(1894) Textes critiques
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(1894) Textes critiques

Âmes solitaires

Toute connaissance étant comme forme d’une matière, l’unité d’une multiplicité, je ne vois pourtant en sa matière qu’une quantité évanouissante, conséquemment nulle s’il me plaît, et cela seul et véritablement réel qu’on oppose au vulgairement dénommé réel (à quoi je laisse ce sens antiphrastique), la Forme ou Idée en son existence indépendante.‌

Encore que j’aime plus au théâtre le déroulement du rêve en banderolles mauves ou fils de Vierge que la marche échiquière de thèses dont nulle n’est ni ne peut être neuve, chacune est trop asymptote à sa Réalisation pour que Gerhart Hauptmann ne nous ait pas donné, au lieu de la tabletterie redoutée, une pièce de très haut Idéalisme, touchant plus même que l’Ennemi du Peuple, parce que plus près de nous. Ceux qui vont les yeux baissés vers la terre dénombrent les lessives, tartines beurrées, pour eux réminiscences zoliques, inexpérients que l’Idéalisme s’exhausse plus aisément sur le marchepied du Réel qu’il ne se suspend à la Cardan en un nimbe ; et que platoniciennement il fut défini d’un mode très large la Vie des Idées.

Or voici ceux qui les incarnent :

Johannes Vockerat tout intellect ; Kaethe toute sensibilité, qu’imitatrice elle mêlera de quelques germes moins sympathiques que cérébraux, d’après Anna Mahr : par faiblesse et besoin n’appui. Johannes, orgueil fait de force suffisante solitaire, s’enroule au cartésien anneau de son intelligence. Deux sphères fermées incompréhensibles l’une à l’autre quant aux langues adéquates A leur essence ; phares qui contingemment tournent, plus souvent librent. L’une chez Johannes s’échancre et s’irrite à l’intrusion de Kaethe : les Pensées que son front exsude, ainsi taisant acte de Vie, s’interrompent en éparpillement effrité : du choc de l’intellectuelle existence et de la vie pratique, le néant, comme un serpent de sulfocyanure à sa naissance flamboyante rentrant ses cornes oculaires sous le dôme tombant d’un doigt. Or Kaethe un instant imitatrice encore sans doute et par comme Johannes nécessité d’analyse, discute, empruntant le verbe marital, devient donc partiellement intellect et compréhension de Johannes ; qui par contre-coup partiellement aussi s’identifie à Kaethe. Par deux points contingents et tangents de leur âme et seuls ils coïncident.‌

Chacune dans sa tour de diamant percée d’une fenêtre ou meurtrière unique, les Ames (conservons ce mot de Cohen plus philosophiquement explicatif et précisant que traduisant, malgré le titre du drame édité chez Fischer : Einsame Menschen) dorment solitairement centrales aux hamacs arachnéens, se croyant ouvert le domaine des vérités parce que le transparent dur les encercle imperçu ; leurs grands yeux glauques de fœtus ouverts sur le piano où tout dans les accords d’Anna Mahr se résume : « Zum Tode gequält durch Gefangenschaft, bist Du jung gestorben. Im Kampfe lur Dein Volk hast Du Deinen ehrlichen Kop niedergelegt ». Et symboliques sur tous ces ronds glacés dans la verdoyante de cornée du lac tournent huhulants, cerfs-volants japonais sonores en leurs cercles railleusement inextensibles, les trains engoulevents.‌

Johannes vit pour la Pensée, et pour la Pensée Anna Mahr. Donc, syllogistiquement… mais intellectuels, amis non amants, juste assez de charnel inconsciemment désiré, d’envoûtement senti nécessaire (photographies) pour faire l’amitié vivace, sans potacheries, trop philosophes pour ignorer que l’Idée déchoit qui passe à l’Acte ; l’une gynandre en spontanéité, l’autre d’irrésolution (parfois) androgyne, semblables par l’interversion de leurs sexes ; union de noblesse socratique ; Nisus et Euryale cérébraux, non musculaires, avant les nuits sous la même tente.‌

Égoïstes tous deux, d’après ta banale définition de l’amitié ou de l’amour. Pour le petit Philippe, pour ses vieux parents, pour Johannes, Kaethe de toutes ses forces « d’oiselet blessé ». Pour tous, les parents, avec moins d’efforts, confiants que Dieu les soutient.

Dieu solitaire comme les âmes inférieures ; sphère fermée comme son Image, parce que parfaite à la fois et embryonnaire : nature naturante pour le panthéiste Johannes, auguste artisan pour le pasteur et les vieux Vockerat et Kaethe peut-être ; rien ou l’inexpliqué fatigant pour Braun, il s’abstient d’intervenir au frottement âpre des êtres aveugles. Chez Hauptmann, pas de poncif panégyrique de Darwin ni de Haeckel, malgré l’entrée comique de Kollin au cirque des portraits ; mais Dieu au-dessus de tout en sa gravitation planée et par là écarté — d’où l’inutilité d’expliquer sa nature — ; et des Dieux subalternes autonomes et autodoules, le Quatrième-Commandement, frappant lancés par ta malédiction l’être à abattre au gré mécanique de qui même incompétent les invoque.

Ames solitaires heurtées sans pénétration — mêlée sans mélanges— en éclats douloureux, d’autant moins conscientes de leur solitude que moins intellectuelles, le vieux Vockerat et sa femme, simples par l’esprit, souffrent le moins — et ils ont où se cramponner, Kaethe, l’Idolâtré englouti, tombe les mains s’effarant au vide du piédestal. Mais elle vit pour l’amour, et de son amour est né, sur qui il se reportera, une créature terrestre. — Johannes Vockerat et Anna Mahr, Dieu l’un pour l’autre, selon une tant vieille théorie, au souffle des trains — chœur antique — dans les sabliers vides et du tictac lunaire horé de fugitifs ailerons, perdent tout appui séparés. Et seuls leur esprit est assez grossissant pour s’enneiger à la trame de verre circulaire où s’étiquette leur moi. La grosse chouette noire griffue sur les rails a ricané le départ d’Anna Mahr ; et Johannes, frappant pour l’avertir d’ouvrir son linceul le plat tambour de l’eau, la tête plongeante de graine flottante qui crèverait vers le nadir sa collerette horizontale, se perd dans un cercle — toujours — mais grandissant de diamètre jusqu’à l’infini, avec les bornes de sa Solitude.‌

Les Idées ; volent et sautèlent de leurs pieds feutrés, animant des acteurs exactement adéquats à l’œuvre signifiée, dans le demi-deuil autour de la Lampe verte sur tes tables rouges, où Vuillard a allumé la vie végétative qui fait si pâles les mains de Kaethe. Les Idées volent et sautèlent par les plis du chef-d’œuvre bien hauptmannien, combien que des similitudes déforment les encéphales apédeutes qu’écrase encore Rosmersholm et qui rêvassent de Maeterlinck encore aussi pour quelques phrases brèves de sortie, un enfant emmaillotté de Mélisande, et le prologue ventriloque et grandiose avec les hou-hou lointains du décor dans leur debout de servantes noires lessiveuses de meurtres futurs, plus souvent couchés et fuyant — faisant par contraste plus hérissés les cheveux écouteurs — roux et velus de queues de renards passant sur des plats danois de porcelaine qui luisent ; couchés et fuyants aussi comme les pas de cette vieille par l’escalier de service ou le prurit dans les tympans, après un stupre démonial, des hoquets dans la rue d’un chariot de ferraille.

Alfred Jarry

Fusains, poésies par Jean Volane (Imprimerie Royer à Annonay)‌

De M. Jean Volane, les Fusains, qu’admireront tous ceux pour qui le noir, le pris et le blanc exigent, qui peignent un toit au noir d’ivoire, par insouvenance de la kaléidoscopique perception visuelle des violets mordorés et des roses de lèvres mortelles de ce manteau de cercueil plié, et ne savent faire jaillir du charbon lumineux manié des larmoyances de kahnien pourpre funèbre et de permanganate clair-de-lunaire. Poète de talent à encourager si sa grisaille est voulue — et elle peut l’être si l’on « n’y souffle pas trop dessus » — et qui a eu quelques trouvailles :‌

La fumée…
Se tord d’un air diabolique
Et va se corder dans les bois.

Citons : A la Hâte, Les Veaux et la presque verlainienne pièce de Novembre. De très belles intentions du reste, car l’a tenté le masque financier de boutons de culotte en bésicles du Hibou planté comme une rave.‌

Mais Lautréamont l’avait entrevu et j’ai épluché jusqu’à la dernière écaille de pin l’artichaut de cette Bête, qui est notre mercure philosophique, notre Terre Sigillée, avec laquelle nous réchaufferons notre Or.

[Compte rendu d’une conférence de Gabriel Randon]‌

Le 6 décembre en la salle des Concerts d’Harcourt, très simple malgré les lumières baissées, et le lampe cryptogamique en sa lumière souterraine, Gabriel Randon expose le programme de ses Conférences, d’un ton voulu de commissaire-priseur ou de qui lirait un mémoire. Mais vite il s’anime pour énumérer chaleureusement la foule des poètes contemporaines, depuis les deux maîtres de cœur et d’art, Verlaine et Mallarmé, mis à part, et feu Jules Laforgue, jusqu’à Henri de Régnier, Verhaeren et Gustave Kahn.

Après le Nocturne de Cros, que nous aimerions dégagé de la musique de Marie Kryzinska, qui brise l’airain de sa triple rime de Dies irae, faite pour tourbillonner dans les trois bolges de l’entonnoir d’une voix de métal ; — Marion et la Berceuse de Corbières [sic], chantées par Irma Perrot ; et les Danses, dites par Mlle de Riny ; la synthétique foule confond l’Hyménée de Massenet avec le Carnaval de Guiraud, et les cors même d’Esclarmonde ne la réveillent point de la maléfique erreur. Quelques intellectuels moutonnièrement flottent emportés dans la houleuse panique. Les beaux vers d’Albert Samain se perdent dans le piétinement, et Gabriel Randon a la courage de les déclamer aux murs des dos tournés et aux murailles de l’entassement des têtes fuyantes. Peut-être dans le silence attentif, lui qui fit l’éloge au début de la soirée du chant de la Douleur, les eût-ils récités vraiment magiques, avec sa face de Christ longue comme une main de saint, haut et noir sur la scène vide sauf la floraison des pupitres crucifères. Et nous attendions toujours l’Oraison de Mauclair et le Poème de Pierre Quillard. Aussi, pourquoi M. Randon permit-il dès cette première audition qu’on brouillât l’ordre du programme, laissant la foule humble et bénévole, mais qui aime le tout prêt, — sans guide-âme ? ‌

Minutes d’art‌

Sixième Exposition chez Le Barc de Boutteville

Après la reconnaissance des trois Cézanne et des multiples Degas de la collection Duret, et ces rétrospectives toiles du maître de Corot révélées à moi et L.-P. Fargue par G. Thomas, on peut encore être curieux des essais des peintres actuels même (et surtout plutôt) quand quelques-uns restent stériles.

La Baigneuse de Bonnardsuspend le vol écarté d’un écureuil au cerceau crevé des arbres ; — visage d’un nénuphar de profil jeune et charnel sur un étang cyclope vêtu de vert-tendre. Comme toujours, l’harmonie de ses couleurs en sourdine, mais cette fois dessin inexistant. Son erreur en cette sixième Exposition fâche même qui sait qu’en la précédente il épingla sur le liège quadrillé d’une toile retournée son talent en un Regard de femme à tête de musaraigne.‌

De Chaudet (ordre alphabétique car, fors des connus, nul nom ne saille, et ceux-là par habitude on en parle moins) le Champ de Blé Noir, par un brûlant soir d’orage ; les cônes du blé couvent le feu des charbonniers. La sobriété de son métier réel trace son sillon jusqu’au ciel bas encombré — il doit l’être — d’ailes lourdes.‌

Avec raison M.E. Schmitt, du Siècle, a loué les éventails de Conder. A la fois joli, correct et classique, malgré cela on peut suivre le vol de ces ailes de lycénides sans l’escorte de souvenirs du XVIIIe siècle. — Et je ne vois pas que le « Nave nave moe » de Gauguin « rappelle une imitation des plus mauvais imitateurs de M. Gauguin ». J’aime plus que bien des tableaux de son entière tahitienne exposition de chez Durand-Ruel ces deux femmes abstruses accroupies ; et derrière, l’indifférence des Idoles camuses, rideau des danses entrevues. Et à l’horizon, il y a des arbres sédimentaires beaux comme un Willumsen. L’étude de nu de Gauguin, bien aussi, intéresse moins, car peu différente d’un précédent tableau.‌

Darbours « Décors intimes », très simples, pans de route dans la lumière de la poussière ; et surtout une lisière de forêt où les arbres lèvent purement leurs étroites mains diaphanes.

Après sa Sainte Marthe et son Martyr, c’est quelque déception que les violettes de Maurice Denis et son fragment d’une suite pascale, surtout les violettes, malgré leur fuchsine voulue partout irradiée autour de l’endimanché des têtes. L’autre toile plaît par sa lumière d’encens vitré.‌

La modestie de Filiger expose bien peu : une Face de trait très beau ; pour son talent amusement puéril, et l’enluminure à l’infinie minutie d’une eau-forte de Seguin, saupoudrée de nervures d’or comme se ramifient (comme, pour cela seulement) les mousses arborescentes enchâssées dans de voilants de Groux. — Elle étonne par la perfection de ses tons rares — mais j’aime mieux les lignes nues des arbres, mers ou cimetières de Seguin, et que Filiger envoie de lui seul, figure ou paysage. ‌

Seguin se révèle pour la vision de microscope, parent de son enlumineur. La coiffe et la guimpe tombent dans le triangle d’une tente autour des joues et du cou de sablier de sa Bretonne, dont les traits fins de sanguine matelassent de l’ombre gravure. Et le rappel à gauche de l’encre des ondulations de Chine.    ‌

De Guignet, deux jeunes filles penchées sur l’aube douce des fleurs, et le Forgeron roussi dont je parle ailleurs ; — ainsi que des Maufra restés.‌

De Jeanne Jacquemin, trois paysages avec figures, toutes d’une pâleur plus blanche cette fois, sur la dérive des barques au ruisseau fantastique par-delà les aulnes.‌

La sorcière de De Mour, minutieuse sans beaucoup de métier, est curieux comme un Bertall pour Andersen.‌

Ranson étale — coutumièrement — aussi des scènes fantastiques, plus découpées en ailes de chauves-souris au bois bénit aux murailles, et pleines de paires d’yeux ronds qui luisent. A quand un décor de drame de rêve de cette lumière protoplasmique ?

Le bois sculpté de Lacombe serait banal malgré la crissante garance des deux fleuves coulés des mamelles, sans la chevelure de la Femme ligneusement belle, suite des torsades de la forêt, qui la diadème et l’enterre. Une des meilleures choses de l’exposition est la tête de Vieille Femme de Guillaumin, Servante de presbytère, rappel inconnu d’une sorcière de Doré, illustration d’un roman de Tieck (Pietro d’Abano). Admirateur de ses paysages, ses figures me paraissaient vulgaires — avant celle-là.‌

Je ne parle pas des toiles exposées de d’Espagat (citons pourtant son étude de Petite fille), Lemsohn, Guillotu, Colin, Vuillard, Roussel, Sérusier, Zuloaga, elles n’ajoutent ni ne retirent à ce qu’on a vu d’eux.‌

— Un coup d’œil en sortant — pour partir d’impression reposée — sur la Petite Servante de Dethomas, franche et debout, brumeuse un peu, sans pourtant imitation de Carrière : — sur les brouillards aussi lumineusement crépusculaires d’Osberti — du matin de Mlle Bonelet.‌

Alfred Jarry.

Minutes d’art II

De Miss Cassatt, talent comme tous les féminins fait de réminiscences, gardons le souvenir des deux femmes aux épaules d’ablutions, couleur de bai sable de mer, et de peut-être aussi l’espalier encore chez Durand-Ruel1. Depuis Gauguin les expositions alternent en dents d’égoïne2.

Guillaumin a rajouté à ses œuvres connues une série de vues de la Creuse : arbres roux frisés, mamelons fermant le ciel de leur pelote ronde partout couverte de têtes d’épingle en pierres précieuses ; une des plus belles, le Moulin Brigand (Crozan), avec un arbre au fond qui miroite comme un lézard dans une grotte. Moins bien ses personnages : il faut rentrer dans une salle plus loin pour la femme-fleur surgie des herbes… de Pissarro. Mais aimons toute sa verdure ocellée, pastels et peintures semblables presque, et les tas de chocolat mâché ou café de marc mouillé des rochers meuliers sur la sieste bleue du gazon des vagues3. — Pourquoi n’y joignit-t-il point sa Neige fondante de chez Vollard4, torrent couché comme un taureau, riant de toutes ses aponévroses intercostales5 ? — Et attendons aux murs refleuris les C. Pissarro et les Claude Monet prochains6.

Au gymnase des Cent, d’où la peur du poêle central exsuffla la sciure7 : Les Marines et Paysages de Ph. Charbonnier : plans de ciel avec îlots géographiques perpendiculaire à des flots d’os de seiches ; mer de minces torsades, autre ourlée d’une grosse tresse de laine multicolore ; chute de varechs parallèles où s’agriffent des mains de rochers farineux rentrées vers un précipice ; mer encore avec balles de laine. Palmiers de côtes bleus, arbres de Noël, fougères. Mont conique : crâne ou vallée, coupe de puits artésien renversé dans un télescope. Vagues vertes et violettes imbriquées, maçonnant l’écaillé des crocodiles. Arbres fleuris d’émail et porcelaine ; mont à pic de tender rectangle : maison d’ermite ou de fou solitaire ; mer isolée en éventail ternaire8.

De A. de Niederhausern, cires polychromes : l’Eternité, cyclope à l’œil nombril de son front ; Maternité aux bras de vaisseau qui roule. Desséchés sous le soleil désert, Judas vient d’embrasser le Christ de ses lèvres cuites et noires. La tête de Gérémie trop modelée en trop de points, méplats dénombrés par les mailles d’un filet sans fin. Et dans la salle voisine, par la vitre, le buste de Verlaine. — Trois Guiguet d’attention tous : enfant félin, femme qui tricote et surtout la femme au balcon entre le vol des fleurs vite posées, les yeux tout près, qui sait que le soleil se lève régulier au bâillement des maisons9. — Un d’Espagnat somptueux, balayant la route à l’ombre de sa barbe de fer. — Des Cuvelier aux fleurs de tapisserie, aurore ou crépuscule de toits charnus. De tapisserie aussi, un Iker. — Des Ranft ; d’Osbert la déjà connue Femme au Soleil et quatre panneaux derrière la vitre de la rosée.

-    Séon : tête d’Androgyne, crâne aux paupières battantes, crâne moine sur une embrasure ; le Fer, la Muse mystique, les Rubans.

-    Mais surtout nous retrouvons ici — modernité d’Holbein, Callot, Rembrandt et Albert Durer, l’album de Joseph Sattler : lettres ornées, lettre déchirée sous les arceaux faux droite et tête coupée sous deux sceaux ; la semelle du bateau voguant sous le lunaire écusson de poisson mâchoire ; pendu avec clefs et couronne au croc, nuages liants sur portée ; les Cartes, la Trinité papale, et l’Ende, tête sur triangle avec menottes, sceaux ou grelots en banderole.‌

Les Néo-impressionnistes renouvellent leur exposition10 : Le Pont et les quais de Port-en-Bessin, sous une pluie de sable de grève gros, et l’entre-deux des dents de la scie renâclant des râpures de corne au métier de feu Georges Seurat n’ajoutèrent encore ni Signac ni Van Rysselberghe11. De Georges Pissarro, le Paon Blanc à la queue éventaillée de porc-épic en verre filé, décor du rideau de diamants. J’aime mieux ses bois et eaux-fortes du Carton Jaune qu’il remplit avec Félix : un chien ou loup de chevaux de bois, suspendu : le chien hurlant à l’infini des vols nocturnes, illustration des chants de Maldoror ; la Chevauchée encore qu’inspirée de Bernard ; et surtout les gestes pointus de grêles gens, wayang (poura ou gedod) javanais sous les arbres noirs contre l’air transparent

La banalité forcée s’universalise de préférer les dessins de Maufra à ses tableaux12. : peut-être parce que plus petit, devenu donc plus condensé, moins mou et aussi les os plus visibles. Rappelons pourtant la grève profonde, peinte de la falaise assis, jambes pendantes, le sable couleur de paupières que l’eau découvre de son couvercle à coulisses ; les champs bretons, marqueterie, habits rapiécés dont l’éloignement repasse le velours à côtes, une maison blanche dans un sentier, au toit rouge, dent et gencive sens dessus dessous. Une autre grève violette avec la mer partie, comme lorsqu’on court en rêve vers le bain du reflux, humé sous les pieds par le pharynx du sable. Un arc-en-ciel grésille cassé dans de l’eau de la Martinique, avec la chute glissante des varechs et goémons. La Route, aux arbres de pilotis, avant vêpres : Les cloches sont dans l’air, plus loin, derrière ces arbres.

Chez Georges Thomas, dès le 9 janvier, la vision vaticinée — à la lueur des chèvrefeuilles en dais de cirque sur le bassin à poissons rouges d’un Valtat — de Ravier, chefs-d’œuvre inconnus d’un plus que septuagénaire, en l’atelier de Guiguet le peintre de l’angoisse des deux têtes chez Le Barc en une lumière souffreteuse.

Surprise devant ces toiles exiguës d’un qui devina plus qu’il n’apprit — sauf de Corot peut-être — en son ermitage lyonnais, disciple de la nature seule du Dauphiné plus tard, saupoudrée par la poussière supra-terrestre de sa sensibilité de Doré.

Ciels de bleu rare aux touches larges, perpendiculaires en damier, évoquant les parallèles en croix de Saint-André devenant ciseaux d’O’Conor. Soleils écrasés au centre, lumière traînée de filières d’araignées ou de vers-à-soie étalons, irradiant ses pentagrammes avant Van Gogh. Soleils — ou lunes aussi bien, aux clartés louches de Yan’Dargent (tableau du Lutin à la queue de seize aunes fouaillant les cavaliers) soulevant par leur chute un envolement d’atomes avec parmi — attendrait-on — la Fallotte des Contes drôlatiques détendant le fléau de ses fémurs de sauterelle. — La face humaine n’apparaît jamais : premier seuls rêves de Thomas de Quincey. — Couchers de soleil de tous les rouges saignant ensemble en fournaises d’usines sur des buissons de Villes Tentaculaires. Haies et buissons de gnomes ou mandragores levant leurs paumes aux yeux des astres. — Puis herbes vertes de reposant véronèse, liseré de peupliers roux. Lacs romantiques avec au bord de miroitants toits de tuiles rouges. — Et deux aquarelles mi-gouachées du lumineux de ses toiles.

Aimer en même temps — d’un genre si différent — les musiciens de multiples études de Guiguet l’un surtout à la face de feu de Bengale et au dos moiré rosâtre de fuchsine miroitante ; — les Femmes au balcon sur des rues désertes ou passantes ; — le Forgeron (aujourd’hui chez Le Barc) heaume de cuir sphérique en capsule à qui aux yeux le courroux du feu souffle sa bave violette.

[Compte rendu de plusieurs choses de Paul Fort]‌

Plusieurs choses, par Paul Fort, ourdies, comme l’une d’elles s’avoue, du noir, blanc, rouge et bleu des tapisseries, mais où gelèrent en cristaux polymorphes une goutte de sang mordoré, un pleur glauque du Lac oculaire, et de l’écaille du ciel gris un morceau translucide de cristal cassé qui coupe blanchement. Des fougères comme les échelles d’un rêve sous une porte y emmurent leurs arbres de Noël, fleuris des regards très bons, ronds sur les feuilles, du « Jardin aux noyaux de diamants ». Première amie aux beaux yeux simples, un mot du livre, le nom peut-être du cœur du livre. Y passent des chevauchées de contes de fées sur le sommeil d’un monstre très beau, très meurtrier, sous les arbres comme une méduse enracinée, candeur de la tristesse, silencieuse vers l’ombre de veilleuse qui sanglote des branches, grand Christ Absalon les bras rigides horizontaux. Lisons ce livre avec un plaisir doux en attendant de parler de la pluie d’étoiles miroitantes de Monnaie de Fer.‌

Théâtres

Theatre de l’ŒUVRE. — Solness le constructeur, drame d’Henrik Ibsen, précédé d’une conférence de M. Camille Mauclair.

Conférence très nette et brève et d’autant meilleure qu’elle fut plus simple, nul charlatan ne détélescopant les assises des symboles de la construction ibsénienne. — Lugné-Poe incarne l’âme de faiblesse et de force tressées de Maître Solness, dont le noir et blanc effrité se damiette à la lueur céphalique de Charny (Le vieux Brovik) prédiseuse de cauchemars, comme aux heurts féminins de la jeunesse, heurts de naissance ou mortuaires, arracheurs de draps emplumés de W. Sharp ; — en tous sens rénovatrice, festin d’avaleur de sabres. Hilde Wangel est le grillon qui s’est engainé dans la fente de la cheminée. On sait bien qu’ils écartent le feu comme tes mantes précisent les carrefours, mais que l’insecte roux voyageur en robe de tennis porta dans quelque autre coin l’amadou luisant de sa première gangue. Il fallait bien faire vides les chambres d’enfants pour la petite future princesse des promesses et ses réelles néphélococcygies.

A coté de Hilde, le personnage épisodiquement nécessaire de Raïa Polsi, âme admirante de maître Solness, mais de Solness quel qu’il soit, sans le piédestal d’une haute tour, — en la grâce de Mlle Bady. Solness ne s’élève point pour dominer la terre, mais pour l’abstraction de monter (je le verrais grimpant selon la spirale du progrès}, Petit-Poucet sans frères au pied de l’arbre.‌

Hilde comprend quand il s’identifie a la région supérieure, et nous transpose le chant céleste émané de son corps vibrant au vent des astres. L’abat-jour vert de Raïa occulte la vision en haut… — Mais il est absurde d’analyser Solness ou d’expliquer ce que chacun sait d’après maintes études connues : l’identité d’Ibsen et de son constructeur d’églises, ses demeures refusées des hommes que se soumettra peut-être Strindberg…

Drame très intelligemment mis à la scène par Lugué-Poe. Il avait recommandé, servant Ibsen, qu’au dernier acte on ne jetât pas le mannequin : la foule figurante a bien assez de quelques moellons concassés sur la tête et du bris des planches hérissées de clous dans les mollets. Mais le cadavre de Solness est la passerelle de la jeunesse qui se rue, et dans le rapide acte imperçu de la foule est un symbole très beau.

On nous annonce une féerie avec des vers beaux comme du De Régnier. A quand alors la véritable Gardienne ?‌

ALFRED JARRY

Minutes d’art III‌

Tant d’Expositions que nous en dénombrerons seulement les plus inévitables beautés selon la brièveté d’un catalogue ou palmarès.

Champ-de-Mars — Des absences ; Burnes Jones, De Groux, Munthe. Mais il y a des Whistler, du violet et argent de sa Mer profonde au brun et or du Portrait de Lady E… — La vieille Dame Hongroise, parchemin de bois vivant de Rippl-Ronai ; — des Aman-Jean : sa Béatrice surtout et le portrait de M. Jules Case ; — l’Elu de Hodler, avec les tiges des robes, chaume fendu déroulé soutenant le vol plané des vierges suisses, et l’Enfant nu devant un petit Christ de branches, qu’on catalogua selon le chiffre renversé d’un Armand Point, dans la même salle que l’immense décoration de Puvis de Chavannes ; — Locwood, le Bossu qui fume ; — les Meules nocturnes de Verstraete ; — le Camaieu d’Hawkins ; — le Nain d’Eibar de Zuloaga ; les Sommets suisses d’Albert Gos ; — Karbowski, le Repos ; des Guthrie.

A la sculpture ; Charpentier, Niederhausern, Vallgren, Gravure, Raffaëlli, Whistler. — Objets d’art : plats cristallisés de Bigot ; étains de Charpentier ; grès et coffres de Carabin ; — étains de Desbois ;-L. Fargue, vitrail d’après un dessin de Bastard — Martin et Prouvé, le buvard cuir mosaïqué, la Pensée dans l’espace ; reliure des Aveugles de Maeterlinck.

James Finot expose les accessoires de la Passion et un Homme supplicié, marche dernière de Mathô. Peut-être la foule comprend-elle mieux ces corps que l’Idée. Ce n’est pourtant pas la terre ni ses pieds que voyait le Christ du haut des clous de la Croix.

Champs-Elysées, — Les Chevriers de Brangwin, chairs de brique et casaques de laque sur le ciel maçonné, avec les dés frits dans le soleil. — Et après, les Mages de Brangwin, preuve de sa science de dessin classique, sang figé d’un cachemire rapetissé. — Qu’on ne les compare cependant point aux Chevriers torsadés d’or vert. — Sculpture : la Fontaine en pâte de verre de Cros, avec le sucre des poissons des premiers chrétiens.

Indépendants — Somptueuse Tapisserie ou Tapis d’Anquetin ; — Femme couchée de Valtat sur son pavillon en Heurs saignantes. et le Pont-Royal, et tous les Valtat. — Un Lautrec ; — des Angrand ; — les Laveuses d’Amiet sous les arbres charnels, et sa Fileuse soupesant sous la mort du soleil rouge le coeur de son chanvre percé ; — de curieux H. Rousseau : la Guerre sur l’horizontalité hérissé de son cheval effrayé par dessus les cadavres translucides d’axolotls ; le portrait de l’Homme aux yeux chinois avec son petit toupet ; — un Cross ; — l’Annonciation, les Pèlerins, la Princesse. Bethsabée, de Maurice Denis ; — cinq Gausson ; — Jossot, les Sciapodes : — des Guilloux ; — les pastels d’Hermann Paul ; — les études tricotées de Perrier ; — arbres tordus et maisons silhouettes de G. Prunier — Aux indépendants émigrèrent des toiles des Néo-impressionnistes, dont le très beau portrait d’Erik Satie, par A. de la Rochefoucauld.

Rose + Croix. — Des Knopp ; — l’Etude pour l’Harmonie Virginale du Champ-de-Mars, d’Osbert ; Armand Point, Princesse nocturne ; un Hawkins.

Grasset a exposé à la Plume ses très belles œuvres déjà connues, affiches, vitraux, illustrations livresques ; Roussel des dessins à la Revue Blanche ; — l’exposition de Toulouse-Lautrec vient de s’ouvrir :

Chez Durand-Ruel Odilon Redon, pastels scarabées, monères de velours lithographique, dessins dont il ne faut louer aucun tous saillant également, et, faute de comparaison immédiate éblouissant moins réunis.

Seules toiles qui pouvaient succéder à Redon dans ces galeries sans dépression ni diminution : Manet. De celui-là qui l’aime doit mieux n’en point parler, et dire : Allez-y voir.

Le cycle, par Albert Trachsel (à Genève).

Un jeune homme qui le vit sur ma table le prit pour un traité de vélocipédie. Mais c’est un beau livre, décors et musique, points marquant les silences où nous inscrirons nos émotions. L’écrivain est beaucoup plus fort qui comprend l’impossibilité d’écrire, que celui qui peut tout exprimer, sentant rudimentairement. Le livre a déjà ses disciples, et l’on reverra ses Danseuses‌

(Je danse le Pas des Glaives,
Je danse le Pas du sang !
Au-dessus, au-dessus de ma tête sifflent
Flamboient ! sifflent, sifflent, flamboient les épées !…
… voyez, voyez ! Je frappe l’ennemi,
Je frappe, et me lance, et me lance en avant !…)

et ses lacs entre les forêts de fleurs bleues, sous les cygnes violets, et ses fleurs serpentant parmi les arbres précieux…

Citons sa Marche suisse, sa reine des émeraudes qui, avec des étoiles, jonglait, jonglait, jonglait, … jonglait…‌

 

L’EMPLOYEE, de Charles de Rouvre (Bibliothèque des Modernes).

C’est la louable entreprise de conter l’existence d’une jeune fille qui est employées.

Gerhart Hauptmann

Haute la face sur l’horizon, pasteur voyeur de miracles, les sourcils d’aigle ou de pont chevauchant l’onde des lèvres sensuelles et le pentagonal écu du menton volontaire, il pioche et déterre le vrai par-delà l’écorce de fer des contraires, au centre de Zola et d’Ibsen — quoique pourquoi restreindre à eux, moins modèles que pairs de vision innée, sa complexité ? — l’amande joyau de l’Idéalisme et de l’Anarchie. Comme en Avant le lever du soleil, « drame social ». Et le si connu sommeil et mort sur l’orgue de Clotho des araignées vieillardes aux doigts filandiers. Ses Êtres solitaires isolés parce qu’individuels tâtonnant et se heurtant dans la nuit de verre dur et gris. Après les ironies presque de guignol de la Peau de castor les assomptions des mortes aux ventouses cristallines des cloches… — Dessous, le squelette des thèses opposant front à front l’ivoire de leur jeu d’échecs ; l’escrime deux à deux ou en mêlée des idées neuves et jeunes encore dont germent les vertes pointes lancéolées. Assez de rêve pour que s’y fixent nos jeux d’esthètes. Du réel (au sens vulgaire) assez pour insuffler l’humanité aux fantoches et que le sang jaillisse couleur de lèvres de nos coups d’ongle au fœtus de terre glaise pétri par le génie des paumes du dramaturge magnétiseur.‌

Alfred Jarry

Vallotton

Sur ses toiles rares il élit les verts polis de batraciens précieux et charnels. Aux eaux glauques se mirent translucides des baigneuses, nymphes premières d’Hogarth chevauché par Munthe, si l’on peut comparer à d’autres un qui ABSTRAIT — en si peu de traits sur les murs de Balthazar. Petits bois en deuil roussi, étiquettes de devantures. Des marines, des cygnes au col nouable alphabétiquement, une femme assise sur l’héraldique sable, momie de morgue, une autre enlisée, les doigts tâtants sucés par le noir, les cheveux de saule sur la face inquiétante. Des sphinges vautrées au W de leurs coudes. Des tables de café basculant leurs nets strapontins. L’assassin fond dans sa victime comme le cierge du poignard lui-même. Les couronnes entassent au pied du mur leurs vertèbres dont les vagues niveleuses rongèrent les apophyses. Foules exspectantes à des grilles. Des charges de crabes tourteaux. L’anarchiste happé entre des bras de guillotine, blanc sous sa chevelure de couperet. Aux pommettes de la petite fille pendent mortes, tenaille, deux mains de gloire : à leur paume de ventouse, le reflux de l’épiderme est bu, et l’attention hulule des deux yeux subits d’effroi presque, ronds boucliers. Des cercueils dans des escaliers à l’étroitesse de main de cauchemar qui tord, comme un déménagement de contrebasses. Des portraits : sur un plat lamé d’argent (le temps hiérarchique n’existe pas), collectionnées au tableau noir de son étal, les quatre têtes phosphoreuses de jeu de massacre. César, Socrate, Néron. Jésus ; il griffe les rides de Wagner et déroule l’escargot noir des volutes de Schumann. Le fruit germe, feuillu chef-d’œuvre du crâne de Verlaine. Et des mers d’un calme d’huile astrale ou lustrale, d’un noir de velours absolu où ondulent les scies serpentines, des lames filant douces l’oxycrat de cadavres. Des soleils couchants y brûlent d’une mèche neuve.

[Les indépendants]

LES INDÉPENDANTS — la longue galerie surchargée de toiles, l’intestin grêle en suspend aux demi-lunes de ses replis, beaucoup d’une non pareille beauté, du buffet à l’architrave où se dore l’Instruction primaire.

Le vertical Tapis d’Anquetin remonte à sa trame l’or des paons, et sur son pailllasson le génie a essuyé la poussière de précieuses pierres de ses semelles. De Valtat aussi une tapisserie : le repos replié de la Femme sur les plis décapités du pavillon en viande saignante, le tournant de la rapide agate bleue du Palais-Royal, les Aubergines et Piments brodés, les Paons et la Cigogne. — De D’Espagnat, les deux Paysans robustes à tête de pommiers, la Femme au livre. — D’Angrand, les Pèlerins d’Emmaus et le vilbrequin de la lampe forant la nuit dans un tourbillon de copeaux carrés.

Les Laveuses d’Amiet prosternées au sexe des arbres dont les feuilles se cachent du ciel, et lavent le sang de leur ombre en l’eau violette ; là-bas vers la ferme, une jalonne la fuite du sentier. La Fileuse soupèse le chanvre de son cœur, sous le dépècement des griffes du soleil. Devant l’impassibilité des esclaves, Cuvelier et la danse javanaise de Salomé.

De H. Rousseau, surtout la Guerre (Elle passe effrayante…). De ses comme péroniers le cheval tend dans le prolongement effaré du cou sa tête de danseuse, les feuilles noires peuplent les nuages mauves et les décombres courent comme des pommes de pin, parmi les cadavres aux bords translucides d’axolotls, étiquetés de corbeaux au bec clair. Du même, Panneau décoratif, portrait d’homme tel qu’un Memling, et portrait d’enfant. — De cette peinture minutieuse et plus géométrique, l’Aérostat dirigeable de Boisset.

Quatre beaux Maurice Denis : l’Annonciation, les Pèlerins d’Emmaus, la Princesse dans la tour, Etude pour une Bethsabée — et son plafond d’Avril. — Des Léon Fauché, dont un admirable velouté paysage. — Et des Gausson lumineux d’arbres de Noël au bord des routes.

Guilloux : l’horaire du canal sous les diverses brumes, la Seine lunaire de Notre-Dame. — Les Jardins de Giran-Max.

Les arabesques de Jossot et la floraison de ses Seiapodes. — les vieux bouquins d’Osbert. — Les gazons et cheveux parallèlement tricotés de Perrier. — Gaston Prunier : La lutte des arbres tordus et les Maisons silhouettées sur les moulins de l’horizon.

N’oublions pas un beau Toulouse-Lautrec, les pastels d’Hermann-Paul, les H. Morel.‌

Des Néo-impressionnistes : l’Air du Soir de Cross ; — des Signac ; de la Rochefoucault, le portrait d’Erik Satie. — Des Luce.‌

Filiger

La banalité de la mode étant à qui parle d’art de répondre qu’il vaut mieux vivre (ce qui serait peut-être admirable si compris, mais tel quel, sans plus de conscience, gratté de la table de Faust, se redit depuis bien longtemps), il est permis, nos serfs pouvant suffisamment cette chose, d’exister dès maintenant en l’éternité, d’en faire de notre mieux provision, et de la regarder chez ceux qui l’ont su mettre en cage surtout discolore de la nôtre. Et nous déroulerons ces notes sur FILIGER parce qu’après tous les peintres « parisiens » il est agréable d’en voir un qui s’isole au Pouldu ; parce qu’il montre présentement une sainte Cécile avec un violon et trois anges, et que cela est très beau ; parce qu’il nous plaît ainsi ; parce qu’enfin c’est un déformateur, si c’est bien là le conventionnel nom du peintre qui fait ce qui est et non — forme soufflée dont il le dégangue — ce qui est conventionnel.    ‌

L’être qui naît donne à son corps germe sa forme parfaite, baudruche de son âme, la sphère : puis le voilà parti en différenciations rameuses et compliquées, jusqu’à ce que, le beau ressouvenu, il libre derechef en sa primordiale (ou une pareille) sphéricité. Tels presque déjà il y a soixante-neuf ans le Dr Misès avait défini les anges. Deux diètes se peuvent : l’embryon non gravé irradie en toutes directions, et au bout du temps, biotermon de l’œuvre année scolaire, sera génie, ayant tout en lui réel ; — et ceci n’est qu’illusion, car il est mémoire. Plutôt ayant tout vu, senti, appris, il s’en déleste par l’oubli, qui est pareillement mémoire, et de la synthèse du complexe se refait la simplicité première (Filiger, Bernard…), uniprimauté qui contient tout, comme l’un insexué engendre tous les nombres, portraiturant de chaque objet au lieu de la vie l’être, ou synonymes : le principe de synthèse (incarné particulier), l’idée ou Dieu.‌

La simplicité est harmonie. L’inanimé, simple parce que mouvement est différenciation (autres synonymes : vie, non-existence. tendance à l’humanité), repose eu cette beauté et harmonie. C’est l’œuvre de Dieu qui reste statue, âme sans mouvements animaux, toile ou liège où l’artiste pique et collectionne le vol arrêté d’une des faces du phare tournant. C’est pourquoi : « Ne faites jamais ni pleurer ni rire, vos figures », disait Filiger devant les Sirènes chantantes (d’un art différent, valable aussi) d’Eric Forbes-Robertson. Cette attention donnée, tous les Hommes seraient beaux et quelques femmes.‌

L’animal, chrétiennement laid (il n’a pas notre âme), s’élève jusqu’à l’homme quand il l’accompagne emblématique. L’emblématique est faculté : Un lion et saint Marc. Ecartons les bêtes des évangélistes : la tête abritée du cabri de la Sainte en prière. — Les fleurs sont toujours inanimées, harmonieuses et emblématiques….. les plus « communes » plantes. — Quelle splendeur de plafond décorante que les pétales de scarabée d’un chou, rose métallique, infinis concentrés, filigrane de reliquaire de cuivre… peinture de moine avec des couleurs venues en écaillés de pays étranges, étendues respectueusement aux sarcophages — comme la mort colle les yeux qu’on ferme d’éternité pour l’éternité.

Toute théorie étant fausse parce que théorie, n’en exposons pas — ou plus — de l’art de Filiger. Disant que tout est beau dans la nature, il oublie que tout est beau pour quelques-uns seuls qui savent voir ; et que chacun du moins élit un beau spécial, le plus proche de soi ; et en cette nature de Pont-Aven et du Pouldu le va distiller comme un cheval d’Espagne en l’entonnoir d’un lys au pollen de fourmilion. Ainsi : Seguin les paysannes de Trégunc, les silhouettes de danseurs de gavotte et joueurs de biniou, les hauts, arbres fusées et lombrics de la route de Clohars ; — O’Conor les modèles suggérés, à l’heure de la sieste, par les passants locaux de la place triangulaire, dédain un peu du choix, par croyance que le peintre, hors du temps, n’a que faire du lieu et de l’espace ; — Filiger les Bretons résignés, ovale presque losange, encadrés aux portes de verdure des fermes et des noces, faits pour le supplice dont ils ne bougeront pas, qui donc ne fanera pas ces lépidoptères (je les trouverais bien plus beaux crucifiés — et qui sait ? ils portent tous tout le crucifiement au cœur de leur face immortellement immobile). Il est vrai (très) que l’éternel est recelé en chaque particulier, que chaque particulier est l’éternel avec quelque épiderme de masque, et que j’aime mieux l’artiste qui, au lieu d’éternel abstrait offert, se contente d’accentuer — si peu — l’éternel âme versé : du ciel et de la mémoire ; dans ces transparents, corps de contingence. Tels les anges d’Albert Dürer expriment au cristal coulé le sang du botrus crucifié, et l’Imagerie l’heureuse bénédiction de l’arc-en-ciel foré par la lance aux toits des maisons.    

Point de louanges pour Filiger, la meilleure étant pour lui celle des paysans qui, après l’admiration des Georgin : ou Notre-Dame des Ermites en sa baraque-salon drapassementée de toiles rouges — ou saint Claude crossé et mitré, marchant au-dessus des églises — où le Christ aux évangélistes, fleuri parmi les palmiers — ou saint Biaisé et saint Guérin, symétriques alexis des épizooties — et tous les Christs sur tous les fonds d’aurore, de crépuscule, d’air et de mer ou de crêpe, — disent : Ce que vous faites est encore plus beau. — (Tant pis pour qui ne sait d’Epinal que son cru fatras superficiel, non son unique, lorraine ou allemande, vérité et excellence.)‌

On connaît la Sainte couchée entre les pages, longues comme ses mains, de l’Idéalisme de M. de Gourmont, et les deux têtes, Christ et Vierge, enluminure du Latin Mystique. — Le Jugement dernier s’élabore, mais il faudrait presque qu’il ne fût point fini, car le prétexte sera lors mort de créer des faces d’anges ou de damnés, chevelues de flammes ou de rayons ; et nous n’aimerons plus, forcés, au changement, l’image — où Georgin couche la lame sonore de son verset sur la tête de mort en bois, sonnant à tous les champignons : noirs subitement germés des dalles : Levez-vous, morts, et venez au Jugement. — En attendant l’étonnement de la trompe finale, ce mois : Sainte-Cécile et son violon : sur le ciel bleu d’arrosoir d’or et l’arche-cadre des croix ornementales, le bras : de la Sainte où le sexe hésite, peut-être main de l’ange mêlée à la sienne, union ou communion. L’encens de sa tête brûle sur la patène orfèvrerie de son nimbe. Déjà nous avons vu chez Le Barc de Boutteville aussi le profil d’adolescent, mystique et sensuel de son sang brun — la pure figuré au trait, et l’eau-forte de Seguin frondaison enluminée et translucide de nervures d’or. — Et des triptyques, des anges et des trinités plus belles et que l’on cèle. ‌

Mentionnons pourtant deux de ces visions encore inconnues : l’une parce qu’elle n’est point terminée (qui rejoindra un de ces jours la Sainte Cécile chez Le Barc : une famille de Bretons, des figures plus grandes qu’à l’ordinaire) ; l’autre sur une lettre à M. de Gourmont, voici deux ans, un bien vrai Filiger10 : je découpe deux morceaux au hasard de l’encadrement, car on sait que Filiger, œuvres assez reconnaissables, les aime signer en plus sur la bordure (j’ai gardé sa ponctuation rythmée de lied) :

« La petite vierge en tête de ma lettre a été faite à votre intention, voilà quelques jours déjà… Vous voyez que je n’ai pas attendu de recevoir de vos nouvelles pour penser à vous ? Elle chantera, une fois encore, à vos oreilles les noms immortels de Duccio et de Cimabuë — ces noms qui vous sont chers ! — Je suis loin, bien loin de ces génies, mais Dieu a peut-être mis quelque chose de leur cœur en moi ?

Le trouble, ou la passion que je ressens devant mon travail, m’engourdit souventes fois l’esprit, et les membres, au point de me laisser dans le désœuvrement pendant plusieurs jours ; mes mains ont comme peur de toucher au Rêve, et pourtant il nous faut bien descendre, par charité pour nos semblables, jusqu’à la peine d’atteindre la réalité de Rêve. »

Des deux éternels qui ne peuvent être l’un sans l’autre, Filiger n’a point choisi le pire. — Mais que l’amour du pur et du pieux ne rejette point comme un haillon cette autre pureté, le mal à la vie matérielle. Maldoror incarné un Dieu beau aussi sous le cuir sonore carton du rhinocéros. Et peut-être plus saint… Les démons qui font pénitence entre les longues côtes, semblables à des nasses, des bêtes, grimpent au ciel de leurs quatre griffes, seule marche aux chemins abrupts… C’est pourquoi définitivement l’art de Filiger le surpasse, avec la candeur de ses têtes chastes d’un giottisme expiatoire.

Il est très absurde que j’aie l’air de faire cette sorte de compte rendu ou description de ces peintures. Car 1° si ce n’était pas très beau, à les citer je ne prendrais aucun plaisir, donc ne les citerais pas ; — 2° si je pouvais bien expliquer point par point pourquoi cela est très beau, ce ne serait plus de la peinture, mais de la littérature (rien de la distinction des genres), et cela ne serait plus beau du tout ; — 3° que si je ne ’explique point par comparaison— ce qui irait plus vite — c’est que je ne fais point à ceux qui feuillettent ces notes le tort de croire qu’il leur faut prêter courte échelle… — Et plutôt que toute dissertation sur Filiger remirons-nous en l’ivoire des faces et des corps de sa Sainte-Famille, reproduite au Cœur, et dont je n’ai point parlé, car c’eût été très inutile.‌

Alfred Jarry.

Salon des sécessionnistes à Munich

Juin — Octobre

M. Stuck a emprunté l’idée de son tableau La Guerre à Arnold Bœcklin dans l’ Aventurier. N’était ce plagiat, j’admirerais franchement la composition symbolique, largement, puissamment traitée, où s’harmonise la brutalité des tons : — Sur un massif étalon noir un homme nu ; le plat de son épée sanglante pèse sur l’épaule droite ; sa tête est ceinte de lauriers, un rictus effrayant contracte sa bouche. Le cheval, quelle indicible sensation d’écrasement ! se fraye un passage à travers une plaine chaotique de cadavres d’où s’irradie, dirait-on, une lueur de lune morte. Dans les fonds, un incendié flamboyé.‌

La Descente de Croix d’Arnold Bœcklin : chef-d’œuvre pourquoi pas ? Un ciel de plomb, sinistre. Jésus mort repose sur l’herbe, le haut du corps soutenu par Joseph d’Arimathie ; la Vierge11, stupide de douleur, s’est pris le visage dans les mains et regarde son fils ; la tête du Mauvais Larron, du haut de la croix, semble un soleil noir. Des cyprès sont calmes sur la colline. — M. Bœcklin a retrouvé la couleur des vieux maîtres ; dans un livre qui doit paraître après sa mort, il nous dira son secret. Aussi, quelle somptuo-‌

Le XIe monstre12

Onze petits monstres divers décapités d’azur sur le mur doré illuminent de tout leur émail : rampe. L’ermite aux pieds noirs et fourchus a enfoncé sa double croix à travers le joujou terrestre, et voici que trois oiseaux de nuit fleurissent la croix supérieure, mordant chacun l’une des clefs importantes rapportées pur le cormoran des trous d’humidité froide, sternutatoires même aux mains.

Sous son archet la sphérique contrebasse s’éveille en ces mots, luisant pareils sur l’image aux replis d’une vouivre tanguée de fleurs de lys ; LA QUADRUPLE CONTRAINTE DE L’ENFER PAR LAQUELLE J’AI FORCE LES ESPRITS A M’APPORTER CE QUE JE DESIRAIS. — Et les onze masques bleus sont cloués étiquetés par chacune de leurs quatre oreilles, après qu’ils ont obéi.

Or, au miroir héraldique du premier monstre passant, la corde ombilicale du monochordion bêle pour la première fois, disant les ruisseaux et les herbes du chemin du Château Singulier, où sautillent les diamants aux ailes vertes du vert des gramens, mouture du sillage enchanté de la voiture. Ceux qui savent ouïr entendront que nulles murailles, nulles grilles, nulles barrières ne défendent les approches du château de granit lourd, mais l’effroi ininterrompu des douves noires, pareilles au carcan dont on a serré la tête d’un saint Jean-Baptiste couronné, avant de la déposer dans un plat vert.

L’œil clos du Château enferme l’image de la princesse Elade, que le commerce subtil des tendres lettres et des songes a dotée pour les visiteurs du désir, de la beauté des madones et des fées, sœur de cette Statue de Diane, si asexuée ou ambisexuée, conte l’un des philosophes du Banquet, que le jeune Grec qui la vint violer dans son temple l’approcha à la manière des philopaèdes, avant de se jeter dans la mer. Étant destiné que rien ne sache polluer la madone, dévêtue par le sacrilège — « elle avait une robe mauve, elle en mit une amarante ».

— La plus prostituée est la plus libre et la plus belle, dit le septième monstre. — Il y a deux sortes d’hommes, les hommes libres et les autres, interjeta le onzième. Laissons les autres, dit Orphée à la dérive et noyé au milieu des fleurs.

La lumière des pierreries du granit du château se fait brouillard, et le brouillard, léger comme l’âme de Vitalis, tissue de linge blanc lessivé par des sorcières, se résout en autre lumière. Voici le désert et le bruit lointain du tambour des sables.

La sphinge passa sous sa grêle et m’entr’ouvrit de sa patte de lion le livre. Et j’écoutai dans le désert celui qui allait parler. L’écuyer de la princesse avait une barbe blanche jusqu’aux genoux et un long tambour de buis sur sa barbe. Et il commença, et au lieu de la prose de son tambour germèrent les violons des anges et des fauves et les pleurs du sang et des fleurs rabattus par ses poings rythmiques :

Ô pourpiers de mon frère ! pourpiers d’or, fleurs d’Anbour !

Ut ré mi b mi b ré ré do…, hiéroglyphes évocatoires des orgues et des clercs par les déserts d’Égypte, rappel de la chapelle sans Dieu d’Élade, danseuses dans les ruines de Thèbes dont la danse meurt et ploie en plain— chant, soupir dernier de tambour…, mort du corps…. l’âme acense :‌

Mon cœur, mon cœur s’élève, ah si haut qu’il s’envole.

Faunesses et Bacchantes, par Adolphe Boschot (Lacomblez, à Bruxelles).‌

L’auteur nous prévient que c’est là, seulement, la fantaisie de quelques matinées. S’il en est ainsi, nous voulons bien subir la perversité de vers très luxurieux et admirer, encore une fois, des tableaux de femmes nues qu’absolvent heureusement, à la fin du recueil, Koundry et Yseult. Mais en fait de sonnets wagnériens, personne ne fera mieux que M. Stuart Merrill.

E. Pilon.

 

Il Libro delle Figurazioni ideali, par Gian Pietro Lucini ; Milan, Chiera et Guindani, 1894, in-16.‌

Une préface nous apprend que le présent recueil de vers a des droits à entrer dans le cercle symboliste ; et une seconde préface, que le « symbolisme fut hiératique, fut classique, est personnel. » C’est assez juste. Quant aux poèmes ils disent d’agréables illusions dans une forme classique — ariostique même — mais très amollie par la fréquentation des récents poètes français.

R. de Gourmont.

 

Le Château Singulier, par Remy de Gourmont (Mercure de France).‌

Le bibliophile a copié, respectueux, son œuvre en rubriques spéciales sur papiers idoines avec portraits des idées à mesure qu’elles passent. Ainsi les vieux peintres peignaient leurs cadres avec le plus grand soin et les verriers ecclésiastes rompaient l’hostie du mastic des vitres. Courbé sous le nombre, au vol des oiseaux perchés sur les pontuseaux, on pénétrera les rouges obscurités des voûtes des temples et les boudoirs semblables à des chapelles sans Dieu où il seyait de lire les précédents livres. Onze gargouilles vomissent prévenantes, afin qu’on ne déroge aux bénitiers volontaires, et Orphée crucifié dans la rosace bénit de ses yeux solaires. C’est un très beau livre qui laisse horrifié qui l’a fermé — avec le bruit des becs des corbeaux en lichen sur le ciel bleu, quand en la capsa rampe le lion roulé.

 

In-16 carré, format bolide, il gravite autour des Hiéroglyphes,

Alfred Jarry.‌

 

Reçu : La Mouche des Croches, par l’Ouvreuse du Cirque d’Eté (Fischbacher). — Flammes et Flammèches, par Jean Casier (P. Lacomblez, Bruxelles). — Le Théâtre et la Poésie, par L. Brémont (Bibliothèque de la Revue Dramatique). — Il y a la des cris, par Paul Fort. ‌

[autorité morale…]

autorité morale est d’autant plus précieuse chez notre auteur que les démonstrations scientifiques et l’exposé de la doctrine sont d’une difficile assimilation. Comme un grand nombre de hauts penseurs, de visionnaires géniaux, l’auteur anonyme de Lumière d’Egypte s’est créé une langue spéciale, où les mots n’ont plus la signification habituelle que nous leur attribuons ; et ce serait s’égarer que de prendre les mots Force, Polarité, Plan, dans le sens où les emploie la science : c’est tout autre chose ; on a laissé à dessein au lecteur le travail de chercher et le plaisir de trouver la clef de ce langage mystérieux.‌

Mystère aussi que le nom de cet occultiste : on le sait Américain ; mystère que le nom du traducteur ; tout cela enjolive d’étrange ce déjà intrigant ouvrage. C’est une Réforme proclamée, une affiche énigmatique ; mais c’est surtout une superbe combinaison bien dans le mouvement du jour : l’occultisme vieillissait, n’ayant plus la confiance du public ; il baissait et tendait vers un krach imminent ; ce joli coup de bourse le fait remonter au-dessus du pair. Toutes nos félicitations à l’auteur.‌

 

NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES

Augustin Léger, J ournal d’un Anarchiste, gr. in-18, Savine, 3,50. — Mémoires de Bourrienne, tomes II et III, gr. in-18, Savine, 2 vol., 47 fr., H. Coulon : Jésus et la Femme, Etude, plaq. Ollendorff. — Figures contemporaines, tirées de l’Album Mariani, 76 biographies, notices, autographes et portraits gravés sur bois par A. Brauer. Causerie préliminaire par Armand Silvestre, tome II. Gr. in-8, H. Floury, 6 fr. — Léon Parsons : l’Ordre social et le Contrat libre, plaq., Chamuel‌

 

Un homme, par des engins inventés par lui ou retrouvés de traditions perdues au reste, frappe à distance à son plaisir quiconque nuirait à sa liberté parfaite. Des forces près desquelles l’électricité des phonographes et microphones d’Edison, trop matérielle, est rudimentaire, changent le monde en restant si semblables aux causes naturelles (caractéristiques de l’œuvre de génie) que sans absurdité on ne peut pas les nier. Le Naturel et le Surnaturel sont à ses ordres. Et pour un laps de vie Dieu lui a cédé sa place de Synthèse. S’il ne marche pas sur la mer, comme l’autre Dieu, c’est que ça se verrait. Tel serait l’Anarchiste propre.

A. Léger transcrit très vraisemblablement l’évolution d’un « guerrier » primate de ces temps bourgeois et évolutifs depuis une date vétuste, chez qui deux siècles de progrès et de civilisation (dont le nôtre, ça se passe vers 2000) ont « déterminé » la supériorité de l’esprit ; que son métier de typographe aide à « suivre les grands courants de la pensée » contemporaine, au souffle desquels s’avivent ses lumières « naturelles », et qui complète son éducation le soir dans les salles de lecture. Il en profite pour « rejeter, par ses seules forces, le joug de la supersitition », grâce aussi toutefois à Lourdes et autres œuvres de « maîtres de la pensée ».

Sa foi, la Tour Eiffel, « qu’on retrouvera toujours, impérissable », indestructible, éternelle comme la Science qui l’a édifiée ». Il croit tout le temps que c’est arrivé, successivement militaire, socialiste et anarchiste, ce qui est la suite la plus accessible. Episode du militaire cérébré un peu, donc sujet au vertige, horrifié de franchir avec armes et sac la longue poutre élevée du portique, et qui passe — parce qu’on lui lit le Code pénal. Comme plus tard il tirera à un Fourmies quelconque, parce qu’il a associé tel monosyllabique commandement à une crispation de la deuxième phalange de l’index dextre, ce à quoi il ne doit se refuser, puisqu’il a cru lire Darwin et Spencer. — Sensation ennuyeuse : trop de faits-divers superposés en tiroirs, explosions célèbres, etc. Livre qui tendrait à démontrer que les « guerriers » anarchistes sont de mauvais littérateurs, et dont le héros est finalement guillotiné, après boire, ainsi qu’il convient.

ALFRED JARRY

 

Les tomes II et III des Mémoires de Bourrienne sont d’un intérêt véritable. C’est que Bourrienne parle des choses qu’il a vues ; il a fait campagne avec Bonaparte en Egypte et en Syrie ; il a participé au coup d’Etat de Brumaire, aux transformations et à l’accaparement du Consulat ; son récit est mouvementé, curieux en détails, attachant lorsqu’il renonce à ses paperasses documentaires ; et il faut lire par exemple les chapitres consacrés à l’amiral Brugs et au désastre d’Aboukir, à la détresse de l’armée française d’Orient décimée par les maladies, les suicides, les assassinats des bédouins, abandonnée finalement par son chef dont l’ambition rêve un soir de conquérir l’Asie, et qui s’échappe pour revenir en France violenter la Fortune et se faire acclamer comme un libérateur. Puis c’est le massacre de Jaffa et le sacrifice des pestiférés ; la scène quasi grotesque où Bonaparte bafouille devant les Anciens et les Cinq-Cents et crie qu’on le poignarde afin d’avoir un prétexte pour faire entrer ses grenadiers ; la lettre de Kléber, général en chef de l’armée d’Egypte, accusant son prédécesseur près de lui-même devenu le gouvernement. — Ces pages suffisent sans doute pour justifier leurs deux volumes présents des Mémoires de Bourrienne ; on les peut consulter avec fruit pour l’époque, et sous les réserves déjà faites nous devons convenir qu’un éditeur a bien fait de les reprendre. — Les additions et pièces justificatives, par contre, se montrent aujourd’hui d’un attrait médiocre.‌

CHARLES MERKI

 

— Sous ce titre : Jésus et la Femme, on eût aimé trouver quelques lyrismes sincères et sobres réclamant, à celui que M. Quillard nommait récemment « le triste pasteur de Galilée », tous les désirs meurtris des femmes énervées qu’il a, depuis dix-neuf siècles, volées à la saine volupté. On eût aussi pu se plaire à voir célébrer, en métaphores serrés et étranges, la saveur des mysticités nuptiales.‌

La plaquette de M. Coulon ne veut seulement « remettre

De l’inutilité du théâtre au théâtre

-je crois que la question est définitivement tranchée de savoir si le théâtre doit s’adapter à la foule ou la foule au théâtre. Laquelle, antiquement, n’a pu comprendre ou faire semblant de comprendre les tragiques et comiques que parce, que leurs fables étaient universelles et réexpliquées quatre fois en un drame, et le plus souvent préparées par un personnage prologal. Comme aujourd’hui elle va à la Comédie-Française entendre Molière et Racine parce qu’ils sont joués d’une façon continue. Il est d’ailleurs assuré que leur substance lui échappe. La liberté n’étant pas encore acquise au théâtre de violemment expulser celui qui ne comprend pas, et d’évacuer la salle à chaque entr’acte avant le bris et les cris, on peut se contenter de cette vérité démontrée qu’on se battra (si l’on se bat) dans la salle pour une œuvre de vulgarisation, donc, point originale et par cela antérieurement à l’originale accessible, et que celle-ci bénéficiera au moins le premier jour d’un public reste stupide, muet par conséquent.

Et le premier jour ceux-là viennent, qui savent comprendre.

Il y a deux choses qu’il siérait. — si l’on voulait descendre jusqu’au public — de lui donner, et qu’on lui donne : des personnages qui pensent comme lui (un ambassadeur siamois ou chinois, entendant l’Avare, gagea que l’avare serait trompé et la cassette prise) et dont il comprenne tout avec cette impression : « Suis-je spirituel de rire de ces mots spirituels », qui ne manque aux auditeurs de M. Donnay, et l’impression de la création, supprimant la fatigue de prévoir ; et en second lieu, des sujets et péripéties naturelles, c’est-à-dire quotidiennement coutumières aux hommes ordinaires, étant de fait que Shakespeare, Michel Ange ou Léonard de Vinci sont un peu amples et d’un diamètre un peu rude à parcourir, parce que, génie et entendement ou même talent n’étant point d’une nature, il est impossible à la plupart.‌

S’il y a dans tout l’univers cinq cents personnes qui soient un peu Shakespeare et Léonard par rapport à l’infinie médiocrité, n’est-il pas juste d’accorder à ces cinq cents bons esprits ce qu’on prodigue aux auditeurs de M. Donnay, le repos de ne pas voir sur la scène ce qu’ils ne comprennent pas, le plaisir actif de créer aussi un peu à mesure et de prévoir ?

 

Ce qui suit est un index de quelques objets notoirement horribles et incompréhensibles pour ces cinq cents esprits et qui encombrent la scène sans utilité, en premier rang le décoret les acteurs.

Le décor est hybride, ni naturel ni artificiel. S’il était semblable à la nature, ce serait un duplicata superflu… On parlera plus loin de la nature décor. Il n’est pas artificiel en ce sens qu’il ne donne pas à l’artiste la réalisation de l’extérieur vu à travers soi ou mieux créé par soi.

Or il serait très dangereux que le poète à un public d’artistes imposât le décor tel qu’il le peindrait lui-même. Dans une œuvre écrite, qui sait lire y voit le sens caché exprès pour lui, reconnaît le fleuve éternel et invisible et l’appelle Anna Peranna. La toile peinte réalise un aspect dédoublable pour très peu d’esprits, étant plus ardu d’extraire la qualité d’une qualité que la qualité d’une quantité. Et il est juste que chaque spectateur voie la scène dans le décor qui convient à sa vision de la scène. Devant un grand public, différemment, n’importe quel décor artiste est bon, la foule comprenant non de soi, mais d’autorité.

Il y a deux sortes de décors, intérieurs et sous le ciel. Toutes deux ont la prétention de représenter des salles ou des champs naturels. Nous ne reviendrons pas sur la question entendue une fois pour toute de la stupidité du trompe-l’œil. Mentionnons que ledit trompe-l’œil fait illusion à celui qui voit grossièrement, c’est-à-dire ne voit pas, et scandalise qui voit d’une façon intelligente et éligente la nature, lui en présentant la caricature par celui qui ne comprend pas. Zeuxis a trompé des bêtes brutes, dit-on, et Titien un aubergiste.

Le décor par celui qui ne sait pas peindre approche plus du décor abstrait, n’en donnant que la substance ; comme aussi le décor qu’on saurait simplifier en choisirait les utiles accidents.

Nous avons essayé des décors héraldiques, c’est-à-dire désignant d’une teinte unie et uniforme toute une scène où un acte, les personnages passant harmoniques sur ce champ de blason. Cela est un peu puéril, ladite teinte s’établissant seule (et plus exacte, car il faut tenir compte du daltonisme universel et de toute idiosyncrasie) sur un fond qui n’a pas de couleur. On se le procure, simplement et d’une manière symboliquement exacte avec une toile pas peinte ou un envers de décor, chacun pénétrant l’endroit qu’il veut, ou mieux, si l’auteur a su ce qu’il voulut, le vrai décor exosmosé sur la scène. L’écriteau apporté selon les changements de lieu évite le rappel périodique au non-esprit par le changement des décors matériels, que l’on perçoit surtout à l’instant de leur différence.‌

Dans ces conditions, toute partie de décor dont on aura un besoin spécial, fenêtre qu’on ouvre, porte qu’on enfonce, est un accessoire et peut être apportée comme une table ou un flambeau.

L’acteur « se fait la tête », et devrait tout le corps, du personnage. Diverses contractions et extensions faciales de muscles sont les expressions, jeux physionomiques, etc. On n’a pas pensé que les muscles subsistent les mêmes sous la face feinte et peinte, et que Mounet et Hamlet n’ont pas semblables zygomatiques, bien qu’anatomiquement on croie qu’il n’y ait qu’un homme. Ou l’on dit la différence négligeable. L’acteur devra substituer à sa tête, au moyen d’un masque l’enfermant, l’effigie du personnage, laquelle n’aura pas, comme à l’antique, caractère de pleurs ou de rire (ce qui n’est pas un caractère), mais caractère du personnage : l’Avare, l’Hésitant, l’Avide entassant les crimes… ‌

Et si le caractère éternel du personnage est inclus au masque, il y a un moyen simple, parallèle au kaléidoscope et surtout au gyroscope, de mettre en lumière, un à un ou plusieurs ensemble, les moments, accidentels. ‌

L’acteur suranné, masqué de fards peu proéminents, élève à une puissance chaque, expression par les teintes et surtout les reliefs, puis à des tubes et exposants indéfinis par la lumière‌.

Ce que nous allons expliquer était impossible au théâtre antique, la lumière verticale ou jamais assez horizontale soulignant d’ombre toute saillie du masque et pas assez nettement parce que diffuse.

Contrairement aux déductions de la rudimentaire et imparfaite logique, en ces pays solaires il n’y a pas d’ombre nette, et en Egypte, sous le tropique du Cancer, il n’y a presque plus de duvet d’ombre sur les visages, la lumière était verticalement reflétée comme par la face de la lune et diffusée et par le sable du sol et par le sable en suspens dans l’air.

La rampe éclaire l’acteur selon l’hypoténuse d’un triangle rectangle dont son corps est l’un des côtés de l’angle droit. Et la rampe étant une série de points lumineux, c’est-à-dire une ligne s’étendant indéfiniment, par rapport à l’étroitesse de la face de l’acteur, à droite et à gauche de l’intersection de son plan, on doit la considérer comme un seul point éclairant, situé à une distance indéfinie, comme si elle était derrièrele public.‌

Celui-ci est distant par suite d’un moindre infini, pas assez moindre pour qu’on ne puisse considérer tous les rayons reflétés par l’acteur (soit tous les regards) comme parallèles. Et pratiquement chaque spectateur voit le masque personel d’une façon égale, avec des différences à coup sûr négligeables, en comparaison des idiosyncrasies et aptitudes à différemment comprendre, qu’il est impossible d’atténuer — qui d’ailleurs se neutralisent dans une foule en tant que troupeau, c’est-à-dire foule.‌

Par de lents hochements de haut en bas et bas en haut et librations latérales, l’acteur déplace les ombres sur toute la surface de son masque. Et l’expérience prouve que les six positions principales (et autant pour le profil, qui sont moins nettes) suffisent à toutes les expressions. Nous n’en donnons pas d’exemple, parce qu’elles varient selon l’essence première du masque, et que tous ceux qui ont su voir un Guignol ont pu les constater.

Comme ce sont des expressions simples, elles sont universelles. L’erreur grave de là pantomime actuelle est d’aboutir au langage mimé conventionnel, fatigant et incompréhensible. Exemple de cette convention : une ellipse verticale autour du visage avec la main et un baiser sur cette main pour dire la beauté suggérant l’amour. — Exemple de geste universel: la marionnette témoigne sa stupeur par un recul avec violence et choc du crâne contre la coulisse.

A travers tous ces accidents subsiste l’expression substantielle, et dans maintes scènes le plus beau est l’impassibilité du masque un, épandant les paroles hilarantes ou graves. Ceci n’est comparable qu’à là minéralité du squelette dissimulé sous les chairs animales, dont on a de tout temps reconnu la valeur tragi-comique.

Et il va sans dire qu’il faut que l’acteur ait une voix spéciale, qui est la voix du rôle, comme si la cavité de la bouche du masque ne pouvait émettre que ce que dirait le masque, si les muscles de ses lèvres étaient souples. Et il vaut mieux qu’ils ne soient pas souples, et que le débit dans toute la pièce soit monotone.‌

Et nous avons dit aussi qu’il faudrait que l’acteur se fît le corps du rôle.

[Depuis la phrase d’une préface de Beaumarchais…]

Depuis la phrase d’une préface de Beaumarchais, le travesti , défendu par l’Eglise et par l’art. « Il n’existe point de tout jeune homme assez formé pour… » La femme étant l’être jusqu’à la vieillesse imberbe et à la voix aiguë, une femme de vingt ans représente, selon la tradition parisienne, l’enfant de quatorze, avec l’expérience de six ans de plus. Cela compense peu le ridicule du profil et l’inesthétique de la marche, la ligne estompée à tous les musclés par le tissu adipeux — odieux parce qu’il est utile, générateur du lait.‌

De par la différence des cerveaux, un enfant de quinze ans, si l’on le choisit intelligent (car on trouve que la majorité des femmes sont ordinaires, le plus grand nombre des jeunes garçons stupides, avec quelques exceptions supérieures), jouera adéquatement son rôle, exemple le jeune Baron dans la troupe de Molière, et toute cette époque du théâtre anglais (et tout le théâtre antique) où l’on n’aurait jamais osé confier un rôle à une femme.

Quelques mots sur les décors naturels, qui existent sans duplicata, si l’on tente de monter un drame en pleine nature, au penchant d’une colline, près d’une rivière, ce qui est excellent pour la portée de la voix, sans vélum surtout, dut le son se perdre ; les collines suffisent, avec quelques arbres pour l’ombre. On joue aujourd’hui, comme il y a un an, en plein vent le Diable Marchand de Goutte et l’idée a été complétée au précédent Mercure. par M. Alfred Vallette. Voici trois ou quatre ans, M. Lugné Poe, avec quelques amis, donna à Presles, au bord de la forêt de l’Isle-Adam, sur un théâtre naturel creusé dans la montagne, la Gardienne. En ce temps d’universel cyclisme, quelques séances dominicales, un été, très courtes (de deux à cinq), d’une littérature d’abord pas trop abstraite (le Roi Lear, par exemple ; nous ne comprenons pas cette idée d’un théâtre du peuple), en des campagnes distantes de peu de kilomètres, avec des arrangements pour ceux qui usent des chemins de fer, sans préparatifs d’avance, les places au soleil gratuites (M. Barrucand écrivait récemment d’un théâtre gratuit) et les sommaires tréteaux traînés en une ou plusieurs automobiles, ne seraient pas absurdes.‌

Alfred Jarry.

Cyclo-guide Mikan illustré.

Comme on apprend que les figures géométriques, leurs lignes étant extérieurement prolongées, construisent d’autres figures de propriétés semblables et de plus grandes dimensions, l’homme s’est aperçu assez tard que ses muscles pouvaient mouvoir, par pression et non plus par traction, un squelette extérieur à lui-même et préférable locomoteur parce qu’il n’a pas besoin de l’évolution des siècles pour se transformer selon la direction du plus de force utilisée. Les Rosny ont déjà appelé le cycle un nouvel organe ; c’est surtout un prolongement minéral de notre système osseux, et presque indéfiniment perfectible, étant né de la géométrie.‌

Dans ce Guide, MM. Miran et E. Cousturier se sont adressés aux cyclistes moins voyageurs que promeneurs, à qui ils signalent une série d’excursions « praticables en une demi-journée, une journée au plus, soit à proximité de Paris, soit, avec le recours du chemin de fer, dans les environs de villes réputées pour leur agrément ou leur beauté ». Quoique nous préférions à ce tourisme des sites et monuments, sans comparaison, l’émotion esthétique de la vitesse dans le soleil et la lumière, les impressions visuelles se succédant avec assez de rapidité pour qu’on n’en retienne que la résultante et surtout qu’on vive et ne pense pas, nous ne pouvons que glorifier ce livre, série d’itinéraires pratiques avec une profusion de très bonnes photographies de tous les cyclistes depuis la porte de Suresnes jusqu’à la cathédrale de Chartres. Il a l’avantage d’indiquer le confortable des hôtels et restaurants non d’après leur affiliation à l’U.V.F. ou au T.C.F., mais d’après l’expérience personnelle des auteurs. Par suite de ce système (et c’est notre seule critique), ceux-ci n’expliquent les traversées que des villes ou villages qu’ils ont parcourus, et ignoraient, par exemple, au moment de la publication du Guide, la traversée de Rueil d’après M. A.-F. Herold, où l’on évite tous les pavés que laisse l’itinéraire précieux pourtant du Touring-Club.‌

Questions de théâtre

Quelles sont les conditions essentielles du théâtre ? Je pense qu’il ne s’agit plus de savoir s’il doit y avoir trois unités ou la seule unité d’action, laquelle est suffisamment observée si tout gravite autour d’un personnage un. Que si ce sont des pudeurs du public que l’on doive respecter, l’on ne peut arguer ni d’Aristophane, dont maintes éditions ont en note à toutes les pages : Tout ce passage est rempli d’allusions obscènes ; ni de Shakspeare (sic), de qui l’on n’a qu’à relire certaines paroles d’Ophélie et la célèbre scène, coupée le plus souvent, où une reine prend des leçons de français. A moins qu’il ne faille suivre comme modèles MM. Augier, Dumas fils, Labiche, etc., que nous avons eu le malheur de lire, avec un ennui profond, et dont il est vraisemblable que la génération jeune, après les avoir peut-être lus, n’a gardé aucun souvenir. Je pense qu’il n’y a aucune espèce de raison d’écrire une œuvre sous forme dramatique, à moins que l’on ait eu la vision d’un personnage qu’il soit plus commode de lâcher sur une scène que d’analyser dans un livre.‌

Et puis, pourquoi le public, illettré par définition, s’essaye-t-il à des citations et comparaisons ? Il a reproché à Ubu Roi d’être une grossière imitation de Shakespeare et de Rabelais, parce que « les décors y sont économiquement remplacés par un écriteau » et qu’un certain mot y est répété. On devrait ne pas ignorer qu’il est à peu près prouvé aujourd’hui que jamais, au moins du temps de Shakespeare, on ne joua autrement ses drames que sur une scène relativement perfectionnée et avec des décors. De plus, des gens ont vu dans Ubu une œuvre « écrite en vieux français » parce qu’on s’amusa à l’imprimer avec des caractères anciens, et cru « phynance » une orthographe du XVIe siècle. Combien je trouve plus exacte la réflexion d’un des figurants polonais, qui jugea ainsi la pièce : « Ça ressemble tout à fait à du Musset, parce que ça change souvent de décors. »‌

Il aurait été aisé de mettre Ubu au goût du public parisien avec les légères modifications suivantes : le mot initial aurait été Zut (ou Zutre), le balai qu’ou ne peut pas dire un coucher de petite femme, les uniformes de l’armée, du premier Empire ; Ubu aurait donné l’accolade au tsar et l’on aurait cocufié diverses personnes ; mais ç’aurait été plus sale.‌

J’ai voulu que, le rideau levé, la scène fût devant le public comme ce miroir des contes de Mme Leprince de Beaumont, où le vicieux se voit avec des cornes de taureau et un corps de dragon, selon l’exagération de ses vices ; et il n’est pas étonnant que le public ait été stupéfait à la vue de son double ignoble, qui ne lui avait pas encore été entièrement présenté ; fait, comme l’a dit excellemment M. Catulle Mendès, « de l’éternelle imbécillité humaine, de l’éternelle luxure, de l’éternelle goinfrerie, de la bassesse de l’instinct érigée en tyrannie ; des pudeurs, des vertus, du patriotisme et de l’idéal des gens qui ont bien dîné. » Vraiment, il n’y a pas de quoi attendre une pièce drôle, et les masques expliquent que le comique doit en être tout au plus le comique macabre d’un clown anglais ou d’une danse des morts. Avant que nous eussions Gémier, Lugné-Poe savait le rôle et voulait le répéter en tragique. Et surtout on n’a pas compris — ce qui était pourtant assez clair et rappelé perpétuellement par les répliques de la mère Ubu : « Quel sot homme !… quel triste imbécile » — qu’Ubu ne devait pas dire « des mots d’esprit » comme divers ubucules en réclamaient, mais des phrases stupides, avec toute l’autorité du Mufle. D’ailleurs, la foule, qui s’exclame avec un dédain simulé : « Dans tout cela, pas un mot d’esprit », comprend bien moins encore une phrase profonde. Nous le savons par l’observation du public des quatre années de l’Œuvre : si l’on tient absolument à ce que la foule entrevoie quelque chose, il faut préalablement le lui expliquer.‌

La foule ne comprend pas Peer Gynt, qui est une des pièces les plus claires qui soient ; elle ne comprend pas davantage la prose de Baudelaire, la précise syntaxe de Mallarmé. Elle ignore Rimbaud, sait que Verlaine existe depuis qu’il est mort, et est fort terrifiée à l’audition des Flaireurs ou de Pelléas et Mélisande. Elle affecte de considérer littérateurs et artistes comme un petit groupe de bons toqués et il faudrait d’après certains élaguer de l’œuvre d’art tout ce qui est l’accident et la quintessence, l’âme du supérieur, et la châtrer telle que l’eût pu écrire une foule en collaboration. C’est son point de vue, et de quelques démarqueurs et assimilateurs. N’avons-nous pas le droit de considérer au nôtre la foule — qui nous dit aliénés par surabondance, par ceci que des sens exacerbés nous donnent des sensations à son avis hallucinatoires — comme un aliéné par défaut (un idiot, disent les hommes de science), dont les sens sont restés si rudimentaires qu’elle ne perçoit que des impressions immédiates ? Le progrès pour elle est-il de se rapprocher de la brute ou de développer peu à peu ses circonvolutions cérébrales embryonnaires ?‌

L’art et la compréhension de la foule étant si incompatibles, nous aurions si l’on veut eu tort d’attaquer directement la foule dans Ubu Roi, elle s’est fâchée parce qu’elle a trop bien compris, quoi qu’elle en dise. La lutte contre le Grand Tortueux, d’Ibsen, était passée presque inaperçue. C’est parce que la foule est une masse inerte et incompréhensive et passive qu’il la faut frapper de temps en temps, pour qu’on connaisse à ses grognements d’ours où elle est — et où elle en est. Elle est assez inoffensive, malgré qu’elle soit le nombre, parce qu’elle combat contre l’intelligence. Ubu n’a pas décervelé tous les nobles. Semblable à l’Animal-Glaçon qui bataille contre la Bête-à-Feu, de Cyrano de Bergerac, d’abord elle fondrait avant de triompher, et triompherait-elle qu’elle serait fort honorée d’appendre à sa cheminée le cadavre de la bête-soleil, et d’éclairer sa matière adipeuse des rayons de cette forme si différente d’elle qu’elle est à elle, quoique extérieure, comme à un corps une âme.‌

[La lumière est active…]

La lumière est active et l’ombre est passive et la lumière n’est pas séparée de l’ombre mais la pénètre pourvu qu’on lui donne le temps. Des revues qui ont publié les romans de Loti impriment douze pages de vers de Verhaeren et plusieurs drames d’Ibsen.

Le temps est nécessaire parce que ceux qui sont plus âgés que nous — et que nous respectons à ce titre — ont vécu parmi certaines œuvres qui ont pour eux le charme des objets usuels, et ils sont nés avec une âme qui était assortie à ces œuvres, et garantie devant aller jusqu’en l’an mil huit cent quatre-vingt … et tant. Nous ne les pousserons pas de l’épaule, n’étant plus au XVIIe siècle ; nous attendrons que leur Ame raisonnable par rapport à elle-même et aux simulacres qui entouraient leur vie, se soit arrêtée (nous n’avons pas attendu d’ailleurs), nous deviendrons aussi des hommes graves et gros et des Ubus et après avoir publié des livres qui seront très classiques, nous serons tous probablement maires de petites villes où les pompiers nous offriront des vases de Sèvres, quand nous serons académiciens, et à nos enfants leurs moustaches dans un coussin de velours ; et il viendra de nouveaux jeunes gens qui nous trouveront bien arriérés et composeront pour nous abominer des ballades ; et il n’y a pas de raison pour que ça finisse.‌

ALFRED JARRY

[…] autres on sait bien pourquoi ils n’en devraient pas être.

Je biffe donc les noms généralement respectés de MM. de Bornier, Cherbuliez, Claretie, Coppée, Halévy, Légouvé, Meilhac, Pailleron, Sardou, de Vogüé, préférant à l’inanité de Brichanteau ou de Marcelle l’œuvre absent du duc d’Audiffret-Pasquier. Les membres de l’Académie Goncourt, quoique d’inégal mérite, les remplaceront avantageusement.

 

M. René Ghil — Voici mon avis d’éliminer, motivé à première vue par le manque de qualité et de quantité, à la fois, d’une oeuvre littéraire sérieuse ; MM. d’Audiffret-Pasquier, de Broglie, Costa de Beauregard, de Freycinet, Gréard, Edouard Hervé, Rousse, Alfred Sorel, Thureau-Dangin, pour l’Académie Française. — Octave Mirbeau, pour l’autre.‌

Mais, si l’on examine quels sont, des immortels, ceux dont le nom s’attache à un effort personnel, à un progrès de pensée et de forme, à une marche intransigeante et raisonnée au Mieux : que de suppressions encore il faudrait !

M. Alfred Jarry — André Theuriet, François Coppée, Edouard Pailleron, Sully-Prudhomme, Henri de Bornier, Victorien Sardou, Thureau-Dangin, Gaston Boissier, de Freycinet, Pierre Loti.

M. Louis Latourrette — Mes haines, ou plutôt mes mépris ; et je ne borne à la dizaine fixée que les éliminables, en dehors des annulés ; tels tous les ducs et universitaires.‌

A l’Académie française : Cherbuliez, Claretie, de Freycinet, Henry Houssaye, E. Legouve, H. Meilhac, E. Pailleron, Sardou, Sully-Prudhomme. A l’Académie Goncourt : L. Hennique.‌

M. Marc Legrand — Duc d’Audiffret-Pasquier, duc de Broglie, marquis Costa de Beauregard, de Freycinet, Edouard Hervé, Mgr Perraud, Rousse, Thureau-Dangin, Vandal, J.-K. Huysmans.

Papus — Duc d’Audiffret-Pasquier, duc de Broglie, marquis Costa de Beauregard, de Freycinet, Edouard Hervé, Mgr Perraud, Rousse, Thureau-Dangin.

M. Pierre Pernot — Comme poète, je biffe sans jugement tout le cénacle élu par le plus dédaigneux des Apollophobes. Ce qui ne m’empêche pas d’admettre

Qu’on puisse voir, enfin, Abhorré de Salzac
Sous le dôme immortel qui coiffe les Quarante,
Prendre place, à son tour, la palme verte au frac,
Dans un des fauteuils à douze cent francs de rente

La Plume

Le spectacle s’est terminé par un aimable et solennel vaudeville. Pour le rendre acceptable aux Français, on le fait se dérouler en Grèce. Cette pièce n’ajoutera rien à la gloire de M. Truffier, le présent Molière de l’ancienne Comédie-Française. M. Feydeau fait mieux, M. Gandillot promet davantage.

INTÉRIM.

 

Théâtre de l’Odéon : Don Juan en Flandre, par Louis Dumur et Virgile Josz. — Tous les Don Juan, de la première légende à Mozart, ou, plus exactement, Don Juan complet. Celui de Molière séduit tout juste deux paysannes. Il y a Elvire aussi, il est vrai ; mais deux et un trois, voilà tout… et trois. Il manque mille. Et dans les autres scènes il n’y a pas Don Juan : un philosophe tente vers le jurement un mendiant, un fils de famille berne un créancier, un seigneur et son valet s’inquiètent des éclairages d’une statue, tout cela est fort peu sexuel. Et si nous connaissons d’autre part le Don Juan aux mille et trois amours, il ne nous est guère autre chose qu’un chiffre, indéfini seulement et non infini, comme tous les nombres. De même qu’il n’y a, dit-on, que trente-six situations dramatiques et trente-deux positions amoureuses, toutes les femmes, unités de même espèce, sans quoi on ne pourrait les additionner ni collectionner, diffèrent tout au plus comme la figure des chiffres est diverse, et Don Juan n’est non plus intéressant qu’un numéroteur à quatre rochets, le dernier n’allant pas bien loin. Et s’il n’est pas très intéressant, c’est qu’il est limité et interrompu.‌

Dans la première partie de leur drame, les auteurs posent avec une habile précision ce Don Juan traditionnel, qui n’est qu’une quantité, mais est donc, comme toute quantité, une force. Et tout naturellement, Don Juan continue ou devient, et le voici, au son des cloches du béguinage (car il est historique que Don Juan voyagea en Flandre) en face de la mille et quatrième‌.

Et comme le chiffre de celle-là est au-delà de la femme qui aime sensuellement, laquelle est nommée du nombre de toutes les autres, son amour surhumain va à Dieu sous la forme d’homme, qui descendit de cœlis ; et Don Juan, qui, par les agitations de guerre de la ville, ne daigne les grands coups que sous l’étendard des courtines, elle l’a vu mettre en fuite, comme Dieu vainqueur de la mort, divers malandrins, sous les yeux et pour leur complaire, de Mille-et-trois. A l’apparition de la vierge mystique et du nouveau nombre, Don Juan abandonne Mille-et-trois, et l’on voit s’avancer l’une vers l’autre les deux forces.‌

Et il y a une très belle scène, qui est la scène capitale de cette seconde partie, et la lutte de la vierge mystique et de la fille qui a des sens.

Et Don Juan, qui est limité à un certain amour, d’abord ne comprend pas cet amour supra-sensuel, ensuite voit la force supérieure et recule pour n’être englobé, Trois ayant conscience d’être plus petit que Quatre.

Tous ces chiffres sont d’ailleurs les invisibles et silencieux et rigides squelettes de formes flexibles, sonores et resplendissantes, des plus achevées, je pense, entre celles qu’inventèrent Virgile Josz et Louis Dumur.

De Max et Mlle Thomsen furent fort excellents.‌

Alfred Jarry.

 

ISRAEL PORTE-COURONNE‌

lettre ouverte a louis de saint-jacques.

Cher ami, connaissez-vous l’histoire suivante ?

Un employé de l’Odéon du nom de Catulle Mendès et M. Lugné-Poë directeur de l’Œuvre se sont pris de querelle à propos de symbolisme. Ils ont ferraillé, munis de plusieurs témoins. Et M. Catulle, sous prétexte qu’une femme avait saigné sur sa chemise, s’est retiré en traitant son adversaire de poltron.

Cela n’est pas mal. Mais il y a mieux. — Il y a les gens qui se remuent depuis dix ans en faveur du vers libre et qui admettent pour champion Catulle Mendès parnassien cinquantenaire.

Naïfs, ils s’imaginent que ce personnage, fauteur de rhapsodies romantico-hébraïques, adore la jeune littérature. Hautains, selon le rite mallarméen, ils lui offrirent un lunch, l’expression de leur estime et le diadème. Prudents, ils le laissent se battre à leur place. — Il leur faut un cher Maître à vénérer. Ils sont, comme dit Tacite, affamés de servilité.

Qu’en pensez-vous, cher ami ?

ADOLPHE RETTÉ.

Guermantes, 32 juillet 1897.

 

TRIBUNE LIBRE

Nous recevons la lettre ci-dessous : Monsieur,

Je viens d’avoir seulement connaissance d’une petite note de votre revue et qui serait amusante si elle était juste.

Anatomie Symboliste est-elle étiquetée, et votre rédacteur s’étonne de ce vers qui est mien :‌

Tes petites mains d’abeille travailleuse.

Hélas ! faut-il apprendre, par ce temps de professionnisme naturiste, les premiers éléments d’histoire naturelle et qu’en effet les pattes principales des abeilles sont de véritables petites mains en forme de cuillers aptes à recueillir la cire ?

Mais ce point serait faux que la métaphore resterait exacte, et l’image porte avant tout simplement sur l’idée de travail et l’idée d’abeille, « tes petites mains » s’adressant à la personne.

Depuis quand, en poésie, le sens strictement analytique cesserait-il d’être donné pour sens psychologique ? Ce qui pour ce vers d’ailleurs n’est même point le cas.

Amusons-nous, certes, mais ne perdons pas notre temps en petits coups d’épingles puérils et à côté.

Confraternellement,

ROBERT DE SOUZA. A laquelle l’auteur de la note visée répond :

Que pensez-vous de « ces petites mains en forme de cuiller ? » Cela vaut son pesant d’or ! Quand au « sens analytique dominé far le sens psychologique », cette phrase explique une fois de plus la vogue de M. Mallarmé auprès des divers Souza du Symbolisme.

Par charité n’insistons pas !