IX
Les fêtes de Bayreuth
Répétitions
Maîtres Chanteurs :
instruments à vent : 27, 28 juin.
instruments à cordes : 27, 28.
orchestre : 29.
chœurs : 27, 28, 29, 30 juin, 1, 2, 3, 4, 5 juillet.
solos : 37 juin ; avec les chœurs : 28, 29, 30.
scène, au piano : 30 juin, 1, 2 juillet.
scène avec orchestre : 3, 4, 5, 6 juillet.
Parsifal :
instruments à vent : 7, 3.
instruments à cordes : 7, 8.
orchestre : 8, 9.
chœurs : 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14.
solos : 7, 8, 9, 10 : avec chœurs : 7, 8, 9.
scène, au piano : 10, 11.
scène, avec orchestre : 11, 12, 13, 14.
Maîtres Chanteurs :
scène, avec orch. : 16 juillet, 9 h. et 5 h
ensemble : 18, 9 heures et 5 heures,
généralement : 20, 4 heures.
Parsifal :
ensemble : 17, 9 heures et 5 heures.
généralement : 19, 4 heures.
Représentations
Parsifal : 22, 25, 29 juillet, 1, 5, 8, 12, 15, 19 août.
Maîtres Chanteurs : 23, 26, 30 juillet, 2, 6, 9, 13, 16 août.
Interprétation
Dirigeants : Hans Richfer (Vienne) ; Félix Mottl (Carlsruhe).
Directeur des chœurs : Julien Kniese (Breslau),
Répétiteurs et assistants : Porges (Munich), Franck (Rotterdam), Armbruster (Londres), Bopp (Carlsruhe), Merz (Munich), Singer (Heidelberg), Schlœsser (Munich).
Régisseur : Harlacher (Carlsruhe).
Scénerie, chefs : Kranich et Meissner (Darmstad).
Décors : pour Parsifal, Brüchner (Cobourg) et de Joukowsky ; pour les Maîtres, Brüchner.
Costumes : pour Parsifal, d’après de Joukowsky ; pour les Maîtres, d’après Flüggen (Munich).
Kundry : Therese Malten (Dresde) ; Amalie Materna (Vienne) ; Rosa Sucher (Hambourg).
Parsifal : Heinrich Gudehus (Dresde) ; Ernst van Dyck (Anvèrs) ; Hermann Winkelmann (Vienne).
Amfortas : Theodor Reichmann (Vienne) ; Carl Scheidemantel (Dresde).
Klingsok : Fritz Plank (Carlsruhe) ; Carl Scheidemandel.
Gurnemanz : Gustav Gillmeister (Hanovre) ; Heinrich Wicgand (Hambourg).
Alto-solo : Gisela Staudigl (Berlin).
Les solos des Filles-Fleurs : Mmes Bettaque, Dietrich, Fritzsch, Hedinger, Kaiser, Rigl.
Sachs : Fritz, Plank ; Theodor Reichmann ; Carl Scheidemandel.
Pogner : Carl Gillmeister ; Heinrich Wiegand ;
Beckmesser : Friedrich Friedrichs (Brème) ; B. Kürner (Carlsruhe).
Kothner : Emil Hettstaedt (Halle) ; Fritz Plank.
Walther : Heinrich Gudehus ; Hermann Winkelmann.
David : C. Hcdmondt (Leipzig) ; S. Hofmüller (Darmstadt).
Eva : Kathi Bettaque (Brème) ; Therese Malten ; Rosa Suchcr.
Magdalene : Gisela Staudigl.
Notes chronologiques sur l’Anneau du Nibelung
Wollendet das ewige Werk […]
Wie im Traum ich ihn trug, wie mein Wille ihn wies, stark and schœn steht er zum Schau ; hehrer, herrlichen Bau !bl
Une chronologie complète de l’Anneau du Nibelung serait chose très longue et très compliquée, et en même temps elle serait fragmentaire, car il nous manque encore trop de documents pour pouvoir la faire parfaite. Par contre, les faits généraux qui se rapportent aux origines de la Tétralogie de Wagner sont du plus haut intérêt, tant pour la connaissance de l’œuvre que de l’homme, et ils sont presque généralement inconnus. Ce sont ces faits généraux que je vais essayer de raconter.
Pour plus de clarté, je diviserai mon sujet en trois parties : je parlerai d’abord du poème, ensuite de la musique, et en dernier lieu des autres œuvres musicales et écrits qui datent de l’époque de trente ans qui s’est écoulée depuis les premières origines de l’Anneau du Nibelung jusqu’à son complet achèvement.
Le poème
Notons tout de suite un fait essentiel : c’est qu’il existe deux versions du poème dramatique nommé aujourd’hui Der Ring des Niebelungen (l’Anneau du Nibelung). Il en existe deux, et il n’en existe que deux. La première fut écrite en 1848 et publiée pour la première fois en 1871 (si je ne me trompe) ; la seconde fut écrite en 1852, et elle est la rédaction définitive de l’Anneau du Nibelung, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Une première édition particulière de ce poème écrit en 1852 parut en janvier 1853, la première édition pour la vente en 1863, et cette dernière contenait des changements de détails assez intéressants ; mais la chose que je tiens à constater et à fixer, c’est que ce poème de 1852 est dans toute sa conception et presque dans chaque détail d’exécution identique à celui de la partition, et qu’il n’y a donc lieu de distinguer que deux rédactions, celle de 1848 et celle de 1852.
Le poème de 1848. — Ce n’est pas un poème versifié, mais une esquisse très complète et très détaillée, en forme de récit, « le Mythe des Nibelungs : esquisse d’un drame ». Ce travail est suivi d’un essai de dramatisation du dernier épisode, c’est-à-dire, de la mort de Siegfried, mais ce poème d’opéra « La Mort de Siegfried » est bien moins intéressant que l’esquisse qui le précède.
Qu’est-ce que cette esquisse ? C’est une tentative fort habile pour mettre sur la scène les principaux faits de la mythologie allemande, et pour condenser tout cet amas de vieilles légendes dans une histoire simple et intéressante. Wagner nous dit lui-même que c’était là le résultat de longues et ardues études.
Le récit est identique à celui de l’Anneau du Nibelung tel que nous le connaissons aujourd’hui ; c’est-à-dire, la fable — ce qu’on nomme vulgairement l’action — du drame est la même ; c’est absolument la même série d’événements ». Albérich vole l’or du Rhin, il en forme l’anneau magique, il aspire à l’omnipotence, — Wotan lui dérobe l’anneau, qu’il donne aux géants en paiement de Walhall, — les Dieux cherchent un homme qui expie leur faute, Siegmund aime Sieglinde, Siegfried est recueilli par Mime, il tue le dragon, se saisit de l’anneau et réveille Brünnhilde, il meurt par la main de Hagen, et Brünnhilde meurt avec Grane sur son bûcher. On voit que c’est strictement la même suite d’événements que dans le poème ultérieur.
Ce qui manque dans ce drame, c’est tout motif intérieur, moral. Il n’est pas question du conflit entre l’amour et l’or dans le cœur des personnages. Albérich est un voleur qui espère, grâce à l’or et aux autres métaux que renferme la terre, se conquérir le monde ; il n’est aucunement question de ce que « celui seul qui maudit l’amour saura se servir de l’or ». La faute des dieux, c’est de lui avoir dérobé l’anneau pour en faire un si piteux usage, et d’avoir enterré la liberté, l’âme ces Nifibelungs, sous le ventre de l’oisif dragon. » Lorsqu’un homme se. sera trouvé pour reconquérir cet anneau, et pour briser l’esclavage des Nibelungs en redonnant l’anneau aux Filles du Rhin (ce que les Dieux eux-mêmes ne peuvent faire à cause de leur contrat avec les Géants), tout sera pour le mieux, et les Dieux, les Nains (ou Nibelungs) et les Géants pourront vivre heureux à tout jamais. Oui, même les Géants, car ils ne s’étaient pas entretués comme Fafner et Fasolt, et le dragon que Siegfried tue est simplement un animal à leur service ! C’est une bonne légende de peuples très simples.
La seule idée vraiment profonde que Wagner ait introduite — et encore n’est-elle que vaguement indiquée — c’est celle de l’expiation de la faute des Dieux par la mort d’un homme, Siegfried. Et c’est là un exemple de son penchant pour les propositions antithétiques, car au même moment il esquissait Jésus de Nazareth, le drame du Dieu qui meurt pour expier la fauta des hommes ; de même que plus tard nous voyons Tristan, la mort par amour, le pousser à créer les Vainqueurs, le renoncement absolu à l’amour. — Mais quant à tout le reste, ce n’est au fond qu’une condensation, qu’une dramatisation de vieux mythes ; un effort qu’on aurait certes tort de déprécier, surtout puisqu’il a fourni un cadre si précieux à la tragédie ultérieure. Mais ce que je tiens à faire saisir du lecteur, c’est à quel point ce projet de 1848 n’est vraiment rien que cela, rien qu’une mise en œuvre de traditions mythologiques ; car j’espère qu’ils sentiront alors très clairement combien différent est le second poème, celui que nous connaissons tous aujourd’hui, et qu’ils comprendront combien il y a de puérilité à ne voir dans ce dernier que des mythologies dramatisées, ou à faire de savantes recherches dans les Eddas et les Sagas sur « les origines de l’Anneau du Nibelung ».
Le poème de 1852. — Le cadre extérieur de ce poème est le même que celui du précédent. Mais à cette série d’événements extérieurs, d’aventures, est venu s’ajouter un nouveau drame, exclusivement intérieur, — le drame de Wotan.
Dans la rédaction de 1848 Wotan était à peine nommé, comme chef des Dieux ; en général, Wagner y parle des Dieux su pluriel, comme des Nibelungs et des Géants. Aujourd’hui Wotan est le point central, autour duquel tout rayonne ; tout part de lui, et — constamment — chaque action des autres personnages est ramenée à tus, et n’acquiert une vraie signification que par son rapport à lui. Ce drame de Wotan n’est donc point, ainsi qu’il pourrait paraître, parallèle à l’autre, il en est l’âme même ; la suite des aventures est ici fortuite, et n’a un sens nécessaire et éternellement vrai que vue réfléchie dans l’âme de Wotan, laquelle est devenue la seule chose essentielle.
Dans ce second poème, toute « l’histoire » subsiste, ainsi que je l’ai dit, mais elle n’est au fond qu’un cadre indifférent, valant surtout par son pittoresque, et par le fait que son éloignement, son entourage fantastique de dragons, d’ondines, d’oiseaux qui parlent, etc., le reculent dans un pays lointain ce rêve, et font que le « purement humain », débarrassé de toutes contingences, nous reste seul. Et ce « purement humain », le seul personnage tout à fait vivant et vrai de ce drame, c’est Wotan.
Le fait qu’on ne peut posséder en même temps l’Amour et l’Or, et le conflit qui en naît dans l’âme consciente de ce fait (l’âme de Wotan) : voilà maintenant l’unique sujet du drame. Qu’on mette pour Amour et Or, Dieu et Mammon, Sagesse et Science, tout ce que l’on voudra, et pour Wotan un homme quelconque, innommé, mais c sachant » (un homme qui a étreint la toute-sage Wala de ses bras désespérés !). — Une fois ce point central posé — le conflit dans l’âme de Wotan, — il se reflète, quoique plus ou moins symbolisé, dans tous les autres personnages. Chez Wotan seul le conflit est tout à fait vivant et vrai ; chez les autres il l’est moins, d’abord à cause de leur manque de pleine conscience, et ensuite parce que — au fond — nous les voyons tous d’un point de vue unique, qui est précisément l’âme de Wotan.
Il résulte de tout ceci, que lorsque Wagner accepta l’esquisse ce 1848 comme cadre pour son nouveau drame de 1852, il eut à y opérer quelques changements et surtout à y faire d’importantes additions. Il fallait dès le début nous rendre visible, palpable, ce fait qu’on ne peut posséder l’Amour et l’Or en même temps ; il fallait nous faire voir de nos yeux le conflit intérieur entre le désir de l’Or et la soif de l’Amour ; et il fallait nous montrer la Mort, que ce conflit entraîne inévitablement. C’est ce que Wagner a fait, en partie par une série de scènes nouvelles, en partie par une foule de modifications de détails qui passent inaperçus à l’œil banal, quoiqu’ils changent la nature du drame du tout au tout.
Voici — en grands traits seulement — les principaux changements que présente le poème de 1852 en regard de celui de 1848. — La chose la plus visible est la série de scènes créées pour Wotan : dans Rheingold, la scène entre Wotan et les Géants à propos de Freia ; dans la Walküre, la grande scène de Wotan au second acte (que Wagner nomme, dans une lettre à Liszt, la « scène la plus importante des quatre drames ») ; dans Siegfried, les scènes de Wotan et Mime, Wotan et Alberich, Wotan et Erda (le second point culminant du drame), Wotan et Siegfried. Dans la Goetterdæmmerung on remarquera les scènes des Nornes, de Waltraute et Brunnhilde, d’Alberich et Hagen, qui existaient dans le texte de La Mort de Siegfried, mais n’y servaient qu’à raconter des incidents passés, tandis qu’aujourd’hui — entièrement refondues — elles sont tout entières consacrées au seul vrai héros du drame, au Wotan invisible. — Parmi les changements qui ne touchent pas directement l’âme de Wotan, le plus important est celui-ci : que le fait matériel du vol de For devient tout à fait secondaire, puisque « celui seul qui maudira l’amour saura forger l’anneau magique ». Il résulte de ceci deux choses : d’abord, que dès la première scène, l’antagonisme insurmontable entre l’Or et l’Amour est établi, et ensuite, qu’Alberich — de simple voleur qu’il était — devient un personnage tragique. Et c’est sa malédiction de l’amour, c’est la puissance de ce renoncement, qui donne plus tard à la malédiction qu’il attache à l’anneau qu’on lui dérobe la force dramatique et vivante93. — Pour faire voir comment Wagner — sans changer beaucoup le cours apparent de la fable — introduit partout ce conflit entre l’Or et l’Amour, je citerai le cas des Géants. Dans le premier poème ils exigeaient simplement des Dieux, en paiement de Walhall, le trésor de leurs ennemis, les Nibelungs : ici, au contraire, c’est Freia, la déesse de la jeunesse et de la beauté qu’ils ont voulu gagner, « pour qu’une femme vienne habiter chez nous autres, pauvres géants, une femme belle et douce ». Ils ne renoncent à ce rêve d’amour que sous la séduction de l’or que l’astucieux Loge fait briller à leurs yeux. Et encore le conflit qui en naît entraîne-t-il la mort immédiate d’un des deux frères, qui tombe assassiné par l’autre, tandis que ce dernier, dans sa crainte de se voir voler l’or, est forcé de se transformer lui-même en dragon, et qu’il meurt ainsi plus tard de la main de Siegfried. — Je ferai aussi remarquer comment, dans le second acte de la Mort de Siegfried, toutes les Walküres venaient plaindre Brünnhilde et lui parler de leurs exploits, tandis que maintenant c’est Waltraute seule qui vient lui parler de Wotan, lui décrire la détresse du Dieu, et la supplier de rendre l’anneau maudit au Rhin, ce que Brünnhilde refuse de faire : « Que plutôt toute la magnificence de Walhall tombe en ruines ! » — Et ainsi de suite. On verra que chez chaque personnage, et à chaque moment, c’est ce conflit intérieur qui est devenu le vrai drame94.
Mais c’est dans la conclusion du poème de 1852 comparée à celle du poème de 1848 que se manifeste de la façon la plus éclatante la profonde différence qui existe entre ces deux œuvres, si pareilles à première vue. Dans le poème de 1848, la mort de Siegfried était une expiation matérielle, grâce à laquelle Brünnhilde, redevenue Walküre, pouvait annoncer aux Dieux « la puissance éternelle », et leur amener Siegfried, pour qu’il jouisse dans Walhall de « délices éternelles », — tandis qu’Albérich et les Nibelungs redevenaient libres et heureux, affranchis du joug de l’Anneau, qui retournait sourire à tout jamais aux Filles du Rhin, — Dans le nouveau poème, la mort de Siegfried sert « à rendre sachante une femme », à lui enseigner « ce qui est bon au Dieu », Brünnhilde lance de sa main « l’incendie dans le burg resplendissant de Walhall »… « Repose, repose, ô Dieu ! » Et elle, Brünnhilde, le Wotan-femme, « ferme derrière elle les portes grandes ouvertes de l’éternel Devenir, pour entrer dans le très saint pays de son choix, le pays sans désir et sans illusion » ; … la plus profonde souffrance d’amour m’ouvrit les yeux : je vis finir le monde. »
J’ai cru utile d’insister sur ce point capital de la différence profonde entre les deux poèmes : c’est la seule chose qu’il soit indispensable de connaître pour comprendre et juger le poème de l’Anneau du Nibelung, et c’est en même temps un des faits les plus importants et les moins connus pour comprendre et juger l’évolution artistique qui s’est complétée et terminée dans l’âme de Wagner entre 1848 et 1852, c’est-à-dire, entre sa trente-cinquième et sa trente-neuvième année.
Voici maintenant quelques dates précises sur la genèse de ce second poème. Cette genèse est assez intéressante pour qu’on puisse en recommander l’étude même à ceux qui n’aiment point les dates.
Dès 1848 Wagner avait donc en main son « Esquisse de drame » et l’essai complet de dramatisation du dernier épisode, poème d’opéra qu’il nommait la Mort de Siegfried. Et dès ce moment il ne cesse de penser sérieusement à mettre ce drame en musique. En juin 1849, par exemple, il écrit à Liszt : « Je t’enverrai cet opéra dans six mois. » En 1850 et en 1851 il en parle de nouveau. Mais à mesure que le désir de le faire s’accentuait, il s’apercevait « que l’œuvre, dans cette forme-là, n’était point viable sur la scène » (iv, 416). — Pour essayer ce parer autant que possible aux défauts de cette pièce, il imagina, dans les premiers mois de 1851, de mettre sur la scène la jeunesse ce Siegfried (telle qu’il l’avait déjà conçue dans son Esquisse de drame), et de montrer dans cet autre opéra quelques-uns des exploits dont on parlait dans le premier ; il écrivit donc un poème d’opéra intitulé le Jeune Siegfried, qu’il termina le 24 juin 1851. (Nous n’en possédons malheureusement pas le texte, qu’il donna, je crois, à Liszt.) Mais il reconnut bientôt que la même chose lui était arrivée pour son Jeune Siegfried que pour la Mort de Siegfried. Des faits très importants de la fable n’étaient que racontés : par exemple, tout le drame de Siegmund et Sieglinde, et le châtiment de Brünnhilde étaient contenus dans un récit que Brünnhilde faisait lorsque Siegfried la réveillait. Et ce qui était bien plus grave, ce qui paralysait Wagner complètement, c’était — sans aucun doute — que ces deux projets, ainsi que toute son Esquisse de drame, ne répondaient aucunement à l’idéal qu’il venait de dresser, précisément en 1850-1851, dans ses deux écrits : l’Œuvre d’art de l’avenir et Opéra et drame. Certes ce n’était point ici c ce suprême œuvre d’art, le drame ». — Cependant, les besoins matériels forçaient le maître à essayer quand même de terminer ces opéras, que la cour de Weimar lui payait ; et en septembre 1851 il commençait à esquisser la musique du Jeune Siegfried. En octobre, déjà, il cessait cette tentative futile, qui fut sa dernière tentative d’opéra. Et le 3 novembre 1851, il annonce, pour la première fois, qu’il « projette de faire trois drames avec une introduction, et qu’il sera forcé de briser fous ses liens avec Weimar » (lettre inédite). Et peu de semaines après (décembre 1851), il termine sa Communication à mes amis en disant : « Je n’écris plus d’opéras ; ne voulant point inventer un nouveau mot, je nommerai mes œuvres des drames, car c’est le mot qui indique le plus clairement quel est le point de vue auquel il faut se placer pour juger ce que j’ai voulu faire ». Et il ajoute : « Dorénavant je n’ai plus rien à faire avec votre théâtre moderne ».
Voilà donc fait le grand pas en avant ! Voilà l’évolution artistique accomplie, — Wagner « devenu sachant » ! Et cette évolution dans l’âme du maître trouve immédiatement sa manifestation artistique dans la conception du nouveau drame, de l’Anneau du Nibelung.
Dès que sa santé — fortement ébranlée par ce qui venait de se passer en lui — fut un peu rétablie, Wagner se mit à son nouveau projet de drame. — Le 23 mars 1852, il écrit : « Le grand poème m’absorbe de plus en plus ; il faut que je m’y mette bientôt » (lettre inédite). Le 29 mai 1852 il annonce à Liszt que « l’esquisse de toute la tétralogie du Nibelung est finie »95. — Une fois le plan général terminé, il versifia d’abord la Walküre, qu’il termina le 1 juillet 1852, ensuite le Rheingold, qu’il acheva dans les premiers jours de novembre 1852 ; ensuite il refit à nouveau le drame du Jeune Siegfried (aujourd’hui Siegfried) et de la Mort de Siegfried (aujourd’hui nommé Goetterdammerung.). Vers Noël 1852, il lisait le Ring en entier à ses amis de Zurich (Mémoires de madame Wille), et le 11 février 1853 il envoyait à Liszt les exemplaires de cette première édition qu’il avait fait imprimer à ses frais, pour ses seuls amis.
En 1863 fut publiée la première édition publique du poème ; je juge inutile de parler des variantes qu’elle renferme. En 1873 parut une seconde édition ; enfin en 1876, l’édition de Schott que tout le monde connaît, et qui contient également une quantité innombrable de variantes de mots et de phrases, tant par rapport à l’édition de 1853, que par rapport à la partition. — Il existe encore d’autres éditions ; mais cette étude étant une étude artistique, non bibliographique, je renvoie ceux de nos lecteurs qui désireraient de plus amples renseignements aux. catalogues de Kastner et d’Oesterlein.
La musique
La corrélation entre la pensée poétique et la pensée musicale est si intime chez Wagner, que tout essai de vraie chronologie musicale pour ses œuvres est chose bien délicate et bien sujette à caution. Comment se rendre compte, par exemple, de la part que l’intuition musicale a eue dans la conception et dans l’exécution d’un de ses poèmes ? Et comment suivre cette cristallisation lente d’une inspiration musicale vaguement générale, extrêmement élastique, à un motif précis et clair ? Je doute que même l’autobiographie nous apporte beaucoup de renseignements sur ce sujet, et dans tous les cas je considère la valeur artistique et psychologique des dates qui vont suivre comme bien inférieure à celle des dates du poème. Car ma connaissance de Wagner me donne la certitude que la création d’une partition était, chez lui, toujours une œuvre « d’après coup », un travail en un certain sens mécanique. Nous le voyons, par exemple, jeter sur le papier — quand on le lui demande — des thèmes musicaux qui n’acquièrent leur plein développement qu’un quart de siècle plus tard, lorsque les circonstances lui permettent de faire la partition. — Je crois que pour Wagner le poème était — pour ainsi dire — une chose bien plus fortuite que la musique ; celle-ci, au contraire, était nécessaire, elle ne pouvait être autrement, elle répondait à un ordre de vérité plus vague dans un certain sens et pour lequel la fable dramatique pouvait en conséquence varier, mais de vérité plus profonde dans sa généralité, plus certaine, plus absolue. Nous voyons, par exemple, que tandis que Wagner faisait d’assez nombreux projets de poèmes, qu’il laissait ensuite de côté. n’en conservant que quelque conception générale pour un autre drame, il prenait au contraire telle mélodie notée pour un de ces drames restés à l’état de projet, et l’introduisait telle quelle dans une autre œuvre. Un exemple frappant est la mélodie conçue pour caractériser Boudha, le renonciateur (dans les Vainqueurs), qui s’épanouit maintenant dans la scène de l’évocation d’Erda, lorsque Wotan déclare renoncer au pouvoir en faveur de « l’Éternel Jeune ». Et sans aucun doute, des mélodies de Wieland ont passé dans Siegfried, des mélodies de Jésus de Nazareth dans Parsifal, et de Tristan (premier projet du troisième acte) dans Parsifal, etc. — Il me semblerait donc bien puéril de prétendre suivre pas à pas la genèse de la musique de l’Anneau du Nibelung.
Voici, par exemple, quelques détails intéressants, mais qui viendront à l’appui de ce que j’avance. — Déjà en 1848, plusieurs mélodies qui aujourd’hui sont une partie importante de la charpente symphonique du Ring existaient. — Le thème principal de la Chevauchée des Walküres, par exemple, et la mélodie que le jeune Siegfried joue sur son cor sont de cette époque (Tappert), quoique les drames dans lesquels ils apparaissent maintenant pour la première fois et dans lesquels ils acquièrent leur caractère particulier et leur signification poétique n’existassent point à ce moment. — Des lettres de 1849 et 18 50 nous montrent Wagner impatient de se mettre à la partition de sa Mort de Siegfried, dont, dit-il, « la musique lui démange les doigts ». — De suite après avoir écrit son Jeune Siegfried, en 1851, il se mit à la musique, et nul doute que de nombreuses parties du premier acte et du second de notre Siegfried sont, pour la déclamation et pour le dessin mélodique général ; de cette année. Dans une lettre (inédite) du 2 septembre 1851, il écrit : « Je fais maintenant la musique ce mon Jeune Siegfried… les phrases musicales se font toutes seules sur ces vers, sans que je m’en occupe ; cela pousse de partout comme des plantes sauvages. J’ai déjà le commencement dans ma tête, ainsi que certaines parties plastiques, telles que la musique de Fafner. » Et cependant il était à la veille d’abandonner définitivement ce projet : il en avait la musique dans la tête, mais pas encore le poème ! — En été 1853, donc pendant qu’il écrivait le poème de la Walküre, et deux ans avant qu’il ne commençât à en esquisser la partition, il donna déjà à un ami qui lui avait demandé de lui copier les paroles du chant d’amour de Siegmund la mélodie de ce chant. — Ces dates sont intéressantes, mais elles serviront, je l’espère, à faire comprendre combien il est impossible de suivre cette genèse musicale avec les très rares documents que nous possédons.
Ce qu’il est par contre facile de suivre, c’est l’achèvement définitif de tout ce travail de longues années, c’est la création des partitions. Mais on n’oubliera jamais que c’est là une chose qui dépendait le plus souvent de circonstances tout extérieures et accidentelles, et que toute conclusion psychologique ou autre qu’on voudrait déduire de telles dates est donc sujette à caution.
Rheingold fut commencé en novembre 1853 ; en octobre Wagner avait déjà écrit que la musique « lui coulait dans les veines », mais il était en voyage, en Italie, et ce n’est que rentré à Zurich, en novembre, qu’il s’y mit. L’esquisse fut terminée le 15 janvier 1854, la partition instrumentée fin mai. — Le 3 juillet 1854, Wagner écrit à Liszt que la Walküre est commencée ; la première esquisse était terminée en décembre de la même année. L’instrumentation de la Walküre fut fort retardée parle séjour de Wagner à Londres en 1855 et par les fatigues et le dégoût que lui causèrent ses fonctions de chef d’orchestre de la Philharmonie Society. Toutefois il termina l’instrumentation du premier acte en septembre-octobre (après son retour en Suisse et un séjour dans les Alpes), celle du troisième acte en mars 1856.
Déjà pendant qu’il faisait la première esquisse de la musique de la Walküre, et avant qu’il n’en commençât l’instrumentation, Wagner avait conçu le drame de Tristan et Isolde ; c’était en octobre-novembre 1854 (Correspondance Liszt-Wagner, 11, 46). Lorsqu’en 1856, la partition de la Walküre étant terminée, il s’agit pour le maître de se mettre à la partition de Siegfried, il avait à lutter non seulement contre « la lassitude engendrée par ce long travail sans but visible », mais surtout contre l’obsession de ce nouveau projet de drame, Tristan, et du drame les Vainqueurs, qu’il venait de concevoir, en mai 1856. — Le 12 juillet 1856, il écrit à Liszt : « J’espère bientôt commencer Siegfried, mais au fond je préférerais de ce moment écrire des poèmes… j’ai deux magnifiques sujets de drames, Tristan et les Vainqueurs. »
Toutefois Wagner se mit à la partition de Siegfried vers la fin de 1856. Le 6 décembre il annonce à Liszt qu’il termine l’esquisse de la première scène du premier acte ; en mi-janvier 1857 il termine l’esquisse du premier acte en entier. En mai 1857 nous le voyons occupé au commencement du second acte, car il envoie à Liszt, le 30 mai, la partition de la phrase de Fafner : « Ich lieg, und besitze », qu’il venait d’écrire le matin même96. Ces mots, on s’en souvient, sont dans la première scène du second acte. Mais Wagner poussa plus loin, car en été 1857, il joua sur le piano à M. Richard Pohl le Waldweben et la voix de l’oiseau, se servant d’une esquisse au crayon (Musik. — Wochenblatt, 1883, 537). — Cependant, le 28 juin 1857, Wagner écrit à Liszt qu’il a définitivement abandonné son projet de continuer▶ et de finir le Ring. « J’ai conduit mon jeune Siegfried dans la solitude de la forêt ; je l’ai laissé là sous le tilleul… peut-être ce sommeil lui fera-t-il du bien ; quant à son réveil je ne puis rien prévoir… tout dépend de dispositions d’esprit indépendantes de ma volonté. Et en même temps Wagner annonce qu’il se met à Tristan.
Il semble qu’il y eut une interruption complète dans la composition de l’Anneau du Nibelung pendant huit ans. C’est en septembre 1865, à Munich, bientôt après les premières représentations de ce Tristan pour lequel il avait en 1857 abandonné son Siegfried sous Le tilleul, que Wagner se remit à la partition du second acte de Siegfried. Mais les événements qui suivirent, sa fuite de Munich, la nouvelle impossibilité ce songer à une exécution d’une œuvre telle que le Ring, semblent avoir bientôt interrompu ce travail ; et pendant les deux aimées suivantes, 1866 et 1867, nous le voyons exclusivement occupé, dans son asile sur le lac de Lucerne, à terminer la partition des Maîtres Chanteurs, à laquelle il travaillait — avec interruptions — depuis 1862.
C’est probablement après une nouvelle interruption de deux ou trois ans, que Wagner se remit vers le commencement de 1868 à Siegfried, et c’est en février 1869 (Glasenapp) qu’il termina la partition commencée en 1856. La Goetterdammerung. semble avoir été commencée cette même année, 1869. L’exécution de cette partition fut retardée par les projets de Bayreuth et par les travaux qu’ils entraînaient ; elle fut terminée, à Bayreuth, en novembre 1874, juste vingt et un ans après le commencement de la partition de Rheingold.
Et si nous nous rappelons que le premier projet d’un drame fondé sur les fables de l’Edda, cette « Esquisse d’un drame », date de 1848, et qu’il est le résultat de longues études, nous ne nous tromperons certainement pas de beaucoup en assignant au temps écoulé entre la première idée de ce drame et sa terminaison complète, une période de trente ans, de 1844 à 1874, c’est-à-dire, de la trente-et-unième à la soixante-et-unième année de la vie du maître.
Œuvres contemporaines
Je vais rapidement énumérer les principales ouvres de Wagner qui d’une façon ou d’une autre se rattachent à cette époque de trente ans, soit qu’elles aient été conçues et exécutées en entier entre 1844 et 1874, soit qu’elles aient été terminées après 1844 ou commencées avant 1874. On verra que l’œuvre presque entière du maître est contemporaine de l’Anneau du Nibelung.
Quant aux œuvres théâtrales, elles touchent toutes à cette époque, à partir de Tannhæuser. Nous avons : les opéras, Tannhæuser (1840-1845) et Lohengrin (1842-1847) ; les drames, Tristan (1854-1859), les Maîtres Chanteurs (1845-1867) Parsifal (1855 environ-1882).
Et pour compléter ce tableau, voici les esquisses restées inachevées : Frédéric Barberousse (environ 1844-1848), Jésus de Nazareth (1848), la Mort de Siegfried, première version (1848), Achille (projet de drame mentionné dans des lettres de 1849 et 1850), Wieland le forgeron (1849-1850), le jeune Siegfried, première version (1851), les Vainqueurs (1856)97.bm
Les écrits de tout genre qui datent de cette époque sont très nombreux, je n’en mentionnerai que les plus importants.
Voici d’abord les deux principaux écrits théoriques que le maître nous ait laissés : l’Œuvre d’art de l’avenir (1849-1850), et Opéra et drame (1850-1851). Ces deux écrits peuvent et doivent être considérés comme intimement liés à l’Anneau du Nibelung. Car, ainsi que Wagner nous dit dans sa Communication à mes amis, ce sont ses poèmes et l’intuition d’une œuvre qu’il portait en lui déjà, qui l’ont amené à faire des réflexions théoriques, à chercher à se rendre compte de ce qui lui répugnait dans les manifestations soi-disant artistiques de notre temps, et à se faire une image très nette de ce qui devait être l’œuvre d’art de l’avenir. Et si c’était ses projets de drames qui l’avaient en premier lieu inspiré à écrire ces études, c’étaient eux aussi qu’il avait devant les yeux lorsque — dans Opéra et drame — il entre dans des détails sur l’allitération, etc. Je crois même que cette préoccupation du poème spécial qu’il avait en vue est un défaut dans ce beau livre, que Wagner nomme son Testament98, et que l’Œuvre d’art de l’avenir, écrit à un moment où le Ring est moins au premier plan de ses pensées, lui est sous plusieurs rapports supérieur.
Parmi les autres écrits, je mentionnerai : la Juiverie dans la musique (1850), une Communication à mes amis (1851), Lettre sur la musique (1860), Art et religion (1864), l’Art allemand et la politique allemande (1868)bn.
Il y aurait lieu de mentionner ici aussi les lettres de Wagner à Liszt, de 1849 à 1861, récemment publiées. C’est le plus beau document que nous possédions sur l’auteur de l’Anneau du Niebelung.
Le wagnérisme en 1888
[I]
Dans ces dernières années, il s’est fait en France, entre divers Wagnériens, sinon de la haine, du moins une sorte de séparation. Au premier moment, dans la lutte qui s’établissait entre Wagner et la foule, les partisans de Wagner n’ont pas eu le temps de s’entre-regarder, il s’agissait de courir au plus pressé. Un article en faveur de Wagner étant considéré comme une rareté, était toujours-accueilli les yeux fermés. Mais l’hostilité de la foule ayant cessé peu à peu et s’étant transformée en curiosité, il a enfin fallu passer à la période éducatrice. Jusque-là on n’avait fait que crier : « Wagner est un grand génie. » La foule a naturellement voulu savoir pourquoi.
Mais tandis que les uns étudiaient l’œuvre et l’homme, d’autres à côté se passionnaient pour l’œuvre et négligeaient l’homme ; d’autres enfin, pour des motifs quelconques, détestaient l’homme, sans d’ailleurs comprendre l’œuvre. Nous ne parlons pas de ces derniers, dont le cas a été étudié et n’a plus qu’un intérêt historique.
Wagner a indiqué dans Eine Mittheilung an meine Freunde (1851) la façon dont il entendait être compris : « Cette explication, dit-il, je projette de la faire à mes amis, parce que je ne puis être compris que de ceux à qui leur penchant vers moi fait éprouver le besoin de me comprendre, et ceux-là seuls peuvent être mes amis. Mais, je ne peux considérer comme tels, ceux qui prétendent m’aimer comme artiste, et croient devoir me refuser leur sympathie comme homme (IV, 288). » Et, autre part : « Je demande à ceux qui doivent me comprendre, seulement de me voir tel que je suis en réalité et non autrement, et de ne reconnaître dans mes communications artistiques comme essentiel que ce qui leur est révélé de moi suivant ma volonté et mon moyen de m’exprimer. »
En prenant l’expression « ennemis de Wagner au sens wagnérien du mot, c’est-à-dire en l’appliquant à ceux qui ne le comprennent ni ne l’aiment comme il voulait l’être, on peut dire que la majorité du parti wagnérien français est ennemie de Wagner. En ce moment nous trouvons le parti groupé autour de M. Lamoureux, directeur de concerts. L’opinion publique le regarde comme Wagnérien, parce qu’il exécute des œuvres de Wagner. On pourrait dire avec plus de raison que c’est parce qu’il exécute, comme il le fait, des œuvres de Wagner, qu’il ne peut être nommé Wagnérien. Ayant reçu des éditeurs qui aujourd’hui en sont les propriétaires, l’autorisation de jouer en France les œuvres de Wagner, et cela malgré la volonté expresse du maître, il s’est mis à la besogne. M. Houston Stewart Chamberlain, dans son article sur la traduction de la Walküre, a expliqué quelles raisons absolues interdisent à tout Wagnérien une pareille tentative. Représenter des « fragments » d’une œuvre de Wagner dans une salle de concert, avec des paroles traduites, c’est faire preuve de la plus grande inintelligence de l’esprit de cette œuvre. M. Lamoureux a fait jouer plus tard une œuvre complète, et a obtenu les éloges de M. Lévy, directeur de l’orchestre de Munich ; mais ce Lohengrin, qui est toute poésie, a été traîné sur une traduction française, devant un public boulevardier qui a trouvé cet « opéra » délicieux. La presse n’avait pas manqué d’expliquer l’« histoire ». Et elle faisait, inconsciemment, tout ce qu’elle pouvait faire, car Lohengrin, dans sa théorie mystique du désir de la femme d’étreindre complètement ce qu’elle aime, disparaissait et devenait la légende intéressante du « Chevalier au Cygne », qui se développait derrière le bâton exact du bon chef d’orchestre. Heureusement que cela n’a pu durer qu’une représentation, et que, somme toute, sous l’excitation des opposants, une justice fatale empêcha les faux Wagnériens d’achever leur énormité.
Car c’étaient ces Wagnériens qui contribuaient à l’œuvre. Derrière M. Lamoureux arrivaient les compositeurs qui ont la prétention d’accaparer Wagner, et qui s’étaient distribué les rôles. Les « Schwsermer » au dehors se répandaient dans la presse avec des points d’exclamation, le Figaro donnait son approbation. Enfin, ce qu’il y a de plus fort, en Allemagne on approuvait cela, et on ne tarissait pas d’éloges sur la tentative « artistique » de M. Lamoureux.
Cela jette un jour très clair sur l’Allemagne. Elle voyait réaliser en France ce qu’elle n’ose faire, par une certaine timidité. On fait bien des coupures dans les théâtres allemands, mais on ne peut encore arriver à étouffer complètement le sens de l’œuvre, qu’il est possible de reconstituer ; et l’on a la conscience qu’on ne peut pas trop défigurer le drame qui a été représenté complet sur le théâtre de Bayreuth. Mais ce n’est pas le désir qui manque. Dans les pays voisins, y compris la Belgique, la tentative a été plus déterminée, et par suite a réussi. A Paris notamment, les représentations fragmentaires ces fragments de Tristan au Château-d’Eau, de Lohengrin, et surtout du premier acte de la Walküre, à l’Eden-Théâtre, ne peuvent être dépassées. Parler de la traduction de ces œuvres serait venir trop tard sur uns place déjà déblayée. Cependant on doit noter ceci, qu’en Allemagne on apprécie M. Wilder comme poète et bon traducteur, sans doute dans le regret qu’on y a de ne pouvoir traduire Wagner en allemand.
Mais tâchons d’oublier qu’il est question d’un théâtre wagnérien à Paris ou autre part ; il sera temps d’en parler plus tard, si on ne parvient pas à l’empêcher. Occupons-nous plutôt des études que l’on a faites et que l’on fait encore en France sur Wagner. C’est ici que nous pouvons parler de ceux qui « vorgeben mich als Künstler zu leben » comme le dit Wagner. A part les beaux plaidoyers enthousiastes de Champfleurybo et de Baudelaire, de Champfleury surtout, à qui Wagner a rendu ce magnifique témoignage de l’avoir compris comme l’on ne peut se comprendre qu’entre « amis », à part encore les écrits de Madame Judith Gauthier, cette première période peut se caractériser celle de l’admiration inconsciente. « Puis vint l’époque des analyses d’œuvres, dont M. E. Schuré et son Drame musical » sont les meilleurs représentants. Cela avait, au moins, surtout dans l’œuvre de M. Schuré (je parle du second volume), un certain caractère de précision analytique. Mais, depuis, que de narrations inutiles a-t-on faites à chaque retour de Bayreuth soit dans la presse, soit dans la librairie !
Passons aux tentatives d’explication. Ici nous trouvons MM. de Fourcaud, Ernst et Benoit. Ces écrivains ont ceci de commun qu’ils joignent à l’admiration pour le musicien Franck l’admiration pour Wagner. Ils poursuivent ces deux buts ; le triomphe de la jeune école de musique française est lié pour eux au succès définitif de Wagner. Ceux-là sont les plus méritants : à une connaissance des motifs musicaux et de la marche du drame ils ajoutent une certaine admiration pour l’homme. Mais ils ne voient en lui que la puissance, qui saute aux yeux, et non l’artiste intérieur, le « Mensch », « celui, dit Wagner, qui a ses vues propres, et les suit sans tenir compte d’autre chose (Mittheilung, 289). » Les articles de M. de Fourcaud dans le Gaulois témoignent de cette tendance, ainsi que le livre très estimable de M. Ernst sur Wagner et le Drame contemporain, et les traductions, malheureusement fragmentaires et fantaisistes, de M. Camille Benoit. Nous pouvons placer ces trois écrivains sous la rubrique ce « sympathiques » : ils aiment Wagner et son œuvre, et tâchent de la faire aimer, et, comme le public n’est pas à la hauteur, il faut bien faire un peu descendre Wagner : là, M. Lamoureux est idéal.
Enfin, voici les « enragés ». Ceux qu’on appelle ainsi sont, heureusement pour le grand courant sympathique qui règne en faveur du pseudo-Wagner, peu nombreux. Ce sont ceux qui ont pour unique ambition de réaliser le désir exprimé par Wagner ; ce sont ceux qui ont senti « le penchant à l’aimer et le besoin de le comprendre » et qui, pour le satisfaire, ont étudié l’œuvre, comme elle veut l’être, ils n’ont pas voulu faire ce départ de l’artiste et de l’homme qui est aussi insensé que la séparation de l’âme et du corps » ; ils ont voulu connaître à fond cet artiste qu’« inconsciemment au moins et involontairement » ils aimaient comme homme ; ils ont étudié aussi bien ses écrits théoriques que ses œuvres d’art et aussi ce qui pouvait être connu de sa vie. Ceux-là sont appelés des « enragés » et vus d’un mauvais œil en France comme en Allemagne ; ils inspirent, comme disait naïvement l’auteur de Wagner jugé en France, un sentiment de gêne. Car ils ne tolèrent pas plus une coupure dans l’œuvre de Wagner en France qu’en Allemagne, et sous aucun prétexte ; ils estiment que connaître Wagner de cette façon n’est pas le connaître, et qu’il vaut mieux que ce soit le public qui monte vers cette œuvre, comme il est monté vers la Neuvième symphonie. Ceux-là enfin ne peuvent appartenir à aucun parti officiel, car, qui dit officiel dit pratique dans le sens le plus restreint du mot ; ils préfèrent suivre la Pratique qui ne fait qu’un avec la Théorie, et qui finit toujours par triompher.
[II]
[…] a tale
Hard for the non-elect to understand.
Keats.
La France me semble bien située, quoi qu’on en dise, pour pouvoir profiter dans une large mesure de l’influence de Wagner.
Elle est — espérons-le — à l’abri de ces déplorables représentations qui dépravent le goût en Allemagne, et qui font qu’il devient tous les jours plus impossible défaire comprendre aux compatriotes du maître de quoi il s’agit dans la réforme de l’art qu’il avait rêvée. On n’entendra pas de sitôt à Paris ces Cycles dont se vantent les théâtres de Hambourg, de Leipzig, et autres, dans lesquels, en moins de quinze jours, on donne tous les opéras et drames de. Wagner sans une seule répétition, de Rienzi jusqu’à Gœtterdaemmerung ! — Mais quant aux concerts, et à leur influence néfaste, il est vrai, hélas ! que la France n’a rien à envier à l’Allemagne.
Il est triste de voir Wagner, l’ennemi acharné, irréconciliable, de nos théâtres, de nos concerts, de tout ce qui s’affuble chez nous du nom d’art, de le voir devenir aujourd’hui la proie précisément des directeurs de théâtre et de concerts ; et de voir que, grâce aux agissements de ces industriels, ce sont les habitués de leurs établissements qui forment aujourd’hui la grande majorité de ce qu’on se plaît à appeler des Wagnériens. Par la faute de ces soi-disant Wagnériens, le Wagnérisme n’apparaît guère plus que comme le nom d’une mélomanie de la pire espèce, et la lutte a été déplacée ; au lieu de rester ce qu’elle était, un combat que livrait l’Art à la vulgarité et au commerce, elle est devenue une querelle entre divers engouements. Et j’avoue que l’engouement pour Wagner ne m’est guère plus sympathique que l’engouement contre lui. Un tel homme valait mieux que de devenir la pomme de discorde entre toutes les médiocrités. Il méritait qu’on s’occupât de la question de principe qu’il s’est posée très jeune, qu’il a résolue d’une manière qu’on est libre d’adopter ou de rejeter, mais qu’il faudrait connaître, et pour laquelle, une fois sa résolution prise, il a combattu jusqu’à son dernier jour.
Cette question, la voici : voulons-nous un nouvel Art ? ou n’en voulons-nous pas ?
Si nous n’en voulons pas, si nous trouvons que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, ne nous passionnons donc pas tant pour un homme dont le mérite se réduit à avoir fait de la musique qui chatouille agréablement les oreilles ; et que ceux dont les oreilles sont rebelles à cette musique sachent que tout ce bruit qu’on fait dans les concerts et dans les théâtres, se fait contre la volonté expresse du maître, et qu’au moins elles ne lui en portent donc pas rancune !
Si, au contraire, nous voulons un nouvel Art, ainsi que Wagner l’a voulu, ne nous payons au moins pas de phrases et d’enthousiasme ; commençons par savoir ce que c’est que nous voulons. Et lorsque nous le saurons, nous saurons que nous ne pouvons pas vouloir ce qui se passe partout sous prétexte de Wagnérisme, et que nous ne pouvons surtout pas vouloir ce qui s’est passé à Paris et à Bruxelles, ces dernières années, et ce qui s’y prépare pour les années suivantes.
Voici, en effet, le dilemme auquel sont acculés ceux qui se disent Wagnériens et qui en même temps sont partisans des exécutions de fragments de la musique de Wagner dans les concerts, et de représentations de drames wagnériens en dehors de Bayreuth : — S’ils approuvent ces concerte et ces représentations, ils approuvent ce que Wagner a passé sa vie à condamner et à combattre, ils approuvent ce qui est la négation de l’idéal wagnérien d’art, ils approuvent ce qui ne peut que défigurer chaque œuvre du maître et fausser toutes les idées du public sur lui, et alors — pourquoi se dire Wagnériens ? Si, par contre, ils connaissent et approuvent les idées de Wagner, comment peuvent-ils en préconiser la mutilation, et les combattre ainsi plus efficacement que ne le pourraient tous nos adversaires réunis ?
Je vais tâcher d’expliquer la chose aussi clairement que possible, et je prie le lecteur, quelle que soit son opinion personnelle sur Wagner, de bien vouloir me suivre.
Richard Wagner ne nous a pas seulement laissé un certain nombre d’œuvres théâtrales ; il nous a légué autre chose : une conception nouvelle de l’Art. C’est toute une théorie de la nature même de l’art, théorie intuitive par son origine, philosophique et historique par sa méthode, et qui aboutit à la démonstration de la suprême importance que pourrait et devrait avoir l’art dans la vie de l’homme et dans la vie de la société. Cette conviction a été exprimée par Wagner : dans sa vie entière, dans ses écrits, dans son « Festspielhaus » de Bayreuth.
Certes il faut reconnaître que les drames du maître sont aussi une manifestation de sa conception de l’art ; et je dirais même que ses œuvres artistiques sont plus éloquentes, plus convaincantes, plus pleines de haute vérité que tous les écrits théoriques. Qu’on veuille bien remarquer, cependant, que ces drames ne peuvent remplir leur mission révélatrice (pour ainsi dire), que sous de certaines conditions de perfection dans la réalisation. Il en est de même de toute œuvre d’art ; tout ce qui est vraiment vivant est sujet, pour vivre, à de multiples et délicates conditions. Mais pour les œuvres de la maturité de Wagner il y a cette difficulté spéciale, c’est que ce sont bien des drames, mais que ces drames s’éloignent à tel point de notre théâtre moderne et de toutes les idées généralement reçues sur l’art dramatique, que les éléments nécessaires à leur réalisation scénique font défaut. Wagner a prévu, il y a longtemps, que « l’œuvre d’art de l’avenir ne pourra vivre pleinement que lorsque le drame ordinaire et l’opéra seront devenus impossibles ». Comment donc faire pour représenter ces drames sur nos théâtres ? — Non point, du tout, qu’ils présentent des difficultés insurmontables ; mais il faudrait le concours d’hommes cui savent de quoi il s’agit. Comment faire représenter une œuvre par des chanteurs, des musiciens, des décorateurs qui n’en ont pas la moindre idée, et de plus, comment la faire comprendre à un public qui vient — non point sans notions artistiques quelconques, ce qui serait un mal léger — mais qui vient avec l’intention formelle d’y trouver autre chose que ce que l’auteur y a mis ?
Wagner a voulu créer un nouvel art : mais pour que cette idée théorique se réalise devant nos yeux, pour qu’elle devienne une vérité que palpent nos sens, il faudrait que des milliers d’hommes voulussent ce que Wagner a voulu : or, comment peuvent-ils vouloir ce que lui a voulu, s’ils ne commencent pas par savoir très exactement ce qu’il a voulu ?
Bon gré, mal gré, nous serons donc forcés d’aller le même chemin qu’est allé le maître ; nous serons forcés d’examiner, ainsi que lui-même a dû le faire, la nature de l’art, son histoire, etc. Wagner, qui avait l’intuition de l’art qu’il voulait créer, a dû cependant passer plusieurs années dans ces réflexions, pour arriver à saisir le problème très clairement, pour pouvoir vouloir. Et je le répète, puisqu’il est impossible à Wagner de nous manifester à l’heure actuelle ce qu’est cet art, ce n’est qu’en le suivant, ce n’est qu’en étudiant attentivement ses écrits et sa vie, que nous pouvons arriver à savoir au juste ce qu’il a voulu, et à vouloir la même chose.
Il est donc de toute évidence que le premier devoir de tous ceux qui veulent ce qu’a voulu Wagner et qui ont seuls le droit de se nommer Wagnériens. c’est de répandre la connaissance des écrits de Wagner, de sa vie, de ses idées, — c’est, de présenter tout ceci sous des points de vue fort divers, de façon à expliquer ce qui est resté à quelques-uns obscur, ou à frapper d’autres par de nouveaux arguments. — Et la seule autre chose qu’ils aient à faire, pour le moment, c’est de soutenir par tous les moyens possibles le théâtre de Bayreuth.
On se tromperait si on croyait trouver à Bayreuth la manifestation parfaite de l’art qu’a rêvé le maître ; ce qu’on y trouve c’est l’indication très nette et merveilleusement éloquente de son intention. Wagner, après avoir démontré la nécessité d’une réforme de l’art, a bâti cette baraque en bois, laquelle, tant par les détails de sa construction que par sa position loin de toute grande ville, est jusqu’ici l’unique endroit où son art pourrait vivre ; et il nous a légué des œuvres qui réalisent plusieurs des formes possibles du nouveau drame ; il ne pouvait faire plus pour nous. C’est pourquoi, en 1876, debout sur cette scène, il s’écria : « Maintenant c’est à vous à vouloir ! »
Or, ce qui manque jusqu’ici, c’est ce « vouloir ». L’art que voulait Wagner ne pourrait vivre entièrement, pleinement que « par la volonté de tous les artistes réunis », et par la volonté du public qui se joindrait à celle des artistes, c’est ce que très peu comprennent, tant parmi les artistes que parmi le public. Il en résulte que les représentations de Bayreuth, au lieu d’être la réalisation parfaite d’une intention artistique, ne sont toujours encore qu’une indication de cette intention et l’expression de la volonté de quelques personnes à travers les louables efforts de chanteurs et de musiciens qui sont loin de savoir de quoi il s’agit, et qui s’adressent à un public qui ne le sait pas mieux qu’eux. — Toujours est-il qu’à Bayreuth se trouve réuni un ensemble exceptionnel et unique de conditions qui permettent une réalisation aussi parfaite que possible à l’heure présente de l’idée wagnérienne : en joignant la connaissance de la vie et des écrits de Wagner a l’audition de ces drames à Bayreuth, on peut arriver à saisir l’idée fondamentale du maître, sa conception de l’art.
Et ce Bayreuth, dans lequel l’influence personnelle de Wagner, que rien au monde ne saurait remplacer, vit encore dans la personne de sa veuve, — ce Bayreuth où se trouve réuni pour la haute direction des œuvres à représenter un ensemble d’hommes qui ont été formés par Wagner lui-même, qui connaissent ses intentions dans chaque détail, — ce Bayreuth ne vit que par le dévouement de ces quelques personnes, et dépend pour son existence des hasards de chaque année. Il a à lutter contre des difficultés matérielles incroyables (car jamais il n’a reçu d’aide vraiment efficace du dehors), il a à lutter contre la haine de tous les directeurs de théâtres d’Allemagne, contre la presse, contre l’inintelligence et les déplorables habitudes des chanteurs, contre le manque de temps pour étudier à fond les œuvres à représenter. N’est-il pas évident que le devoir de tout homme qui prétend lutter pour les idées de Wagner, c’est de soutenir Bayreuth ? De le soutenir matériellement et moralement ? Lorsque l’unique endroit où l’idée du maître puisse se manifester périclite, nous irions gaspiller notre argent et nos forces dans des entreprises qui sont la négation de l’œuvre de sa vie ?
Laissons ce soin à d’autres, et sachons bien que les Wagnériens n’ont que deux choses à faire : répandre la connaissance des idées de Wagner sur l’art, et soutenir Bayreuth. Tout homme qui fait autre chose est l’ennemi direct de Wagner ; car combattre les idées du maître ce n’est pas leur faire du tort, au contraire ; mais les défigurer sous prétexte de les propager, c’est leur faire un tort irréparable. L’Antiwagnérien est un honnête homme auquel nous tendons la main en le priant « de causer d’autre chose » ; mais celui qui prétend être l’ami de Wagner, et qui quand même veut autre chose que ce que je viens d’indiquer, ignore la pensée du maître, ou bien il la dénature sciemment, c’est-à-dire qu’il est : ou inintelligent, ou malhonnête.
Après cette digression malheureusement nécessaire, je retourne à la question du Wagnérisme eu France.
Le point de vue vraiment wagnérien que je viens d’exposer est applicable à l’Allemagne aussi bien qu’à la France. Mais il y a pour la France une considération spéciale qui devrait la sauvegarder contre bien des dangers : c’est que la nature même du drame wagnérien, l’importance que chaque mot y acquiert et l’immobilité qui est assignée au mot par sa liaison avec la musique, rendent toute traduction de ces drames en langue française impossible. Il. y a là tout un enchaînement d’impossibilités, depuis la grande impossibilité de rendre en français des poèmes si éminemment, si exclusivement allemands dans leur conception, jusqu’aux petites impossibilités de faire accorder la phrase parlée avec la modulation à l’orchestre, ou le mot avec l’accord. Je sais bien qu’on a tenté cette traduction, mais j’ai assez confiance dans le bon goût des Français et dans la sûreté de leur instinct artiste, pour être persuadé qu’ils refuseront d’accepter les produits que MM. Schott de Mavence ont fait fabriquer à leur intention.
Tous les artistes et tous ceux qui aiment l’art devraient se liguer — quelles que soient leurs opinions — pour contrarier ces néfastes projets de Théâtres-Wagner, soit à Paris, soit ailleurs, qui reparaissent à chaque moment, et qui sont l’œuvre, soit de commerçants spéculateurs, soit d’hommes animés des meilleures intentions et qui ne semblent point soupçonner quel ton la réalisation de leurs projets ferait à l’art. — L’œuvre vraiment wagnérienne, ce n’est point de faire des importations de musique allemande en France, c’est de faire au contraire en France ce que Wagner a tenté en Allemagne : c’est ce secouer les esprits plongés dans la torpeur, c’est de redresser l’idéal de l’art aujourd’hui tombé si bas, c’est de créer le drame parfait (poésie, musique, gestes) tel qu’il convient au génie du peuple français. Faire tout ceci, c’est faire en même temps œuvre française et œuvre wagnérienne.
Et le meilleur moyen d’y arriver, c’est de faire connaître aux Français ce qu’était Wagner, ce qu’il a voulu, ce qu’il a fait, et ensuite, d’engager tous les artistes français à faire le plus souvent possible le voyage de Bayreuth, et d’aider ceux qui ne le peuvent de leurs propres moyens.
Voilà l’œuvre wagnérienne à faire en France ! Si on la faisait, l’art français pourrait encore, j’en suis convaincu, profiter dans une large mesure de l’influence de Wagner ; peut-être même en profiterait-elle plus qu’aucun autre pays. L’histoire nous montre que l’influence d’un grand homme est souvent plus bienfaisante dans un pays voisin, et même ennemi, que dans sa propre patrie.
L’œuvre vraiment wagnérienne que je viens d’indiquer, se fait-elle, en France, à l’heure actuelle ? — Oui et non.
Elle se fait en petit, par les quelques excellents Wagnériens de Paris et de certaines villes de province ou de pays limitrophes de langue française. Mais les hommes dont je parle mènent tous une vie très retirée et fuient la publicité ; leur cercle d’action est donc très restreint.
Elle ne se fait pas vis-à-vis du grand public ; la Revue Wagnérienne, qui disparaît aujourd’hui, était la seule tentative dans cette direction. — Ce ne sont cependant pas les efforts pour éclairer le public qui manquent, car nous sommes inondés depuis plusieurs années de livres et de brochures sur Wagner et son œuvre. Je demande la permission de faire quelques brèves remarques à ce propos ; je le fais dans l’espoir qu’elles pourront être utiles à quelques-uns.
Notons tout d’abord le fait le plus regrettable, c’est qu’il n’existe point de traduction des écrits du maître. La Lettre sur la musique ne peut aucunement remplacer les écrits qui forment la base de tout l’édifice wagnérien : Art et Révolution, l’Œuvre d’art de l’avenir et Opéra et drame, et elle ne peut remplacer pour la connaissance de l’évolution artistique du maître sa Communication a mes amis. — M. Rod faisait fausse route lorsqu’il traduisit un des derniers écrits du maître : Religion et art, et M. Camille Benoit a rendu à Wagner un fort mauvais service en donnant au public français la traduction soit de brochures sans importance, soit de fragments arrachés à ses écrits. Dans ses écrits, comme dans ses drames, Wagner est l’auteur du monde qu’on peut le moins apprendre à connaître par des fragments ; tout se tient à tel point cher lui, tout est si organique, et si peu artificiel dans la disposition, que des fragments ne peuvent jamais enseigner sa pensée et peuvent souvent le faire dire le contraire. Ses ennemis ont de tout temps suffisamment exploité cette particularité de son style ; il n’était vraiment pas la peine que ses amis les imitassent.
Quant aux livres propres à donner une connaissance générale et en même temps précise de Wagner, il n’en existe pas un seul.
Le livre de M. Noufflard, Richard Wagner d’après lui-même, promettait d’être fort intéressant ; malheureusement ce livre en est resté à son premier volume, qui ne nous conduit que jusqu’en 1849.
Pour avoir quelque idée générale de la réforme tentée par Wagner, on pourra consulter le Drame musical de M. Schuré ; mais ce livre ne peut servir que comme une première introduction à l’étude de toutes ces questions. A cette intention il est excellent, surtout grâce à ce fait que M. Schuré, sans embarrasser ses pages de citations, se laisse souvent pendant des chapitres entiers inspirer ligne par ligne par les écrits de Wagner. Mais il faut être bien sur ses gardes, car au fond la pensée de M. Schuré est fort différente de celle de Wagner, et c’est plutôt le « drame musical » de M. Schuré qui est exposé dans ce livre, que le drame de Wagner.
Le livre de M. Jullien, Richard Wagner, sa vie et ses œuvres, est bien le livre le plus déplorable de toute la littérature wagnérienne. Il l’est d’autant plus que par les prétentions qu’il affiche, il risque fort d’être considéré comme un livre faisant autorité. L’opinion de M. Jullien sur R. Wagner m’est complètement indifférente ; ce qui est plus sérieux, c’est que grâce à son absolue incapacité de comprendre une seule pensée de Wagner, de juger un seul de ses actes, il a fait du maître un portrait qui n’est que la plus monstrueuse caricature, et qui cependant repose sur des faits généralement exacts. En effet, ce livre contient un nombre infini de tout petits faits très exacts, des petits faits matériels, et c’est ce qui le rend précieux pour le spécialiste ; mais quant à tout le reste : le portrait que M. Jullien trace de Wagner, de sa vie, de son caractère, l’énoncé qu’il fait ce ses théories, l’analyse qu’il donne de ses œuvres, les jugements qu’il porte à chaque moment… tout est faux, archi-faux ! Et même les soi-disant « faits », lorsqu’ils ne sont pas, comme je l’ai dit, très petits, d’un ordre tout à fait matériel, tels que chiffres et dates, sont sujets à caution, car ils sont ou bien littéralement faux, ou bien dénaturés et présentés sous une fausse lumière. Et le tout est d’une banalité si plate, si désespérante, que la seule consolation est d’espérer que peu de personnes pourront lire ce livre d’un bout à l’autre.
Cela est d’autant plus regrettable qu’il n’existe pas même en allemand une biographie qu’on puisse recommander aux Français qui connaissent cette langue. Non point que l’absurde supposition de M. Jullien soit vraie, qui dans les biographies allemandes « devine a chaque page et l’influence directe et le contrôle permanent du maître ou de ses représentants99 » Mais M. Glatisenapp, l’auteur de la seule biographie complète, a gâté une œuvre de très grand mérite par l’absence de tout sens critique et de toute vue d’ensemble vraiment vivante, et aussi par un genre d’adulation qui sied mal à un artiste aussi viril que Wagner. Les autres biographies allemandes sont sans intérêt ; et on ne peut mentionner que les petites brochures de M. Tappert et de M. Pohl, toutes les deux excellentes, mais très fragmentaires. — Quelques Français trouveraient peut-être de l’intérêt à lire le livre remarquable d’un adversaire du maître, le Père Jésuite Théodore Schmid : « l’Œuvre d’art de l’avenir et son maître Richard Wagner », dans lequel l’auteur, tout en admirant hautement l’œuvre de Wagner, la combat au double point de vue des traditions classiques et de la foi catholique. Ce livre est juste le contraire de celui de M. Jullien ; il est bourré d’erreurs de détail, mais les jugements, quoique diamétralement opposés aux nôtres, sont toujours intéressants, ils contiennent toujours une large part de vérité et, surtout, ils démontrant une véritable appréciation de la valeur de ce grand homme que M. Jullien, sous prétexte d’impartialité et de modération, traîne dans la boue de toutes les vulgarités et de toutes les mesquineries.
M. Alfred Ernst est un des hommes qui connaît le mieux en France certains côtés de l’œuvre de Wagner ; son livre Richard Wagner et le Drame contemporain en témoigne suffisamment dans plusieurs chapitres, et j’en recommande vivement la lecture. Toutefois, le livre entier ne touche qu’à un côté de Wagner ; de l’homme il n’est point question, ni de l’idée fondamentale de son art, et c’est aussi un grand défaut que le point de vue superficiel de l’analyse musicale : on ne rehausse vraiment pas Wagner aux yeux des artistes en parlant du « thème de l’épieu de Wotan », etc.
Quant à tous les autres livres et à toutes les brochures qui nous inondent, je n’en connais pas un seul qui vaille la peine d’être même feuilleté. Les amis et les ennemis de Wagner sont entrés en lice pour voir qui écrira le plus de sottises sur ce pauvre homme.
Parmi les journalistes du parti wagnérien militant, on doit signaler M. Victor Wilder comme certainement le plus remarquable. Autant ses versions françaises des drames ce Wagner sont exécrables, autant ses articles quotidiens sont intéressants et bien faits.
MM. Pierre et Charles Bonnier, collaborateurs de cette Revue, méritent aussi d’être mentionnés ; je crois bien que parmi tous ceux qui en France écrivent sur le maître, ce sont les seuls qui aient vraiment saisi et adopté ses idées. Ils feront des choses utiles lorsqu’ils auront appris à distinguer plus nettement entre la théorie abstraite et l’intuition, et lorsqu’ils se seront résignés à croire qu’on ne peut disséquer chaque inspiration d’un génie au microtome, pour le mesurer au micromètre. En attendant il faut reconnaître que leurs études sur la trame musicale des Maîtres Chanteurs et de Parsifal, et surtout leur examen des conditions optiques et acoustiques du théâtre de Bayreuth sont pleins d’intérêt et de remarques originales.
J’avoue ressentir beaucoup de reconnaissance envers M. Dujardin, le fondateur de cette Revue, et envers M. de Wyzewa, son principal collaborateur durant la première année. S’est-on assez moqué de cette Revue Wagnérienne ! Et les soi-disant Wagnériens — tous ces enthousiastes de médiocrité — Font-ils assez poursuivie de leur haine et de leurs vilaines intrigues ! Et cependant, la conception de cette Revue était wagnérienne dans le meilleur sens du mot. Ces traductions d’écrits et de poèmes de Wagner, ces études sur ses œuvres, sur la littérature et la peinture contemporaines, sur Tolstoï, etc., tout cela c’était agir selon l’intention de Wagner, c’était ramener toutes les manifestations éparpillées à un seul point de vue artistique ; c’était tenter une théorie générale de l’art, — Je sais bien que le tort qu’ont eu mes deux amis, c’est qu’ils intitulaient leur Revue « wagnérienne », tandis que le point de vue spécial d’où ils partaient pour juger l’art, était l’exact antipode de celui d’où part Wagner : ils sont littérateurs, exclusivement littérateurs, tout art est pour eux une chose abstraite, un jeu de signes conventionnels quelconques, le théâtre idéal c’est le cerveau d’un homme isolé, qui rêve, etc… — Wagner, lui. est l’ennemi de toute littérature, parce qu’elle tue l’art ; la pensée, selon lui, ne doit pas commander aux émotions, elle doit au contraire les suivre, l’œuvre d’art n’existe réellement « qu’à l’instant de sa pleine réalisation sensuelle ». On ne saurait s’imaginer une antithèse plus parfaite. — Mais qui, parmi les ennemis de la Revue, a senti et signalé ce défaut primordial ? Personne. Ce qu’on a blâmé, c’est que cette Revue s’occupât si peu ce musique, et on a trouvé ridicule qu’elle parlât de peinture, de littérature ; c’est-à-dire qu’on blâmait précisément ce qui en elle était bon, son plan général, sa conception. Et aujourd’hui qu’elle a pleinement remédié au défaut que j’ai signalé, en étant la parole à ceux qui partagent le point de vue du maître, aujourd’hui elle disparaît ! Quoi qu’il en soit, la Revue Wagnérienne restera la seule chose vraiment intéressante qu’on ait tentée durant ces années dans le domaine wagnérien, en France.
Et cependant, Dieu sait si on en a tenté, des choses ! Mais je préfère l’avouer franchement : la chute de Lohengrin me paraît un grand bien. Où donc le succès de Lohengrin aurait-il pu conduire ? Evidemment à des représentations de Tristan et de l’Anneau du Nibelung en traductions françaises, — et en quelles traductions ! C’était en même temps la mort de toute réforme selon l’esprit wagnérien, et un coup terrible porté à la musique française. Car — qu’on ne m’accuse pas d’exagération, je ne fais que constater une chose logiquement inévitable — la musique de Wagner est si extraordinairement puissante, si envahissante, qu’elle réussira sur le théâtre comme elle a réussi dans les concerts, et qu’elle écrasera tout le reste sur son chemin : mais cette musique, ainsi arrachée au tout dont elle n’était qu’une partie et exécutée, soit seule, soit avec un livret qu’on lui replâtre, n’est pas une chose vraiment belle. Elle est au contraire absurde, malsaine, elle défigure complètement la pensée wagnérienne, et elle ne peut que dépraver le goût et que donner un funeste exemple ; et en même temps cette musique s’impose à tel point, que nul ne pourra se soustraire à son influence.
Plus tard, lorsque les passions nationales seront calmées, on pourra peut-être faire à Paris pour le drame allemand ce qu’on avait le bon sens d’y faire autrefois pour l’opéra italien : on le fera chanter en allemand. Mais en attendant, qu’on se contente de suivre les préceptes wagnériens, et de chercher dans la nation elle-même et dans sa langue, non pas à l’étranger, les bases du nouveau drame.
Que M. Lamoureux ne cherche donc plus à étayer du Chabrier et du Vincent d’Indy sur du Wagner ; ils sauront bien se tenir debout tout seuls. Et que M. Lamoureux apprenne enfin à pratiquer cette grande maxime wagnérienne, le Renoncement. Jusqu’à ce jour tant désiré, nous ne ◀continuerons pas moins, comme par le passé, à respecter son talent et à admirer son énergie, mais nous combattrons implacablement ses projets.
[III]
Il plaît à la direction de la Revue d’interrompre la publication de ces annales, qui furent, en quelque façon, les Actes des Apôtres de l’église wagnérienne française. Il me plaît aussi de reprendre mon poste de bataille au dernier jour de la campagne. Je suis d’autant plus à l’aise pour le faire qu’à l’origine. lorsqu’on agita la question de foncier un périodique musical dévoué aux idées nouvelles, je combattis de mon mieux le programme et l’étiquette, trop exclusifs à mon sens, qu’avait choisis M. Edouard Dujardin. Ayant cru devoir, à la fin de 1886, intervenir activement dans la rédaction de la Revue Wagnérienne, je m’efforçai d’en modifier la tendance primitive, d’en élargir la propagande et l’idée, tâchant réparer les maux issus d’un conflit récent, que nos lecteurs n’ont pas oublié, et sur lequel je n’ai pas à porter d’appréciation. Dès l’instant où je fus convaincu que ma modeste bonne volonté y demeurait inutile, je sortis d’une maison que je ne pouvais ni ne voulais prétendre à diriger. Aujourd’hui, je suis heureux de me sentir aussi dépourvu d’illusions que de rancunes, et, négligeant nos divergences d’avis, d’ajouter quelques lignes au présent numéro — le dernier de la Revue.
Quoi que l’on pense de cette Revue Wagnérienne, de son évolution et de son influence spéciale, très limitée mais très réelle, on doit reconnaître qu’elle forme un précieux recueil de documents et de faits wagnériens. Dépouillée de certaines violences et de certaines singularités, elle reste comme un répertoire, unique en France, pour l’étude des questions relatives à Richard Wagner. Je rappellerai, mêlant les noms avec le plus parfait éclectisme, que MM. Schuré, de Fourcaud, Mandés, Wilder, etc., lui ont donné des extraits caractéristiques de leurs articles ou études, que des correspondances suivies l’ont enrichie de nombreux renseignements sur le Wagnérisme en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Russie, en Amérique. M. Teodor de Wyzewa y a développé ses aperçus si étrangement neufs et subtils, qui énoncent, en des formules incisives de paradoxes, de curieuses vérités et d’ingénieuses comparaisons. Je tiens à noter surtout les si remarquables recherches de M. H. S. Chamberlain, rectifiant la chronologie wagnérienne, faisant justice de tous les lieux communs, de tous les préjugés qui ont cours à propos de Wagner, et les travaux de MM. Pierre et Charles Bonnier, accumulant des faits précis et des rapprochements pleins d’intérêt, et préparant de la sorte l’analyse scientifique des œuvres créées par le maître immortel.
Mais il faut aborder des considérations plus générales, et jeter un coup d’œil sur l’état du Wagnérisme en France. Qu’on n’attende de moi ni chant de victoire, ni lamentation de défaite ; une simple constatation est de mise : à force d’être nié, conspué, honni, l’art de Wagner en arrive à être admis de tout le monde ; vous entendez bien : de tout le monde. Tous l’acceptent et en profitent, fût-ce de troisième main. Wagner avait du génie, bien qu’il en abusât… Vitu concède Lohengrin, Poise s’essouffle à des Leitmotive. On joue le prélude de Parsifal aux concerts de Monte-Carlo ; le dernier des Stagno ou le moindre des Gayarré braille Rienzi en des Scala diverses. Toute cantatrice en appétit de millions, remorquée à travers l’ancien monde et le nouveau par des banquiers juifs ou des colonels américains, fait alterner sur ses affiches le rôle d’Elsa et celui de Lakmé.
J’imagine qu’un succès pareil doit suffire aux plus ambitieux, sinon aux plus difficiles. Il ne manque désormais au renom de Wagner parmi nous que des représentations parisiennes de ses œuvres. Cela viendra, soyez-en sûrs — le jour où les inquiétudes extérieures seront tant soit peu calmées, le jour aussi où le gouvernement, la presse, le public relativement éclairé ne trembleront plus d’angoisse devant le premier Peyramont venu.
Lorsqu’une nouvelle tentative se produira, nous ferons notre possible pour contribuera sa réussite, chacun dans sa sphère, qui par la plume, qui par la parole, tel autre par ses capitaux, s’il a l’heur d’en avoir. Au point de vue de l’Art wagnérien, la période « héroïque » est close, admirer Wagner est devenu banal. La période pratique, commerciale, si vous voulez, ne tardera point à s’ouvrir en France, étant déjà ouverte ailleurs depuis pas mal d’années. Ceux que la vérité seule passionne, et qui entourent les belles œuvres d’un respect religieux, ceux-là sont indifférents aux dates et aux individus. Ils attendent avec calme les temps marqués. Ils n’ignorent pas que la perfectionne saurait être matériellement obtenue ; ils aideront de leur mieux aux réalisations essayées de leur noble rêve, mais ils savent ces réalisations incomplètes, forcément, à Bayreuth comme à Paris. Ils les souhaitent pourtant, ils les veulent, car il est de moralité supérieure que Wagner soit représenté en France, et que le maître du drame musical ait sa place au soleil, non moins que les Ohnet de l’orchestre et les Montépin de l’harmonie.
D’ici le jour voulu, ils écoutent, « en ce théâtre que tout homme a dans l’esprit », l’écho du prodigieux cantique que Wagner entonna, de ce vaste chant séculaire, regret des antiques jeunesses, aspiration vers la Patrie chrétienne. Ils écoutent ce cantique, comme une strophe de l’hymne ininterrompu des âges, commencé aux saints lyrismes d’Israël, aux mystérieux enthousiasmes de l’Inde, et qui sonne aux chœurs d’Eschyle, aux drames de Shakespeare, aux symphonies de Beethoven.
[IV]
La Revue Wagnérienne commença de paraître en février 1885. Et voici qu’elle publie en ce mois de juillet son dernier numéro. Durant cette période de plus de trois années, de grands efforts furent faits pour la propagande et pour la défense des œuvres de Wagner. Le spectacle de cette lutte d’une minorité contre l’ignorance et la méchanceté presque générales m’inspira quelques impressions que je suis heureux de pouvoir dire en toute franchise.
Il convient de se demander avant tout si un résultat a été atteint, et quel il est. Je veux que les auditions de fragments de Wagner en de généreuses exécutions d’initiative privée, ou dans les concerts publics, aient eu une réelle utilité, qu’elles aient révélé le génie du maître à tels individus qui ne pouvaient, par de coûteux voyages en Allemagne, acquérir une idée plus complète du drame musical. Il faut marquer aussi que des ouvrages parus à droite et à gauche, et certaines études, publiées ici même, dont je parlerai tout à l’heure, ont pu aider à la compréhension de l’idéal du maître, surtout de son idéal poétique. Rendons justice à tous sincères efforts, à tous dévouements courageux ; il y eut des intelligences qui pensèrent noblement, des cœurs qui s’enthousiasmèrent — et il reste acquis pour ceux des Français que nulle maladie patriotique n’aveugle, que Wagner eut du génie.
Pourtant le nombre s’est-il accru notablement, des hommes avec qui Ion peut s’entretenir de Wagner ? A-t-on tourné vers lui les préoccupations de tous ceux qui eussent été capables de l’admirer ? a-t-on éclairé beaucoup d’âmes ? La lumière qui nous vient de ces œuvres resplendissantes : la Tétralogie, Tristan, les Maîtres chanteurs, Parsifal, l’a-t-on dévoilée dans toute sa pureté aux regards des ignorants ? l’a-t-on dévoilée avec les soins nécessaires, et tous les ménagements qu’il fallait, aux yeux faibles ?
Je sais combien à certains moments se dressèrent de haines et de passions contraires. Mais si les méchants ne se laissent point convaincre, encore pouvait-on triompher de beaucoup d’ignorants en les instruisant aimablement, sans mépris, en ne gênant point leur développement par l’exposé de théories fort raffinées, peut-être intéressantes, mais toutes personnelles, et, partant, contestables.
Ce qui manqua, ce fut, je crois, l. notion du sacré. J’essaierai de justifier brièvement cette affirmation, d’apparence ridicule et obscure.
Il n’y eut, dans les efforts dont j’ai parlé, nulle poussée d’ensemble, nul élan commun. Et c’est l’occasion de se rappeler ici la parole évangélique : Qui amat animant suam, perdet eam. Toutes ces pensées, allant chacune leur petit chemin, se soucièrent plus d’elles-mêmes que de leur objet : elles poursuivirent leur vie à elles, et la perdirent — la perdirent en stériles discussions, en vanités prétentieuses. Je crois que cette Revue elle-même n’eut point la marche sûre des grands dévouements : elle nous donna de précieuses informations, nous renseigna, avec netteté et conscience, sur tels faits extérieurs que nous désirions connaître ; mais en refeuilletant sa collection, je ne vois pas que rien s’en dégage de définitif : la figure de Wagner n’y apparaît point, qu’éparse et par ébauches rapides ; le sens de ses œuvres n’y est guère saisi ni exprimé qu’à travers les partis-pris et les rhétoriques de systèmes littéraires bien restreints ; les choses même de l’actualité y sont jugées avec des principes flottants, comme sous l’influence de bonnes ou mauvaises digestions, d’humeurs en va et vient, de colères d’un moment et d’étranges balancements psychologiques, Ici aussi, on a voulu garder sa vie.
J’ai rendu justice aux soins minutieux apportés à l’élucidation des questions d’information pratique, qui se posaient au fur et à mesure des numéros. Je retiens aussi et j’admire profondément les articles de M. Chamberlain, surtout ses études sur Tristan : c’est là que l’esprit même de l’œuvre ce Wagner est condensé, qu’on nous le montre artiste, et non point préoccupé de systèmes, — toute théorie amoindrissant l’essor d’un génie si universel en ses conceptions, si ardent en ce qu’il réalisa d’elles. Quand l’auteur de ces articles a parlé de Wagner, il n’a pensé qu’à Wagner. Phrase bête, en laquelle se résument mes regrets. Il va sans dire que je ne demande pas que tous les Wagnéristes admirent Wagner exactement de la même manière et se trouvent juste au même point de compréhension. Mais je m’afflige de ce que presque tous aient, plus ou moins, « gardé leur moi » — leurs préoccupations personnelles, leurs intérêts actuels — dans les efforts qu’ils faisaient pour expliquer l’œuvre du maître à ceux qui l’ignoraient.
C’est que, je le répète, la notion du sacré, qui les eût contraints d’abdiquer tout égoïsme, leur a manqué. Les systématiques — discuteurs à froid, — les faux « emballés » — dont le fanatisme reste mesquin, — les charlatans aussi — que je ne mentionne ici qu’avec du rouge au visage pour eux — ceux enfin qui n’ont compris qu’à moitié et — de belles âmes, pourtant ! — se croient autorisés à porter des jugements avant d’être parvenus à une claire vue d’ensemble et de s’être abandonnés tout entiers à la loyauté des émotions profondes, — il semble qu’à tous la figure du maître se soit voilée, avec l’intelligence de son œuvre.
Cela est triste, que des êtres doués d’âmes compréhensives n’aient point su se donner tout à la vénération d’un génie immense : pour savourer la chaste, forte et désintéressée volupté de ce bonheur qui renferme en lui toutes les joies d’amour et, moins égoïste qu’elles, va plus haut : l’admiration.
Aussi ne faut-il point s’étonner si, dans ce manque de s’oublier soi-même, le respect même parfois a fait défaut.
Je n’insiste pas. Je pense que tout ce qui a été accompli pour l’œuvre wagnérienne dans une pensée d’enthousiasme humble et d’amour désintéressé, mérite l’éloge le plus pur, et notre reconnaissance. Je pense aussi qu’il y eut des erreurs et quelques fautes, conscientes où non : je ne jetterai pas la première pierre, ne m’en sentant point le droit.
Un vœu pour finir : que, cette Revue morte, qui exigea certes un travail dévoué, — notre but à tous Wagnériens soit d’apprendre à admirer bien, et à être dignes de notre admiration.
Et heureux ceux qui s’en iront à Bayreuth ranimer leur foi en entendant Parsifal ; — l’œuvre, précisément, où s’affirme la grandeur de renoncer aux joies immédiates de l’égoïsme. Bayreuth, où nous laver de nous-même et de l’atmosphère d’ici !
Heil dir, Licht !
[V]
Au temps où M. Gounod parlait impartialement du maître de Bayreuth, il disait, assure-t-on, que Wagner a tracé un sillon de feu. C’est la vérité. Wagner a remis la question du drame lyrique sur son véritable terrain. « Je n’ai rien inventé, dit-il dans la conclusion d’Opéra et drame, j’ai seulement trouvé la liaison de ce que d’autres avaient compris avant moi. — Il est surprenant, a-t-il dit encore, qu’après les excellents services rendus par de grands maîtres, l’opéra se soit engagé dans une voie fausse. » Ces maîtres sont avant tout Gluck, son école, Mozart et Weber. Il serait injuste de ne pas accorder une mention à l’ancien opéra-comique français.
Wagner a rendu au poème lyrique les droits qu’on avait presque entièrement méconnus. Le drame ne doit pas être un moyen, un prétexte à musique, il doit être le but unique ; la musique doit s’unir fraternellement au poème pour animer le drame et le mettre en pleine lumière ; jamais la musique ne doit chercher à briller pour son compte, comme un virtuose dominant tout.
Ce sont choses fort secondaires que les Leitmotive et leurs développements, la liberté plus ou moins grande de la forme et d’autres détails. Occupez-vous du drame par-dessus tout, ayez du talent, du génie et puis, « ne soyez d’aucune école, surtout pas de la mienne », comme a dit Wagner à un compositeur français.
Le sillon de feu brillera d’un éclat de plus en plus vif ; sa lumière se propagera et exercera partout une influence bienfaisante sur le drame musical ; grâce à elle, les maîtres presque oubliés, mal compris ou méconnus seront remis en honneur et appréciés comme ils méritent de l’être.
[VI]
Vous m’avez, fait l’honneur de me demander mon avis sur nos Wagnériens. Hélas ! monsieur ! comment aurais-je un avis sur eux, ne les connaissant point ? Deux ou trois fois, aux concerts de M. Lamoureux, j’ai eu le bonheur d’apercevoir des groupes que l’on m’a dit formés de l’élite de nos Wagnériens. Ces messieurs m’ont paru assez jeunes, fort bien mis, et de mine prévenante. Il y en a deux seulement qui ont l’habitude de causer, de rire, et de se pousser d’amicales bourrades pendant les morceaux du concert : ils ont une fois empêché d’entendre la symphonie en la de Beethoven, où il y avait cependant des choses très agréables ; il est vrai que j’ai pu entendre, en revanche, quelques-unes de leurs réparties. Quant au wagnérisme de nos Wagnériens, j’imagine qu’il est sincère et intelligent ; qu’il ne leur vient point du désir d’être à la mode, mais de l’impérieux appel de leurs âmes d’artistes : j’imagine encore qu’il les porte à voir en Wagner autre chose qu’un harmoniste très habile, un César Franck allemand, sans pareil pour les tours de force : autre chose aussi qu’un auteur de mélodies sensuelles à la façon de Schumann ou de M. Grieg. Nos Wagnériens savent tous, je le jurerais, qu’il faut chercher à comprendre Wagner et non à imiter ses petits procédés de modulation. A comprendre Wagner ils tâchent : je m’étonne même que leurs efforts n’aient rien enlevé à la délicate fraîcheur de leur teint.
Voilà mes modestes hypothèses, monsieur, je songe souvent à la consolante joie qu’aurait Wagner, s’il vivait encore, en voyant nos Wagnériens et leur wagnérisme. Il se jugerait assez récompensé de son ardu labeur de soixante ans. Se sentir si entièrement compris de si nobles âmes, n’est-ce point le rêve idéal, pour un artiste ?
Mais au défaut de renseignements plus précis sur le wagnérisme français, voulez-vous quelques observations sur une entreprise dont vous avez déjà entretenu vos lecteurs, et sur laquelle je voudrais précisément attirer l’attention de tous les Wagnériens ?
Un confrère de Vienne, M. Œsterlein, a ouvert il y a deux ans, un Musée Wagner. Vienne n’est pas loin de Bayreuth ; je conseille à vos lecteurs d’y aller le mois prochain, pour voir cette précieuse collection. Dans deux salles, ils trouveront exposée une abondance de tableaux, de bustes, de documents curieux, d’autographes : le tout d’une vue instructive, féconde, souvent même divertissante.
Mais ce que vos lecteurs ne verront pas à Vienne, et ce qui fait le véritable intérêt du Musée Œsterlein, c’est la multitude de choses relatives à Wagner qui sont accumulées dans les armoires du Musée, d’ans la bibliothèque privée de M. Œsterlein, dans tous les coins de l’appartement qu’il occupe. Depuis dix ans M. Œsterlein a consacré sa fortune à recueillir, indistinctement, tout ce qui pouvait d’une façon ou d’une autre intéresser la biographie du maître. Il a même adopté — par naïveté, superstition, ou malice ? — la façon la plus intelligente de recueillir ces documents. Il ne s’est point contenté des autographes, volumes, etc., de Wagner, il a acquis la collection complète des journaux musicaux de tous les pays, la collection complète des ouvrages où l’on peut découvrir une allusion à Wagner, à sa musique, ou simplement des faits pouvant contribuer à les éclairer. C’est ainsi que tous les livres de philosophie, d’esthétique, de philologie, d’histoire que Wagner a pu consulter ou dont il a pu subir l’influence, tous les ouvrages des personnes dont la vie a été mêlée à la sienne, toutes les histoires de la Révolution de 1849, les brochures sur les théâtres que Wagner a dirigés ou fréquentés, etc : tout cela agit pêle-mêle dans ces armoires de M. Œsterlein.
Tout cela serait absolument indispensable pour une histoire un peu sérieuse de Wagner, une histoire éclairant son œuvre par sa vie, pouvant enfin nous présenter tel qu’il fut cet homme extraordinaire. L’importance d’un ouvrage de ce genre, ai-je besoin de l’expliquer ? Par un cas unique dans l’histoire de l’art, on a, réunis, tous les documents qui peuvent servir à faire la biographie définitive d’un artiste.
Or il est impossible d’attendre de M. Œsterlein seul la mise en ordre de ces trésors et l’ensemble de mesures qui les rendrait utilisables. M. Œsterlein est forcé de gagner, par un travail qui occupe ses heures, l’argent qu’il dépense pour son Musée : il ne peut ni étendre l’espace qu’il y a réservé, ni disposer du loisir nécessaire. Et puis, je ne voudrais pas déplaire à M. Œsterlein, qu’il convient de respecter infiniment ; mais j’avoue que M. Œsterlein ne me paraît point réunir les conditions requises pour mener seul à bien cette seconde partie de son œuvre. Il y faut une personne occupée depuis de longues années à des études raisonnées et suivies sur Wagner, connaissant assez toutes les langues pour comprendre sans peine tous les documents ; enfin plus intéressée à la valeur intime des papiers recueillis qu’à la richesse numérique de la collection. De telles qualités sont rares ; je crains que M. Œsterlein ne les ait guère plus que moi-même. Mais je crois bien que l’on trouverait sans peine le moyen de rendre le Musée Œsterlein vraiment utile et précieux : il suffirait d’adjoindre à M. Œsterlein un bibliothécaire, et de prendre pour cette fonction un homme connu par sa compétence wagnérienne, qui pourrait ainsi nous donner, enfin, cette biographie historique et artistique sérieuse, à la fois éclairée par le dedans et le dehors. Une telle biographie serait, je le répète, d’une importance générale infinie pour Wagner et pour l’art tout entier.
Tout cela peut se faire : il y faudrait seulement de l’argent, et, je crois, peu d’argent. Je vous jure que je ne sais point ce qu’en pense M. Œsterlein : mais j’imagine, pour ma part, qu’il y aurait là, vraiment, l’occasion d’une bonne action artistique. Et j’avoue que si j’étais en état de dépenser, j’aimerais mieux encore contribuer à une histoire de Wagner, au monument seul digne du maître, infiniment important à l’intelligence de son œuvre, j’aimerais mieux y mettre ma largesse qu’à préparer l’avènement à Paris d’un théâtre wagnérien, la chose du monde la plus excellente pour obscurcir, fausser, obstruer à jamais la compréhension de l’œuvre wagnériennebp