(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — III. Franklin à Passy. (Fin.) » pp. 167-185
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — III. Franklin à Passy. (Fin.) » pp. 167-185

III. Franklin à Passy. (Fin.)

Lorsque Franklin arrivait à Paris à la fin de décembre 1776, et que son voyage, qui allait devenir un séjour de huit années et demie, faisait à l’instant le sujet de tous les commentaires, ce n’était pas la première fois qu’il voyait la France : il y était venu déjà passer quelques semaines en septembre 1767 et en juillet 1769. Dans le premier voyage qu’il avait fait à Paris et dont il a rendu compte dans une lettre enjouée, adressée à sa jeune amie miss Mary Stevenson, il ne remarque que les dehors, les routes, la politesse des gens, les coiffures, le rouge des femmes, le mélange de somptuosité et de misère dans les bâtiments. Il était allé à Versailles, il avait été présenté au roi ; il avait assisté au grand couvert ; Louis XV lui avait adressé la parole :

C’est assez en parler comme cela, ajoute-t-il en plaisantant et au moment de s’étendre davantage ; car je ne voudrais pas que vous pussiez croire que je me suis assez plu avec ce roi et cette reine pour rien diminuer de la considération que j’ai pour les nôtres. Aucun Français ne saurait me surpasser dans cette idée, que mon roi et ma reine sont les meilleurs qui soient au monde et les plus aimables. — Voyager, dit-il encore dans cette lettre, est une manière d’allonger la vie. Il n’y a guère qu’une quinzaine que nous avons quitté Londres, mais la variété des scènes que nous avons parcourues fait que ce temps paraît égal à six mois passés à la même place. Peut-être que j’ai subi aussi un plus grand changement dans ma personne que je n’aurais fait en six ans à la maison. Je n’étais pas ici de six jours que mon tailleur et mon perruquier m’avaient transformé en gentilhomme français. Pensez seulement quelle figure je fais avec une petite bourse à cheveux et avec mes oreilles découvertes. On m’a dit que j’en étais devenu de vingt ans plus jeune, et que j’avais l’air tout à fait galant.

Ce Franklin de 1767, ainsi frisé, poudré et accommodé à la française, et qui s’étonnait d’avoir quitté pour un instant sa perruque plus grave, différait tout à fait du Franklin pur Américain qui reparaissait en 1776, et qui venait demander l’appui de la Cour dans un costume tout républicain, avec un bonnet de fourrure de martre qu’il gardait volontiers sur la tête ; car c’est ainsi qu’il se montra d’abord dans les salons du beau monde, chez Mme Du Deffand, à côté de Mmes de Luxembourg et de Boufflers, et autres puissances :

Figurez-vous, écrit-il à une amie, un homme aussi gai qu’autrefois, aussi fort et aussi vigoureux, seulement avec quelques années de plus ; mis très simplement, portant les cheveux gris clairsemés tout plats, qui sortent un peu de dessous ma seule coiffure, un beau bonnet de fourrure qui descend sur mon front presque jusqu’à mes lunettes. Pensez ce que cela doit paraître parmi les têtes poudrées de Paris.

Pourtant il supprima bientôt le bonnet, et il demeura sous sa forme dernière, nu-tête, avec les cheveux rares au sommet, mais descendant des deux côtés de la tête et du cou jusque près des épaules ; en un mot, tel que son portrait s’est fixé définitivement dans le souvenir, et à la Franklin.

Franklin savait le français depuis longtemps ; il s’était mis à l’apprendre dès 1733, et lisait très bien les livres écrits en notre langue ; mais il la parlait avec difficulté, et ç’avait été un obstacle à ce qu’il connût mieux la société française dans ses voyages de 1767 et de 1769. Mme Geoffrin, pour qui il avait une lettre de David Hume, n’avait pu l’initier26. Dans les premiers temps de son nouveau séjour, Franklin eut à triompher de cette difficulté de conversation, et, malgré son âge avancé, il en vint à bout par sa persévérance. On raconte pourtant, de sa part, quelques méprises. Assistant à une séance de lycée ou d’académie, où l’on faisait des lectures, et entendant mal le français déclamé, il se dit, pour être poli, qu’il applaudirait toutes les fois qu’il verrait Mme de Boufflers donner des marques de son approbation ; mais il se trouva que, sans le savoir, il avait applaudi plus fort que tout le monde aux endroits où on le louait lui-même.

Les sentiments de Franklin pour la France ont varié dans le cours de sa longue carrière et pendant le temps même de son séjour ; il est juste de tenir compte des divers moments pour ne pas faire de lui un moqueur ni un ingrat. Patriote breton à l’origine et Américain de la vieille Angleterre, il avait commencé par ne point aimer la France et par la considérer comme une ennemie, autant qu’il pouvait considérer comme telle une nation composée d’hommes ses semblables. Mais il se méfiait alors de la France, et, pendant son séjour à Londres, lorsque M. Durand, le ministre plénipotentiaire français, lui témoignait de l’estime et cherchait à tirer de lui des renseignements sur les affaires d’Amérique, il se tenait sur la réserve : « Je m’imagine, disait-il (août 1767), que cette intrigante nation ne serait pas fâchée de s’immiscer dans nos affaires, et de souffler le feu entre la Grande-Bretagne et ses colonies ; mais j’espère que nous ne lui en fournirons point l’occasion. »

L’occasion était toute produite et tout ouverte dix ans après, et c’était Franklin qui venait lui-même solliciter la nation et le roi d’y prendre part et d’en profiter. Dans les premiers temps de son séjour, il est sensible aux inconvénients, aux ridicules ; il se voit l’objet, non seulement de l’admiration, mais d’un engouement subit, et il ne s’y fait pas tout d’abord. Il est assiégé de sollicitations, de demandes de toutes sortes. Une fièvre généreuse possédait alors notre nation chevaleresque ; on se battait en Amérique, chaque militaire y voulait courir. La vogue était d’aller tirer l’épée pour les Insurgents, comme elle sera plus tard d’aller chercher de l’or en Californie. On ne pouvait supposer que Franklin ne venait pas, avant tout, pour solliciter de tels secours militaires et pour engager des officiers :

Ces demandes, écrivait-il, sont mon perpétuel tourment… Pas un jour ne se passe sans que j’aie bon nombre de ces visites de sollicitation, indépendamment des lettres… Vous ne pouvez vous faire idée à quel point je suis harassé. On cherche tous mes amis et on les excède, à charge à eux de m’excéder. Les fonctionnaires supérieurs de tout rang dans tous les départements, des dames, grandes et petites, sans compter les solliciteurs de profession, m’importunent du matin au soir. Le bruit de chaque voiture qui entre dans ma cour suffit maintenant pour m’effrayer. Je redoute d’accepter une invitation à dîner en ville, presque sûr que je suis d’y rencontrer quelque officier ou quelque ami d’officier qui, dès qu’un verre ou deux de champagne m’ont mis en bonne humeur, commence son attaque sur moi. Heureusement que, dans mon sommeil, je ne rêve pas souvent de ces situations désagréables, autrement j’en viendrais à redouter ce qui fait maintenant mes seules heures de repos…

Et tous ceux qu’on lui recommande sont, notez-le bien, « des officiers expérimentés, braves comme leur épée, pleins de courage, de talents et de zèle pour notre cause, en un mot, dit-il, de vrais Césars, dont chacun doit être une acquisition inestimable pour l’Amérique ». Dans ces premiers moments, Franklin n’apprécie pas sans doute assez l’élan qui emporte la nation ; qui va entraîner le gouvernement même, et dont l’Amérique aura tant à profiter. Peu à peu toutefois il s’acclimate ; les petites plaisanteries diminuent, la légère ironie cesse, et, après une année ou deux passées en France, il est tout à fait conquis à l’esprit général de notre nation :

Je suis charmé, écrit-il à M. J. Quincy (22 avril 1779), de ce que vous racontez de la politesse française et des manières honnêtes que montrent les officiers et l’équipage de la flotte. Les Français, à cet égard, dépassent certainement de beaucoup les Anglais. Je les trouve la plus aimable nation du monde pour y vivre. Les Espagnols passent communément pour être cruels, les Anglais orgueilleux, les Écossais insolents, les Hollandais avares, etc. ; mais je pense que les Français n’ont aucun vice national qu’on leur attribue. Ils ont de certaines frivolités, mais qui ne font de mal à personne. Se coiffer de manière à ne pouvoir mettre un chapeau sur sa tête, et alors tenir son chapeau sous le bras, et se remplir le nez de tabac, peuvent s’appeler des ridicules peut-être, mais ce ne sont pas des vices ; ce ne sont que les effets de la tyrannie de la mode. Enfin, il ne manque au caractère d’un Français rien de ce qui appartient à celui d’un agréable et galant homme. Il y a seulement quelques bagatelles en sus, et dont on pourrait se passer.

Quand il quittera la France, en juillet 1785, Franklin sera tout à fait devenu nôtre ; il paiera l’hospitalité qu’il aura reçue, et la popularité dont il aura été environné depuis le premier jusqu’au dernier jour, par les sentiments d’une affection et d’une estime réciproque. On peut dire de lui qu’il est le plus Français des Américains.

J’insiste sur ce point parce qu’à détacher telle ou telle phrase de ses lettres, sans distinguer les temps, on pourrait en induire à tort le contraire. En politique, je n’ai pas à suivre les progrès de ses négociations dans les circonstances compliquées où il les conduisit ; M. Sparks a fait avec soin cette analyse, qui exigerait un long chapitre. Je n’insisterai encore que sur un point important : Franklin ne fut nullement ingrat envers la France. Du moment que le traité d’alliance entre les deux nations est conclu, il n’a qu’une réponse à opposer à toutes les ouvertures qui lui sont faites pour écouter les propositions de l’Angleterre : « Nous ne pouvons négocier sans la France. » L’Amérique a été une fille soumise jusqu’au jour où elle s’est émancipée de l’Angleterre ; mais celle-ci a beau la rappeler en secret et la vouloir tenter sous main, l’Amérique sera une épouse fidèle. Telle est la théorie que Franklin professe en toute circonstance publique ou secrète, et qui lui attire en Amérique la réputation d’être trop Français. Mais il croit, contrairement à des collègues distingués (tels que M. Adams), qu’on ne saurait exprimer ni professer trop haut ces sentiments de gratitude pour la France, pour son jeune et vertueux roi. Lui qui n’est guère porté à abuser des paroles ni à les exagérer, il va sur ce sujet jusqu’à dire :

Quand cet article (de continuer de faire la guerre conjointement avec la France, et de ne point faire de paix séparée) n’existerait point dans le traité, un honnête Américain se couperait la main droite plutôt que de signer un arrangement avec l’Angleterre, qui fût contraire à l’esprit d’un tel article.

À un certain moment, des négociations s’ouvrirent avec l’Angleterre au su et du consentement de la France ; la France, de son côté, en ouvrit de parallèles. Chacun des deux alliés crut qu’il était mieux de chercher à faire son traité de paix séparément, en se promettant toutefois de s’avertir avant la conclusion. Ici seulement on a droit de remarquer que les commissaires américains, au nombre de quatre ou cinq, parmi lesquels était Franklin, brusquèrent leur traité dans les dernières conférences et n’en communiquèrent au ministre français, M. de Vergennes, les articles préliminaires que déjà arrêtés, bien que non ratifiés encore. M. de Vergennes se plaignit à eux de cette infraction aux conventions premières et même aux instructions qu’ils avaient reçues du Congrès, et Franklin reconnut qu’il y avait eu un tort de bienséance. Le fait est qu’une méfiance assez singulière, entretenue par les négociateurs anglais, et dont il serait trop long d’expliquer la cause, s’était glissée depuis quelque temps dans l’esprit des commissaires américains, et leur avait fait passer outre à la politesse. Rien d’ailleurs, dans les bases arrêtées, n’était de nature à porter préjudice à la France : tout était bien, sauf la forme à laquelle on avait manqué. Franklin, plus Français d’esprit et d’inclination que ses collègues, et qui était suspect de l’être, ne crut pas devoir se séparer d’eux en cette occasion, et il fut chargé de réparer le mauvais effet de cette irrégularité auprès de M. de Vergennes et de Louis XVI. Il paraît y avoir réussi à peu près complètement, et, en ce qui le concernait du moins, sa position à la cour de France et la considération affectueuse dont il jouissait n’en furent nullement entamées.

J’ai hâte d’en venir à son rôle philosophique et social, ce qui nous intéresse surtout aujourd’hui. Franklin eut de l’influence chez nous ; il en eut plus qu’il ne voulait en avoir. Nul mieux que lui n’a senti la différence qu’il y a entre les jeunes et les vieilles nations, entre les peuples vertueux et les corrompus. Il a répété maintes fois « qu’il n’y a qu’un peuple vertueux qui soit capable de la liberté, et que les autres ont plutôt besoin d’un maître ; que les révolutions ne peuvent s’opérer sans danger quand les peuples n’ont pas assez de vertu ». Il le disait de l’Angleterre : comment ne l’eût-il point un peu pensé de la France ? Lorsque, sur la fin de sa vie, il apprit les premiers événements de juillet 89, il en conçut autant de méfiance et de doute que d’espérance ; les premiers meurtres, certaines circonstances dont la Révolution était accompagnée dès l’origine, lui semblaient fâcheuses, affligeantes : « Je crains que la voix de la philosophie n’ait de la peine à se faire entendre au milieu de ce tumulte. » — « Purifier sans détruire », était une de ses maximes, et il voyait bien tout d’abord qu’on ne la suivait pas. Il n’est pas douteux pourtant qu’il n’ait, dans son intimité de Passy, agi sur bien des hommes éminents qui prirent part ensuite à ce grand mouvement révolutionnaire, et qu’il n’ait contribué à leur donner plus de confiance et de hardiesse : « Franklin, nous dit Mallet du Pan, répéta plus d’une fois à ses élèves de Paris que celui qui transporterait dans l’état politique les principes du christianisme primitif changerait la face de la société. » Il est un de ceux qui ont le plus mis en avant cette doctrine de séculariser le christianisme, d’en obtenir, s’il se peut, les bons et utiles résultats sur la terre. Mais, prendre le christianisme et le tirer si fort en ce sens, n’est-ce pas en altérer, en retrancher ce qui en a fait jusqu’ici l’essence, à savoir l’abnégation et l’esprit de sacrifice, la patience fondée sur l’attente immortelle ? Quoi qu’il en soit, l’idée de travail et de paix, qui, malgré les échecs qui lui arrivent de temps en temps, semble devoir dominer de plus en plus les sociétés modernes, doit beaucoup à Franklin.

Il visita Voltaire dans le dernier voyage que celui-ci fit à Paris (février 1778), et où il mourut. Les deux patriarches s’embrassèrent, et Franklin voulut que Voltaire donnât sa bénédiction à son petit-fils. Il est probable qu’il connaissait assez peu Voltaire dans toutes ses œuvres, et qu’il le prenait seulement comme un apôtre et un propagateur de la tolérance. Mais une telle scène, avec les mots sacramentels qu’y prononça Voltaire : Dieu et liberté ! retentit au loin et parla vivement à l’imagination des hommesh.

J’aime à croire que Franklin, s’il n’avait suivi que son penchant, et s’il avait dû choisir parmi nous son personnage de prédilection et son idéal, serait plutôt allé embrasser M. de Malesherbes, « ce grand homme », comme il l’appelle, qui venait le voir à Passy, et qui, renonçant à la vie publique et s’amusant à de grandes plantations, désirait obtenir par lui les arbres du Nord de l’Amérique non encore introduits en France.

Établi à Passy dans une belle maison, avec un jardin, jouissant d’un voisinage aimable, Franklin, d’ordinaire, et dans les premières années du moins, avant que sa santé se fût affaiblie, dînait dehors six jours sur sept, réservant le dimanche aux Américains qu’il traitait chez lui. Ses amis plus particuliers étaient, parmi les personnages connus, Turgot, le bon duc de La Rochefoucauld, Lavoisier, le monde de Mme Helvétius à Auteuil, l’abbé Morellet, Cabanis, etc. Il faisait une fois l’an une partie de campagne à Moulin-Joli, chez M. Watelet ; il fit à Sannois, chez Mme d’Houdetot, une visite dont le souvenir sentimental s’est conservé. Mais ces excursions étaient rares ; car, indépendamment de ses fonctions de ministre et de négociateur, il faisait l’office à la fois « de marchand, de banquier, de juge d’amirauté et de consul ». Ses compatriotes trouvaient plus économique de l’occuper seul, et sans secrétaire, à tous ces emplois ; ce qui le condamnait à une vie très sédentaire durant le jour. Il s’en dédommageait le soir dans une société intime et familière, pour laquelle il était si bien fait. Il aimait, en général, plus à écouter qu’à parler, et on pourrait citer telle femme du monde, qui, venue le soir par curiosité dans le même salon que lui, s’est plainte de son silence. Il avait ses heures. Les intervalles étaient suivis de réveils charmants. Alors, quand il parlait, il aimait à aller jusqu’au bout et à ne pas être interrompu. Les jeux d’esprit, les contes et apologues dont il était prodigue en ces moments, se sont en partie conservés et nous le rendent avec son accent particulier. Il avait l’ironie bienveillante. Une de ses plus gracieuses correspondantes d’Angleterre, miss Georgiana Shipley, à qui il avait envoyé son Dialogue avec la Goutte et autres riens qu’il s’amusait à écrire et, qui plus est, à imprimer lui-même, lui rappelait les heures charmantes et sérieuses qu’elle avait autrefois passées dans sa société, et où elle avait pris goût « pour la conversation badinante et réfléchie ». Ces mots de miss Shipley, qu’elle met ainsi en français, donnent bien l’idée de Franklin dans l’ordinaire de la vie.

La correspondance de Franklin, en ces années, est d’une lecture des plus agréables et des plus douces : l’équilibre parfait, la justesse, l’absence de toute mauvaise passion et de toute colère, le bon usage qu’il apprend à tirer de ses ennemis mêmes, un sentiment affectueux qui se mêle à l’exacte appréciation des choses, et qui bannit la sécheresse, un sentiment élevé toutes les fois qu’il le faut, un certain air riant répandu sur tout cela, composent un vrai trésor de moralité et de sagesse. Mise en regard de la correspondance de Voltaire, celle de Franklin fait naître bien des pensées ; tout y est sain, honnête, et comme animé d’une vive et constante sérénité. Franklin avait le bon sens gai, net et brillant ; il appelait la mauvaise humeur, la malpropreté de l’âme.

Plus d’une fois il s’élève ; le sentiment de la réalité et la vivacité de son affection humaine lui suggèrent une sorte de poésie :

Je dois bientôt quitter celle scène, écrivait-il à Washington (5 mars 1780) ; mais vous pouvez vivre assez pour voir notre pays fleurir, comme il ne manquera pas de le faire d’une manière étonnante et rapide lorsqu’une fois la guerre sera finie : semblable à un champ de jeune blé de Turquie qu’un beau temps trop prolongé et trop de soleil avaient desséché et décoloré, et qui dans ce faible état, assailli d’un ouragan tout chargé de pluie, de grêle et de tonnerre, semblait menacé d’une entière destruction ; cependant, l’orage venant à passer, il recouvre sa fraîche verdure, se relève avec une vigueur nouvelle, et réjouit les yeux, non seulement de son possesseur, mais de tout voyageur qui le regarde en passant.

N’est-ce pas là une comparaison qui, par la douceur de l’inspiration et la largeur de l’image, rappelle tout à fait les comparaisons homériques de l’Odyssée ? Franklin, vieux, lisait peu les poètes ; il en est un pourtant qui, par son naturel, sa grâce simple, et la justesse de ses sentiments, sut trouver le chemin de son cœur : c’était William Cowper, l’humble poète de la vie morale et de la réalité. Le plus bel éloge qu’on puisse faire de ce poète, dont nous n’avons pas le pareil en notre littérature, c’est Franklin qui l’a fait en quelques lignes.

Pendant que Franklin correspondait ainsi avec ses amis d’Amérique ou d’Angleterre, avec sa fille absente, et qu’il anticipait pour son pays les perspectives de l’avenir ou qu’il regrettait les joies du foyer, il était populaire en France, il était à la mode. Ses portraits en médaillons, ses bustes, ses estampes se voyaient partout ; on le portait en bagues, en bracelets, sur les cannes, sur les tabatières. Au bas des-portraits gravés, se trouvait le fameux vers qui lui avait été adressé par Turgot :

Eripuit coelo fulmen, sceptrumque tyrannis.
Au ciel il prit la foudre, et le sceptre aux tyrans.

Franklin rougissait beaucoup de ce vers, et il en rougissait avec sincérité ; il aurait bien voulu qu’on supprimât cet éloge extravagant selon lui, et qui exagérait en effet son rôle ; mais il avait affaire à une nation monarchique, qui aime avant tout que quelqu’un tout seul ait tout fait, et qui a besoin de personnifier ses admirations dans un seul nom et dans une seule gloire. En envoyant ce portrait à ses amis d’Amérique, il faisait remarquer, par manière d’excuse, ce caractère propre à la nation française, de pousser l’éloge à l’extrême, tellement que la louange ordinaire, toute simple, devient presque une censure, et que la louange extrême finit, à son tour, par devenir insignifiante. À un M. Nogaret, menu rimeur infatigable et des plus oubliés, qui lui demandait son avis sur une traduction française du vers de Turgot, il répondait avec beaucoup de franchise :

Passy, 8 mars 1781.

Monsieur,

J’ai reçu la lettre que tous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 2 courant, dans laquelle, après m’avoir accablé d’un déluge de compliments que je ne puis jamais espérer de mériter, vous me demandez mon avis sur votre traduction d’un vers latin qui m’a été appliqué. Si j’étais ce que je ne suis réellement pas, suffisamment habile en votre excellente langue pour être un juge compétent de la poésie, l’idée que j’en suis le sujet devrait m’empêcher d’exprimer aucune opinion sur ce vers ; je me contenterai de dire qu’il m’attribue beaucoup trop, particulièrement en ce qui concerne les tyrans ; la Révolution a été l’œuvre de quantité d’hommes braves et capables, et c’est bien assez d’honneur pour moi si l’on m’y accorde une petite part.

Tout ce qu’il dit à ce sujet dans ses lettres (et il y revient à plusieurs reprises) est de pur bon sens, d’un ton plus digne encore que moqueur, et sans fausse modestie. Franklin est un des hommes qui, tout en honorant l’humanité et en aimant à regarder vers le ciel, ont le moins visé à faire l’ange.

On a souvent cité les extraits de son Journal particulier qui se rapportent aux communications plus ou moins bizarres et chimériques dont il était l’objet et comme le point de rendez-vous, de la part de tous les faiseurs de projets, de machines, de systèmes ou de constitutions. Tous les fous et les rêveurs semblaient s’être donné le mot pour prendre cet homme sensé qui venait de loin, pour leur confident et pour leur juge. Parmi ceux qui lui soumirent ainsi leurs idées ou leurs travaux, se trouvait un physicien inconnu qui n’était autre que Marat. Un jour, un auteur dont le nom n’est pas indiqué, et que l’on croit être Thomas Payne, lui envoya le manuscrit d’un ouvrage irréligieux : supposez, si vous l’aimez mieux, que cet auteur sur lequel on est incertain soit un Français, un philosophe, un élève du monde de d’Holbach ou même de celui d’Auteuil, Volney par exemple, soumettant d’avance à Franklin le manuscrit des Ruines. Franklin répond par cette lettre que je donnerai en entier, puisque, mieux que tout ce que je pourrais dire, elle exprime le vrai rapport où il est avec les philosophes du xviiie  siècle, et le point par où il s’en sépare :

J’ai lu votre manuscrit avec quelque attention. Par l’argument qu’il contient contre une Providence particulière, quoique vous accordiez une Providence générale) vous sapez les fondements de toute religion : car, sans la croyance à une Providence qui connaît, surveille et guide, et peut favoriser quelques-uns en particulier, il n’y a aucun motif pour adorer une Divinité, pour craindre de lui déplaire ou pour implorer sa protection. Je n’entrerai dans aucune discussion de vos principes, quoique vous sembliez le désirer. Pour le moment, je vous donnerai seulement mon opinion, c’est que, bien que vos raisonnements soient subtils et puissent prévaloir auprès de quelques lecteurs, vous ne réussirez pas au point de changer les sentiments généraux de l’humanité sur ce sujet ; et, si vous faites imprimer cet ouvrage, la conséquence sera beaucoup d’odieux amassé sur vous-même, du dommage pour vous, et aucun profit pour les autres. Celui qui crache contre le vent, crache à son propre visage. Mais, quand vous réussiriez, vous imaginez-vous qu’il en résulterait quelque bien ? Vous pouvez, pour votre compte, trouver aisé de vivre une vertueuse vie sans l’assistance donnée par la religion, vous qui avez une claire perception des avantages de la vertu et des désavantages du vice, et qui possédez une force de résolution suffisante pour vous rendre capable de résister aux tentations communes. Mais considérez combien nombreuse est la portion de l’humanité qui se compose d’hommes et de femmes faibles et ignorants, et d’une jeunesse inexpérimentée et inconsidérée des deux sexes, ayant besoin des motifs de religion pour les détourner du vice, les encourager à la vertu, et les y retenir dans la pratique, jusqu’à ce qu’elle leur devienne habituelle, ce qui est le grand point pour la garantir. Et peut-être vous lui êtes redevable originairement, je veux dire à votre éducation religieuse, pour les habitudes de vertu dont vous vous prévalez maintenant à juste titre. Vous pourriez aisément déployer vos excellents talents de raisonnement sur un moins hasardeux sujet, et par là obtenir un rang parmi nos auteurs les plus distingués : car parmi nous, il n’est pas nécessaire, comme chez les Hottentots, qu’un jeune homme, pour être admis dans la compagnie des hommes, donne des preuves de sa virilité en battant sa mère. Je vous conseillerai donc de ne pas essayer de déchaîner le tigre, mais de brûler cet écrit avant qu’il soit lu d’aucune autre personne : par là vous vous épargnerez à vous-même beaucoup de mortification de la part des ennemis qu’il peut vous susciter, et peut-être aussi beaucoup de regret et de repentir. Si les hommes sont si méchants avec la religion, que seraient-ils donc sans elle ? Cette lettre, dans ma pensée, est elle-même une preuve de mon amitié ; je n’y ajouterai donc aucune autre protestation, et je me dirai simplement,

À vous.

Parmi les philosophes en renom du xviiie  siècle, je ne vois que Montesquieu qui aurait pu penser ainsi ; mais Franklin s’exprime d’une manière plus affectueuse et plus émue, plus paternelle, que ne l’eût fait Montesquieu.

Si tous ceux qui conversèrent à Passy avec Franklin avaient bien entendu ses préceptes et ses mesures, ils y auraient regardé à deux fois avant d’entreprendre dans le vieux monde la refonte universelle. En même temps, il faut ajouter (dût-on y trouver quelque contradiction) qu’il était difficile, à ceux qui l’entendaient, de ne pas prendre feu, et de ne pas être tentés de réformer radicalement la société ; car il était lui-même, dans ses manières générales de voir et de présenter les choses, un grand, un trop grand simplificateur. Cet homme positif n’avait rien qui décourageât de l’utopie ; il y conviait plutôt par les nouveautés et les facilités de vue qu’il semblait ouvrir du côté de l’avenir. Il donnait, en causant, l’envie d’appliquer ses idées, mais il ne donnait pas également à ceux qui l’écoutaient (aux Condorcet, par exemple, et aux Chamfort) son tempérament, sa discrétion dans le détail, et sa prudence27.

Un critique spirituel l’a très bien défini « le parrain des société futures » ; mais je ne sais comment ce même critique a pu trouver, moyen de rapprocher le nom de M. de Talleyrand de celui de Franklin ; ces deux noms jurent de se voir rapprochés et associés. Franklin, au milieu de toute son habileté, est droit et sincère. Lord Shelburne lui avait adressé son fils lord Fitzmaurice ; et, à la seconde visite, Franklin écrit dans son Journal (27 juillet 1784) :

Lord Fitzmaurice vient me voir. Son père m’ayant prié de lui donner les avis que je croirais pouvoir lui être utiles, j’ai pris occasion de lui citer la vieille histoire de Démosthène, répondant à celui qui lui demandait quel est le premier point de l’art oratoire : L’action. — Et le second ? — L’action. — Et le troisième ? — L’action. Je lui dis que cela avait été généralement entendu de l’action d’un orateur avec les gestes en parlant, mais que je croyais qu’il existait une autre sorte d’action bien plus importante pour un orateur qui voudrait persuader au peuple de suivre son avis, à savoir une suite et une tenue dans la conduite de la vie, qui imprimerait aux autres l’idée de son intégrité aussi bien que de ses talents ; que, cette opinion une fois établie, toutes les difficultés, les délais, les oppositions, qui d’ordinaire ont leur cause dans les doutes et les soupçons, seraient prévenus, et qu’un tel homme, quoique très médiocre orateur, obtiendrait presque toujours l’avantage sur l’orateur le plus brillant, qui n’aurait pas la réputation de sincérité…

Tout cela était d’autant plus approprié au jeune homme, que lord Shelburne, son père, doué de tant de talents, avait la réputation d’être l’opposé du sincère. En tout Franklin veut d’abord l’essentiel, le fond, persuadé que ce fond produira ensuite son apparence, et que la considération solide portera ses fruits.

Après plus de huit ans de séjour en France, âgé de soixante-dix-neuf ans, il retourna en Amérique. Malade de la pierre, il ne pouvait supporter la voiture ; une litière de la reine, traînée par des mules espagnoles, le prit à Passy et le mena au port du Havre, où il s’embarqua. Il vécut près de cinq années encore à Philadelphie, et ne mourut que le 17 avril 1790, âgé de quatre-vingt-quatre ans. Son retour dans sa patrie, les honneurs qu’il y reçut, les légers dégoûts (car il en est dans toute vie) qu’il y essuya sans le faire paraître, son bonheur domestique dans son jardin, à l’ombre de son mûrier, à côté de sa fille et avec ses six petits-enfants jouant à ses genoux, ses pensées de plus en plus religieuses en avançant, lui font une fin et une couronne de vieillesse des plus belles et des plus complètes que l’on puisse imaginer. Sa correspondance, en ces années, ne cesse pas d’être intéressante et vive, et elle se nourrit jusqu’au bout des mêmes sentiments. Entre divers passages, en voici un que je choisis comme exprimant bien ce mélange de sérénité et de douce ironie, d’expérience humaine et d’espoir, qui fait son caractère habituel. Je le tire d’une lettre adressée à son ancienne amie miss Mary Stevenson, devenue mistriss Hewson :

J’ai trouvé, lui écrit-il de Philadelphie (6 mai 1786), j’ai trouvé ma famille ici en bonne santé, dans de bonnes conditions de fortune, et respectée par ses concitoyens. Les compagnons de ma jeunesse, à la vérité, s’en sont allés presque tous, mais je trouve une agréable société parmi leurs enfants et leurs petits-enfants. J’ai d’affaires publiques ce qu’il en faut pour me préserver de l’ennui, et avec cela des amusements privés, tels que conversation, livres, mon jardin et le cribbage (jeu de cartes). Considérant que notre marché est aussi abondamment approvisionné que le meilleur des jardins, je me suis mis à transformer le mien, au milieu duquel est ma maison, en pièces de gazon et en allées sablées, avec des arbres et des arbustes à fleurs. Nous jouons quelquefois aux cartes dans les longues soirées d’hiver, mais c’est comme on joue aux échecs, non pour l’argent, mais pour l’honneur ou pour le plaisir de se battre l’un l’autre. Ce ne sera pas tout à fait une nouveauté pour vous, car vous pouvez vous rappeler que nous jouions ensemble de cette manière durant l’hiver à Passy. J’ai, il est vrai, par-ci par-là un petit remords en réfléchissant que je perds le temps si paresseusement ; mais une autre réflexion vient me soulager, en murmurant tout bas à mon oreille : « Tu sais que l’âme est immortelle : pourquoi donc serais-tu chiche à ce point d’un peu de temps, quand tu as toute une éternité devant toi ? » Ainsi, étant aisément convaincu, et, comme bien d’autres créatures raisonnables, me payant d’une petite raison quand elle est en faveur de mon désir, je bats de nouveau les cartes, et je commence une autre partie.

Laissant aller sa pensée sur les espérances et les craintes, sur les perspectives de chance diverse, de bonheur ou de malheur, qui animent ou tempèrent les joies de la famille, il disait encore, en citant le mot d’un poète religieux (le docteur Watts) :

Celui qui élève une nombreuse famille, tant qu’il est là vivant à la considérer, s’offre, il est vrai, comme un point de mire plus large au chagrin ; mais il a aussi plus d’étendue pour le plaisir. Lorsque nous lançons sur l’Océan notre petite flottille dont les embarcations sont frétées pour différents ports, nous espérons pour chacune un heureux voyage ; mais les vents contraires, les bancs cachés, les tempêtes et les ennemis entrent pour une part dans la disposition des événements ; et, quoiqu’il en résulte un mélange de désappointement et du mécompte, toutefois, considérant le risque pour lequel nous ne pouvons avoir aucune assurance, nous devrions nous estimer heureux si quelques-unes retournent à bon port.

Sur la mort, il n’avait jamais varié depuis des années, et son espérance devint plus vive et plus sensible à mesure qu’il approchait du terme. Il considérait la mort comme une seconde naissance : « Cette vie est plutôt un état d’embryon, une préparation à la vie. Un homme n’est point né complètement jusqu’à ce qu’il ait passé par la mort. » La fin paisible de ses vieux amis qui avaient vécu en justes lui paraissait comme un avant-goût du bonheur d’un autre monde. Les récentes découvertes d’Herschell semblaient l’appeler à un futur et sublime voyage de découverte céleste à travers les sphères.

En le retirant à cette date et en lui épargnant deux ou trois années de plus sur la terre, la Providence lui sauva l’horreur de voir ceux qu’il avait le plus connus et aimés durant son séjour en France, enlevés de mort violente, le bon duc de La Rochefoucauld, Lavoisier, son voisin de Passy Le Veillard, et tant d’autres, tous guillotinés ou massacrés au nom des principes qu’eux-mêmes avaient le plus favorisés et chéris. La dernière pensée de Franklin en eût été couverte d’un voile funèbre, et son âme sereine, avant de renaître selon son espérance, eût connu dans un jour toute l’amertume.