(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Œuvres de Barnave, publiées par M. Bérenger (de la Drôme). (4 volumes.) » pp. 22-43
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(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Œuvres de Barnave, publiées par M. Bérenger (de la Drôme). (4 volumes.) » pp. 22-43

Œuvres de Barnave, publiées par M. Bérenger (de la Drôme).
(4 volumes.)

C’est en 1843, c’est-à-dire cinquante années juste après la mort de Barnave, qu’ont paru ses Œuvres très authentiques recueillies par la piété d’une de ses sœurs, Mme de Saint-Germain, aidée des soins de M. Bérenger. Barnave n’était connu auparavant que comme orateur ; mais l’orateur, toujours en représentation et en scène, ne laisse pas suffisamment percer l’homme. Ici, dans ces Œuvres, c’est l’homme au contraire qu’on saisit, c’est la nature et la qualité de l’esprit encore plus que celle du talent, c’est la personne morale. Barnave, rentré en janvier 1792 dans ses foyers, après la clôture de l’Assemblée constituante, mis en état d’arrestation en septembre de cette même année, détenu pendant plus d’un an avant de périr sur l’échafaud, profita de cet intervalle pour écrire des réflexions de tout genre sur les objets habituels qui l’occupaient. Ces pensées politiques et autres, par leur caractère de gravité et de vérité, par l’absence de toute déclamation, par la sincérité des aveux et le noble regret des fautes commises, par les sages vues d’avenir qui se mêlent au jugement du présent, font beaucoup d’honneur à Barnave, et ne peuvent que confirmer, en l’épurant, l’impression d’intérêt et d’estime qui demeure attachée à sa mémoire. Je ne vois pas qu’on ait fait assez d’attention à ces volumes dans le moment où ils parurent, et c’est une omission à réparer.

Barnave avait vingt-sept ans au moment où il fut élu membre des États généraux, et il est mort à trente-deux ans. Dès les premiers jours, il se fit remarquer dans l’Assemblée par la clarté et la netteté de son esprit et de sa parole, et il prit rang avec faveur. Une phrase malheureuse qui lui échappa, et sur laquelle nous reviendrons, le fit plus homme de parti qu’il n’aurait fallu. Il gagna vite en autorité malgré sa jeunesse, et grandit dans les discussions ; il compta dans toutes les délibérations importantes. Une fois ou deux il parut embarrasser Mirabeau, et il eut l’honneur de le tenir en échec. Son principal talent était dans l’argumentation ; il intervenait volontiers sur la fin d’un débat et avait l’art de l’éclaircir, de le résumer. Mme de Staël a remarqué qu’il était plus fait par son talent qu’aucun autre député, pour être orateur à la manière des Anglais, c’est-à-dire un orateur de raisonnement et de discussion. Le nerf, la vigueur, de nobles sentiments non joués, le préservaient de l’inconvénient que ses ennemis auraient pu lui reprocher, que Mme Roland lui reproche, et qui eût été un peu de froideur. Il y eut dans l’Assemblée constituante des orateurs plus puissants, plus impétueux, plus tonnants, et qui donnaient plus l’idée de la grande éloquence ; il n’en est peut-être aucun qui eût plus que lui « la facilité de discuter, de lier des idées, de parler sur la question sans avoir écrit ». S’il fallait nommer à distance, parmi les membres de cette grande Assemblée, l’orateur qui la représenterait le plus fidèlement depuis le premier jusqu’au dernier jour, dans sa continuité et sa tenue d’esprit, dans sa capacité, dans son éclat, dans ses fautes, dans son intégrité aussi et dans l’œuvre de sa majorité saine, ce ne serait ni Mirabeau, trop grand, trop corrompu, enlevé trop tôt, qu’on devrait choisir, ni Maury, le Mirabeau de la minorité, ni La Fayette, trop peu éloquent, ni d’autres ; ce serait, pour l’ensemble de qualités qui expriment le mieux la physionomie de l’Assemblée constituante, ce jeune député du Dauphiné, Barnave.

Il naquit à Grenoble, le 22 octobre 1761, d’un père homme de loi respecté, d’une mère noble et belle. Ses parents professaient la religion réformée ; mais il ne paraît y avoir rien puisé, en aucun temps, qu’une certaine habitude réfléchie et grave. Il fut élevé dans l’austérité et aussi dans la tendresse domestique, au foyer de cette honnête et forte bourgeoisie, dont il sera bientôt le champion et le vengeur. Une circonstance assez frappante dut agir sur son esprit dès l’enfance. Sa mère, un jour, l’avait conduit au spectacle ; il n’y avait qu’une seule loge vacante, et elle s’y mit. Mais cette loge était destinée à l’un des complaisants du duc de Tonnerre, gouverneur de la province, et le directeur, puis l’officier de garde vinrent prier Mme Barnave de se retirer. Elle s’y refusa, et, sur l’ordre du gouverneur, quatre fusiliers arrivèrent pour l’y décider. Le parterre déjà prenait parti, et une collision était à craindre, lorsque M. Barnave, prévenu de l’affront fait à sa femme, survint et l’emmena en disant : « Je sors par ordre du gouverneur. » Tout le public, toute la bourgeoisie ressentit l’injure faite aux Barnave et le leur témoigna hautement. On prit l’engagement de ne retourner désormais au spectacle que quand satisfaction aurait été donnée, et on n’y revint, en effet, qu’après plusieurs mois, lorsque Mme Barnave eut consenti à y reparaître. L’impression de cette injure dut agir sur l’esprit précoce de Barnave enfant : on n’apprécie jamais mieux une injustice, une inégalité générale, que quand on en est atteint soi-même, ou dans les siens, d’une manière directe et personnelle. Barnave, dès qu’il y vit jour, fit donc serment « de relever la caste à laquelle il appartenait (c’est son expression) de l’état d’humiliation auquel elle semblait condamnée ».

Fier, ardent, impatient de l’injustice, profondément animé du sentiment de la dignité humaine, on le voit de bonne heure réagir sur lui-même, s’imposer des règles de conduite et d’étude, s’analyser, joindre la réflexion et la méthode aux premiers mouvements. Il aime à se rendre compte de tout par écrit. À seize ans, il a un duel et se bat pour son frère, plus jeune, qu’on a insulté : il est blessé à quelques lignes du cœur. À dix-sept ans, il ne fréquente volontiers que des gens au-dessus de son âge ; doué des avantages du corps et d’une élégance naturelle, il recherche pourtant avant tout les entretiens sérieux. Avec un goût vif pour la littérature, il sait se contraindre et s’appliquer fortement au droit par déférence pour son père. Si l’austérité de celui-ci le tenait un peu à distance, il trouvait auprès de sa mère, de son jeune frère et de ses sœurs, de quoi s’épancher et se détendre avec enjouement. Mais, là encore, l’habitude de son esprit se décèle dans sa tournure grave. On le voit donner à ses jeunes sœurs de charmants conseils dont la gaieté ne faisait qu’assaisonner la justesse. Il perd de bonne heure ce jeune frère pour qui il s’est battu, et qui s’annonçait avec une grande distinction dans les sciences exactes. Il le pleure, il exhale ses regrets dans quelques pages senties et touchées tout à fait à l’antique :

Tu étais, s’écrie-t-il, un de ceux que je séparais parmi le monde, et je t’avais placé bien près de mon cœur. Hélas ! tu n’es plus qu’un souvenir, qu’une pensée fugitive : la feuille qui vole et l’ombre impalpable sont moins atténuées que toi.

Il est remarquable, en plus d’un endroit, comme l’idée d’une existence future après cette vie est presque naturellement absente de la supposition de Barnave.

Mais, ô chère image ! continue-t-il, non, tu ne seras jamais pour ton frère un être éteint et fantastique : souvent présent à ma pensée, tu viens animer ma solitude… Quand une pensée douce vient m’émouvoir, je t’appelle à ma jouissance. Je t’appelle surtout lorsque mon cœur médite un projet honnête, et c’est en voyant sourire ta physionomie que j’en goûte plus délicieusement le prix. Souvent tu présides aux pensées qui viennent animer mes rêves avant le sommeil. Je ne me cache point de toi, mais il est bien vrai que, lorsque mon âme est occupée de ses faiblesses, je ne cherche plus tant à t’appeler. Alors je ne te vois plus sourire. Oh ! ta belle physionomie est un guide plus sûr que la morale des hommes.

Il y a encore sur sa mère une page touchante, qui se rapporte au lendemain de cette perte cruelle. Si Barnave a jamais atteint à quelque chose qui approche de ce qu’on peut appeler le sentiment ou l’expression poétique (accident chez lui très rare), c’est ce jour-là qu’il y est arrivé par l’émotion. Il faut citer cette page heureuse par laquelle il prend place entre Vauvenargues et André Chénier, ses frères naturels, morts au même âge, qu’on aime à lui associer pour le talent et pour le cœur comme pour la destinée.

Sur sa mère
(Après la mort de son frère)

 

Elle s’était levée malade ; nous descendîmes tous pour déjeuner ; après quelques moments, elle vint aussi, mais elle ne voulut rien prendre ; cela faisait de la peine à tout le monde.

Comme son estomac lui faisait mal, je lui proposai du café, elle le prit. Pendant le reste du jour, elle ne sentit plus de mal, mais nous lui trouvâmes une certaine mélancolie. Si délicate et si tendre, un rien porte sur son cœur et réveille ses émotions.

Le vent du midi soufflait ; toute la journée il agita les arbres sous les fenêtres et abattit les dernières feuilles de l’année.

Comme ce vent du midi, qui souffle et abat les dernières feuilles, est amené ici par une harmonie délicate et sensible !

Le soir, à la fin du jour, nous fûmes promener, elle, Adélaïde et moi. En allant, nous chantâmes des airs tendres et mélancoliques ; nous parlâmes des talents de Saint-Huberty. La soirée, le vent, les nuages, la feuille volante, parlaient un langage attendrissant. Nous étions émus, et peu à peu le silence remplaçait notre entretien. — Ce vent m’attriste, dit-elle une fois. — Un moment après, je lui parlai, et elle ne me répondait plus ; elle était oppressée ; elle le fut longtemps, malgré nos paroles et nos caresses, auxquelles elle ne pouvait pas répondre. Enfin, le témoignage de notre affection calma un peu la violence de sa situation ; nous parvînmes à l’attendrir. Elle nomma péniblement mon frère, en se laissant aller sur mon épaule ; ses fibres douloureuses se relâchèrent ; elle sanglota ; les larmes vinrent, et elle en fut soulagée. La sympathie de nos cœurs calmait le sien ; je lui montrais notre Du Gua (c’est le nom de son frère) plus heureux que nous, heureux, si nos cœurs lui étaient connus, de toutes les traces qu’il y a laissées. Nous nous promîmes de travailler toute la vie à nous consoler l’un par l’autre de la perte que nous avions faite. Ses larmes coulèrent plus librement ; elle redevint tranquille. Mais, pendant le reste de la promenade, nous ne pûmes plus parler, et l’objet qui avait fait son mal nous occupait tous.

Dans cette intelligente et patriotique province du Dauphiné, la jeunesse sérieuse de Barnave trouvait des sujets d’inspiration et d’exercice ; sa vie politique commença avant l’âge. Le Dauphiné, a-t-il remarqué, se distingua de bonne heure, dans la résistance des autres provinces, par une marche hardie et méthodique : c’est là aussi le double caractère qu’offre toute la carrière de Barnave. En se livrant à l’étude du droit, il se sentit d’abord poussé bien moins vers les lois civiles que vers les lois politiques ; il lut avec avidité, il s’empressa d’extraire et d’approfondir tous les ouvrages français composés sur ces matières de gouvernement et d’institutions. Dès l’année 1783, à l’âge de vingt-deux ans, il prononça, à la clôture des audiences du Parlement, un Discours sur la nécessité de la division des pouvoirs dans le corps politique. Quand survinrent les troubles du Dauphiné, l’insurrection régulière contre les Édits et la convocation spontanée des États de cette province, qui accomplit par avance sa révolution, il se trouva tout prêt ; il fut l’un des plus prompts à donner le signal par un écrit courageux et opportun. Il fit ses premières armes sous le digne Mounier, et mérita d’être porté à ses côtés, et par les mêmes suffrages, aux États généraux.

Il raconte en termes simples et véridiques ses impressions premières et sa situation d’esprit à son arrivée à Versailles :

Ma position personnelle dans ces premiers moments, dit-il, ne ressemblait à celle d’aucun autre : trop jeune pour concevoir l’idée de diriger une Assemblée aussi imposante, cette situation faisait aussi la sécurité de tous ceux qui prétendaient à devenir chefs ; nul ne voyait en moi un rival, et chacun pouvait y apercevoir un élève ou un sectateur utile.

Il commençait déjà à exercer de l’ascendant par la netteté de ses opinions et par la vigueur de sa parole. Les chefs l’accueillaient avec bienveillance ; et lui, avec cette illusion confiante à laquelle n’échappe aucune noble jeunesse, il voulut user d’abord de cette espèce d’influence qu’ils paraissaient lui accorder, pour tenter de les réunir : « Ainsi, dit-il, je fis de vains efforts pour rapprocher Mounier et l’abbé Sieyès, entreprise bien digne d’un jeune homme à l’égard de ces hommes impérieux, qui étaient arrivés pour faire prévaloir des systèmes opposés. »

Lui-même il se forma vite et se décida sur la ligne à suivre. On l’avait considéré d’abord comme l’aide de camp de Mounier, il fit ce qu’il fallait pour se détacher et paraître lui-même. Selon lui, « Mounier et ses partisans semblaient ne s’être point aperçus qu’il y eût une révolution ; ils voulaient construire l’édifice avec des matériaux qui venaient d’être brisés ». Ce groupe d’hommes honorables, mais obstinés, rencontra vite des obstacles insurmontables, et ils abdiquèrent. En dehors d’eux, trois systèmes dès lors étaient en présence : le premier visait à régénérer le pouvoir monarchique en changeant la personne du monarque : c’était la secrète pensée du parti d’Orléans. Le second système, qui ne réunissait encore qu’un petit nombre d’adeptes, tendait déjà à substituer au pouvoir monarchique le gouvernement républicain. Enfin, le troisième système, qui était alors celui du plus grand nombre, consistait à conserver tout à la fois le trône et celui qui l’occupait, et « à renouveler toutes les autres parties en les prenant pour ainsi dire en sous-œuvre, et en les plaçant à l’abri de cette pièce principale ». C’est à ce dernier parti que Barnave se rallia franchement, sans arrière-pensée ; mais sa marche ne fut pas exempte d’entraînements, de déviations et d’erreurs. Il se lia dès les premiers mois avec Duport et avec les Lameth, et, jusqu’à la fin, cette étroite liaison subsista sans s’affaiblir. Il appelle ces amis de son choix, à qui il resta de tout temps fidèle, « des hommes remplis de défauts, mais de probité, de caractère et de courage ». Il parle ainsi d’eux dans les écrits qu’il composa pour lui seul ; il en parla de même devant ses accusateurs et en face de l’échafaud : ce double jugement se confirme et concorde trop exactement pour ne pas être bien sincèrement le sien. J’ai dit qu’une parole malheureuse vint, presque dès les premiers jours changer sa situation à l’Assemblée et altérer la candeur de son caractère. Cette parole est celle qui lui échappa dans la séance du 23 juillet 1789, à l’occasion des assassinats de Foulon et de Bertier, dont Lally-Tollendal tirait politiquement parti en les dénonçant : « Le sang qui vient de se répandre était-il donc si pur ? » Voilà le mot fameux, le mot inexcusable et fatal qui échappa à Barnave, et qui, si on l’isolait, si on le pressait en tous sens, comme l’ont fait ses ennemis, calomnierait étrangement ses instincts et son cœur.

Tous ceux avec qui j’ai vécu, dit-il, ont vu, par mes actions et par mes discours, que je faisais surtout consister l’élévation du caractère dans ces deux choses, la franchise et la mesure ; et si, dans le cours de la Révolution, j’ai quelquefois oublié celle-ci, je déclare que c’est alors seulement que j’ai cessé d’être moi-même.

Après avoir regretté cette expression irréfléchie, il ajoute dans des pages sincères :

Mais voici, avec la même vérité, le mouvement qui se passa en moi, et comment elle me fut arrachée.

J’ai toujours regardé comme une des premières qualités d’un homme la faculté de conserver sa tête froide au moment du péril, et j’ai même une sorte de mépris pour ceux qui s’abandonnent aux larmes quand il faut agir. Mais ce mépris, je l’avoue, se change en une profonde indignation quand je crois m’apercevoir qu’un certain étalage de sensibilité n’est qu’un jeu de théâtre.

Voici maintenant le fait :

Avant qu’on parlât dans l’Assemblée de cet événement, Desmeuniers me montra une lettre qui le lui annonçait. J’en fus fortement ému, et je l’assurai que je sentais comme lui la nécessité de mettre un terme à de tels désordres.

Un moment après, M. de Lally fit sa dénonciation. On aurait cru qu’il parlerait de Foulon et de Bertier, de l’état de Paris, de la nécessité de réprimer les meurtres. Non ; il parla de lui, de sa sensibilité, de son père ; il finit par proposer une proclamation.

Je me levai alors. J’avoue que mes muscles étaient crispés…

On voit, ce me semble, la situation, l’attitude et le geste des deux parts : d’un côté, M. de Lally, celui qu’on a appelé le plus gras, le plus gai, le plus gourmand des hommes sensibles, ce personnage spirituel et démonstratif, à qui un moment d’éloquence généreuse et de pathétique dans sa jeunesse permit d’être déclamateur toute sa vie, ayant le beau rôle des larmes et se le donnant ici comme toujours ; de l’autre côté, un homme jeune, ardent, un peu amer, irrité de voir un mouvement d’humanité devenir une machine oratoire et un coup de tactique ; qu’on se représente les deux hommes en présence, et tout s’expliquera. Mais le mot n’en fut pas moins très fâcheux pour Barnave. Il fallut toute sa vie et surtout sa mort pour le racheter. Ajoutons seulement que l’excessive sévérité avec laquelle, en temps de calme, et du fond de leur fauteuil, bien des gens sont portés à juger de tels accidents, prouverait seulement qu’ils diraient peut-être pis eux-mêmes dans le tumulte et dans l’occasion.

La vie publique de Barnave est connue, et ce n’est pas sur la suite des travaux et des actes mémorables qui la composent que nous avons ici à insister. Dans les pages de réflexions et de considérations élevées qu’il écrivit dans la retraite ou dans la captivité en 1792, il faut lui rendre cette justice qu’il parle surtout des choses et des événements généraux, et très peu de lui. Il n’en parle guère que pour y joindre quelques aveux qui sont faits pour toucher. Il confesse que l’amour de la popularité fut longtemps son faible et son idole, et que, s’il dévia un moment de la droiture de sa ligne, ce fut pour la ressaisir quand il la vit près de s’échapper :

Dès qu’un homme faible, a-t-il remarqué, sent échapper la popularité, il fait mille efforts pour la retenir, et, pour l’ordinaire, ce moment est celui où on manque le plus à son opinion, et où l’on peut se laisser entraîner aux plus folles et aux plus funestes extravagances. — Pour un homme de caractère, l’abus contraire serait plutôt à craindre, et, tout comme l’autre y eût mis de la lâcheté, il serait enclin à y mettre du dépit.

Cet homme de caractère, c’est lui-même, et c’est lui aussi qui, à un certain moment, fut cet homme faible. Écoutons ces nobles aveux :

Je me suis senti la première disposition (celle de la faiblesse) au commencement de 1791, et la seconde (celle du dépit) pendant la même année, après l’affaire des Colonies. Je me suis tellement surveillé, que je ne pense pas m’être écarté de ma ligne naturelle ; mais la seconde fois, si je ne me fusse imposé pendant quinze jours un silence presque absolu, il y aurait eu quelques moments de chaleur où je me serais donné des torts réels et ineffaçables.

À un autre endroit, il convient plus explicitement d’avoir dévié de sa ligne, lorsque, redevenant assidu aux séances publiques de l’Assemblée, d’où ses travaux dans les Comités l’avaient quelque temps éloigné, il s’aperçut que sa popularité avait notablement baissé, et que les attaques du dehors avaient agi. Ce genre de disgrâce, tout nouveau pour lui, le trouva singulièrement vulnérable : « Cette époque de ma vie publique est la seule, nous avoue-t-il, où je n’aie pas été parfaitement moi-même ; une faute m’entraînait dans une autre. » Et il les énumère. Nous recommandons la lecture de ces pages à ceux qui entrent loyalement dans la carrière publique, et qui ne veulent ni flatter l’idole de l’opinion régnante, ni (ce qui est un autre travers) se faire un rôle de la braver.

Barnave donne le petit tableau suivant, qui est curieux en ce qu’il offre une sorte de statistique ou d’échelle de la popularité dans cette première période révolutionnaire :

Necker est le premier qui, de notre temps, en France, ait joui de ce qu’on appelle popularité. — Elle s’attacha à La Fayette, lors de la création de la Garde nationale. Bientôt après, Mirabeau la partagea avec lui ; mais celle de Mirabeau, comme celle de M. d’Orléans, fut toujours accompagnée de beaucoup de méfiance. Charles Lameth et moi l’avons eue ensuite, un peu diminuée cependant, en ce que La Fayette conservait encore un grand nombre de partisans. — Nous la perdîmes dans l’affaire des Colonies, mais le scélérat qui nous l’enleva (il se montre moins emporté en d’autres endroits contre Brissot) ne put la recueillir, parce que le peuple, tout léger qu’il est, a cependant un tact qui ne peut s’attacher à cette sournoise hypocrisie ; elle est donc allée à Robespierre, mais tellement décrue, qu’on peut dire qu’il n’a peut-être pas recueilli le quart de nos partisans.

Oui, elle alla à Robespierre diminuée en nombre et en étendue, mais accrue en intensité et portée jusqu’au fanatisme, ce qui la rendit plus réelle et plus redoutable.

La popularité de Barnave n’était encore qu’à demi entamée, quand il fut choisi avec La Tour-Maubourg et Pétion, en qualité de commissaire de l’Assemblée, pour ramener à Paris Louis XVI fugitif, qu’on venait d’arrêter à Varennes. On a fait sur ce chapitre bien des suppositions et des romans ; rien de plus simple et de plus net que la conduite de Barnave. Elle est attestée directement par lui-même, et non moins directement par le témoignage peu suspect de Pétion. Celui-ci, en effet, a écrit une Relation de ce retour de Varennes, relation encore manuscrite, et dont j’ai pu lire une copie dans le cabinet de l’ancien et toujours gracieux chancelier de France, M. Pasquier. Ce récit de Pétion fait autant d’honneur à Barnave qu’il en fait peu au narrateur lui-même, et, par un oubli étrange, celui qui parle n’a pas l’air de s’en douter. En présence de ces grandes et touchantes infortunes, Pétion ne semble occupé que d’une chose, du respect de sa propre vertu, du dessein qu’il suppose à tout le monde de la surprendre et de la corrompre, du soin qu’il a de la préserver et de la faire valoir. Il y a des portions niaises, et d’autres qui pourraient sembler pires encore. Rien n’égale la vulgarité du ton, si ce n’est celle des sentiments. Quant à Barnave et à Maubourg, desquels il se méfie beaucoup, Pétion leur rend justice par cette méfiance même ; il témoigne à quel point, en cette circonstance, ils étaient préparés à sentir autrement que lui :

Depuis longtemps, dit Pétion en commençant son récit, je n’avais aucune liaison avec Barnave ; je n’avais jamais fréquenté Maubourg. Maubourg connaissait beaucoup Mme de Tourzel (gouvernante des Enfants de France), et on ne peut se dissimuler que Barnave avait déjà conçu des projets. Ils crurent très politique de se mettre sous l’abri d’un homme qui était connu pour l’ennemi de toute intrigue, et l’ami des bonnes mœurs et de la vertu.

Mœurs et vertu à part, ce témoignage a du prix. Il importe, en effet, à la vérité historique de reconnaître que ce qu’on a appelé le changement de Barnave ne date point de ce voyage, ne tient point à une simple émotion, bien concevable d’ailleurs et bien naturelle, mais à une modification antérieure et raisonnée de vues et de principes. Les impressions d’alors ne firent qu’y venir en aide et la confirmer. Quant au voyage même, il résulte des détails les plus circonstanciés et les plus précis, qu’il n’y eut point et ne put y avoir à aucun moment, entre Barnave et la reine, aucun entretien bien particulier. Pétion et Barnave, qui étaient dans l’intérieur de la voiture royale, ne se quittèrent pas.

Nous arrivions insensiblement à Dormans, écrit Pétion ; j’observai plusieurs fois Barnave (qui était placé en face de lui, entre le roi et la reine), et quoique la demi-clarté qui régnait ne me permît pas de distinguer avec une grande précision, son maintien avec la reine me paraissait honnête, réservé, et la conversation ne me semblait pas mystérieuse.

Et un peu plus loin, au sortir de La Ferté-sous-Jouarre.

Barnave causa un instant avec la reine, mais, à ce qu’il me parut, d’une manière assez indifférente.

Ce qui arriva tout naturellement et inévitablement, c’est que la reine, en femme qu’elle était, reconnut à l’instant dans Barnave l’attitude, l’accent, les égards de ce qu’on appellera toujours en France un homme comme il faut ; elle se sentit, de sa part, l’objet d’une pitié respectueuse et discrète ; elle comprit que, dans une certaine mesure, elle pouvait compter sur lui. Barnave, de son côté, repassant dans sa prison les souvenirs de cette époque, a pu dire d’une conjoncture si touchante, « qu’en gravant dans son imagination ce mémorable exemple de l’infortune, elle lui avait servi sans doute à supporter facilement les siennes ».

L’impression ne se borna point d’ailleurs à une simple disposition morale ; des actes politiques éclatants s’en ressentirent. Le premier grand discours de Barnave à l’Assemblée, sur la question même qu’avait soulevée cette fuite, sur l’inviolabilité royale remise en question, peut compter pour son plus beau triomphe, bien qu’un triomphe éphémère. Il s’y élève à une hauteur de vues politiques et d’éloquence à laquelle il n’avait pas encore atteint, et on le dirait inspiré du génie de Mirabeau. Il essaie, en cette circonstance désastreuse, de relever, de restaurer dans toute sa pureté cet idéal, si compromis, du roi constitutionnel inviolable et impeccable, que l’impétuosité de l’esprit français n’a jamais pu accepter ni se figurer, mais qu’il était honorable de lui offrir. Sur ce roi à demi déchu et si humilié, il essaie de jeter le manteau protecteur de la théorie et de la loi, et il le fit avec une largeur, une dignité, une chaleur de mouvement qui arracha des applaudissements presque unanimes. C’est alors que, voulant montrer tout le danger qu’il y avait pour la liberté même à rendre la personne du monarque responsable à ce degré soit en mal, soit en bien, il s’écria : « À ceux qui s’exhalent avec une telle fureur contre l’individu qui a péché, je dirai : Vous seriez donc à ses pieds si vous étiez contents de lui ! »

Mirabeau avait dit un jour à Barnave, pour signifier que son talent d’orateur n’était pas du génie : « Il n’y a point de divinité en toi ! » Si Barnave a jamais donné un démenti au mot de Mirabeau, ce fut ce jour-là.

Dans la dernière partie de ce discours, sortant du détail des récriminations, coupant court aux partis mitoyens et prenant les faits en masse, il envisageait l’avenir dans toute son étendue, il disait : « Tout changement est aujourd’hui fatal ; tout prolongement de la Révolution est aujourd’hui désastreux. La question, je la place ici, et c’est bien là qu’elle est marquée par l’intérêt national. Allons-nous terminer la Révolution ? allons-nous la recommencer ? » Ce discours, lu aujourd’hui, a quelque chose de prophétique ; la sensation du moment fut profonde ; Barnave eut cause gagnée dans l’Assemblée, mais la cause était déjà perdue au-dehors.

Et ce ne fut pas seulement à la tribune qu’il devint désormais l’homme de la monarchie constitutionnelle ; il paraît certain que Barnave, après le retour de Varennes, accepta et entretint, d’une manière ou d’une autre, quelques liaisons avec la Cour, et qu’il donna plus ou moins directement des conseils. Le récit de Mme Campan, bien qu’inexact sur plusieurs points, et trahissant dans son ensemble une légère teinte romanesque qui sied peu à Barnave, ne semble point permettre de doute là-dessus. Dans les ouvrages de Barnave que nous avons sous les yeux, et qui ont été écrits durant sa captivité, on ne saurait s’étonner de ne voir aucune mention ni trace de ces relations secrètes, desquelles le simple soupçon allait suffire pour causer sa perte. On demeure pourtant dans un réel embarras lorsqu’on entend Barnave, dans la défense qu’il prononça devant le Tribunal révolutionnaire, s’exprimer en ces termes : « J’atteste, sur ma tête, que jamais, absolument jamais, je n’ai eu avec le Château la plus légère correspondance ; que jamais, absolument jamais, je n’ai mis les pieds au Château. » Voilà qui est formel. Une telle déclaration, placée en regard du récit de Mme Campan, ne laisse pas d’embarrasser, je le répète, et de jeter dans une vraie perplexité ; car on se refuse à admettre que Barnave ait parlé simplement ici comme un avocat qui se croit en droit de nier tout ce qui n’est pas prouvé. Mais tout en s’y refusant par respect pour son caractère moral, on ne sait quelle autre explication trouver. Il est à regretter que M. Bérenger, dans l’estimable et intéressante Notice qu’il a placée en tête des présents volumes, n’ait point abordé et discuté ce point délicat pour le fixer avec précision ; c’est là une lacune fâcheuse dans un travail qui pourrait autrement passer pour définitif. S’il n’y avait, de la bouche de Barnave, cette dénégation précise qui gêne, on n’aurait d’ailleurs aucune raison pour devoir dissimuler ce qui, après tout, eût été honorable et avouable. Barnave n’était pas et ne se donna jamais pour républicain : c’était un royaliste constitutionnel qui, même en secret, ne dut jamais suggérer de conseils que dans ce sens. Mais il crut peu à l’efficacité de ses paroles ; il quitta Paris avant l’époque indiquée par Mme Campan ; il ne s’y trouvait plus dès les premiers jours de janvier 1792, et il était retourné dans ses foyers. Ses lettres écrites aux Lameth, à cette date, indiquent assez en quel sens et de quelle nature pouvaient être les seuls conseils qu’il fût capable de donner1.

Barnave avait vite mûri. Ses jugements sur les derniers actes de l’Assemblée constituante sont d’une grande sagesse. Il démêle et fait vivement ressortir les fautes suprêmes de cette grande Assemblée, de même qu’il a dévoilé, chemin faisant, les siennes propres. En interdisant à ses membres l’entrée de la prochaine législature et en les déclarant exclus de tous les emplois à la nomination du roi, l’Assemblée constituante prolongeait et rouvrait la Révolution, au moment même où elle la proclamait close. Elle brusquait la conclusion à plaisir, et substituait à une vraie solution politique un dénouement de théâtre. En coupant toute communication entre elle et ses successeurs, elle faisait exactement comme si elle eût voulu leur indiquer de tout recommencer ; ils y étaient bien assez disposés d’eux-mêmes. Dès lors le sort de la Révolution, si aventuré déjà, fut totalement remis en question. On avait manqué le port, et il fallait faire double traversée : « Ce n’est plus le voyage de l’Amérique, disait ingénieusement Barnave, c’est celui de l’Inde. » Mais il n’en concluait pourtant pas au découragement ni au désespoir, et il écrivait de Grenoble à l’un des Lameth (31 mars 1792) : « Des hommes qui ont excessivement voulu une révolution ne peuvent pas, au milieu du chemin, manquer de tête ou de courage. »

Ce noble sentiment de dévouement et de foi à sa cause ne l’abandonna jamais, même au milieu des dégoûts et des ingratitudes ; il en a consacré l’expression dans une page généreuse qui résume tout son examen final de conscience en politique :

(1792). Quel espace immense franchi dans ces trois années, et sans que nous puissions nous flatter d’être arrivés au terme !

Nous avons remué la terre bien profond, nous avons trouvé un sol fécond et nouveau ; mais combien en est-il sorti d’exhalaisons corrompues ! Combien d’esprit dans les individus, combien de courage dans la masse ; mais combien peu de caractère réel, de force calme, et surtout de véritable vertu !

Arrivé sur mes foyers, je me demande s’il n’eût pas autant valu ne jamais les quitter ; et j’ai besoin d’un peu de réflexion pour répondre, tant la situation où nous a placés cette nouvelle Assemblée abat le courage et l’énergie.

Cependant, pour peu qu’on réfléchisse, on se convainc que, quoi qu’il arrive, nous ne pouvons pas cesser d’être libres, et que les principaux abus que nous avons détruits ne reparaîtront jamais. Combien faudrait-il essuyer de malheurs pour faire oublier de tels avantages !

Ceci devait être écrit dans les premiers temps de son retour à Grenoble. La captivité changea peu à ces dispositions. Détenu durant plus d’une année en Dauphiné, les nombreux écrits par lesquels il remplissait les longues heures de réflexion et de solitude sont empreints du même caractère : maturité, sagesse, élévation, aucun sentiment irrité ni haineux, rien de personnel. Je ne dirai pas que toutes les idées m’en paraissent également nettes, dégagées et venues à terme ; il en est qui ne sont évidemment qu’à l’état d’essais. Il entre beaucoup de hasard dans ses vues littéraires, et encore plus dans ses aperçus physiologiques ; il y a beaucoup de tâtonnements, même dans ses considérations politiques, lorsqu’il sort de ce qu’il sait le mieux, et qu’étendant son regard au-delà de l’horizon intérieur, il aborde, par exemple, les questions de relations étrangères. Mais en ce qui est de la France, de la connaissance des partis, du jeu des divers éléments, de leur qualité et de leur force relative, il est juge excellent. Ce qu’il dit du parti modéré, du parti constitutionnel d’alors, de cette majorité saine de la nation, de cette bourgeoisie dont il était l’honneur et qu’il connaissait si bien, est digne de remarque :

Le parti modéré, qui, soit par le nombre, soit par la composition, pourrait être regardé comme la nation même, est presque nul pour l’influence ; il se jette, à la vérité, pour faire poids, du côté qui cherche à ralentir le mouvement, mais à peine ose-t-il expliquer publiquement son vœu. Lorsque les événements qu’il a redoutés le plus sont consommés, il y souscrit, il abandonne ses anciens chefs et ses anciens principes, et cherche seulement, dans la nouvelle marche, à former encore l’arrière-garde et à retarder la marche de la colonne révolutionnaire, à la suite de laquelle il se traîne à contrecœur.

Ce parti a toujours lâchement abandonné ses chefs, tandis que le parti aristocratique ou populaire a toujours vaillamment soutenu les siens. Tout ce qu’on peut en attendre, en général, ce sont des vœux secrets et quelques applaudissements lorsqu’on a vaincu pour lui. Un faible appui dans le succès, nulles ressources dans la défaite, aucun espoir de vengeance.

Dans cette Révolution, il n’y a jamais eu de l’énergie, de l’ensemble et du talent que pour l’attaque…

Décidément, Barnave est un général qui connaissait bien son armée. Il ne connaissait pas moins bien ses adversaires. Après le 10 août, posant nettement le parallèle entre les auteurs de la première révolution et ceux de la seconde, il termine par cette question : « Les premiers ont voulu l’établissement d’une monarchie libre et limitée : qu’ont voulu les autres ? » C’est l’histoire des Girondins de tous les temps.

Barnave fut transféré des prisons du Dauphiné à Paris, en novembre 93 ; pendant le trajet, et prévoyant le terme prochain, il écrivait de Dijon à l’une de ses sœurs une lettre qui est comme le testament de cette âme grave, noble et stoïquement tendre :

Je suis encore dans la jeunesse, écrivait-il, et cependant j’ai déjà connu, j’ai déjà éprouvé tous les biens et tous les maux dont se forme la vie humaine ; doué d’une imagination vive, j’ai cru longtemps aux chimères ; mais je m’en suis désabusé, et, au moment où je me vois près de quitter la vie, les seuls biens que je regrette sont l’amitié (personne plus que moi ne pouvait se flatter d’en goûter les douceurs), et la culture de l’esprit, dont l’habitude a souvent rempli mes journées d’une manière délicieuse.

Mais il reconnaît en même temps que cette jouissance modérée, tout en le consolant, ne lui suffisait pas pour le bonheur. S’occupant alors de ceux qui vont survivre, de sa mère, de ses sœurs, des amis qu’il n’ose nommer, il parle avec cet accent qui dénote l’intégrité morale conservée tout entière. L’honneur domestique et la religion de la famille respirent dans ces recommandations affectueuses à ses sœurs :

Avant tout, n’épousez que des hommes dont la conduite et les sentiments puissent aller avec les vôtres ; eussent-ils peu de fortune, pourvu qu’ils y suppléent par un état ou une capacité de travail, ne vous arrêtez pas à cet obstacle. Il faut pouvoir sentir et penser ensemble, et ne former entre vous qu’une famille comme nous étions : c’est la première base du bonheur.

En finissant, il n’a pas l’air de croire avec bien de la certitude à la persistance de la pensée au-delà de cette vie :

Mes bonnes amies, l’espoir que vous parviendrez à une existence heureuse embellira mes derniers moments, il remplira mon cœur. Si, au-delà de la vie, ce sentiment existait encore, si l’on se rappelait ce qu’on a quitté, cette idée serait la plus douce pour moi. Que, peu à peu, mon idée devienne tendre sans être douloureuse. Songez que j’ai fait un voyage éloigné, que je ne souffre pas, que si je pouvais sentir, je serais heureux et content, pourvu que vous le soyez.

C’est ainsi qu’un ancien, un ami de Cicéron ou de Thraséas, pouvait parler de sa fin prochaine au milieu des siens, et savait mourir.

Après tout, mourir à trente-deux ans, au comble d’une vie si remplie, au moment où la jeunesse rayonne encore, où l’expérience acquise n’a pas encore achevé de flétrir en nous l’espérance et la foi à la régénération de la société et aux futures destinées humaines, ce n’est peut-être pas un sort si lamentable. Que serait devenu Barnave s’il avait franchi cette époque funeste, s’il avait vécu ? Il aurait vu arriver ce moment qu’il prévoyait, où la nation, rassasiée de discours, se jeta tout entière du côté de la victoire. Le consul, qui fit placer la statue de Barnave à côté de celle de Vergniaud dans le grand escalier du palais du Sénat, lui en aurait fait monter, vivant, les degrés. Il serait devenu le comte Barnave sous l’Empire. Il aurait vieilli honorablement, mais en sentant s’affaiblir sa flamme et en ne portant plus l’éclair au front. L’autre fin pour lui a été plus digne et plus belle. Le voilà immortel dans la mémoire des hommes ; il y est fixé à jamais dans l’attitude de la jeunesse, du talent, de la vertu retrouvée à travers les erreurs et les épreuves, et du sacrifice suprême, enviable, qui épure et rachète tout.

Note.

Je dois à la bienveillance de M. le marquis de Jaucourt, ancien ministre d’État, lequel a beaucoup connu Barnave, quelques explications qui répondent à la question que je me suis posée au sujet des rapports du célèbre orateur avec la Reine. Voici ce que M. de Jaucourt et les personnes les mieux informées de sa société croyaient à cet égard (je ne fais que reproduire exactement ce qui m’est transmis) :

Barnave ne vit jamais la Reine. C’est Duport qui la voyait, au nom de Barnave ; mais l’intermédiaire habituel était le chevalier de Jarjayes, dont la femme était de la maison de la Reine. Quand la Reine voulait faire à Barnave une communication quelconque, elle mettait un écrit cacheté dans la poche de Jarjayes, et celui-ci le transmettait à Barnave, lequel, après en avoir pris connaissance, le replaçait recacheté dans la poche du messager, de façon que la Reine pût le reprendre et le détruire. Le même procédé servait aux avis que Barnave voulait donner à la princesse ; même passage par ladite poche et même retour aux mains de Barnave. Il en résulte que Barnave pouvait dire, à la rigueur ou à peu près, devant le Tribunal révolutionnaire, qu’il n’avait jamais eu avec la Reine des relations directes, qu’il ne l’avait jamais vue, etc. D’ailleurs, les communications paraissent avoir été rédigées d’une façon telle, et tellement à la troisième personne, que ni l’un ni l’autre correspondant ne pouvaient en être fort compromis. La poche de Jarjayes était comme un bureau où chacun déposait sa réflexion, son impression personnelle, son monologue, sans avoir l’air de se douter qu’un autre que soi en pût prendre connaissance.

Il reste sans doute (à examiner les choses avec une précision mathématique) une certaine restriction, une certaine interprétation à donner au mot de Barnave devant le Tribunal révolutionnaire : Je n’ai jamais eu de correspondance avec le Château. Mais tel tribunal, telle déposition.

Voilà l’explication la plus plausible, dans les termes mêmes où je la reçois ; et, malgré tout, le sentiment moral persiste à souffrir d’une dénégation si formelle de la part de Barnave.