(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »

Essai sur Talleyrand (suite.)

Par Sir Henry Lytton Bulwer, ancien ambassadeur
Traduit de l’anglais par M. Georges Perrot16

Le devoir de la critique dans tout sujet est avant tout de l’envisager sans parti pris, de se tenir exempte de préventions, fussent-elles des mieux fondées, et de ne pas sacrifier davantage à celles de ses lecteurs. M. de Talleyrand est un sujet des plus compliqués ; il y avait plusieurs hommes en lui : il importe de les voir, de les entrevoir du moins, et de les indiquer. Sir Henry Bulwer, homme d’État et étranger, moins choqué que nous de certains côtés qui ont laissé de tristes empreintes dans nos souvenirs et dans notre histoire, a jugé utile et intéressant, après étude, de dégager tout ce qu’il y avait de lumières et de bon esprit politique dans le personnage qui est resté plus généralement célèbre par ses bons mots et par ses roueries ; « L’idée que j’avais, dit-il, c’était de montrer le côté sérieux et sensé du caractère de cet homme du XVIIIe siècle, sans faire du tort à son esprit ou trop louer son honnêteté. » Il a complètement réussi à ce qu’il voulait, et son Essai, à cet égard, bien que manquant un peu de précision et ne fouillant pas assez les coins obscurs, est un service historique : il y aura profit pour tous les esprits réfléchis à le lire.

Mais, en regard et à côté, il est indispensable d’avoir sur sa table le terrible article Talleyrand, de la Biographie-Michaud, article qui est tout un volume, et qui constitue la base la plus formidable d’accusation, le réquisitoire historique permanent contre l’ancien évêque d’Autun. Il y règne un esprit de dénigrement et de haine, c’est évident ; mais l’enquête préparée de longue main, grossie de toutes les informations successives et collectives, a été serrée de près.

Je reprends le personnage où je l’ai laissé. Talleyrand est donc rentré en France sous le Directoire ; l’ancien constituant a été amnistié, et mieux qu’amnistié ; mais du moment qu’il a remis le pied dans Paris, ce n’est pas pour y rester observateur passif et insignifiant : partout où il est, il renoue ses fils, il trame, il intrigue ; il faut qu’il soit du pouvoir, et il en sera.

À ne voir que les dehors, sa rentrée est la plus digne et la mieux séante : c’est une rentrée littéraire. Pour les politiques en disponibilité, la littérature, quand elle n’est pas une consolation, est un moyen. Talleyrand ne crut pouvoir mieux remplir son apparence de loisir, dans les mois qui précédèrent le 18 Fructidor, et payer plus gracieusement sa bienvenue que par son assiduité à l’Institut national, dont on l’avait nommé membre dès l’origine, et en y marquant sa présence par deux Mémoires : l’un tout plein de souvenirs et de considérations intéressantes sur les relations commerciales des États-Unis avec l’Angleterre, l’autre tout plein de vues, de prévisions et même de pronostics, sur les avantages à retirer d’un nouveau régime de colonisation, et sur l’esprit qu’il y faudrait apporter.

On a beaucoup dit que M. de Talleyrand ne faisait point lui-même les écrits qu’il signait, que c’était tantôt Panchaud pour les finances, des Renaudes pour l’instruction publique, d’Hauterive ou La Besnardière pour la politique, qui étaient ses rédacteurs. En convenant qu’il doit y avoir du vrai, gardons-nous pourtant de nous faire un Talleyrand plus paresseux et moins lui-même qu’il ne l’était : il me paraît, à moi, tout à fait certain que les deux Mémoires lus à l’Institut en l’an V, si plein de hautes vues finement exprimées, sont et ne peuvent être que du même esprit, j’allais dire de la même plume qui, plus de quarante ans après, dans un discours académique final, dans l’Éloge de Reinhard, traçait le triple portrait idéal du parfait ministre des affaires étrangères, du parfait directeur ou chef de division, du parfait consul : et cette plume ne peut être que celle de M. de Talleyrand, quand il se soignait et se châtiait.

Et comment ne serait-ce point M. de Talleyrand qui, après avoir vu de près l’Amérique, l’avoir observée si peu d’années après son déchirement d’avec la mère patrie, et l’avoir, non sans étonnement, retrouvée tout anglaise, sinon d’affection, du moins d’habitudes, d’inclinations et d’intérêts, aurait lui-même écrit ou dicté les remarques suivantes :

« Quiconque a bien vu l’Amérique ne peut plus douter maintenant que dans la plupart de ses habitudes elle ne soit restée anglaise ; que son ancien commerce avec l’Angleterre n’ait même gagné de l’activité au lieu d’en perdre depuis l’époque de l’indépendance, et que par conséquent l’indépendance, loin d’être funeste à l’Angleterre, ne lui ait été à plusieurs égards avantageuse. »

Appliquant ici le mode d’analyse en usage chez les idéologues et tout à fait de mise à l’Institut en l’an III, il partait de ce principe que « ce qui détermine la volonté, c’est l’inclination et l’intérêt », et que ces deux mobiles s’unissaient des deux parts pour rapprocher les colons émancipés et leurs tyrans de la veille :

« Il paraît d’abord étrange et presque paradoxal de prétendre que les Américains sont portés d’inclination vers l’Angleterre ; mais il ne faut pas perdre de vue que le peuple américain est un peuple dépassionné ; que la victoire et le temps ont amorti ses haines, et que chez lui les inclinations se réduisent à de simples habitudes : or, toutes ses habitudes le rapprochent de l’Angleterre.

« L’identité de langage est un premier rapport dont on ne saurait trop méditer l’influence. Cette identité place entre les hommes de ces deux pays un caractère commun qui les fera toujours se prendre l’un à l’autre et se reconnaître ; ils se croiront mutuellement chez eux quand ils voyageront l’un chez l’autre ; ils échangeront avec un plaisir réciproque la plénitude de leurs pensées et toute la discussion de leurs intérêts, tandis qu’une barrière insurmontable est élevée entre les peuples de différent langage qui ne peuvent prononcer un mot sans s’avertir qu’ils n’appartiennent pas à la même patrie ; entre qui toute transmission de pensée est un travail pénible, et non une jouissance ; qui ne parviennent jamais à s’entendre parfaitement, et pour qui le résultat de la conversation, après s’être fatigués de leurs efforts impuissants, est de se trouver mutuellement ridicules. Dans toutes les parties de l’Amérique que j’ai parcourues, je n’ai pas trouvé un seul Anglais qui ne se trouvât Américain, pas un seul Français qui ne se trouvât étranger. »

Après l’inclination et l’habitude, il relève l’intérêt, cet autre mobile tout-puissant, surtout dans un pays nouveau où « la grande affaire est incontestablement d’accroître sa fortune. » Et comment ne seraient-elles point encore de Talleyrand ces réflexions morales si justement conques, exprimées si nettement, sur l’égalité et la multiplicité des cultes, dont il a été témoin, sur cet esprit de religion qui, bien que sincère, est surtout un sentiment d’habitude et qui se neutralise dans ses diversités mêmes, subordonné qu’il est chez tous (sauf de rares exceptions) à l’ardeur dominante du moment, à la poursuite des moyens d’accroître promptement son bien-être ? Ce seraient, si c’était le lieu, autant de morceaux excellents à détacher.

Et sur ce climat qui n’est pas fait, et sur ce caractère américain, qui ne l’est pas davantage, quel plus frappant et plus philosophique tableau que celui-ci, trop pris sur nature, trop bien tracé et de main de maître pour n’être pas rappelé ici, quand sur d’autres points nous devons être si sévères !

« Que l’on considère ces cités populeuses d’Anglais, d’Allemands, de Hollandais, d’irlandais, et aussi d’habitants indigènes, ces bourgades lointaines, si distantes les unes des autres ; ces vastes contrées incultes, traversées plutôt qu’habitées par des hommes qui ne sont d’aucun pays : quel lien commun concevoir au milieu de toutes ces disparités ? C’est un spectacle neuf pour le voyageur qui, partant d’une ville principale où l’état social est perfectionné, traverse successivement tous les degrés de civilisation et d’industrie qui vont toujours en s’affaiblissant, jusqu’à ce qu’il arrive en très peu de jours à la cabane informe et grossière, construite de troncs d’arbres nouvellement abattus. Un tel voyage est une sorte d’analyse pratique et vivante de l’origine des peuples et des États : on part de l’ensemble le plus composé pour arriver aux éléments les plus simples ; à chaque journée, on perd de vue quelques-unes de ces inventions que nos besoins, en se multipliant, ont rendues nécessaires ; et il semble que l’on voyage en arrière dans l’histoire des progrès de l’esprit humain. Si un tel spectacle attache fortement l’imagination, si l’on se plaît à retrouver dans la succession de l’espace ce qui semble n’appartenir qu’à la succession des temps, il faut se résoudre à ne voir que très peu de liens sociaux, nul caractère commun parmi des hommes qui semblent si peu appartenir à la même association. »

S’il né semblait puéril et bien ingénu de prendre Talleyrand par le côté littéraire, on aurait à noter encore ce qui suit immédiatement, ces deux portraits de mœurs, le Bûcheron américain, le Pêcheur américain. Talleyrand a observé les États-Unis comme Volney, et il résume ce qu’il a vu avec plus de légèreté dans l’expression et autant d’exactitude. Contentons-nous donc de dire désormais que si la plupart du temps, dans les écrits signés de son nom, Talleyrand laissait la besogne et le gros ouvrage aux autres, il se réservait dans les occasions et aux bons endroits la dernière touche et la fin17 .

L’autre Mémoire sur les avantages à retirer de colonies nouvelles dans les circonstances présentes mériterait aussi une analyse : il se rapporte particulièrement à l’état moral de la France d’alors, et il est plein de vues sages ou même profondes. Il semble avoir été écrit en prévision du 18 Fructidor et des déportations prochaines : on n’ose dire pourtant que la Guyane et Sinnamari aient en rien répondu à la description des colonies nouvelles que proposait Talleyrand d’un air de philanthropie, et en considération, disait-il, « de tant d’hommes agités qui ont besoin de projets, de tant d’hommes malheureux qui ont besoin d’espérances. » Il y disait encore, en vrai moraliste politique :

« L’art de mettre les hommes à leur place est le premier peut-être dans la science du gouvernement ; mais celui de trouver la place des mécontents est, à coup sûr, le plus difficile, et présenter à leur imagination des lointains, des perspectives où puissent se prendre leurs pensées et leurs désirs est, je crois, une des solutions de cette difficulté sociale. »

Oui, mais à condition qu’on n’ira pas éblouir à tout hasard les esprits, les leurrer par de vains mirages, et qu’une politique hypocrite n’aura pas pour objet de se débarrasser, coûte que coûte, des mécontents.

Je relève dans ce Mémoire un heureux coup de crayon donné en passant, et qui caractérise en beau M. de Choiseul :

« M. le duc de Choiseul, un des hommes de notre siècle qui a eu le plus d’avenir dans l’esprit ; qui déjà, en 1769, prévoyait la séparation de l’Amérique d’avec l’Angleterre et craignait le partage de la Pologne, cherchait dès cette époque à préparer par des négociations la cession de l’Égypte à la France, pour se trouver prêt à remplacer, par les mêmes productions et par un commerce plus étendu, les colonies américaines le jour où elles nous échapperaient… »

Voilà un éloge relevé par un joli mot : un joli mot, en France, a toujours chance de l’emporter sur un jugement. On ne doit pas oublier toutefois quelle légèreté M. de Choiseul apporta dans ces affaires mêmes des colonies, et d’après quel « plan insensé » furent conduites les expéditions aventureuses de la Guyane (1763-1767). Malouet, dans ses Mémoires, nous en apprend assez long là-dessus. M. de Choiseul, en fait de colonies, pouvait voir très loin dans l’avenir ; il regardait très peu dans le présent.

Mais c’est trop nous arrêter aux bagatelles de la porte. M. de Talleyrand cependant s’est remué, il a intrigué, il a plu à Barras ; il est entré, par lui, dans le gouvernement. A-t-il poussé et coopéré aussi activement qu’on l’a dit à toutes les mesures qui précédèrent et suivirent le 18 Fructidor ? Quand on parlait devant lui de la complicité de Mme de Staël, dans ce coup d’État : « Mme de Staël, disait-il, a fait le 18, mais non pas le 19. » On sait, en effet, que, si la journée du 18 avait abattu l’espoir des royalistes, la journée du 19, avec ses décrets de déportation, avait relevé l’audace des jacobins. Mais Talleyrand au pouvoir n’y regardait pas de si près ; il avait à gagner ses éperons ; il était depuis quelques semaines seulement à la tête du ministère des affaires étrangères, où il avait remplacé Charles Delacroix, père de l’illustre Eugène. Aussitôt nommé, il en avait fait part au général de l’armée d’Italie, il faut voir en quels termes : ce sont ses premières avances, et elles sont d’une vivacité, d’une grâce toute spirituelle et toute voltairienne. Qu’on se rappelle Voltaire quand il s’adresse à des souverains :

« Au général Bonaparte.

« Paris, le 6 thermidor an V (24 juillet 1797).

J’ai l’honneur de vous annoncer, général, que le Directoire exécutif m’a nommé ministre des relations extérieures.

« Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance, j’ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilités dans les négociations. Le nom seul de Bonaparte est un auxiliaire qui doit tout aplanir.

« Je m’empresserai de vous faire parvenir toutes les vues que le Directoire me chargera de vous transmettre, et la Renommée, qui est votre organe ordinaire, me ravira souvent le bonheur de lui apprendre la manière dont vous les aurez remplies. »

Voilà qui est bien débuté, et le courtisan dans le ministre ne se fait pas attendre.

Ce sera de même qu’aussitôt la paix signée par le général à Campo Formio, bien que cette paix ne fût pas tout à fait conforme à ce que le Directoire avait désiré et indiqué dans ses instructions dernières, Talleyrand, oubliant qu’il est l’organe direct des intentions du Directoire, et prenant sur lui le surcroît d’enthousiasme, écrira ;

« Paris, le 5 brumaire an 6 (26 octobre 1797).

« Voilà donc la paix faite, et une paix à la Bonaparte. Recevez-en mon compliment de cœur, mon général ; les expressions manquent pour vous dire tout ce qu’on voudrait en ce moment. Le Directoire est content, le public enchanté. Tout est au mieux.

« On aura peut-être quelques criailleries d’Italiens ; mais c’est égal. Adieu, général pacificateur ! Adieu : amitié, admiration, respect, reconnaissance ; on ne sait où s’arrêter dans cette énumération. »

Il me semble encore une fois lire du Voltaire, dans sa lune de miel avec le grand Frédéric.

Ne pouvant qu’effleurer cette existence de Talleyrand, qu’éclairer deux ou trois points saillants, et tout au plus donner un coup de sonde a deux ou trois endroits, je ne voudrais rien dire que d’exact, de sûr, et en même temps mettre le lecteur à même de juger, ou du moins d’entrevoir les éléments divers du jugement.

La grâce, le goût, l’art de l’insinuation, il faut qu’il les ait eus au plus haut degré pour que, dans ses Mémoires sobres et sévères, Napoléon, racontant ce qui se passa à son retour de l’Italie et de Rastadt, et la manière dont il fut accueilli par le Directoire, les fêtes qu’on lui donna, ait songé à distinguer celle du ministre des affaires étrangères. Talleyrand et lui se voyaient alors pour la première fois :

« Le Directoire, le Corps législatif et le ministre des relations extérieures donnèrent des fêtes à Napoléon. Il parut à toutes, mais y resta peu de temps. Celle du ministre Talleyrand fut marquée au coin du bon goût. Une femme célèbre, déterminée à lutter avec le vainqueur d’Italie, l’interpella au milieu d’un grand cercle, lui demandant quelle était, à ses yeux, la première femme du monde, morte ou vivante : « Celle qui a fait le plus d’enfants », lui répondit-il en souriant. »

C’est là le lieu de ce fameux mot en réponse à Mme de Staël, et qui a tant couru : elle voyait également pour la première fois le général Bonaparte, elle essayait d’emblée sur lui la fascination de son éloquence. Convenez que la question à bout portant était provoquante. Ainsi placée et dite en souriant, la riposte qui a pu paraître une grosse impolitesse n’est plus guère qu’une malice18.

Il est parfaitement vrai que Talleyrand, en ces années, avait déjà jusqu’à un certain point lié son avenir à celui du glorieux général, et qu’il y avait entre eux un concert, même pour ce qui devait s’accomplir en Orient. Les arrangements étaient pris, les rôles distribués : en même temps que Bonaparte s’embarquait pour l’Égypte, Talleyrand devait aller de sa personne négocier auprès de la Porte en qualité d’ambassadeur, pour appuyer de sa diplomatie l’expédition colonisatrice. Mais avec lui les absents bientôt avaient tort : il aima mieux oublier l’Orient, laisser le conquérant lointain courir ses risques, et rester à Paris ministre d’une politique qui était sans doute beaucoup trop révolutionnaire et propagandiste pour qu’il l’acceptât sincèrement, mais à laquelle aussi, à travers les remaniements des petits États, il y avait beaucoup pour lui à gagner, à pêcher, comme on dit, en eau trouble.

La vénalité, en effet, c’est là la plaie de Talleyrand, une plaie hideuse, un chancre rongeur et qui envahit le fond. Un homme public, comme tous les hommes, a ses défauts, ses passions ou même ses vices ; mais il ne faut point, comme à Talleyrand, que ces vices prennent toute la place et occupent tout le fond de sa vie. Les choses du devant en souffrent : il n’y a pas de vraie grandeur possible avec cela, et on ne peut même, à ce prix, être un grand politique que par éclairs et dans de rares moments. Le tour joué, on retourne trop vite à sa boue secrète.

M. de Chateaubriand, dans son antipathie d’humeur et de nature pour le personnage, lui qui avait autant le ressort de l’honneur et le goût du dépouillement que l’autre les avait peu et savait aisément s’en passer, a dit, à propos de la manière dont M. de Talleyrand négociait les traités : « Quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique. » Ce mot sanglant, au moins dans sa seconde partie, n’est que la vérité même.

Il est donc très-certain encore, pour ne s’en tenir qu’à ce qui a éclaté, que Talleyrand, ministre des relations extérieures sous le Directoire, profita de la saisie des navires américains à la suite du traité de commerce des États-Unis avec l’Angleterre, pour attirer à Paris les commissaires de cette république munis de pleins pouvoirs et tâcher de les rançonner19. Il leur fit offrir, par des entremetteurs à sa dévotion, et dont les noms sont connus, de se charger d’une réconciliation à l’amiable avec le Directoire, mais seulement à prix d’argent, — de beaucoup d’argent. Ces honnêtes gens résistèrent et ébruitèrent la proposition. C’est à cette laide affaire que sir Henry Bulwer fait allusion dans une note où il est dit : « Quant à ses habitudes à cet égard (à sa manière de s’enrichir), il ne sera peut-être pas mal d’avoir recours à la correspondance américaine, Papiers d’État et documents publics des États-Unis (t. III, p. 473-499 et t. IV). » J’ai tenu moi-même à rechercher les pièces indiquées, et qui sont d’ailleurs très bien analysées dans Michaud. On y voit cette négociation secrète exposée de point en point dans les dépêches des commissaires à leur gouvernement.

C’est aussi en cette occasion qu’on voit apparaître et figurer pour la première fois dans la vie de Talleyrand son aide de camp habituel et le plus digne de lui, Montrond, un homme d’audace et d’esprit, un intrigant de haut vol. Ils étaient chacun un type dans son genre, et les deux se complétaient. Il ne saurait y avoir désormais de Talleyrand sans Montrond, ni de Montrond sans Talleyrand.

Une telle affaire avérée, comme le mensonge dont je parlais l’autre jour, en représente et en suppose des milliers d’autres. Or, rien de plus avéré, de plus authentiquement acquis à l’histoire que cette tentative d’extorsion et, pour parler net, que cette manoeuvre de chantage auprès des envoyés américains. Le scandale qu’elle fit, même sous ce régime peu scrupuleux du Directoire, fut une des causes qui obligèrent Talleyrand de quitter le ministère, où il fut remplacé par Reinhard ; et, même après le 18 Brumaire, il ne put y rentrer aussitôt. Napoléon, dans ses Mémoires, en a donné la raison :

« Talleyrand avait été renvoyé du ministère des relations extérieures par l’influence de la société du Manège. Rein-hard, qui l’avait remplacé, était natif de Wurtemberg, c’était un homme honnête et d’une capacité ordinaire. Cette place était naturellement due à Talleyrand ; mais, pour ne pas trop froisser l’opinion publique, fort indisposée contre lui, surtout pour les affaires d’Amérique, Reinhard fut conservé dans les premiers moments. »

Et après cela, innocents et lettrés que nous sommes, n’insistons plus trop sur les beaux Mémoires de l’an V, sur celui, en particulier, qui traité si bien du moral et de l’esprit commercial de ces mêmes États-Unis ; avis à nous ! n’insistons pas trop non plus sur telle ou telle circulaire remarquable, telle ou telle dépêche faite pour être montrée, et sur l’excellent discours académique de 1838. Tout cela n’était que le dehors, la décoration, le spectacle : franchement il y avait trop de reptiles par derrière, au fond de la caverne, — de cette caverne dont le vestibule passait pour le plus distingué et le plus recherché des salons.

Sir Henry Bulwer a très bien pris et rendu la mesure de l’esprit politique et pratique en M. de Talleyrand ; mais décidément son indulgence n’a pas fait assez large la part de ces vices fondamentaux ; il s’est montré trop coulant sur une chose essentielle. Le flair merveilleux des événements, l’art de l’à-propos, la justesse et, au besoin, la résolution dans le conseil, M. de Talleyrand les possédait à un degré éminent ; mais cela dit et reconnu, il ne songeait, après tout, qu’à réussir personnellement, à tirer son profit des circonstances : l’amour du bien public, la grandeur de l’État et son bon renom dans le monde ne le préoccupaient que médiocrement durant ses veilles. Il n’avait point la haute et noble ambition de ces âmes immodérées à la Richelieu, comme les appelait Saint-Evremond. Son excellent esprit, qui avait horreur des sottises, n’était pour lui qu’un moyen. Le but atteint, il arrangeait sa contenance, et ne songeait qu’à attraper son monde, à imposer et à en imposer. Rien de grand, je le répète, même dans l’ordre politique, ne peut sortir d’un tel fonds. On n’est, tout au plus alors, et sauf le suprême bon ton, sauf l’esprit de société où il n’avait point son pareil, qu’un diminutif de Mazarin, moins l’étendue et la toute-puissance ; on n’est guère qu’une meilleure édition, plus élégante et reliée avec goût, de l’abbé Dubois.

L’avènement du Consulat eut cela d’abord d’excellent pour lui que la politique nouvelle lui offrait, avec un vaste cadre, des points d’appui et des points d’arrêt : elle le contint, et il la décora.

Son rôle avait été des plus importants au 18 Brumaire, et il y coopéra autant et plus qu’aucun personnage civil. Dès le retour d’Égypte, il avait vu rue Chantereine le général Bonaparte, et avait eu à se faire pardonner de lui, car il lui avait manqué de parole dix-huit mois auparavant, au lendemain du départ pour l’Orient. Mais un nouvel intérêt commun fait passer aisément l’éponge sur d’anciens griefs et rapproche vite les politiques ; on ferma les yeux des deux côtés :

« Talleyrand craignait d’être mal reçu de Napoléon. Il avait été convenu avec le Directoire et avec Talleyrand qu’aussitôt après le départ de l’expédition d’Égypte, des négociations seraient ouvertes sur son objet avec la Porte. Talleyrand devait même être le négociateur, et partir pour Constantinople vingt-quatre heures après que l’expédition d’Égypte aurait quitté le port de Toulon. Cet engagement, formellement exigé et positivement consenti, avait été mis en oubli : non seulement Talleyrand était resté à Paris, mais aucune négociation n’avait eu lieu. Talleyrand ne supposait pas que Napoléon en eut perdu le souvenir ; mais l’influence de la société du Manège avait fait renvoyer ce ministre : sa position était une garantie. Napoléon ne le repoussa point. Talleyrand d’ailleurs employa toutes les ressources d’un esprit souple et insinuant pour se concilier un suffrage qu’il lui importait de captiver20. »

Par son action et ses démarches auprès des principaux personnages en jeu, auprès des partants et des arrivants, Sieyès et Barras, par son habile entremise à Paris dans la journée du 18, par ses avis et sa présence à Saint-Cloud le 19 au moment décisif, par son sang-froid qu’il ne perdit pas un instant, il avait rendu les plus grands services à la cause consulaire : aussi, les Consuls à peine installés, il fut appelé au Luxembourg avec Rœderer et Volney, et « tous trois reçurent collectivement de Bonaparte, au nom de la patrie, des remerciements pour le zèle qu’ils avaient mis à faire réussir la nouvelle révolution21. »

Une grande carrière commençait pour Talleyrand avec te siècle : c’est sa période la plus brillante, et une fois introduit sur la scène dans le premier rôle, il ne la quitta plus, même lorsqu’il parut s’éclipser et faire le mort par moments.

Quelle fut sa part précise dans la politique extérieure du Consulat et des premières années de l’Empire ? Pour combien y entra-t-il par le conseil, et quant au fond même, et dans le mode d’exécution ? Il sut certainement donner à l’ensemble la forme la plus majestueuse, la plus spécieuse aussi et la plus décente. Il ne se pouvait devant l’Europe de ministre plus digne, et quand il disparut, ce fut aussitôt, dans les rapports de la France avec les autres puissances, un changement des plus sensibles pour la mesure et le ton : avec les deux honnêtes gens laborieux, mais eux-mêmes de valeur décroissante, qui succédèrent, l’échelle de la considération baissa de plus en plus.

M. Mignet, qui dans sa Notice est autant à consulter sur cette partie publique qu’il est réservé et muet sur les recoins occultes de M. de Talleyrand, a tiré des Archives des affaires étrangères la preuve que ce ministre, après la victoire d’Ulm, adressa de Strasbourg à Napoléon un mémoire pour lui proposer un plan de remaniement européen, tout un nouveau système de rapports qui eût désintéressé l’Autriche et préparé un avenir de paix ; et ce projet d’arrangement, il le renouvela le jour où il reçut à Vienne la nouvelle de la victoire d’Austerlitz. Son bon sens, s’il eût été écouté alors, aurait sans doute été d’un grand contrepoids dans la balance des destinées,

Un grave problème, et des plus tristes, qui, bon gré mal gré, se dresse devant nous un peu avant cette époque dans la vie de M. de Talleyrand, c’est la part qu’il aurait prise, non pas seulement une part de transmission et d’information ministérielle, mais un rôle d’instigation et d’initiative, à l’arrestation et à l’enlèvement du duc d’Enghien. Quelles que soient les raisons qu’on ait alléguées à sa décharge, telles que sa nonchalance, sa douceur de mœurs, il n’est pas clair du tout qu’il soit innocent. Un honnête homme bien informé, Meneval, affirme le fait du conseil donné, et il avait vu de ses yeux une lettre accusatrice qui aurait échappé aux précautions du coupable. On sait, en effet, que Talleyrand fut toujours très attentif à faire disparaître toute trace écrite de son intervention dans certains événements, bien sûr ensuite de pratiquer à l’aise la maxime : « Tout mauvais cas est niable. » Ainsi en 1814, dès qu’il se vit chef du gouvernement provisoire, il n’eut rien de plus pressé que de faire enlever des archives du cabinet de l’Empereur tout ce qui pouvait le compromettre. Un ancien secrétaire de Talleyrand, de Perray, avait là-dessus une version piquante. Selon cette version, Talleyrand aurait envoyé deux hommes à lui, de Perray lui-même et un autre, pour prendre aux Tuileries les précieux papiers et l’aider à les visiter. Le triage se fit dans un entresol de la rue Saint-Florentin : Talleyrand, renversé dans son fauteuil, les jambes en l’air et appuyées contre le manteau de la cheminée, recevait des mains des deux acolytes les pièces condamnées et les jetait au feu. Tout à coup on vint l’avertir que l’empereur Alexandre, qui logeait au premier, le demandait : il se leva en recommandant à ces messieurs de continuer le triage de confiance et le brulement. À peine avait-il le pied hors de la chambre que de Perray s’empressa de repêcher la lettre compromettante et de la tirer du feu. Cette lettre, qui a été montrée depuis à plusieurs personnes, dont quelques-unes encore existantes, disait en substance ce que Menéval lui-même a résumé dans ses Souvenirs historiques (tome III, page 85). Il n’y a de variante que dans la version de la circonstance fortuite qui aurait préservé la pièce de l’autodafé, et l’on conçoit que le récit du secrétaire infidèle n’ait pas été le même avec tous.

Mais quel intérêt, se demande-t-on, pouvait avoir Talleyrand à ce retranchement d’un prince du sang royal ? Passe encore si c’eût été Fouché ; mais Talleyrand ! — À quoi on peut répondre : Les plus avisés se trompent quelquefois ; Talleyrand put avoir ce jour-là un excès de zèle ; les Bourbons étaient bien loin en 1804, et Talleyrand était homme, à ce moment, à parier tout à fait et à risquer son va-tout du côté de l’Empire. Dans tous les cas, il est terrible pour la moralité d’un homme qu’on ne puisse opposer de meilleure raison à son active intervention dans un cas de cette nature, que le peu d’intérêt qu’il y avait.

Il s’en tira d’ailleurs dans le temps par un mot, et tandis qu’un autre, en apprenant le meurtre du duc d’Enghien, disait cette parole devenue célèbre : « C’est pire qu’un crime, c’est une faute22 », Talleyrand répondait à un ami qui lui conseillait de donner sa démission : « Si, comme vous le dites, Bonaparte s’est rendu coupable d’un crime, ce n’est pas une raison pour que je me rende coupable d’une sottise23. »

Quant à l’affaire du Concordat et aux négociations qui l’amenèrent, il y poussa et y aida de toutes ses forces ; il y avait un intérêt direct, c’était de taire sa paix avec le pape et de régulariser son entrée dans la vie séculière ; ce qu’il obtint en effet par un bref. Mais lorsqu’il voulut y sous-entendre la permission de se marier, et qu’il en usa, il fut désavoué et ne réussit qu’à demi. — Et à ce propos des affaires romaines, il avait une maxime qui résultait sans doute de son expérience, et qui rentre bien dans ce tour de paradoxe sensé qu’il affectionnait : « Pour faire un bon secrétaire d’État à Rome, il faut prendre un mauvais cardinal. »