I.
Un intérêt sérieux ramène l’attention sur les hommes qui ont contribué à restaurer la société après les convulsions et les tempêtes. Les temps sont différents, les analogies seraient illusoires et trompeuses : mais l’idée générale d’étudier les personnages de réparation et d’ordre après ceux de révolution et de ruine, et d’en évoquer l’esprit, ne saurait être que bonne et utile dans son ensemble. Et parmi ceux-là, quel plus beau nom, quelle plus belle renommée à choisir d’abord que celle de Portalis, l’oracle du Conseil d’État de 1800 et l’une des lumières civiles du Consulat !
Il eut cela de particulier entre tant d’autres hommes éminents qui concoururent vers ce temps à la même œuvre, c’est qu’il était resté pur, qu’il avait traversé la Révolution sans aucune tache (et parmi ses plus recommandables et ses plus savants collègues, quelques-uns, égarés autrefois ou faibles, avaient leur tache de sang). Portalis, durant l’exil qui suivit la proscription de Fructidor, âgé pour lors de cinquante-quatre ans, pouvait écrire à un ami en toute vérité :
Je ne dis point la sagesse, mais le hasard du moins a fait que je n’ai appartenu à aucun parti, et qu’en conséquence j’ai toujours été mieux placé pour bien voir et bien juger. Je n’ai point émigré et je n’ai jamais approuvé l’émigration, parce que j’ai toujours cru qu’il était absurde de quitter la France dans l’espoir de la sauver, et de se mettre dans la servitude des étrangers pour prévenir ou pour terminer une querelle nationale. D’autre part, je n’ai pas voulu me mêler des changements et des réformes projetées par les premiers révolutionnaires, parce que je me suis aperçu qu’on voulait former un nouveau ciel et une nouvelle terre, et qu’on avait l’ambition de faire un peuple de philosophes, lorsqu’on n’eut dû s’occuper qu’à faire un peuple d’heureux. J’ai vécu dans la solitude et dans les cachots…
Ce qu’il aurait dû ajouter, c’est qu’au sortir des cachots, il n’avait paru pour la première fois à la tribune politique qu’aux heures de l’arc-en-ciel, dans les intervalles de l’orage encore menaçant, pour y proclamer avec une douce gravité et une abondance persuasive les maximes saines, salutaires, équitables, tout ce qui calme et réconcilie. Mais le moment de ces maximes de conservation et de guérison sociale n’était point encore venu : les paroles de Portalis tombaient dans une atmosphère enflammée, et s’y altéraient au gré des passions. Ce ne fut qu’après l’établissement du Consulat, quand une main de héros eut relevé les colonnes de l’empire, que la voix du sage put y être écoutée sous le portique, que ses maximes de science et de prudence consommée y trouvèrent leur application et leur vrai sens, et que l’homme de bien y acquit toute son autorité et sa valeur.
Dans cette dernière partie de sa vie, la figure de Portalis est complète et
personnifie pour nous l’idée du grand jurisconsulte politique, du magistrat
touchant au législateur. Âgé de près de soixante ans, presque entièrement
aveugle, d’une physionomie sérieuse et
fine
qu’éclairait un demi-sourire, d’une parole facile, claire, élégante et même
fleurie, d’une discussion tempérée et lumineuse, d’une vaste mémoire,
consulté en sa maison ou apporté au Conseil sur sa chaise curule comme un
vieillard homérique, il nous rend avec originalité ces personnages de
l’antique Rome dont Cicéron a célébré les noms, les P. Scévola, les
Q. Mucius, les Sextus Aelius, les Nasica ; et n’oublions pas cet Aristide,
qu’Étienne Pasquier définit le « grand prud’homme entre les
Athéniens »
. Il nous rappelle ces personnages de prudence et de
savoir, « mais de plus de prudence encore que de savoir »
,
dont, sous les empereurs, les avis et les réponses étaient réputés des
décisions. Il est un de ceux qui contribuèrent à perpétuer quelque chose de
l’esprit de la vieille magistrature française dans les Conseils d’un régime
tout nouveau ; et, en même temps qu’il donne la main comme avocat et comme
magistrat à ces dignes races des De Thou, des Pithou et des anciens
parlementaires, il est le conseiller d’État modèle, de qui se sont honorés
de relever tous ceux qui ont marqué depuis dans cette ferme et précise
carrière.
Pour bien connaître et pour comprendre le Portalis de la fin, il faut le
prendre à sa source et l’étudier dès le commencement : cela nous sera
facile, grâce aux secours de tout genre qui nous ont été donnés. Il naquit
le 1er avril 1746, au Bausset (arrondissement de
Toulon), d’une de ces familles bourgeoises qui restaient étrangères au
commerce, et dont les membres, voués à des professions libérales, savaient
trouver dans une honnête médiocrité de fortune la considération et
l’indépendance. Il fit ses études dans le collège des Oratoriens à Toulon et
à Marseille ; il s’y distingua par une rare facilité d’élocution et une
maturité précoce de jugement. Nous en avons les preuves par deux petits
écrits imprimés qu’il composa au sortir du collège, dès l’âge
de seize et dix-sept ans, et pendant qu’il était étudiant
en droit à l’université d’Aix. Le premier de ces écrits, intitulé : Des préjugés (1762), indique un esprit tourné par goût aux
considérations morales ; c’est comme un chapitre des Essais de Nicole, dans lequel sont distingués les préjugés de
divers genre et de diverse nature : les préjugés d’usage
et de société, ceux de parti, ceux qui
tiennent au siècle, etc. Le jeune auteur y note assez bien quelques-uns des
défauts et des travers de son temps, sans se montrer entraîné en aucun sens,
ni engoué ni trop sévère. Sur les idées et les querelles religieuses, il y a
des mots heureux : « Les vérités dogmatiques, dit-il, ont des
bornes ; né libre et peut-être rebelle, l’esprit
humain n’aime point à s’en prescrire. Il sort bientôt du cercle étroit
que lui prescrit le dogme, pour entrer dans les régions immenses que lui
ouvre l’opinion. »
Le jeune homme, nourri dans la tradition et
dans la pratique religieuse, paraît préoccupé des querelles et des
dissensions théologiques qui agitaient encore à ce moment plusieurs classes
de la société : « Un enthousiaste, dit-il spirituellement, ne cherche
point dans les ouvrages divins ce qu’il faut croire, mais ce qu’il
croit ; il n’y démêle point ce qui s’y trouve, mais ce qu’il y cherche…
Les livres sacrés sont comme un pays où les hommes de tous les partis
vont comme au pillage, où ils s’attaquent souvent avec les mêmes armes
et livrent bien des combats d’où tous croient sortir également
victorieux69. »
On devine, à la manière dont il
parle du « judicieux abbé Fleury »
, qu’il n’est disposé à
donner dans aucun extrême en fait de doctrine ecclésiastique, de même qu’on
le trouve très en garde contre les écrits de Rousseau. Il le range, pour son
Contrat social,
dans ce
qu’il appelle la secte des politiques, gens inutiles et dangereux qui, au
lieu de s’appliquer à faire aller la société et à la servir, ont la manie de
la décomposer pour en rechercher les raisons et les causes, comme si elle
n’était pas chose naturelle et conforme à la nature humaine. Il s’étonne et
se scandalise de voir Rousseau annoncer témérairement, dans l’Émile, la ruine des puissantes monarchies de l’Europe. Quelques
pages auparavant, le lecteur pouvait lui-même s’étonner de voir, dans ce
petit livre des Préjugés, Newton classé pour son principe
de l’attraction parmi les auteurs de vains systèmes. C’est assez montrer
qu’il y a dans ce premier essai d’un auteur adolescent quelque tâtonnement
et du mélange ; mais ce qui s’y reconnaît visiblement, c’est un esprit sage,
sain, conservateur d’instinct, qui ne sort pas volontiers des choses
établies, et qui a pourtant souci de les rectifier et de les épurer.
Le second petit écrit, qui fut imprimé l’année suivante (1763), porte
directement contre l’Émile de Rousseau : les instincts de
celui qui distinguera toujours entre l’usage et l’abus de l’esprit
philosophique s’y produisent plus nettement encore. Rien ne nous prouve
mieux que Portalis ne dévia de sa ligne mixte à aucun moment, qu’il n’eut
point à revenir plus tard après s’être égaré d’abord, et qu’il était de ceux
qui, comme d’Aguesseau, sont nés tout tempérés. Il ne se laisse point
prendre au beau langage de Rousseau, ni à ses fastueux dehors qui affichent
la vertu : selon lui, « cet étrange alliage de bien et de mal rend le
mal plus dangereux en le déguisant »
. Il a de ces résumés de
jugement qui sont plus frappants pour nous que la démonstration qu’il en
donne : « Si la science de former les hommes, dit-il, était inconnue
avant M. Rousseau, elle le sera encore après son ouvrage ; il tend moins
à former
l’homme qu’à détruire le chrétien et
le sage. »
Les points sur lesquels il prend Rousseau en faute et
en contradiction sont peu nombreux, et pourraient être mieux choisis ; il en
est un pourtant qu’il a bien justement touché, c’est quand Rousseau, tout en
proclamant Dieu, dans son déisme assez stérile, déclare qu’il le bénit de
ses dons, mais qu’il ne le prie pas : Car « que lui
demanderais-je ? Je ne lui demande pas le pouvoir de bien faire :
pourquoi lui demander ce qu’il m’a donné ? »
À quoi le jeune
Portalis répond avec le bon sens du cœur, et qui lui donne le bonheur de
l’expression : « M. Rousseau ignore-t-il que ce n’est pas le pouvoir
de bien faire que nous demandons à Dieu, mais l’heureuse facilité de
faire le bien ? »
Ce petit écrit renferme déjà tout l’homme et le chrétien en Portalis. Dans sa
lecture rapide de l’Émile, il ne s’est guère attaché qu’à
ce qui choque la religion, et il s’en est fortement ému, lui, « qui
n’est ni théologien, dit-il, ni dévot »
. C’est qu’il s’est déjà
accoutumé à prendre la religion surtout par le côté pratique et moral :
« La religion ne détruit point l’homme, mais elle établit le
vertueux. »
Ainsi acheminé, dès ses premiers pas, dans une voie de prudence et de droiture, le jeune homme devint, à dix-neuf ans, avocat au parlement d’Aix, et s’y concilia aussitôt l’estime. On nous dit que, par sa manière de plaider, il fit révolution au barreau, et je me figure, en effet, que ce parlement distingué, mais éloigné comme il était de la capitale, avait conservé beaucoup de ses formes antiques et surannées, de celles dont on avait vu le jeune d’Aguesseau s’affranchir en son temps en portant la parole au parquet de Paris. Portalis fut, en quelque sorte, le d’Aguesseau de la Provence. Il accueillait les idées et les formes modernes dans une certaine mesure ; il ne pensait pas que les anciens eussent d’avance tout trouvé. Portalis était de ces esprits sages, amis d’une tradition progressive et d’une innovation légitime, qui croient qu’on peut étendre, sans la briser, la chaîne du passé, et qui ne résistent que là où ils voient qu’elle ne s’y prête plus. Par malheur, dans l’histoire, jamais les choses ne se sont conduites selon le vœu et le conseil de cette classe d’esprits : les nations, et surtout la nôtre, ne marchent qu’en brisant et rompant de temps en temps avec leur passé. Les esprits comme Portalis servent du moins, quand le pas est fait qu’ils n’auraient pas voulu, à rejoindre et à renouer la chaîne.
Tel il va nous apparaître dans les événements politiques qui signalèrent la fin du dernier siècle et le commencement du nôtre. En attendant, et durant les vingt-trois années qui s’écoulèrent depuis son entrée au barreau (1765) jusqu’en 1788 à la chute des parlements, il mena la vie d’un avocat occupé et consulté sur toutes les matières importantes. La Provence formait alors un petit État dans l’État ; le parlement d’Aix était saisi de toutes sortes d’affaires ; toutes les questions, non seulement d’administration, mais de politique locale, s’y traitaient. Portalis fut un des organes les plus éloquents et les plus considérés de cette vie publique. En octobre 1770, il publia une Consultation sur la validité des mariages des protestants, rédigée sur la demande du duc de Choiseul. Le futur ministre des Cultes y développait par avance, avec une lucidité pénétrante, ses principes d’équité civile, de moralité domestique et de tolérance religieuse. En 1778, il fut élu assesseur d’Aix, c’est-à-dire l’un des quatre administrateurs électifs du pays. En 1781, il retourna à sa profession d’avocat. Une des causes célèbres qu’il eut à plaider dans les années suivantes fut celle de la comtesse de Mirabeau, demandant la séparation de corps et de biens d’avec Mirabeau, lequel plaidait en personne. Portalis, dans le cours des plaidoiries, mérita un hommage d’estime arraché à l’adversaire. En même temps, par son sang-froid habile, il sut assez l’irriter pour l’amener à produire imprudemment et à lire en pleine audience les pièces décisives qui lui firent perdre sa cause. Le triomphe de ce sang-froid sur la fougue éloquente est resté mémorable au barreau. Mais le Portalis politique, qu’il nous importe ici de reconnaître, ne se retrouve pour nous qu’en 1788 dans la Lettre des avocats du parlement de Provence au garde des Sceaux, et dans l’Examen impartial des nouveaux édits, émanés du ministère Brienne-Lamoignon. Ces deux écrits nous donnent son point de départ exact à la veille de 89, et nous le montrent dans sa modération, ses réserves et ses timidités mêmes, et aussi dans son fonds de solidité et de doctrine.
L’Ancien Régime était à bout ; l’esprit s’était retiré de cette vieille monarchie durant le long affaissement de Louis XV ; ceux mêmes qui en étaient les gardiens naturels y portaient, sans le savoir, les plus rudes atteintes. On avait vu, sous le chancelier Maupeou, la monarchie administrative tenter hardiment de briser ce qui restait de corps à demi indépendants, qui devenaient un obstacle de tous les jours. Mais cette monarchie administrative n’était pas dans des mains assez fortes ni assez dignes pour que l’œuvre de Richelieu et de Louis XIV se continuât. Louis XVI, après avoir rendu aux grands corps judiciaires et aux compagnies souveraines leur pouvoir de résistance, s’en repentait, et laissait son ministère essayer de les briser de nouveau ; le garde des Sceaux Lamoignon imposait militairement, le 8 mai 1788, les édits qui renversaient par toute la France la vieille magistrature, restreignaient les ressorts des parlements, établissaient des circonscriptions nouvelles, multipliaient les tribunaux, et constituaient à Paris une cour plénière à laquelle tout ressortissait. C’était (sauf des différences qu’il serait trop long ici d’expliquer), c’était en somme une tentative de réorganisation de la justice en France sur un plan uniforme et d’après l’idée d’une législation homogène ; mais les auteurs de ce plan avaient bien moins songé à l’ordre judiciaire et à la justice en elle-même qu’aux conséquences politiques de cette mesure dans les difficultés extrêmes où ils se trouvaient. Le cri de la magistrature lésée et atteinte au cœur fut unanime : Portalis se fit l’organe des avocats et des magistrats de la Provence.
Il expose, dans sa remontrance et dans l’examen qui suivit, l’ancienne
doctrine française parlementaire, l’utilité des vérifications d’édits par
les cours souveraines, le bienfait même de certaines lenteurs, profitables
au bon conseil et à la prudence, de telle sorte qu’une volonté du monarque,
annoncée comme loi, n’ait pas son brusque effet immédiat aussi
infailliblement qu’« une boule jetée contre une autre doit avoir le
sien »
. Il ne croit pas que cette promptitude soit de nécessité
et de convenance dans une monarchie tempérée, où les impôts doivent toujours
être, sous une forme ou sous une autre, consentis par les sujets, et où le
zèle du citoyen contribuable est comme
la récompense du
prince
qui sait respecter les lois. Portalis aime à
voir dans les grands tribunaux placés entre le souverain et les peuples, et
chargés par le vœu et le concert tacite de tous deux du soin de vérifier les
lois, des établissements politiques réguliers, qui ont toujours été regardés
non seulement comme l’ornement et la décoration, mais aussi comme le retenail de la monarchie. Il affectionne ce dernier mot,
et il l’emploiera même dans un de ses rapports au Conseil des Anciens, en
parlant de la division du pouvoir législatif en deux sections. Il
s’attache aussi à combattre l’idée que
l’uniformité dans la législation soit nécessairement un bien, et ici, en se
faisant l’organe des vieilles mœurs, des vieilles coutumes cantonnées sur
divers points de la France, il se mettait en contradiction avec ce qu’il
devait plus tard accomplir comme l’un des principaux rédacteurs du Code
civil.
À cette date, l’idée d’uniformité dans la législation de l’empire ne lui
paraît pas un bien : « l’uniformité dans la législation, dit-il, a
toujours été un des grands moyens de préparer le despotisme. »
Il considère la France, telle qu’elle était en effet alors, comme une
fédération de petits États, plutôt unis que confondus, chaque petit État
possédant sa législation propre, et restant indépendant jusqu’à un certain
point dans les moyens de la diriger et de la contrôler. Cela était vrai
surtout de la Provence, de la Nation provençale comme on
disait, chez laquelle le roi n’était admis à faire les lois qu’à titre
d’héritier des comtes souverains du pays. Dans ce statu
quo de l’Ancien Régime, Portalis va jusqu’à penser qu’une
législation uniforme, qui peut convenir à une cité et à un gouvernement de
peu d’étendue, ne saurait s’appliquer dans la pratique à un grand État,
composé de peuples divers, ayant des besoins et des
caractères différents, des lois fondamentales antérieures, des capitulations et des traités
« que les souverains sont dans l’heureuse impuissance de
changer »
. Rien ne démontrerait mieux, à notre sens, la
légitimité de 89 que cette argumentation habile de la part d’un homme aussi
éclairé, et de laquelle il résulte que la France n’était pas un seul État ni
un corps mû d’un même esprit. Portalis disait en termes exprès :
« Dans une vaste monarchie comme la France, dont le gouvernement
est à la fois commerçant, religieux, militaire et civil, et qui est composée de divers peuples gouvernés par des coutumes
différentes, il est impossible d’avoir un
corps complet de législation. »
Cette possibilité d’un Code
uniforme, il en doutera encore longtemps, et même sous le Directoire ; il ne
prévoyait pas la main énergique et héroïque, l’épée toute-puissante sous
laquelle il travaillerait en paix, pendant le Consulat, en tête du groupe
des Prudents.
Tant il est vrai qu’à chacun appartient sa tâche et son rôle ; celui de
Portalis était de ne point innover en détruisant : « Le mal de
détruire, disait-il, est infiniment plus grand que celui de
souffrir. »
— « Il est plus dangereux de changer,
disait-il encore, qu’il n’est incommode de souffrir. »
Mais la
destruction faite, et quand la violence aveugle ne régnait plus, il
arrivait, il se levait avec calme, il trouvait des paroles de douceur,
d’équité, de renaissance et presque de convalescence sociale, et il
excellait à infuser quelque chose de la moralité ancienne dans le fait
nouveau.
Je n’insiste pas davantage sur ces premiers écrits à demi politiques, pleins de vues libérales ou même déjà législatrices entremêlées dans l’esprit de corps, et où la doctrine des anciens parlements se retrouve dans toute sa plénitude et sa beauté en expirant : mais Portalis ne s’y montrait encore que comme l’avocat d’une province, et j’ai hâte de l’atteindre au moment où il devient le conseiller et la lumière de toute la France.
Voyant la ruine des parlements et la Révolution engagée dès le premier jour dans des expériences inconnues, Portalis se tint à l’écart. L’influence de Mirabeau, souveraine dans la Provence, l’écarta des États généraux ; il n’en eut point de regret et se retira à la campagne, s’y occupant de méditer un ouvrage Sur les sociétés politiques. La Provence devenant inhabitable pour lui, il se rendit à Lyon avec sa famille, et dut s’en éloigner ensuite quand la guerre civile s’y alluma. Mais toujours et en tout temps, malgré les menaces de mort qui s’approchaient de lui, il se refusa à quitter le sol de la France. J’ai eu le plaisir d’entendre, sur sa vie errante et sur la suite de ses dangers à cette époque désastreuse, un récit touchant de la bouche même de son fils (M. le comte Portalis) qui l’accompagna partout, jusqu’au seuil de la prison, et qui, par une piété aussi dévouée qu’ingénieuse, réussit à retarder l’instant de son jugement et à le sauver. Portalis, qui était depuis plusieurs mois dans l’une des prisons de Paris, en sortit après le 9 Thermidor. C’est à dater de là que son rôle vraiment politique commence.
Son premier mot fut un cri d’humanité. Il publia au commencement de 1795 une
brochure qui avait pour titre : De la révision des
jugements, et pour épigraphe le vers de Crébillon :
« Hérite-t-on, grands dieux ! de ceux qu’on assassine ! »
Il s’agissait de savoir si, de peur de porter atteinte à l’hypothèque et au
crédit des assignats, la Convention redevenue libre resterait sourde aux
cris des familles, réclamant contre les confiscations qui avaient suivi les
jugements iniques rendus sous la Terreur. Portalis faisait de cette affreuse
époque de la veille un tableau vrai, avec des traits tirés de Tacite ; il
ajoutait avec une observation fine qui n’était qu’à lui :
On poursuivait les talents, on redoutait la science, on bannissait les arts ; la fortune, l’éducation, les qualités aimables, les manières douces, un tour heureux de physionomie, les grâces du corps, la culture de l’esprit, tous les dons de la nature, étaient autant de causes infaillibles de proscription… Par un genre d’hypocrisie inconnu jusqu’à nos jours, des hommes qui n’étaient pas vicieux se croyaient obligés de le paraître… On craignait même d’être soi ; on changeait de nom ; on se déguisait sous des costumes grossiers et dégoûtants ; chacun redoutait de se ressembler à lui-même.
En flétrissant ces choses atroces, la plume de Portalis n’est pas tout à fait le burin d’un ancien ; on a pu dire de quelques autres publicistes d’alors qu’ils écrivaient avec un fer rouge : lui, il a surtout sa précision et sa force quand il exprime des idées de probité et de morale sociale :
Des familles honnêtes, dit-il, se trouvent dépouillées de leur patrimoine par des jugements qui n’ont été que des crimes… Mais, dira-t-on, l’État ne peut réparer tous les maux inévitables d’une révolution. On ne demande pas qu’il les répare ; on demande seulement qu’il n’en profite pas.
Il insiste sur le grand point à ce moment, sur ce qui va indiquer tout d’abord de quelle qualité est la politique nouvelle qu’on va inaugurer :
Tout ne se borne pas dans le moment à réparer des désastres, il faut encore former l’esprit public ; il faut rétablir la morale dans le gouvernement… L’iniquité est aussi mauvaise ménagère du crédit que de la puissance… Nos finances ne doivent point être arrosées du sang innocent.
Nous saisissons, dès ce premier écrit de circonstance, la forme et le fond du discours habituel de Portalis, cet enchaînement et cette suite de maximes sages, miséricordieuses, appropriées, où respire comme un souffle du génie de Numa, aphorismes tout de réparation, tout de consolation et de santé, et qui allaient faire la plus salutaire impression sur le corps social si longtemps soumis à ces autres aphorismes de Saint-Just, concentrés et mortels comme le poison.
Un autre écrit, intitulé : Il est temps de parler, ou Mémoire
pour la commune d’Arles, est également de ces premiers mois de
1795. Portalis, rendant hommage dès le début à cette unité de l’empire et à
cette patrie française commune, à laquelle il n’avait pas cru d’abord et qui
venait de sortir, comme par miracle, du broiement de toutes les parties et
de la confusion même, dénonçait à la Convention délivrée et humanisée
l’incroyable proscription en masse de plus de
dix-huit cents électeurs de la ville d’Arles, la prise d’assaut et de
possession de cette innocente cité par les féroces Marseillais, la
démolition des antiques murailles bâties sous Clovis, le pillage des rives
du Rhône comme au temps des pirates sarrasins, l’impôt forcé de quatorze
cent mille livres levé par les brigands et la lie de la populace sur tous
les citoyens aisés, enfin des horreurs telles qu’au lendemain toute la
politique se réduisait à dire avec lui : « On ne doit plus distinguer
que deux classes d’hommes dans la République, les bons
et les mauvais citoyens. »
Cette histoire de
l’oppression et de la dévastation de la commune d’Arles est un des épisodes
les plus singuliers et les plus significatifs de la Terreur. Dans ce Mémoire, si plein de justice, de vérité et de toutes les
droites inspirations humaines, on voudrait vers la fin quelques accents de
plus, je ne sais lesquels, mais comme un Cicéron en aurait su trouver.
L’artiste (si l’on ose employer ce mot en pareille matière), le metteur en
œuvre chez Portalis fait un peu défaut quand il écrit : l’honnête homme n’en
était que plus à nu quand il parlait.
Nommé membre du Corps législatif en 95, il fut appelé par son âge à faire
partie du Conseil des Anciens, et il appartient désormais à toute la France.
Qu’on ne se figure nullement Portalis arrivant pour la première fois dans
cette assemblée politique, comme un royaliste qui a son arrière-pensée de
restauration monarchique, et qui s’entend avec des collègues du même bord
pour ménager des chances de triomphe à son opinion. Rien ne serait plus faux
qu’une telle vue. Portalis, en entrant dans les Conseils avec Siméon, dont
il avait épousé la sœur, vit tout d’abord Thibaudeau, qui s’était honoré
dans les derniers temps de la Convention par sa résistance aux mesures
exceptionnelles et révolutionnaires trop prolongées : « Nous vous
prenons
pour chef de file, lui dirent-ils,
nous voulons marcher sur votre ligne. »
Cette ligne était celle
aussi qui aurait fait marcher la Constitution sans violence, sans infraction
aux lois, et en y faisant entrer le plus possible les idées de régularité et
de justice. « Toute révolution est une conquête, pensait Portalis ;
la Constitution, dans laquelle on se repose, devient un véritable traité
de paix. »
C’est cette paix qu’il avait hâte de pratiquer et de
féconder, en substituant graduellement aux mesures hostiles, partiales,
éversives, l’action bienfaisante et concertée des lois. Mais les passions
étaient trop brûlantes encore ; elles l’étaient des deux côtés, de celui des
Conventionnels compromis et méfiants qui voulaient prolonger l’usurpation,
et de la part des nouveaux venus qui voulaient se venger d’avoir été
victimes, en usurpant à leur tour. Dès les premiers jours, la plupart des
Conventionnels restés dans les Conseils regardaient ouvertement les nouveaux
nommés comme des intrus et des ennemis ; ils semaient autour d’eux les
soupçons et les calomnies pour les décréditer du moins, ne pouvant les
éliminer : « Ceci débute mal, dit tout haut Portalis présent à ces
scènes : si les Jacobins ont le pouvoir de nous chasser d’ici, nous n’y
resterons pas longtemps. »
Il y resta assez, durant deux années, pour y fonder sa réputation d’orateur social, fidèle à tous les principes de modération et d’humanité. Ne pouvant le suivre dans la diversité des questions qu’il traita, je ne le prendrai que dans deux ou trois sujets et discours, qui me suffiront pour le caractériser.
Une des discussions où il se déploya avec le plus d’énergie et d’avantage, ce
fut à propos de ce qu’on appelait le décret du 3 Brumaire. La Convention
expirante, et tout à la veille de finir (car elle finit le 4 brumaire),
avait lancé in extremis un décret de moribond en colère,
un de ces codicilles testamentaires ab irato que les Assemblées conventionnelles finissantes
ne sont pas fâchées de léguer à leurs héritiers pour les entraver et les
empêcher de vivre, de se développer plus librement qu’elles n’ont pu faire
elles-mêmes. Par ce décret, on excluait des fonctions publiques, jusqu’à la
paix, des catégories entières de personnes, et notamment tous les inscrits
sur des listes d’émigrés, ainsi que leurs parents et alliés : mais il y
avait bien d’autres titres d’interdiction encore. Portalis qualifiait ce
décret du 3 Brumaire « un véritable Code révolutionnaire sur l’état
des personnes. »
Il montrait que le régime révolutionnaire avait
dû être détruit par la Constitution : « Et au lieu de cela, c’est la
Constitution que l’on veut mettre sous la tutelle du régime
révolutionnaire. »
La suite et l’enchaînement régulier de la
discussion s’animait chemin faisant, sur ses lèvres, d’expressions heureuses
à force de justesse : « Avec la facilité que l’on a, disait-il,
d’inscrire qui l’on veut sur des listes, on peut à chaque instant faire
de nouvelles émissions d’émigrés. »
Il
demandait pour la Constitution de la patience et du temps : « Il faut
que l’on se plie insensiblement au joug de la félicité
publique. »
Il observait que jamais nation ne devient
libre quand l’Assemblée qui la représente ne procède ainsi que par des coups
d’autorité : « Les institutions forment les hommes, si les hommes
sont fidèles aux institutions ; mais si nous conservons l’habitude de
révolutionner, rien ne pourra jamais s’établir, et nos décrets ne seront
jamais que des piliers flottants au milieu d’une mer
orageuse. »
On entrevoit par ces passages que Portalis n’était pas dénué d’une certaine imagination sobre et grave qui convenait à la nature et à l’ordre de ses idées législatrices. C’est ainsi que, dans son célèbre discours en faveur des prêtres non assermentés qu’on s’obstinait encore à persécuter et à proscrire, il faisait voir l’impuissance définitive de ces mesures extrêmes en même temps que leur odieuse rigueur, et rappelait que la Convention elle-même, au plus fort de sa domination souveraine, y avait échoué :
Il n’y a point de puissance absolue dans ce monde, il n’y en aura jamais. Le pouvoir en apparence le plus illimité rencontre à chaque pas des obstacles imperceptibles qui l’arrêtent. On peut le comparer à une mer orageuse qui vient subitement se briser sur le rivage contre des grains de sable 9.
Le second discours de Portalis que je veux signaler est précisément celui dans lequel il défendait les pauvres prêtres restés fidèles à l’ancienne orthodoxie ; on était prêt à renouveler contre eux les gênes d’un serment qui violait leur conscience, et qui allait les placer entre le mensonge et la proscription. Vingt mille citoyens étaient intéressés dans cette disposition générale, dans cette résolution que le Conseil des Cinq-Cents avait déjà votée, et que l’éloquence de Portalis fit échouer au Conseil des Anciens. Le discours qu’il prononça en cette occasion fut un événement moral, et d’un retentissement immense. Il y disait en réponse à ceux qui regardaient le serment comme une garantie :
Il eût été digne de notre siècle de reconnaître que le serment est une bien faible épreuve pour des hommes polis et raffinés ; qu’il n’est nécessaire que chez des peuples grossiers à qui la fausseté ou le mensonge coûte moins que le parjure ; mais que dans nos mœurs cette auguste cérémonie n’est plus qu’une forme outrageante pour le ciel, inutile pour la société, et offensante pour ceux qu’on oblige à s’y soumettre.
Après avoir traité la question dans sa généralité, il
arrivait au fond même, et il ne craignait pas de
dire le secret des cœurs : « Les prêtres non assermentés sont,
dit-on, violemment soupçonnés de n’avoir jamais aimé la
Révolution. »
Et en ne les justifiant qu’autant qu’il le fallait
pour rester dans le vrai, il maintenait que le cours des pensées est libre
et doit être ménagé tant qu’il ne se traduit point en actes coupables :
« Quand il s’opère une grande révolution dans un État, il n’est
pas possible que tous les membres de cet État changent d’habitudes, de
mœurs et de manières dans un instant. Il est plus aisé de rendre des
décrets que de former des hommes. »
Il demande donc du temps et
du soin pour corriger et ramener les esprits. S’élevant aux vrais principes
de la liberté religieuse, il fait voir qu’au point de vue politique, il est
impossible de ne pas appliquer « à une religion connue, ancienne,
longtemps dominante et même exclusivement autorisée, professée par les
trois quarts des Français, les principes de tolérance et de liberté que
la Constitution proclame pour tous les cultes : Voudrions-nous
aujourd’hui, s’écrie-t-il, que l’intolérance philosophique remplaçât ce
que nous appelons l’intolérance sacerdotale ? »
Au point de vue
politique toujours, il fait sentir les inconvénients d’un tel système pour
le rôle de la France au-dehors et dans les relations internationales :
Nos alliés, nos voisins, sont catholiques ou chrétiens ; chez les peuples modernes, la conformité des idées religieuses est devenue, entre les gouvernements et les individus, un grand moyen de rapprochement et de communication. Si la boussole ouvrit l’univers, le christianisme le rendit sociable. Le mépris que nous affectons pour un culte commun à tant de nations pourrait nuire à nos intérêts politiques et à nos relations commerciales ; car il n’est rien à quoi les hommes soient plus sensibles qu’au mépris qu’on laisse éclater contre leurs coutumes ou leur religion.
Et il va jusqu’à dire, au sein de cette assemblée frémissante
et où des applaudissements presque unanimes
couvraient quelques murmures irrités : « Nous compromettons la
liberté, en ayant l’air de séparer la France catholique d’avec la France
libre. »
— « Il n’est plus question de détruire,
concluait-il en finissant, il est temps de gouverner. »
Pour que de telles paroles, en effet, se fissent entendre et accueillir, pour qu’elles entraînassent la décision d’une assemblée où le vieux levain conventionnel fermentait encore, il fallait qu’une ère nouvelle eût commencé et que la Révolution fût entrée dans une phase toute différente. Le règne des tribuns avait cessé ; mais celui du législateur ne s’enfantait qu’avec peine. Ce n’était pas seulement l’esprit d’humanité, c’était aussi l’esprit de parti qui s’emparait à l’instant de ces belles paroles de Portalis. Un double courant de factions était aux prises : ceux mêmes qui voulaient rester immobiles et fidèles à la situation du milieu étaient entraînés par l’un ou par l’autre de ces courants profonds et contraires. Les anciens Conventionnels n’avaient décidément confiance qu’en ceux qui avaient donné des gages à la Révolution ; et quels gages ! Portalis, qui n’en avait pas donné en leur sens, était classé par eux comme royaliste, et il allait être compris à ce titre dans la proscription de Fructidor. Intervalle anarchique et laborieux ! Le moment de détruire était passé ; celui de gouverner, qui ne se rencontre jamais qu’avec l’homme qui gouverne, n’était pas encore venu.