Chapitre VII.
Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique
L’idée d’une équivalence entre l’état psychique et l’état cérébral correspondant pénètre une bonne partie de la philosophie moderne. On a discuté sur les causes et sur la signification de cette équivalence plutôt que sur l’équivalence même. Pour les uns, elle tiendrait à ce que l’état cérébral se double lui-même, dans certains cas, d’une phosphorescence psychique qui en illuminé le dessin. Pour d’autres, elle vient de ce que l’état cérébral et l’état psychologique entrent respectivement dans deux séries de phénomènes qui se correspondent point à point, sans qu’il soit nécessaire d’attribuer à la première la création de la seconde. Mais les une et les autres admettent l’équivalence ou, comme on dit plus souvent, le parallélisme des deux séries. Pour fixer les idées, nous formulerons la thèse ainsi : « Un état cérébral étant posé, un état psychologique déterminé s’ensuit. » Ou encore : « Une intelligence surhumaine, qui assisterait au chassé-croisé des atomes dont le cerveau humain est fait et qui aurait la clef de la psychophysiologie, pourrait lire, dans un cerveau qui travaille, tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. » Ou enfin : « La conscience ne dit rien de plus que ce qui se fait dans le cerveau ; elle l’exprime seulement dans une autre langue. »
Sur les origines toutes métaphysiques de cette thèse il n’y a d’ailleurs pas de doute possible. Elle dérive en droite ligne du cartésianisme. Implicitement contenue (avec bien des restrictions, il est vrai) dans la philosophie de Descartes, dégagée et poussée à l’extrême par ses successeurs, elle a passé, par l’intermédiaire des médecins philosophes du xviiie siècle, dans la psychophysiologie de notre temps. Et l’on comprend aisément que les physiologistes l’aient acceptée sans discussion. D’abord ils n’avaient pas le choix, puisque le problème leur venait de la métaphysique, et que les métaphysiciens ne leur apportaient pas d’autre solution. Ensuite il était de l’intérêt de la physiologie de s’y rallier, et de procéder comme si elle devait, quelque jour, nous donner la traduction physiologique intégrale de l’activité psychologique : à cette condition seulement elle pouvait aller de l’avant, et pousser toujours plus loin l’analyse des conditions cérébrales de la pensée. C’était et ce peut être encore un excellent principe de recherche, qui signifiera qu’il ne faut pas trop se hâter d’assigner des limites à la physiologie, pas plus d’ailleurs qu’à aucune autre investigation scientifique. Mais l’affirmation dogmatique du parallélisme psychophysiologique est tout autre chose. Ce n’est plus une règle scientifique, c’est une hypothèse métaphysique. Dans la mesure où elle est intelligible, elle est la métaphysique d’une science aux cadres purement mathématiques, de la science telle qu’on la concevait au temps de Descartes. Nous croyons que les faits, examinés sans arrière-pensée de mécanisme mathématique, suggèrent déjà une hypothèse plus subtile relativement à la correspondance entre l’état psychologique et l’état cérébral. Celui-ci n’exprimerait de celui-là que les actions qui s’y trouvent préformées ; il en dessinerait les articulations motrices. Posez un fait psychologique, vous déterminez sans doute l’état cérébral concomitant. Mais la réciproque n’est pas vraie, et au même état cérébral correspondraient aussi bien des états psychologiques très divers. Nous ne reviendrons pas sur cette solution que nous avons exposée dans un travail antérieur. La démonstration que nous allons présenter en est d’ailleurs indépendante. Nous ne nous proposons pas ici, en effet, de substituer une certaine hypothèse à celle du parallélisme psychophysiologique, mais d’établir que celle-ci implique, sous sa forme courante, une contradiction fondamentale. Cette contradiction est d’ailleurs pleine d’enseignement. A bien l’apercevoir, on devine dans quelle direction il faut chercher la solution du problème, en même temps qu’on découvre le mécanisme d’une des plus subtiles illusions de la pensée métaphysique. Nous ne ferons donc pas œuvre purement critique ou destructive en la signalant.
Nous prétendons que la thèse repose sur une ambiguïté dans les termes, qu’elle ne peut pas s’énoncer correctement sans se détruire elle-même, que l’affirmation dogmatique du parallélisme psychophysiologique implique un artifice dialectique par lequel on passe subrepticement d’un certain système de notation au système de notation opposé sans tenir compte de la substitution. Ce sophisme — ai-je besoin de le dire ? — n’a rien de voulu : il est suggéré par les termes mêmes de la question posée ; et il est si naturel à notre esprit que nous le commettrons inévitablement ; si nous ne nous imposons pas de formuler la thèse du parallélisme, tour à tour, dans les deux systèmes de notation dont la philosophie dispose.
Quand nous parlons d’objets extérieurs, nous avons le choix, en effet, entre deux systèmes de notation. Nous pouvons traiter ces objets et les changements qui s’y accomplissent comme des choses, ou comme des représentations. Et ces deux systèmes de notation sont acceptables l’un et l’autre, pourvu qu’on adhère strictement à celui qu’on aura choisi.
Essayons d’abord de les distinguer avec précision. Quand le réalisme parle de choses et l’idéalisme de représentations, ils ne discutent pas simplement sur des mots : ce sont bien là deux systèmes de notation différents, c’est-à-dire deux manières différentes de comprendre l’analyse du réel. Pour l’idéaliste, il n’y a rien de plus, dans la réalité, que ce qui apparaît à ma conscience ou à la conscience en général. Il serait absurde de parler d’une propriété de la matière qui ne pût pas devenir objet de représentation. Il n’y a pas de virtualité, ou du moins rien de définitivement virtuel dans les choses. Tout ce qui existe est actuel ou pourra le devenir. Bref, l’idéalisme est un système de notation qui implique que tout l’essentiel de la matière est étalé ou étalable dans la représentation que nous en avons, et que les articulations du réel sont celles mêmes de notre représentation. Le réalisme repose sur l’hypothèse inverse. Dire que la matière existe indépendamment de la représentation, c’est prétendre que sous notre représentation de la matière il y a une cause inaccessible de cette représentation, que derrière la perception, qui est de l’actuel, il y a des pouvoirs et des virtualités cachées : enfin c’est affirmer que les divisions et articulations visibles dans notre représentation sont purement relatives à notre manière de percevoir.
Nous ne doutons pas, d’ailleurs, qu’on ne puisse donner des définitions plus profondes des deux tendances réaliste et idéaliste, telles qu’on les retrouve à travers l’histoire de la philosophie. Nous-même, dans un travail antérieur, nous avons pris les mots « réalisme » et « idéalisme » dans un sens assez différent. Nous ne tenons donc nullement aux définitions que nous venons d’énoncer. Elles caractériseraient surtout un idéalisme à la Berkeley et le réalisme qui s’y oppose. Peut-être traduiraient-elles avec une précision suffisante l’idée qu’on se fait couramment des deux tendances, la part de l’idéalisme s’étendant aussi loin que celle du représentable, le réalisme revendiquant ce qui dépasse la représentation. Mais la démonstration que nous allons esquisser est indépendante de toute conception historique du réalisme et de l’idéalisme. À ceux qui contesteraient la généralité de nos deux définitions, nous demanderions de ne voir dans les mots réalisme et idéalisme que des termes conventionnels par lesquels nous désignerons, au cours de la présente étude, deux notations du réel, dont l’une implique la possibilité et l’autre l’impossibilité d’identifier les choses avec la représentation, étalée et articulée dans l’espace, qu’elles offrent à une conscience humaine. Que les deux postulats s’excluent l’un l’autre, qu’il soit illégitime, par conséquent, d’appliquer en même temps les deux systèmes de notation au même objet, tout le monde nous l’accordera. Or, nous n’avons pas besoin d’autre chose pour la présente démonstration.
Nous nous proposons d’établir les trois points suivants : 1° Si l’on opte pour la notation idéaliste, l’affirmation d’un parallélisme (au sens d’équivalence) entre l’état psychologique et l’état cérébral implique contradiction ; 2º Si l’on préfère la notation réaliste, on retrouve, transposée, la même contradiction ; 3º La thèse du parallélisme ne paraît soutenable que si l’on emploie en même temps, dans la même proposition, les deux systèmes de notation à la fois. Elle ne semble intelligible que si, par une inconsciente prestidigitation intellectuelle, on passe instantanément du réalisme à l’idéalisme et de l’idéalisme au réalisme, apparaissant dans l’un au moment précis où l’on va être pris en flagrant délit de contradiction dans l’autre. Nous sommes d’ailleurs ici naturellement prestidigitateurs, parce que le problème dont il s’agit, étant le problème psychophysiologique des rapports du cerveau et de la pensée, nous suggère par sa position même, les deux points de vue du réalisme et de l’idéalisme, le terme « cerveau » nous faisant songer à une chose et le terme « pensée » à de la représentation. On peut dire que l’énoncé de la question contient déjà, en puissance, l’équivoque par laquelle on y répondra.
Plaçons-nous donc d’abord au point de vue idéaliste, et considérons par exemple la perception des objets qui occupent, à un moment donné, le champ visuel. Ces objets agissent, par l’intermédiaire de la rétine et du nerf optique, sur les centres de la vision : ils y provoquent une modification des groupements atomiques et moléculaires. Quel est le rapport de cette modification cérébrale aux objets extérieurs ?
La thèse du parallélisme consistera à soutenir que nous pouvons, une fois en possession de l’état cérébral, supprimer par un coup de baguette magique tous les objets perçus sans rien changer à ce qui se passe dans la conscience, car c’est cet état cérébral causé par les objets, et non pas l’objet lui-même, qui détermine la perception consciente. Mais comment ne pas voir qu’une proposition de ce genre est absurde dans l’hypothèse idéaliste ? Pour l’idéalisme, les objets extérieurs sont des images et le cerveau est l’une d’elles. Il n’y a rien de plus dans les choses mêmes que ce qui est étalé ou étalable dans l’image qu’elles présentent. Il n’y a donc rien de plus dans un chassé-croisé d’atomes cérébraux que le chassé-croisé de ces atomes. Puisque c’est là tout ce qu’on a supposé dans le cerveau, c’est là tout ce qui s’y trouve et tout ce qu’on en peut tirer. Dire que l’image du monde environnant sort de cette image, ou qu’elle s’exprime par cette image, ou qu’elle surgit dès que cette image est posée, ou qu’on se la donne en se donnant cette image, serait se contredire soi-même, puisque ces deux images, le monde extérieur et le mouvement intracérébral, ont été supposées de même nature, et que la seconde image est, par hypothèse, une infime partie du champ de la représentation alors que la première remplit le champ de la représentation tout entier. Que l’ébranlement cérébral contienne virtuellement la représentation du monde extérieur, cela peut sembler intelligible dans une doctrine qui fait du mouvement quelque chose de sous-jacent à la représentation que nous en avons, un pouvoir mystérieux dont nous n’apercevons que l’effet produit sur nous. Mais cela apparaît tout de suite comme contradictoire dans la doctrine qui réduit le mouvement lui-même à une représentation, car c’est dire qu’un petit coin de la représentation est la représentation tout entière.
Je conçois bien, dans l’hypothèse idéaliste, que la modification cérébrale soit un effet de l’action des objets extérieurs, un mouvement reçu par l’organisme et qui va préparer des réactions appropriées : images parmi des images, images mouvantes comme toutes les images, les centres nerveux présentent des parties mobiles qui recueillent certains mouvements extérieurs et les prolongent en mouvements de réaction tantôt accomplis, tantôt commencés seulement. Mais le rôle du cerveau se réduit alors à subir certains effets des autres représentations, à en dessiner, comme nous le disions, les articulations motrices. C’est en cela que le cerveau est indispensable au reste de la représentation, et qu’il ne peut être lésé sans qu’une perturbation plus ou moins générale de la représentation s’ensuive. Mais il ne dessine pas les représentations elles-mêmes ; car il ne pourrait, lui représentation, dessiner le tout de la représentation que s’il cessait d’être une partie de la représentation pour devenir le tout lui-même. Formulée dans une langue rigoureusement idéaliste, la thèse du parallélisme se résumerait donc dans cette proposition contradictoire : la partie est le tout.
Mais la vérité est qu’on passe inconsciemment du point de vue idéaliste à un point de vue pseudo-réaliste. On a commencé par faire du cerveau une représentation comme les autres, enchâssée dans les autres représentations et inséparable d’elles : les mouvements intérieurs du cerveau, représentation parmi des représentations, n’ont donc pas à susciter les autres représentations, puisque les autres représentations sont données avec eux, autour d’eux. Mais insensiblement on arrive à ériger le cerveau et les mouvements intracérébraux en choses, c’est-à-dire en causes cachées derrière une certaine représentation et dont le pouvoir s’étend infiniment plus loin que ce qui en est représenté. Pourquoi ce glissement de l’idéalisme au réalisme ? Il est favorisé par bien des illusions théoriques ; mais on ne s’y laisserait pas aller aussi facilement si l’on ne s’y croyait encouragé par les faits.
À côté de la perception, en effet, il y a la mémoire. Quand je me remémore les objets une fois perçus, ils peuvent n’être plus là. Mon corps est resté seul ; et pourtant les autres images redeviendront visibles sous forme de souvenirs. Il faut donc bien, semble-t-il, que mon corps, ou quelque partie de mon corps, ait la puissance d’évoquer les autres images. Admettons qu’il ne les crée pas : du moins est-il capable de les susciter. Comment le ferait-il, si à un état cérébral déterminé ne correspondaient pas des souvenirs déterminés, et s’il n’y avait pas, en ce sens précis, parallélisme du travail cérébral et de la pensée ?
Nous répondrons que, dans l’hypothèse idéaliste, il est impossible de se représenter un objet en l’absence complète de l’objet lui-même. S’il n’y a rien de plus dans l’objet présent que ce qui en est représenté, si la présence de l’objet coïncide avec la représentation qu’on en a, toute partie de la représentation de l’objet sera, en quelque sorte, une partie de sa présence. Le souvenir ne sera plus l’objet lui-même, je le veux bien ; il lui manquera pour cela beaucoup de choses. D’abord il est fragmentaire ; il ne retient d’ordinaire que quelques éléments de la perception primitive. Ensuite il n’existe que pour la personne qui l’évoque, tandis que l’objet fait partie d’une expérience commune. Enfin, quand la représentation-souvenir surgit, les modifications concomitantes de la représentation-cerveau ne sont plus, comme dans le cas de la perception, des mouvements assez forts pour exciter la représentation-organisme à réagir immédiatement. Le corps ne se sent plus soulevé par l’objet aperçu, et comme c’est dans cette suggestion d’activité que consiste le sentiment de l’actualité, l’objet représenté n’apparaît plus comme actuel : c’est ce qu’on exprime en disant qu’il n’est plus présent. La vérité est que, dans l’hypothèse idéaliste, le souvenir ne peut être qu’une pellicule détachée de la représentation primitive ou, ce qui revient au même, de l’objet. Il est toujours présent, mais la conscience en détourne son attention tant qu’elle n’a pas quelque raison de le considérer. Elle n’a intérêt à l’apercevoir que lorsqu’elle se sent capable de l’utiliser, c’est-à-dire lorsque l’état cérébral présent dessine déjà quelques-unes des réactions motrices naissantes que l’objet réel (c’est-à-dire la représentation complète) aurait déterminées : ce commencement d’activité du corps confère à la représentation un commencement d’actualité. Mais il s’en faut qu’il y ait alors « parallélisme » ou « équivalence » entre le souvenir et l’état cérébral. Les réactions motrices naissantes dessinent en effet quelques-uns des effets possibles de la représentation qui va réapparaître, et non pas cette représentation même ; et comme la même réaction motrice peut suivre bien des souvenirs différents, ce n’est pas un souvenir déterminé qui sera évoqué par un état déterminé du corps, ce sont au contraire bien des souvenirs différents qui seront également possibles, et entre lesquels la conscience aura le choix. Ils ne seront soumis qu’à une seule condition commune, celle d’entrer dans le même cadre moteur : en cela consistera leur « ressemblance », terme vague dans les théories courantes de l’association, et qui acquiert un sens précis quand on le définit par l’identité des articulations motrices. Mais nous n’insisterons pas sur ce point, qui a fait l’objet d’un travail antérieur. Qu’il nous suffise de dire que, dans l’hypothèse idéaliste, les objets perçus coïncident avec la représentation complète et complètement agissante, les objets remémorés avec la même représentation incomplète et incomplètement agissante, et que ni dans un cas ni dans l’autre l’état cérébral n’équivaut à la représentation, puisqu’il en fait partie. — Passons maintenant au réalisme, et voyons si la thèse du parallélisme psychophysiologique y va devenir plus claire.
Voici encore les objets qui peuplent le champ de ma vision ; voici mon cerveau au milieu d’eux ; voici enfin, dans mes centres sensoriels, des déplacements de molécules et d’atomes occasionnés par l’action des objets extérieurs. Du point de vue idéaliste, je n’avais pas le droit d’attribuer à ces mouvements internes la mystérieuse puissance de se doubler de la représentation des choses extérieures, car ils tenaient tout entiers dans ce qui en était représenté, et puisque, par hypothèse, on se les représentait comme des mouvements de certains atomes du cerveau, ils étaient mouvements d’atomes du cerveau et rien autre chose. Mais l’essence du réalisme est de supposer derrière nos représentations une cause qui diffère d’elles. Rien ne l’empêchera, semble-t-il, de considérer la représentation des objets extérieurs comme impliquée dans les modifications cérébrales. Pour certains théoriciens, ces états cérébraux seront véritablement créateurs de la représentation, qui n’en est que l’« épiphénomène ». D’autres supposeront, à la manière cartésienne, que les mouvements cérébraux occasionnent simplement l’apparition des perceptions conscientes, ou encore que ces perceptions et ces mouvements ne sont que deux aspects d’une réalité qui n’est ni mouvement ni perception. Tous s’accorderont néanmoins à dire qu’à un état cérébral déterminé, correspond un état de conscience déterminé, et que les mouvements intérieurs de la substance cérébrale, considérés à part, livreraient, à qui saurait les déchiffrer, le détail complet de ce qui se passe dans la conscience correspondante.
Mais comment ne pas voir que la prétention de considérer à part le cerveau, à part le mouvement de ses atomes, enveloppe ici une contradiction véritable ? Un idéaliste a le droit de déclarer isolable l’objet qui lui donne une représentation isolée, puisque l’objet ne se distingue pas pour lui de la représentation. Mais le réalisme consiste précisément à rejeter cette prétention, à tenir pour artificielles ou relatives les lignes de séparation que notre représentation trace entre les choses, à supposer au-dessous d’elles un système d’actions réciproques et de virtualités enchevêtrées, enfin à définir l’objet, non plus par son entrée dans notre représentation, mais par sa solidarité avec le tout d’une réalité inconnaissable en elle-même. Plus la science approfondit la nature du corps dans la direction de sa « réalité », plus elle réduit déjà chaque propriété de ce corps, et par conséquent son existence même, aux relations qu’il entretient avec le reste de la matière capable de l’influencer. A vrai dire, les termes qui s’influencent réciproquement — de quelque nom qu’on les appelle, atomes, points matériels, centres de forces, etc. — ne sont à ses yeux que des termes provisoires ; c’est l’influence réciproque ou interaction qui est pour elle la réalité définitive.
Or, vous avez commencé par vous donner un cerveau que des objets extérieurs à lui modifient, dites-vous, de manière à susciter des représentations. Puis vous avez fait table rase de ces objets extérieurs au cerveau et vous avez attribué à la modification cérébrale le pouvoir de dessiner, à elle seule, la représentation des objets. Mais, en retirant les objets qui l’encadrent, vous retirez aussi, bon gré mal gré, l’état cérébral qui leur emprunte ses propriétés et sa réalité. Vous ne le conservez que parce que vous passez subrepticement au système de notation idéaliste, où l’on pose comme isolable en droit ce qui est isolé dans la représentation.
Tenez-vous-en à votre hypothèse. Les objets extérieurs et le cerveau étant en présence, la représentation se produit. Vous devez dire que cette représentation n’est pas fonction de l’état cérébral tout seul, mais de l’état cérébral et des objets qui le déterminent, cet état et ces objets formant maintenant ensemble un bloc indivisible. La thèse du parallélisme, qui consiste à détacher les états cérébraux et à supposer qu’ils pourraient créer, occasionner, ou tout au moins exprimer, à eux seuls, la représentation des objets, ne saurait donc encore une fois s’énoncer sans se détruire elle-même. En langage strictement réaliste elle se formulerait ainsi : Une partie, qui doit tout ce qu’elle est au reste du tout, peut être conçue comme subsistant quand le reste du tout s’évanouit. Ou encore, plus simplement : Une relation entre deux termes équivaut à l’un d’eux.
Ou les mouvements d’atomes qui s’accomplissent dans le cerveau sont bien ce qu’ils étalent dans la représentation que nous en aurions, ou ils en diffèrent. Dans la première hypothèse, ils seront tels que nous les aurons perçus, et le reste de notre perception sera dès lors autre chose : il y aura, entre eux et le reste, un rapport de contenu à contenant. Tel est le point de vue idéaliste. Dans la seconde hypothèse, leur réalité intime est constituée par leur solidarité avec tout ce qui est derrière l’ensemble de nos autres perceptions ; et, par cela seul que nous considérons leur réalité intime, nous considérons le tout de la réalité avec lequel ils forment un système indivisé : ce qui revient à dire que le mouvement intracérébral, envisagé comme un phénomène isolé, s’évanouit, et qu’il ne peut plus être question de donner pour substrat à la représentation tout entière un phénomène qui n’en est qu’une partie, et une partie découpée artificiellement au milieu d’elle.
Mais la vérité est que le réalisme ne se maintient jamais à l’état pur. On peut poser l’existence du réel en général derrière la représentation : dès que l’on commence à parler d’une réalité en particulier, bon gré mal gré on fait plus ou moins coïncider la chose avec la représentation qu’on en a. Sur le fond de réalité cachée, où tout est nécessairement impliqué dans tout, le réalisme déroule les représentations explicites qui sont pour l’idéaliste la réalité même. Réaliste au moment où il pose le réel, il devient idéaliste dès qu’il en affirme quelque chose, la notation réaliste ne pouvant plus guère consister, dans les explications de détail, qu’à inscrire sous chaque terme de la notation idéaliste un indice qui en marque le caractère provisoire. Soit ; mais ce que nous avons dit de l’idéalisme va s’appliquer alors au réalisme qui a pris l’idéalisme à son compte. Et faire des états cérébraux l’équivalent des perceptions et des souvenirs reviendra toujours, de quelque nom qu’on appelle le système, à affirmer que la partie est le tout.
En approfondissant les deux systèmes, on verrait que l’idéalisme a pour essence de s’arrêter à ce qui est étalé dans l’espace et aux divisions spatiales, tandis que le réalisme tient cet étalage pour superficiel et ces divisions pour artificielles : il conçoit, derrière les représentations juxtaposées, un système d’actions réciproques, et par conséquent une implication des représentations les unes dans les autres. Comme d’ailleurs notre connaissance de la matière ne saurait sortir entièrement de l’espace, et que l’implication réciproque dont il s’agit, si profonde soit-elle, ne saurait devenir extraspatiale sans devenir extrascientifique, le réalisme ne peut dépasser l’idéalisme dans ses explications. On est toujours plus ou moins dans l’idéalisme (tel que nous l’avons défini) quand on fait œuvre de savant : sinon, on ne songerait même pas à considérer des parties isolées de la réalité pour les conditionner l’une par rapport à l’autre, ce qui est la science même. L’hypothèse du réaliste n’est donc ici qu’un idéal destiné à lui rappeler qu’il n’aura jamais assez approfondi l’explication de la réalité, et qu’il devra établir des relations de plus en plus intimes entre les parties du réel qui se juxtaposent à nos yeux dans l’espace. Mais cet idéal, le réaliste ne peut s’empêcher de l’hypostasier. Il l’hypostasie dans les représentations étalées qui étaient pour l’idéaliste la réalité même. Ces représentations deviennent alors pour lui autant de choses, c’est-à-dire de réservoirs contenant des virtualités cachées : ce qui lui permettra de considérer les mouvements intracérébraux (érigés cette fois en choses et non plus en simples représentations) comme renfermant en puissance la représentation tout entière. En cela consistera son affirmation du parallélisme psychophysiologique. Il oublie qu’il avait situé le réservoir hors de la représentation et non pas en elle, hors de l’espace et non pas dans l’espace, et qu’en tout cas son hypothèse consistait à supposer la réalité ou indivisée, ou articulée autrement que la représentation. En faisant correspondre à chaque partie de la représentation une partie de la réalité, il articule le réel comme la représentation, il déploie la réalité dans l’espace, et il abandonne son réalisme pour entrer dans l’idéalisme, où la relation du cerveau au reste de la représentation est évidemment celle de la partie au tout.
Vous parliez d’abord du cerveau tel que nous le voyons, tel que nous le découpons dans l’ensemble de notre représentation : ce n’était donc qu’une représentation, et nous étions dans l’idéalisme. Le rapport du cerveau au reste de la représentation était dès lors, nous le répétons, celui de la partie au tout. De là vous avez passé brusquement à une réalité qui sous-tendrait la représentation : soit, mais alors elle est subspatiale, ce qui revient à dire que le cerveau n’est pas une entité indépendante. Il n’y a plus maintenant que le tout de la réalité inconnaissable en soi, sur lequel s’étend le tout de notre représentation. Nous voilà dans le réalisme ; et, pas plus dans ce réalisme que dans l’idéalisme de tout à l’heure, les états cérébraux ne sont l’équivalent de la représentation : c’est, nous le répétons, le tout des objets perçus qui entrera encore (cette fois dissimulé) dans le tout de notre perception. Mais voici que, descendant au détail du réel, on continue à le composer de la même manière et selon les mêmes lois que la représentation, ce qui équivaut à ne plus les distinguer l’un de l’autre. On revient donc à l’idéalisme, et l’on devrait y rester. Point du tout. On conserve bien le cerveau tel qu’il est représenté, mais on oublie que, si le réel est déplié dans la représentation, étendu en elle et non plus tendu en lui, il ne peut plus receler les puissances et virtualités dont parlait le réalisme ; on érige alors les mouvements cérébraux en équivalents de la représentation entière. On a donc oscillé de l’idéalisme au réalisme et du réalisme à l’idéalisme, mais si rapidement qu’on s’est cru immobile et, en quelque sorte, à califourchon sur les deux systèmes réunis en un seul. Cette apparente conciliation de deux affirmations inconciliables est l’essence même de la thèse du parallélisme.
Nous avons essayé de dissiper l’illusion. Nous ne nous flattons pas d’y avoir entièrement réussi, tant il y a d’idées, sympathiques à la thèse du parallélisme, qui se groupent autour d’elle et en défendent l’abord. De ces idées les unes ont été engendrées par la thèse du parallélisme elle-même ; d’autres au contraire, antérieures à elle, ont poussé à l’union illégitime d’où nous l’avons vue naître ; d’autres enfin, sans relations de famille avec elle, ont pris modèle sur elle à force de vivre à ses côtés. Toutes forment aujourd’hui autour d’elle une ligne de défense imposante, qu’on ne peut forcer sur un point sans que la résistance renaisse sur un autre. Citons en particulier :
1° L’idée implicite (on pourrait même dire inconsciente) d’une âme cérébrale, c’est-à-dire d’une concentration de la représentation dans la substance corticale. La représentation paraissant se déplacer avec le corps, on raisonne comme s’il y avait, dans le corps lui-même, l’équivalent de la représentation. Les mouvements cérébraux seraient ces équivalents. La conscience, pour percevoir l’univers sans se déranger, n’a plus alors qu’à se dilater dans l’espace restreint de l’écorce cérébrale, véritable « chambre noire » où se reproduit en réduction le monde environnant.
2° L’idée que toute causalité est mécanique, et qu’il n’y a rien dans l’univers qui ne soit calculable mathématiquement. Alors, comme nos actions dérivent de nos représentations (aussi bien passées que présentes), il faut sous peine d’admettre une dérogation à la causalité mécanique, supposer que le cerveau d’où part l’action contenait l’équivalent de la perception, du souvenir et de la pensée elle-même. Mais l’idée que le monde entier, y compris les êtres vivants, relève de la mathématique pure, n’est qu’une vue a priori de l’esprit, qui remonte aux cartésiens. On peut l’exprimer à la moderne, la traduire dans le langage de la science actuelle, y rattacher un nombre toujours croissant de faits observés (où l’on a été conduit par elle) et lui attribuer alors des origines expérimentales : la partie effectivement mesurable du réel n’en reste pas moins limitée, et la loi, envisagée comme absolue, conserve le caractère d’une hypothèse métaphysique, qu’elle avait déjà au temps de Descartes.
3° L’idée que, pour passer du point de vue (idéaliste) de la représentation au point de vue (réaliste) de la chose en soi, il suffit de substituer à notre représentation imagée et pittoresque cette même représentation réduite à un dessin sans couleur et aux relations mathématiques de ses parties entre elles. Hypnotisés, pour ainsi dire, par le vide que notre abstraction vient de faire, nous acceptons la suggestion de je ne sais qu’elle merveilleuse signification inhérente à un simple déplacement de points matériels dans l’espace, c’est-à-dire à une perception diminuée, alors que nous n’aurions jamais songé à doter d’une telle vertu l’image concrète, plus riche cependant, que nous trouvions dans notre perception immédiate. La vérité est qu’il faut opter entre une conception de la réalité qui l’éparpille dans l’espace et par conséquent dans la représentation, la considérant tout entière comme actuelle ou actualisable, et un système où la réalité devient un réservoir de puissances, étant alors ramassée sur elle-même et par conséquent extraspatiale. Aucun travail d’abstraction, d’élimination, de diminution enfin, effectué sur la première conception, ne nous rapprochera de la seconde. Tout ce qu’on aura dit du rapport du cerveau à la représentation dans un idéalisme pittoresque, qui s’arrête aux représentations immédiates encore colorées et vivantes, s’appliquera a fortiori à un idéalisme savant, où les représentations sont réduites à leur squelette mathématique, mais où n’apparaît que plus clairement, avec leur caractère spatial et leur extériorité réciproque, l’impossibilité pour l’une d’elles de renfermer toutes les autres. Parce qu’on aura effacé des représentations extensives, en les frottant les unes contre les autres, les qualités qui les différencient dans la perception, on n’aura pas avancé d’un pas vers une réalité qui a été supposée en tension, et d’autant plus réelle, par conséquent, qu’elle est plus inextensive. Autant vaudrait s’imaginer qu’une pièce de monnaie usée, en perdant la marque précise de sa valeur, a acquis une puissance indéfinie d’achat.
4° L’idée que, si deux touts sont solidaires, chaque partie de l’un est solidaire d’une partie déterminée de l’autre. Alors, comme il n’y a pas d’état de conscience qui n’ait son concomitant cérébral, comme une variation de l’état cérébral ne va pas sans une variation de l’état de conscience (quoique la réciproque ne soit pas nécessairement vraie dans tous les cas), comme enfin une lésion de l’activité cérébrale entraîne une lésion de l’activité consciente, on conclut qu’à une fraction quelconque de l’état de conscience correspond une partie déterminée de l’état cérébral, et que l’un des deux termes est par conséquent substituable à l’autre. Comme si l’on avait le droit d’étendre au détail des parties, rapportées chacune à chacune, ce qui n’a été observé ou inféré que des deux touts, et de convertir ainsi un rapport de solidarité en une relation d’équivalent à équivalent ! La présence ou l’absence d’un écrou peuvent faire qu’une machine fonctionne ou ne fonctionne pas : s’ensuit-il que chaque partie de l’écrou corresponde à une partie de la machine, et que la machine ait son équivalent dans l’écrou ? Or la relation de l’état cérébral à la représentation pourrait bien être celle de l’écrou à la machine, c’est-à-dire de la partie au tout.
Ces quatre idées elles-mêmes en impliquent un grand nombre d’autres, qu’il serait intéressant d’analyser à leur tour parce qu’on y trouverait autant d’harmoniques, en quelque sorte, dont la thèse du parallélisme donne le son fondamental. Nous avons simplement cherché, dans la présente étude, à dégager la contradiction inhérente à la thèse elle-même. Précisément parce que les conséquences où elle conduit et les postulats qu’elle recèle couvrent, pour ainsi dire, tout le domaine de la philosophie, il nous a paru que cet examen critique s’imposait, et qu’il pouvait servir de point de départ à une théorie de l’esprit, considéré dans ses rapports avec le déterminisme de la nature.
Fin du texte.