(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid (suite.) »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid (suite.) »

Corneille. Le Cid (suite.)


Édition Hachette, tome III.

Au moment où parut au théâtre le Cid de Corneille, il y avait longtemps que la littérature française, reconstituée sous Henri IV et datant de Malherbe, était dans l’attente. L’époque, en tant que nouvelle et que moderne, n’avait rien produit encore de grand et de vraiment beau ; je parle de ce beau et de ce nouveau qui est propre à chaque époque et qui la marque d’un cachet à elle. Le xviie  siècle cherchait encore, et, pour n’en être plus à son coup d’essai, il n’avait pourtant pas donné son coup de maître. Quelques strophes nobles et fières de Malherbe promettaient, faisaient pressentir et désirer une œuvre entière et de longue haleine : elle n’était pas venue. Les Lettres de Balzac, en 1624, avaient produit une vive et agréable impression sur tout un cercle de lecteurs par la constante pureté de l’élocution, par un certain éclat de netteté, de grâce et de politesse, qui faisait dire à première vue : Que de fraîcheur ! que de brillant ! que de fleurs ! Mais ce n’étaient que fleurs peintes et lustrées, printemps artificiel ; tout cela laissait froid et sans émotion, et ne s’adressait qu’aux lettrés. Pour arriver à une œuvre qui enlève, qui passionne tout le public et fasse événement, il faut en venir au Cid représenté avec un applaudissement enthousiaste vers la fin de décembre 1636, et qui sacra Corneille grand poète. Je dis décembre 1636, comme la date la plus probable ; d’autres ont dit novembre : personne, dans le temps même, n’a songé à noter le jour exact de cette victoire.

Victoire cependant, qui ne le cède à nulle autre, et dont l’honneur rejaillit sur le règne même de Louis XIII et de ce Richelieu qui s’est trop montré jaloux de Corneille : il est, malgré tout, impossible de ne pas confondre le triomphe du Cid avec le leur et avec le plus beau moment de leur gloire. C’était l’heure précisément où l’on venait de reprendre Corbie sur les Espagnols (14 novembre 1636), où Voiture écrivait à ce sujet la lettre si éloquente et si française qui, en révélant dans ce bel esprit un sens politique supérieur, est, à sa manière, une pièce d’histoire. Tous les cœurs français étaient en émoi ; on sortait d’une grande crise ; on respirait plus librement et à pleine poitrine. A cette heure de délivrance et d’allégresse, Paris, comme s’il eût voulu la fêter et la célébrer, eut aussi son exploit brillant, sa conquête.

L’histoire littéraire ne marche pas comme l’histoire politique : ce n’est point par annales régulières qu’elle procède. On n’y compte que les années critiques, décisives. 1636 est une de ces années, comme 1656 en sera une par les Provinciales.

Le Cid est une œuvre de poésie, mais sa prompte influence s’est fait sentir sur toute la langue, et tout au moins son succès coïncide avec un progrès notable dans la prose. Vaugelas, dans ses Remarques publiées en 1647, fait souvent cette observation que, depuis dix ou douze années, tel ou tel usage qu’il estime meilleur s’est introduit et a prévalu : or, ces dix ou douze années en arrière se rapportent parfaitement à la venue du Cid. Ç’a été l’honneur du xviie  siècle, que la poésie a donné le signal et le branle, même à la prose : celle-ci en a gardé quelque chose de plus libre, de plus large et de plus généreux, qui disparaît trop dans le siècle suivant. Je voudrais ressaisir et rendre ici le plus que je pourrai de l’émotion du Cid, de l’étincelle électrique qu’en reçut le public d’alors. On aime à prêter l’oreille au son du clairon, au Chant du Départ de la noble littérature.

J’ai souvent pensé que ce serait à un jeune homme plutôt qu’à un critique vieilli d’expliquer le Cid, de le lire à haute voix et de dire ce qu’il en ressent : je me suis donné, une fois, cette sorte de satisfaction et j’ai fait cette épreuve ; je me suis fait lire le Cid par un jeune ami : c’était lui qui me le commentait comme à vue d’œil par la fraîcheur, la vivacité des sentiments qui s’éveillaient, qui se levaient à tout instant en lui. En général, pour en bien parler, le mieux est d’être tout à fait contemporain de son sujet. Le Cid est une pièce de jeunesse, un beau commencement, — le commencement d’un homme, le recommencement d’une poésie et l’ouverture d’un grand siècle. Les vers de premier mouvement et d’un seul jet y sortent à chaque pas ; c’est grandiose, c’est transportant. Un jeune homme qui n’admirerait pas le Cid serait bien malheureux ; il manquerait à la passion et à la vocation de son âge. Le Cid est une fleur immortelle d’amour et d’honneur. Ceux qui, comme Mme de Sévigné et Saint-Évremond, avaient admiré le Cid encore nouveau, et étant eux-mêmes dans leur première jeunesse, ne lui comparaient rien et souffraient difficilement que l’on comparât personne à Corneille.

Quand on parle de création à propos du Cid, il faut bien s’entendre. Création, dans le sens de faire quelque chose de rien et de tout tirer de soi, il n’en saurait être question ici, puisque toute l’étoffe est fournie d’ailleurs : la création de Corneille est et ne saurait être que dans le ménagement habile, dans le travail complexe qu’il a su faire avec une décision hardie et une aisance supérieure. La Jeunesse du Cid, de Guillem de Castro, pièce en trois journées, était sa matière première : quel fut au juste le profit qu’il en tira ? quelle sorte de réduction et d’appropriation toute française (en y laissant une couleur très-suffisamment espagnole) lui a-t-il fait subir, quel compromis a-t-il su trouver quant au lieu, au temps, quant au nombre et aux sentiments des personnages, à leur ton et à leur façon de parler ou d’agir ? Il est facile à chacun de s’en rendre compte, aujourd’hui qu’on a toutes les pièces du procès sous les yeux. Ce qui est certain et qu’on peut affirmer sans crainte, c’est que Corneille n’a pas copié et qu’il n’a imité qu’en transformant ; il a ramassé, réduit, construit ; et avec ce qui n’était que matière éparse, — une riche matière, — il a fait œuvre d’art, et d’art français. Toute œuvre étrangère, en passant par la France, par la forme et par l’expression française, se clarifie à la fois et se solidifie, de même qu’en philosophie une pensée n’est sûre d’avoir atteint toute sa netteté et sa lumière, que lorsqu’elle a été exprimée en français. Corneille, en resserrant le Cid, en a fait saillir plus nettement quelques-unes des beautés un peu contraintes et les a lancées en gerbe au soleil comme par un jet d’eau nerveux et rapide.

Ce n’est point par le goût que brille ordinairement Corneille ; mais ici, pour peu que l’on compare avec la pièce espagnole, on verra qu’il a eu, relativement à nous, Français, et à notre public d’alors, beaucoup de goût, c’est-à-dire beaucoup de choix. Dans l’Examen qu’il fit du Cid vingt-cinq ans plus tard, il indique avec complaisance quelques-unes de ces adresses qu’il a employées : il est aussi quelques-unes des beautés premières, tout à l’espagnole, qu’il a l’air de vouloir rétracter et dont il fait mine de se repentir : ainsi, à un endroit, l’offre que fait Rodrigue de son épée à Chimène et sa protestation de se laisser tuer par don Sanche « ne me plairaient pas maintenant, dit-il ; ces beautés étaient de mise en ce temps-là, et ne le seraient plus en celui-ci. La première est dans l’original espagnol, et l’autre est tirée sur ce modèle. Toutes les deux ont fait leur effet en ma faveur ; mais je ferais scrupule d’en étaler de pareilles à l’avenir sur notre théâtre. » — Cela veut dire qu’à cinquante et soixante ans on se ferait scrupule, pour de bonnes raisons, de recommencer ce qu’on osait à trente. A la bonne heure ! ayons toutes les qualités, s’il se peut, et le moins possible les défauts de nos divers âges ; mais gardons-nous, tout en faisant pour la forme nos légers mea culpa, de prétendre retoucher à notre jeunesse, — aux œuvres et aux actes de notre jeunesse ; — et surtout si ç’a été celle du grand Corneille.

Ouvrons maintenant le Cid et refeuilletons-le, s’il vous plaît, ensemble.

I.

Sur un premier point, pour n’avoir pas à y revenir trop souvent, il est à remarquer que Corneille, qui s’est attaché à observer les unités d’action, de temps et de lieu ; qui, pour la durée du temps et de l’action, s’est tenu exactement dans les vingt-quatre heures (tellement que la pièce commencée vers midi ou une heure, je suppose, dure jusqu’au lendemain, à peu près à la même heure), n’a pu observer aussi exactement l’unité de lieu. Il reste dans la même ville (à Séville), mais il est tantôt dans la maison de Chimène, tantôt dans celle de don Diègue, tantôt dans le palais du roi, tantôt dans la rue : le premier acte renferme ainsi trois changements, le second trois, le troisième deux, le quatrième deux, le cinquième quatre, de compte fait. On n’exécutait pas ces changements sur la scène : le spectateur s’y prêtait suffisamment. Cependant Corneille, qui tenait à éluder sur ce point et à ne pas trop faire remarquer les déplacements, s’abstient, dans le dialogue, de ce qui obligerait trop directement à les apercevoir : ses personnages raisonnent, agissent, mais sans tirer parti de quantité de petites circonstances qui localisent, qui précisent, et sans que jamais le cadre des lieux leur donne plus de relief ou leur serve de point d’appui. Ils gardent ainsi quelque chose de plus abstrait que dans la pièce espagnole, où ces changements de lieu sont fortement accusés, et que dans la réalité de la vie, où mille particularités du discours avertissent à tout instant de l’endroit précis où l’on est et où l’on parle. C’est l’inconvénient de notre système.

Les premières scènes qui se passent dans la maison du comte et de Chimène sont de pure confidence. Le mariage entre Rodrigue et Chimène, malgré la rivalité de don Sanche qui n’est là que pour la montre, semble convenu d’avance ; le comte y donne les mains. Il le dit à Elvire, suivante de Chimène, au moment de se rendre au Conseil dans lequel le roi doit nommer un gouverneur à son fils : il ne doute pas que ce ne soit lui-même sur qui tombe le choix. Chimène, dans la scène qui suit, exprime des craintes et un triste pressentiment au milieu de sa joie.

L’infante (car dès la troisième scène on se trouve chez l’infante) confesse à sa gouvernante l’amour qu’elle a pour Rodrigue. Son secret lui échappe. Elle va donner de sa main Rodrigue à Chimène, et cependant elle aime Rodrigue, toute fille de roi et tout amie de Chimène qu’elle est ; mais elle est décidée, dût-elle en mourir, à immoler sa flamme au devoir, à l’honneur, au sentiment de sa propre gloire.

Cette infante qui est volontiers regardée comme un hors-d’œuvre dans la pièce de Corneille, comme un rôle insipide fait pour être supprimé, est au contraire bien vivante dans l’auteur espagnol. Tandis que dans la pièce française les premières scènes se passent en confidence, dans le drame espagnol tout est en tableau. La scène s’ouvre par un spectacle attachant. Rodrigue vient de faire la veille des armes, et le roi, voulant honorer et récompenser en lui son père, va le faire chevalier en lui donnant sa propre armure. Il l’arme donc et le reçoit selon la formule et en toute cérémonie, devant l’autel de Saint-Jacques, en présence de la reine, sous les yeux de l’infante et de Chimène qui vont se prendre d’amour pour lui au même moment. L’infante, par ordre du roi, lui chausse les éperons, et ces éperons piquent au même moment le cœur de Chimène. L’infante aussi, piquée à son tour, ne peut s’empêcher, à part soi, de trouver que Rodrigue est très-bien. On assiste à la naissance visible de leur amour, et leur rivalité future viendra se rattacher dans notre esprit à un souvenir, à un spectacle bien présent. On était moins pittoresque parmi nous du temps de Corneille ; on mettait en première ligne l’analyse morale intérieure. Partout Corneille a rationalisé, intellectualisé la pièce espagnole, variée, amusante, éparse, bigarrée ; il a mis les seuls sentiments aux prises.

Un grand critique à ses heures perdues, Napoléon, assistant, sous le Consulat, à une représentation du Cid et s’apercevant qu’on avait supprimé le rôle de l’infante, en demanda le motif ; et comme on lui répondit que le rôle avait été jugé inutile et ridicule ; « Tout au contraire, s’écria-t-il, ce rôle est fort bien imaginé. Corneille a voulu nous donner la plus haute idée du mérite de son héros, et il est glorieux pour le Cid d’être aimé par la fille de son roi en même temps que par Chimène. Rien ne relève ce jeune homme comme ces deux femmes qui se disputent son cœur. »

La remarque est vraie, mais il n’est pas étonnant toutefois que l’infante, chez Corneille, à la représentation, paraisse inutile, puisque dans la pièce, telle même qu’il l’a conçue, tout tend à la rapidité et au plus grand effet par le resserrement.

Dans le drame espagnol, cette même infante qui a commencé par chausser à Rodrigue les éperons de chevalier, cette princesse tant respectée et admirée de lui, et qui lui voudrait un peu moins de respect avec un peu plus de tendresse, a une existence bien distincte, bien définie ; elle passe par des péripéties frappantes et qui intéressent ; elle sauve Rodrigue et le protège quand on le poursuit après la mort du comte ; elle a le temps de renaître à l’espérance lorsque lui-même, partant pour combattre les Maures à la tête de ses cinq cents amis, il la salue galamment à ce balcon de sa maison de plaisance, d’où elle l’a reconnu. Il se montre chevaleresque et plus que courtois pour elle en cette rencontre, et ne s’éloigne qu’en emportant avec lui ses vœux et sa bénédiction. Ce rôle de l’infante qui, vers la fin, a perdu sa mère, qui n’est pas aimée de son frère, qui voudrait un tout petit royaume à elle, a, dans la pièce espagnole, une réalité qui disparaît dans la réduction analytique de Corneille, et l’on conçoit dès lors que, dans ce système de coupures et d’éviter à tout prix les longueurs, qui est ou était le nôtre, on n’ait pas résisté, bien qu’à tort peut-être, à la tentation de le supprimer.

Faute de place et d’espace, l’infante, dans la pièce française, n’est pas un personnage vivant, et s’il est permis de dire, en chair et en os ; ce n’est qu’un double ou triple sentiment dialogué : le sentiment de l’amour pur en opposition avec celui du devoir ou de la dignité.

C’est là, au reste, le procédé constant de Corneille, et, par lui, de la tragédie française. Tout ce qui est visible, accentué aux sens, tout ce qui parle distinctement aux yeux et qui dessine vivement et même bizarrement le monde extérieur tel qu’il est, il l’absorbe, il l’abstrait en quelque sorte, il le fait passer à l’état de sentiment pur, d’analyse raisonnée et dialoguée ; il le transpose de la sphère visuelle dans celle de l’entendement, mais d’un entendement net, étendu, sans vapeur, non nuageux, de cet entendement clairement défini, bien qu’un peu nu, tel que va le circonscrire et l’éclairer philosophiquement, dans son Discours de la Méthode et ailleurs, Descartes, ce grand contemporain du Cid.

Cette abstraction cornélienne est moins complète dans le Cid que dans les pièces qui ont suivi, et si le brillant Rodrigue nous plaît plus que les autres héros de Corneille, c’est qu’aussi il a gardé plus de vie, plus de flamme au front et plus d’éclairs.

La scène entre le comte et don Diègue, la scène d’offense se passe dans une rue ou dans quelque antichambre ou vestibule, au sortir du Conseil dans lequel don Diègue l’a emporté sur le comte. Chez l’auteur espagnol, l’insulte s’accomplit dans la salle même du palais en présence du roi : les anciennes romances le voulaient ainsi, et Guillem de Castro s’y est conformé. L’inconvenance eût paru trop grande en France où nos rois ne virent jamais rien de pareil. Et puis, à notre point de vue dramatique, le dialogue et le duel de paroles à deux se détache mieux ainsi ; la querelle est mieux tranchée ; on n’arrive que par degrés à l’extrême insulte. Le comte commence en éclatant, mais il n’éclate d’abord qu’en plainte et en jactance :

« Enfin vous l’emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi… »

Enfin vous l’emportez !… beau début. Le Cid est tout ainsi en beaux débuts : Rodrigue, as-tu du cœur ?… A moi, comte, deux mots !… Sire, Sire, justice !… Cela ne se soutient pas toujours, mais l’élan est donné, le coup de collier chevaleresque. Le Cid est une pièce toute de premier mouvement, et où circule un lyrique généreux. On ne discute pas, on est enlevé. Malherbe avait de ces fiers débuts d’ode, de sonnet, de chanson : Corneille en a dans le dramatique.

Le comte et don Diègue ne songent guère d’abord qu’à se louer, et don Diègue a commencé même assez doucement avec le comte en lui demandant d’accepter son fils pour gendre. Mais l’orgueil piqué des deux parts s’exalte vite et monte de plus en plus ; l’un dit sur tous les tons : Je suis ; et l’autre ; J’ai été. Dans la fière énumération que fait le comte de ses titres, un vers entre autres se détache et sort des rangs :

« Grenade et l’Aragon tremblent quand ce fer brille ! »

Plus tard Corneille, si riche toujours en vers de pensée, aura trop peu de ces vers d’image qui sont un des charmes du Cid. Enfin, à force de se vanter chacun à qui mieux mieux, les deux rivaux finissent par s’insulter, et le soufflet échappe. Don Diègue tire l’épée, mais le comte la lui fait tomber des mains et, pour comble d’insulte, la lui rend.

Don Diègue reste seul, exhale son désespoir, déplore son infamie qui fait contraste à sa gloire passée, et, s’adressant à cette épée devenue inutile, il la rejette par ces beaux vers que chacun sait :

« Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre…… »

Dans la pièce espagnole, c’est lorsqu’il est rentré dans sa maison où ses fils remarquent sa douleur sans en savoir d’abord le motif, que don Diègue, leur ayant dit de sortir, essaye s’il pourra encore manier le fer ; car devant le comte il n’avait pas d’épée et ne portait que son bâton qu’il a brisé de rage. C’est donc chez lui, et dans la salle où sont suspendues ses armes, qu’il détache une de ces fortes épées signalée pour lui par d’anciens exploits ; mais, en la voulant tenir et en s’escrimant, il s’aperçoit qu’à chaque coup de fendant ou de revers, l’épée trop pesante l’entraîne après elle. Il faut convenir que l’épreuve est plus naturelle et plus parlante aux yeux : chez Corneille, on n’a que l’idée, — la pensée de la chose plus que la chose même.

Dans l’original espagnol, don Diègue, à bout d’une première épreuve, en veut tenter immédiatement une autre ; il appelle successivement ses trois fils, il leur serre les mains l’un après l’autre, ainsi qu’on l’a vu dans les romances, et, faisant crier de douleur les deux premiers comme des femmes, il les chasse de sa présence : « Ah ! infâme, dit-il au second avec mépris, mes mains affaiblies sont-elles les griffes d’un lion, et, quand elles léseraient, devrais-tu faire entendre de si indignes plaintes ? Tu te dis homme ! Va-t’en, honte de mon sang. » Mais lorsqu’il en vient à Rodrigue à qui il fait plus que de serrer la main, puisqu’il lui mord un doigt, voyant le rouge lui monter au front et sa douleur s’exhaler par la menace et la colère, il l’appelle « le fils de son âme », et lui confie le soin de sa vengeance ; il croit devoir lui expliquer en même temps, par manière d’excuse, pourquoi il s’est adressé à ses cadets avant lui : « Si je ne t’ai pas appelé le premier, c’est que je t’aime le mieux. J’aurais voulu que les autres courussent ce danger, pour être plus sûr de conserver en toi l’illustre avenir de ma race. » Un coin de tendresse de père subsiste jusque dans l’orgueil ulcéré de l’offensé.

Corneille ne pouvait et ne devait rien présenter d’une pareille épreuve, encore plus matérielle que morale, et à laquelle des imaginations non préparées par la légende se fussent révoltées. Il commence donc à la française in medias res, en ne prenant qu’un fils sur trois, en ne donnant à don Diègue qu’un fils unique, et en lui faisant adresser tout de suite, par son père, le mot décisif : Rodrigue, as-tu du cœur ?… le mot chevaleresque, sans la chose toute physique qui est en action dans l’espagnol, mais qui sent terriblement la rudesse du Moyen-Age.

Le Cid, pour les Espagnols, était, depuis des siècles, un personnage épique : aussi le poète dramatique, Guillem de Castro, se sent à l’aise avec lui et y taille en pleine étoffe. En France il n’en était pas ainsi ; on ne savait pas un mot du Cid avant Corneille : le poète et le père de notre scène avait à nous le faire connaître et admirer du premier coup et vite, par les profils les plus nets et les plus tranchés, en raccourci.

La scène où don Diègue remet à Rodrigue son épée et sa vengeance a d’ailleurs toute la vigueur et même la crudité de ton que comportent nos mœurs :

« Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel affront ;
Meurs ou tue………. »

Le mot est d’une assez belle rudesse, la seule qu’une oreille française pût supporter. Le nom de l’insulteur, de l’homme redoutable, du père de Chimène, est lancé à la fin comme une flèche, et don Diègue s’éclipse en s’écriant : Va, cours, vole, et nous venge ! C’est sans réplique ; c’est rapide et enlevant.

Rodrigue, resté seul, exprime sa lutte douloureuse dans des Stances traduites ou imitées, qui font toujours plaisir à entendre, malgré les concetti dont elles sont semées :

« Percé jusques au fond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle… »

Les paroles ont beau être déliées et subtiles, elles sont insuffisantes. La musique seule serait capable de bien rendre ce qui se passe, à ce moment, d’orageux, de contradictoire et de déchirant dans l’âme de Rodrigue. Ces Stances, du moins, par le nom de Chimène ramené à chaque finale, donnent l’ensemble et la note fondamentale du sentiment à travers les pointes : tout en souriant du jeu des antithèses, on ne peut s’empêcher, si l’on récite à haute voix, d’être attendri. Un jour, ce critique si distingué que j’aime à nommer et qui s’est trouvé trop perdu pour nous dans la Suisse française, M. Vinet, lisait le Cid en famille ; arrivé à cet endroit où Rodrigue exhale sa plainte, il sortit du salon et monta dans sa chambre : comme il ne descendait pas, on alla voir et on le trouva récitant tout haut ces Stances mélodieuses et fondant en larmes. Il s’était, comme Joseph, dérobé pour pleurer. Privilège d’une belle âme pure restée jeune !

II.

La première scène de l’acte Il est entre le comte et don Arias, qui vient lui signifier de la part du roi d’avoir à faire des excuses et des soumissions à don Diègue. Cette scène se passe dans un lieu vague, sur quelque place voisine du palais. Le comte ne laisse pas de confesser qu’il a eu tort, mais sans vouloir pour cela le réparer :

« Je l’avoue entre nous, quand je lui fis l’affront,
J’eus le sang un peu chaud et le bras un peu prompt.
Mais, puisque c’en est fait, le coup est sans remède. »

Corneille excelle à ce vers demi-tragique et hautement familier, dont on s’est trop passé après lui. — Ce dialogue où le comte obstiné dans son refus se fie imprudemment en son rang élevé et en l’éminence de ses services, et où don Arias lui parle avec fermeté et menace au nom de la toute-puissance royale qui veut être obéie, était bien d’accord avec le sujet et, à la fois, avec les sentiments et la disposition des spectateurs ; plusieurs y retrouvaient ce qu’ils avaient pu observer ou éprouver par eux-mêmes. Quand le comte, entêté de son importance, s’écriait :

« Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi »,

on croyait entendre le propos d’un Montmorency, d’un Lesdiguières, d’un Rohan : c’est ainsi que les derniers grands seigneurs, hier encore, avaient parlé. On écoutait, non sans un certain frémissement, l’écho de cette altière et féodale arrogance que Richelieu achevait à peine d’abattre et de niveler.

La scène suivante de provocation, quand Rodrigue appelle le comte, n’était pas moins saisissante en son lieu et à son moment. La question du duel intéressait vivement sous Richelieu, c’était une question encore brûlante et comme flagrante. Il y avait dix ans que les têtes de Boutteville et de Des Chapelles étaient tombées pour pareil délit. Tous les seigneurs et les courtisans prenaient parti dans la querelle du Cid ; à ces scènes d’appel et de désobéissance, je me figure qu’un frisson parcourait la salle, et parmi les rangs de la jeune noblesse on devait se regarder dans le blanc des yeux. C’était un à-propos, un redoublement d’intérêt ; on était tout le temps comme sur des charbons. A ce moment, le fer de plus d’une épée devait brûler le fourreau. Mais je ne crois pas qu’il faille pousser plus loin cette vue ni en faire rien de systématique, comme on l’a essayé de nos jours.

A moi, comte, deux mots !… Corneille, je l’ai déjà remarqué, commence toujours par le trait le plus saillant : il entame et présente la situation par l’arête vive. Dans l’espagnol la scène est plus diffuse, étendue. Rodrigue, sous les yeux de son père, en présence de l’infante, de Chimène et d’autres témoins, va, vient, hésite et ne se décide qu’avec un effort visible. Sa provocation au comte se fait sous les yeux de tout ce monde, Diègue en personne excitant son fils de sa parole et de son regard ; le combat brusqué commence sur la place même, au seuil du palais, et s’achève à deux pas de là. C’est plus naturel ; mais aussi ce que nous appelons les bienséances, — même les bienséances en matière de duel, — n’est pas observé. Chez Corneille, il faut supposer que Rodrigue fait signe au comte et le détache d’un groupe en passant. Ces mots de Rodrigue : parlons bas, écoute, indiquent assez que les gens de la suite du comte pourraient les entendre.

Le dialogue est impétueux, bondissant ; c’est une suite de ripostes qui sont déjà de l’escrime : la parole se croise et s’entrelace comme fera tout à l’heure l’acier. Le comte lui-même déclare Rodrigue bien digne d’être son gendre, en le voyant si prompt à renoncer à l’être. Il plaint sa jeunesse. Quel âge peut avoir Rodrigue ? Dans les toutes premières chroniques on a vu qu’il n’avait pas treize ans encore. Ici, dans la tragédie, il ne doit guère en avoir que seize ou dix-sept. Il est encore à l’état de jeune tige, de rejeton mince.

Cette scène offre le parfait exemple de ces vers à double compartiment qui sont de l’essence de la tragédie, mais qui appartiennent plus particulièrement à la forme de Corneille :

« Es-tu si las de vivre ?
— As-tu peur de mourir ? »

Le moule exact est retrouvé.

On passe de là dans l’appartement de l’infante. Elle se fait la consolatrice de Chimène. Toutes les fois que l’infante paraît chez Corneille, il y a langueur et refroidissement. Dans cette scène pourtant, Chimène soutient le dialogue ; elle dit encore de belles choses, et qui sont bien dans le sens de sa passion. Elle n’admet point, malgré les motifs d’espérance qu’essaye de lui donner la princesse, que l’affaire entre son père et Rodrigue puisse s’accommoder ; elle aussi a la religion du point d’honneur :

« Les accommodements ne font rien en ce point :
Les affronts à l’honneur ne se réparent point… »

Chimène est comme les vraies femmes : elle aime les hommes qui se battent fort, qui se tuent, qui sont plus généreux que sages, plus héros que philosophes. Elle veut un Rodrigue intraitable, fût-ce contre elle. Elle va être furieuse qu’il ait tué son père ; elle fera la furieuse, mais en secret elle en est fière et, si je l’osais dire, elle lui en est reconnaissante. L’auteur espagnol lui-même le savait bien quand il a fait dire quelque part à l’infante : « Chimène et lui s’aimaient, et depuis la mort du comte ils s’adorent. »

Dans les scènes suivantes du Cid français il y a décidément trop d’infante. A peine Chimène l’a-t-elle quittée, que la bonne princesse se reprend à l’espérance ; c’est un peu tôt. Elle explique à sa gouvernante que si Rodrigue, par bonheur, sort vainqueur du combat (car un page vient d’annoncer qu’il y a sans doute un combat), s’il vient à bout d’un si grand guerrier qu’est le comte, elle pourra alors l’épouser dignement, l’élever jusqu’à elle ; et elle le voit déjà assis sur un trône, maître des Espagnes, vainqueur des Maures, conquérant de l’Afrique, etc. C’est spirituel, c’est ce que j’appelle le pot au lait de l’infante ; mais c’est de l’esprit perdu. On ne peut parvenir à s’y intéresser.

Nous sommes, nous devons être maintenant dans la salle du trône. Le roi entouré de ses gentilshommes est dans l’embarras : il a appris la désobéissance du comte à l’ordre qui lui avait été donné, de sa part, de faire des soumissions à don Diègue : il envoie un de ses gentilshommes pour s’assurer de lui ; c’est un peu tard. Un jeune seigneur, don Sanche, essaye d’excuser le père de Chimène, car lui-même est un amoureux de Chimène. Ce pauvre don Sanche est le parfait pendant de l’infante : il essaye, durant toute la pièce, de se faufiler sans y réussir. Il plaide ici pour le duel, pour la réparation à la pointe des armes, la seule digne d’un guerrier. Il exprime en cela l’opinion de la plupart des seigneurs et gentilshommes français qui écoutaient le Cid. Le roi le blâme, le réfute et donne les raisons d’État contre un préjugé si funeste :

« Vous parlez en soldat, je dois agir en roi. »

Puis, tournant court sans transition, le bon roi se met à deviser du danger dont les Maures, dit-on, menacent le royaume. On craint d’eux une surprise ; on a vu leurs vaisseaux à l’embouchure du fleuve… Tout ceci, on le sent, est pour préparer à l’exploit prochain de Rodrigue, qui aura lieu cette nuit même. Mais on s’explique peu que le roi, ainsi averti, ne prenne aucune précaution et remette tout au lendemain : singulier monarque par trop débonnaire, et qui prête au sourire. Corneille n’a pas et n’aura jamais ce sentiment du ridicule qui s’attache à certains de ses personnages nobles.

Les événements se pressent. On vient annoncer la mort du comte, et, au même instant, Chimène entre en s’écriant : Sire, Sire, justice ! très-belle scène, sauf les détails de mauvais goût dont on a fait son deuil dès longtemps, et qui, de loin, ne semblent plus guère que de piquants effets de couleur locale. Don Diègue, accouru aussitôt que Chimène, embrasse l’un des genoux du roi, tandis qu’elle tient à l’autre. On a les deux sentiments solennels aux prises et en regard : la fille qui a son père à venger ; le père qui a été vengé par son fils.

« Il a tué mon père.
— Il a vengé le sien. »

Les deux sentiments, les deux étincelles partent et s’entre-choquent coup sur coup : un éclair répond à l’autre.

Le roi tiré des deux parts, et qui ne sait trop de quel côté pencher, paraîtrait un peu comique, si l’on avait le temps d’y prendre garde. Ces rois du théâtre espagnol sont pacifiques et prudents, justiciers ; ce sont des Louis XII de la fin.

Chimène plaide bien, mais pour la forme : on sent un peu qu’elle déclame, et il n’y a pas de mal qu’on le sente.

La réponse de don Diègue est de toute beauté, ton et sentiment ; elle est d’une superbe amertume. Vieux et inutile, mais vengé désormais et content, il s’offre lui-même en victime pour apaiser le sang qui crie par la bouche de Chimène ; que son fils vive pour continuer l’honneur de sa race, pour servir son roi et son pays, il n’aura plus de regret. Mais en quels termes altiers et mâles il le dit ! Sa langue est la vraie langue du grand Corneille : c’est la pure moelle du lion ; c’est la sève du vieux chêne. Dans le Cid, ce qui est remarquable, c’est que le flot du sentiment monte toujours, et le bon sens a beau faire ses réserves, le bon goût a beau trouver à redire çà et là, le cœur se prend. On n’a pas le cœur libre quand on lit le Cid. Même quand le Cid est joué médiocrement, ce personnage de don Diègue a toute chance de se tenir debout et de ravir les auditeurs. A une reprise du Cid qui se fit depuis la disparition de Rachel, le seul acteur qu’on ait rappelé, c’est celui qui jouait don Diègue (Maubant) : c’est lui qui fit le plus d’impression.

Dans la pièce espagnole, scène correspondante, Diègue raconte que, voyant son ennemi étendu sans vie, il a porté la main à sa blessure et a lavé (à la lettre) avec le sang la place du soufflet sur sa joue ; et il arrive la joue encore teinte de ce sang. C’est sauvage.

Mais ne voyez-vous pas comme chaque peuple apporte aux représentations de la scène un degré de dureté ou de susceptibilité qui répond à son genre de tournoi national et qui peut se mesurer au caractère de ses jeux favoris ? Les Anglais, pour accepter tout Shakspeare, avaient besoin de leurs combats de boxeurs ; l’Espagne a ses combats de taureaux : la France, la veille du Cid, n’avait que ses duels de la Place-Royale.

La conclusion de l’acte et la décision du roi, c’est que l’affaire mérite d’être plus amplement délibérée : en attendant, don Sanche (singulièrement choisi pour un tel office) reconduira Chimène en son logis ; don Diègue reste à la Cour prisonnier sur parole, et l’on fait chercher Rodrigue.

III.

Ce Rodrigue après lequel on court est dans la maison où on ne le cherche pas, la maison même de celui qu’il vient de tuer, dans l’appartement de Chimène. Nous approchons d’une belle scène, de l’entrevue de Rodrigue avec cette maîtresse si irritée et si tendre. Il y a deux de ces visites du Cid à Chimène ; celle-ci, la première, est empruntée de l’auteur espagnol : la seconde, au cinquième acte, sera tout entière de Corneille. Ce furent les scènes les plus critiquées de la pièce dans sa nouveauté, et aussi les plus émouvantes. Les spectateurs entraient si vivement dans la situation que presque tous souhaitaient que ces entretiens se fissent ; on y attendait les deux amants comme à un péril et à un triomphe. « J’ai remarqué aux premières représentations, nous dit Corneille dans son Examen du Cid, que lorsque ce malheureux amant se présentait devant elle, il s’élevait un certain frémissement dans l’assemblée qui marquait une curiosité merveilleuse et un redoublement d’attention pour ce qu’ils avaient à se dire dans un état si pitoyable. »

Lorsque Rodrigue arrive et entre chez elle, Chimène n’est pas encore de retour du palais : il ne trouve d’abord qu’Elvire la suivante, qui s’effraye de le voir en tel lieu, et qui, du plus loin qu’elle aperçoit sa maîtresse, l’oblige à se cacher.

Don Sanche accompagne Chimène en parfait cavalier servant qui essaye de s’insinuer. Il lui offre ses bons offices et son épée contre Rodrigue :

« Souffrez qu’un cavalier vous venge par les armes. »

Cette voie est plus sûre et plus prompte que la justice du roi. Il aspire à se créer un titre auprès d’elle. Elle n’accepte ni ne refuse, et le congédie poliment.

Restée seule avec Elvire, ou se croyant seule, Chimène ouvre alors toute son âme et exhale toute sa peine :

« La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau ! »

On arrive à la belle scène pathétique à travers les pointes et le mauvais goût indispensable. Il se passe un combat et tout un jeu moral dans le cœur de Chimène, un duel d’une autre espèce et qu’elle nous décrit :

« Rodrigue dans mon cœur attaque encor mon père.
Il l’attaque, il le presse, il cède, il se défend… »

Elvire fait comme toutes les bonnes suivantes : elle conseille le parti le plus commun et le plus facile ; et se voyant repoussée : « Après tout, que pensez-vous donc faire ? » demande-t-elle. Et Chimène s’écrie :

« Le poursuivre, le perdre et mourir après lui ! »

Toute l’unité et la perfection du Cid français est dans ce vers.

C’est sur cet éclat que Rodrigue sort brusquement de l’endroit d’où il l’entendait, et s’offre tout entier à sa colère. Dès les premiers mots il ne peut s’en tenir au vous, et il passe au tutoiement, à cette familiarité à la fois héroïque et tendre, qu’elle accepte elle-même aussitôt :

« Hélas ! — Écoute-moi. — Je me meurs. — Un moment.
— Va, laisse-moi mourir……. »

C’est par ce soudain tutoiement, et par rien autre chose, que Rodrigue marque qu’il vient de l’entendre dans le cours de son épanchement avec Elvire. Il la prend au point où elle est, sans qu’on s’en étonne. Il lui tend son épée pour qu’elle le frappe. Ose-t-on remarquer quelque trace de jeux de mots et de cliquetis de pensées, à propos de cette épée et du sang dont elle est teinte et qu’une autre teinture peut faire oublier ? On n’a pas ce courage ; on est entraîné par le flot du sentiment qui jaillit et n’a pas de cesse. Après des vers subtils, il en est tout d’un coup d’une simplicité parfaite :

« Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur ! »

Rodrigue, en expliquant sa conduite et ses motifs de combattre dans lesquels Chimène et l’estime qu’il prétendait d’elle étaient encore pour beaucoup, a pris le chemin le plus sûr pour se faire écouter. En l’entendant, en se voyant si présente à lui jusque dans son crime, elle est radieuse en même temps que furieuse.

Le débat est accepté d’elle ; c’est déjà une faveur. Quand il a fini, elle plaide au long contre lui devant lui-même :

« Je ne t’accuse point, je pleure mes malheurs…
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi… »

Lui-même il accepte son arrêt, il se met à genoux et lui tend la tête. C’est alors à elle de la refuser :

« Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ?’
Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre. »

Elle trahit là involontairement un espoir lointain, elle entr’ouvre une issue. La colère, chez Chimène, est par réflexion : son mouvement naturel est à la tendresse. Enfin, on arrive au mot décisif, qui lui est arraché, et qu’elle brûlait de proférer : Va, je ne te hais point ! Et quand l’instant d’après elle dit : Va-t’en, on sent que cela veut dire : Reste. Il reste en effet ; tous deux se rapprochent et se mettent à rêver, comme dans Roméo et Juliette :

« Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! »

Et ce délicieux retour sur le passé :

« Rodrigue, qui l’eût cru ?
— Chimène, qui l’eût dit ? »

C’est doux et tendre ; ils se donnent la main et se rejoignent ; il y a oubli. Elle est obligée de répéter Va-t’en et de faire la brusque, sans quoi elle ne pourrait se détacher.

Telle est cette belle scène qui ne sera surpassée que par une seconde du même genre. L’exécution ne se soutient pas également dans toute la durée ; mais quel beau motif, quel belle musique, quel bel air, si les paroles manquent quelquefois ! Nous avons là, au reste, le plus beau de Corneille. Corneille n’exécutera jamais mieux plus tard ; il n’est pas éducable et progressif comme Racine, qui le fut indéfiniment et jusqu’à l’entière perfection, Racine fera de son talent tout ce qu’il voudra ; il aura tous les talents à la réflexion et à loisir : Corneille a tout d’inspiration ; ce qu’il n’a pas d’emblée, il le manque. Racine a l’art ; il donne toujours des plaisirs purs, même dans ses faiblesses. Corneille a la pensée, le premier sentiment sublime, le motif et le mot, mais des chutes. Dans cette scène, comme on voit que les amants meurent d’envie tous deux que le père mort soit mis hors de cause ! Chimène aime plus Rodrigue, non pas quoique, mais parce qu’il a tué son père ; et lui qui sent qu’il a fait ce qu’il a dû, il a conscience du secret de Chimène et d’autant plus d’envie, avec un reste d’espoir, d’être pardonné. Shakspeare n’aurait pas inventé cela ; c’est trop peu naturel ; il y a trop de compartiments, de contradictions subtiles ; mais c’est beau, d’un beau qui suppose le chevaleresque et le point d’honneur du Moyen-Age. Et aussi la partie humaine, éternelle, s’y retrouve : c’est l’amour. Ces deux jeunes et grands cœurs s’aiment, voilà le fin du jeu, et cet amour va montant et croissant toujours.

Pouvais-je en dire moins sur le Cid, et dois-je supprimer tout ce qui me reste à ajouter encore ? Ce n’est pas une analyse quelconque que j’ai voulu faire. La jeunesse et l’à-propos du Cid à son heure, voilà mon sujet.