Chapitre III :
Les Émotions
I
Dans le grand ouvrage qui nous occupe, la plus faible partie est celle dont nous allons aborder l’étude177 ; elle a pour objet les émotions. Quoique l’auteur, dans sa préface, annonce qu’il veut procéder en naturaliste et continuer, dans le domaine affectif, ce qu’il a fait pour l’intelligence, les appétits et les sensations, on ne trouve plus ici cette sûreté de méthode qui satisfait l’esprit, encore plus que ne le font les analyses et les découvertes. La méthode du naturaliste, en effet, comprend deux opérations essentielles : classer et décrire. La partie descriptive est excellente et l’on ne pourrait guère la souhaiter plus complète. Chaque espèce d’émotions est caractérisée avec soin, considérée dans ses effets, ses modifications, son influence, ses transformations. L’auteur ne manque jamais de l’étudier sous son double aspect physique et mental, rattachant ainsi la psychologie des passions à la physiologie des passions ; et exposant par là même, comme il le fait remarquer, les rapports du physique et du moral. Cette exposition laite en détail et par fragments, sous le titre spécial de chaque émotion, y gagne en précision. En un mot, on y retrouve tout le talent des précédentes études, tel qu’on a pu l’entrevoir à travers notre analyse.
Le défaut de l’ouvrage nous paraît être dans sa classification des phénomènes affectifs. Au reste, à notre place nous laisserons parler ici un meilleur juge. M. Herbert Spencer, dans un article publié en 1860 par la Médico-Chirurgical Review, et reproduit depuis dans ses Essays (t. 1, 1868), a fait du livre de M. Bain sur les Emotions une critique détaillée dont voici la substance.
Malgré ses mérites, l’œuvre de M. Bain est provisoire ; c’est une étude de transition. Son intention, il le déclare, est de suivre la méthode naturelle, et il le fait à beaucoup d’égards. Mais ses classifications ne sont point fondées sur cette méthode et voici pourquoi. Une classification naturelle suppose deux choses : une comparaison des phénomènes, et une analyse rigoureuse qui, sans s’arrêter aux caractères accidentels, pénètre jusqu’à ce qui est fondamental. Ce double travail manque ici : la description remplace trop l’analyse. M. Bain avoue lui-même qu’il a adopté, comme base de classification, les caractères les plus manifestes des émotions, tels qu’ils nous sont donnés subjectivement et objectivement. Au point de vue objectif, il s’en réfère au langage naturel des émotions et aux phénomènes sociaux qui en résultent. Au point de vue subjectif, il tient pour indécomposables et primitives les émotions que l’analyse de la conscience donne comme telles. Cependant les psychologistes savent bien qu’il y a des actes intellectuels, que la conscience nous donne comme simples et indécomposables, et que l’analyse résout parfaitement. Il en doit être des émotions comme des actes intellectuels. Tout comme le concept d’espace se résout en expériences tout à fait différentes de ce concept ; de même il est probable que le sentiment d’affection ou de respect est composé d’éléments, fort distincts chacun, du tout qu’ils composent.
Comment M. Bain n’a-t-il pas vu que s’en tenir aux caractères les plus manifestes, c’est suivre la méthode des anciens naturalistes qui, en vertu de ressemblances extérieures et superficielles, rangeaient les cétacés parmi les poissons, et les zoophytes parmi les algues ? Toute classification qui n’est point fondée sur des rapports réels, peut contenir beaucoup de vérités ; elle est utile au début d’une science, mais elle ne peut être que provisoire.
M. Herbert Spencer se demande ensuite, comment il aurait fallu procédera cette analyse rigoureuse qui doit précéder la classification. Il est bien plus aisé, assurément, de comparer des animaux et des organes que des émotions ; de là, une première difficulté. Une seconde, plus grave, c’est qu’une bonne classification psychologique supposerait résolues un certain nombre de questions biologiques, qui, dans l’état actuel de la science, ne le sont point. On peut donc aspirer à un progrès, non à un résultat définitif ; et voici les conditions de ce progrès :
Il faudrait étudier l’évolution ascendante des émotions à travers le règne animal ; rechercher celles qui apparaissent les premières et coexistent avec les formes les plus inférieures de l’organisation et de l’intelligence.
Noter les différences qui existent sous le rapport des émotions, entre les races humaines inférieures et supérieures ; celles qui seront communes à toutes pourront être considérées comme primitives et simples ; et celles qui sont propres aux races civilisées, comme ultérieures et composées.
3. Observer l’ordre d’évolution et de développement des émotions, depuis la première enfance jusqu’à l’âge mûr.
La comparaison de cette triple étude des émotions dans le règne animal, le progrès de la civilisation et le développement individuel, rendraient plus facile une analyse vraiment scientifique des phénomènes affectifs. L’ordre d’évolution des émotions donnerait leur ordre de dépendance mutuelle. On verrait, par exemple, que les races sauvages les plus basses ignorent la justice et la pitié ; qu’elles connaissent à peine certaines émotions esthétiques, comme celles de la musique ; que l’amour de la propriété se produit tard, et est, par conséquent, un sentiment ultérieur et dérivé.
Enfin, M. Bain n’a tenu aucun compte de la transmission héréditaire qui crée cependant de si grandes différences entre les races sauvages et civilisées178.
A ces critiques, nous risquerons d’en ajouter une dernière : M. Bain porte à neuf le
nombre des émotions simples. Faut-il croire qu’elles sont absolument irréductibles ?
N’y a-t-il point quelque inclination fondamentale qui en soit la source et les
explique ? Tous les phénomènes affectifs ne peuvent-ils pas se ramener à une loi
dernière, comme les phénomènes intellectuels se ramènent à un mode particulier
d’association ? Spinoza, on le sait, expliquait toutes nos passions par le désir, la
joie et la peine, qu’il ramenait à l’inclination fondamentale de tout être :
« être et persévérer dans son être. »
Jouffroy arrivait à la même
conclusion sous une autre forme et d’une autre manière. Toutes les émotions simples ou
composées avaient pour première source l’amour de soi. Les positivistes les
répartissent en deux classes : affections égoïstes, affections altruistes. Il nous
semble regrettable que M. Bain n’ait point essayé aussi une réduction, ou qu’au moins
il ne nous ait pas donné son avis sur les doctrines courantes.
II
« Le sentiment, dit-il, comprend tous nos plaisirs et peines et certains modes
d’excitation d’un caractère neutre, qu’on définira plus tard. »
Le sentiment
(feeling) comprend à la fois les diverses sensations précédemment
examinées et les émotions179. Celles-là sont des sentiments primitifs,
celles-ci des sentiments secondaires, dérivés, complexes.
« Le principe le plus général que nous puissions établir par rapport à la
concomitance de l’esprit et du corps, est la loi de diffusion qui
s’énonce ainsi : « Quand une impression est accompagnée de sentiment ou d’une
conscience quelconque, les courants excités se répandent librement dans le cerveau
et conduisent à une agitation générale des organes moteurs, et affectent les
viscères. »
L’action réflexe, au contraire, qui n’est point sentie, est
restreinte dans son influence à un circuit nerveux fort étroit.
Cette loi de diffusion fait que l’émotion se transmet par ondulations au cœur, à
l’estomac, aux viscères, et se manifeste par les traits de la physionomie, par la
contenance, etc., etc. « Elle constitue un appui considérable à la doctrine de
l’unité de la conscience. Plusieurs excitations nerveuses
peuvent bien coexister ; mais elles ne peuvent affecter la conscience que
successivement, chacune à son tour. »
C’est sur ces manifestations extérieures des émotions, sur leurs résultats et leurs caractères subjectifs qu’est fondée, comme nous venons de le voir, leur classification. L’auteur reconnaît les onze classes suivantes180 :
Les plaisirs et peines résultant de la loi d’harmonie et de conflit. Nous sommes exposés à une pluralité de sensations ; quand elles s’accordent il y a plaisir ; quand elles se contrarient il y a peine. Les courants nerveux conspirent au même but, dans le premier cas, et l’énergie est économisée ; dans le second cas, elle est dépensée, parce que les courants se combattent.
Les émotions résultant de la loi de relativité : tels sont la nouveauté, l’étonnement, les sentiments qui résultent de la liberté ou d’une contrainte de la puissance ou de l’impuissance. A cette classe appartiennent les émotions qui, en voyage, résultent de la surprise ; la joie de certaines personnes passant brusquement de la pauvreté à la richesse.
La terreur et tout ce qui s’y rapporte : timidité, superstition, crainte panique, effroi religieux. Ces émotions relâchent les muscles, affaiblissent les fonctions digestives, agissent sur la peau, les yeux, les cheveux.
Les émotions tendres : affections bienveillantes, reconnaissance, amour, pitié, vénération. Physiquement, elles agissent surtout sur la glande lacrymale. Mentalement, elles sont capables de continuité, surtout lorsqu’elles sont peu intenses.
Les émotions personnelles (of self) : amour, estime et admiration de soi-même, orgueil, émulation, plaisirs de la louange et de la gloire. L’expression de ces sentiments, c’est un air de satisfaction sereine, de joie calme ; peut-être le sourire en est-il le mode le plus fort d’expression.
Le sentiment de la ‘puissance, de la supériorité, du pouvoir proprement dit : le plaisir du riche propriétaire, du chef d’une manufacture, de l’homme d’Etat, du millionnaire, du savant qui découvre, de l’artiste qui réussit.
Les émotions irascibles. « Au lieu d’un plaisir engendrant un plaisir comme dans le
cas des « émotions tendres, nous avons ici une souffrance qui aboutit à une
souffrance. »
Les émotions qui résultent de l’action (pursuit), comme dans la chasse, la pêche, les combats d’athlètes, la recherche de la science, la lecture des oeuvres littéraires fondées sur l’intrigue. Physiquement, le système n’est ouvert qu’à une seule chose ; nous sommes « tout yeux ou tout oreille. » Psychologiquement, tout autre plaisir, toute peine étrangère sont suspendus ; nous sommes entièrement à l’objet que nous poursuivons, les préoccupations objectives étant anesthésiques par nature.
L’exercice de l’intelligence produit un certain nombre d’émotions, tandis que les associations par contiguïté, fondées sur une simple routine, nous laissent indifférents. Il y a au contraire une surprise agréable à saisir des ressemblances nouvelles : de là le plaisir que nous causent les comparaisons poétiques ou l’application pratique de quelque découverte au bien-être de la vie.
Tandis que les sentiments rangés sur les neuf titres qui précèdent sont simples, irréductibles, les émotions esthétiques et les émotions morales qui forment les deux derniers groupes, sont composées. L’auteur les a étudiées en détail, et il est indispensable de nous y arrêter.
III
Deux bons chapitres (xiii et xiv) sur la sympathie, l’imitation et l’émotion idéale, c’est-à-dire celle qui a pour cause de pures idées et non des réalités, précèdent l’exposition esthétique.
« On entend par sympathie et imitation, la tendance d’un individu à s’accorder
avec les états actifs ou émotionnels des autres ; ces états étant révélés par
certains moyens d’expression. »
La sympathie et limitation ont un même
fondement ; mais l’un se dit de nos sentiments et l’autre de nos actions. Deux lois
régissent la sympathie. La première c’est la tendance à prendre un état, attitude ou
mouvement corporel, quand nous voyons une autre personne le produire. La seconde,
c’est la tendance à prendre un état de conscience par le moyen des états corporels qui
l’accompagnent. Ces deux lois expliquent les émotions contagieuses, la propagation du
bâillement ou du rire. Une grande faiblesse nerveuse prédispose aux sensations par
sympathie et aux faits bizarres qui se produisent dans le sommeil magnétique.
Il serait inexact de dire que M. Bain nous a donné dans son ouvrage une esthétique et une morale, cependant on en trouve une esquisse. Sa méthode expérimentale, très bonne quand elle s’applique aux simples phénomènes psychiques, ne nous paraît pas aussi heureuse ici, ou il s’agit moins des faits que d’un idéal, moins de ce qui est que de ce qui doit être. Entre le bien et le beau, le rapport est si intime que quelques-uns, comme Gœthe, ont pensé que la morale n’est que l’esthétique appliquée à la vie ; idée qui n’a pas été étrangère à Platon. La vertu apparaît alors comme une autre forme de la beauté. Et certes, quand on y pense, on ne peut s’empêcher de trouver un peu vaines ces recherches qui ont pour objet de fixer l’essence du bien et du beau. Ici la précision n’est plus que gaucherie et maladresse ; ce sont choses si délicates que toute roideur scolastique les froisse ou les brise. Il faut renoncer à saisir l’insaisissable et à traduire l’idéal par les formules imparfaites de la science : elles n’offrent qu’un faux-semblant de rigueur.
Peut-être en esthétique n’y a-t-il qu’une seule méthode vraiment sérieuse et qui n’aboutit pas à l’illusion, en croyant tenir la vérité ? C’est celle qui procède subjectivement ; elle ne recherche point ce qu’est le beau ; aux définitions déjà données, elle n’essaie pas d’en ajouter une nouvelle, également quoique autrement insuffisante : elle se borne à l’étude des phénomènes internes, c’est-à-dire des effets que le beau produit sur nous. Il y a un certain nombre de sentiments ou émotions que nous appelons esthétiques ; quelle en est la nature ? quels en sont les caractères ? Ainsi, constater des phénomènes, les analyser et les décrire, voilà toute sa tâche. Jouffroy en a donné un exemple dans son Cours d’esthétique : malheureusement inachevé. L’esthétique, ainsi entendue, est une dépendance nécessaire de la psychologie : elle en forme comme un chapitre qu’on peut à peine détacher, et il semble qu’au moins dans un traité analytique des phénomènes de conscience, on ne peut l’entendre autrement.
Tous nos sens, dit M. Bain, ne sont pas aptes à nous fournir des émotions esthétiques ; car il faut exclure de cette catégorie les plaisirs purement sensuels : d’abord parce qu’étant indispensables à notre existence, ils n’ont pas un caractère désintéressé ; ensuite parce qu’ils sont liés quelquefois à certains faits répugnants, enfin parce qu’ils sont égoïstes ou individuels ; deux hommes peuvent jouir du même tableau, ils ne peuvent jouir d’un même morceau de nourriture. Pour que des sensations aient le caractère esthétique, il faut donc qu’elles ne soient pas la simple propriété de l’individu ; c’est ce qui fait que l’œil et l’oreille sont les sens esthétiques par excellence.
« Depuis l’aurore de la spéculation philosophique, la nature du beau a été un
sujet de discussions. Dans les entretiens de Socrate, dans les dialogues de Platon,
cette recherche a sa place à côté d’autres recherches conduites dans un même esprit,
relativement au bon, au juste, au convenable. Mais la plupart des chercheurs ont été
le jouet d’une méprise, qui a rendu leur discussion vaine quant à ses résultats
analytiques. Ils procédaient dans cette hypothèse qu’on peut trouver quelque chose
d’unique, qui entre, à titre d’ingrédient commun, dans toute la classe des objets
nommés beaux. »
Mais cela n’est pas ; sans quoi, depuis deux mille ans, ce
beau-type aurait été découvert. D’ailleurs, nous autres modernes habitués à la
doctrine de la pluralité des causes, nous ne répugnons nullement à admettre non pas un
beau en soi, mais des beaux. Ce, qui existe, ce sont simplement des impressions
communes.
Tout le but de cette exposition esthétique, c’est de montrer « que l’harmonie
est l’âme de l’art. »
Pour cela, il faut s’attacher particulièrement aux
deux sens esthétiques.
L’étude des sensations auditives, fondée sur l’acoustique comme celle des sensations visuelles sur l’optique, amène à découvrir dans l’un et l’autre cas des harmonies. La musique, la poésie, l’éloquence ne peuvent se passer du rhythme, de la cadence, de variations dans le volume de la voix, le ton, etc. Les harmonies de la vue sont plus frappantes encore : n’y a-t-il pas des harmonies de couleur ? le rouge, par exemple, qui s’harmonise avec le vert ; le bleu avec l’orange ou l’or ; le jaune avec le violet. N’y a-t-il pas des harmonies de mouvements comme dans le geste ou la danse ? N’y a-t-il pas des harmonies dans les dimensions, en vertu desquelles quand un angle attire l’attention, nous préférons 45° ou 30°, parce que ce sont des parties aliquotes d’un angle droit ? De même aussi pour les formes et les contours.
Le sublime est un sentiment qui s’explique par la sympathie. « Les objets que
nous appelons sublimes sont, pour la plupart, tels d’aspect et d’apparence qu’ils
expriment une grande puissance, énergie ou immensité, et sont par là capables
d’élever l’esprit par un sentiment emprunté de puissance. Le sentiment de notre
propre pouvoir se déploie en ce moment par sympathie avec le pouvoir qui se déploie
à nos yeux. »
L’Océan, un volcan en éruption, les cimes alpestres, un
ouragan, nous causent l’émotion idéale d’un pouvoir transcendant. La grandeur des
masses, l’immensité de l’espace, la longueur infinie du temps sont autant de formes du
sublime ; mais c’est surtout l’idée du génie humain — de Newton et d’Aristote, de
Shakespeare et d’Homère — qui nous suggère cette émotion. « La puissance
humaine est le sublime vrai et littéral, et il est le point de départ pour la
sublimité de puissance dans toute autre chose. La nature, par une extension hardie
d’analogie, est assimilée à l’humanité et revêtue d’attributs mentaux. »
Une question intéressante peu étudiée jusqu’ici termine cette esquisse d’esthétique : c’est celle du rire. M. Bain ne fait guère que l’effleurer. M. Herbert Spencer a publié sur le même sujet un court et substantiel essai : nous les joindrons ici tous deux181.
Les causes du rire, dit M. Bain, sont tantôt physiques, comme le froid, le chatouillement, certaines douleurs aiguës, l’hystérie ; tantôt mentales, comme la gaieté : le rire des dieux dans Homère est l’exubérance de leur joie céleste, après leur banquet quotidien. Il semble que tout ce qui produit une augmentation de gaieté, en nous affranchissant d’une contrainte ou en accroissant la conscience de notre énergie, produit une émotion agréable dont le rire est une manifestation. Un sentiment tendre, au contraire, donnerait lieu à une manifestation d’un caractère moins tranché, le sourire ; si toutefois il est exact de dire que le sourire est une espèce de rire.
On dit communément que le plaisant est causé par une disconvenance (incongruity) ; qu’il faut pour le produire au moins deux choses ou qualités ayant entre elles quelque opposition de nature. Mais il y a des disconvenances qui produisent toute autre chose que le rire ; un vieillard sous un fardeau pesant, de la neige en mai ; un loup dans une bergerie et vingt autres faits de ce genre excitent la pitié, l’étonnement, la crainte, non point le rire.
Hobbes définit le rire : « Un sentiment soudain de gloire « naissant de l’idée
soudaine de quelque supériorité qui nous est propre, par comparaison avec
l’infériorité d’autres ou notre propre infirmité antérieure. »
Cette
application purement égoïste du rire n’explique ni celui qui est causé par la
sympathie, ni celui que fait naître la littérature comique.
M. Bain paraît trouver la cause du rire dans un sentiment de pouvoir ou de supériorité, et dans l’affranchissement d’une contrainte. Un maintien sérieux, grave, digne, solennel, nous force à la contrainte ; ainsi dès qu’on peut le quitter, on se sent comme délivré. Le sérieux demande du travail et de l’effort ; l’abandon, la liberté ; le laisser-aller se produisent d’eux-mêmes : aussi ont-ils un air de gaieté qui naît de l’absence de toute contrainte.
Laissons parler maintenant M. Herbert Spencer. Son court article sur la physiologie du rire nous paraît l’un des meilleurs de ses Essais. Ce titre laisse voir que le côté psychologique l’a moins préoccupé que M. Bain ; peut-être n’en a-t-il que mieux réussi ; nulle part ailleurs, il ne s’est plus fermement appuyé sur sa grande doctrine de la continuité des phénomènes naturels, en vertu de laquelle il n’y a que des transformations, non des créations de mouvements. Par suite, il n’a pas étudié le rire isolément, en lui-même ; il l’a rattaché à ses causes, à ses conditions ; il l’a considéré comme le moment d’un tout, dont on ne peut le séparer.
Quand on demande d’où résulte le rire, on répond ordinairement, d’une disconvenance. En admettant que cette réponse ne souffre aucune objection, il faut admettre pourtant qu’elle entame à peine le problème, puisque la vraie difficulté est celle-ci : Pourquoi quand nous éprouvons un vif plaisir, quand nous sommes frappés d’un contraste inattendu entre des idées, se produit-il une contraction particulière des muscles de la face et de certains muscles de la poitrine et de l’abdomen ? La physiologie seule peut nous répondre.
Elle nous apprend qu’il est de la nature de la force nerveuse de se dépenser, de se décharger de l’une des manières suivantes ;
L’excitation nerveuse tend toujours à produire le mouvement musculaire, et elle le produit toujours quand elle atteint une certaine intensité. De là les gestes, l’expression de la physionomie, bref tous ces états des muscles qui nous permettent de lire les sentiments des autres. La décharge nerveuse peut même produire des effets extraordinaires, comme chez les paralytiques qui ont recouvré momentanément l’usage de leurs membres, par suite de quelque émotion violente. Les émotions et les sensations tendent donc à produire des mouvements corporels, en proportion de leur intensité.
Mais ce n’est pas là la seule direction que puisse suivre l’action nerveuse pour se dépenser. Les viscères, tout aussi bien que les muscles, peuvent recevoir la décharge.
De là l’influence des émotions sur le cœur et les organes digestifs.
Enfin la décharge nerveuse peut s’opérer dans une autre direction, qu’elle suit d’ordinaire quand l’excitation n’est pas forte. Elle consiste à faire passer l’excitation à quelque autre partie du système nerveux. C’est ce qui se produit quand nos pensées et nos sentiments sont calmes ; et c’est de là que résultent les états successifs qui constituent la conscience. Les sensations excitent des idées et des émotions ; celles-ci, à leur tour, éveillent d’autres idées et émotions et ainsi de suite ; c’est-à-dire que la tension qui existe dans certains nerfs ou groupes de nerfs, quand ils nous procurent des sensations, idées ou émotions, engendre une tension équivalente dans quelques autres nerfs ou groupes de nerfs avec lesquels ils sont liés.
C’est une nécessité que la force nerveuse existant à chaque instant, et qui produit d’une manière inexplicable ce que nous appelons sentiment, suive l’une de ces trois directions : exciter de nouveaux sentiments, agir sur les viscères, produire des mouvements. Des faits bien connus viennent à l’appui. Les grandes douleurs sont silencieuses. Pourquoi ? parce que l’excitation nerveuse éveille des idées mélancoliques, au lieu de produire des manifestations extérieures. Ceux qui cachent leur colère sont les plus vindicatifs. Pourquoi ? parce que l’émotion s’accroît en s’accumulant. L’activité corporelle, au contraire, la nécessité d’une vie d’efforts, affaiblit les émotions, parce que l’excitation nerveuse se dépense matériellement.
Tout ceci nous explique la question du rire. L’excitation nerveuse doit suivre celui des trois canaux qui s’ouvrira le plus facilement : dans le cas du rire, la décharge agit sur les muscles. Soit le rire qui résulte d’une cause physique (froid, chatouillement) ; la décharge agira d’abord sur les muscles qui se meuvent le plus habituellement, c’est-à-dire ceux de la bouche et des organes de la voix ; si elle est très forte, elle agira sur d’autres parties du corps comme dans le rire violent. Soit maintenant le rire qui résulte d’une disconvenance. Vous êtes au théâtre : on joue un drame intéressant et l’on en est à une scène capitale, la réconciliation du héros et de l’héroïne après de longs et affligeants malentendus. Mais voilà que, du fond de la scène, sort une chèvre qui, après avoir regardé avec étonnement l’assistance, va en bêlant vers les amants. Vous riez. Pourquoi ? c’est que vous étiez en proie à une forte émotion, ou, physiologiquement parlant, votre système nerveux était en état de tension. Une brusque interruption est survenue : la vue de cette chèvre ne peut causer une émotion égale à celle de la réconciliation des deux amants ; il y a donc un surplus d’émotion qui doit s’écouler ; la décharge se produit par le canal qu’elle trouve ouvert et produit le rire.
Si nous examinons, à titre de contre-épreuve, les disconvenances qui ne produisent pas le rire, comme un vieillard sous un lourd fardeau, nous verrons qu’ici les deux états de conscience, quoique opposés, sont de même masse, et que par suite il n’y a aucun excès de décharge à dépenser. L’orateur qui, au Parlement, remet et tire sans cesse son lorgnon, l’écolier qui, en récitant sa leçon, remue quelque chose entre ses doigts, les actes automatiques de certains avocats ou autres gens parlant en public : ce sont là autant d’exemples de la manière dont le trop plein des émotions peut se dépenser, et empêcher par suite qu’elles ne paralysent l’intelligence.
IV
L’étude qui précède a pu montrer une fois de plus combien l’analyse de M. Spencer est systématique ; aussi n’avons-nous pas voulu négliger cette importante monographie psychologique. Revenons à M. Bain et à son analyse des émotions morales. Très-claire dans le détail, elle est plus difficile à saisir et à exposer dans son ensemble. Il me semble cependant que sa grande préoccupation a été celle-ci : donner à la moralité un caractère purement humain. La conception d’une loi supérieure paraît surtout lui répugner, parce qu’elle se présente comme un fait supra-sensible, en désaccord avec ses habitudes empiriques. Si le langage de la philosophie allemande ne devait paraître déplacé ici, nous dirions en un seul mot, que la morale de M. Bain est immanente et opposée à toute transcendance. Il a visé, avant tout, à la fonder non sur une abstraction, mais sur un fait et un fait humain.
Dans leur sens propre, dit M. Bain, je considère les mots moralité, devoir,
obligation, droit, comme se rapportant à la classe des actions qu’appuie et renforce
la sanction d’une punition. On peut désapprouver un mode de conduite, mais tant qu’on
ne va pas jusqu’à le poursuivre, on ne le reconnaît pas comme obligatoire.
« Les pouvoirs qui imposent la sanction obligatoire sont la loi et la
société, c’est-à-dire la communauté agissant, ou bien par les actes judiciaires
publics émanant du gouvernement, ou bien indépendamment du gouvernement par
l’expression non officielle d’une désapprobation, par l’exclusion des offices
sociaux. Le meurtrier et le voleur sont punis par la loi ; le lâche, l’adultère,
l’hérétique, l’homme excentrique, sont punis par la communauté agissant comme
individus privés, qui s’accordent à censurer et à excommunier l’offenseur. Un
troisième pouvoir qui implique l’obligation, c’est la conscience, qui est une
ressemblance idéale de l’autorité publique, se développant dans l’esprit de
l’individu et travaillant à la même fin. »
Les divers systèmes moraux fondés sur la loi positive, la volonté divine, la droite
raison, le sens moral, l’intérêt personnel, l’intérêt général sont successivement
examinés et rejetés par l’auteur. Il a très bien montré l’insuffisance des doctrines
égoïstes et utilitaires. Il n’est pas vrai que tous nos actes se réduisent à l’amour
de nous-mêmes, « car la sympathie est un fait de la nature humaine dont
l’influence se fait sentir loin, et qui constamment modifie et contrarie les
impulsions purement égoïstes. »
Et de même, l’utilité n’explique pas tous
nos actes, puisqu’il n’est point rare de voir un homme refuser d’embrasser une
profession lucrative, qui lui paraîtrait déshonorer les traditions d’orgueil de sa
famille et choisir plutôt une vie de privations et de misère.
La doctrine d’une loi morale indépendante, qui serve de critérium et de régulateur, n’est pas plus acceptable, car elle attribue à ce critérium une existence indépendante, sans rapport avec rien, bref à peine concevable. Nous avons bien pour nos poids et mesures un étalon indépendant auquel on peut les comparer ; pour régler nos montres nous avons nos observations astronomiques, et c’est l’Observatoire de Greenwich qui est notre régulateur ; mais, en morale, il n’y a pas de critérium réel de cette espèce. C’est faire violence au langage que de maintenir l’existence d’une vérité abstraite, et il en est de même pour les idées morales. Il faut les chercher dans l’esprit humain et non dans quelque chose d’extérieur à l’esprit humain. Si les lois mécaniques et mathématiques sont vraies, ce n’est pas en vertu d’une certaine vérité abstraite dont elles dériveraient, mais parce que les perceptions des hommes, dans cette région des phénomènes, sont uniformes lorsqu’on les compare. Quand cette uniformité n’existe pas dans nos perceptions (celles du goût par exemple), alors le critérium manque. « Il n’y a pas plus de conscience universelle que de raison universelle ; la conscience comme la raison est toujours individuelle. Seulement les hommes s’accordent dans leurs approbations et désapprobations morales, comme ils s’accordent dans leur jugement sur la vérité. Supposer un vrai ou un bien indépendant des jugements individuels, c’est ressembler à l’homme qui, entendant chanter en chœur, supposerait une voix abstraite universelle, distincte et indépendante des voix particulières.
On traduirait cette doctrine dans la langue de Kant en disant : les vérités scientifiques et morales sont subjectives ; toute leur réalité est en nous et non hors de nous. Le vrai et le bien ne sont que des abstractions réalisées : ils résultent de nos jugements, au lieu d’en être la cause ; ils sont si peu antérieurs à eux, qu’ils ne se produisent qu’après eux et par eux.
Le fait fondamental, c’est donc celui de l’approbation et de la désapprobation morale. Tous les hommes s’accordent-ils à approuver et désapprouver les mêmes choses ? Pour répondre à cette question, il faudrait avoir la collection complète de tous les codes ayant jamais existé. En son absence, on peut dire que l’uniformité supposée des décisions morales se résout dans les deux éléments suivants :
Les devoirs qui tendent à conserver la sécurité publique, laquelle renferme la sécurité individuelle. Par suite, respect de l’autorité protectrice, distinction « du tien et du mien », union des sexes, soins de la mère pour l’enfant.
Toute société qui ne remplit pas ces conditions disparaît, se détruit par un vice inhérent à sa nature même.
Les devoirs de pur sentiment imposant des prescriptions non essentielles au maintien de la société : devoirs très variables selon les temps et les peuples : boire du vin eu l’honneur de Bacchus, sortir avec un voile comme les musulmanes, s’abstenir de nourriture animale comme les brahmes, etc.
En résumé, il faut conclure « que les lois morales qui prévalent dans presque toutes les sociétés, sinon dans toutes, sont fondées en partie sur l’utilité et en partie sur le sentiment. » Et à cette question : quel est le critérium moral ? il faut répondre : « Les lois promulguées de la société existante, lesquelles dérivent d’un homme qui fut investi en son temps de l’autorité d’un législateur moral. » A l’appui de cette doctrine, on peut invoquer le mode de promulgation des lois morales : elles sont imposées par un pouvoir réel, par un individu dont la puissance est quelquefois dictatoriale. Tels ont été Mahomet, Confucius, Bouddha, Solon et le « traditionnel » Lycurgue. On peut invoquer aussi leur mode d’abrogation dont la Réforme et la Révolution française nous ont donné des exemples.
Quant à la conscience individuelle, l’auteur se déclare en désaccord complet avec
ceux qui la considèrent comme primitive et indépendante. « Je maintiens, au
contraire, que la conscience est une imitation au dedans de nous-mêmes du
gouvernement qui est en dehors. »
Elle se forme et se développe par
l’éducation182.
L’objet de ce travail étant d’exposer, non de critiquer, je ne m’arrêterai pas à discuter cette doctrine, quelque contestable qu’elle me paraisse à beaucoup d’égards. Je ne puis cependant m’interdire quelques courtes remarques.
Rien ne paraît plus contraire aux faits que de placer la règle morale dans une législation promulguée et de la considérer comme le type sur lequel se façonne la conscience individuelle. D’abord une objection se présente tout naturellement : Comment se fait-il que la conscience individuelle se fait souvent une loi particulière, en désaccord avec les lois générales ou du moins en dehors d’elles. L’auteur l’a vue, posée, l’appelle même une difficulté « formidable en apparence » : j’ose dire qu’il ne l’a nullement résolue. Comment d’ailleurs ne pas voir que ces lois promulguées sont le résultat des consciences individuelles, d’un travail sourd, latent, qui a duré quelquefois des siècles. L’histoire nous apprend que toute législation nouvelle ou bien est d’accord avec les vœux et les tendances des consciences particulières, et alors elle est acceptée par la majorité et s’impose peu à peu aux opposants ; ou bien elle est l’œuvre d’un caprice, et alors elle n’a ni durée, ni stabilité. Les lois promulguées sont donc l’œuvre des consciences individuelles, au lieu d’en être la cause. Les législations de Bouddha, de Solon, de Lycurgue, de Confucius, de Mahomet, ne sont pas de pures créations de leur cerveau. Confucius déclare suivre la tradition des ancêtres si puissants en Chine, Mahomet se donne comme restaurateur, le bouddhisme est né d’une effusion des cœurs vers la charité, la tendresse et la doctrine du non-agir. Solon et Lycurgue ont donné un corps aux vieilles institutions ioniennes ou doriennes. Tous ces hommes n’ont fait que dire le secret de tout le monde.
N’est-il point fâcheux aussi qu’une étude sur les sentiments moraux ne dise rien de leur développement ? Comment en bien montrer la nature, sans en décrire résolution ? Évidemment, on ne peut accepter ni la doctrine qui soutient l’immutabilité absolue de la morale, à laquelle les faits donnent le plus éclatant démenti, ni la doctrine de sa mobilité absolue qui n’est pas moins contredite par l’expérience. Mais comment s’opère le développement et en quelle mesure ? Comment, par la composition d’éléments simples, a-t-il pu se produire pour l’homme des émotions morales nouvelles ? La réponse manque à ces questions.