Marie-Antoinette (suite.)
Correspondance inédite publiée
par M. le comte Paul Vogt d’Hunolstein.
Lettres de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth
Publiées par
M. Feuillet de Conches.
I.
Il est impossible, au moment où la mort de Louis XV les porta un peu prématurément au
trône, d’avoir une plus grande envie de faire le bien, un plus haut sentiment de la
responsabilité que ne l’avaient Marie-Antoinette et Louis XVI. « Nous avions beau
nous attendre, écrivait-elle à sa mère, à l’événement devenu inévitable depuis deux
jours, le premier moment a été atterrant, et nous n’avions pas plus l’un que l’autre
de parole. Quelque chose me serrait à la gorge comme un étau. »
Leur premier
mouvement est de se jeter à genoux et d’invoquer les lumières du Ciel. Puis elle écrit
le jour même à sa mère (10 mai 1774) et se montre à elle dans la vérité de son trouble
et de sa sollicitude : « Mon Dieu, qu’allons-nous devenir ? M. le Dauphin et moi,
nous sommes épouvantés de régner si jeunes. Ô ma bonne mère ! ne ménagez pas vos
conseils à vos malheureux enfants. »
Jamais deux souverains jeunes, honnêtes
et bons, ne furent animés d’un plus ardent désir de suffire à leurs immenses devoirs, et
il fallait qu’il y eût dans la force inhérente des choses et dans les difficultés
accumulées dont ils héritaient une bien grande résistance pour qu’avec cette bonne
volonté si sincère, un esprit juste, chacun, et des idées qui n’étaient pas tant en
désaccord avec celles de l’époque, ils n’y aient pas réussi.
Peut-être tout n’échoua-t-il que parce qu’il manqua à Louis XVI, à ce souverain de vieille race, une seule petite chose, ce qui fait le souverain même, la fermeté. Il était trop bon, de cette bonté naïve, expansive, qui se confie en celle des autres, qui va au-devant, qui abonde dans l’idée de l’amour des peuples comme en des amours de nourrice ; qui ne compte pas assez sur les sentiments très mélangés, très équivoques, dont est formée en soi et par lesquels se présente surtout à un prince la nature humaine. Serait-il vrai que les peuples ne savent gré à un souverain de sa bonté que quand il a commencé par leur prouver sa force et par montrer à tous qu’il pouvait se faire craindre ? Entre les divers sentiments publics, c’est le mépris avant tout, et à tout prix, qu’il faut éviter et dont celui qui gouverne ne doit jamais laisser approcher de lui l’ombre même et le soupçon. Or, les hommes sont ainsi faits qu’ils se sentent portés à mépriser jusqu’à la bonté en personne chez un supérieur, s’il est faible.
Oserai-je éclairer ici ma pensée par un exemple ? Au moment le plus beau et le moins endommagé encore de son règne, Louis XVI, pénétré de la lecture des Voyages de Cook et jaloux pour la France de cette gloire des conquêtes géographiques, voulut donner lui-même à Laperouse, en le chargeant d’une expédition lointaine, des instructions en quelque sorte morales, et, dans sa sollicitude de philanthrope, il les rédigeait ainsi :
« Si des circonstances impérieuses, qu’il est de la prudence de prévoir, obligeaient jamais le sieur de La Peyrouse à faire usage de la supériorité de ses armes sur celles des peuples sauvages, pour se procurer, malgré leur opposition, les objets nécessaires à la vie, telles que des subsistances, du bois, de l’eau, il n’userait de la force qu’avec la plus grande modération et punirait avec une extrême rigueur ceux de ses gens qui auraient outrepassé ses ordres. Dans tous les autres cas, s’il ne peut obtenir l’amitié des sauvages par les bons traitements, il cherchera à les contenir par la crainte et les menaces, mais il ne recourra aux armes qu’à la dernière extrémité, seulement pour sa défense et dans les occasions où tout ménagement compromettrait décidément la sûreté des bâtiments et la vie des Français dont la conservation lui est confiée. Sa Majesté regarderait comme un des succès les plus heureux de l’expédition qu’elle pût être terminée sans qu’il en eût coûté la vie à un seul homme. »
C’est touchant, c’est honorable dans son principe ; mais, faut-il le dire ? cet excès de précaution contre soi-même poussé à ce degré est puéril. Se flatter d’exécuter de si grandes choses sans un seul accident et sans coup férir, décèle aussi par trop d’innocence ; c’est méconnaître la part de péril nécessaire que contient toute entreprise humaine et ce qu’il faut y hasarder. La civilisation est et sera longtemps encore une œuvre coûteuse en sacrifices de tout genre. Sans tomber dans le machiavélisme, on peut assurer que si les sauvages, qui sont fins en tout pays, s’aperçoivent d’abord et viennent à soupçonner qu’on ne fera usage de ses armes qu’à la dernière extrémité, ils en abuseront. Et ces sauvages-là se retrouvent partout : ils n’étaient pas alors dans la Polynésie seulement ; Louis XVI les eut plus d’une fois autour de son palais. Dès qu’on fut bien assuré de sa faiblesse et de sa répugnance à se défendre, on s’enhardit à l’insulte, on osa tout, et la vie des hommes, si précieuse et si chère à Louis XVI, n’en fut pas plus épargnée pour cela. Il est des faiblesses plus meurtrières dans leurs conséquences que ne le serait une première et mâle énergie60.
Mais la catastrophe involontairement m’attire ; quand on parle de Louis XVI, on a toujours, quoi qu’on fasse, le cinquième acte devant les yeux, et j’anticipe trop. — La reine, en ces commencements du règne, prise à partie par son frère Joseph qui ne demandait qu’à la conseiller, et questionnée par lui sur les qualités et défauts de son époux, lui répondait (27 juin 1774) :
« Vous voulez, pour m’en dire davantage, que j’entre dans des détails particuliers et confidentiels, et à cœur ouvert, sur le caractère du roi : c’est quelque chose de bien délicat à écrire. Je ne sais pas s’il est possible d’être meilleur que lui et d’avoir en tout une conscience plus sévère ; il n’a pas d’autre pensée, j’en suis sûre, que de faire du bien ; mais par quels moyens ? Je ne sais ce qui lui roule dans l’esprit, il ne s’en ouvre pas tout à fait, et il est très agité. Je ne peux pas dire qu’il me traite en dessous et en enfant, et qu’il ait de la défiance pour moi : au contraire ; il lui échappait l’autre jour un long discours devant moi et comme s’il parlait à lui-même sur les améliorations à introduire dans les finances et dans la justice ; il disait que je devais l’aider, que je devais être la bienfaisance du trône et le faire aimer, qu’il voulait être aimé ; mais il n’a pas énuméré ses moyens d’action, soit qu’il ne les ait pas encore combinés, soit qu’il les garde pour ses ministres ; il leur écrit beaucoup ; c’est au vrai un homme qui est tout en lui, qui a l’air d’être fort inquiet de la tâche qui lui est tombée tout à coup sur la tête, qui veut gouverner en père. Comme je ne veux pas le blesser, je ne le questionne pas trop. Il fait tout aussi bien de ne pas me consulter ; je suis plus embarrassée que lui, et je suis déterminée à suivre le conseil de notre bonne maman, c’est-à-dire d’aller tout droit devant mon chemin et de profiter de toutes les occasions de faire bien. »
Ce que la reine disait là de son inaptitude aux affaires et de son peu de goût d’y
entrer était très véritable. Dix années, et plus de dix années, se passèrent en effet
sans qu’elle se mêlât directement et essentiellement de politique ; elle contribua à
faire M. de Castries ministre de la marine (1780), et, peu après, elle fit remplacer
M. de Montbarey à la Guerre par M. de Ségur : son monde intérieur la détermina à
intervenir activement dans ces deux cas. En ce temps de jeunesse, lorsqu’elle voulait
quelque chose, elle le voulait avec vivacité, ardeur, exigence même ; elle se piquait et
s’irritait des contradictions, des résistances ; elle y mettait aussi de la séduction et
de l’adresse, l’art de la femme ; et l’objet qu’elle avait en vue une fois atteint, elle
revenait à ses jeux, à ses distractions de chaque heure, aux surprises aimables où elle
excellait et dont elle animait ses journées, aux habitudes délicieuses de l’amitié la
plus charmante. Elle caressait et réalisait le mieux qu’elle pouvait le doux roman d’une
royauté simple et pastorale, élégante et familière. Le roi, après bien des timidités,
commençait à lui témoigner quelque attachement et avait pour elle un faible bien
naturel. Quand, dès les premières années du règne, d’infâmes chansons (comme c’était
alors l’usage) cherchaient à diffamer les gaietés et les étourderies innocentes, elle
n’en tenait compte, s’en consolait aisément, et il lui suffisait de répondre à qui lui
en parlait, que le roi en était plus indigné qu’elle. Elle disait de lui cette belle
parole : « Son estime est ma protection. »
Détail singulier pourtant, presque incroyable et inimaginable, mais qui depuis la
publication des Mémoires de Mme Campan est devenu l’un des points
avérés de l’histoire : après six ou sept ans de mariage, Marie-Antoinette n’était pas
encore mère et n’avait pas lieu d’espérer de l’être. Près d’elle, grâce à je ne sais
quelle particularité obscure, ce roi de 22 ans n’osait être un homme ; il ne paraissait
pas songer à donner au trône un héritier. On a entendu Marie-Antoinette s’écrier dans
cette réponse où elle parlait du Zamore de Mme Du Barry :
« Si j’étais mère !… »
Elle souffrait de ne pas l’être, elle en était
humiliée tout bas ; elle voyait sa jeune belle-sœur, la comtesse d’Artois, mère déjà de
deux enfants, et elle n’avait pour elle-même aucun commencement d’espérance. Il fallut,
le croirait-on ? que son frère Joseph vînt en France, qu’il accablât de questions les
époux, qu’il morigénât son royal beau-frère, pour qu’un tel état de choses cessât. Nous
n’inventons rien, et nous ne pouvons éviter les textes que nous rencontrons en chemin et
qui tous concordent. Dans une des lettres à sa sœur Marie-Christine, publiée par
M. d’Hunolstein, la reine dit, à la date du 19 mai 1777, ces paroles bien vagues et qui
renferment une allusion que les rapprochements confirment : « Non… mais
taisez-vous, voilà ma réponse ; mais tout maintenant fait espérer le
contraire. »
De son côté, Louis XVI, dans son curieux Journal-itinéraire,
conservé aux Archives de l’Empire, inscrivait à la date du 18 août 1777 un mot décisif.
D’autre part encore, dans une lettre du jour de l’an 1778, publiée par M. Feuillet de
Conches, Joseph II écrivait à Louis XVI avec une véritable cordialité et de
l’effusion :
« Vous savez que je ne suis pas un diseur de belles phrases ; mais ce n’en sont certainement point, si je vous assure que je vous aime de tout mon cœur et que mon estime et amitié la plus sincère vous sont vouées pour la vie. Jugez de là ce que je vous désire pour l’année que nous venons de commencer. Les nouvelles que vous voulez bien me donner des heureux progrès dans votre lien conjugal me font le plus grand plaisir, et vous voulez même presque me laisser l’espérance d’y avoir contribué par mes propos, qui étaient bien épurés par l’intention unique de cimenter par là les liens et le bonheur de deux personnes qui me sont si chères et précieuses. »
Enfin le 19 décembre 1778, la reine accouche de son premier enfant qui sera Madame,
duchesse d’Angoulême. En annonçant sa naissance à Marie-Thérèse, elle parlait du roi, de
« son bien-aimé roi »
, d’un ton de tendresse :
« Je ne lui ai pas donné un Dauphin, disait-elle, mais la pauvre petite qui est venue ne m’en sera pas moins chère. Un fils ne m’eût pas appartenu ; elle sera toujours auprès de moi, elle m’aidera à vivre, me consolera dans mes peines, et nous serons heureuses à deux. Elle est ici à mes côtés qui ne demanderait qu’à me tendre ses petits bras et à me sourire. Le roi est pour moi d’une attention de mère… »
C’est d’elle, c’est de cet enfant son premier-né, que quelques années après, Marie-Antoinette, dont on a déjà vu la justesse de coup d’œil en ce genre d’observations familières, écrivait (25 décembre 1784) :
« Ma fille qui a six ans fait beaucoup de progrès ; elle a le caractère un peu difficile et d’une fierté excessive ; elle sent trop qu’elle a du sang de Marie-Thérèse et de Louis le Grand dans les veines ; il faut qu’elle s’en souvienne pour être digne de son sang, mais la douceur est une qualité aussi nécessaire et aussi puissante que la dignité, et une nature orgueilleuse éloigne les affections… »
On sent dans ce peu de lignes le trait de nature et la ligne primitive qui fera de la plus vertueuse et de la plus respectable des princesses une personne moins aimable qu’on n’aurait voulu.
Durant les douze ou treize premières années de règne (1774-1787) les lettres qu’on a de Marie-Antoinette, même après cette dernière collecte et cette double publication rivale, sont très clair-semées. On en a vu de très vives et agréables sur son intérieur, quand elle n’était que Dauphine ; il ne paraît pas qu’elle ait continué avec ce détail depuis qu’elle était reine. Que faisait-elle cette reine de vingt ans ? Elle vivait, elle plaisait, elle se jouait aux enchantements de la vie : on n’écrit pas les riens, les mille inventions fugitives, les dissipations, les plaisirs.
II.
Tandis que nous en sommes encore avec Marie-Antoinette à la période de première
jeunesse, je dirai pourtant un mot en passant d’une question incidente qui s’y rattache.
Il s’est élevé dans ces dernières années une assez bizarre et assez vive querelle à son
sujet, et cette querelle s’est produite sous une forme qui est particulière à ce
temps-ci, et qui, nous paraissant très simple à nous, paraîtra peut-être ridicule plus
tard et pédantesque : c’est à propos de catalogues. On s’est avisé d’imprimer et
d’éditer le catalogue — et même plusieurs catalogues — des livres que Marie-Antoinette
avait dans ses bibliothèques, soit à Versailles, soit au Petit-Trianon, livres qu’elle
lisait ou qu’elle ne lisait pas, et l’on a raisonné là-dessus à perte de vue ; on a
voulu tirer ou du moins insinuer des conséquences : frivolité, et plus que frivolité,
galanterie, que sais-je ? Il y a eu toute une dispute à cette occasion, dits et
contredits, attaque, apologie, défense61. C’est, en vérité, choisir bien étrangement son champ
de bataille. Avant même de parcourir ces catalogues, on aurait pu gager, ce me semble,
que du moment où Marie-Antoinette avait une bibliothèque de boudoir, on devait y trouver
à peu près indifféremment tous les romans, bons ou mauvais, qui avaient fait quelque
bruit dans le temps, toutes les nouveautés dont on avait parlé autour
d’elle et qu’elle avait fait prendre, sauf, à elle, à les rejeter bien vite après en
avoir lu les premières pages. La vérité est que Marie-Antoinette lisait peu, qu’elle
devait en avoir très peu le temps, et que dans ses courts intervalles de loisir, si elle
en avait, elle n’allait pas apparemment ouvrir des livres qui l’auraient ennuyée. Un mot
de Louis XVI nous apprend que la lecture de Vert-Vert avait fort amusé la
reine. Elle avait lu Vert-Vert et n’avait pas lu Montesquieu. Qu’y a-t-il
là d’étonnant ? Le sérieux lui viendra par les choses, non pas les livres. Ses premiers
goûts étaient ailleurs. Mme Campan, plus sévère en cela que tous les
catalogueurs du monde, est allée jusqu’à dire d’elle « qu’il n’a jamais existé de
princesse qui eût un éloignement plus marqué pour toutes les lectures
sérieuses. »
Soyez bien sûrs, Messieurs les savants, que, dans cette suite de
volumes, même frivoles, que vous inventoriez si minutieusement, il y en a eu bien plus
d’essayés que de lus, et bien plus d’oubliés encore que d’essayés. Et puis, le
bibliothécaire, l’abbé de Vermond, avait aussi sans doute, ses goûts particuliers, et ce
que M. l’abbé avait envie de lire, il le faisait acheter à la reine. La bibliothèque
d’une princesse si peu liseuse me peint bien plus le bibliothécaire que la princesse
même.
Mais il est un point sur lequel je tiendrai ferme et protesterai à l’égal des plus vifs défenseurs de Marie-Antoinette : non, cette reine charmante, noble et fière, aimable, sensible, élégante, n’aimait pas et ne pouvait pas aimer les vilaines lectures, et si elle avait de la prédilection pour quelques romans, je pourrais bien vous dire lesquels : c’était pour ceux de Mme Riccoboni ; là et non ailleurs serait sa nuance ; les Lettres de Juliette Catesby lui plaisaient, et si elle avait été condamnée à lire un peu trop longtemps par pénitence, c’est de ce joli roman ou de l’Histoire d’Ernestine qu’elle eût fait volontiers son livre d’Heures 62.
III.
Revenons aux choses graves et aux événements qui changèrent toute la direction de sa vie. L’affaire du Collier, l’impudence des vils agents, auteurs de l’intrigue, la crédulité et la fatuité béate du principal personnage, l’éclatante connivence de l’opinion publique, avide de tout scandale, l’espèce de complicité du Parlement lui-même, indulgent à l’excès pour le premier accusé, cette sorte d’impunité triomphante, firent monter la rougeur et la flamme au front de Marie-Antoinette indignée, et c’est de ce moment qu’elle dut commencer à sentir que tout est sérieux dans de certains rôles, que les personnages le plus en vue ne s’appartiennent pas, qu’il n’y a pas lieu à la moindre distraction ni à l’oubli, même innocent, en face d’un public curieux, médisant, malveillant, et qu’en politique on n’est pas simplement ce qu’on est : on est ce qu’on paraît être.
Je date de cette époque le sérieux auquel elle dut s’efforcer de plier son aimable esprit.
La leçon pourtant fut lente à se dégager et à se démêler en elle : elle ne connut d’abord que la colère et l’indignation. L’acquittement honorable du cardinal qui avait eu d’elle une pareille idée diffamante, lui parut l’outrage personnel le plus sanglant. Quand on le lui annonça, elle ne pouvait y croire ; elle accusa la justice française ; elle plaignit ceux qui y étaient soumis. Une lettre écrite dans les premiers moments à sa sœur Marie-Christine nous la livre dans tout le feu de sa douleur et dans le cri de sa conscience révoltée (1er septembre 1786) :
« Je n’ai pas besoin de vous dire, ma chère sœur, quelle est toute mon indignation du jugement que vient de prononcer le Parlement, pour qui la loi du respect est trop lourde ; c’est une insulte affreuse, et je suis noyée dans des larmes de désespoir. Quoi ! un homme qui a pu avoir l’audace de se prêter à cette sotte et infâme scène du bosquet, qui a supposé qu’il avait eu un rendez-vous de la reine de France, de la femme de son roi, que la reine avait reçu de lui une rose63 et avait souffert qu’il se jetât à ses pieds, ne serait pas, quand il y a un trône, un criminel de lèse-majesté ? Ce serait seulement un homme qui s’est trompé ! C’est odieux et révoltant ; plaignez-moi, ma bonne sœur, je ne méritais pas cette injure, moi qui ai cherché à faire tant de bien à tout ce qui m’entoure, et qui ne me suis souvenue que j’étais fille de Marie-Thérèse que pour me montrer toujours ce qu’elle m’avait recommandé en m’embrassant à mon départ, Française jusqu’au fond du cœur ! Être sacrifiée à un prêtre parjure, à un intrigant impudique ! quelle douleur ! Mais ne croyez pas que je me laisse aller à rien d’indigne de moi ; j’ai déclaré que je ne me vengerais jamais qu’en redoublant le bien que j’ai fait… »
On reconnut trop tard alors qu’on avait fait fausse route et qu’au lieu de déférer au conseil de M. de Breteuil qui avait voulu un procès et un éclat, on aurait mieux fait d’étouffer l’affaire, selon l’avis prudent de M. de Vergennes. Mais cet étouffement était-il possible, et, très incomplet de toute manière, n’avait-il pas aussi ses inconvénients ? Il est des moments où l’opinion publique est avide de mal et comme altérée d’infamie ; on était à l’un de ces moments de dépravation. Quelque chose du génie infernal qui combina les Liaisons dangereuses s’acharnait alors à la réputation de la reine pour la noircir. La calomnie habile était à l’œuvre et la travaillait. Vouloir étouffer l’affaire, c’était laisser le champ libre à toutes les suppositions les plus odieuses et paraître craindre le grand jour. Dans la disposition détestable des esprits, on n’avait guère de choix qu’entre cette explosion pleine de scandale et un assoupissement vénéneux et sourd, ouvert aux rumeurs malignes.
Les premiers effets de l’influence suivie que Marie-Antoinette commença à exercer en politique ne furent pas heureux. Ce fut elle qui décida le remplacement de M. de Calonne par l’archevêque de Toulouse, Brienne, dont on s’était fort engoué dans sa société. Calonne, en assemblant les Notables et en se flattant de tirer d’eux l’abolition des privilèges, la proscription des abus et la règle dans les finances de l’État, procédait comme s’il ne s’était agi, en vérité, que de passer le rouleau sur un gazon ; il y fallait la sape et la charrue. La reine n’avait pas été mise dans le secret des projets de Calonne. Bien que peu favorable au personnage, elle n’eût pas été fâchée que quelques-unes des mesures proposées réussissent ; elle s’étonnait de cette résistance à des vues adoptées et présentées au nom du roi. Elle écrivait le 9 avril 1787 à la duchesse de Polignac, alors en Angleterre où elle était allée prendre les eaux de Bath :
« Où vous êtes, vous pouvez jouir du moins de la douceur de ne point entendre parler d’affaires. Quoique dans le pays des Chambres haute et basse, des oppositions et des motions, vous pouvez vous fermer les oreilles et laisser dire. Mais ici c’est un bruit assourdissant, malgré que j’en aie. Ces mots d’opposition et de motions sont établis comme au Parlement d’Angleterre, avec cette différence que lorsqu’on passe à Londres dans le parti de l’opposition, on commence par se dépouiller des grâces du roi, au lieu qu’ici beaucoup s’opposent à toutes les vues sages et bienfaisantes du plus vertueux des maîtres, et gardent ses bienfaits. Cela est peut-être plus habile, mais cela n’est pas si noble. Le temps des illusions est passé, et nous faisons des expériences bien cruelles… »
Elle revenait sur le même sujet deux jours après, et en citant des noms à l’appui :
« La répugnance que vous me savez de tout temps de me mêler d’affaires est aujourd’hui fortement à l’épreuve, et vous seriez fatiguée comme moi de tout ce qui se passe. Je vous ai déjà parlé de notre Chambre haute et basse et de toutes les ridiculités qui s’y passent et qui s’y disent. Être accablé des bienfaits du roi, par exemple, comme M. de B. (Beauvau), être de l’opposition et ne rendre rien, c’est ce qu’on appelle avoir de l’esprit et du courage. C’est bien en effet le courage de la honte. Je ne suis entourée que de gens qui en sont révoltés. — Un duc (le duc de Guines), grand faiseur de motions, et ayant toujours la larme à l’œil quand il parle, est du nombre. M. L. (de La Fayette) motive toujours son avis d’après ce qui se fait à Philadelphie. Dix autres, que leur naissance, leurs anciens engagements, leurs charges, devraient mettre aux pieds du roi, sont aussi dans l’opposition. Hors M. de Mirepoix, tous sont acccablés des dons et des grâces du roi, et personne ne les rend… Heureusement que tous les moyens sont encore dans les mains du roi et qu’il arrêtera tout le mal que les imprudents veulent faire. »
On se croyait maître de la situation, on ne l’était déjà plus, et il y avait des hommes qu’on allait être obligé de subir.
On le voit pourtant, la reine commence à causer assez bien politique ; bon gré, mal
gré, elle s’y fait. Mais autre chose est causer politique et avoir une tête politique.
Après l’échauffourée de la convocation des Notables et cet échec de Calonne qui ne s’en
montrait que plus entreprenant et présomptueux, la reine entra en lutte à son sujet, et,
pleine de confiance en Brienne, elle l’imposa presque au roi qui l’estimait peu, et qui
finit par l’accepter en disant à ceux qui le pressaient : « Vous le voulez, vous
vous en repentirez peut-être. »
Il dit le mot pour Brienne ; il le redira pour
Necker seize mois après et presque dans les mêmes termes. C’est ainsi qu’on se perd,
qu’on s’annule quand on est roi, et qu’avec toute la droiture intérieure on démoralise
sa propre action. Personne n’était plus consciencieux que Louis XVI : eh bien ! depuis
qu’il fut sorti des ministres de son choix et selon son cœur, des Turgot, des
Malesherbes, sa faiblesse le fit presque toujours double.
IV.
Le choix de Brienne pour ministre fut la première grande erreur politique de la reine, et, dès ce jour, malgré un reste de répugnance, elle dut s’occuper de manœuvres et d’affaires d’État avec suite ; elle avait marqué son influence, elle se vit dans l’obligation de la maintenir. Elle avait fait Brienne ministre ; il fallut le suivre jusqu’au bout, l’appuyer dans ses prétentions : elle le fit principal ministre. Lorsqu’il eut compromis la situation, excité et grandi l’opposition des Parlements, comblé la mesure de l’impopularité et qu’il fut aux abois, il pensa à se refaire un peu de crédit en s’adjoignant Necker que la voix publique désignait comme le restaurateur futur des finances, et qui était plus qu’indiqué, qui semblait l’homme nécessaire. La reine se prêta vivement à cette idée sans se rendre assez compte que Brienne dès lors était un homme perdu sans ressources ; elle en a bien le soupçon, non la vue nette. Les lettres qu’on a d’elle au comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d’Autriche et son confident, qu’elle mit en mouvement pour sonder M. Necker et le gagner à cette combinaison, prouvent toute la vivacité de son attache pour Brienne (19 août 1788) :
« Je crains bien, dit-elle, que M. Necker ne veuille pas accepter, l’archevêque restant. L’animosité du public est poussée si loin qu’il craindra d’être compromis, et vraiment peut-être cela ferait tort à son crédit. Mais en même temps que faire ? En vérité et en conscience, nous ne pouvons pas sacrifier un homme qui nous a fait tous ceux (les sacrifices) de sa réputation, de son existence dans le monde, et peut-être de sa vie, car je crains bien que tout ceci ne le tue. Il y a encore Foulon, si M. Necker refusait absolument ; mais je le crois un très malhonnête homme, et la confiance ne s’établirait pas avec lui. Je crains aussi que le public (ne) nous force à prendre un parti beaucoup plus humiliant pour les ministres et beaucoup plus fâcheux pour nous, en ce que nous n’aurons rien fait d’après notre volonté. Enfin je suis bien malheureuse…
« Je crains beaucoup, dit-elle encore, que l’archevêque ne soit obligé de partir tout à fait, et alors quel homme prendre pour mettre à la tête de tout ? car il en faut un, surtout avec M. Necker ; il lui faut un frein. Le personnage au-dessus de moi n’en est pas en état, et moi, quelque chose qu’on dise et qui arrive, je ne suis jamais qu’en second ; et malgré la confiance du premier, il me le fait sentir souvent. »
Nous dirons les belles qualités de Marie-Antoinette, son courage surtout, sa fermeté,
sa générosité d’âme quand le moment sera venu ; mais ici on la surprend dans toute la
misère et l’inexpérience de son apprentissage politique. Prétendre adjoindre M. Necker à
M. de Brienne à la date où elle écrit cela, un homme intact, tout fort et tout fier de
sa popularité, à un personnage usé et décrié, était une idée invraisemblable, une
impossibilité, un caprice. Sa répugnance à sacrifier l’archevêque, qui avait fait ses
tristes preuves depuis une année, pouvait témoigner de sa bonté ou même de sa
« grandeur d’âme »
, comme le lui disait poliment M. de Mercy, mais non
de sa justesse de vue. La raison d’État (et il est peu de femmes qui en soient capables,
je suis loin de les en blâmer), ne connaît pas de ces tendresses. M. Necker refusa et
devait refuser ; touché des avances et des instances de l’ambassadeur, il lui répondait
très sensément :
« L’animadversion est au comble, et je vous demanderais comme mon ami de me retenir, si le désir de me rapprocher de Leurs Majestés et de travailler au bien public me rendait faible un moment ; car je serais sans force et sans moyens si j’étais associé avec une personne malheureusement perdue dans l’opinion, et à qui l’on croit encore néanmoins le plus grand crédit. »
Dès ce moment, c’est la reine qui semble tenir le gouvernail, ce n’est plus le personnage d’au-dessus dont elle parlait tout à l’heure, ce n’est plus Louis XVI, qui n’a plus pour rôle que de céder sans cesse et qui se fait prophète de malheur en cédant. D’une part, la reine qui a bien conscience de l’énorme responsabilité qu’elle prend, écrit au comte de Mercy le 25 août 1788 :
« L’archevêque est parti. Je ne saurais vous dire, Monsieur, combien la journée d’aujourd’hui m’affecte. Je crois que ce parti était nécessaire ; mais je crains en même temps qu’il n’entraîne dans bien des malheurs vis-à-vis des Parlements. Je viens d’écrire trois lignes à M. Necker pour le faire venir demain à dix heures, chez moi ici. Il n’y a plus à hésiter ; si demain il peut se mettre à la besogne, c’est le mieux. Elle est bien urgente. Je tremble, passez-moi cette faiblesse, de ce que c’est moi qui le fais revenir. Mon sort est de porter malheur ; et si des machinations infernales le font encore manquer ou qu’il fasse reculer l’autorité du roi, on m’en détestera davantage. »
D’un autre côté, le roi en subissant le choix de M. Necker avait dit à sa famille
réunie : « On m’a fait rappeler Necker, je ne le voulais pas ; mais on ne sera
pas longtemps à s’en repentir. Je ferai tout ce qu’il me dira, et on verra ce qui en
résultera. »
Vouloir et ne pas vouloir, s’abandonner et ne pas se confier, retirer au moral ce qu’on accorde en fait, triste rôle, rôle de perdition à certains moments critiques et aux heures où toute résolution est décisive ! On assiste une fois de plus à ce spectacle dans cette Correspondance aujourd’hui publiée, et il n’y a que des esprits bien prompts, bien peu historiques, qui puissent y voir matière à une glorification sans ombre et sans mélange. Mais n’avez-vous pas remarqué cela depuis longtemps ? il y a peu de gens qui sachent lire.
Avec la Révolution s’ouvre un autre champ d’action, une autre époque. Marie-Antoinette y déploie des qualités qui la recommanderont à jamais à l’estime, à l’admiration même de tous les honnêtes gens. Elle paye à tout moment de sa personne. Captive en réalité après les affreuses journées d’octobre, où elle montra tant de bonne grâce et de courage, elle dérobe sous le sourire ses douleurs et ses angoisses ; elle apprend à dissimuler pour les siens. Sa tête y blanchit. L’idée de quitter son poste, ce poste d’honneur et de danger à côté du roi, ne lui entre pas un seul instant dans l’esprit : elle rougirait de honte à une telle pensée et se croirait l’indigne fille de sa magnanime mère. Occupée jour et nuit de politique, puisqu’il le faut, elle est obligée de peser les projets, de machiner des complots et d’inventer des menées secrètes. L’idée fixe, il faut le dire, dès le lendemain des journées d’octobre et pendant toute l’année suivante et au-delà, est de fuir et de sortir des griffes où l’on est tombé. Mais on n’en témoigne rien, on affecte la confiance. Mieux vaut rester prisonnier un an de plus que de tout compromettre par une imprudence. Les princes émigrés, eux, sont imprudents et veulent se hâter : on leur fait signifier des défenses, on les contient. Est-ce à dire qu’on ait de la répugnance à agir par l’étranger, à se servir de ces moyens extérieurs ? Non pas : ne créons point un mérite imaginaire, ne déplaçons pas la question. La cause que soutient et personnifie Marie-Antoinette, la pure cause royale est trop légitime et trop sacrée à ses yeux pour qu’elle ait de ces scrupules sur les moyens : si elle hésite, c’est qu’elle n’est occupée que des meilleures chances de succès. À un moment, elle négocie avec Mirabeau ; elle prend sur elle et triomphe de ses préventions de femme en consentant à voir le monstre : elle le trouve de près plus séduisant qu’effrayant. Elle serait disposée à le mieux comprendre et à tirer de lui meilleur parti que Louis XVI qui n’entend rien à cette nature puissante d’homme public, de tribun éloquent, et au double rôle qu’elle est obligée de jouer dans le temps même où elle se donne. Cette négociation avec Mirabeau échoue, on peut le dire, par la faute de Louis XVI toujours timide, toujours empêché par des scrupules de conscience qui lui cachaient les incertitudes de sa propre volonté. On ne se serait pas confié à Mirabeau, même s’il avait vécu. On veut agir, mais non comme il le voudrait et selon la devise : Tout par la France et rien qu’avec la France ; non en faisant de la Révolution et de la restauration même du pouvoir royal une vaste querelle domestique, patriotique, sans intervention d’aucun voisin : au contraire, on ne cesse d’avoir son arrière-pensée, on fait toujours entrer l’étranger, sa menace du moins et sa pression, pour une part essentielle dans les projets d’avenir. Là est l’erreur, là est le vice anti-français de tous ces plans conçus aux Tuileries en 90 et 91. Marie-Antoinette qui ne vient qu’en second, comme elle nous a dit, ne songe pas à en détourner Louis XVI ; elle n’est pas assez convaincue elle-même pour cela, ni assez pénétrée des nécessités de l’opinion. L’un et l’autre, dans leur état d’enchaînement et de contrainte, ne visaient qu’au plus pressé, — à en sortir. Mais au milieu de cette infirmité de vue politique qui n’allait pas à autre chose, en cas de succès, qu’à faire une contre-révolution plus ou moins clémente et mitigée, que de qualités personnelles, héroïques, charmantes et touchantes ! La femme de cœur, voilà ce qu’il faut à jamais admirer en Marie-Antoinette, non la femme politique. Il me reste à lui rendre par ce côté un plein et sincère hommage.