, et c’était ainsi qu’on le désignait habituellement. Les deux titres correspondaient ; celui d’adjudant-commandant ne s’était introduit dans la langue officielle que depuis la réorganisation du corps d’état-major, datant du 10 octobre 1801. Malgré l’équivalence des titres, il y avait pourtant une nuance. Les colonels, à la tête de régiments et menant des troupes, regardaient d’un certain œil les adjudants-commandants d’état-major, colonels par assimilation : de leur côté, ces officiers supérieurs d’état-major tenaient à se dire colonels. Ce fut le cas pour Jomini ; mais, en recourant aux pièces officielles, je suis frappé d’un détail : bien que ces qualifications à adjudant-commandant ou de colonel y figurent à peu près indifféremment, et quelquefois l’une et l’autre dans la même pièce, il en est une de juin 1810, que je produirai en son lieu, dans laquelle l’appellation de colonel donnée à Jomini a été effacée de la main même du maréchal Berthier, qui y a substitué le titre d’adjudant-commandant. C’était tout simplement une taquinerie, et c’est aussi la trace non équivoque d’une malveillance avérée, et que nous prenons sur le fait dans toute sa petitesse.

Pourquoi cette malveillance ? Le cœur humain répondra. Berthier, dans ses hautes fonctions et dans son aptitude limitée, flaira de bonne heure en Jomini un talent supérieur, un rival possible auprès de Napoléon ; les missions de confiance que Jomini va remplir au quartier général impérial dans les campagnes de 1806-1807 éveilleront surtout la jalousie du major général, qui ne perdra aucune occasion dès lors de rabaisser, de retarder, s’il était possible, et finalement de décourager, d’ulcérer et d’outrer, jusqu’à le jeter hors des gonds, un étranger de mérite, et de l’ordre de mérite le plus fait pour lui porter ombrage.

On était dans les mois qui suivirent la victoire d’Austerlitz et la paix de Presbourg. Le traité avec la Prusse ne se confirmait pas et fournissait matière à de nouveaux conflits. Ney, avec son état-major, occupait le beau château du comte de Stadion, à Warthausen, près Biberach. Jomini venait tous les matins prendre ses ordres, et en même temps raisonner avec lui sur les affaires générales de l’Europe. Il croyait à la guerre prochaine avec la Prusse, et le maréchal n’y croyait pas. À la suite de ces discussions contradictoires, Jomini profita d’une absence du maréchal en congé à Paris, pour écrire et lui adresser un mémoire confidentiel, à la date du 15 septembre 1806 : Observations sur la probabilité d’une guerre avec la Prusse, et sur les opérations militaires qui auront probablement lieu. En l’écrivant, il avait l’arrière-pensée peut-être que son travail serait lu par d’autres encore que par Ney. Toujours est-il que ce mémoire mi-parti politique, mi-parti militaire, d’un examen serré et approfondi, présageait l’ensemble des opérations stratégiques qui allaient être dirigées par Napoléon le mois suivant contre l’aile gauche des forces prussiennes. Jomini arrivait à ces conclusions par l’étude même de l’échiquier et par la connaissance des principes qui avaient jusqu’alors inspiré Napoléon dans ses guerres. Un auteur a dit que « la géographie était la maîtresse de la politique. » Jomini, qui cite le mot, et qui l’adopte, savait encore mieux que la géographie est la maîtresse de la guerre. Mais, là comme ailleurs, il faut savoir lire : or, Jomini excellait à lire sur une carte, et, par une sorte de don de nature, il avait aussi le secret de la manière de lire de Napoléon.

Napoléon, d’ailleurs, avait l’œil sur Jomini au même moment, non pas que Ney lui eût communiqué le mémoire de son aide de camp ; mais on allait combattre les Prussiens, et Jomini avait étudié à fond dans son livre la méthode et la tactique du grand Frédéric et de ses lieutenants : il pouvait être bon à entendre et à employer. À la veille de l’ouverture de la campagne, il reçut l’ordre, au quartier général de Ney, de se rendre en poste à Mayence et d’y attendre les ordres de l’Empereur. Il y arriva le 28 septembre 1806, au moment même où les cloches à toutes volées saluaient Napoléon arrivant de Paris : il courut au palais de l’archevêque devenu palais impérial, fut introduit dans le cabinet de l’Empereur, où se trouvaient les maréchaux Augereau et Kellermann, et il attendit son tour dans l’embrasure d’une croisée. Les maréchaux congédiés, Napoléon, qui se promenait de long en large, l’avisant tout à coup, lui dit :

— « Qui êtes-vous ? »

— « Sire, je suis le colonel Jomini. »

— « Ah ! oui, je sais ! C’est vous qui m’avez adressé un ouvrage fort important. Je suis charmé que le premier ouvrage qui démontre les vrais principes de guerre appartienne à mon règne. On ne nous apprenait rien de semblable dans nos écoles militaires. Nous allons avoir à batailler avec les Prussiens. Je vous ai appelé près de moi parce que vous avez écrit les campagnes de Frédéric le Grand, que vous connaissez son armée, et que vous avez bien étudié le théâtre de la guerre. Vous pourrez me seconder par de bons renseignements. Je crois que nous aurons plus à faire qu’avec les Autrichiens : nous aurons de la terre à remuer. »

— « Sire, je ne pense pas de même. Depuis 1763, les Prussiens n’ont fait que les tristes campagnes de 1792-1794, ils sont peu aguerris. »

— « Oui ; mais ils ont les souvenirs et des généraux expérimentés du temps du grand roi. Enfin nous verrons. »

Cette parole impliquait une nouvelle destination de Jomini, qui rappela à l’Empereur qu’il était premier aide de camp du maréchal Ney et qu’il y avait lieu à le faire remplacer. « J’arrangerai tout cela à la fin de la campagne, répondit l’Empereur ; en attendant vous ferez partie de ma maison. » Et, représentant qu’il n’avait avec lui ni chevaux ni équipages, Jomini ajouta : « Mais si Votre Majesté veut m’accorder quatre jours, je pourrais la rejoindre à Bamberg. » À ce mot de Bamberg, l’Empereur bondit :

— « Et qui vous a dit que je vais aller à Bamberg ? »

— « La carte de l’Allemagne, Sire. »

— « Comment, la carte ? il y a cent autres routes que celle de Bamberg, sur cette carte ! »

— « Oui, Sire, mais il est probable que Votre Majesté voudra faire contre la gauche des Prussiens la même manœuvre qu’elle a faite par Donawert contre la droite de Mack, et par le Saint-Bernard contre la droite de Mélas ; or, cela ne peut se faire que par Bamberg sur Géra. »

— « C’est bon, répliqua l’Empereur surpris, soyez dans quatre jours à Bamberg, mais n’en dites pas un mot, pas même à Berthier : personne ne doit savoir que je vais à Bamberg34. »

Bien que toujours aide de camp titulaire du maréchal Ney, Jomini fut donc pendant cette campagne attaché à l’état-major de l’Empereur ; ce qui n’empêcha point que, dès la première journée, à Iéna, Ney ayant commencé l’attaque avec un excès d’ardeur et trop précipitamment, Jomini sollicita la permission de le rejoindre ; ce qu’il fit à Vierzehn-Heiligen au plus fort du danger, lui donnant des renseignements précieux sur la position du reste de l’armée, et partageant l’honneur de l’action à ses côtés. Jomini était de la suite de l’Empereur à son entrée triomphale à Berlin, le 28 octobre de cette année (1806), et il aimait à rappeler ce souvenir, non par vanterie, mais par manière de leçon, et en présence surtout des anniversaires et des contrastes étonnants auxquels il lui fut donné d’assister dans sa longue vie.

Dans cette campagne de sept semaines, qui faisait un terrible pendant à la guerre de Sept Ans, Jomini put se convaincre de plus en plus de la vérité des principes qu’il avait dégagés de l’histoire des guerres. Toute la bravoure de l’armée prussienne et de ses chefs ne put prévaloir contre la méconnaissance de ces principes. Les vieux généraux de la guerre de Sept Ans, exhumés après tant d’années et pris pour guides, se trouvèrent à court ; ils n’avaient rien appris depuis : « l’âge avait glacé chez eux les qualités qui leur avaient valu du renom, et ne leur avait pas donné le génie, car le génie n’est jamais le fruit de l’âge ni de l’expérience. » Les jeunes, « le prince de Hohenlohe, et Massenbach, son bras droit, avaient tout juste assez d’esprit et de science pour prendre de la guerre ce qu’il y avait de plus faux. » Les manœuvres leur cachaient les vrais mouvements. Napoléon, dans cette étonnante et rapide campagne, « ne fit qu’appliquer presque constamment les principes qui l’avaient guidé jusque-là, et, grâce à la confiante inexpérience des adversaires, il put donner à cette application toute l’étendue du possible. » La campagne d’Iéna, comme celle d’Ulm, « devait servir de modèle un jour pour apprendre aux généraux l’art de réunir à propos leurs forces, et de les diviser ensuite quand elles ont frappé : je dis modèle, si tant est qu’il y en ait à pareil jeu ; car tout jeu savant suppose le joueur, tout art suppose essentiellement l’artiste ; et la variété, la nouveauté dans l’application, qui se différencie et recommence sans cesse à chaque cas imprévu, c’est l’habileté souveraine, c’est le génie35.

À côté de Jomini et non pas en contradiction avec lui, un témoin secondaire de cette campagne est à entendre, M. de Fezensac, qui, tout jeune, venait aussi d’être attaché à l’état-major du maréchal Ney et qui faisait le service d’officier d’ordonnance. Les détails dans lesquels M. de Fezensac est entré dans ses Souvenirs militaires, sans rien ôter à la grandeur de l’ensemble, font assister toutefois aux misères de la réalité. Ces mouvements si rapides, et de loin si admirés, ne s’obtenaient point sans de grandes irrégularités et d’odieuses violences. L’année ne s’embarrassait ni des distances, ni des vivres ; elle ravageait le pays. C’était le principe moderne : nourrir la guerre par la guerre. Cela mène presque forcément au pillage et à tous les excès. Pendant l’ardente poursuite qui se fit de l’armée prussienne après Iéna dans toutes les directions, le 6e corps entre autres (celui de Ney) ne lui laissait aucun relâche. Jamais aussi le pillage ne fut porté plus loin que pendant cette route, et le désordre alla jusqu’à l’insubordination. « A Nordhausen en particulier, le colonel Jomini et moi, nous dit M. de Fezensac, pensâmes être tués par des soldats dont nous voulions réprimer les excès. Il fallut mettre le sabre à la main et courir ainsi la ville. Le maréchal en rendit compte à l’Empereur, en demandant l’autorisation de faire dans l’occasion des exemples sévères. » Mais, avant d’en venir à la répression exemplaire, que d’excès, que d’horreurs restent en deçà ! Et le résultat continue de resplendir au loin et d’éblouir, et de s’appeler du nom de gloire !

M. de Fezensac nous apprend aussi de quelle façon le maréchal Ney traitait ses aides de camp, et en général comment le service des ordonnances se faisait dans la grande armée. Cela est à notre portée, et il est bon d’en dire quelque chose.

« Le maréchal Ney nous tenait à une grande distance de lui. Dans les marches, il était seul en avant et ne nous adressait jamais la parole sans nécessité. L’aide de camp du jour n’entrait dans sa chambre que pour affaire de service, ou bien quand il était appelé, et c’était la chose la plus rare que de voir le maréchal causer avec aucun d’entre nous. Il mangeait seul, sans inviter une fois aucun de ses aides de camp. Cette fierté tenait à sa nouvelle situation, au désir de garder son rang. Les premiers maréchaux nommés en 1804 étaient des généraux de la République : la transition était brusque. En 1797, à l’époque du 18 fructidor, le général Augereau reprochait aux officiers de s’appeler Monsieur : et quelques années plus tard, les généraux républicains devenaient eux-mêmes maréchaux, ducs et princes. Ce changement embarrassa quelquefois le nouveau maréchal, qui d’ailleurs croyait avec raison que son élévation excitait l’envie. Il crut ne pouvoir se faire respecter qu’à force de hauteur, et il alla quelquefois trop loin à cet égard. Toutefois la familiarité aurait eu de plus graves inconvénients, et, au défaut de la juste mesure, toujours difficile à observer, peut-être a-t-il pris le meilleur parti. Les aides de camp ne s’en plaignaient pas ; ils se trouvaient plus à leur aise en vivant ensemble, et se livraient sans contrainte à la gaieté qui caractérise la jeunesse, la jeunesse française, la jeunesse militaire. Nous faisions très bonne chère, car suivant les circonstances on ne manquait ni de force pour s’emparer des vivres, ni d’argent pour les payer. J’ai souvent admiré comment, en arrivant le soir dans une misérable cabane, le cuisinier trouvait moyen, au bout de deux heures, de nous donner un excellent dîner de Paris. Mais cette manière de vivre avait de grands inconvénients pour notre service : restant étrangers à tout ce qui se passait, n’ayant communication d’aucun ordre, nous ne pouvions ni nous instruire de notre métier, ni bien remplir les missions dont nous étions chargés36 »

Une première remarque à faire et qui vient aussitôt à l’esprit, c’est combien, dans cet état-major de Ney ainsi gouverné, la situation de Jomini, admis continuellement auprès du maréchal à raisonner et à discuter avec lui, devait sembler à part et tout à fait exceptionnelle. Il était dépaysé dans le salon des aides de camp. J’ai moi-même entendu raconter au marquis de Saint-Simon, qui était de cet état-major, combien ces jeunes officiers brillants, étourdis autant que braves, s’isolaient de Jomini, de ce confident du maréchal : il avait à leurs yeux le tort d’être à la fois étranger, savant et non viveur.

Mais ce n’est pas tout, et il était à désirer pour plus d’une raison que Jomini devînt bientôt le chef de cet état-major, si laissé à lui-même et si peu conduit. La première fois que le jeune Fezensac eut à commencer son service actif après l’entrée en campagne, le maréchal lui ayant donné un ordre de mouvement à porter au général Colbert :

« Je voulus demander où je devais aller. “Point d’observations, me répondit le maréchal, je ne les aime pas.” — On ne nous parlait jamais de la situation des troupes. Aucun ordre de mouvement, aucun rapport ne nous était communiqué. Il fallait s’informer comme on pouvait ou plutôt deviner, et l’on était responsable de l’exécution de pareils ordres ! Pour moi en particulier, aide de camp d’un général qui ne s’était pas informé un instant si j’avais un cheval en état de supporter de pareilles fatigues, si je comprenais un service si nouveau pour moi, l’on me confiait un ordre de mouvement à porter au milieu de la nuit, dans un moment où tout avait une grande importance, et l’on ne me permettait pas même de demander où je devais aller. Je partis donc avec mon fidèle cheval isabelle, que tant de fatigues ne décourageaient pas plus que son maître, et qui avait de moins l’inquiétude morale de ne pouvoir bien accomplir des missions si singulièrement données… »

On conviendra que, si les plans de campagne étaient admirablement bien combinés, le détail laissait fort à désirer. Ce sont là dans l’exécution d’un tableau les négligences des grands maîtres. Elles sont fortes cependant ; elles faillirent avoir leur résultat fatal à Eylau : elles l’eurent à l’avant-veille de Waterloo, dans les ordres expédiés, dit-on, et non parvenus à Ney dès le point du jour du 16 juin, pour occuper les Quatre-Bras. Est-il donc nécessaire que dans une armée bien ordonnée les choses se passent ainsi ? Je crois pouvoir affirmer que dans une armée non plus conquérante, non plus individualisée dans un Alexandre, mais toute patriote et toute nationale, elles se passeraient autrement37.

Après la conquête de la Prusse, Napoléon avait deux partis à prendre : ou bien s’allier en Prusse avec le parti français, s’y appuyer, bien traiter cette puissance, la relever, la désintéresser pour l’avenir ; ou bien la pousser à bout, l’abaisser sans pitié, poursuivre la guerre contre les Russes et contre les débris de l’armée prussienne en relevant la Pologne. Napoléon penchait vers ce dernier parti, et il commençait dès lors à entrer sans retour possible dans le système d’exagération qui devait forcer tous les ressorts, ceux de la guerre comme ceux de la politique. Jomini, qui était un politique aussi, eut l’idée de raisonner à ce moment, de confier son raisonnement au papier, et de faire une tentative auprès de l’Empereur. Dans un mémoire adressé plus tard au duc de Bassano, il exposait ainsi sa conduite et sa démarche, qui paraîtra singulière assurément et des plus osées à pareille heure :

« Tout présageait à Berlin, dans les premiers jours de novembre (1806), que l’Empereur voulait entrer en Pologne. Quelques phrases qu’il m’adressa sur la Silésie, où il voulait laisser Vandamme pour faire des sièges, l’ordre donné à l’armée de franchir la Warta, les Polonais arrivant à Berlin en costume national, tout annonçait que nous allions chercher un Pultava. Convaincu par l’étude du système de guerre de l’Empereur et de son caractère que la victoire lui faisait quelquefois outrepasser les bornes de la prudence, je m’avisai de croire qu’une dissertation fondée sur ses propres principes le dissuaderait mieux qu’une autre, et je me décidai à rédiger un mémoire pour lui démontrer que le rétablissement de la Pologne, sans le concours d’une des trois puissances qui l’avaient partagée, était un rêve. Je lui prédis que ce rêve pourrait lui coûter son armée, et qu’en cas d’un succès inespéré il forcerait la France à d’éternelles guerres pour soutenir cet édifice sans base. Je lui représentai que la simple annonce de ce projet attacherait pour jamais, par des liens indissolubles, la Russie, l’Autriche et la Prusse, que sans cela tant de rivalités diviseraient entre elles. »

Jomini, dans son mémoire, proposait au contraire de pardonner généreusement au neveu de Frédéric le Grand, de lui accorder même le titre de roi de Pologne, s’il voulait s’allier à nous pour conquérir une portion du royaume. La Prusse devenait ainsi un boulevard, au lieu de s’enflammer comme elle le fit, de se miner sourdement sous nos pas, et de devenir contre nous le volcan que l’on sait, un foyer de haine inextinguible. Au point de vue militaire, Jomini insistait sur les chances désastreuses d’une guerre d’hiver dans les marais, sans vivres, sans hôpitaux, sans munitions, sans abri ; l’Autriche épiant l’occasion de déboucher de la Bohême sur nos derrières et de prendre d’un seul coup toute sa revanche. Son mémoire fait, il s’en ouvrit au général Bertrand, qui l’encouragea à le remettre et lui dit en lui serrant la main : « Vous rendrez un grand service à l’armée aussi bien qu’à l’Empereur. » Jomini remit la pièce aux mains de l’huissier du cabinet. On devine aisément le reste et le genre de succès qu’il eut.

Quelques jours après, le corps d’armée du maréchal Ney ayant fait son entrée à Berlin à la suite de la prise de Magdebourg, Jomini accompagna le maréchal au palais avec son état-major dont il faisait titulairement partie. L’Empereur, l’apercevant dans le groupe, l’apostropha : « Ah ! vous voilà, monsieur le diplomate, je vous connaissais bien comme un bon militaire, mais je ne savais pas que vous fussiez un mauvais politique. »

Jomini ne laissa pas de rester toute cette campagne dans la confiance du maître. Les événements furent foin de lui donner tort, et ils faillirent lui donner trop raison. La campagne d’hiver contre les Russes n’amena dans sa première partie aucun résultat. Les ébauches et les velléités de combinaisons n’eurent pas de suite : et que peuvent les plus belles combinaisons du monde sur un sol détrempé et dans les fanges ? « Tout le pays n’était qu’une vaste fondrière où nous enfoncions jusqu’au cou. » Soyez donc héros ou tacticien sur ce pied-là. C’était bien le cas de dire que les opérations manquaient par la base.

L’armée prit ses cantonnements, et l’on put se croire en repos jusqu’à la belle saison. Jomini se remettait à l’étude, et il datait de Varsovie, 4 janvier 1807, la reprise de son grand ouvrage (le tome III). Cependant Ney, qui, avec Bernadotte, formait la gauche de l’armée, ne pouvait rester immobile. Le besoin de se procurer des vivres, et aussi l’humeur ardente, le désir de gloire, le poussaient sans cesse, du côté de Kœnigsberg, à des mouvements et à des entreprises que l’Empereur n’avait pas ordonnés. Il fallait pourtant les expliquer, en donner les motifs ou les prétextes, et à cet effet il dépêcha le 15 janvier M. de Fezensac au quartier général de l’Empereur à Varsovie. L’aide de camp, arrivé après mille traverses, n’y resta qu’un jour, et l’Empereur le renvoya à Ney le 18 avec le colonel Jomini, chargé d’une mission particulière et verbale pour le maréchal. Napoléon, irrité de la lettre de Ney, lui faisait signifier par Jomini son mécontentement en des termes fort durs qui nous ont été conservés :

« Que signifiaient ces mouvements qu’il n’avait point ordonnés, qui fatiguaient les troupes et qui pourraient les compromettre ? Se procurer des vivres ? S’étendre dans le pays ? entrer à Kœnigsberg ? C’était à lui qu’il appartenait de régler les mouvements de son armée, de pourvoir à ses besoins. Qui avait autorisé le maréchal Ney à conclure un armistice (à Barlenstein, avec les Prussiens), droit qui n’appartenait qu’à l’Empereur généralissime ? On avait vu pour ce seul fait des généraux traduits devant un conseil d’enquête. »

Le colonel de vingt-huit ans et l’aide de camp de vingt-trois firent route ensemble, et voyant à quelle nature d’homme comme il faut il avait affaire, Jomini ne lui fit pas mystère de sa mission. Il ne lui dit pas tout cependant, car il portait aussi des ordres qui se rattachaient déjà à un nouveau plan de l’Empereur.

Les mouvements des Russes en effet nous obligeaient, bon gré, mal gré, à une seconde campagne d’hiver. Napoléon, dans la situation extrême où il s’était placé, n’avait plus le choix ni l’initiative de l’action, et « c’était l’ennemi cette fois, qui le forçait à lever ses quartiers. » Il forma aussitôt un grand plan dans ses données habituelles : attirer par Bernadotte l’armée russe sur l’extrême gauche, marcher sur ses derrières, la couper de ses communications, l’acculer à la mer, l’anéantir ; — en un mot, recommencer Iéna. Mais on n’avait pas compté sur les contretemps. Un aide de camp dépêché par Berthier à Bernadotte se laissa prendre avec ses papiers par les Cosaques38, et le secret fut révélé ; car l’idée d’écrire les ordres en chiffres ne vint que plus tard. On trouva les Russes sur leurs gardes et tout préparés ; ils furent les premiers à offrir la bataille, à la brusquer. Eylau s’engagea sous de sombres auspices. Bernadotte n’avait pas reçu son ordre ; Ney allait-il recevoir à temps le sien ? Davout, averti, ne pouvait entrer en scène qu’au milieu du jour. On sait l’affreuse difficulté de cette bataille, où l’on donna en plein dans une armée solide, déterminée à une défense offensive et munie d’une artillerie supérieure. Jomini était à la suite de Napoléon dans le cimetière d’Eylau, et il ne se pouvait pour un observateur de poste plus enviable. Nous donnerons ici la parole au colonel Lecomte, ou plutôt à Jomini lui-même racontant ses impressions successives pendant les diverses péripéties de l’action. — L’affaire s’était engagée vers 9 heures du matin. Soult avait soutenu seul le premier choc de l’ennemi ; puis était venu le corps d’armée d’Augereau qui, ayant donné sans s’en douter entre la réserve de cavalerie des Russes et celle de leur infanterie, s’était vu comme dévoré :

« Le corps d’Augereau avait été détruit et laissait un vide par lequel les Russes s’avançaient directement sur Eylau. Il faisait un temps affreux ; la neige tombait abondamment jusqu’à voiler le champ de bataille et à faire ressortir les feux des troupes comme des éclairs dans une nuit d’orage. Napoléon suivait ces péripéties du haut du cimetière qui dominait une partie du champ de bataille, attendant le moment de faire donner les réserves de la Garde qui l’entouraient.

« Tout à coup, à travers une échappée de neige, on vit une colonne noire qui s’avançait directement en longeant la rue occidentale d’Eylau et en perçant jusqu’au pied du cimetière. Napoléon appelle Jomini et lui dit d’aller voir ce qu’est cette colonne, si c’est Soult ou Augereau. Jomini revint bientôt en disant : « Sire, ce sont les Russes. » — « Bah ! repartit l’Empereur, vous voyez des Russes partout. » — « Je ne puis pas dire que ce sont des Français, Sire, quand j’ai bien vu des Russes avec leurs longues capotes. » — C’était bien, en effet, une des colonnes russes qui avaient renversé le corps d’Augereau et qui en poursuivaient les débris. — Napoléon appelle un autre officier, le colonel Lamarche, et l’envoie vérifier ce rapport. Celui-ci part, quoique ayant son cheval blessé par un biscaïen devant Napoléon pendant qu’il recevait l’ordre, et revient au bout de quelques minutes dire que c’étaient en effet des Russes. Corbineau, tué un moment plus tard, arrive au même instant et s’écrie précipitamment : Les Russes ! En effet, ceux-ci étaient déjà arrivés tout près du cimetière. Alors Napoléon fit promptement mettre en batterie l’artillerie de la Garde et alla lui-même vérifier le pointage d’une des pièces contre la colonne, puis il cria à Dorsenne de faire avancer un des six bataillons de la vieille Garde qui restaient seuls en réserve. Deux bataillons se présentent à la fois, mais Napoléon en fait rentrer un avec grande colère, car c’était sa dernière ressource… »

Il y eut un moment des plus critiques. Tout était perdu ce jour-là sans la bonne contenance que fit Napoléon pendant trois heures à ce cimetière d’Eylau à la tête de sa Garde, de sa cavalerie et de son artillerie qu’il dirigeait lui-même. À force de sang-froid et de courage, ainsi que par ses bonnes dispositions, il réussit à soutenir le combat avec très peu de forces agissantes39 et à gagner du temps jusqu’à ce que Davout arrivât. Napoléon l’attendait avec des trépignements d’impatience ; enfin, à une heure, il se montra sur les hauteurs de droite, poussant devant lui les brigades détachées de l’ennemi, et venant rétablir les affaires. Napoléon rentra dans la ville. Jomini, dès le matin, n’avait cessé d’observer, de juger, de critiquer : il était là, on l’a dit, dans le plus pur de son élément. Peut-être le savant et le virtuose de guerre se laissa-t-il trop voir, comme lorsqu’il s’échappa à dire à un moment, en apercevant les fautes, les manques d’ensemble et de suite de l’ennemi : « Ah ! si j’étais Benningsen pendant deux heures seulement ! » Caulaincourt, qui entendit le mot proféré à deux pas de l’Empereur, l’en gronda amicalement. Mais, à quelque temps de là, rentrant avec l’état-major dans la ville, Jomini s’approcha de Caulaincourt : « Ce n’est plus Benningsen que je voudrais être maintenant, dit-il, c’est l’archiduc Charles : que deviendrions-nous s’il débouchait de la Bohême sur l’Oder avec 200,000 hommes ? » Dans le premier cas, Jomini était tacticien ; dans le second, il redevenait stratégiste. Mais le Français, dira-t-on, où était-il ? Hélas ! il faut bien l’avouer, il était absent. La nationalité ici fait complètement défaut ; la cocarde même est oubliée. On n’a devant soi qu’un amateur passionné et un connaisseur, — j’allais dire un dilettante, — épris de son objet. Que voulez-vous ? les natures spécialement douées sont ainsi, et, mises en face de leur gibier, rien ne les détourne : Archimède est à son problème, Joseph Vernet est à sa tempête, Philidor est à sa partie. Homme de l’art avant tout, Jomini ne pouvait retenir son impression sur la partie qu’il voyait engagée sous ses yeux, qu’il aurait voulu jouer, et dont il appréciait chaque coup à sa valeur : un coup de maître le transportait ; un coup de mazette le faisait souffrir. Sa nature qui se déclare pleinement ici, c’était d’être un juge et un conseiller de guerre indépendamment des camps. Il était bon, quand on était joueur, d’avoir un souffleur comme lui.

Nous n’en avons pas fini avec ce terrible enseignement d’Eylau. Le soir était venu, et il vient vite à cette époque de l’année. On ne savait encore qui était vainqueur, ni même s’il y avait un vainqueur, et qui ferait retraite le lendemain. Ce devait être aux Français de se retirer si Ney n’arrivait pas. Mais pourquoi Ney tardait-il tant à venir ? Ce ne sont pas les grands historiens qui nous le diront ; ils font semblant d’ignorer ces choses ; c’est M. de Fezensac qui va nous le dire encore. Ney, qui la veille ignorait, comme Napoléon lui-même, qu’il allait y avoir bataille le 8 février, avait envoyé le 7 au soir au quartier général l’aide de camp Fezensac, pour rendre compte à l’Empereur de sa marche et de l’attaque qu’il poussait vivement contre le général prussien Lestocq :

« C’est la plus importante mission que j’aie remplie, nous dit M. de Fezensac, et la plus singulière par ses circonstances ; elle mérite donc d’être racontée avec quelques détails.

« Je partis de Landsberg, le soir à neuf heures, dans un traîneau. En quittant la ville, les chevaux tombèrent dans un trou. Le traîneau s’arrêta heureusement au bord du précipice, d’où ils ne purent jamais sortir. Je revins à Landsberg, et je pris un de mes chevaux de selle. Le temps était affreux ; mon cheval s’abattit six fois pendant ce voyage ; j’admire encore comment je pus arriver à Eylau. Les voilures, les troupes à pied, à cheval, les blessés, l’effroi des habitants, le désordre qu’augmentaient encore la nuit et la neige qui tombait avec abondance, tout concourait dans cette malheureuse ville à offrir le plus horrible aspect. Je trouvai chez le major général un reste de souper que dévoraient ses aides de camp, et dont je pillai ma part. Ayant reçu l’ordre de rester à Eylau, je passai la nuit couché sur une planche et mon cheval attaché à une charrette, sellé et bridé. Le 8, à neuf heures du matin, l’Empereur monta à cheval, et l’affaire s’engagea. Au premier coup de canon, le major général m’ordonna de retourner auprès du maréchal Ney, de lui rendre compte de la position des deux armées, de lui dire de quitter la route de Creutzburg, d’appuyer à sa droite, pour former la gauche de la grande armée, en communiquant avec le maréchal Soult.

« Cette mission offre un singulier exemple de la manière de servir à cette époque. On comprend l’importance de faire arriver le maréchal Ney sur le champ de bataille. Quoique mon cheval fût hors d’état d’avancer même au pas, je savais l’impossibilité de faire aucune objection ; je partis. Heureusement j’avais vingt-cinq louis dans ma poche : je les donnai à un soldat qui conduisait un cheval qui me parut bon. Ce cheval était rétif, mais l’éperon le décida. Restait la difficulté de savoir quelle route suivre. Le maréchal avait dû partir à six heures de Landsberg pour Creutzburg. Le plus court eût été de passer par Pompiken et de joindre la route de Creutzburg ; mais le général Lestocq se trouvait en présence du maréchal : je ne pouvais pas risquer de tomber entre les mains d’un parti ennemi. Je ne connaissais pas les chemins, et il n’y avait pas moyen de trouver un guide. Demander une escorte ne se pouvait pas plus que demander un cheval. Un officier avait toujours un cheval excellent, il connaissait le pays, il n’était pas pris, il n’éprouvait pas d’accidents, il arrivait rapidement à sa destination, et l’on en doutait si peu que l’on n’en envoyait pas toujours un second : je savais tout cela. Je me décidai donc à retourner à Landsberg et à reprendre ensuite la route de Creutzburg, pensant qu’il valait mieux arriver tard que de ne pas arriver du tout. Il était environ dix heures, le 6e corps se trouvait à plusieurs lieues de Landsberg, et engagé avec le général Lestocq. Enfin je vins à bout de joindre le maréchal à deux heures. Il regretta que je fusse arrivé si tard, en rendant justice à mon zèle et en convenant que je n’avais pu mieux faire. À l’instant même il se dirigea sur Eylau, et il entra en ligne à la fin de la bataille, à la chute du jour. Le général Lestocq, attiré comme nous sur le terrain, y était arrivé plus tôt. Si je n’avais pas éprouvé tant d’obstacles dans ma mission, nous l’aurions précédé, ce qui valait mieux que de le suivre. »

Voilà la vérité40. Les réflexions se pressent, et il n’est pas besoin d’être du métier pour se les permettre. Quand des ressorts si secondaires, mais pourtant essentiels, de la pièce, sont négligés à ce point, faut-il s’étonner que le résultat ne réponde pas à la conception ? La tragédie a beau être bien dessinée à l’avance, il y a des scènes entières de manquées dans le dernier acte.

À Eylau et dans toute cette campagne d’hiver en Pologne, les conditions d’une guerre régulière, raisonnée, savante, d’une stratégie dirigée par le conseil (consilium) et serrée de près dans l’exécution, étaient dépassées. Les reconnaissances ne se faisaient plus, les ordres envoyés n’arrivaient pas. Les distances, les boues, les glaces, les neiges, les hasards, jouaient le principal rôle. La force des choses commençait à tenir le dé, à prendre le dessus décidément sur le génie humain, et, quoique à la guerre les plus belles combinaisons soient toujours à la merci d’un accident, ici l’accident était tout, le calcul n’était presque pour rien. C’est ainsi qu’on frise un Pultava. Eylau en donna l’idée. Ce n’était plus le cas, tant s’en faut ! où Napoléon aurait pu dire comme à Austerlitz : « Mes grands desseins se succédaient et s’exécutaient avec une ponctualité qui m’étonnait moi-même. » Eylau, pour un homme sage ou capable de sagesse, et si Napoléon avait été un Frédéric, aurait dû être une de ces leçons qu’on n’oublie jamais41.